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L’activité marchande sans le marché ? Colloque de Cerisy

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L’activité marchande sans le marché ?Colloque de Cerisy

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© TRANSVALOR - Presses des MINES, 2010© Photos de couverture : Pontus Eddenberg et Neil Gould.60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - Franceemail : [email protected]://www.ensmp.fr/PressesISBN : 978-2-911256-21-9Dépôt légal : 2010Achevé d’imprimer en 2010 (Paris)Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays.

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L’activité marchande sans le marché ?Colloque de Cerisy

Armand HATCHUEL Olivier FAVEREAU

Franck AGGERI (Sous la direction de)

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Collection Économie et Gestion

Dans la même collection

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PROCEEDINGS OF THE THIRD RESILIENCE ENGINEERING SYMPOSIUMErik Hollnagel, François Pieri, Eric Rigaud (editors)

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Colloques de Cerisy

(Choix de publications)

L’Aménagement du territoire, PU de Caen, 2007L’Art a-t-il besoin du numérique?, Hermes Science, 2006Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs, Hermann, 2007Le symbolique et le social (autour de Pierre Bourdieu), Univ. de Liège, 2005Civilisations mondialisées? de l’éthologie à la prospective, L’Aube, 2004Communiquer/transmettre (autour de Régis Debray), Gallimard, 2001Auguste Comte aujourd’hui, Kimé, 2002Connaissance, activité, organisation, La Découverte, 2005Les nouveaux régimes de la Conception, Vuibert, 2008L’émergence des cosmopolitiques, La Découverte, 2007Déterminismes et complexités(autour d’Henri Atlan), La Découverte, 2008Le Développement durable, c’est enfin du bonheur, L’Aube, 2006L’économie des services pour un développement durable, L’Harmattan, 2007Jean-Pierre Dupuy : l’œil du cyclone, Carnets nord, 2008Education et longue durée, PU de Caen, 2007L’Ethnométhodologie, une sociologie radicale, La Découverte, 2001Maurice Godelier, la production du social, Fayard, 1999L’Habiter dans sa poétique première, Donner lieu, 2008Intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique, L’Aube, 2007Logique de l’espace, esprit des lieux, Belin, 2000Ouvrir la logique au monde, Hermann, 2009Modernité, la nouvelle carte du temps, L’Aube, 2003Les “nous“ et les “je“ qui inventent la cité, L’Aube, 2003La Nuit en question(s), L’Aube, 2005Le Paysage, état des lieux, Ousia, 2001Propositions de Paix, Revue Ethnopsy, Seuil, 2001Prospective pour une gouvernance démocratique, L’Aube, 2000Les nouvelles raisons du savoir, L’Aube, 2002La philosophie déplacée : autour de Jacques Rancière, Horlieu, 2006Les limites de la Rationalité (I) et (II), La Découverte, 1997L’actualité du saint-simonisme, PUF, 2004Sciences cognitives (Introduction aux), Gallimard, Folio, 1994, réed. 2004Sciences en campagne : regards croisés passés et à venir, L’Aube, 2009Les Sens du mouvement, Belin, 2004Les Sentiments et le politique, L’Harmattan, 2007S.I.E.C.L.E., 100 ans de rencontres: Pontigny, Cerisy, IMEC, 2005Charles Taylor (l’identité moderne), PU Laval/Cerf, 1995Alain Touraine (Penser le sujet), Fayard, 1995Le travail entre l’entreprise et la cité, L’Aube, 2001L’Utopie de la santé parfaite, PUF, 2001La Ville insoutenable, Belin, 2006Ville mal aimée, ville à aimer, PU Lausanne, 2010

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Le Centre Culturel International de Cerisy

Le Centre Culturel International de Cerisy organise, chaque année, de juin à septembre, dans le cadre accueillant d’un château construit au début du XVIIe siècle, monument historique, des colloques réunissant artistes, chercheurs, enseignants, étudiants, mais aussi un vaste public intéressé par les échanges culturels.

Une longue tradition culturelle

Entre 1910 et 1939, Paul Desjardins organise à l’abbaye de Pontigny les célèbres décades, qui réunissent d’éminentes personnalités pour débattre de thèmes artistiques, littéraires, sociaux, politiques.

En 1952, Anne Heurgon-Desjardins, remettant le château en état, crée le Centre Culturel de Cerisy et poursuit, en lui donnant sa marque personnelle, l’œuvre de son père.

De 1977 à 2006, ses filles, Catherine Peyrou et Edith Heurgon, ont repris le flambeau et donné une nouvelle ampleur aux activités.

Aujourd’hui, après la disparition de Catherine Peyrou, Cerisy continue sous la direction d’Edith Heurgon, grâce à l’action de Jacques Peyrou accompagné de ses enfants, avec le concours de toute l’équipe du Centre.Un même projet original- Accueillir dans un cadre prestigieux, éloigné des agitations urbaines, pendant une période assez longue, des personnes qu’anime un même attrait pour les échanges, afin que se nouent, dans la réflexion commune, des liens durables.

Les propriétaires, qui assurent aussi la direction du Centre, mettent gracieusement les lieux à la disposition de l’Association des Amis de Pontigny-Cerisy, sans but lucratif et reconnue d’utilité publique, dont le Conseil d’Administration est présidé par Jacques Vistel, conseiller d’Etat.Une régulière action soutenue- Le Centre Culturel a organisé près de 500 colloques abordant aussi bien les œuvres et la pensée d’autrefois que les mouvements intellectuels et les pratiques artistiques d’aujourd’hui, avec le concours de personnalités éminentes. Ces colloques ont donné lieu, chez divers éditeurs, à près de 350 ouvrages.

Le Centre National du Livre assure une aide continue pour l’organisation et l’édition des colloques. Les collectivités territoriales (Conseil Régional de Basse Normandie, Conseil Général de la Manche, Communauté de Communes de Cerisy), ainsi que la Direction Régionale des Affaires Culturelles, apportent leur soutien au fonctionnement du Centre, qui organise en outre. dans le cadre de sa coopération avec l’Université de Caen au moins deux rencontres annuelles sur des thèmes concernant directement la Normandie.

Renseignements : CCIC, 27 rue de Boulainvilliers, F – 75016 PARISParis (Tél. 01 45 20 42 03, le vendredi a.m.),

Cerisy (Tél. 02 33 46 91 66, Fax. 02 33 46 11 39)Internet : www.ccic-cerisy.asso.fr ; Courriel : [email protected]

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Remerciements

Le colloque de Cerisy, dont cet ouvrage est issu, est né à l’initiative du cercle des Partenaires de Cerisy. Nous tenons tout particulièrement à remercier Jean-Paul Bailly, Président-directeur général de La Poste et Antoine Frérot, directeur général de Veolia Eau pour leur aide et leurs suggestions tout au long de la préparation du colloque ; ainsi que pour la table ronde du Cercle des Partenaires spécialement organisée à l’occasion de ce colloque. Nos remerciements vont aussi au sénateur Jean-François Le Grand, président du conseil général de la Manche qui a bien voulu participer à ce débat.

Ce colloque a été organisé en tant que rencontre interdisciplinaire de l’Ecole Doctorale Economie – Organisation - Société (EOS) cofondée par l’Université de Nanterre et Mines ParisTech. En outre nous remercions vivement l’Ecole doctorale EOS pour son aide à la participation de cinq doctorants invités, qui ont mis beaucoup d’énergie à prendre du recul vis-à-vis des débats et à y associer leurs propres travaux.

Par ailleurs, le colloque n’aurait pas été possible sans la subvention accordée conjointement par Mines ParisTech et par l’Institut Carnot-Mines, qu’ils en soient ici vivement remerciés.

Enfin, nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance aux participants du colloque auxquels cette manifestation doit d’avoir pu tenir toutes ses promesses.

Merci aussi, très amicalement, à Edith Heurgon, directrice du Centre Culturel de Cerisy-la-Salle, qui a su, comme à son habitude, guider l’ensemble du projet de colloque, et le colloque lui-même, dans l’esprit de Cerisy. Notre gratitude va aussi au personnel du Centre pour son accueil toujours aussi chaleureux.

La réalisation du présent ouvrage a bénéficié de l’aide érudite et rigoureuse d’Emmanuel Coblence qui revu sa composition. Par ailleurs, les Presses des Mines ont bien voulu en assurer l’édition, qu’ils en soient ici remerciés.

Les directeurs du Colloque :

Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri.

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Introduction-résuméLe marché, une notion si équivoque…

Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck AggeriDirecteurs du Colloque

Un colloqUe à l’orée de la crise…

Le colloque de Cerisy dont ce livre est issu a été consacré à l’examen critique de la notion de marché et à l’étude des formes anciennes et nouvelles de l’activité marchande. Ce colloque s’est tenu du 2 au 8 juin 2008. Aujourd’hui, ces dates ont pris une signification nouvelle et donnent à cette rencontre et à son objet une valeur inattendue. Car quelques semaines plus tard, débutait la plus grave crise économique depuis 1929. Et l’histoire confirmait – et avec quelle violence ! – l’intérêt des débats de cette rencontre et de ses conclusions.

Au moment du colloque, l’éclatement de la bulle américaine des subprimes avait eu lieu. Mais qui pensait alors qu’une crise de l’immobilier américain serait le détonateur d’une dépression de grande ampleur ? En matière économique, il est vrai, on hésite toujours à croire au pire, même si l’on sait le malade sérieusement atteint. En septembre, le gouvernement américain refuse de sauver la banque Lehmann Brothers et l’affaire des subprimes se transforme en débâcle du système financier international. On connaît la suite : devant l’urgence, les États se portent au secours des banques et engagent des plans de relance en s’endettant massivement. Pour tous, cette fois, s’impose le spectre de la grande crise.

Quant au grand public, il découvre que le roi « marché » était bien nu… Malgré l’expertise des joueurs (banques, assurances, régulateurs, agences de notation…), malgré le gigantisme des organisations, le jeu spontané des échanges – dont on a répété et enseigné à l’envi les vertus auto-équilibrantes – avait conduit à une course aveugle et folle. Une course dans laquelle, loin de corriger les dérives spéculatives, les joueurs avaient contribué à les amplifier jusqu’au précipice.

Le titre du colloque « l’activité marchande sans le marché ? » indiquait son fil conducteur. Il s’agissait de se demander si l’on pouvait penser l’activité marchande sans les propriétés totalisantes et régulatrices attribuées à l’idée de marché. Et par conséquent, soumettre la notion de marché au filtre de la critique, surtout si, comme on va le voir, elle masque souvent le fonctionnement réel de l’activité marchande. Sur ces points, le colloque a permis de consolider deux grandes séries de conclusions.

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L’activité marchande sans le marché ?

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D’abord, que l’on doit rejeter les nombreux mythes scientifiques et profanes accumulés autour de la notion de marché. Mythe d’une efficience « naturelle » du marché ; mythe de sa perfection ou de son autorégulation ; mythe d’une vertu du marché qui viendrait sublimer le vice des marchands. Non seulement parce que ces mythes sont trompeurs, mais aussi parce qu’ils n’incitent pas à mieux comprendre le fonctionnement des sociétés marchandes et donc à bien fixer les règles qui favorisent une prospérité commerciale durable. En bref, il s’agissait de montrer que la « main invisible » du marché restait une illusion tenace, à laquelle paradoxalement les vrais marchands… se gardaient de croire.

Cette illusion, on va le voir, s’est formée au moment où dans l’histoire occidentale, le « marché » traditionnel, celui du bourg ou de la ville a perdu de son importance, au profit d’un monde d’échanges, plus lointains, plus complexes et dont les rouages étaient devenus inaccessibles. « Le marché », invisible, sans maître, obéissant à sa seule nature, divinité tutélaire dictant sa loi d’airain, tel est le Léviathan que les sociétés occidentales ont inventé, au début de la modernité, quand le monde des marchands s’est étendu hors du champ d’action du seigneur, des états ou des empires.

Le second objectif du colloque était de dépasser la confusion moderne entre « marché » et « activité marchande ». Confusion si forte que, tant chez les libéraux que chez leurs critiques, domine l’idée que l’activité marchande est une simple incarnation du marché. Celui-ci étant pensé comme une totalité qui impose ses règles aux marchands et à leurs clients.

Pour échapper à des visions si communes qu’elles semblent indépassables, le colloque a eu d’abord recours à plusieurs analyses historiques et généalogiques des notions de « marché » et de « marchand » (Partie I).

dU marché visible aU marché invisible

Durant tout le Moyen-âge et jusqu’au XVIIe siècle, « marché » et « marchand » sont choses bien distinctes. « Le marché » est bien visible et clairement délimité. C’est un dispositif public, souvent unique, placé sous la police vigilante et sévère d’un pouvoir seigneurial local. Et

« le marché, dès qu’il se déclare comme tel, devient le lieu d’un ordre qui s’impose à tous, à commencer par celui qui en détient les droits. La nature éminemment souveraine de ces droits est l’une des clés de l’institution : elle fait du marché, durant le temps dévolu aux transactions, un lieu placé sous l’autorité du roi, explicitement déléguée à ce moment au seigneur du marché » (Mathieu Arnoux, partie I).

La fonction du marché est double. Assurer l’approvisionnement des populations, et surtout maintenir les échanges dans un cadre pacifié. Car, au marché, la violence guette partout. Celle des escrocs de toutes natures. Et celle, parfois, des populations s’enflammant contre la pénurie, réelle ou organisée, ou face à des prix jugés insupportables.

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Le marché, une notion si équivoque...

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Dès lors,

« la hache et le billot, attributs significatifs de la main bien visible qui gouverne le marché florentin, seront exhibés en permanence » (Mathieu Arnoux).

Le « marchand », homme de métier ou de guilde, voyage beaucoup et n’exerce « au marché » que sous une rude tutelle. Mais son art pose problème tant au plan de la technique que de l’éthique :

« indéterminable, illimitée, l’activité incessante du marchand met en œuvre un art tout artificiel, qui a son origine dans une certaine expérience et un certain savoir-faire tout pragmatique, qui le sépare de l’exercice du bien et de la cité » (Hélène Vérin, partie I).

Au Moyen-âge, l’acceptation progressive du marchand doit beaucoup aux enclaves monastiques qui

« ont joué un rôle important dans la conception de l’action collective moderne et l’arrivée de la bureaucratie. Elles ont contribué à définir le dehors du dedans, l’espace de l’activité administrative et celui de l’activité marchande » (Xavier de Vaujany, partie I).

Mais c’est avec un Montchrestien que l’activité marchande s’affirme comme composante essentielle de l’activité sociale :

« le traité de Montchrestien s’inscrit dans une vision chrétienne de l’homme, hérite de la tradition humaniste et utilise les connaissances contemporaines (médecine, alchimie) pour penser le corps social, définir les facultés humaines et la production d’artifices. (…) A sa manière foisonnante et baroque, il témoigne de la volonté de donner toute sa place à l’activité marchande, essentielle à la bonne administration du royaume, soit à l’économie politique » (Hélène Vérin).

Cet ordre tout d’évidence et de proximité va cependant bientôt basculer. Avec le développement du commerce international et des grandes compagnies, au XVIIe siècle, la réalité concrète, visible et policée du « marché » va progressivement s’estomper. « Le marché » comme dispositif local d’approvisionnement n’est plus qu’un simple maillon des échanges. Surtout, « le marché » comme totalité devient peu visible et peu lisible, du fait des multiples intervenants agissant dans des lieux divers de production, de transport et de commercialisation. C’est alors le temps de ce que l’on appellera « lois de l’échange ou du marché ». Ces constructions ne cherchent pas à penser l’organisation pratique de l’activité marchande car celle-ci multiplie à foison les règles et les techniques. Il faut plutôt convaincre que l’invisibilité du marché n’est ni la porte ouverte à toutes les escroqueries, ni une menace pour l’ordre public, mais un ordre nécessaire à la prospérité. Les doctrines du « Laissez faire » participent à cette « abstraction » du marché, tout en le concevant à nouveaux frais, non comme un dispositif octroyé par un pouvoir public, mais comme un principe d’équilibre et d’harmonie « naturelles » obtenu par la liberté des contrats marchands.

Reste que nous devons à ce basculement du discours l’étrange imbroglio moderne autour de l’idée de marché, qui est à la fois une métaphysique des sociétés modernes, un idéal utopique et universaliste de l’échange et une virtualisation commode des « marchés » réels.

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L’activité marchande sans le marché ?

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« repeUpler le marché »

Abstraite et ambiguë, cette conception favorise l’extension sémantique de la notion de « marché » jusqu’à en faire un modèle universel de tout contrat social :

« L’instrument de l’autorégulation de la société issue de la Révolution, c’est donc le contrat au contenu a priori librement fixé par les parties. L’hétéro régulation est une exception à l’autorégulation, adoptée par les représentants de la nation pour la promotion de la justice, les bonnes mœurs et l’utilité publique. Exit les intérêts particuliers, intermédiaires entre l’intérêt individuel et l’intérêt général. Ainsi, l’article 1134 du Code civil donne une force très grande aux contrats : les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Le Code civil procède donc à une délégation de pouvoir législatif aux parties contractantes : le contrat a force de loi entre elles » (Jean-Philippe Robé, partie II).

Cette vision abstraite du marché et des échanges marchands ne cessera plus d’imprégner les représentations communes entraînant une cohorte de confusions et de notions fallacieuses.

Ainsi quand se formeront les premières grandes entreprises et que l’on fera appel à l’investissement par « actions », se forge l’idée erronée que les actionnaires « possèdent l’entreprise » parce qu’ils l’auraient en partie achetée. Or,

« l’entreprise n’étant pas un objet de droit, elle n’est pas susceptible d’être la propriété de qui que ce soit. (…). Les actionnaires sont bien des propriétaires. Mais ils ne sont propriétaires que des actions. Leur droit de propriété sur les actions leur confère des prérogatives dans la société, et donc dans l’entreprise (…) Mais on ne peut prétendre qu’être propriétaire des actions d’une société revient à être propriétaire de l’entreprise – ce qui est un pur non-sens » (Jean-Philippe Robé).

Autre idée reçue : le marché, juge suprême de la valeur des biens. On peut le croire mais il faut alors reconnaître qu’il s’agit d’un juge bien changeant et qui se convainc vite que s’il y a de la valeur à une chose, alors il faut précisément l’enlever aux marchands. Ainsi, en suivant les étonnantes péripéties d’un tableau de Poussin, « La Fuite en Egypte », on découvre la dépendance de l’échange marchand aux déterminations de la valeur qui lui sont étrangères :

« L’histoire de la Fuite en Egypte illustre le renversement du rapport classique entre la qualité d’un bien et le marché. Pour les économistes classiques, c’est la qualité d’un bien qui permet de fonder l’échange marchand sur le marché. Or, dans le cas du Poussin, c’est la qualité de l’œuvre – une toile majeure du plus célèbre peintre français du XVIIe siècle – qui permet à l’Etat de fonder un échange marchand hors du marché » (Emmanuel Coblence, partie III).

Du marché visible au marché universel, invisible, archétype du contrat social, aurait-on perdu « le marché » à force d’en étendre le sens ? Ou forcé l’artifice afin d’assurer à un ordre social, pensé hors du réel marchand, un attribut quasi miraculeux d’autorégulation ? Là encore, la perspective critique vient plus aisément de l’histoire. C’est la vocation de l’historien que de résister aux inventions souvent

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Le marché, une notion si équivoque...

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enjolivées de l’action humaine. Il veut un inventaire extensif et situé de la notion même de « marché ». Et s’étonne qu’on prête tant de choses au marché tout en négligeant des ingrédients essentiels comme la confiance, alors qu’elle exige tant d’efforts du marchand. Il faut donc

« reprendre la question de la confiance en mettant cette fois l’accent sur différents types d’éléments sociaux ou en tout cas non directement économiques qui peuvent motiver ou tuer des relations de confiance sur les marchés. (…) Il faut repeupler le marché » (Patrick Fridenson, partie I).

« Repeupler le marché », l’heureuse formule de Patrick Fridenson, convient particulièrement à une série d’interventions (Partie II) qui présentent plusieurs approches contemporaines du « marché » : leur point commun étant de vouloir mieux comprendre la réalité des échanges en échappant aux illusions du « marché ». Et on peut, pour simplifier, distinguer deux courants principaux relativement complémentaires dans leurs hypothèses et dans leurs conclusions.

le marché : Un artefact qUi masqUe ses conditions d’existence

Le premier courant (socio-économie ou sociologie des marchés, droit des contrats, économie des conventions et de la qualité…) retourne aux marchés « réels » pour mieux souligner tout ce qui les sépare du « marché idéalisé ». Ce dernier est pensé comme un artifice rhétorique dont les éléments d’idéalisation méritent cependant d’être rappelés tant ils sont constitutifs de l’imbroglio philosophique et scientifique qui s’est formé avec la notion de marché.

Le « marché » peut se suffire à lui-même :

« En effet, on n’a jamais été aussi proche d’une endogénéisation totale du marché à partir des interactions marchandes, au niveau interindividuel. Ce n’est plus le secrétaire de marché walrasien, ni une quelconque structure institutionnelle (…), qui calcule les prix et organise les règles de l’échange, mais les agents économiques eux-mêmes » (Olivier Favereau, partie II).

L’extension du marché ne semble pas connaître de limites :

« Par quel étrange détour de l’Histoire la notion politique de développement durable, construite contre l’idéologie du progrès et du marché, s’est-elle muée en nouvel horizon de l’économie de marché ?(...) À partir de la fin des années 1990, le développement durable cesse alors d’être une contre-culture pour devenir une nouvelle frontière de l’économie de marché. Il s’intègre progressivement comme un nouveau domaine d’ingénierie économique et du conseil au Prince où l’inventivité des économistes peut s’exercer » (Franck Aggeri, partie III).

Le marché repose sur des transactions effectuées par des agents compétents :

« Le « marché » est repéré, dans une approche comparative de formes de coordination, par certains traits de dispositifs de coordination : interprétation planifiée et individualiste des compétences. Notons que cette caractérisation du « marché » se fait bien au niveau de la transaction. L’association entre interprétation

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L’activité marchande sans le marché ?

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individualiste et marché n’est pas pour surprendre : le marché est un dispositif qui tend à faire reposer la compétence sur l’individu » (François Eymard-Duvernay, partie II).

Le marché ignore les relations affectives ou sociales :

« La transaction marchande est une modalité particulière de la relation sociale qui se caractérise par le fait d’être affectivement neutre, de n’avoir pas besoin de la relation personnelle pour permettre un transfert de ressources d’un individu à un autre. Cela justifie l’argument traditionnel de l’économiste selon lequel sur un marché bien organisé s’applique la loi du prix unique (le taux d’échange est le même pour tous les contractants), ce qui ne vaut bien sûr plus dans le cas de la transaction non-marchande » (Philippe Steiner, partie II).

Ces éléments – seraient-ils restreints à des idéaux – ont trop servi d’écran à la complexité de l’activité marchande, au point que celle-ci est réduite à un solipsisme planificateur :

« sur le marché, l’individu est seul, détaché des environnements socioéconomiques sur lesquels pourraient être distribués sa compétence. Plus étonnant est le fait d’associer au marché la planification des compétences. Mais cela prolonge « l’hypothèse de nomenclature » : le marché suppose des biens déjà constitués et stables » (François Eymard-Duvernay).

Comprendre l’activité marchande c’est donc aller à rebours de la vision idéalisée du marché :

« il faut introduire dans la relation sociale d’échange, une série de relations sociales visant à évaluer ou encore à porter des jugements sur les choses et les situations de manière à pouvoir entrer dans le registre de l’échange marchand » (Philippe Steiner).

En outre, ces relations ne sont pas de simples adjuvants du marché, elles en sont le garant :

« Autrement dit, pas plus que le marché n’est livré à lui-même comme un mécanisme automatique, l’activité marchande n’est seule à réguler la vie sociale. Dans la Cité marchande, (…) l’activité marchande ne saurait suffire. Il semble qu’il y ait même quelque chose de fondamentalement non-marchand dans cette Cité marchande, qui porte pourtant le « marché » à son plus haut degré de normativité » (Olivier Favereau).

Avec une telle perspective, les notions élémentaires de « biens », « prix », « efficacité », « concurrence », « transparence » apparaissent soudain chargés de multiples arbitraires comme si chacun voyait le « marché » à sa façon comme on voit « midi à sa porte »… La réalité de ces notions est donc elle-même objet de négociation, installant en pratique un débat marchand sur la réalité du marché ! Commune à ces travaux, il y a aussi l’idée que ce qui résiste le plus à l’objectivation du « marché », ce sont les objets mêmes de l’échange. La qualité des choses, leur valeur, leur signification peuvent être évaluées par une procédure marchande, mais la versatilité, la volatilité, voire l’ignorance des marchands aura vite fait de disqualifier la chose elle-même. Il n’est donc pas surprenant que « la main

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invisible » se soumette à des conventions, à des autorités publiques ou privées (experts, prescripteurs divers, gourous…) ou encore à des dispositifs techniques ou cognitifs (poids et mesures).

Pour qu’un marché puisse naître, il faut au préalable s’être assuré d’un ordre non-marchand des choses. En outre,

« ce n’est pas le marché, en tant que mécanisme social, qui est en cause mais la conception réductionniste du marché autorégulateur. Comme l’ont montré les travaux des anthropologues, le marché peut bien évidemment recouvrir des réalités beaucoup plus riches que celles que lui attribuent les économistes (...). Dans les sociétés traditionnelles, ce sont des symboles, des identités, des valeurs qui se transmettent et s’échangent. L’échange marchand participe alors à la construction de la société. (...) C’est un tel mouvement social que l’on voit aujourd’hui à l’oeuvre dans les ʺcircuits courtsʺ » (Franck Aggeri).

Pourtant, le mythe d’un « marché », ordre naturel et efficace des échanges, a joué un rôle important dans la formation des États modernes :

« (Nous avons précisé) le statut central de la notion de marché dans les institutions des démocraties occidentales contemporaines caractérisées par le règne du système de légitimité rationnel-légal. Dans ce contexte l’adverbe « sans » dans l’expression « l’activité marchande sans le marché ? » désigne un manque, manque dont l’importance est à la mesure de la place occupée par l’activité marchande dans une société fondée sur le marché. Ce manque correspond à la crise du système de légitimité rationnel-légal, système fondé sur la notion de connaissance scientifique et sur la raison qui la rend possible » (Romain Laufer, partie II).

Renoncer à l’idéalisation du marché conduit donc inévitablement à rechercher de nouveaux principes de légitimité économique et politique.

le marché : Un mirage sans valeUr poUr le marchand ?

Le second courant (approches cognitives de l’activité marchande, droit commercial et de l’entreprise, théorie des instruments de gestion, …) renonce à la notion de marché en faveur d’une compréhension plus fine de l’activité et des rapports marchands. Cette tradition peut au moins remonter à un Jacques Savary, dont les traités de la fin du XVIIe siècle, ont ensuite servi de fondement au code du commerce :

« Or, chez Savary, l’action du marchand n’est pas pensée sous l’égide d’un principe faisant système et équilibre. Elle intervient comme une puissance d’agir exploratoire du monde et du social ; puissance faillible, vulnérable et source de malheurs autant que de prospérité. Puissance à laquelle il faut donner forme et sens par un faisceau de prescriptions qui conditionnent sa survie » (Armand Hatchuel, partie II).

Pour le marchand, il ne peut y avoir de lois du marché ou, du moins, pas de lois qui feraient que son action n’ait plus de place. Car il sait bien qu’il construit avec autrui les conditions contingentes de sa survie ou de sa fortune. D’où, de sa part, une demande d’ordre social, sans lequel la liberté de commercer n’engendrerait qu’infortune, ressentiment et contentieux. Toute l’histoire du droit

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du commerce, et celle des législations des services techniques (Architecture, Eau, Poste, transports…), témoignent de l’incessant travail de prescription qui forme et permet l’innovation marchande. Ainsi, qu’il s’agisse des marchés financiers, des marchés de biens ou des marchés du travail, il est plus fécond - pour le marchand comme pour l’observateur - de s’en tenir à minima à une définition « wittgensteinienne » du marché :

« Un marché est défini par des jeux de langage multiples combinant mots, théories et activités (…). Ces jeux sont généralement stables. Ils connaissent pourtant des moments d’incertitude, qui introduisent la possibilité de doutes et d’erreurs, mais aussi de changements, d’innovations » (Colette Depeyre et Hervé Dumez, partie II).

Est donc confirmée, par des voies différentes, cette vérité ancienne que le « libéralisme économique », ou plus justement la liberté du marchand, ne suppose pas l’effacement de l’ordre social. C’est tout l’inverse qui est vrai. Reste que tous les ordres sociaux ne se prêtent pas également à l’échange marchand. Ce qui convient au marchand, c’est un ordre social qui permet la pacification des jeux de langages sur le marché, un ordre donc capable d’invention mais sans risque de déstabilisation trop violente. Les seules sociétés marchandes qui créent des richesses sont celles où la qualité des ordres sociaux de la connaissance (medias, expertises, arts, sciences,…), où celle de la justice (tribunaux, contrats, protection des situations de faiblesse) sont suffisamment développées pour permettre au marchand de faire réellement œuvre créatrice face à la curiosité critique de ses clients.

Reste que le différend est inhérent à l’échange et appelle des instances de résolution. Ainsi, le tribunal de commerce est-il un des lieux privilégiés d’observation des conceptions de l’activité marchande. Face aux contentieux ordinaires, s’y exprime la tension entre la réalité de l’agir marchand et l’idéalisation du marché :

« [Cette enquête] nous renseigne sur les convictions profondes, les conceptions du marché, (…), qui habitent les juges consulaires. Chez les interventionnistes, le contrat est conçu comme un engagement réciproque, empreint d’une dimension morale indispensable à la pérennité du marché. (…) parce que les marchés ont naturellement tendance à se transformer en « jungle » (…). A travers les discours des non interventionnistes, c’est presque la logique inverse qui se dégage. Ici, la possibilité de rompre un contrat est l’un des pans de la liberté entrepreneuriale. (…) La liberté des marchés constitue effectivement un progrès structurel, une victoire gagnée au prix de longs conflits politiques, économiques et sociaux » (Emmanuel Lazega, Sylvan Lemaire et Lise Mounier, partie III).

Libérée de l’invocation magique du marché idéalisé, l’analyse de l’agir marchand éclaire alors bien au-delà des faits économiques. Elle mène à une compréhension profonde des modes de formations du désir et de la valeur. Donc à une anthropologie et une épistémologie du jugement et de la norme :

« Une épistémologie de l’agir marchand explique bien mieux les crises ou les réussites du commerce qu’une théorie du marché autorégulateur. Les « imperfections » du marché définies par référence à la théorie ne sont d’aucune utilité pour prédire les

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causes réelles des crises (…). Les phénomènes marchands ne peuvent s’expliquer qu’à partir de ce qui leur donne naissance, c’est-à-dire les instruments et les prescriptions qui donnent forme, efficacité et légitimité à l’activité marchande » (Armand Hatchuel).

Et c’est une telle analyse des dynamiques marchandes contemporaines et de leurs crises que nous proposent les contributions suivantes (Partie III).

dynamiqUes et crises des activités marchandes contemporaines

Que nous apprennent les activités marchandes contemporaines ? Un mouvement important tient à la servicialisation croissante des activités marchandes ;

« La servicialisation est une autre forme d’innovation produit-marché majeure qui recompose profondément la nature des relations entre réalisateurs et bénéficiaires et la nature des artefacts qui médiatisent les transactions. Cependant, (…) la servicialisation doit être distinguée tant de la singularisation que de l’intégration » (Manuel Zacklad, partie III).

Ce que dévoile cette approche, c’est la grande dépendance de l’activité marchande aux réseaux techniques et sociaux qui déterminent sa nature, ses conditions de développement et d’obsolescence.

Plus « le marché » devenait invisible et se drapait du manteau d’un principe idéal et plus on oubliait que l’activité marchande s’était construite en codétermination avec des dispositifs techniques : qu’il s’agisse des systèmes de transport, de mesure ou d’écriture. La révolution des techniques d’information devait donc s’accompagner d’une révolution commerciale majeure dont l’analyse exige des outils inédits :

« En mettant l’accent sur les caractéristiques des artefacts médiateurs, la sémiotique des transactions coopératives génère une classification des activités de service et de l’intensité de la servicialisation en partie différente de celles habituellement proposées » (Manuel Zacklad).

En outre, l’idée même d’une révolution commerciale liée à de nouvelles techniques est aussi une réfutation de l’universalité du marché idéalisé.

Mieux que l’ancienne place du marché ou les belles vitrines du marchand, l’espace de la Toile permet de créer des structures commerciales totalement inédites : ce sont des « plateformes sociales d’interaction » qui reconfigurent la frontière entre information, publicité et consommation :

« [C’est] un cas qui se généralise parmi les plateformes sociales d’interaction (PSI) : contenu et publicité convergent au point d’entrer en concurrence (…). Une place de marché originale se dessine, dont la principale caractéristique est d’ouvrir un jeu de redéfinition des qualités et des nomenclatures. (…) La valeur marchande des espaces sociaux du Web ne se résume pas à l’audience publicitaire construite. La capacité des plateformes à produire des données de marché et du « market design » doit être également considérée » (Benjamin Chevallier, partie III).

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Servicialisation, artefacts médiateurs, plateformes sociales d’interaction capturent les formes les plus récentes de l’activité marchande. Mais ces notions nous aident aussi à mieux voir les conditions implicites ou inaperçues des formes marchandes plus anciennes ou plus classiques.

C’est ainsi que « le marché » de l’art qui semble si imparfait et si versatile par comparaison avec le marché idéalisé, exige une mobilisation intense de médiations techniques et sociales ainsi que de dispositifs de servicialisation. C’est donc le lieu où le marchand doit déployer tous les instruments de son art. Car

« pour accéder au marché de l’art contemporain, il faut que l’objet soit qualifié d’œuvre d’art. (…) Les sociologues et les historiens de l’art s’accordent pour reconnaître le rôle actif joué dans la construction de la valeur artistique par quelques individus, communément appelés instances de légitimation. (…) Quelques marchands, conservateurs ou « grands collectionneurs » créent de petits événements historiques (placement de l’œuvre dans un musée, publication de monographie, etc.) qui contribuent à faire entrer le nom de l’artiste dans l’histoire de l’art et à attribuer une valeur artistique à l’œuvre » (Nathalie Moureau et Dorothée Rivaud-Danset).

Ainsi, à observer ce qui construit la possibilité de vendre ou d’acheter une œuvre d’art, on retrouve les techniques et les dispositifs les plus anciens de la rhétorique du commerce : « persuader », « convaincre », « séduire ». Dispositifs qui conduisait déjà un Savary à rejeter l’idée que « le négoce ne consiste que d’acheter une chose dix livres pour la vendre douze » et que les marchands « n’ont pas besoin de grandes lumières ».

Au cœur de l’âge classique, il n’hésite pas à affirmer qu’

« il n’y a point de profession où l’esprit et le bon sens soient plus nécessaires que dans celle du commerce ».

Mais Savary lui-même ne pouvait prévoir que cette conception inventive et politique du marchand réfutait par avance une autorégulation du marché.

Ces dispositifs de reconstruction et de prescription de la valeur marchande se retrouvent dans l’arsenal du marketing le plus moderne. La conception des parfums contemporains en est un bon exemple :

« A l’intérieur même du marché du parfum, le test est devenu une activité à part entière et une quasi-industrie. En quelques années, réussir à se qualifier dans les tests est devenu un point de passage obligé pour accéder au marché, les sommes en jeux devenant de surcroît considérables au vu de la nouvelle étendue des marchés. Le marché du parfum est désormais un monde aux prises avec toute une R&D marchande » (Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller et Fabian Muniesa, partie III).

Mais l’organisation de ces tests exige la formation de consommateurs-testeurs et la construction de critères. Cette artificialisation du « bon parfum » joue alors comme un processus de disciplinarisation sociale qui va passer par la publicité et l’ensemble du système de distribution :

« Et il n’est pas jusqu’au consommateur final qui ne soit discipliné par le dispositif – et nous entendons par là non seulement ce consommateur particulier qui va venir

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répondre aux enquêtes de marché, discipliné d’une façon particulière, mais tous les acheteurs de parfums en libre-service (…). Ce qui est visé c’est le positionnement du produit dans un milieu, un cœur du marché, positif mais consensuel » (Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller et Fabian Muniesa).

Mais la crise est proche, si ce processus loin d’ouvrir de nouveaux horizons, enferme marchands et consommateurs dans un jeu de miroirs qui paralyse la créativité des uns et la curiosité des autres. Bref, si se crée en quelque sorte une « bulle » qui éclatera avec la désillusion de tous. Même un service public comme La Poste doit lutter contre un tel immobilisme :

« En 2005 a été lancée une démarche de « prospective du présent », La Poste 2020. Son ambition était, à partir d’une vision renouvelée du service et des territoires, de réinventer une Poste dynamique et unitaire qui ne succombe ni à la nostalgie du passé, ni au seul diktat du marché. Pour que le Groupe s’inscrive dans le mouvement du monde contemporain, il lui fallait concilier exigences économiques, dynamiques territoriales et responsabilités sociétales et, tout en assurant la performance de ses métiers, créer de la valeur ajoutée par le service, pour l’entreprise et pour les territoires » (Edith Heurgon, partie III).

Cette multiplication des enjeux et des dimensions de la transaction marchande est emblématique du commerce contemporain, et elle s’exprime à travers plusieurs mutations qui ne vont pas sans tensions.

mythes, réalités et mUtations de l’activité marchande : le point de vUe de grandes entreprises et de collectivités territoriales

Ce sont ces tensions dont ont témoigné (au cours d’une soirée-débat au sein du colloque), Antoine Frérot, directeur général de Veolia Eau et Jean-Paul Bailly Président directeur général de La Poste, avec comme discutant le Sénateur, président du conseil général de la Manche, Jean-François Le Grand (Partie IV).

Antoine Frérot insiste d’abord sur l’évolution multipolaire des grands services marchands comme celui de l’eau :

« (…) nous sommes passés, au cours des dernières décennies, d’une relation binaire entre une collectivité locale et un opérateur privé, à une relation triangulaire « Collectivité – Abonné – Opérateur privé », puis à une relation multipolaire en ajoutant la société civile… Cet allongement de la chaîne des parties prenantes a remodelé en profondeur la gouvernance de l’eau ».

Cette multiplicité des intervenants a une conséquence majeure : un dévoiement de la demande de « transparence » :

« Dénaturé à des fins utilitaristes, l’idéal de la transparence peut en arriver à jouer contre tout type d’action collective. Aussi, dans un contexte de vide sémantique, laissant le champ libre à la récupération idéologique par des opposants à la gestion déléguée, il m’a paru nécessaire (…) de lui donner un sens intelligible et applicable par une entreprise ; auparavant, le rôle d’un dirigeant d’entreprise se résumait à

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agir dans un contexte stable et défini. Aujourd’hui, son rôle consiste d’abord à restaurer le contexte de manière à pouvoir agir. Et alors, doit-il agir vite avant que le changement de contexte l’en empêche ».

On ne peut mieux exprimer l’inversion du rapport entre marché et activité marchande : c’est en expliquant les contraintes de son activité qu’une entreprise tente de redonner un sens à la notion de « marché de l’eau ».

Jean Paul Bailly aborde lui aussi les mutations du rapport marchand en s’attachant à la question des prix :

« Une manière d’aborder le thème de « l’activité marchande sans le marché » est de constater qu’il y a de plus en plus de modèles économiques dans lesquels l’utilisateur final ne paye pas le prix (défini comme le coût plus une marge raisonnable). Outre les questions classiques de la rémunération des monopoles ou celle de la péréquation entre activités rentables et activités déficitaires, il insiste sur « la multiplication des modèles dans lesquels le vendeur (ou le producteur) se rémunère, non sur la vente du produit final, mais tout au long de la chaîne de valeur. On retrouve cette caractéristique dans des situations de plus en plus nombreuses où différents acteurs financent un processus et où, en fin du compte, le bien final est quasiment gratuit, la publicité par exemple ». Dans de telles situations, la confiance des différents protagonistes devient cruciale : « Pour revenir sur le titre du colloque, si l’on demande « est-ce qu’il peut y avoir des activités marchandes sans le marché ? », je répondrai « peut-être ». Mais si l’on demande « Est-ce qu’il peut y avoir des activités marchandes sans la confiance ? », la réponse est « sûrement non ». La bonne question ne porte peut-être pas sur le marché, mais sur la confiance ».

Ces deux interventions soulignent donc les cercles vertueux ou vicieux de la transparence et de la confiance qui semblent caractéristiques des services marchands contemporains. Cette analyse est reprise, du point de vue des pouvoirs publics, par le Sénateur-Président Jean-François Le Grand :

« Le problème, c’est que nous vivons dans une société qui n’a confiance en rien. Quand le doute est scientifique, il est sain, mais quand il s’agit d’un doute absolu, cela devient gênant. Prenons un exemple : nous sommes dans un département, parmi les plus beaux, qui accueille des activités nucléaires de haut niveau, (…), trois fois par an, on envoie dans tous les foyers le résultat d’un laboratoire d’analyses indépendant qui offre toutes les garanties. Bref, la notion de transparence permettra de sortir d’une culture de méfiance à une condition : garantir que l’information soit elle-même saine, pleine, complète, et ne cache rien ».

Mais cet idéal se s’atteint pas aisément, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises :

« C’est la difficulté que l’on rencontre avec les entreprises de services de l’eau, car cette culture de la méfiance nous incite à penser que peut-être elles nous cachent quelque chose. C’est pourquoi il me semble que ces entreprises doivent faire un important effort, (…), entreprendre une action qui relève d’une sorte d’acte de foi. Elles doivent y travailler longtemps avant que la transparence vraie ne soit admise ».

En croisant témoignages de dirigeants et travaux de chercheurs, se dégage une conception à la fois ancienne et très moderne de l’agir marchand. Elle est ancienne car, à la manière d’un Jacques Savary, elle insiste sur la nécessité pour le marchand

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de construire une place qui n’est pas une simple position dans un marché prédéfini, car celui-ci n’a pas de réalité permanente. Conception moderne, car elle souligne que cette construction doit tenir compte de la multiplication des acteurs de la chaîne marchande, de dispositifs techniques en constant renouvellement et de nouveaux paradoxes en matière de transparence et de connaissance.

Au terme de ce colloque, et malgré la variété des disciplines représentées, la convergence des constats était marquante. Loin d’être une question de sémantique, la confusion entre le marché et le marchand constitue une des dernières métaphysiques des sociétés modernes et démocratiques, dont elle a forgé l’ossature normative et politique. Nous savons cependant par l’expérience du vingtième siècle que le prix de certaines illusions est exorbitant. Et si, la recherche ne peut dissiper toutes les idées fausses ou mal formées, au moins doit-elle lutter contre celles qui sont inutiles et dangereuses. Ce colloque a clairement montré que l’on peut aujourd’hui fonder une nouvelle critique du marché. Et celle-ci a une conclusion directe : nous pouvons sans dommage renoncer à une vision totalitaire, autorégulatrice, abstraite et hégémonique du « marché » et de ses corollaires (la concurrence, le juste prix, …) tout en conservant une recherche active et féconde qui éclaire ou renforce les conditions cognitives et sociales d’une activité marchande « enrichissante ».

Car l’activité et l’échange marchands s’inscrivent dans un réel forgé par des compétences, des techniques, des règles de droit et de gestion, des organisations et des liens sociaux. Ils s’ancrent dans des traditions autant que dans l’apprentissage du nouveau et du singulier ; se nourrissent de reconnaissance et de méfiance, de coopérations et de conflits ; exigent des dispositifs, et des pouvoirs ordonnés ; se construisent sur des engagements et des assurances. Bref, leur fragilité contraste avec leur extension sociale et géographique au cours du temps ! Et cette extension ne s’explique que par le constant travail d’étayage cognitif, technique et juridique que les sociétés modernes ont apporté à l’agir marchand.

La crise financière et économique qui a éclaté quelques semaines après le colloque apporte à ces constats une démonstration indéniable, quoique beaucoup trop coûteuse. Car depuis une vingtaine d’années a dominé un « fondamentalisme du marché » (selon l’expression de Joseph Stiglitz et Paul Krugman, prix Nobel d’économie, New York Times, chronique du 7 mars 2010) qui n’aurait pas été possible sans les multiples mythes qui ont marqué la notion de marché. Mais au moins la recherche a-t-elle souligné les inconsistances théoriques, les équivoques sémantiques et les illusions autorégulatrices associées à cette notion.

Une fois délivrée de toute métaphysique du marché, l’étude des activités marchandes est la seule voie possible pour tempérer les emportements inhérents à l’acte marchand et pour comprendre les mutations de la valeur, du jugement et du sens sans lesquelles il n’y pas de nouvelles richesses. Cet ouvrage montre que les chercheurs de plusieurs disciplines sont déjà résolument engagés sur ce chemin.

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Avec les contributions de :

Franck AGGERI, Mathieu ARNOUX, Jean-Paul BAILLY, Benjamin CHEVALLIER, Emmanuel COBLENCE, Colette DEPEYRE, François-Xavier DE VAUJANY, Hervé DUMEZ, François EYMARD-DUVERNAY, Olivier FAVEREAU, Antoine FRÉROT, Patrick FRIDENSON, Armand HATCHUEL, Edith HEURGON, Romain LAUFER, Emmanuel LAZEGA, Jean-François LE GRAND, Sylvan LEMAIRE, Lise MOUNIER, Nathalie MOUREAU, Fabian MUNIESA, Dorothée RIVAUD-DANSET, Jean-Philippe ROBÉ, Philippe STEINER, Anne-Sophie TRÉBUCHET-BREITWILLER, Hélène VÉRIN, Manuel ZACKLAD.

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Partie I. Généalogie des marchés

et des activités marchandes : du marché visible au marché invisible

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Vérité et questions des marchés médiévaux�

Mathieu ArnouxUniversité Paris 7, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Institut universitaire de France

Au moment où ces lignes sont écrites, il y a sûrement des tâches plus urgentes que de repenser la place des marchés dans les sociétés médiévales. Comme on le sait, le monde contemporain se passe parfaitement des temps révolus. On ne prétendra pas ici qu’il y aurait dans la réflexion sur un passé quasi millénaire quoi que ce soit d’utile ou de nécessaire à la solution des problèmes de notre monde. Mais on dira au contraire, qu’il y a dans la contemplation du monde tel qu’il est aujourd’hui un encouragement à s’interroger à nouveau sur ce qu’il fut peut-être. Il y eut des marchés dans le monde médiéval, disent les historiens et leurs sources : que pouvons-nous savoir d’eux ? En quoi concoururent-ils à la naissance des marchés modernes, et du marché ? Bien sûr, on ne cherchera pas dans les pages qui suivent une réponse en forme de synthèse à ces questions.

Comme tout ce qui concerne l’histoire économique, les marchés n’ont guère été à la mode chez les historiens du moyen âge depuis deux décennies. Faute de leur accorder l’attention qu’ils auraient requise, ils ont le plus souvent, dans les quelques passages obligés où le mot devait figurer, hésité entre deux positions, non exclusives l’une de l’autre. La première, fruit d’un positivisme scrupuleux, les conduit à regretter de ne pouvoir étudier les marchés médiévaux, faute de les trouver assez bien décrits par les sources. Dans le meilleur des cas, puisqu’il faut bien dire quelque chose, on recourra au répertoire de cas et de citations que constitue depuis plus d’un siècle la thèse d’histoire du droit de Paul-Louis Huvelin, sans la citer, le cas échéant2. Il est aussi possible de justifier en théorie une telle abstention, en avançant que le marché sous sa forme initiale, rurale, constitue une structure élémentaire sans histoire ni naissance, antérieure à tout processus institutionnel, héritée d’un passé sans mémoire, relevant d’une anthropologie (dont l’historien scrupuleux s’excuse d’ignorer la méthode) ou d’une histoire « immobile », qui ne relève proprement d’aucune période. Le cas échéant, s’il lui arrive de rencontrer l’institution dans les sources, il lui restera la possibilité de supposer que les marchés médiévaux ne sont pas de « vrais » marchés, de même que les prix ou les salaires que l’on rencontre dans les documents, admettant

1 Je remercie Serge Boucheron, Hervé Dumez et Jochen Hoock pour leurs lectures et suggestions.

2 Paul-Louis HUVELIN, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, 1897.

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incidemment qu’il existe quelque part de « vrais » marchés, prix ou salaires3. Cette objection péremptoire mettra fin à toute velléité de la part d’un chercheur curieux, d’élucider par une enquête approfondie la nature de l’objet.

Il y a des raisons à la situation (à peine) caricaturée plus haut. L’une est objective et décrit une situation de fait : les marchés médiévaux sont des institutions sans personnalité, mémoire ni volonté. Ils n’ont pas laissé de sources témoignant de leurs actions. Pour la France, il faut attendre les premières années du xvIe siècle au mieux, et plus souvent le xvIIe, pour disposer de ces chroniques de la vie des marchés que sont les mercuriales4. Sauf exceptions très rares, aucune histoire propre n’est possible, seules des sources indirectes témoignant de l’existence et de l’organisation des marchés. Le second obstacle est théorique, et résulte, chez les historiens français de la curieuse lecture faite par eux (ou plutôt pour eux) de l’œuvre de Karl Polanyi, selon laquelle l’encastrement de l’économique dans les structures sociales médiévales aurait inhibé tout processus économique5. Les faits évoqués par les sources, quels qu’ils aient été, ne relèveraient donc pas d’une approche économique, mais d’une lecture de type anthropologique, le plus souvent en termes de don et contre-don. Cette interprétation, qui semble ignorer la distinction polanyienne entre économie formelle et substantielle et l’importance de cette dernière pour la compréhension des sociétés anciennes, s’explique aussi par la position ambiguë et jamais explicitement clarifiée que le moyen âge occupe dans la chronologie de la Grande Transformation, où les institutions médiévales sont lues au prisme de l’œuvre d’Henri Pirenne, qui se plie difficilement à l’analyse de Polanyi6. À la différence des spécialistes des mondes antiques et des civilisations non-européennes, qui ont su depuis trouver la juste distance, entre inspiration et critique, les médiévistes semblent incapables de décider si l’épisode médiéval appartient aux âges de la redistribution ou constitue un premier pas vers la grande transformation.

Depuis environ une décennie, cependant, une saison nouvelle semble s’être ouverte pour l’histoire économique médiévale, qui a mené à un réexamen complet

3 Mathieu ARNOUX, Relation salariale et temps du travail dans l’industrie médiévale, Le Moyen Age, 3/2009, t. 115, p. 557-581.

4 Jean-Yves GRENIER, Répertoire des séries économiques françaises de la période moderne, Paris, 1984.

5 Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. fr. Paris, 1983 (1e éd. New York, 1944) ; la problématique polanyienne a été introduite chez les médiévistes français par l’ouvrage de Georges DUBY, Guerriers et Paysans, VIIe-XIIe siècles. Premier essor de l’économie européenne, Paris, 1973, qui ne cite cependant pas le livre de Polanyi. La réflexion de Duby dans les mêmes années est marquée par la proximité avec Maurice Godelier, qui préfaça peu après la traduction française de K. POLANYI, C. ARENSBERG et H. PEARSON, Markets and trade in the early Empires. Economies in History and theory, New York, 1957 (trad. fr. Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, 1975).

6 Jérôme MAUCOURANT, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, 2005, p. 114-118.

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des marchés, dans leurs principes comme dans leurs réalités. Une première piste a été ouverte par les historiens de la société anglaise, autour des études consacrées à la « commercialisation », c’est-à-dire au développement rapide, surtout dans la phase de croissance des xIe-xIIIe siècles, de la part des échanges commerciaux dans l’économie7. Plus soucieux d’un usage rigoureux et imaginatif des sources que d’une justification théorique de leur approche, ces historiens, marqués à la fois par l’approche néo-malthusienne de Michael Postan et par le questionnement de Rodney Hilton et des historiens marxisants de Past and Present, ont développé une analyse institutionnaliste de l’économie médiévale8. Le point fort de leurs études est la mise en évidence des marchés ruraux dont l’évolution au cours du Moyen Âge articule et hiérarchise l’espace des campagnes autour d’une ville capitale, Londres, de quelques centres majeurs, York, Norwich, Winchester, et de centres régionaux de moindre importance9. Fondées sur une série sans équivalent de privilèges royaux concédés aux villes ou aux bourgs (market-towns), ces enquêtes éclairent aussi la fonction organisatrice reconnue à la monarchie dans la mise en place de ce maillage, dont le rôle fut essentiel dans l’essor de l’économie. Deux jeunes chercheurs français ont récemment repris ce questionnaire et en ont montré la pertinence dans des régions fort différentes par leurs conditions et leurs sources : la Normandie et l’Aquitaine10.

Un deuxième domaine de recherche concerne particulièrement l’histoire de la pensée économique qui, dans le prolongement des ouvrages restés longtemps

7 ROBERT H. BRITNELL, The Commercialisation of English Society (1000-1500). Cambridge. 1993. Maryanne KOWALESKI, Local markets and regional trade in medieval Exceter, Cambridge, 1995, 442 p.; James MASSCHAELE, Peasants, merchants and Markets. Inland trade in medieval England, 1150-1350, Londres, 1997; présentation synthétique de ces travaux dans John HATCHER et Mark BAILEY, Modelling the Middle Ages. The history and theory of England’s Economic Development, Cambridge, 2001, p. 121-173.

8 Michael M. POSTAN, « The economic foundations of Medieval Societies », Essays on medieval agriculture and general problems of medieval economy, Londres, 1973, p. 3-27 ; Rodney H. HILTON English and French Towns in Feudal Society. A Comparative Study, Cambridge, 1992 ; « Medieval Market Towns and Simple Commodity Production », Past and Present. A Journal of Historical Studies, n° 109, 1985 ; Timothy ASTON et Chris PHILPIN, The Brenner Debate. Agrarian class structure and economic develoment in pre-industrial Europe, Cambridge, 1985.

9 Les résultats de l’enquête collective menée sur ce thème sont consultables sur le réseau sous la forme d’un Gazetteer of markets and fairs in England up to 1516, à l’adresse : http://www.history.ac.uk/cmh/gaz/gazweb2.html

10 Isabelle THEILLER, Les marchés hebdomadaires en Normandie orientale (XIVe-début XVIe siècle), thèse de doctorat, Université Paris-7 Denis Diderot, 2004 ; I. THEILLER et M. ARNOUX, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir en Normandie (XIe-XVe siècle), dans A.-M. FLAMBARD-HERICHER (dir.), Les lieux de pouvoir en Normandie et sur ses marges, Caen, 2006, p. 53-70 ; Judicael PETROWISTE, Naissance et essor d’un espace d’échanges au Moyen Âge. Le réseau des bourgs marchands du Midi toulousain (XIe-milieu du XIVe siècle), thèse de doctorat, Université Toulouse-Le Mirail, 2007 ; À la foire d’empoigne. Foires et marchés en Aunis et Saintonge au Moyen âge (vers 1000-vers 1550), Toulouse, 2004.

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sans écho de John Baldwin et Raymond de Roover, s’intéresse particulièrement à la théologie économique des Mendiants11. L’œuvre séminale est ici celle de Giacomo Todeschini, dont les travaux récents montrent comment, dans un contexte de croissance économique génératrice d’inégalité sociale, la place essentielle tenue dans la morale chrétienne par la notion de pauvreté a imposé un examen rigoureux des fonctionnements de marché, aboutissant à une analyse sans cesse plus précise des comportements économiques effectifs12. Essentielle dans cette histoire est la place du théologien franciscain Pierre de Jean Olivi (vers 1248-1298), condamné pour hérésie à titre posthume, mais dont les écrits semblent n’avoir pas cessé de voyager sous des noms d’emprunt plus orthodoxes dans la culture des xIve et xve siècles13. Sans que le temps de la synthèse soit venu, il est cependant possible aujourd’hui de rassembler questions et hypothèses, et de présenter des marchés médiévaux une image moins anachronique que celle qui a prévalu jusqu’ici.

qUelqUes données de fait

Si l’origine antique du mot et de l’institution ne fait aucun doute14, il est clair aussi que l’un et l’autre ne sont guère fréquents dans les textes du haut Moyen Âge, surtout en comparaison avec les sources postérieures au xe siècle. La généralisation du mot mercatum, au détriment des formes plus précises nundinae ou forum, et l’apparition dans les langues vulgaires européennes de ses dérivés marché/markt/market/mercato/mercado, traduit sans doute un changement, mais nous ne savons le dater exactement ni décrire sa substance. Deux points apparaissent cependant avec netteté.

Contrairement à une idée couramment exprimée, mais inexacte, le mot marché ne désigne pas, à l’origine, le seul lieu où à intervalles réguliers se

11 John W. BALDWIN, The Medieval Theories of the Just Price. Romanists, Canonists, and Theologians in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Transactions of the American Philosophical Society, n.s., t. 49/4, 1959 ; Raymond DE ROOVER, « The Concept of the Just Price : theory and economic policy », Journal of economic History, t. 18, 1958, p. 413-438 ; La Pensée économique des scolastiques, doctrines et méthodes, Montréal-Paris, 1971 ; Odd I. LANGHOLM, The legacy of scholasticism in economic thought : antecedents of choice and power, Cambridge, 1998.

12 Giacomo TODESCHINI, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed età moderna, Bologne, 2002 ; Ricchezza Francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato, Bologne, 2004, trad. française : Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008.

13 Alain BOUREAU et Sylvain PIRON (éd.), Pierre de Jean Olivi (1248-1298). Pensée scolastique, dissidence spirituelle et société. Actes du colloque de Narbonne (mars 1998), Paris, (Études de philosophie médiévale, 79), 1999.

14 Elio LO CASCIO (éd.), Mercati permanenti e mercati periodici nel mondo romano. Atti degli Incontri capresi di storia dell’economia antica, Capri 13-15 ottobre 1997, Bari, 2000 ; Yves ROMAN, Julie DALAISON (éd.), L’économie antique, une économie de marché ? Actes des deux tables rondes tenues à Lyon les 4 février et 30 novembre 2004. Paris, 2008.

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rassemblent vendeurs et acheteurs. La consultation des dictionnaires montre que, dès ses premières occurrences, le mot est polysémique et désigne tout à la fois le lieu des échanges (la place du marché), le moment où ils ont lieu (le jour du marché), chacune des transactions qui s’y déroule (conclure un marché) et le prix auquel elles se font (bon marché, mauvais marché). La richesse linguistique du mot exclut que la réalité sociale à laquelle il renvoie soit primitive, embryonnaire, ou même simple.

De fait, le marché apparaît dès les premières années du xIe siècle comme un objet surinvesti par l’institution et tenant une place absolument centrale dans trois des évolutions majeures de la société féodale : la construction des pouvoirs seigneuriaux, la dynamique des espaces régionaux et la diffusion d’une économie monétaire.

marché et poUvoir seigneUriaUx

Le lien entre la multiplication des marchés et la construction des seigneuries n’est pas aisé à articuler rigoureusement, en particulier en raison de la rareté et de la difficulté d’interprétation des sources de la période-charnière des xe-xIe siècles. Il est sûr que les lieux qualifiés de mercatum sont rares dans les sources écrites carolingiennes. Il est sûr aussi, les trouvailles archéologiques en font foi, que les lieux d’échanges monétaires sont plus nombreux, et que nombre d’entre eux sont attestés comme marchés dans les sources postérieures15. Sans nous donner d’information sur la nature de ces institutions, le chroniqueur Raoul le Glabre évoque sans ambiguïté le fonctionnement de marchés ruraux et urbains dans la Normandie et la Bourgogne des premières années du xIe siècles16. L’apparente contradiction de ces données pourrait bien n’être qu’un effet de l’insuffisance et de l’inadéquation des sources pour cette période. Une approche de plus long terme permet de faire quelques hypothèses sur le lien entre construction seigneuriale et diffusion des marchés.

Un premier problème regarde l’usage du mot mercatum dans les sources carolingiennes. Le plus souvent associé aux mots teloneum (péage) et moneta (atelier monétaire), il n’apparaît jamais dans les listes bien connues des terres, biens et revenus fiscaux dont le souverain concède la possession à ses fidèles ou aux établissements religieux, et que les historiens définissent comme domaniaux. Dans les sources relatives à l’espace français actuel, les trois mots en question renvoient toujours à l’exercice des droits publics par le comte, représentant du souverain. En l’occurrence, ces droits consistent dans la perception d’un péage sur les marchandises circulant sur les routes et voies d’eaux, l’institution de points d’échange voués aux transactions monétarisées et la frappe des monnaies

15 Olivier BRUANT, Voyageurs et marchandises aux temps carolingiens. Les réseaux de communication entre Loire et Meuse aux VIIIe et IXe siècles, Bruxelles, 2002, p. 282-290.

16 RAOUL GLABER. Histoires, trad. M. ARNOUX, Turnhout, 1995, p. 75, 243.

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nécessaires au paiement des redevances et à l’achat des marchandises. Très souvent, ces trois droits publics sont associés à la garde d’une forteresse (castrum ou castellum). Peu nombreuses, surtout parce que les sources sont rares, les occurrences du mot mercatum associées à un lieu désignent aussi bien des foires, parfois, mais pas toujours, désignées comme mercatum annuale, que des marchés hebdomadaires. L’ambiguïté du mot est sans doute révélatrice d’une ambivalence institutionnelle, qui s’efface par la suite : dans les sources postérieures à l’an mil, le mot mercatum ne désigne que les marchés hebdomadaires (on trouve aussi le mot classique forum dans les actes de style plus relevé), tandis que les foires sont désignées par le mot feria, ou parfois par le classique nundinae17.

Dans les actes des xIe-xIIIe siècles, les mentions de marchés sont beaucoup plus nombreuses et concrètes. Il ne s’agit plus seulement de références à l’exercice de droits publics mais d’institutions situées dans l’espace, dont la récurrence est souvent explicitée par le jour de la semaine. Qu’il s’agisse de simples allusions au détour d’un acte ayant un objet autre ou de chartes concédant ou précisant le droit de tenir marché, la mise en série des témoignages illustre la genèse d’un maillage des campagnes qui accompagne la mise en valeur des espaces et la croissance de la population. Ce processus ne se fait pas au hasard : les marchés qui apparaissent dans nos sources sont le plus souvent liés à l’existence d’un habitat spécifique, plurifonctionnel et inscrit dans le nouvel espace seigneurial. C’est particulièrement clair dans le monde anglo-normand où les marchés sont toujours liés à des habitats spécifiques d’institution récente, les bourgs, le plus souvent situés à proximité d’une fortification seigneuriale. Il appartient au seigneur local de tenir marché, c’est-à-dire de mettre chaque semaine à disposition des habitants des environs un lieu sécurisé pour leurs échanges, dont il touche en contrepartie un certain nombre de revenus prélevés sur les échanges.

Souvent mis en place par la violence, qui permet de contraindre vendeurs et acheteurs à se rendre sur le nouveau lieu d’échange, les nouveaux marchés ont une fonction essentielle dans l’économie de la seigneurie : ils concentrent la circulation monétaire et permettent de convertir en espèces les prélèvements en nature qui constituent l’essentiel des revenus des seigneurs. C’est la possession de cette valeur qui donnera au groupe seigneurial la capacité de se procurer sur d’autres marchés, urbains le plus souvent, les biens de luxe qui les distinguent des autres habitants, contraints à consommer la médiocre production locale. Le passage d’une économie du pillage, dont la poursuite provoque immanquablement la désertion des environs à une économie réglée du prélèvement consenti passe par l’adoption de certains usages constitutifs du marché en lui-même. Pour l’essentiel, il s’agit d’assurer la sécurité des acteurs et des transactions. Au terme

17 Ce paragraphe résume les conclusions d’une enquête sur les usages du mot mercatum dans les sources écrites antérieures au XIIe siècle, menée sur la base de données des actes diplomatique mise en œuvre à l’UMR 7002 (CNRS-Université de Nancy). Je remercie J.-B. Renault, ingénieur de recherche, de son aide à cette occasion.

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du marché, les marchandises qui y ont été vendues et achetées sont réputées légalement acquises et leur contrepartie monétaire légitimement possédée, l’une et l’autre échappant ainsi au soupçon de malhonnêteté qui frappe au contraire toute acquisition non faite publiquement et à la saisie arbitraire qui peut s’appliquer à tout ce qui n’a pas de propriétaire indiscutable.

Théâtre transparent des échanges, le marché apparaît ainsi comme un lieu d’ordre, où la transgression expose le coupable à des sanctions d’une violence redoutable. Gare au voleur, promis à la peine de mort, au faussaire, dont les marchandises seront détruites, au brigand installé à l’affût sur les routes qui mènent au marché : tout ce qui peut nuire à la tranquillité des échanges est impitoyablement puni. Une série de documents relatifs aux droits de marchés des religieux de Notre-Dame du Vœu à Cherbourg dans la seconde moitié du xIIIe siècle, montre que la peine de mort (pendaison pour les hommes, enfouissement pour les femmes, enterrées vivantes au pied du gibet) est appliquée sans remords ni hésitation aux pauvres surpris à voler sur les étalages. Exécutée sur place, la peine vaut par son exemplarité : le juge du roi ayant cru bon de pendre à Carentan un homme des religieux convaincu de vol (une paire de souliers, des courroies, des gâteaux de froment), ceux-ci demandent et obtiennent que la justice royale se dessaisisse pour eux d’un condamné à mort, qui sera pendu à Cherbourg, à preuve du caractère impitoyable de la justice du marché18.

La même rigueur s’impose aussi aux seigneurs, que la tenue d’un marché contraint à abandonner leurs pratiques de prélèvement arbitraire. Les exemples en sont nombreux, dès les premières décennies du xIe siècle : interdiction au seigneur de percevoir de péage sur les routes conduisant à son propre marché, interdiction de pratiquer des saisies sur les marchandises exposées, qui peuvent être achetées à crédit (15 jours au plus) et devront être payées au prix demandé par le vendeur. Même un privilège comme le banvin, qui donne au seigneur le monopole de la vente du vin dans les semaines qui précèdent la commercialisation de la nouvelle récolte, comporte l’obligation de se tenir au prix du marché19. Les exemples pourraient être multipliés, qui montrent que le marché, dès qu’il se déclare comme tel, devient le lieu d’un ordre qui s’impose à tous, à commencer par celui qui en détient les droits. La nature éminemment souveraine de ces droits est l’une des clés de l’institution : elle fait du marché, durant le temps dévolu aux transactions, un lieu placé sous l’autorité du roi, explicitement déléguée à ce moment au seigneur du marché.

18 M. ARNOUX, I. THEILLER, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir » cit. p. 58-59.

19 Notice de fondation du bourg et du marché de la Chapelle-Aude (Allier) par Aymon, archevêque de Bourges(1072), éd. Jules TARDIF, Archives de l’Empire : inventaires et documents. Monuments historiques, p. 180-182, n. 290.

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les marchés et le roi

L’autorité du souverain sur les marchés est affirmée dès le xIve siècle, lorsque les légistes parisiens s’attachent à définir les « cas royaux », dont la monarchie est seule investie à la place de tous autres justiciers :

« au roy seul et pour le tout en son royaulme, et non aultre, appartient a octroier et ordonner toutes foires et tous marchiés ; et les alans et retournans sont en et soubz sa protection et sauvegarde20. »

Comme souvent, la théorie suit ici une pratique bien attestée auparavant. Une enquête exécutée au milieu du xIIIe siècle sur les droits de justice du sire de Saint-Georges-sur-Avre (Eure) révèle ainsi que ce seigneur, bas-justicier en temps normal, acquiert le temps de la tenue du marché la compétence sur les quatre « cas royaux » de meurtre, viol, coups et blessure et « nouvelle dessaisine », preuve que l’ouverture des transactions faisait du gardien de la paix du marché le titulaire de l’autorité souveraine. Deux siècles auparavant, vers 1030, un accord ratifié par le duc de Normandie entre le sire de Montgommery (Calvados) et les moines de Jumièges permet de montrer que le duc jouait déjà un rôle essentiel dans la garantie des droits sur le marché. Quelques années auparavant, Roger de Montgommery, désireux d’accroître les ressources de sa seigneurie, avait détruit le marché des moines, qui se tenait dans le bourg de Vimoutiers, pour le transporter auprès de son château de Montgommery, à quelques kilomètres de là. Répondant aux protestations des moines, le duc, garant de l’ordre des marchés avait ordonné peu après la destruction du nouveau marché et sa restitution aux religieux. Les deux parties entrèrent alors en négociation, les religieux concédant à Roger le maintien de son marché moyennant le paiement d’un indemnité couvrant pour trois ans l’éventuelle perte de valeur de leur propre marché et sous réserve que par la suite le marché de Vimoutiers n’ait pas à souffrir de la concurrence de celui de Montgommery. Le duc de Normandie, à nouveau consulté, donna son approbation à l’accord. Dans ce cas, particulièrement précoce, intéressant aussi par le rôle joué par la violence dans l’évolution du système, apparaît la conscience que les contemporains pouvaient avoir de la relation qui s’établissait entre deux marchés voisins. Du conflit qui pouvait en résulter, le duc, en tant que souverain, était seul juge et il lui revenait d’approuver ou de refuser la création d’un nouveau marché21.

Dès la fin du xIe siècle en Angleterre et dans les premières décennies du xIIIe siècle partout en Europe, il appartient au souverain d’autoriser la tenue d’un nouveau marché en un lieu et un jours précisés, après avoir vérifié que son institution ne compromet pas l’équilibre des marchés se tenant le même jour dans les

20 Ernest PERROT, Les cas royaux. Origine et développement de la théorie aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1910, p. 327.

21 M. ARNOUX, I. THEILLER, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir » cit. p. 55-57.

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environs ou avoir pourvu, au moins provisoirement, au dédommagement de leurs possesseurs. On ne saurait trop insister sur l’importance de cette pratique légale, qui implique de mener sur place des enquêtes « de commodo et incommodo » éclairant le souverain sur la compatibilité de la demande qui lui est soumise avec le bien commun de ses sujets. Simple à prendre pour la période antérieure à la crise démographique du xIve siècle, quand il s’agit d’accompagner la croissance de la population par une densification du maillage des marchés, la décision devient plus complexe dans le contexte de décroissance qui suit la peste de 1348, quand toute modification éventuelle du réseau des lieux d’échange doit prendre en compte les droits de marchés préexistants des seigneurs des environs. Les ordonnances de créations ou de modification des lieux et heures de marchés témoignent alors d’une réflexion approfondie sur l’organisation des territoires et sur la nécessaire hiérarchisation des institutions commerciales. La volonté clairement exprimée dans les préambules de ces textes d’adapter les réseaux aux évolutions nouvelles de la production, du commerce et de la consommation, met à mal l’idée trop souvent présente chez les historiens que le semis des marchés, hérité de temps immémoriaux, n’est susceptible d’aucune véritable évolution, plaçant les campagnes hors de l’histoire22.

marchés et prix

Une approche strictement institutionnelle, focalisée sur la fonction des marchés dans la mise en place d’un ordre social et politique, risque de s’exclure du champ de l’histoire économique si elle ne prend pas en compte le problème des transactions et des prix. Les marchés ne sont pas simplement les lieux où se manifestent et s’affrontent les pouvoirs et les fonctions du seigneur et du souverain, ils sont aussi et d’abord lieux d’échanges. Aller au-delà de cette remarque de bon sens ne va pas sans difficulté : les transactions conclues sur le marché laissent en effet peu de traces dans les sources et l’historien doit ici, surtout pour les périodes anciennes, travailler indirectement. Par-delà la difficulté d’information, c’est aussi le cadre théorique qui fait problème23. Il n’a pas échappé aux penseurs médiévaux que la confrontation de l’offre et de la demande sur le marché influait sur la formation des prix, en particulier en période de rareté des subsistances. Le souci du bien public, qui prescrivait au souverain de veiller à la survie de tous, imposait la fixation d’un prix « juste », protégeant les plus faibles des effets pervers de la spéculation. Pour les théologiens, la déduction de ce prix se faisait par l’observation du prix du marché, que la plupart d’entre eux définissaient comme « juste ». Une lecture anachronique verrait dans cette proposition une première élaboration de l’idée confiant au marché lui-même la tâche de fixer la valeur des marchandises. Ce serait

22 Isabelle THEILLER, « La création des marchés hebdomadaires. Quatre documents normands des XIVe-XVe siècles », Histoire et Sociétés rurales, 24, 2005/2, p. 105-121.

23 Cf. Alain GUERREAU, « Avant le marché, les marchés : en Europe, XIIIe -XVIIIe siècle (note critique) », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2001-6, p. 1129-1175.

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oublier que les penseurs médiévaux ne créditaient les marchés d’aucune autonomie et plaçaient leur fonctionnement sous la juridiction d’une instance morale appliquant les principes en vue de résultats à obtenir. Aucun d’entre eux n’aurait soutenu que les marchés « produisaient » les prix : ils étaient simplement les lieux où ceux-ci étaient constatables dans des conditions sociales et morales déterminées.

Il est difficile d’aller au-delà de cette pétition de principe : nous ne possédons aucune description du processus de fixation des prix. De plus, les périodes de cherté, qui retiennent l’attention des chroniqueurs, ne peuvent être utilisées comme exemple du fonctionnement des marchés : pour les témoins, ces épisodes de hausse inhabituelle témoignent de dérèglements de l’institution. Il convient donc de partir des sources, beaucoup moins nombreuses, qui en décrivent le fonctionnement normal, ou du moins souhaitable. La première règle, universelle, décrit les qualités que l’acheteur est en droit d’attendre de ce qu’il acquiert sur le marché. L’expression usuelle, réitérée dans d’innombrables documents des xIve et xve siècles, précise que la chose vendue doit être « bonne, loyale, marchande, de bon poids et de bon prix ». Le marché impose donc une définition des denrées, à laquelle l’acheteur pourra se référer en cas de désaccord. Le produit vendu doit être de bonne qualité, sans défaut caché, correspondant à son appellation, mesuré avec le poids du marché, prisé au prix du marché.

L’existence d’une référence de valeur des marchandises, appelée « prix du marché », est attestée dès le xIe siècle. Le chroniqueur Raoul le Glabre, évoquant l’harmonie sociale que les ducs de Normandie faisaient régner dans leur province, conclut ainsi : « parmi eux, passait pour voleur ou pillard quiconque, prétendant en affaire plus que le juste prix, ou trompant sur la qualité, s’enrichissait aux dépens d’autrui.24 » Quelques décennies plus tard, on retrouve le même principe dans deux chartes confirmant la création de marchés. Dans le bourg que le vicomte de Nantes crée à l’intention des moines de Marmoutier aux portes de son château de Donges (Loire-Atlantique), en 1079, « nulle denrée ne sera vendue plus cher dans notre bourg que dans le sien, mais toutes seront vendues dans notre bourg au prix et à la mesure auxquels elles se vendent dans le sien, ou à un prix inférieur », montrant que les usage du marché local préexistant ne sauraient être mis en cause par les religieux nouvellement établis25. À la Chapelaude (Allier) en 1072, le bourg créé par l’archevêque de Bourges pour les moines du lieu, comprend un marché obéissant à des règles précises : même lorsque les religieux usant de leur droit de « banvin », auront seuls le droit de vendre leur vin sur le marché, ils ne pourront le vendre plus cher que les autres, preuve que le prix de référence établi durant l’année garde sa valeur dans cette période de monopole.26 Ce prix est indicatif,

24 RAOUL GLABER, Histoires, cit., p. 75.

25 Éd. Dom Pierre-Hyacinthe MORICE, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, col. 435-436.

26 Éd. Jules TARDIF, Archives de l’Empire : inventaires et documents. Monuments historiques, p. 180-182, n. 290.

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puisqu’il est possible de vendre moins cher, et il semble bien qu’il vaille pour une longue période, peut-être pour toute l’année : il paraît insensible aux variations de court terme de l’offre et de la demande.

Un article récent d’Isabelle Theiller a permis d’éclairer la manière dont est fixé à Rouen, au début du xIIIe siècle, le prix de référence du froment.27 Une charte de 1209 fixant les conditions de versement d’une rente en froment (quatre muids, correspondant sans doute à plusieurs quintaux), stipule que le grain (ou la somme permettant d’acquérir la quantité correspondante de la même céréale) sera acquittée sur le marché à blé du vendredi à Rouen en quatre versements successifs d’un muid entre la Saint Michel (29 septembre) et l’octave de la Saint-André (30 novembre). Le soin avec lequel sont fixées les conditions et les dates de paiement témoigne du souci d’aboutir à une solution qui protège les droits du payeur comme du bénéficiaire de la rente. Les deux mois choisis, sont en effet ceux qui suivent immédiatement l’arrivée de la nouvelle récolte, qui rejoint sur le marché ce qui peut rester de la récolte précédente. Il s’agit aussi de la période correspondant aux échéances des baux de location (Saint-Michel, Toussaint, Saint-Martin ou Saint-André) et à l’achat des semences pour la récolte à venir : l’offre et la demande se trouvant alors à leur maximum annuel, il y a de bonnes chances que le prix du grain corresponde alors à la valeur effective de la récolte. On comprend bien qu’en adoptant ce prix comme prix de référence, on prend en compte le rapport de l’offre et de la demande, sans pour autant que l’indicateur soit pollué par la spéculation qui ne saurait manquer de s’installer en d’autres moments de l’année.

le marché contre la famine ?

Ce système, qui visait aussi à protéger en le stabilisant le système de rentes et de crédit lié à la commercialisation des récoltes, ne suffisait pas à interdire la spéculation dans les cas, fréquents, où la médiocrité de la récolte pouvait faire craindre des problèmes de soudure au printemps. Le système faisait aussi intervenir des incitations morales pour accroître l’efficacité du dispositif économique. Henri Pirenne, dans un article oublié, publié en 1922 dans une revue belge de ligues sociales d’acheteurs, a défini de manière très éclairante la mission remplie par les système de juste prix des marchés médiévaux :

« [la législation des villes au moyen âge] se propose avant tout d’assurer à la population un ravitaillement à aussi bon marché que possible. L’idéal qu’elle s’assigne et auquel elle a atteint, c’est de combattre la vie chère et d’établir pour chaque chose le « juste prix », en d’autres termes le prix minimum. Comment a-t-elle résolu le problème ? D’une manière aussi simple que radicale : par la suppression des intermédiaires. Entre le producteur et le consommateur, elle a établi un rapport direct. Par une réglementation extrêmement compliquée, elle a créé cette chose qui

27 THEILLER I., « Prix du marché, marché du grain et crédit au début du XIIIe siècle : autour d’un dossier rouennais », Le Moyen Age, 2009, t. 115, p. 233-276.

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l’est très peu : la mise en présence de celui qui a besoin d’une denrée et de celui qui la produit. Elle a combattu avec autant d’acharnement que d’ingéniosité toutes tentatives de monopole ou d’accaparement ; elle s’est donnée pour but d’empêcher le renchérissement en empêchant que les marchandises passent par plusieurs mains avant d’arriver aux mains de l’acheteur.28 »

Les penseurs médiévaux étaient parfaitement conscient des limites de ces mécanismes et de nombreux textes témoignent de leur compréhension des mécanismes de la hausse du prix des subsistance. Parlant de la grande famine de 1033, Raoul le Glabre note l’échec de toute régulation, ainsi que la hausse du prix des denrées, à mesure que les quantités proposées diminuent :

« s’il se trouvait quelque nourriture à vendre, le vendeur pouvait, selon son bon plaisir, augmenter ou respecter le prix accoutumé. On vit ainsi en beaucoup d’endroits le muid de grain à soixante sous, dans d’autres cas le sextier à quinze sous.29 »

Trois siècles plus tard, le marchand de blé florentin Domenico Lanzi, tenant la chronique du marché aux grains d’Orsanmichele durant la difficile année 1329, nous permet de comprendre la place que tenait le marché dans la lutte contre la famine.30

Très peuplée (environ 100 000 habitants) mais ne pouvant compter que sur un arrière-pays peu étendu, entourée de voisins hostile (Pisans et Siennois en particulier), Florence était particulièrement sensible aux crises frumentaires, qu’elle ne pouvait combattre, en cas de mauvaise récoltes, qu’en se ravitaillant à l’étranger (Adriatique, Provence, Sicile). La crise du printemps 1329, que D. Lanzi nous a racontée jour après jour, vue du marché aux grains, fut particulièrement dramatique : la faiblesse de la récolte disponible força les officiers de la commune à réquisitionner tout le blé disponible sur les marchés de la campagne environnante, forçant les habitants des villages à recourir au marché florentin pour leur subsistance. Le marché d’Orsanmichele faisait l’objet d’une administration particulière, confiée à une commission de six « sages du marché » et à son podestat, ser Villano de Gubbio. Ce fonctionnaire étranger (c’est un Ombrien) salarié par la commune est en charge du maintien de l’ordre, en faisant usage, au besoin, de la force de la familia (milice armée) communale. Les descriptions de Lanzi rendent parfaitement compte de la tension qui investissait chaque jour le marché :

« Le vendredi 2e jour de juin, les Six de la Commune fournirent et firent mettre en place 72 muids de blé communal pas très bon, à 32 sous le boisseau. Quand la place fut fournie la foule des acheteurs arriva de toutes parts, de citadins et paysans, plus nombreuse que jamais — que Dieu dans sa bonté veille à réparer une telle infamie, de misère et de faim ! — avant même qu’on commence à vendre le blé. Il y avait tant de gens que c’était merveille de les voir tous pressés et serrés pour s’approcher des

28 Henri PIRENNE, « Le consommateur au Moyen Âge », Histoire économique de l’Occident médiéval, Bruges 1951, p. 532-534.

29 RAOUL GLABER, Histoires, cit., p. 243.

30 Giuliano PINTO (éd.), Il libro del Biadaiolo, Florence, 1978, p. 322-323, 332-335 et 375, pour ce qui suit.

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Vérité et questions des marchés médiévaux

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étaux et avoir du grain et la presse était telle que deux hommes et deux femmes en furent retirés morts et portés au dehors. Et si ceux de la familia n’étaient intervenus à temps, ils se seraient vraiment piétinés et blessés les uns les autres. Alors, les Six [sages préposés aux grains] dessusdits et ledit ser Villano [podestat du marché d’Or’sanmichele] regardèrent la place, cette si grande multitude et ceux qui en avaient été tirés morts. »

Ce jour-là, comme ceux qui précèdent ou qui suivent, le podestat devra utiliser tous les moyens à sa disposition pour calmer les présents, et leur faire admettre la décision, injuste mais équitable, de frustrer une partie d’entre eux du droit d’acheter du grain :

« Ils firent aussitôt appeler les gens de la familia, à la manière habituelle, et firent mettre sur la place le billot et la hache avec deux bourreaux pour les garder et faire justice de ceux qui s’opposeraient aux édits. Deux hérauts de la commune proclamèrent un édit du podestat du marché ordonnant à tous les hommes de plus de quinze ans d’évacuer la place, sous peine d’une amende de vingt-cinq lires. Aussitôt, ser Villano et ses gens commencèrent à les chasser à coups de bâtons et de lances, les uns comme les autres. Plus de mille, hommes et garçons, tous venus pour chercher du grain, quittèrent la place. Puis ils fermèrent les entrées par des grilles et postèrent des gardes qui chassaient ceux qui voulaient entrer et ne laissaient passer personne, grande ou petite, pour quelque raison que ce fût. La vente commença dans ce chaos à raison d’un demi-boisseau par tête aux femmes qui étaient sur le marché. »

Les jours suivants, la hache et le billot, attributs significatifs de la main bien visible qui gouverne le marché florentin, seront exhibés en permanence, tandis que Ser Villano ordonnera, imprévisible, l’expulsion des femmes et des enfants ou de tous les hommes de plus de quinze ans. Impitoyable avec les acheteurs, il ne se montre pas tendre avec les vendeurs. Le 18 septembre de la même année, pour décourager la tentation de spéculer chez les marchands, il fait arrêter 39 d’entre eux et en fait torturer un devant les autres, pour leur faire comprendre sa volonté de voir le marché convenablement pourvu de grain à prix raisonnable. Bien que l’un d’entre eux, D. Lanzi ne désapprouve pas une telle violence. Bien mieux, face à la démagogie de ses voisins siennois, qui ont cru désamorcer la crise en chargeant l’hôpital Santa Maria della Scala de distribuer une aumône quotidienne aux pauvres de la ville et de la campagne, créant les conditions d’une émeute scandaleuse, suivie d’une répression inique, il félicite les autorités florentines d’avoir choisi la voie étroite d’une régulation sévère mais équitable, du marché :

« Nécessaire est ton secours, Seigneur, et maintenant plus que toute autre chose ton secours aux pauvres gens. En vérité, je l’affirme, s’il n’y avait eu des hommes de bien dans l’office des Six durant cette année, bien des pauvres et petites gens, surtout à la campagne, seraient morts de faim. »

les marchés et la société

On ne trouve pas dans le monde médiéval d’indice d’une autonomie des mécanismes du marché par rapport aux dynamiques sociales. En ce sens,

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L’activité marchande sans le marché ?

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l’hypothèse polanyienne de l’embeddedness apparaît validée par les sources médiévales. Mais ce serait une erreur que de minimiser la part des comportements économiques dans l’évolution de la société. La place tenue par le marché dans les systèmes de représentations est un bon symptôme de cette importance. Giacomo Todeschini avait à bon droit insisté sur la fréquence des métaphores marchandes et monétaires dans la littérature patristique et dans la théologie médiévale. On trouve les mêmes figures rhétoriques dans les chartes et diplômes, à l’appui de transactions tout à fait concrètes, voire profanes. Voici par exemple le préambule d’une donation faite aux moines de Cluny en 1062 :

« C’est une heureuse négociation (negociatio) et un accord commercial (mercatura) souhaitable à tous les fidèles du Christ, que celui où l’on reçoit les plus grands biens en contrepartie de peu de choses, des biens durables contre des transitoires, des biens éternels contre des temporels. Comme moi, Arnoul de Regiomo, et ma femme Élisabeth, nous voulions avoir notre part, si petite soit-elle, à ce marché (mercatio), séduits par l’espoir d’une rétribution perpétuelle (spes perpetuae retributionis), nous donnons au monastère de Cluny […] notre domaine héréditaire de l’évêché de Besançon…»31.

De fait, l’idée que la vie du Chrétien est une succession de négociations dont le solde sera calculé lors du Jugement dernier ne choque pas les théologiens. Elle s’exprime avec un bonheur poétique inégalé dans les vers que Rutebeuf écrivit vers 1260 en conclusion d’un récit de miracle, réussissant à placer au moins 12 occurrences de mots relatifs au marché et à la marchandise en 17 vers (sans compter les acrostiches et homophonies) :

Hon dit: « De teil marchié, teil vente. »Ciz siecles n’est mais que marchiez.

Et vos qui au marchié marchiez,S’au marchié estes mescheant,

Vos n’estes pas bon marcheant.Li marcheanz, la marcheandeQui sagement ne marcheande

Pert ses pas et quanqu’ele marche.Puis que nos sons en bone marche,

Pensons de si marcheandeirC’om ne nos puisse demandeir

Nule riens au jor dou Juïse,Quant Diex pranra de toz justise

Qui auront ensi bargigniéQu’au marchié seront engignié.Or gardeiz que ne vos engigne

Li Maufeiz, qu’adés vos bargigne.32

31 Auguste BERNARD et Alexandre BRUEL, éd., Recueil des Chartes de l’abbaye de Cluny, t. 4, Paris, 1888, p. 477, n°3381.

32 Le miracle du Sacristain et d’une dame accompli par notre Dame, v. 16-32, dans Rutebeuf, Œuvres Complètes, (Lettres Gothiques), 2005, éd. M. ZINK, p. 588-591 : « On dit: « On a le prix qu’on a su marchander. »/Ce monde n’est plus qu’un marché./Et vous qui marchez