cochran, terry - la violence de l’imaginaire. gramsci et sorel

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  • 8/6/2019 Cochran, Terry - La violence de limaginaire. Gramsci et Sorel

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    La violence de limaginaire. Gramsci et Sorel

    Terry Cochran, Universit de Montral

    Politique, fiction, image et fondation

    Dans un monde constamment travers par une plthore dereprsentations symboliques qui rveillent et provoquent des d-sirs, des penses et des actions aussi rels que virtuels, la tche

    visant dmarquer la politique de la fiction est irralisable. Ainsi

    les images symboliques ou emblmatiques, souvent sous la formede personnifications, ont littralement structur la mentalit col-lective de la modernit, offrant un moyen idal de fusionner laconception de la communaut et sa ralisation territoriale, cultu-relle ou religieuse. Les exemples de cette opration figurativesont nombreux et comprennent la figure du Christ, notammentdans De imitatione Christide Thomas Kempis dont sinspire saintIgnace de Loyola en fondant la Socit de Jsus ; la reprsenta-tion littraire de Vasco de Gama dans Les Lusiades de Cames,

    image jetant les bases de la littrature portugaise et de la cons-cience tatique ; la figure de Jeanne dArc devenue lincarnationdu rassembleur par excellence de la France ; ainsi que des imagesou des notions plus abstraites, comme celle de progrs , quisous-tend la plupart des rcits historiques occidentaux depuis le

    XVIIIe. Dans ce sens, les images jouent un rle fondamental de ca-talyseur dans la reprsentation du monde rel , dun mondemeilleur avec ses rves de transformation ; enfin, elles jouent unrle dans la comprhension de lhistoire ainsi que dans les projets

    potentiels visant mtamorphoser le domaine politique.Les images littraires ou, plutt, textuelles restent un

    vhicule essentiel pour la diffusion des figures de la pense, maislconomie instaure par lcriture prolifre dans dautres mdiaset lcriture elle-mme nest plus lie exclusivement au livre, aupapier ou une matire de reproduction palpable. En outre, lesimages excdent trs souvent le littraire, lcrit, et circulent sousune forme dj visualise qui nexige plus de mdiation linguisti-

    que. Nanmoins, malgr lextension monstrueuse des images,inondant le globe selon une immdiatet multimdiatique, lentre-lacement de fiction et de politique persiste, mme si la puis-sance de ces amalgames ventuels a augment dune manire

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    exponentielle. Cest dans ce contexte que la question du pouvoirfondateur de la fiction, du littraire ou, plus prcisment, de la

    reprsentation sous une forme quelconque, a la plus grande rso-nance. En fin de compte, la question de la fondation relve de laforce de limage, de limaginaire, et de son incarnation reprsen-te. Il en va de mme pour la collectivit qui se reconnat dansune image et trouve son fondement dans une reprsentation quila constitue comme protagoniste historique. La rflexion sur cetteproblmatique se rvle extrmement abstraite et difficile, commelindique mme le concept de fondation , qui ressemble davan-tage une image qu un concept. Pendant toute la modernit, la

    fiction fondatrice a t tout autant politique que laction diteexcutive. Au XXe sicle, moment historique de grands mouve-ments de masse, de nombreux penseurs politiques et littrairesont rflchi sur la ncessit didentifier une image rassembleusesusceptible de cristalliser un mouvement politique, et de produireune prise de conscience collective. Dans ce contexte, les formula-tions dAntonio Gramsci ont t dcisives.

    Gramsci et MachiavelLes propositions de Gramsci ont profondment marqu la

    thorie et la pratique sociopolitiques aprs la Deuxime GuerreMondiale. Malgr la distance qui spare ses analyses du mondecontemporain, elles demeurent pertinentes quant aux aspectsprincipaux de toute image fondatrice et des prsupposs qui lac-compagnent. En fait, Gramsci a spcifiquement thoris la conso-lidation du parti politique comme un problme conceptuel. En

    vue de quoi et dans quelles conditions pourrait-on concevoir un

    ensemble ou une collectivit politique? Autrement dit, commentpenser le moteur du parti politique afin de canaliser ses forceshistoriques ? Ses considrations sur cette question, qui visait lecontexte philosophique et politique lpoque du fascisme, com-mencent avec une discussion des thories politiques de Machia-

    vel, qui a t le premier saisir et articuler les paramtres deltat moderne 1.

    En discutant les analyses de Machiavel, Gramsci remarque:

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    1. Antonio Gramsci, Petites notes sur la politique de Machiavel , Cahier 13,Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1978. Jindiquerai les pages de ce texteentre parenthses aprs les citations.

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    Entre lutopie et le trait scolastique, formes sous lesquelles seprsentait la science politique jusqu Machiavel, celui-ci a

    donn sa conception la forme imaginative et artistique, grce laquelle llment doctrinal et rationnel se trouve personnifipar un condottiere, qui reprsente de faon plastique et anthropomorphique le symbole de la volont collective.(p. 353)

    Traant la figure du prince comme reprsentation de laction col-lective, Machiavel a introduit une autre faon de raisonner, qui si-gnale une nouvelle conomie politique que lhistoire subsquentea nomme la modernit . Avec pour rsultat sans doute un

    genre de pense base sur limage, sur la mise en image duneforce politique et historique, qui fusionne laction relle avec sareprsentation idale. Dans les commentaires de Gramsci, ce genre de pense se diffrencie la fois du discours du trait etde la projection utopique. En tant que discours tablis qui ontfortement imprgn la tradition moderne, lutopie et le trait im-pliquent des thories respectives de laction et des conditions me-nant sa ralisation. sa faon, lutopie lacise le jugement der-nier de la divinit chrtienne et projette une image vers lavenir ;

    ce futur, plus ou moins loign, sert de rfrent idal et permet laformation dun groupe ou dune communaut qui attend laccom-plissement de cette projection. Au fond, lutopie est une questionde foi, mme si les membres qui partagent cet idal sengagentconsciemment en diminuer lattente. En revanche, le trait, an-cr dans les fictions de la connaissance objective, dcrit les condi-tions, les facteurs et les principes qui influeraient sur une actionventuelle ou qui ont contribu une conclusion ou une cer-taine srie dvnements. Il spare, dune faon nette, lobjet, les-

    prit observateur et lanalyse raisonne.Nanmoins, selon les interprtations de Gramsci, la figure du

    prince ou du condottierenest pas irrationnelle ; en tant que per-sonnification ou image anthropomorphique, cette figure appar-tient au domaine de la fiction, de la reprsentation idale. Leprince est simultanment lexpression et la reprsentation dumouvement collectif que la figure incarne. La personnification etla prosopope sont des tropes trs particuliers dans les tudes lit-

    traires, justement parce quils fournissent les moyens sorte demcanisme rhtorique de penser ce qui est impensable en soi.Une collectivit quelconque ne peut sans doute mme pas deve-nir le sujet dune phrase sans une opration rhtorique, sans

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    lutilisation dune figure de la pense, qui unit dans une seuleimage des individus disparates qui, au dpart, nagissent jamais

    dans le mme esprit. Dans cette optique, la personnification estlpine dorsale du langage ; cest pourtant Machiavel qui trans-pose cette mise en image dans la sphre politique. En se rfrantau symbole trope qui traditionnellement dcrivait lintgrationinbranlable entre lexpression et lexprim , Gramsci soulignelenchevtrement du protagoniste historique et de la pense quile conoit. Cette manire daborder des secteurs dune multitudeinforme, de la saisir en bloc, articule le processus de figurationpolitique qui sera le moteur de la modernit.

    Dans le discours de Gramsci, ainsi que dans son interprta-tion de Machiavel, la figuration de la collectivit va toujours depair avec la fondation politique. En refusant de sparer la thoriede ses consquences pratiques, cest--dire les interprtations deleurs implications politiques, Gramsci rclame ce processus demise en image, de figuration du corps politique, pour fonder unmouvement social. Encore une fois, il labore cette ide partirde la figure de Machiavel : Tout au long de son petit livre Ma-chiavel traite de ce que doit tre le Prince pour pouvoir conduireun peuple la fondation dun nouvel tat [] (354). De mmequun tat un stato, mot que Machiavel utilise pour la pre-mire fois dans son acception moderne est une institution fon-de, qui comprend une administration et une arme runies au-tour dun prince, de mme le peuple, personnifi par la figuredu prince qui ne lincorpore pas en chair et en os, agit comme unindividu seul pour prendre le pouvoir, pour fonder ltat nou-

    veau, mais sur dautres bases. La nouveaut du propos machiav-lien concerne le superflu de lindividu empirique : il faut imagi-ner, rendre en image, un collectif qui, en tant quimage, agitcomme une personne singulire. Dans cette perspective collec-tive, la possibilit de fonder, de concevoir la fondation comme ungeste qui rsulte des actes dun sujet, exige limage idalisedune figure immatrielle. Le prince de Machiavel, du moins pourGramsci, est autant figure que prince, mme si limage est cal-que sur le Valentinois (Cesare Borgia).

    La conscience dite moderne politique, historique, subjec-

    tive, culturelle repose sur la personnification. Elle fait partie dusdiment de lesprit et constitue un acquis idal dans un mondedont la pense est de moins en moins empirique, de plus en plus

    virtuelle. Or la personnification, la figuration collective, relve de

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    la fiction. Quant la figure du prince, les analyses de Gramscisont tout particulirement rvlatrices :

    Le procs de formation dune volont collective dtermine,pour une fin politique dtermine, se trouve reprsent nonpas au moyen de pdantes discussions et de pdantes classifi-cations de principes et de critres dune mthode daction, maispar les qualits, les traits caractristiques, les devoirs, les nces-sits dune personne concrte, ce qui permet de mettre enuvre limagination artistique de celui quon veut convaincre etce qui donne une forme plus concrte aux passions politiques.(353)

    Limage reprsente le processus de consolidation dune volontcollective parce quelle cre la possibilit de visualiser un acteurconcret, servant en quelque sorte de peau pour une masse amor-phe et sans contenant. Cette image est davantage une incarnationidale quune reprsentation simple : elle projette une forme danslesprit laquelle on peut attribuer une volont, une conscience,un visage avec des expressions motives, des bras pour saisir lesobjets du monde, des jambes pour se dplacer ou pour donnerdes coups de pied, et, bien sr, des devoirs historiques. Par

    ailleurs, limage ne se rduit pas au plan idaliste : au lieu decrer les sentiments quelle convoque, elle incarne les passionscollectives qui existent dj, mais dune faon nbuleuse. Ainsi, lapersonnification, applique au domaine politique, se montre ex-trmement efficace et surtout trs littraire ; ce qui, dans le textegramscien, est indiqu par lvocation de ses aspects artistiques .Lart, lartifice, la fiction tracent des tableaux qui excdent le relen linscrivant, qui le produisent en le saisissant. La reprsenta-tion de la volont collective prend, en mme temps, la forme

    dune criture et dune lecture ; la persona quon invente poursentir et englober les passions politiques sinsre dans une narra-tion qui se dploie historiquement. La fiction qui la vhicule con-

    vainc les lecteurs qui sidentifient avec le protagoniste principal.Tout cela au nom de la fondation ventuelle, qui occupe uneplace privilgie dans ce paradigme historique.

    Mais, comme tous les penseurs engags dans une praxis un faire contemporain , Gramsci considre le discours machia-

    vlien pour mieux cerner son prsent. Ancr dans sa contempo-ranit, il tche de dchiffrer les modalits de laction collective etfondatrice au XXe sicle. travers les sicles dlaboration socio-politique, le prince en tant que concept, figure et personnage

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    politique subit des transformations radicales. Au contraire deMachiavel, qui avait idalis la figure du prince partir dun indi-

    vidu historique afin de lui donner un sens collectif, Gramsciamorce ses rflexions un niveau plus abstrait et aborde directe-ment la question de la figuration :

    Le prince moderne, le mythe-prince, ne peut tre une personnerelle, un individu concret, il ne peut tre quun organisme, unlment complexe de socit dans lequel a commenc dj dese concrtiser une volont collective qui sest reconnue et affir-me en partie dans laction. Cet organisme est dj donn parle dveloppement historique et cest le parti politique, premire

    cellule dans laquelle se concentrent des germes de volont col-lective qui tendent devenir universels et totaux. (355-356)

    Ce prince moderne comme le XXe sicle europen et commelidologie de la modernisation que loccident exporte estdemble une figure. Pourtant cette figure, ce quelle incarne,nest que partiellement esquisse : le corps collectif jette son om-bre, mais a besoin dun visage. En somme, cest une institutionidale en voie de se fonder. Mais ds quon interroge le proces-sus par lequel se rassemblent des individus ncessairement diver-

    gents, on tombe immdiatement dans la tautologie, comme le dis-cours gramscien le dmontre. Dans le texte de Gramsci et cela

    vaut pour nimporte quel penseur qui vise la fondation poli-tique , cette multiplicit se manifeste comme un organisme, untre vivant, un corps politique. Dans cette perspective, la lecturedu prince machiavlien rvle sa ncessit en jetant les bases encore une fois dun raisonnement qui attribue une existenceorganique la collectivit.

    Nanmoins, ce discours comme tout discours est enproie ses prsupposs ; pour comprendre lampleur de cesides prconues, il est indispensable de suivre jusqu son termela logique de cette attribution figure. En voquant lorganisme,qui entame une chane invitable de figures, la possibilit de luiimputer une volont propre est solidement tablie. Cette volontcollective dj pleinement dans la figuration commence se reconnatre, se saisir comme acteur ou protagoniste. Cest laprise de conscience hglienne, histoire qui se rpte souvent et

    avec normment de facilit ; mais, dans ce cas-ci, ce nest quuncoin immanent de lesprit, savoir un parti politique qui entre-prend de refonder, de devenir ltat. Applique un ensemblehtroclite, la figure de lorganisme nie ses diffrences constituti-

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    ves pour assumer consciemment la volont qui lui est propre etqui se dvoile dans lhistoire. En tant qutre vivant, lorganisme

    grandit dans le temps ; le parti politique est sa premire manifes-tation cellulaire (et la notion de cellule reste trs prsente, mmeaujourdhui, dans les descriptions des petits groupes, units oucellules rvolutionnaires). Ces germes de la volont, ns au seinde la cellule quest le parti, passent travers une priode dincu-bation et par des stades embryonnaires de dveloppement, pourarriver la majorit, une connaissance de soi. Le parti nestquune partie de lorganisme qui le transcende en devenant enfinadulte ; dans le glissement mtaphorique de ce passage, lge

    adulte signale le moment o lorganisme devient universel, totali-sant ou, effectivement, englobant.

    En dernire analyse, je ne veux critiquer ni le discours gram-scien, ni ses intentions politiques. Mon insistance sur les proposi-tions de Gramsci, qui formulait un plan daction sociale en r-ponse sa lecture des forces politiques de son poque, porteplutt sur le paradigme conceptuel quil avance et sur la rflexionprofonde qui le caractrise. Cette conomie politique du discours,qui dpend dun emmlement indfectible entre la figuration, l-laboration imaginaire et la fondation, jouit dune hgmonie sansgale dans une modernit dont lexistence exige la constitutionde sujets collectifs, de frontires idales et relles, de territorialisa-tions massives. Les consquences de ce dispositif , en lequel fu-sionnent des lments discursifs et politiques, concernent autantla pense que laction, autant le plan idologique que la pratique.Dun ct, la figuration donne forme au sujet collectif et orienteune volont ; de lautre, le discours o sinsre la figure fournitses qualits et ses modalits daction, offrant ainsi un encadre-ment narratif et historique. Ensemble, ils sous-tendent et expri-ment les divers droulements politiques.

    Comme le montrent les affirmations gramsciennes qui exem-plifient dune manire trs prcise les implications de ce dispositifconceptuel, la figuration collective est suppose aboutir la fon-dation, la prise de pouvoir et linvestissement des structuressociopolitiques, culturelles et discursives. En un mot, lorganismemrit : il dpasse ses contraintes spatio-temporelles et devient

    universel. Dans ce contexte, la question de luniversalisme nestpas gratuite et se dvoile comme une composante essentielle duparadigme fondateur, qui continue exercer une force formida-ble sur lorganisation du savoir. Comme lattestent les multiples

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    mouvements contemporains qui visent la fondation mondialedun rgime commercial, culturel, juridique, politique et militaire,

    le thme de luniversel rmerge dans un monde en pleine muta-tion idologique. Malgr la dure de son hgmonie, il apparatque cette logique universalisante de la fondation qui est invi-tablement lie la reprsentation, la fiction, la production fi-gure na rien danachronique. Luniversel constitue une figurequi est partout et nulle part, notre poque dite plantaire oun certain discours de la fondation se rpand sur le globe entier.Mais quels sont les enjeux de la figure (notamment de lorga-nisme devenu universel) qui opre la jonction entre la fondation

    institutionnelle, mme rvolutionnaire , et le fondement de lapense?

    Sorel et la violence

    Quel que soit lisolement de Gramsci, qui consignait ses pen-ses dans de petits cahiers qui ne seront publis quaprs sa mort,ces considrations nont pas lieu dans un vide et constituent unerflexion sur les problmes sociohistoriques du XXe sicle.

    Dailleurs, sa vision de la figuration et de son efficacit politiquesarticule ce qui est devenu une partie intgrale de notre con-ception du monde. Dans la perspective actuelle, ce quil propose cet gard semble pertinent ; les interrogations spcifiques de saposition ont t entirement effaces de lhistoire de la pense. Enfait, dans ce cahier sur le prince moderne, savoir la figure duparti politique, Gramsci voque plusieurs reprises les thories deGeorges Sorel, auteur de Rflexions sur la violence2, un livre quieut un impact important sur les penseurs politiques avant la

    deuxime guerre mondiale. Llaboration du prince moderne, plusquune raction aux thories de Sorel, dveloppe certaines idesdu penseur franais et polmique contre dautres qui ne sins-raient pas du tout dans un cadre fondateur. De toute faon, Sorel

    ou plutt le fantme de Sorel tait un interlocuteur impor-tant en ce qui concerne la renaissance de la figure machiavlienneet pour linterprtation de la figuration politique en gnral.

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    2. Georges Sorel, Rflexions sur la violence, Paris, Librairie des Pages libres ,1908. Jindiquerai les pages de ce texte entre parenthses aprs les citations.Jindiquerai les pages de ce texte entre parenthses aprs les citations. Pourune version numrise de ldition M. Rivire 1921, voir ladresse URL :http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe ?O=n089698.

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    Le texte gramscien ne cache ni sa dette pistmologique l-gard de Sorel ni son mpris pour certains de ses jugements politi-

    ques. La notion de ce que jappelle ici la figure occupe uneplace privilgie dans ce livre sur la violence et Gramsci la lie ex-plicitement sa propre conception du prince : Le Princede Ma-chiavel pourrait tre tudi comme une illustration historique du mythe sorlien, cest--dire dune idologie politique [] con-ue comme une cration de limagination concrte qui travaille surun peuple dispers et pulvris dans le but den susciter et denorganiser la volont collective (353-354). En dautres termes, leprince est une ide, une personnification qui devient un point de

    rfrence idal, un point de jonction dans une idologie comprisecomme une configuration dides. Ce passage souligne nou-veau le travail de limagination, dune part, et laspect rassembleurde la figure, dautre part. La figure, littralement, fomente et cana-lise la volont collective dans une opration qui franchit le fossentre laction historique et la rflexion. Cest lide centrale queGramsci prend de Sorel et quil utilise dans sa lecture originale duprince machiavlien. Limagination, savoir le pouvoir crateur dela fiction et de ses moyens figurs, rassemble des tendances con-

    crtes et les focalise, ainsi quune loupe prend les rayons du so-leil afin den concentrer lnergie sur un point donn.

    Pourtant, la conception sorlienne a des corollaires histori-ques et discursifs dont il faut tenir compte afin dexpliciter le butrhtorique et politique du prince moderne comme productionimaginaire. Les divergences entre les prsupposs historiques deGramsci et ceux de Sorel concernent justement les modalits decet imaginaire ainsi que le rle quil joue en suscitant des effetshistoriques, des sentiments collectifs. Malgr le fait que les crits

    de Sorel visent souvent une intervention historique ponctuelle quon qualifierait aujourdhui d engage , si on peut encore utili-ser un terme si dmod , ses formulations sont trs prcises,bien que provocantes. Sa notion de limaginaire a de fortes impli-cations pratiques :

    [L]es hommes qui participent aux grands mouvements sociauxse reprsentent leur action prochaine sous forme dimages debatailles assurant le triomphe de leur cause. Je proposais denommer mythes ces constructions dont la connaissance offre

    tant dimportance pour lhistorien : la grve gnrale des syndi-calistes et la rvolution catastrophique de Marx sont des my-thes. Jai donn comme exemples remarquables de mythes ceuxqui furent construits par le christianisme primitif, par la rforme,

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    par la rvolution, par les mazziniens ; je voulais montrer quil nefaut pas chercher analyser de tels systmes dimages, comme

    on dcompose une chose en ses lments, quil faut les pren-dre en bloc comme des forces historiques, et quil faut surtoutse garder de comparer les faits accomplis avec les reprsenta-tions qui avaient t acceptes avant laction.(p. 32-33)

    videmment, la cohrence de ce que Sorel propose comme ana-lyse de la figuration ne rside pas au niveau des mots, des signi-fiants. Il faut rsister la tentation de relguer au domaine dumythe les commentaires de cet essai sur la violence sociale et sursa ncessit. Le texte ne cesse de passer du mythe limage, de

    la reprsentation la construction, tout en essayant de dcrire unprocessus de figuration qui marque, rend possible et guide desactions, tout en naboutissant peut-tre rien. En dernire ana-lyse, les affirmations de cet essai portent sur les modes de penserqui se manifestent la fois dune faon collective et individuelle.

    Dans le texte comme dans la vie, Sorel est un avocat de lagrve gnrale des syndicalistes, une prise de position radicale lpoque ; mais il la propose en tant quune image de lesprit, tout

    comme les autres images quil dclare importantes pour la conso-lidation des mouvements sociaux. Les mouvements mentionnscouvrent diverses sphres sociales, allant de la religion au com-munisme, de la politique rformatrice celle qui se dit rvolu-tionnaire. La figure de la catastrophe, de lapocalypse, traverseplusieurs de ces domaines sociaux et des mouvements essentiel-lement opposs : il ne sagit pas dune identification du groupepar rapport lide, mais plutt dune mobilisation partir des fi-gures ou des images qui ne sont pas juges sur la base de leurs

    rsultats concrets. La pense celle des mouvements de masseen particulier, mais pas exclusivement a lieu en vertu dima-ges, dont on ne peut cependant pas se dbarrasser en agissant.En fin de compte, les images ou les figures sont inextricablementattaches au faire, la possibilit de produire des effets qui nontpas de lien direct avec la figure sur le plan du contenu et de cequelle reprsente. Cest cet gard quun cart souvre entre lestatut de limaginaire dans Rflexionset le modle de personnifi-cation gramscien. Pour Sorel, ces images ne prennent pas la

    forme dune personnification dun groupe ; elles sont ncessairespour la pense spcifiquement celle qui mne laction etne peuvent pas tre rsumes par une seule figure fondatrice, parun prince moderne qui serait mtahistorique et jetterait les bases

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    intellectuelles dune prise de pouvoir un moment donn dansun futur indfini. Le mythe sorlien, figure de la pense non

    idalise et discours imagin qui garde un rapport troit lacte, nest quun moteur de laction sans en tre lorigine. Il nestpas linstauration de la volont partir de laquelle on juge lten-due et le caractre des actions historiques. Au contraire, cest unepassoire, et le courant qui y passe ne mne aucun lieu prcisou prvu. Enfin, cette conception de la pense et de son efficacehistorique rsiste au cadre de la fiction fondatrice, mme lors-quelle revendique un lien politique entre limaginaire, la fictionet laction historique.

    Cet essai philosophique sur la violence trace les contoursdune thorie gnrale de la connaissance qui est axe sur laquestion des figures de la pense et sur la fiction discursive quiles amalgame :

    Quand nous agissons, cest que nous avons cr un monde toutartificiel, plac en avant du prsent, form de mouvements quidpendent de nous. Ainsi notre libert devient parfaitement in-telligible. [] Ces mondes artificiels disparaissent gnralementde notre esprit sans laisser de souvenirs ; mais quand des mas-ses se passionnent, alors on peut dcrire un tableau, qui consti-tue un mythe social. (43-44)

    Calqu sur sa reprsentation de lopration de lesprit individuel,ce processus de figuration qui accompagne plutt que produitles effets sociaux, historiques et politiques sapplique autantaux mouvements collectifs quaux individus. Ce passage esquisseune production de limaginaire qui est devenue trs familire dansla deuxime moiti du XXe sicle. Les images qui circulent selon

    cette conomie inondent limaginaire contemporain qui, sous laforme de la publicit et de la rhtorique visuelle en gnral, pro-jette des mondes et des produits qui sont l dans un avenir trsproche si nous avons largent ou le crdit pour tre habits ettre possds. Dans une socit mondialise comme la ntre, la li-bert se dfinit en grande partie par le pouvoir dachat et par lesimages qui pntrent au fond de nos mes ; les images tablissent,de cette faon, la reprsentation de notre libert. Bien que Sorelnait pas considr la question dans cette optique, il dcrit le pro-

    cessus de figuration qui sinstalle dune faon hgmonique dansla socit technologique. Au niveau individuel, dans le passage dutexte sorlien, les images disparaissent, cdent dautres ; au-jourdhui, les images laissent souvent un rsidu matriel un

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    achat, par exemple qui prira son tour. Par contre, la miseen image lchelle collective incarne les passions dune multi-

    tude (une notion qui rappelle certains passages des cahiers deGramsci) et devient reprsentable, mmorable ; cette prsenceimaginaire fait son entre dans lhistoire en devenant un tableausocial qui exprime les tendances les plus fortes dun peuple, dunparti ou dune classe (177). Au contraire des penseurs qui mettenttoute la force politique dans un groupe historique, Sorel essaie derendre compte du processus de la consolidation collective, et sesremarques visent la conjonction de limaginaire et de lhistoire au-del de sa manifestation particulire.

    Cest dans ce sens que lessai labore une argumentation quidcrit aussi bien la formation et la cohsion momentanes desmultitudes que ltablissement dun mouvement politique qui re-

    vendique des pouvoirs fondateurs. La logique de groupe quecette exposition illustre sapplique galement un public quel-conque, un groupe mobile qui se constitue aussi bien autour decertaines questions sociales quautour de son identification cer-taines marques de voitures ou des revues lectroniques. La rti-cence de Sorel vis--vis de la reprsentation historique mane decette mme logique, bien quil nen discute pas explicitement : lareprsentation de lhistoire, en tant que tableau qui concrtise lemonde, les passions et les acteurs sociaux, tombe dj dans lima-ginaire et ne peut pas en sortir. Il faut juger cette reprsentationselon ce quelleproduit en tant que tableau, en tant quimage : Ilfaut juger les mythes comme des moyens dagir sur le prsent ;toute discussion sur la manire de les appliquer matriellementsur le cours de lhistoire est dpourvue de sens (180). La con-ception du mythe, de la figure, de limaginaire quon trouve arti-cule dans lessai de Sorel appartient la catgorie des maniresde penser (180). Comme les images, ces manires restent im-manentes ; elles ne peuvent pas transcender lhistoire, pas plusque lhistoire elle-mme ne peut dpasser ses reprsentations.

    Pour agir, il faut avoir des images dans lesprit ; mais une s-rie dimages ou de figures nquivaut pas une autre. Certainesprojections, qui ressemblent des lectures du rel , du politique,

    y compris des acteurs et de leurs rles potentiels, ouvrent plus ou

    moins de possibilits pour produire des effets et raliser quelquechose , mme si lon ne le sait pas lavance. Cette propension laction dont les fins sont imprvisibles indique clairement que lesimages ncessaires au droulement de la conscience historique

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    ne participent pas lconomie de la matrise, cest--dire de lafiction de la subjectivit, dterminante dans notre modernit. Au

    contraire, lexprience nous prouve que des constructions dunavenir indtermin dans les temps peuvent possder une grandeefficacit [] (177). De mme que pour certains rcits, certainesnarrations historiques empchent le dveloppement dune pensetransformatrice et sa mise en uvre ; de mme certaines construc-tions idales spcifiques crent des mutations tant sur le plan dela pense quau niveau de lacte. En dautres termes, la mise enimage selon Sorel naboutit pas une prise de pouvoir, commelexige le trajet idal dun mouvement qui cherche se fonder et

    suniversaliser.Labstraction de largument sorlien, ce que lauteur dsigne

    comme son penchant mtaphysique , a tout de mme des l-ments pratiques et des rpercussions concrtes. Le texte de Sorelvoque de nombreux exemples pour illustrer son raisonnementainsi quon peut le lire dans ce bref commentaire historique:

    Les premiers chrtiens attendaient le retour du Christ et la ruinetotale du monde paen, avec linstauration du royaume dessaints, pour la fin de la premire gnration. La catastrophe nese produisit pas, mais la pense chrtienne tira un tel parti dumythe apocalyptique que certains savants contemporains vou-draient que toute la prdication de Jsus et port sur ce sujetunique. (177-178)

    La puissance de limage de la fin du monde tait telle que, l-poque, les rcits apocalyptiques sont devenus un genre littraire.Mais cette projection dans lavenir qui provoquait de la peur etde lespoir en mme temps navait rien dutopique. En tantque figure du futur, lapocalypse ne dpendait pas de la volontdes croyants mais de lintervention divine. Et mme si ce momentnest pas arriv, na pas eu lieu, son image guidait laction en mo-bilisant et canalisant la passion des masses, ainsi que leur foi. Larfrence aux savants nest pas gratuite (et lhostilit gnrale deSorel lgard des savants et du savoir institutionnalis est bienconnue et trs prsente dans le livre) : ce sont eux qui voulaientrtrospectivement supprimer les autres aspects de lenseignementdu Messie, afin de donner un visage unidimensionnel la com-munaut chrtienne.

    En ce qui concerne la question de la fiction, du rapport entrela fiction et la fondation, ce jeu entre le pass et le prsent esttout particulirement mis en relief. Ds que la figure de la pense

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    se dtache du moment historique, est dpasse, la logique delaction souligne par Sorel nest plus oprationnelle. Cela expli-

    que pourquoi le modle de lesprit propos par ces rflexions surla violence demeure labri ou lcart des fondations institu-tionnelles:

    Il ny a point dpope nationale de choses que le peuple nepeut se reprsenter comme reproduisibles dans un avenir pro-chain ; la posie populaire implique bien plutt du futur que dupass ; cest pour cette raison que les aventures des Gaulois, deCharlemagne, des croiss, de Jeanne dArc ne peuvent fairelobjet daucun rcit capable de sduire dautres personnes que

    des lettrs. (139)Oriente exclusivement vers le futur, la conscience populaire et il faut encore insister sur le fait quil ne sagit pas dun groupeparticulier qui monopolise le mouvement historique ne cher-che pas des racines idales dans le pass. Le pass en tant quepass, en tant quinscription du pass enferme dans un coffre-fort et surveille par les gardiens du savoir, ne sduit pas en soi.Pour les couches populaires cest--dire celles qui, dans le vo-cabulaire sorlien, ne sont pas bourgeoises, ne sont pas au pou-

    voir , le patrimoine littraire occupe un grand jardin dans le ci-metire de la culture. Selon la conception de Sorel, le pass toutcourt ne relve que de linstitution ; pour imaginer le pass, il fautque limage sinsre dans une projection vers lavenir. Ce passagerenvoie aux narrations classiques en vertu du rle important,

    voire fondateur, de la fiction de la littrature dans lorga-nisation du savoir et dans la formation de lesprit national. Le tra-

    vail fondateur de linstitution a toujours lieu aprs coup. Parexemple, si la posie populaire devenait tudiable , savoirsanctionne comme objet dtude, elle ne serait plus dans la logi-que de laction que dcrit Sorel. Elle serait simplement une autrebrique de la fondation.

    Gramsci et Sorel

    En faisant le tour de limage sorlienne, de la figure de lapense qui se conjugue avec lacte historique, on revient notre

    point de dpart, mieux placs cependant pour interroger le rap-port entre la fiction et la fondation. Dans son essai, Sorel prsenteun dispositif de limage o lon voit comment les reprsentationsmentales projettent des fictions qui ouvrent la voie pour laction.

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    Mais ce nest pas une fondation au sens traditionnel du terme ; cetimaginaire ouvert narrive jamais se traduire dans une mise en

    place fondatrice, dans une prise de pouvoir sociale. Le titre du li-vre, Rflexions sur la violence, suggre demble les tendancesgnrales du projet sorlien qui sopposent lordre tabli, lastabilit de ltat fond et fondateur. En revendiquant la violencecomme le noyau o se lient laction et ses reprsentations socio-psychiques, la philosophie rvolutionnaire de Sorel excde lasimple provocation. Bien que le texte rempli de sarcasmes,dinsultes et dironie ait sa propre violence, sa plus grande vio-lence se produit dans sa vision du monde, celle o le dispositif

    de limaginaire confronte directement lhgmonie des institutionsde ltat aussi bien que de la pense. Effectivement, Sorel satta-que ce quil appelle la philosophie bourgeoise qui a finipar dominer lesprit moderne , selon laquelle la violence seraitun reste de la barbarie et [] serait appele disparatre souslinfluence du progrs des lumires (99). En dautres mots, cetteide historique, base sur le prsuppos du progrs et du dve-loppement humain, prvoit la disparition graduelle de la violence mesure que la raison devient de plus en plus universelle.

    Mme si, comme Sorel le remarque (cf. p. 280), le taux deviolence ne cesse daugmenter (et la violence actuelle serait pourlui inimaginable), le problme profond de la philosophie des lu-mires concerne linstitutionnalisation de la force qui se cache der-rire la douceur des grands principes. Et ce sont les institutionsqui, dans le socialisme sorlien, constituent la vraie matire de lacritique: le socialisme est une philosophie de lhistoire des institu-tions contemporaines (61). Dans ce contexte de linstitution, de lafondation, cette philosophie de lintervention historique conoit

    alors la violence selon une distinction fort importante:Tantt on emploie les termes force et violence en parlant desactes de lautorit, tantt en parlant des actes de rvolte. Il estclair que les deux cas donnent lieu des consquences fort dif-frentes. Je suis davis quil y aurait grand avantage adopterune terminologie qui ne donnerait lieu aucune ambigut etquil faudrait rserver le terme violence pour la deuxime ac-ception ; nous dirions donc que la force a pour objet dimposerlorganisation dun certain ordre social dans lequel une minorit

    gouverne, tandis que la violence tend la destruction de cet or-dre. (256-257)

    Ce face--face entre deux conceptions porte explicitement sur laquestion de la fondation, de lordre social, de ltat et de la force

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    qui est simultanment relle et symbolique, cest--dire physiqueet idologique. Dans le cadre sorlien, la violence sociale et figu-

    re donne assaut cet ordre, vise le dtruire, le mettre enmiettes. Mais cette violence nest pas exclusivement lie aux actesexcutifs, car les actes manent aussi de lordre de limaginaire.Par une attaque frontale qui espre lemporter en remplaant unestructure de pouvoir par une autre, cette violence ne dpasse pasla phase destructrice. En dfinitive, il sagit dune violence contrela fondation, utilisant tous les moyens disponibles, y comprisceux de la figure, de linterprtation historique et de la fiction.

    Ce dernier aspect de la thse sorlienne la violence d-

    chane contre le fondement institutionnel et la fondation so-ciale , a invitablement cr des controverses parmi les lecteursde ce texte. Apprcie largement pour sa conception du mythe collectif et de laction sociopolitique, la thorie de Sorel est sou-

    vent critique pour son anarchisme, et ladmiration pour sa philo-sophie de la violence est relativement mitige. Dun ct, parexemple, Walter Benjamin entre autres a t visiblementmarqu par la conception historique sorlienne et a intgr danssa philosophie les consquences pistmologiques de la violence; de lautre, Gramsci, qui a pris et rlabor la figuration collec-tive telle quelle est articule dans le texte de Sorel, tait mtho-dologiquement agac par le fait que la violence propose par So-rel ne menait rien, navait pas de but fondateur. Les cahiers deGramsci, dont les formulations sur la personnification taient monpoint de dpart, rendent explicite la problmatique, de plus enplus vidente quant ses implications.

    Comme dhabitude dans les cahiers, lapproche est pistmo-

    logique et, comme nous lavons vu, le problme tourne autourdes questions de limaginaire, de la reprsentation historique etde la fondation collective. La critique de base que Gramsciavance est simple et facilement articule : Sorel, ou plutt la phi-losophie politique quil labore, narrive pas manifester une comprhension du parti politique (354). Dans le contexte desliens entre le mot, la figure et le mouvement, cette phrase a unersonance qui excde le plan de la description. Elle constate quele mythe sorlien, fiction fournissant la reprsentation de laction

    politique collective, ne permet pas la personnification du parti, nedevient pas une figure transhistorique qui pourrait simposer sousune forme institutionnelle et mme tatique. De surcrot, Gramsci

    voit les propos de Sorel comme une activit [] de caractre n-

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    gatif et prliminaire (le caractre positif ne rsidant que dans lac-cord ralis dans les volonts associes), une activit qui ne pr-

    voit pas davoir une phase active et constructive (354-55).Cest la ngation pure dont rien ne renat. Cette destruction neprsente pas de moyens pour passer au stade de laccord des vo-lonts, ce qui est la condition exige pour la construction posi-tive . Selon Gramsci, qui pariait toute sa philosophie sur le jeu dela fondation, le positif nexiste pas autrement, cest--dire sansune transition de la destruction la construction. Ce raisonne-ment conduit une incohrence trange au niveau du discours :Sorel dcrit une activit qui nexclut pas de moment actif de

    construction. Enfin, le concept mme daction est inextricable-ment li la fondation ventuelle. Sans cet lment, lactivit estvide et sans issue et ne mrite mme pas dtre le concept que lemot revendique.

    De toute faon, si lon raisonne partir de la terre ferme, leproblme linaction rvolutionnaire de Sorel ne russit pas outrepasser les sables mouvants de la figuration. Sorel ne com-prend pas le parti politique parce que sa manire daborder la fi-guration, ainsi que les mythes ou les fictions quil soulve commepossibles, nencadre pas un accord collectif des volonts, ne pro-

    voque pas une prise de connaissance. Au lieu de devenir uneforce historique, lacteur sociopolitique dtruit, devient violent,reste un agent provocateur et rien de plus. En somme, le pro-blme de Sorel est de lordre de la figure ; sil nest pas un maladeimaginaire, il a une maladie de limaginaire. Ainsi, Gramsci sin-terroge:

    Mais un mythe peut-il tre non constructif , peut-on imaginer,

    dans lordre des intuitions de Sorel, que puisse tre producteurdefficace un instrument qui laisse la volont collective dans saphase primitive et lmentaire, celle de sa simple formation,par distinction (par scission ) mme violente, cest--dire par ladestruction des rapports moraux et juridiques existants? (355)

    Question rhtorique qui donne la rponse en posant la question :non. De mme que Gramsci nie lactivit de la destruction sansphase positive, de mme il conteste la possibilit dun mythe dune figure sociopolitique qui ne soit dj en passe de se fon-

    der. Il ne peut imaginer un producteur d efficace qui demeureen de de la construction, cest--dire en plein milieu de la vio-lence perptuelle et de la lutte contre la stabilit, lapaisementidologique et la force tablie.

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    Ce conflit insondable entre deux conceptions du mondeplace le politique et la fiction, laction historique et sa figuration,

    dans des constellations diffrentes. Pour Gramsci, le politique estfondateur par dfinition ; les projections discursives, les mondesimaginaires peupls avec des acteurs, mobilisent et conduisent lapense collective. Par contre, la philosophie sorlienne dcrit lacristallisation immdiate du collectif, les tableaux imaginaires quise concrtisent en se ralisant et les volonts qui tendent la des-truction comme fin et non pas comme moyen. Ces deux visionssociopolitiques imputent limaginaire la fiction, en loccur-rence un pouvoir important. Nanmoins, malgr toutes les di-

    vergences, les deux constellations conceptuelles ont un lmentcommun : la figuration dpend de la volont des tres humains etde leurs rassemblements, quelle quen soit la dure ou la cons-quence.

    Cest justement dans cette conjoncture quun autre lecteur desRflexions sur la violence dplace le problme sur un autre ter-rain. crits dans la priode qui spare Gramsci et Sorel, les com-mentaires de Benjamin ouvrent un gouffre pistmologique qui

    vide la figure de son volontarisme humain. Benjamin radicalise lenant qui menace le projet sorlien; soit parce quil voit les ten-dances fondatrices de toute thorie qui privilgie la volont, soitparce quil veut dgager le problme de son ancrage dans lhis-toire empirique. Son argument, qui porte sur linstitution tatiqueet sa signification pour la philosophie du droit, se termine parcette observation :

    Mais il faut rejeter toute violence mythique, la violence fonda-trice du droit, quon peut appeler violence gouvernante. Il faut

    rejeter aussi la violence conservatrice du droit, la violence gou-verne qui est son service. La violence divine, qui est insigneet sceau, non point jamais moyen dexcution sacre, peut treappele souveraine 3.

    La violence divine na pas de but, nest pas un moyen de raliserune action au nom dune fin, dun concept, dun ailleurs utopi-que. Cest lirruption de lautre absolu, nayant rien voir avec la

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    3. Pour une critique de la violence , traduction par Maurice de Gandillac,Lhomme, le langage et la culture, Paris, Denol Gonthier, 1974, cit parJacques Derrida, dans Force de loi, Paris, Galile, 1994, p. 133-135. Le livrede Derrida discute plusieurs aspects importants de lessai de Benjamin et ce,dans un cadre heideggerien.

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    volont des humains qui sont incapables de le connatreen tantque tel. Souverainet mconnaissable, tout ce qui reste faire est

    de linscrire, insigne et sceau, dans une figure. La figure de dieu,le prince benjaminien qui revient perptuellement, ne russit ja-mais concider avec la rupture provoquant sa figuration.Comme les images constituant sa constellation, la fiction ne peutpas se dbarrasser de lapocalypse quelle incorpore, toujoursjuste au-del ou en de de la fondation dont on voudrait quellesoit le support. Cet imaginaire, trop humain, lutte invitablementcontre son propre anantissement en vhiculant sans fin la vio-lence sans fond et sans raison.

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