claudel, paul - cent phrases pour Éventails

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Terebess Asia Online (TAO) Index Home Paul Claudel (1868-1955) Haï-kaï Journal II. 16 décembre 1936, p. 168. Haï-kaï : Comme un flocon de neige – Le papier a résorbé l'écriture – il n'y a plus rien. Autre : Le papier blanc comme un flocon de neige – a absorbé le sens – il reste écriture. Paul Claudel Cent Phrases pour éventails = 百扇帖 [Hyakusenchō] Composés de juin 1926 à janvier 1927 Calligraphiés par Ikuma Arishima [ 有島 ] Tokyo : Koshiba, 1927, 3 vol. (non paginé ) ; 30 x 11 cm. 3 vol. étroits in-4, leporello à la japonaise avec ais de carton recouverts de toile, peinture dorée et argentée déliables à la manière des éventails, pièces de titres sur chacun des 3 vol., l'ensemble dans chemise de toile bleue, pièce de titre, attaches en os, intérieur mouchetés de paillettes d'argent. Livres entièrement lithographiés d'après le manuscrit de l'auteur (par Koshiba). 1/50 ex. numérotés en rouge hors-commerce, d'un tirage total à 200 ex., tous sur papier Senga. La page, divisée en 3 horizontalement, présente des caractères japonais et les haïkus de Claudel. Les 172 phrases sont aussi

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Page 1: CLAUDEL, Paul - Cent Phrases Pour Éventails

Terebess Asia Online (TAO)Index Home

Paul Claudel (1868-1955)Haï-kaï Journal II. 16 décembre 1936, p. 168.

Haï-kaï :

Comme un flocon de neige – Le papier a résorbé l'écriture – il n'y a plus rien.

Autre :

Le papier blanc comme un flocon de neige – a absorbé le sens – il reste écriture.

Paul Claudel Cent Phrases pour éventails

= 百扇帖 [Hyakusenchō] Composés de juin 1926 à janvier 1927 Calligraphiés par Ikuma Arishima [ 有島⽣生⾺馬 ] Tokyo : Koshiba, 1927, 3 vol. (non paginé ) ; 30 x 11 cm.

3 vol. étroits in-4, leporello à la japonaise avec ais de carton recouverts de toile, peinture dorée etargentée déliables à la manière des éventails, pièces de titres sur chacun des 3 vol., l'ensemble danschemise de toile bleue, pièce de titre, attaches en os, intérieur mouchetés de paillettes d'argent. Livresentièrement lithographiés d'après le manuscrit de l'auteur (par Koshiba). 1/50 ex. numérotés en rougehors-commerce, d'un tirage total à 200 ex., tous sur papier Senga. La page, divisée en 3horizontalement, présente des caractères japonais et les haïkus de Claudel. Les 172 phrases sont aussi

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calligraphiées par le poète lui-même et les idéogrammes sont choisis par Yamanouchi et Yoshié ettracés par Ikuma Arishima.

PRÉFACE À CENT PHRASES POUR ÉVENTAILS de Paul Claudel

C'est le recueil de ces poëmes aujourd'hui pour la première fois après seize ans prêts à s'envoler sousnotre ciel de France, que jadis au Japon, à la recherche de leur ombre, j'ai essayé effrontément demêler à l'essaim rituel des haï kaï. Qui m'aurait permis — ce n'est pas ce pinceau déjà vibrant au plusdélié de mes phalanges, ce n'est pas ce papier offert, aussi craquant que la soie, aussi tendu que lacorde sous l'archet, aussi moelleux que le brouillard — de résister à la tentation là-bas partoutambiante de la calligraphie ? Ne suis-je pas, moi aussi, un spécialiste de la lettre ? Et la lettreoccidentale, telle qu'au fil de notre pensée elle s'intègre en mots et en lettres, n'est-elle pas dans legeste qui la lie à ses voisines quelque chose d'aussi animé et péremptoire que le sigle chinois ? Lecaractère s'imprime d'un seul coup sur l'idée et la propose, affichée, immobilisée à la correspondancede la constellation graphique qu'il évoque autour de lui. Mais la lettre dans son analyse et report sur laligne horizontale du concept imaginaire est à la fois figure et mouvement, une espèce d'enginsémantique. O, suivant sa jonction avec les autres traits alphabétiques, peut être le soleil, la lune, uneroue, une poulie, une bouche ouverte, un lac, un trou, une île, un zéro, — la fonction de tout cela. Ipeut être un dard, l'index tendu, un arbre, une colonne, l'affirmation de la personne et de l'unité. M estla mer, la montagne, la main, la mesure, l'âme, l'identité. Et si de toutes ces bouches et barresajoutées nous formons un mot, quel idéogramme plus parfait que cœur, œil, sœur, même, soi, rêve,pied, toit, etc. ? Le mot chez nous (qui signifie : acquis par le mouvement) est un ensemble obtenu parune succession. Il vibre encore, il émane encore dans cet arrêt du blanc qui le limite l'allure de la mainqui l'a tracé. On assiste à l'élan qui a noué les anneaux de cette chaîne. On va dans une direction quiest de gauche à droite, et la main, une ligne sous l'autre ligne, reprend inlassablement le même trajet.Le poëte va dans la direction de son lecteur, puis revenant vers lui-même, comme la plume à l'encrier,il recommence le parcours.

Seulement le papier est lisse, les lettres, penchées toutes en avant, créent une espèce de pente quientraîne, et le poëte bientôt, s'il ne surveille pas sa monture, qui est cette plume effrénée entre sesdoigts, ne s'occupe plus que du but et non pas des vestiges que laisse derrière lui sa course.

Mais qu'à la plume il ait substitué le pinceau, tout change ! À l 'attelage incliné des trois doigts et dustyle se substitue une attention verticale. À la vocalise continue une analyse lettre à lettre. Le mot,lentement dessiné et perpendiculaire à l'œil, dégage le sens total des diverses efficiences qu'il coagule(et dans ce mot même que je viens d'écrire, est-ce que l'encre ne fait pas briller aux yeux du lecteurune triple goutte ? ). Le poëte n'est plus seulement l'auteur, mais comme le peintre, le spectateur et lecritique de son œuvre, au fur et à mesure qu'il se voit lui-même en train de la réaliser. Sa création sefait sous ses yeux au ralenti. Il a le temps. Dès lors, pourquoi la contrainte extérieure et mécanique dupapier et de la prosodie ? Laissons à chaque mot, qu'il soit fait d'un seul ou de plusieurs vocables, àchaque proposition verbale, l'espace — le temps — nécessaire à sa pleine sonorité, à sa dilatation dansle blanc. Que chaque groupe ou individu graphique prenne librement sur l'aire attribuée l'habile positionqui lui convient par rapport aux autres groupes. Substituons à la ligne uniforme un libre ébat au sein dela deuxième dimension ! Et puisque c' est la pensée seule par une espèce de choc en retour qui solidifieles successifs éléments du mot, pourquoi ne pas retarder quand il le faut par un espacement calculé la

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résolution du noir caillot intellectuel et prolonger l'insistance de l'appel qu'il articule ?

Le poëme lui-même s'inscrit sur deux colonnes parallèles, la marge étant réservée à ce qu'on peutappeler titre ou racine ou exclamation.

Brangues, 25 juin 1941*

* Bien entendu je fais appel à l'indulgence du lecteur pour un calque typographique forcément imparfait. 1952.

phrase 20

Traduction des idéogrammes: Hana: fleur. Moroi: fragile.

phrase 22

Traduction des idéogrammes: Meimoku: fermer les yeux.

phrase 23

Page 4: CLAUDEL, Paul - Cent Phrases Pour Éventails

Traduction des idéogrammes: Ware: moi, je. Aru: être.

phrase 26

Traduction des idéogrammes: Hana: fleur. Kieru: disparaître.

phrase 45

Page 5: CLAUDEL, Paul - Cent Phrases Pour Éventails

Traduction des idéogrammes: Mekura: aveugle. Yami: obscurité.

phrase 80

Traduction des idéogrammes: Token (autre nom de hototogisu): coucou.

phrase 87

Page 6: CLAUDEL, Paul - Cent Phrases Pour Éventails

Traduction des idéogrammes: Ogi: évantail. Dan: dialogue; raconter.

phrase 93

Traduction des idéogrammes: Kei: torrent. Minamoto: source.

phrase 100

Page 7: CLAUDEL, Paul - Cent Phrases Pour Éventails

Traduction des idéogrammes: Kon: aujourd'hui. Myô: demain.

phrase 101

Traduction des idéogrammes: Moku: silence. Toki: temps.

phrase 130

Traduction des idéogrammes: Ume: prune. Kome: riz.

phrase 170

Page 8: CLAUDEL, Paul - Cent Phrases Pour Éventails

Traduction des idéogrammes: Mizu: eau. Rei: âme.

phrase 171

Traduction des idéogrammes: Kami: dieu. Kagami: miroir.

Cent Phrases pour éventails (DOC)1. " Tu m'appelles la rose "2. " Au cœur de la pivoine blanche "3. " Glycines "4. " Glycine, cèdre "5. " Jizô sur son piédestal "6. " Une pauvre prière "7. " Comme un tisserand "8. " O tzuki sama "9. " Tas de pierres "

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10. " La nuit "11. " La journée a été brulante "12. " Approche ton oreille "13. " Dit Dieu "14. " La pivoine "15. " Cette nuit il a plu "16. " Cette nuit dans mon lit "17. " Cette ombre "18. " Je suis venu "19. " Rougeur "20. " Seule la rose "21. " Un certain rose "22. " Une odeur "23. " Nous fermons les yeux "24. " Voyageur ! "25. " La rose n'est que la forme "26. " Nous rouvrons les yeux "27. " Éventail de la parole "28. " La rose "29. " Une rose d'un rouge si fort "30. " Une pivoine aussi blanche "31. " La neige "32. " Au travers de la cascade "33. " Au son de la flûte "34. " Moins la rougeur "35. " Le marcheur solitaire "36. " Comment vous parler de l'automne "37. " L'œil sous la ligne "38. " Derrière la ligne "39. " Avant que le premier éclair "40. " L'encens comme ce vers "41. " De l'encens il ne reste "42. " Dans la forêt "43. " Ah ! le monde est si beau "44. " Jizô, mettez- lui deux cailloux "45. " Nuit au sein de la nuit "46. " La petite maman "47. " Pas mes épines "48. " Accroupi près du bocal "49. " Quand je suis à genoux "50. " Les deux mains derrière la tête "51. " Je salue Monsieur mon Enfant "52. " Le camélia rouge "53. " Un rayon de soleil "54. " Le camélia panaché "55. " Trébuchant sur mes sandales de bois "56. " Dans la lune morte "57. " Plus d'inspiration "58. " Des deux doigts "59. " Le vieux poëte "60. " En haut de la montagne "61. " Au point du jour "62. " Il apparaît un dieu "63. " Dans le brouillard "

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64. " La prêtresse du Soleil "65. " Pour adorer le Soleil "66. " Les premiers dieux "67. " D'un côté du lac "68. " Je salue en Monsieur mon Enfant "69. " De la grande plaine des roseaux "70. " Vite une larme "71. " L'empereur ermite "72. " Entre ce qui commence "73. " Paravent "74. " Toute la nature "75. " Kwannon "76. " Je conserverai cette belle journée "77. " Éventail "78. " Fin d'août "79. " Celui qui ne regarde pas l'azalée "80. " Le coucou "81. " À l'un des bouts "82. " Voile d'un petit bateau "83. " Éventail ce ruban "84. " Je tiens l'année "85. " Éventail dans la main du poëte "86. " L'automne "87. " Dialogue "88. " Éventail je puise l'air "89. " Non pas trois mots noirs "90. " En hiver un instant "91. " Les iris pour m'amener jusqu'ici "92. " Les iris indéfiniment "93. " J'écoute le torrent "94. " L'étoffe du monde "95. " Tant de choses diverses "96. " Le ruisseau devant et derrière moi "97. " L'idée contre l'idée "98. " Au plus profond de la forêt "99. " Dans la noirceur "

100. " Entre le jour et la nuit "101. " Chut ! "102. " Je suis en pourparlers "103. " Une belle journée d'automne "104. " Fenêtre au lever du soleil "105. " Le cèdre et la glycine "106. " Un fût énorme et pur "107. " Cèdre, je gémis "108. " Un poëme qui roule de tous côtés "109. " Il faut qu'il y ait "110. " Brûlure en moi "111. " Tout autour du poëme "112. " Au centre de la pivoine "113. " Cette abeille qui se meurt d'amour "114. " Aucun nombre "115. " Encre sève de l'esprit "116. " Que le souffle de l'éventail "117. " Par toutes les routes "

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118. " Le Fouji, l'ange "119. " Le Fouji à une hauteur "120. " Le Fouji là-haut "121. " Quatre heures du matin "122. " Quatre heures du soir "123. " Sous les pieds de la Lune "124. " Comprends cette parole "125. " J'écoute à mon oreille "126. " Ride "127. " Lève-toi assez tôt "128. " J'ai aux poissons muets émiettés "129. " Pour donner au riz "130. " Une prune salée "131. " Cette fleur jaune et blanche "132. " Le Japon "133. " Creuse ce jardin "134. " L'amour et l'encens "135. " Avec une brique "136. " J'ai respiré le paysage "137. " Guéri de la mer "138. " Les îles autour de moi "139. " À la fatale trompette "140. " Je danse sur le monde "141. " La danse du printemps "142. " Encre joie "143. " L'encre n'est que de l'or "144. " La rivière sous les feuilles "145. " La nature en grands vers "146. " L'arbre de la chair "147. " Une vapeur d'or "148. " Bruit de l'eau "149. " La pluie peu à peu "150. " Dans une écuelle de terre "151. " Après un long voyage "152. " Temple "153. " Départ "154. " Sur une planche "155. " Le souvenir déjà "156. " Un pin la mer "157. " Il a plu "158. " Éventail c'est l'espace "159. " Sur l'eau brune et trouble "160. " Non, non une cloche "161. " Oui, oui de l'autel "162. " C'est le messager "163. " Œil oreille "164. " L'automne au-dessus du ruisseau "165. " Apprends que l'or "166. " La goutte d'eau "167. " La rose est plantée "168. " Verse un vin pur "169. " Entre ces paupières "170. " Dieu une seconde "171. " Le miroir Shintô "

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172. " Si l'on veut me séparer "

Bibliographie de Cent Phrases pour éventails

Éditions:

Edition critique et commentée de Cent Phrases pour éventails de Paul Claudel, par MichelTruffet, comportant la reproduction en fac-similé de l'édition originale japonaise, Paris, LesBelles Lettres, 1985, Centre de recherche Jacques-Petit (Littérature française XIXe et XXesiècles), vol. 42, Annales littéraires de l'université de Besançon, volume 310.

Cent Phrases pour éventails, Paris, Gallimard, " Poésie ", 1996.

Bibliographie critique:

D'Angelo, Paola, Lyrique japonaise de Paul Claudel, Paris, 1992, Thèse de Littératurecomparée, sous la direction de M. Brunel, à l'Université de Paris IV-Sorbonne.

Hue, Bernard, Littératures et arts de l'Orient dans l'œuvre de Claudel, Paris, Klincksieck,Publications de l'Université de Haute-Bretagne, t. VIII, 1978.

Peyré, Yves, Peinture et poésie, le dialogue par le livre, Paris, Gallimard, " Livre d'art ",2001.

Postel, Philippe, " Stèles mystérieuses, éventails mystiques ", dans Bulletin de la SociétéPaul Claudel, n° 171, 3e trimestre, octobre 2003, pp. 13-44.

Bei HUANG : Le mouvement et la fixation : la pratique claudélienne de lacalligraphie dans Cent phrases pour éventail, Bulletin de la Société Paul Claudel, n°196. pp. 51-63. http://www.paul-claudel.net/bulletin/bulletin-de-la-societe-paul-claudel-n°196

YIN Yongda, « L'Idéogrammaticité de Stèles et la plasticité de Cent Phrases pouréventails » RiLUnE (Revue des Littératures de l'Union Européenne), n. 8, 2008, p. 129-143. http://www.rilune.org/mono8/12_Yin.pdf

Xiaofu DING « Cent phrases pour éventails ou un graphisme poétique : Claudel etl'art calligraphique » (PDF)Paul Claudel Papers, Vol 3, No 1 (2005) p. 47-58.

Machiko KADOTA « L'image de l'eau chez Paul Claudel et dans ses Cent Phrasespour éventails » (PDF)1991

Cent Phrases pour éventails par Philippe Postel, Université de Nantes

La publication de Cent Phrases pour éventails est en réalité l'aboutissement d'un processus dans lequel

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on peut distinguer quatre étapes au cours desquelles l'esprit du recueil a sensiblement évolué. Les troispremières publications se font au Japon et ne relèvent pas, dans l'esprit de Claudel, du commerce àproprement parler (voir dans la bibliographie Michel Lefèvre, Entretien avec Paul Claudel, p. 114).Après avoir collaboré avec le peintre japonais Tomita Keisen (1879-1936) à propos du poème intitulé"La Muraille intérieure de Tokyô" (ou "Les Douze Vues de la Muraille intérieure" ou "Poèmes au verso desainte Geneviève", ou encore en japonais " Kojo-ju-ni-kei ", 1922), Claudel décide de prolonger cemode de travail qui allie un peintre et un poète en concevant pour la première fois le 6 juin 1926 des"phrases" (voir Journal, t. I, p. 721) qu'il continuera de composer jusqu'en janvier 1927. Il publie toutd'abord Souffle des quatre souffles (octobre 1926, 200 exemplaires ainsi que 2 exemplaires d'auteur et3 exemplaires de grand luxe, titre japonais : Shi-fu-jô). Il s'agit de quatre poèmes (phrases 69, 106,16 et 63 du recueil définitif) écrits au pinceau de la main de Claudel, juxtaposés à quatre dessins àl'encre de Chine et à l'aquarelle de Tomita Keisen, le tout disposé sur la forme d'un éventail en papierde lin bistre de 20, 3 cm sur 52, 8 cm. L'inspiration est multiple: le "livre de dialogue" entre un peintreet un poète dans la tradition occidentale (voir Yves Peyré, Peinture et poésie), mais aussi, bienévidemment, certaines traditions picturales dont Tomita Keisen est spécialiste — la peinture des lieuxcélèbres (meishô-e), de paysages (fukô-ga), de fleurs et d'oiseaux (kachô-ga), des quatre saisons(shiki-e) et naturellement la peinture pour éventails (senma-ga) —, et plus généralement la "peinturelettrée". Souffle renvoie également au genre du haïku, considéré en Occident comme représentatif dela culture japonaise, tant du point de vue de la structuration globale du recueil divisé en quatre saisonsque du point de vue de la structure singulière des phrases qui, outre la brièveté qui les définit,comportent bien souvent deux des caractéristiques formelles du haïku, le "mot-saison" (kigo) et, àtravers ce que Claudel nommera "l'exclamation" dans la préface du recueil définitif, le "mot-césure"(kireji).

Mais, dans le même temps, Claudel a composé d'autres "phrases" qu'il avait écartées de sa sélectiondes 4 poèmes de Souffle. Il reprend donc le projet en lui donnant un premier infléchissement: ce sontles Poëmes du Pont-des-Faisans publiés le mois suivant (novembre 1926, titre japonais: Chiketsu-shû),qui comportent, outre les quatre dessins-poèmes de Souffle, d'une part 16 poèmes de la main deClaudel mais présentés seuls sans dessin en regard (ce qui élève le nombre de poèmes à 20) et d'autrepart 16 dessins de Tomita Keisen, également séparés, le tout constituant 36 éventails. Le fait deséparer les dessins japonais des textes français éloigne l' esprit de la publication de l'idéal de fusionentre les caractères ou lettres du poète et les traits du peintre, idéal de la peinture lettrée. Claudels'oriente vers un autre projet que les conférences publiées dans ces années (en particulier"Idéogrammes occidentaux" de 1926 et les autres textes des Œuvres en prose mentionnés dans labibliographie) précisent et que le dernier état du recueil, Cent Phrases pour éventails, fixe.

Cent Phrases pour éventails (1927, édition Koshiba, titre japonais: Hyaku sen chô, littéralement"recueil ou cahier de cent éventails"), tout d'abord publié au Japon, repose sur le principe de"l'émulation" (voir préface) : il ne s'agit plus de fondre deux pratiques, peinture (japonaise) et poésie(française), mais de faire aussi bien (en français) que les poètes-calligraphes japonais ou chinois. C'estpourquoi Claudel dispose en regard d'un côté deux kanji (idéogrammes chinois empruntés par lalangue japonaise), choisis par "messieurs Yamanoushi et Yoshié", et tracés par le calligraphe IkumaArishima, et de l'autre une "phrase", avec le plus souvent, une ou quelques lettres occidentales faisantincursion du côté japonais. Le dessin a donc disparu, puisqu'on ne cherche pas à dire la continuitépossible entre la chose (représentée globalement dans le dessin) et le mot, mais à prouver que leslettres, les mots et les "phrases" françaises, comme les idéogrammes tels que Claudel et son époqueles conçoivent, peuvent comporter en eux-mêmes cette continuité, à condition de créer un artcalligraphique propre aux lettres occidentales. Par ailleurs, le recueil se présente comme un livred'Extrême-Orient, sous la forme de trois accordéons de papier de 29 cm sur 10 cm, placés dans une"boîte de toile grise mouchetée d'or à fermeture d'ivoire" (Truffet, Edition critique, p. 18). Enfin, CentPhrases pour éventail comporte non pas 100, mais 172 poèmes où la structuration initiale selon lessaisons n'est plus visible, mais où l'on peut déceler une logique d'expansion conformément au principede 'l'imitation " de la nature que Claudel associe à l'artiste japonais, par opposition à la "copie" (voirConnaissance de l'Est, "Çà et là").

Quinze ans après l'édition japonaise, Claudel décide de publier de façon plus large le recueil, chezGallimard, en 1942. Il ajoute alors une préface signée de Brangues, le 25 juin 1941.

Le contenu du recueil trouve dans la plupart des cas son origine dans une expérience directe dontClaudel consigne parfois la trace dans son Journal, pour ensuite travailler ce matériau brut jusqu'à laformulation de la "phrase". Claudel puise son inspiration dans le séjour au Japon en tant

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qu'ambassadeur, entre novembre 1921 et février 1927 (ce qui explique le titre choisi pour le secondrecueil, les Poëmes du Pont-des-Faisans, qui renvoie au nom de la résidence de l'ambassadeur deFrance à Tokyo). Mais ce sont surtout les voyages effectués à l'intérieur de l'archipel nippon qui ontnourri l'imaginaire de Cent Phrases pour éventails, essentiellement les séjours d'été (juillet-août 1922,juillet 1923 et juillet-août 1926) à Chuzenji-ko, site célèbre composé d'un lac, de temples et du montNantaï, et encore davantage la croisière dans la Mer Intérieure en avril-août 1926, qui se poursuit dansle Yamato, par la visite de Nara, de Kyoto, où il retrouve son ami peintre Tomita Keisen, et qui setermine par un dernier séjour à Chuzenji-ko. Ce voyage donne du reste lieu à trois textes qui éclairentl'esprit dans lequel les Cent Phrases ont été composées : Le Poëte et le vase d'encens, Le Poëte et leshamisen et Jules ou l'homme aux deux cravates. Par ailleurs, les voyages qu'il a faits en Indochine, enparticulier la visite des temples d' Angkor au Cambodge les 3 et 4 octobre 1921, puis un nouveauvoyage en février 1925 (voir Journal, t. I, p. 522 et passim.), sont aussi à l'origine de certainesphrases, celles où il est question de serpents, de nagâs ou d'hydres par exemple.

La publication occupe les derniers mois du séjour de Claudel dans un pays dont il a dit qu'il n'était pasloin du paradis. On peut donc considérer l'ouvrage comme un hommage au Japon, hommage dansl'esprit et dans la forme. En effet le recueil met en scène un Japon lumineux et glorieux, mais de plus,comme nous l'avons vu, il emprunte à plusieurs traditions propres au Japon, ou du moins à l'Extrême-Orient : le haïku, certaines traditions picturales extrême-orientales, la calligraphie, ainsi qu'un certainrapport à la nature et au monde (que Claudel nomme l'ahité, en japonais mono no aware). Toutefois, ilne s'agit pas pour Claudel de renoncer à son identité de chrétien occidental. L'esprit des Cent Phrasespour éventails, nous l'avons dit, est celui de "l'émulation " : le recueil est un défi lancé par un poèteoccidental à la tradition extrême-orientale sur un terrain qui lui semble a priori réservé, la calligraphie.Enfin, le Japon paradisiaque n'est somme toute qu'une belle image, un reflet, une "allusion" à la véritéultime chrétienne : on peut lire en effet un parcours spirituel proprement chrétien dans le recueil (voirPhilippe Postel, "Stèles mystérieuses, éventails mystiques").

Marianne Simon Poëmes du Pont-des-Faisans Notice http://www.um.u-tokyo.ac.jp/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/INTRO_F.HTM

On s'est appuyé ici sur l'introduction de Michel Truffet à son édition critique du fac similé de Centphrases pour éventails de 1927, publiée en 1985 par le Centre de recherches Jacques Petit, vol. 42,Annales Littéraires de l'Université de Besançon.

Composé par Paul Claudel à Tokyo de juin 1926 à janvier 1927, le recueil que nous connaissonsaujourd'hui sous le titre de Cent phrases pour éventails a connu plusieurs versions successives, dontles éditions courantes actuelles laissent rarement soupçonner l'intérêt.

Dans sa première version, intitulée Souffle des quatre souffles, le recueil se composait d'une enveloppecontenant quatre éventails ayant pour thème les quatre saisons du Japon, qui portaient chacun unephrase calligraphiée de Claudel, une illustration par le peintre Keissen Tomita, avec une traduction enjaponais des phrases de Claudel.

La seconde version, intitulée Poëmes du pont des faisans, et datée de 1926, est la dernière que Claudelverra paraî tre au Japon avant son départ. On sait que le poète avait d'abord songé au titre Poèmes dela maison des faisans: « c'est le nom du local occupé par l'Ambassade de France à Tokyo», précise-t-ildans une note. (1) Cette version est d'une tout autre ampleur que la précédente, puisqu'elle réunittrente-six éventails de papier (55cm de longueur aux pointes extrêmes et 21cm de largeur aux bordsobliques ) , contenus dans un emboî tage de toile bleue (64x38cm) , fermé par des aiguilles d'ivoire.Quatre d'entre eux sont directement repris de Souffle des quatre souffles, et associent une phrase etson illustration. Claudel y a ajouté seize nouvelles phrases, séparées, et Keissen Tomita seize images,séparées elles aussi. Le recueil a été tiré à 240 exemplaires, 40 avec les illustrations rehaussées encouleurs, 200 avec quatre illustrations en couleurs, les autres bistre. C'est un exemplaire de ce derniertirage qui est conservé à l'Université de Tokyo, et présenté ici.

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La troisième version, publiée en 1927 après le départ de Claudel, se présente sous la forme de troisaccordéons de papier, qu'on feuillette de droite à gauche, réunis dans un emboî tage. Elle reproduitcent soixante-douze phrases manuscrites, et des idéogrammes calligraphiés par Ikuma Arishima, etporte pour la première fois le titre de Cent phrases pour éventails.

Les éditions suivantes, à partir de 1942, reprendront cette dernière version, remplaçant le texte deClaudel par une transcription typographiée. Les versions antérieures à 1927 se trouvent ainsidifficilement accessibles, réservées aux heureux possesseurs de ces oeuvres devenues rares. Laseconde version, Poëmes du pont des faisans, est aujourd'hui proposée à un plus grand nombre.

Après la Chine, l'Europe et le Brésil, Claudel est nommé ambassadeur au Japon. Il y arrive ennovembre 1921, et en repartira en février 1927. Au moment où il compose son recueil, son séjour auJapon touche donc à sa fin, et l'on peut légitimement y lire un hommage de « l'ambassadeur-poète» aupays où il vient de passer plus de six ans. La collaboration avec un artiste japonais, la forte mise envaleur de la matérialité du livre, le choix de l'éventail, de l'écriture manuscrite, de l'emboî tage, ouencore, dans le texte même, la récurrence de termes renvoyant à la réalité ou à l'art japonais,témoignent tous de l'univers dans lequel fut élaboré le recueil. Mais hommage n'est pas soumission.L'émulation, « si franchement revendiquée par le poète confronté aux rituels scripturaux de l'Orient»,(2) ne doit pas induire en erreur. L'ambition de Claudel n'est pas d'imiter, d' adapter ni même detransposer la poésie japonaise en français. « Ce petit livre s'inscrit trop clairement dans un réseaucohérent de réflexions et d'expériences pour n'être qu'une oeuvrette marginale. Si nous le situons dansun contexte moins occasionnel que le séjour d'un ambassadeur de France en poste à Tokyo, si noussavons déceler dans ses expériences formelles et sa variété thématique la gravité persistante d'unerecherche maintes fois exposée, la japonerie élégante et fantaisiste répond à un projet plus ambitieuxque l'acclimatation amusée d'un exotisme». (3)

Claudel, avec Cent phrases pour éventails, a voulu fabriquer un livre, à la fois objet physique et « enginmétaphysique». (4) Objet physique ou l'énoncé soit inséparable de son support et des conditions de saréception, engin métaphysique aussi, puisque le visible n'est jamais que signe de l'invisible. Lacompositon de Cent phrases pour éventails est contemporaine des réflexions de Claudel sur le livre,réunies dans La philosophie du livre entre autres, et le soin apporté par le poè te à la confectionmatérielle de son oeuvre témoigne de son souci de construire un livre total, à partir d'élémentsdifférents mais rendus indissociables.

L'écriture d'abord. Tracée au pinceau, corporelle, intime, elle oblige le lecteur à un déchiffrement, etrappelle ses liens avec l'idéographie. « L'écriture ( ... ) joue un grand rôle, car en français comme enchinois la forme extérieure des lettres n'est pas étrangère à l'expression d'une idée» , écrit Claudeldans un texte conservé dans ses archives. (5) Pas encore mise en regard de véritables idéogrammes,comme dans l'édition de 1927, chaque phrase s'impose cependant comme un tracé dont les formesfont sens. La plus ou moins grande épaisseur des traits, la disposition des mots dans l'espace de «cette aile qu'est l'éventail, toute prête à propager le souffle» (6) et, plus spectaculaire encore, lacoupure des certains mots à un endroit inattendu, transforment la lecture du texte en aventure del'esprit et de la parole. « Si par une amusette typographique ( ... ) je coupe le mot ailleurs qu'àl'articulation des syllabes, il en résulte une espèce d'hémorragie du sens inclus.» (7) Au lecteur derecoller cet « Osiris typo-graphique» . (8) de « voir et (de) penser ce qu'il était en train seulement delire» . Regard et parole ne sont plus séparés: c'est l'apparence des mots qui crée « la tension de l'espritqui les profère» . (9) La peinture ensuite. Les illustrations de Keissen Tomita, tantôt séparées, tantôtreproduites sur le même éventail que le texte, ont leur style propre. Essentiellement peintures de Jizoou de paysages, réalisées au lavis, elles témoignent, par la récurrence d'éléments graphiques outhématiques, d'une cohérence qui leur est particulière. Mais l'univers poétique de Claudel et le mondepictural de Keissen Tomita ne sont pas juxtaposés; ils s'entre-croisent et dialoguent, soit quel'illustration reprenne certains mots du texte claudélien, Jizo, lune brouillard, soit qu'elle propose, avecses moyens propres, une interprétation graphique des relations entre le blanc et le noir, entre le vide etle plein, auxquelles le poète aussi réfléchit.

L'écriture, la voix et la peinture ne sont donc pas redon-dantes. Elles ne se recoupent quepartiellement, et il faut plutôt envisager leurs relations comme une superposition mouvante etcomplexe de plusieurs rythmes: « rythme gestuel et organique de la calligraphie; rythme formel de laspatialisation; rythme élocutoire de la dispersion textuelle et de la dislocation verbale; rythmeintellectuel même, de la récurrence des motifs...». (10) On voit bien alors le rôle confié au lecteur: à luide lier le signifiant et le signifié, le texte et l'image, à lui de donner sens à l'alternance des phrases et

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des illustrations, à leur répartition, mais aussi à l'ordre dans lequel les éventails doivent, ou peuvent,se succéder. A lui de faire de cet objet qu'est Poëmes du pont des faisans un livre.

Notes (1) Paul Claudel, OEuvre poétique, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p1149. (2) Michel Truffet, Introduction, op.cit ., p19. (3) Ibid, p16. (4) Ibid, p19. (5) Ibid, p144. (6) Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, préface à l'édition de 1942. oeuvre poétique, coll.Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p699. (7) Paul Caudel, oeuvres en prose, coll. Bilbliothèque de la Pléiade, 1965, p6. (8) Ibid. (9) Michel Truffet, op.cit., p38. (10) Ibid, p39.

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Paul Claudel. Souffle des quatre souffles : Quatre phrases sur les quatre saisons du Japon... avec 4dessins de Keissen Tomita [ 富⽥田渓仙 ] > http://www.um.u-tokyo.ac.jp/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/IMAGES/4/INDEX.HTM

16 éventails retouchés par Paul Claudel > http://www.um.u-tokyo.ac.jp/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/IMAGES/2/INDEX.HTM

16 éventails retouchés par Keissen Tomita [ 富⽥田渓仙 Tomita Keisen ] > http://www.um.u-tokyo.ac.jp/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/IMAGES/3/INDEX.HTM