claude tresmontant introduction a la theologie chretienne

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Claude Tresmontant

Introduction la Thologie chrtienne

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INTRODUCTIONLe christianisme est une doctrine, parmi d'autres, qui sont actuellement vivantes sur notre plante: le bouddhisme, le taosme, le confucianisme, le judasme, l'islam, le marxisme, et quelques autres. Comme toute doctrine, le christianisme a un contenu, ce qu'on peut appeler, dans le langage moderne, un contenu d'information, qui est susceptible d'tre communiqu, enseign, expliqu aussi. Nous nous proposons, dans le prsent ouvrage, d'introduire la connaissance de cette doctrine des lecteurs qui ne la connatraient pas, qui dsireraient savoir en quoi elle consiste, et qui ne se refusent pas priori fournir un effort pour comprendre des notions techniques, effort analogue celui qui est requis pour s'initier aux mathmatiques modernes, la physique, la biologie ou toute autre discipline scientifique. Une maladie qui svit parmi les chrtiens, aujourd'hui, nous aurons souvent l'occasion de le vrifier consiste dans le refus de prendre en considration le contenu de la doctrine chrtienne, et de se donner la peine de l'tudier. Ils rpugnent obstinment faire l'effort ncessaire pour comprendre des notions thologiques qui sont de caractre technique, ou, disons mieux, scientifique. La maladie gnralise parmi les chrtiens en cette seconde moiti du xxe sicle, c'est qu'ils confondent le christianisme avec une certaine forme d'affectivit, ou de sentiment, d'ailleurs assez mivre. Pour chapper cette sentimentalit, ils se prcipitent aujourd'hui dans l'action politique. Mais ils veulent absolument ignorer que le christianisme est d'abord une science, une connaissance certaine, bien fonde, justifie, et que, comme toute science, celle-ci peut s'enseigner et s'apprendre. Il suffit de faire l'effort ncessaire. Eh bien non ! Les chrtiens d'aujourd'hui veulent bien apprendre toutes les sciences, depuis les mathmatiques et la physique jusqu'aux sciences dites humaines. Mais la thologie chrtienne, ils ne veulent pas l'apprendre. Ils contestent mme qu'elle soit une science. Ce n'est pas d'ailleurs qu'ils y soient alls voir. Mais cela se dit, et donc cela se rpte, depuis un sicle. A la suite du positivisme et du nopositivisme, la suite du kantisme et du nokantisme, il est entendu parmi les chrtiens instruits que la thologie n'est pas une science. Il n'y a donc rien apprendre. Le christianisme concerne le " cur " et non pas la raison. C'est l que se trouve l'erreur de base. Le christianisme est aujourd'hui entour, envelopp par une haie de malentendus et de contresens. La haie des malentendus et des contresens, des quiproquos, est si haute et si touffue, que pratiquement, avec la meilleure volont du monde, un esprit form aujourd'hui aux sciences positives ne peut plus comprendre ce qu'est le christianisme. Il ne peut plus entrer dans l'intelligence du christianisme, moins qu'on ne lui explique terme terme, concept par concept, ce que signifient les principales propositions qui constituent le corps de la doctrine chrtienne. C'est ce travail tout fait lmentaire que nous voulons essayer de nous appliquer. Le christianisme est une doctrine apparente au judasme et l'islam. Nous n'avons pas exposer ici ce que sont le judasme et l'islam : des spcialistes s'en chargent. Il faut simplement que le lecteur, ignorant en ces domaines, sache que le judasme actuel, le christianisme actuel, et l'islam, drivent d'un tronc commun, qui est le monothisme hbreu, lequel apparat dans l'histoire, notre connaissance, avec cette migration qui s'est effectue vers le xix e ou xviiie sicle avant notre re, et qui nous est connue par le nom dAbraham1.1 Sur les origines du monothisme hbreu qui est le tronc commun du judasme, du christianisme et de l'islam, voir

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Le judasme actuel, le christianisme et l'islam sont trois espces de monothisme, qui drivent d'une souche commune. Le judasme, le christianisme et l'islam comportent des lments communs, un fonds commun, qui s'explique par leur origine commune : le monothisme hbreu. Dans la premire partie de notre ouvrage, nous exposerons brivement ce qui est commun au judasme, au christianisme et l'islam : la doctrine de Dieu, la doctrine de la cration, la doctrine de la rvlation. Dans la seconde partie et les suivantes nous exposerons ce qui est propre au christianisme : la doctrine de l'incarnation, la thologie trinitaire, etc. Le christianisme est une doctrine qui se dfinit elle-mme : I. Par la bibliothque hbraque2 des livres considrs comme inspirs par le judasme et par le christianisme. Le christianisme a donc en commun avec le judasme cette bibliothque qui est l'uvre des prophtes, des historiens et des sages hbreux. Elle remonte, pour ce qui est de la tradition orale, jusqu' Abraham, et, pour ce qui est de la mise par crit, sans doute aux alentours du Xe sicle avant notre re. Elle achve de se constituer vers le ive sicle avant notre re. 2. Une bibliothque qui est propre aux chrtiens : les livres rassembls, runis, dans cet ensemble que l'on appelle aujourd'hui " nouveau testament3 ". C'est l, c'est dans ces deux bibliothques, que se trouve inscrite " linformation " qui constitue l'essence, la substance et la nature du christianisme. C'est ces deux bibliothques que les docteurs chrtiens, travers les sicles, et les assembles de docteurs chrtiens, se rfrent pour tablir, pour dfinir, pour formuler ce qu'ils pensent. Si le christianisme, pour nos contemporains, est de plus en plus inintelligible, cela s'explique d'abord par une raison simple. La bibliothque hbraque, qui est pour les chrtiens comme pour les juifs une bibliothque dans laquelle on peut trouver un enseignement qui vient de Dieu mme, cette bibliothque est l'uvre de gens qui pensaient et s'exprimaient videmment en hbreu. Cette bibliothque a d'abord t traduite en grec, vers les IIIe et IIe sicles avant notre re, Alexandrie, et c'est ainsi qu'elle a t lue, en traduction grecque, pendant des sicles, sur tout le pourtour de la Mditerrane. Puis elle a t traduite du grec en latin. Cette traduction a t ensuite revue et corrige sur l'hbreu. Les glises de langue latine ont lu cette traduction latine de la traduction grecque d'une bibliothque pense et crite en hbreu. Enfin on a traduit, d'abord partir du latin, puis directement partir de l'hbreu, les livres de cette bibliothque, dans la langue de chaque nation moderne. Dans toutes ces traductions, de l'information s'est perdue, ou a t bloque. Le fondateur du christianisme, le rabbi juif Ieschoua de Nazareth, pensait et s'exprimait dans un dialecte aramen galilen. Son enseignement a t pens et communiqu d'abord dans ce dialecte. Puis cet enseignement a t traduit en grec, le grec populaire des colonies grecques qui parsemaient le pourtour de la Mditerrane. Puis les livres crits en grec, qui contenaient l'expression de sa doctrine, ont t traduits en latin. Puis du latin en franais, et dans les autres langues des nations. On est revenu aumaintenant le grand livre de R. DE VAUX, Histoire ancienne d'Isral, Paris, 1971, d. Gabalda. 2 Cette bibliothque est appele par tout le monde aujourd'hui, " la Bible ". L'expression franaise " la Bible " est un dcalque du latin biblia, qui est lui-mme un dcalque du grec ta biblia, qui signifie les livres, ou les rouleaux. Donc, l'expression franaise " la Bible " signifie : les livres, les rouleaux. C'est un terme qui dsigne une collection, ou un ensemble, et non un seul livre. C'est pourquoi nous dirons constamment " la bibliothque " hbraque, pour rappeler qu'il ne s'agit pas d'un seul livre, mais d'un ensemble de livres crits des poques diffrentes par des auteurs diffrents. Un peu comme si l'on rassemblait dans un seul volume les grandes uvres de la littrature franaise, aprs avoir pris soin de les brasser, de les mler, afin que l'ordre historique de composition ne sot pas respect. 3 Nous expliquerons cette expression plus loin, p. 146 (ici p. 93).

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texte grec pour traduire directement partir du grec. Mais on n'a pas de documents suffisants pour reconstituer ce qu'a t l'enseignement du rabbi Ieschoua en aramen galilen. L encore, de l'information a t perdue, et bloque, dans les transmissions. Il nous faudra donc faire un effort constant de traduction, pour que l'information passe de nouveau, autant que cela est possible, depuis les textes originels jusqu' nous, sans trop de dformation, sans trop de " bruit " comme disent les thoriciens actuels de l'information. Le fait est que la plupart des termes fondamentaux qui constituent et caractrisent la langue de la thologie chrtienne, et que les prdicateurs continuent imperturbablement d'employer, sont du " bruit " pour nos contemporains. Ils ne contiennent plus aucune " information ", aucune signification, tout simplement parce qu'ils ne sont pas traduits dans une langue intelligible pour nos contemporains. Les langues se modifient au cours du temps, elles se dforment constamment dans le temps et dans l'espace. C'est peut-tre regrettable, mais c'est ainsi. Si donc on ne repense pas constamment, pour les r-exprimer dans les nouvelles formes de langue, les notions que l'on a reues, hrites, exprimes dans les langues anciennes, il est vident que les notions du pass ne pourront plus vhiculer et transmettre l'information qu'elles contiennent. La thologie chrtienne dans les premiers sicles a t pense et exprime d'abord en grec, puis en latin. Pour comprendre la signification des concepts fondamentaux de la thologie chrtienne, il faut se rfrer, se rapporter, ce que signifiaient certains concepts, chez ceux qui les ont labors, dans les premiers sicles de notre re, en langue grecque et en langue latine. Nous verrons quelles difficults cela reprsente. D'autant plus que ces concepts techniques, formuls en langue grecque puis latine, recouvraient des notions qui taient d'origine biblique, c'est--dire hbraque et aramenne. Il nous faudra donc constamment remonter la racine hbraque de ces notions pour les comprendre. La source de l'information, pour la thologie chrtienne orthodoxe, est en hbreu et en aramen. La culture grecque et latine a subi, travers les sicles, bien des catastrophes; par exemple l'incendie de la bibliothque d'Alexandrie, le sac de Rome par les Ostrogoths, la prise de Constantinople par les Turcs, etc. En automne 1968, en France, une " rforme " de l'enseignement a tu pratiquement, et sans doute pour toujours, la connaissance de la langue grecque chez les enfants de ce pays. Dans quelques annes, les personnes capables de lire un texte grec seront aussi rares que celles qui, aujourd'hui, sont en mesure de dchiffrer un texte sanscrit. On ne peut donc plus supposer, aujourd'hui, lorsqu'on rdige un ouvrage technique, que le lecteur connat la langue grecque. Il nous faudra donc traduire, constamment, du franais hellnis en franais populaire, les termes techniques de la thologie chrtienne qui sont, le plus souvent, de simples dcalques d'un mot grec sous-jacent. Lorsque nous ne parviendrons pas traduire un terme technique de langue grecque par un seul mot franais, nous utiliserons la mthode des vieux traducteurs : nous utiliserons deux ou trois mots franais, pour rendre le contenu du terme traduire. Il ne faut d'ailleurs pas se faire d'illusion : ces tentatives de traduction sont toujours des approximations, plus ou moins imparfaites. Le passage d'une langue l'autre ne s'opre pas sans perte d'information, ou sans dformation du contenu d'information transmise. Le problme n'est d'ailleurs pas propre la thologie. Bientt les tudiants en biologie, en zoologie, en palontologie et en mdecine, appartenant la nouvelle gnration qui ne connat plus la langue grecque, vont se trouver, et se trouvent dj, en prsence de difficults analogues. Car comme chacun sait, la langue technique de ces disciplines, c'est le grec.

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La difficult est cependant moindre qu'en thologie, car en biologie, comme en biochimie et en zoologie, les termes techniques tirs du grec dsignent le plus souvent des choses, des ralits physiques, ou des tres, ou des organes, ou des maladies. Tandis qu'en thologie, des termes techniques sont utiliss pour dsigner des notions abstraites, par exemple nature, ou personne, ou hypostase ou substance. Dans nos traductions des textes hbreux de la bible hbraque, des textes grecs du nouveau testament, des textes grecs et latins des documents thologiques composs par les pres et les conciles, nous nous efforcerons toujours de serrer les textes d'aussi prs qu'il est possible, de suivre le mouvement de la phrase. Nous essaierons de rendre la substance mme du texte, son suc. Ainsi obtiendrons-nous des traductions souvent rocailleuses et parfois pnibles lire. Mais nous avons voulu avant tout que le lecteur franais, qui n'a pas accs directement aux textes originaux, puisse prendre un contact personnel avec eux, et goter la saveur de ces textes antiques, nus et crus, dans leur ingnuit, dans leur intense posie. L'esthtique des crivains hbreux n'tait pas celle des architectes qui ont construit le palais et le parc de Versailles. Leur langue n'tait pas celle de nos crivains classiques du xviie sicle. Les livres du* nouveau testament ont t crits par des gens qui pensaient en hbreu ou en aramen, et qui parfois, comme c'est par exemple le cas pour l'auteur de lApocalypse, connaissaient trs mal la langue grecque. Il y a deux mthodes, lorsqu'on se propose d'exposer le contenu d'une discipline quelconque. Ou bien l'on peut augmenter la quantit de galimatias rgnant, en s'efforant de dire dans un vocabulaire calqu sur le grec ancien ce qu'on pourrait tout aussi bien dire en franais. C'est la mthode qu'affectionnent comme on sait, les mdecins. Pour vous dire que vous avez mal la tte, mal aux nerfs, ou mal au foie, ils vous traduisent l'expression franaise en vieux grec. Ou bien au contraire on s'efforce de communiquer l'information contenue et vhicule dans des termes techniques emprunts aux langues anciennes, et on dmystifie quelques notions qui n'ont l'air rbarbatives que parce qu'elles sont dites en grec ancien. Nous utiliserons cette seconde voie. Bon nombre de thologiens, aujourd'hui, protestants et catholiques allemands d'abord puis protestants et catholiques franais, se sont pris d'affection pour la premire. Us prfrent dire en grec ancien ce qu'il serait trop simple de dire en langue populaire. Nous suivrons donc exactement le chemin inverse. Aujourd'hui, le comble du galimatias est atteint dans la littrature thologique et dans les prdications, parce que non seulement on prfre dire en grec ancien ce qu'on pourrait fort bien dire en franais, mais de plus, en France, parmi les prdicateurs, protestants d'abord et catholiques ensuite, le bon ton est de parler allemand ! On dcalquera donc les termes employs dans la littrature thologique allemande. Le rsultat dpasse toute esprance. Il est proprement burlesque. Malheureusement Molire n'est plus l pour crire une comdie sur les philosophes et les thologiens comme il en crivit sur les mdecins et les cuistres de son temps. L'organisme de la pense chrtienne orthodoxe comporte des sous-ensembles, des dispositifs organiques, qui sont tout fait comparables ce que sont, dans les systmes vivants, les organes. L'organisme de la pense chrtienne orthodoxe comporte quelques grandes " fondions, " qui se sont dveloppes petit petit, et qui se sont structures autour de ce qu'on appelle les " dogmes 4 ". Il est lgitime, semble-t-il, d'tudier part, l'un aprs l'autre, les grands " systmes biologiques " qui constituent l'organisme de la dogmatique chrtienne. On ne peut d'ailleurs pas faire autrement. On ne peut pas tudier tous les dogmes la fois, simultanment. Certes, ces systmes vivants que sont les dogmes ne sont pas spars les uns des autres. Bien au contraire, ils communiquent les uns avec les autres, ils sont en relation vitale les uns avec les autres, en connexion organique. Mais le physiologiste lui aussi tudie les grands systmes biologiques qui constituent l'organisme l'un aprs l'autre, l'un part de l'autre, car on ne peut pas faire autrement, tout en sachant que ces4 Nous expliquerons le sens de ce mot plus loin, cf. p. 156 (p. 99).

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systmes sont relis entre eux d'une manire organique. Nous tudierons donc les principaux dispositifs organiques qui constituent la thologie chrtienne orthodoxe l'un aprs l'autre, et dans un certain ordre, l'ordre qui nous a paru logique, mais qui n'est pas l'ordre du dveloppement historique. Les dveloppements des grands sous-ensembles organiques de la pense chrtienne se sont oprs dans des temps diffrents, des poques varies, et non pas simultanment. Nous prendrons les choses dans un ordre logique, et non pas dans l'ordre historique. Expliquons-nous sur ce point. Nous avions le choix entre deux mthodes. Ou bien suivre l'ordre de l'histoire, de l'histoire de l'glise, c'est--dire l'histoire des dogmes, l'histoire des conciles. Cet ordre comporte quantit d'avantages, et d'abord bien videmment d'tre prcisment l'ordre dans lequel les choses se sont faites au cours du temps. On avance pas pas, en commenant par le commencement, on suit le droulement des vnements historiques et thologiques. Mais cela a dj t fait. C'est ce qu'on appelle l'histoire des dogmes. Il en existe d'excellentes. C'est aussi l'ordre de l'histoire des conciles et c'est l'ordre de l'histoire de l'glise. Il existe d'excellentes histoires des conciles et de multiples histoires de lglise5. Notre propos est autre. Nous voulons initier la doctrine chrtienne quelqu'un qui ne la connat aucunement. Pour ce faire, nous ne pouvons pas suivre l'ordre historique du dveloppement dogmatique, mais nous devons suivre un ordre mthodique, systmatique, logique, qui est diffrent de l'ordre de l'histoire des conciles. Cet ordre, que nous avons choisi finalement, ne va pas sans inconvnients. Les grandes crises doctrinales qui ont conduit l'orthodoxie formuler explicitement et conceptuellement sa propre pense, sont comparables aux grandes tapes du dveloppement embryogntique, ou, peut-tre mieux, aux tapes du dveloppement zoologique, c'est--dire ces tapes caractrises par l'invention, la mise au point, de systmes biologiques nouveaux, au cours de l'volution biologique. C'est ce titre qu'il convient d'tudier de prs ces grandes crises doctrinales provoques par Arius, Nestorius, Plage, Luther, et d'autres, afin de saisir sur le vif comment l'orthodoxie se comprend ellemme, comment elle ragit aux doctrines et aux interprtations proposes par ces thologiens, comment, en ragissant, elle prend explicitement conscience de sa propre pense, et comment elle la formule. tudier l'histoire de ces crises, c'est, nous semble-t-il, la meilleure manire, en tout cas la plus vivante, d'tudier le dveloppement dogmatique, et c'est la meilleure manire d'entrer dans l'intelligence de ce que signifient les dogmes et les dfinitions conciliaires, qui ont t formules concrtement propos d'une crise prcise, dans un contexte historique prcis. De mme qu'en biologie on ne comprend les structures actuelles, l'anatomie et la physiologie d'un organisme, que si l'on a tudi les genses, de mme en thologie, on ne comprend la signification exacte d'un dogme que si l'on a pris en considration la manire dont il s'est historiquement dfini. Que l'on ne puisse comprendre le contenu et la signification des structures qu'en tudiant leurs genses, c'est ce que disait dj il y a vingt-cinq sicles le vieil Aristote : " Si quelqu'un prend en considration les choses depuis le commencement et dans leur gense, dans leur devenir, c'est de cette manire qu'il les connatra

5 Si le lecteur n'a encore jamais lu une histoire de l'glise, nous nous permettons de lui conseiller la plus belle, la plus alerte, la plus savoureuse, pour une premire initiation : celle crite dans la langue de Voltaire, de Renan et d'Anatole France, par Mgr Lon DUCHESNE, au dbut de ce sicle : Histoire ancienne de l'glise. Malheureusement, cette histoire de l'glise est aujourd'hui introuvable, puise depuis longtemps. Il faut donc demander quelque diteur de la rimprimer en livre de poche. Lon Duchesne n'avait pas pour cette vnrable discipline qu'est la thologie toute la considration que l'on pourrait souhaiter. Mais pour ce qui est de raconter les vnements, les faits et les hommes, il est pour l'instant le plus vivant et agrable lire.

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le mieux6. " La diffrence entre le dveloppement organique, l'embryogense, et le dveloppement dogmatique, c'est que le dveloppement embryonnaire ne se ralise pas d'une manire dialectique, violente, dans la guerre, dans le conflit, dans la controverse, dans l'opposition des thses ; tandis que le dveloppement dogmatique, lui, s'effectue dans une crise, ou dans des crises, qui ne vont pas sans controverses, luttes violentes, oppositions des personnes. Le dveloppement dogmatique est cet gard plus proche du dveloppement zoologique, c'est-dire volutif, selon les perspectives de Lamarck. L'volution biologique, selon la philosophie zoologique de Lamarck, ne s'effectue que si le milieu, en se modifiant, suscite de la part de l'organisme vivant une raction qui le conduit se modifier et transmettre ces modifications qu'il a acquises lui-mme. Dans l'histoire du dveloppement dogmatique, la prise de conscience explicite, par l'orthodoxie, de ce qu'elle pense, de ce qu'elle est, s*effe6tue parce qu'un docteur professe et expose des doctrines, des interprtations, qui semblent l'orthodoxie incompatibles avec son propre contenu. C'est en somme l'hrsie qui prend l'initiative, comme, dans la philosophie zoologique de Lamarck, c'est le milieu qui en se modifiant prend l'initiative, c'est--dire provoque une raction de la part du vivant. C'est en ce sens que l'on peut dire, la suite de saint Paul : Il faut qu'il y ait des hrsies. Les hrsies sont les doctrines errones par lesquelles l'orthodoxie a pris conscience explicitement et rflexivement de ce qu'elle est. Les hrsies ont permis l'orthodoxie, dialectiquement, de prendre conscience d'elle-mme et de se formuler conceptuellement. On peut aussi comparer le dveloppement dogmatique ce qui se passe lorsqu'un organisme vivant est soumis l'action, l'infection, de germes pathognes. Il ragit en laborant des anticorps qui vont la rencontre des germes pathognes ou des substances toxiques. L'hrsie suscite de la part de l'orthodoxie une raction vitale qui est analogue. Tout comme les germes pathognes, une hrsie, c'est une certaine information. L'orthodoxie, comme un organisme vivant, ragit en laborant son tour une certaine information qui permet de neutraliser l'infection. Dans le cas du dveloppement dogmatique, comme nous le verrons, il n'y a pas cration d'information, comme c'est le cas au cours de l'volution biologique. Il n'y a pas plus d'information aujourd'hui qu'aux premiers temps de l'glise. Mais le contenu de l'information qui tait communiqu ds le commencement est mieux connu. Il est explicit. L'analyse en est plus fine. Il s'est exprim. Sur ce point, donc, le dveloppement dogmatique n'est pas analogue au dveloppement biologique. Ces analogies entre les choses de la nature, les ralits biologiques, et les choses de la thologie, le dveloppement dogmatique, peuvent choquer maints thologiens, surtout ceux qui n'ont pas la pratique des sciences exprimentales, mais elles sont fondes en thologie orthodoxe, tout simplement parce que Dieu qui se rvle et qui opre dans l'histoire de l'glise, dans le dveloppement et la formation de la pense de l'glise, est aussi Dieu qui opre dans la nature. Il est donc normal que l'on trouve des analogies entre ce qui se passe dans son uvre cratrice aux divers niveaux de cette uvre. Ces analogies biologiques sont d'ailleurs utilises par quelqu'un qui a quelque autorit en ce domaine : Ieschoua lui-mme, qui se sert tout spcialement des analogies germinales et naturelles pour enseigner et expliquer comment s'opre la gense du royaume de Dieu. Si nous avions suivi l'ordre historique des conciles, c'est--dire l'histoire de l'glise, il nous aurait fallu commencer par le premier concile cumnique, qui s'est tenu Nice en 325, et donc commencer par exposer ce que fut la crise arienne et ce que furent les controverses concernant la thologie trinitaire, avant d'exposer la doctrine de Dieu, et avant d'exposer la doctrine de l'incarnation, qui sera dfinie plus tard aux conciles d'phse et de Chalcdoine. Nous avons choisi un ordre qui nous parat rationnel pour une initiation, mais, cela va sans dire, le6 ARISTOTE, Politique, I, II, i, 1252 a.

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lecteur a la libert de commencer sa lecture comme il l'entend, et de suivre l'ordre qui lui plat. Nous devrons tenir compte de cette libert lors de la rdaction de notre travail. Il faut que chaque partie soit relativement indpendante des autres. Si nous ne pouvons pas, pour l'ensemble, suivre l'ordre historique du dveloppement dogmatique, parce que nous sommes tenus, pour le but que nous nous proposons, de suivre un ordre logique, par contre, l'intrieur de chacune de nos parties, l'intrieur de chacun des sous-ensembles, nous utiliserons une mthode gntique pour l'exposition du dogme. C'est--dire que nous essaierons de montrer comment il s'est form, quelle a t son " embryogense ". Pour comprendre ce qu'est un dogme et ce qu'il signifie, il faut considrer comment il s'est form, et pourquoi. La question que nous nous posons est celle-ci : comment une intelligence moderne, forme par les sciences positives, peut-elle penser le christianisme ? Notre point de vue est donc trs diffrent de celui de l'historien. Notre point de vue est rsolument actuel. L'historien se demande comment le christianisme s'insre dans le judasme, dans le contexte de l'Orient ancien, comment il nat du judasme du premier sicle de notre re. Nous nous demandons comment le christianisme sera intelligible la fin du xxe sicle et au commencement du xxie sicle. Ce sont deux points de vue diffrents. La considration de l'avenir a un intrt. Elle pose le problme du dveloppement. Au commencement, aux origines du christianisme, la graine, ou le jeune bourgeon, tait envelopp. Tout tait impliqu en lui. Aprs vingt sicles, il s'est dvelopp. Des enveloppes sont tombes. Des virtualits inaperues au commencement se sont manifestes. Nous voyons plus clairement aujourd'hui qu' la fin du premier sicle, ce qu'est le christianisme, ce qu'il signifie, ce qu'il contient. Il n'est pas question, cela va sans dire, de nous engager ici dans la rdaction d'un trait de thologie complet. Un trait de thologie, tout comme un trait de physique, de chimie, de biochimie, de biologie, de zoologie, de palontologie ou de mdecine, requiert aujourd'hui, au xxe sicle, la coopration d'une quipe de spcialistes comptents chacun dans un domaine particulier, et un bon nombre de volumes. Ce que nous voulons ici, c'est simplement, comme le titre du prsent ouvrage l'indique, introduire la thologie chrtienne orthodoxe, en nous arrtant devant quelques malentendus fondamentaux, aujourd'hui dominants, pour les dissiper. Un travail d'initiation donc, et tout fait lmentaire, disons : pour grands dbutants ! Nous ferons le plus possible, dans notre texte et dans nos traductions, l'conomie des majuscules. Si on se laissait aller, dans ce domaine thologique, les majuscules finiraient par hrisser le texte d'une manire constante. Nous conserverons les majuscules seulement pour les noms propres. Les majuscules n'ajoutent rien la signification d'un mot. Elles sont simplement emphatiques. Nous revenons ainsi la vieille tradition des manuscrits grecs, qui ignoraient les majuscules. Une cure d'amaigrissement, en ce domaine comme en d'autres, n'est pas inutile. Du point de vue de la pense elle-mme, comme nous le verrons, l'abus des majuscules, par exemple en ce qui concerne la thologie trinitaire, peut finir par fausser les notions7.

7 Nous laisserons toutes les majuscules lorsque nous citerons des textes franais, dont les auteurs ont voulu qu'il en soit ainsi, ou dans les quelques cas o nous citerons des traductions franaises faites par d'autres.

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PREMIRE PARTIE

DIEU, LA CRATION, LA RVLATION

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CHAPITRE I DIEU

Nous procdons donc de l'ensemble aux sous-ensembles, et des sous-ensembles aux lments. Nous commenons par ce qui est le plus gnral, ce qui est commun au judasme, au christianisme et l'islam. Puis nous allons de ce qui est commun ce qui est particulier, propre au christianisme : la doctrine de l'incarnation, et ce qui s'ensuit. Dans cette premire partie de notre travail, consacre la doctrine de Dieu, de la cration, de la rvlation, nous serons aussi brefs que possible, puisque nous avons dvelopp les questions concernant la connaissance de Dieu, la cration et la rvlation dans des ouvrages antrieurs. Nous nous contentons donc de rappeler, l'intention du lecteur nouveau, les lments qui sont ncessaires pour entrer dans la thologie chrtienne orthodoxe. Le christianisme est un monothisme, ou l'une des formes du monothisme. Il est un sous-ensemble dans l'ensemble des doctrines monothistes, ou une espce dans le genre monothiste. Le christianisme est au dpart une secte juive, une branche issue du monothisme juif, ou, si l'on prfre, un bourgeon qui s'est dvelopp partir de l'arbre que constitue la grande tradition du monothisme hbreu. Le monothisme est une doctrine qui professe qu'il existe un tre, que l'on peut appeler " dieu ", qui est distinct du monde, crateur du monde, et unique. Le monothisme s'oppose aux doctrines qui professent qu'il existe une pluralit de divinits, ou bien que c'est la nature elle-mme qui est divine. Le monothisme s'oppose aujourd'hui aux doctrines qui professent qu'il n'y a pas de dieu du tout, c'est--dire l'athisme. Il existe en somme, sur notre plante, aussi haut que nous remontions dans l'histoire de la pense humaine, quelques mtaphysiques, qui ne sont pas, heureusement, en nombre indfini. Il existe d'une part le grand courant que l'on peut appeler moniste, et dont les racines les plus anciennes connues se trouvent dans l'antique pense de l'Inde : l'tre est un; la vrit, c'est que l'tre est unique. La multiplicit des tres est une apparence, une illusion. Notre propre existence personnelle est donc une apparence, une illusion. La sagesse consiste reconnatre cette illusion, et retourner l'unit de l'tre dont nous procdons. L'existence individuelle, personnelle, n'a pas de consistance ontologique. Ce courant de pense se dveloppe depuis l'antique pense de l'Inde, jusqu' Plotin au 111e sicle de notre re, jusqu' Spinoza, au xviie sicle, et le philosophe allemand Fichte, au xixe. La difficult premire de ce systme moniste, c'est que l'on ne comprend pas pourquoi l'tre, qui est un, n'est pas rest tranquillement dans son unit. Pourquoi cette multiplicit d'tres, qui se croient, tort, distincts les uns des autres ? Pourquoi cette illusion de l'existence multiple, individuelle, personnelle ? Faut-il admettre une chute au sein de l'Un ? Une catastrophe ? Une alination ? Comment et pourquoi l'Un est-il livr au cauchemar de l'existence multiple, individuelle ? Car ces tres multiples qui s'imaginent tort tre multiples, distincts les uns des autres, ces tres, qui s'imaginent qu'ils sont des substances individuelles, et qui souffrent l'illusion de la naissance et de la mort, ces tres en ralit sont l'tre unique. C'est donc l'tre unique qui, en ralit, souffre en eux cette existence multiple illusoire. Pourquoi l'Un est-il condamn au cauchemar ? De plus, ces mtaphysiques de l'Un sont en contradiction avec les donnes de l'exprience. Pour professer l'unit absolue de l'tre, elles sont obliges de rcuser l'enseignement de l'exprience, qui est

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manifestement la multiplicit des tres distincts les uns des autres, et leur devenir, leur histoire. Les mtaphysiques de l'Un sont des mtaphysiques de l'immobile. Pourquoi nous faudrait-il choisir ces mtaphysiques plutt que l'exprience, l'enseignement de ces mtaphysiques contre l'enseignement de l'exprience ? Un second type de mtaphysique, possible et historiquement rel, c'est l'athisme pur. La seule ralit, originelle, premire, et donc ternelle, c'est la matire, ce que le physicien aujourd'hui appelle matire. Le monde physique est le seul tre. Il est l'tre purement et simplement. Alors que dans les mtaphysiques moniales, l'tre absolu c'est l'Esprit, ici, l'tre absolu, c'est le multiple, la matire qu'tudie le physicien, les atomes, les molcules. Puisque le monde physique est le seul tre, il doit tre ternel, car il est impossible que la totalit de ltre ne soit sortie de rien. Aussi le matrialisme athe enseigne-t-il, depuis qu'il existe, l'ternit du monde physique, en vertu du principe : rien ne peut sortir de rien. Puisque le monde physique, matriel, est l'tre, et qu'il n'y en a pas d'autre, il faut admettre aussi que le monde physique est inusable, imprissable, incorruptible. Car l'tre ne peut pas prir. Puisque le monde physique, c'est l'tre, il ne peut pas prir. Car si le monde physique tait ainsi construit qu'il soit en train de s'user, de s'puiser, de se corrompre, puisque par ailleurs nous avons admis qu'il devait tre ternel, il devrait tre us, puis, depuis une ternit. Or ce n'est pas le cas. Donc il n'est pas construit pour s'user, si nous admettons, encore une fois, qu'il existe depuis une ternit. Dans cet univers physique, nous sommes obligs aujourd'hui de constater une volution. Nous sommes obligs de constater qu'il y a une dizaine de milliards d'annes, l'univers tait constitu principalement d'hydrogne, avec un peu d'hlium, et quelques autres lments. La vie est apparue, dans notre systme solaire, il y a environ trois milliards d'annes. Elle est apparue sous la forme de monocellulaires. Puis s'est opre une volution biologique, qui a vu apparatre des organismes pluricellulaires, de plus en plus complexes, diffrencis. Nous assistons, au cours du temps, l'invention de systmes biologiques nouveaux, indits. Enfin, nous assistons l'apparition de l'homme, un tre capable de pense rflchie, de parole, de science, de mmoire, d'activit autonome et personnelle. Puisque nous avons pos en principe que la matire existe seule, au commencement, ou plutt de toute ternit, nous sommes bien obligs de dire que la matire a produit tout cela, tout ce que nous constatons, par ses ressources propres, toute seule. Il faut donc dire que l'invention des grands systmes biologiques de millions d'espces diffrentes, est l'uvre de la matire aveugle. Puisque, par dfinition, il n'y a pas d'intelligence opratrice dans la matire ternelle, c'est que la composition des organismes vivants est l'uvre de la matire seule qui s'arrange par hasard. Les tres capables de pense sont produits, par hasard, par une matire prive de pense. L'univers physique, qui existe ncessairement depuis une ternit, a attendu une ternit pour produire ces tres capables de pense. Demain, ils retourneront au nant d'o ils viennent. La pense, la conscience, produites par hasard par une matire prive ternellement de pense, n'aura dur qu'un instant entre deux ternits. Lorsque notre soleil aura suffisamment puis son Stock d'hydrogne, c'en sera fini de toute vie dans notre systme solaire. La fte sera termine. La conscience s'teindra pour toujours. A moins que, par le plus grand des hasards de nouveau, ailleurs, la matire prive de pense ne reproduise des tres pensants. Nous avons examin ailleurs les difficults de l'athisme, et nous n'y reviendrons pas ici. En ralit, chacune des assertions, des affirmations, des thses de l'athisme, est impensable, et impense. Chacune est une ptition de principe. Si l'univers physique est l'tre absolu, alors il ne doit pas comporter de commencement, car l'tre absolu ne saurait commencer. L'ennui, pour l'athisme, c'est que l'astrophysique nous conduit aujourd'hui reconnatre le commencement de cet univers physique. Il faut donc choisir, entre le raisonnement qui part du principe, de la ptition de principe, que l'univers est le seul

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tre, et l'exprience. Si l'univers est le seul tre, ou l'tre purement et simplement, alors il doit tre ternel. Or l'univers physique comporte un commencement. Donc il n'est: pas le seul tre, ni l'tre purement et simplement. Il est un tre, ou quelque tre. Si l'univers est le seul tre, ou l'tre pris absolument, il doit tre inusable. Car l'tre ne peut s'user. S'il le pouvait, puisqu'il est ternel, ce serait dj fait, depuis une ternit. Or la physique cosmique nous enseigne que l'univers est un systme qui s'use d'une manire irrversible. Nous ne trouvons nulle part, dans l'exprience, ces cycles ternels de rgnration dont nous parlent les thoriciens de l'athisme. Ces cycles ternels de la matire en transformation, ce sont de purs romans, conus pour justifier la thse pose priori : l'univers physique est le seul tre. Si l'univers physique est originellement, ternellement, l'tre premier, le seul tre, la matire doit avoir produit, par ses seules ressources, les tres vivants, les tres pensants. Or l'assertion n'a aucune signification, qui pose : une matire totalement prive de pense a produit, seule, des tres pensants. Ce n'est pas une assertion, c'est du bruit, une apparence de parole. Si la matire est ternellement prive de pense, et si elle est le seul tre, elle ne produira jamais un tre capable de pense. De mme que, de rien, rien ne peut sortir, de mme, d'une matire totalement prive de pense, si elle est le seul tre, jamais la pense ne pourra sortir, mme si vous lui accordez un temps ternel et toutes les chances que vous voudrez. Aucun arrangement d'atomes, aussi complexe soit-il, ne peut produire le moindre psychisme, la moindre pense, si ces atomes sont de la matire brute, et si cette matire brute est le seul tre, c'est--dire si l'athisme est vrai. Ce n'est pas moi qui le dis. C'est Diderot qui le disait. L'athisme pur a donc pour premier inconvnient d'tre une philosophie totalement impensable, sur toute la ligne. Il reste une troisime mtaphysique, celle qui s'est dveloppe partir du tronc commun de la pense hbraque. Elle professe que le monde est un tre, parfaitement rel; que la multiplicit des tres est relle. Mais que le monde physique n'est pas le seul tre; ni l'tre absolu, ni l'tre pris purement et simplement. Le monde est un tre, mais il n'est pas l'tre absolu. L'tre absolu est autre que le monde. La mtaphysique de type moniste, qui professe que l'tre absolu est un, et le matrialisme athe, qui professe que la matire physique est originellement, ternellement, le seul tre, ces deux mtaphysiques, ces deux ontologies, sont d'accord sur un point, qui est fondamental : il existe une seule sorte d'tre. Pour les mtaphysiques monistes de type idaliste, cet tre est esprit. Pour les monismes de type matrialiste, l'tre est matire. Mais dans les deux cas on est d'accord pour dire qu'il n'y a qu'une seule sorte d'tre, esprit, ou matire. La difficult, dans le premier cas, est de comprendre comment la matire drive de l'esprit. Dans le second cas, comment l'esprit drive de la matire. Matrialisme athe, ou idalisme absolu, sont tous les deux des monismes. Ils professent l'un et l'autre le monisme de la substance. La pense qui s'est dveloppe partir des racines hbraques professe au contraire qu'il n'existe pas une seule sorte d'tre, mais deux : l'tre du monde, et l'tre de l'Absolu. Reste savoir qui a raison. C'est ce que nous avons essay d'examiner ailleurs, et nous n'y reviendrons pas non plus ici. Nous notons que la pense, la tradition de pense, de type hbraque ou biblique, professe une esprance de type personnel. La personne humaine n'est pas une illusion, une apparence. Elle a une consistance ontologique. Elle n'est pas appele se rsorber dans l'unit originelle de l'tre. Elle est appele subsister, dans une communaut. La personne humaine pensante n'est pas le fruit d'une matire aveugle, prive de pense. La pense cre est l'uvre voulue de la pense incre. La personne humaine n'a pas pour avenir de s'annihiler pour toujours, aprs avoir lui une seconde entre deux ternits. La personne humaine a pour destine l'tre, la vie, un avenir personnel, si elle le veut.

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Voil donc, schmatiquement rappels, les traits principaux de ces trois grandes mtaphysiques qui se partagent aujourd'hui l'humanit. Une chose est digne de remarque : si l'on cherche bien, dans l'histoire de la pense humaine, on ne trouve que ces trois types principaux, ces trois structures fondamentales de pense. Du moins n'en avonsnous pas, pour notre part, trouv une quatrime. N'en existerait-il qu'un si petit nombre ? Existe-t-il un si petit nombre de mtaphysiques possibles ? Nous laissons la question ouverte. En poussant encore plus avant la simplification, on pourrait mme soutenir qu'il n'existe que deux types principaux : un type moniste, qui professe qu'il n'existe qu'une seule sorte d'tre, sous deux formes, l'une idaliste l'autre matrialiste; et un type d'ontologie qui professe que l'tre n'est pas un concept univoque, mais analogue, c'est--dire qu'il existe deux sortes d'tre : l'tre cr et l'tre incr. Le matrialisme absolu professe qu'il n'existe qu'une seule sorte d'tre, la matire, qui est incre, puisqu'il n'y a pas de dieu crateur. L'idalisme absolu professe qu'il n'y a qu'une seule sorte d'tre, l'esprit absolu, qui n'est pas crateur, mais duquel manent les tres multiples, qui en sont les modifications ternelles. Il n'y a aucun doute qu' ces grands types de mtaphysiques correspondent des types psychologiques, c'est--dire que certains prfrent le monisme de type idaliste, de type brahmanique, ou plotinien, ou spinoziste ou fichten, tandis que d'autres prfrent le monisme de type matrialiste, par exemple de type marxiste. D'autres prfrent le personnalisme juif et chrtien. D'o proviennent ces prfrences, et quoi correspondent-elles ? C'est ce qui n'a pas t, jusqu' prsent, pleinement analys. Il reste faire une analyse des prfrences en matire de mtaphysique c'est--dire une psychologie des mtaphysiques. Que l'on prfre tel ou tel type de mtaphysique, ne constitue aucunement un argument philosophique, rationnel, en faveur de telle ou telle mtaphysique. Une prfrence n'est pas un argument. Il faut donc rechercher un critre de choix, qui soit moins subjectif. Nous n'en voyons qu'un seul : c'est l'exprience elle-mme. Mais prcisment, nous dira-t-on aussitt, certaines mtaphysiques rcusent l'enseignement de l'exprience. Dans ce cas, pensons-nous, il est difficile de poursuivre une analyse philosophique en commun. La discussion devient difficile, pour ne pas dire impossible. Car pour qu'une discussion rationnelle soit possible, encore faut-il que les interlocuteurs s'accordent sur la valeur de l'analyse rationnelle, et sur son seul point de dpart possible : l'exprience objective. LE MOT DIEU Le mot " dieu " n'est pas un nom propre. Il existe une multitude de " dieux ", autant que de " religions ". Quant aux " religions ", elles sont multiples elles aussi, et nul ne sait aujourd'hui s'il existe quelque chose de commun entre elles toutes. Il y a les dieux des religions gyptiennes antiques, des religions assyro-babyloniennes, phniciennes, hellniques, indiennes, chinoises, prcolombiennes, les dieux de la Gaule ancienne, de la Germanie, et ainsi de suite. Il faut tenir compte aussi des dieux des philosophes, c'est--dire de la divinit, telle que les philosophes la comprennent : le dieu de Platon, ou la divinit selon Platon, la divinit selon Aristote, selon Plotin; le dieu de Spinoza, le dieu de Hegel et de Schelling... La question est de savoir si ces multiples" dieux ", ces multiples conceptions, ou reprsentations, de la divinit, ou des divinits, ont quelque chose de commun, ou non; s'il existe un plus petit commun dnominateur toutes ces conceptions ou reprsentations de la divinit. Ce qui est en tout cas certain, c'est que le mot " dieu " n'est pas univoque. Il ne signifie pas toujours la mme chose. Le contenu de la reprsentation n'est pas le mme, loin de l. Cela est d'autant plus frappant, si l'on aborde et si l'on considre le " dieu " des Hbreux. Non seulement la reprsentation, la conception, alors, n'est pas la mme que prcdemment, mais, bien plus,

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sur nombre de points, sinon tous, il y a opposition, antinomie, contradiction. Ainsi les dieux des religions gyptiennes, assyro-babyloniennes, cananennes, naissent et s'engendrent progressivement partir du chaos originel. Le dieu des Hbreux ne nat pas, il n'est pas engendr. Il ne devient pas. Les divinits des diverses religions sont multiples. Le dieu des Hbreux est unique. Les divinits des religions de l'Orient ancien s'engendrent, se querellent et se font la guerre mutuellement, se massacrent entre elles, se chtrent. Rien de tel, pas de thogonie ni de thomachie dans la thologie hbraque. Les divinits des nations sont manifestement reprsentes l'image et la ressemblance de l'homme, de ses murs, de ses passions et de ses vices : ainsi les dieux de l'Olympe. Le dieu des Hbreux n'est pas anthropomorphique. Il n'est pas comme l'homme. Il n'est pas conu l'image et la ressemblance de l'homme. Il est bien plutt en conflit constant avec les murs de l'humanit et ses tendances. Il n'est pas imitation de l'homme mais signe de contradiction. Les divinits des diverses religions anciennes connues sont issues du chaos originel, mais elles ne sont pas cratrices. Parfois, comme c'est le cas pour le dmiurge du lime de Platon, elles ordonnent le chaos originel. Mais elles ne crent pas l'tre, de l'tre. Le dieu des Hbreux est le crateur du ciel et de la terre, de tous les tres. Mmes diffrences fondamentales si l'on considre le contenu des diverses " religions ". Les religions de l'Orient ancien, du paganisme ancien, sont des religions sacrificielles. Elles pratiquaient les sacrifices humains, aussi bien les antiques religions smitiques, que les cultes cananens, et les religions hellniques antiques. Elles s'efforaient de capter la bienveillance des forces naturelles par des sacrifices humains. Elles taient mles de magie et d'astrologie. La thologie hbraque a rejet avec horreur la pratique des sacrifices humains. Elle a tendu liminer de plus en plus, sous l'influence des grands prophtes d'Isral, la pratique des sacrifices d'animaux. Elle rejette la magie et l'astrologie. Elle ne considre pas les forces naturelles comme des divinits. On se demande, dans ces conditions, pourquoi dsigner par le mme mot, le mme nom, " dieu ", les dieux des religions de l'gypte, d'Assur et de Babylone, de Canaan, de la Grce antique, de l'Inde ancienne, de la Chine, et d'autres, et le dieu d'Abraham, des patriarches, le dieu du monothisme hbreu ? Car enfin, s'il n'y a rien de commun dans la reprsentation, dans la signification, pourquoi utiliser le mme nom ? Et si l'on y regarde de prs, plus on y regarde de prs, moins on voit ce qu'il peut y avoir de commun entre le dieu d'Amos, d'Isae, de Jrmie, et celui des religions avoisinantes, des religions antrieures, ou des religions qui se sont dveloppes ultrieurement dans d'autres contres, hors de l'influence chrtienne, par exemple en Germanie. S'il ne s'agit pas du tout de la mme chose, pourquoi employer le mme nom ? La thologie hbraque a repris le vieux mot smitique el, elohim, pour dsigner sa propre divinit. Elle a repris un terme paen, celui qui dsigne aussi les divinits paennes contre lesquelles elle s'est forme, pour dsigner son propre dieu. Elle a oppos, aux dieux des nations, son propre dieu : les dieux des nations sont les uvres des mains de l'homme, de l'imagination de l'homme; ils sont fabriqus par l'homme, et c'est pourquoi ils sont anthropomorphes. Tandis que le dieu d'Isral, lui, il a cr le ciel et la terre, l'univers entier. Ce n'est pas nous qui avons fabriqu dieu, ce dieu-l, avec notre imagination ou notre pense. C'est lui qui nous a crs. Ce n'est pas nous qui lui avons donn l'tre, d'une manire imaginaire, ce dieu. C'est lui qui, d'une manire relle, nous a donn l'existence. La critique de " la religion ", dans les temps modernes, consistera toujours prtendre que la pense ou l'imagination humaines ont invent, cr de toutes pices, le dieu d'Isral, tout comme les prophtes d'Isral nous disaient que la pense et l'imagination des hommes ont invent les divinits des religions paennes. Autrement dit, la critique moderne de " la religion " consiste assimiler le dieu d'Abraham aux dieux des nations, les identifier, dire que c'est la mme chose, et donc assurer que la" religion " des

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Hbreux est pour le fond identique aux autres religions, en sorte que l'on peut lgitimement parler de " la religion ", d'une manire univoque. C'est justement ce qui est contestable du point de vue scientifique. Nous ne savons pas s'il y a au fond quelque chose de commun entre la " religion " d'Isral et celles des nations. Et plus nous la suivons dans son dveloppement, plus nous voyons les ressemblances extrieures disparatre, et les diffrences de fond devenir clatantes. Le mensonge premier de la critique moderne de" la religion ", c'est de laisser entendre que le mot " religion " est univoque, que le concept de " dieu " est univoque. C'est de fourrer dans le mme sac la thologie hbraque, juive et chrtienne, avec les autres religions. C'est l sa mthode constante. C'est la raison pour laquelle nous n'utiliserons pas le terme de " religion " pour dsigner le christianisme. Parce que le terme est quivoque au plus haut point. On met, sous ce terme, n'importe quoi, le pire, le plus souvent, avec le meilleur : aussi bien les sacrifices humains des religions archaques, les prostitutions sacres, l'idoltrie, la magie, l'astrologie, les mutilations, et, pourquoi pas, les congrs nationaux-socialistes de Nuremberg, le culte de la race et de la nation, les cultes des Csars, dans le mme sac, toutes ces horreurs, avec saint Jean de la Croix ou Catherine de Sienne. C'est ce qu'on appelle, dans le langage de la police, la mthode de l'amalgame. Elle est trs vieille, mais elle reste efficace. Il ne suffit donc pas, pour nos contemporains, de dire : " dieu ". Il faut prciser : le dieu de quoi, le dieu de qui. Le dieu des religions hellniques ? Des religions gyptiennes ? Assyro-babyloniennes ? Chinoises ? Indiennes ? Germaniques ? Ou le dieu d'Abraham ? Car Hitler aussi invoquait" dieu ", un dieu, le sien. LE TTRAGRAMME En plus du nom commun, el et elohim qui signifie " dieu " en gnral, et s'applique aussi bien au dieu des nations paennes, la thologie hbraque utilise, partir d'un certain moment de son dveloppement, un nom propre, pour dsigner le dieu d'Abraham, le dieu des pres, le dieu d'Isral. C'est le ttragramme : YHWH. Des travaux nombreux s'ajoutent les uns aux autres pour dterminer la signification exacte de ce nom, son tymologie. Ces travaux, qui se multiplient, ne parviennent pas s'accorder entre eux. Pour nous, il nous suffira ici de constater qu' partir d'un certain moment de son dveloppement, la thologie hbraque a cru pouvoir et devoir faire driver le ttragramme, YHWH, du verbe tre en ouest-smitique. Ainsi dans le texte clbre de lExode, au chapitre 3, Mose demande Dieu qui lui parle dans le buisson en flammes : " Voici que je vais aller vers les enfants d'Isral et je leur dirai : le dieu de vos pres m'a envoy vers vous. Et alors ils me diront : quel est son nom ? Qu'est-ce que je leur dirai ? Dieu rpondit Mose : Je suis celui qui je suis. Il dit encore : Ainsi tu parleras aux enfants d'Isral : Je suis m'envoie vers vous. Dieu dit encore Mose : Ainsi tu parleras aux enfants d'Isral : YHWH (= Il est), le dieu de vos pres, le dieu d'Abraham, le dieu d'Isaac et le dieu de Jacob m'a envoy vers vous, c'est mon nom pour toujours... " On a discut, et on continue de discuter, sur la traduction du membre de phrase : " Je suis celui qui je suis. " Est-ce que cela signifie : " Je suis ce que je suis " c'est--dire : est-ce que Dieu, dans cette rplique, refuse de dire Mose qui il est ? Est-ce qu'il faut comprendre, comme les traducteurs juifs de la bible hbraque en langue grecque : " Je suis celui qui est ", eg eimi ho n, ego sum qui sum, en traduction latine ? Quoi qu'il en soit de cette discussion inacheve, ce qui est certain c'est qu'au verset suivant Dieu dit Mose : " Je suis m'envoie vers vous... " C'est donc le nom propre de Dieu. Et plus loin, le thologien,

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ou l'cole de thologiens qui a compos ce texte, a rapproch le verbe tre du ttragramme qui est ainsi compris comme la troisime personne du verbe tre : IL EST. Que telle ne soit pas ltymologie originelle de l'hbreu YHWH, c'est possible. Mais un moment de son dveloppement, la thologie hbraque comprend le nom propre du dieu d'Isral comme signifiant : celui qui est, seul, capable de dire de lui-mme : Je suis celui qui suis. Ou encore, celui dont le nom propre est : Je suis. Il est, tel est son nom pour toujours. Non seulement il est, par lui-mme, pleinement, sans recevoir l'tre de qui que ce soit, non seulement il est le premier et le dernier, lalpha et lomega, le principe et la fin, mais il est aussi celui qui, seul, donne l'tre. Il est le crateur. Aprs le retour de l'exil de Babylone, au vie sicle, dans les sicles qui ont prcd notre re, on a progressivement cess, dans le judasme, de prononcer le ttragramme YHWH, qui est utilis plusieurs milliers de fois dans les livres de la bibliothque hbraque. Au lieu de lire le ttragramme, lorsqu'on le rencontrait dans le texte hbreu, on lisait : adna, le seigneur, mon seigneur. Les juifs qui ont traduit la Bible hbraque en langue grecque, aux troisime et second sicles avant notre re, ont rgulirement traduit, chaque fois qu'ils l'ont rencontr, le ttragramme YHWH par le mot grec kurios. Dans les livres grecs du nouveau testament, le mot kurios dsigne, lorsqu'il est question de Dieu, celui que les livres hbreux appelaient YHWH. Les traductions latines de la bible hbraque d'abord traduite en grec ont rendu kurios par dominas. De mme, les traductions latines du nouveau testament grec. Lorsqu'on a traduit la bible latine en franais, partout o l'on lisait : dominus, on a traduit : " le seigneur ". Dans la traduction des psaumes, en particulier, chaque fois qu'il y avait en hbreu le ttragramme Y H W H, on lit dans les traductions latines : dominai. Et est ainsi que dans la liturgie latine, dominas dsigne celui qu'en hbreu on appelait Yahweh. En langue franaise, le mot seigneur; d'aprs Littr, signifie : celui qui a l'autorit fodale sur certaines personnes ou sur certaines proprits. Le mot seigneur vient du latin senior, qui est le comparatif de senex, qui signifie : vieux. Au substantif, c'est le vieillard. Les seniores sont les vieillards. En somme, quand on appelle aujourd'hui quelqu'un : " Mon seigneur ", ou : " Monsieur ", cela revient dire qu'on l'appelle : " Mon vieux8. " Quoi qu'il en soit de ce dernier point, ce qui est certain, c'est que pour un enfant qui sort des coles, le seigneur, c'est un despote fodal; cela voque les " seigneurs " de son livre d'histoire de France. Lorsque, dans la sainte liturgie, et dans les prdications, et dans les livres de pit, dans les catchismes, l'enfant entend et lit que constamment Dieu est appel seigneur, il associe invitablement les reprsentations issues de son livre d'histoire, associes au mot seigneur, et ce que son cur lui dit de Dieu. La fodalit et le catchisme se trouvent ainsi associs dans ce terme de seigneur. C'est videmment d'une insigne maladresse. Et cela n'a aucune raison d'tre, puisque finalement, si dans la sainte liturgie nous lisons constamment le mot latin dominas, que nous traduisons par seigneur, c'est simplement parce que les Juifs au retour de la captivit n'ont plus voulu prononcer le ttragramme Yahweh, dont la prononciation exacte n'est d'ailleurs plus connue. Partout, dans les textes liturgiques, o nous lisons dominus, seigneur, nous devrions lire : Yahweh. Ou bien donc l'on traduit de nouveau le latin dominas par Yahweh ou bien, si l'on ne veut pas nommer Yahweh, nom propre dont la signification et la prononciation restent obscures, que l'on traduise tout simplement par " Dieu ". A la fin du premier sicle de notre re, l'auteur de Y Apocalypse, qui tait juif et qui connaissait l'hbreu, a traduit en grec le ttragramme Y H W H tel qu'il le comprenait la suite d'une longue tradition8 Plus prcisment : mon plus vieux...

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qui rattachait le ttragramme au verbe tre, et il fait prcder sa traduction du mot grec kurios, qui traduit ladona hbreu, lequel s'est substitu la lecture du ttragramme : " Moi je suis lalpha (la premire lettre de l'alphabet grec) et lomega (la dernire lettre) dit le kurios, le " seigneur " Dieu, celui qui est et qui tait et qui sera, le tout-puissant " (Ap. i, 8). En hbreu, les conjugaisons du verbe s'effectuent dans un univers de pense, selon des catgories, qui rie sont pas celles dans lesquelles se dploient les conjugaisons des verbes dans les langues occidentales. Dans notre systme de rfrence, auquel nous sommes habitus, il y a le pass, le prsent, et le futur. En hbreu, la manire de penser est diffrente. Il y a les formes du verbe qui indiquent que l'action est acheve, accomplie, dans le pass, dans le prsent ou dans l'avenir. Et les formes du verbe qui indiquent que l'action est en train de s'effectuer, autrefois, maintenant ou dans l'avenir. En sorte qu'un verbe qui se trouve " l'accompli " peut tre traduit en franais par un pass, un prsent ou un futur. Exemple : " Je le vois, mais non pour maintenant; je le contemple, mais non de prs : un astre est sorti de Jacob et un sceptre a surgi d'Isral... " (Nb 24, 17). On peut traduire, lgitimement : il est sorti, dans le pass; il sort, dans le prsent; il sera sorti, dans l'avenir. Cela est si vrai qu'en l'occurrence ce verbe qui indique une action " accomplie ", et qui est traduit en franais par un verbe au pass, dsigne un vnement futur. Il en va de mme pour les verbes qui sont conjugus 1' " inaccompli " ou 1'" inachev ".Ils peuvent dsigner une action qui tait en train de s'effectuer, dans le pass, qui est en train de s'effectuer, dans le prsent, qui sera en train de s'effectuer, dans l'avenir. L'inaccompli, c'est la forme verbale " bergsonienne ", celle qui indique l'action en train de se faire... L'auteur de lApocalypse, pour traduire compltement, pour faire comprendre parfaitement ses lecteurs de langue grecque la signification du ttragramme Yahweh, telle qu'il le comprend, a cru devoir dcomposer le spectre des significations du verbe hbreu que nous traduisons par " Il est ", mais dont la signification est plus riche, puisqu'il peut signifier : il tait, il est, et il sera. Appliqu Yahweh, le verbe tre prend l'intgralit de ses significations. Yahweh, c'est celui qui tait, qui est et qui sera. Il est la plnitude de l'tre, dans le pass, le prsent et l'avenir, car il est celui qui cre le monde, dont le temps n'est qu'un des caractres. Pour traduire compltement Yahweh, si on le comprend comme tant la troisime personne du verbe tre, il fallait dcomposer et conjuguer le verbe tre, dans une langue occidentale, au pass, au prsent et au futur. Le mot grec kurios est d'abord un adjectif. Il signifie : qui a autorit, plein pouvoir, qui est matre de, qui a droit de vie et de mort. Pris en un sens substantif, ho kurios signifie : le matre, le souverain. Le mot grec kuros signifie : autorit souveraine. Le verbe kuro signifie : donner force de loi, dcider d'une manire souveraine. L'adverbe kuris signifie : en matre, avec autorit. Le kurios, c'tait donc le souverain absolu. L'empereur Rome tait appel kurios. Le grec kurios, employ dans le nouveau testament grec pour dsigner Ieschoua, traduit l'aramen mar, et mari, seigneur, mon seigneur. Ce mot aramen, nous pouvons encore le Tire la fin de la premire lettre de Paul aux chrtiens de Corinthe : marana tha (i Co 16, 22) : " Notre seigneur, viens !" On trouve la mme formule, traduite en grec, dans lApocalypse : " Amen, viens seigneur Jsus ! " (Ap 22, 20). Lorsque les chrtiens taient perscuts, dans les premiers sicles de notre re, les empereurs romains se faisaient appeler : kurios, et cela allait trs loin : le csar tait le souverain absolu, il tait divinis. Alors les chrtiens avaient du mrite dire : Non, pour nous, le csar n'est pas kurios, il n'est, pas le souverain absolu, divin. Nous n'avons qu'un seul kurios, c'est Dieu. Alors l'emploi de kurios appliqu Ieschoua lui-mme avait une haute signification, dans le contexte historique de l'poque.

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Pour nous, aujourd'hui, qui n'avons plus d'empereur, le problme s'est dplac. tre chrtien, c'est reconnatre, penser, et vivre, que seul Dieu est l'absolu. L'tat ou la nation ne sont pas l'absolu. Les conflits que les chrtiens des premires gnrations rencontraient dans leurs relations avec les csars, ils les retrouvent aujourd'hui, avec leur tat. Il reste lgitime et ncessaire de dire que Ieschoua est le seul kurios, si lon explique ce que cela veut dire : il est le seul absolu, la seule norme souveraine, et audessus d'elle il n'y en a pas d'autre. Ieschoua, pour sa part, n'avait pas l'habitude d'appeler Dieu " seigneur " (aramen : mara). L'expression prfre de Ieschoua pour appeler Dieu tait " pre " (aramen : abba), " votre pre " (aramen : aboukn, prononcer avoukn), " notre pre qui est dans les cieux " (abouna dibischmaa). Qu'est-ce donc que Dieu, pour le judasme, le christianisme et l'islam ? C'est un tre. Non seulement, c'est un tre, mais c'est l'tre qui seul mrite pleinement, premirement, le titre d'tre, car l'tre il l'est par lui-mme, il ne l'a pas reu, il l'est de toute ternit, et sans limitation. Cet tre est distinct: du monde, et tout ce qui se trouve dans le monde provient de lui. Il n'y a rien qui ne provienne de lui, rien d'autre que lui qui existe par soi. Aucun tre dans le monde ne peut dire de lui-mme : je suis celui qui suis. C'est celui sans lequel le monde est impensable, celui qui donne l'tre, celui qui cre le monde et tout ce qu'il renferme, celui qui continue de crer dans le monde, dans la nature et dans l'histoire. Si l'on dit qu'il est la source du monde sensible on risque de se laisser dporter par une image classique, sculaire, mais ambivalente. Car la substance qui jaillit et qui rsulte de la source est de mme nature que la source elle-mme. Tandis que selon le monothisme juif et chrtien, le monde n'est pas consubstantiel Dieu qui est son origine. Le monde est plutt Dieu quelque chose d'analogue ce que la composition musicale est au compositeur, ou le roman au romancier : une uvre libre, mais plus indpendante dans le cas de la cration divine, en ce sens que les personnages vivent leur vie propre et autonome, et peuvent se retourner contre leur auteur. LE PREMIER MALENTENDU Le premier malentendu concernant le christianisme commence ici. La plupart de nos contemporains pensent que la question de savoir s'il existe un dieu ou non, si le monde est le seul tre ou non, est une question qui relve de la" foi ", c'est--dire, dans leur pense, d'une option libre et gratuite, arbitraire, d'une prfrence, plus ou moins affective, mais en tout cas pas de l'analyse rationnelle. Le christianisme orthodoxe pense, contrairement cette opinion universellement rpandue et bien tablie, que la question de l'existence ou de la non-existence de Dieu relve de l'analyse rationnelle. La proposition : Dieu existe, distinct du monde, et crateur, est connaissable par l'intelligence qui s'exerce normalement en s'appuyant sur l'exprience. Voil ce que pense le christianisme orthodoxe, la suite du judasme orthodoxe. Nous disons : le christianisme orthodoxe, c'est--dire celui qui se dveloppe chez les pres grecs, la suite du nouveau testament grec, chez les pres latins, chez les grands docteurs du moyen ge, chez plusieurs philosophes du XVIIe sicle, et travers les conciles cumniques. Une branche du christianisme, la branche issue de la Rforme, n'admet pas ce point de vue. Depuis Martin Luther jusqu' Karl Barth, cette branche du christianisme estime qu'il n'y a pas de connaissance de Dieu par l'intelligence humaine partir de la nature et de tout ce que le monde contient. L'existence de Dieu, dans cette perspective, relve exclusivement de la " foi ", au sens o l'entendent nos contemporains, et c'est dans cette branche rforme du christianisme que nos contemporains ont trouv cette ide que l'existence de Dieu n'tait pas une question relevant de l'analyse rationnelle.

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Sur ce point donc, schisme entre deux types de christianisme. Selon le christianisme orthodoxe donc, l'existence de l'tre absolu, distinct du monde, crateur du monde, est une vrit accessible en droit l'intelligence humaine, une vrit vrifiable, et non pas un postulat relevant de la croyance. C'est l, nous le disions, un point de vue qui est celui de la tradition biblique, du judasme, du rabbin Schaoul, le pharisien converti au christianisme sur le chemin de Damas. C'est le monde, c'est la nature, c'est l'histoire, qui enseignent l'existence de Dieu. Nous avons, dans des ouvrages antrieurs, essay de montrer comment, en cette fin du xxe sicle, l'intelligence humaine peut reprendre la dmarche sculaire qui la conduit, de l'existence empirique du monde et de tout ce qu'il contient, l'existence de celui qui n'est pas le monde, mais qui opre dans le monde. Nous n'y reviendrons donc pas ici9. Dans un autre ouvrage, nous avons montr que ce n'est pas seulement le monde ou la nature qui enseignent Dieu, mais aussi l'histoire humaine, et tout particulirement, l'intrieur de l'histoire humaine, l'histoire d'Isral, ce peuple dans lequel Dieu est en train, depuis bientt quarante sicles, de crer une humanit nouvelle 10. L'analyse rationnelle, peut tablir par une rflexion sur le monde, sur la nature, que le monde n'est pas seul. Par une analyse inductive l'intelligence humaine peut remonter jusqu' celui qui est constamment l'origine du monde, de tout ce qu'il contient, et de tout ce qui apparat dans le monde. A partir du moment o l'intelligence humaine a tabli que le monde est un pome, un ensemble de pomes subsistants qui sont les tres, il est possible de savoir quelque chose de Dieu le pote partir de ses uvres. En ce sens, la meilleure introduction la connaissance de Dieu, c'est l'tude de l'univers, de la nature et de tout ce qu'ils contiennent. Les sciences de l'univers et de la nature sont l'introduction normale la vie contemplative. Contrairement ce que rptent volontiers aujourd'hui les clercs qui se veulent d'avant-garde et qui ne font en ralit que remcher le vieux positivisme d'Auguste Comte, ce que dit le vieux psaume est toujours vrai, ou, plus exactement, plus vrai que jamais. Plus la science progresse et plus cela est vrai : " Les cieux (c'est--dire l'univers entier) numrent la gloire de Dieu, et la vote du ciel annonce l'uvre de ses mains. Le jour au jour en dit une parole et la nuit la nuit en donne connaissance. Pas de parole, pas de mots, on n'entend pas leur voix. Dans toute la terre leur norme est perue et ce qu'ils disent jusqu'au bout du monde... " (Ps 19, 1). Plus les sciences de la nature progressent, plus le savant connat la pense opratrice dans l'univers et dans la nature. Les sciences de la nature sont une introduction, l'introduction la connaissance du logos oprant dans la cration. Une exprience est particulirement importante, du point de vue mtaphysique, pour ce qui est de la connaissance de Dieu, c'est l'exprience de la beaut. Les pres grecs, nourris de philosophie grecque et particulirement de la philosophie de Platon, appelaient Dieu " la Beaut ". Ils avaient raison. L'exprience de la beaut, particulirement la beaut du visage de l'homme, lorsqu'il n'est pas abm, de la femme, de l'enfant, cette exprience est l'une des meilleures introductions la connaissance de ce qu'est Dieu. C'est une exprience qui n'est pas monnayable, et qui ne peut pas tre traite par l'analyse logique. Il faut l'avoir. Personne ne peut, par le langage ou l'analyse, la communiquer personne. Il faut avoir vu la beaut dans un visage. Mais il est certain, comme l'enseigna Platon, que cette exprience de la beaut a une signification, une porte mtaphysiques. Elle conduit l'homme jusqu' la connaissance de ce qui est premier dans l'tre, avant l'enlaidissement, la connaissance de celui qui est le premier. C'est cause de cette doctrine de la beaut, de sa signification, et de la connaissance de Dieu par la beaut, que le platonisme a fascin, juste titre, les thologiens monothistes. Il a fallu corriger ce qui, dans le platonisme, tait incompatible avec la thologie hbraque et chrtienne. Il a fallu introduire l'ide de9 Comment se pose aujourd'hui le problme delexistence de Dieu, nouvelle dition augmente, d. du Seuil, 1971. 10 Le Problme de la rvlation, d. du Seuil, 1969.

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cration, relever la dignit et la consistance ontologique de l'ordre sensible, corriger la doctrine du mal et l'anthropologie. Mais une ide, une doctrine, une intuition platonicienne subsiste dans la thologie chrtienne : la beaut du monde, des tres du monde, est enseignement de Dieu. Elle est l'une des voies qui conduit la connaissance de Dieu. L'orthodoxie a toujours pens, et affirm, que l'existence de Dieu est connaissable, avec certitude, par l'intelligence humaine, qui rflchit sur le monde, qui s'efforce de penser le monde, la nature et tout ce qu'ils contiennent. C'est la doctrine de la bibliothque hbraque : Dieu est connu par son uvre, sa cration. Les deux et la terre enseignent la gloire de Dieu. Le monde est, nos yeux, la manifestation de Dieu. L'intelligence humaine peut et doit, partir de cette manifestation, remonter jusqu' celui qui est son pote. C'est la doctrine de saint Paul. L'aptre Paul, lorsqu'il passa Lystre, aux confins de la Lycaonie et de lIsaurie, en Asie mineure, entre les annes 44 et 47, expliqua, aux hommes qui voulaient lui rendre un culte, parce qu'il avait guri un infirme : Dieu, dans les gnrations passes, a laiss toutes les nations suivre leurs voies. Et cependant il ne s'est pas laiss lui-mme sans tmoignage, car il faisait le bien, il donnait les pluies, les fruits de la terre, il remplissait les curs des hommes de nourriture et de joie11. Dieu est connu par le don qu'il fait de lexistence, et par tous les dons qui constituent l'existence humaine. Il est essentiellement celui qui donne, celui qui donne le premier. Paul, au dbut de sa lettre adresse la communaut chrtienne de Rome (vers 57-58), crit : " La colre de Dieu se manifeste (...) sur toute impit et injustice des hommes qui maintiennent la vrit prisonnire dans l'injustice. Car ce qui est connaissable de Dieu est manifeste en eux. Car Dieu le leur a manifest. Car ses proprits invisibles, partir de la cration du monde, par ses uvres, sont visibles pour l'intelligence : sa puissance ternelle et sa divinit, en sorte qu'ils sont inexcusables. Car ayant connu Dieu ils ne l'ont pas glorifi comme Dieu ni ne lui ont rendu grces, mais ils sont devenus vains dans leurs raisonnements et leur cur sans intelligence s'est entnbr. Prtendant tre sages, ils sont devenus idiots, et ils ont chang la gloire du Dieu incorruptible pour la semblance d'une image corruptible d'homme, et d'oiseaux, et de quadrupdes et de reptiles. " C'est pourquoi Dieu les a livrs aux passions de leurs curs, pour l'impuret... Eux qui ont chang la vrit de Dieu pour le mensonge, qui ont servi et ador le cr au lieu du crateur, qui est bni dans tous les sicles... " (Rm I, 18). Que Dieu soit connaissable par l'intelligence humaine, que son existence et nombre de ses attributs soient connus par la pense partir du monde cr qui le manifeste, c'est ce que, aprs saint Paul, les pres, aussi bien grecs que latins ont toujours pens. Il est en effet absurde de demander quelqu'un de croire en un tre s'il ne sait pas d'abord qu'il existe. On ne peut pas se fier en quelqu'un, s'en remettre lui, le prier, si on ne sait pas d'abord avec certitude qu'il existe. C'est pourquoi par exemple saint Basile, vque de Csare, au ive sicle, lorsque l'un de ses correspondants lui demande : Qu'est-ce qui est premier, la connaissance (gnsis) ou la foi (pistis) ? saint Basile rpond : la connaissance, videmment. Dans les disciplines profanes, crit-il, il en va peuttre autrement. La foi y prcde peut-tre la connaissance. Mais dans l'tude qui se fait chez nous, en thologie chrtienne, la connaissance prcde la foi. " Lorsqu'il s'agit de la foi qui concerne Dieu, ce qui marche en avant, ce qui prcde, c'est la pense, la conception qui porte sur l'existence de Dieu, sur le fait que Dieu existe. Cette connaissance-l nous la formons partir des uvres de Dieu. Nous parvenons la connaissance de Dieu sage, et puissant et bon, et de toutes ses proprits invisibles, par un acte d'intelligence qui procde partir de la cration du monde... Une telle connaissance, la foi la suit, et une11 Ac 14, 15 et s.

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telle foi, ladoration12. " Grgoire de Nazianze, au ive sicle, dans les annes 379 381, tout comme Thomas d'Aquin au e sicle, dans la Somme contre les Gentils, commence son grand enseignement thologique, xiii Constantinople, par des analyses qui relvent de la thologie naturelle, c'est--dire de la simple analyse philosophique portant sur l'existence de Dieu et les attributs de Dieu connaissables par cette analyse 13. " Que Dieu existe, cause cratrice et organisatrice de tous les tres, la vue nous l'enseigne, et la loi de la nature... La loi naturelle, partir des ralits qui sont visibles et ordonnes, nous permet d'induire par le raisonnement l'existence de celui qui est la cause premire. Car comment subsisterait-il, cet univers, et comment serait-il unifi d'une manire cohrente, si Dieu ne donnait l'tre tout et ne l contenait ?... Ainsi pour nous le crateur est vident, celui qui meut et qui garde les tres crs, mme si par la pense nous ne pouvons pas l'embrasser et le comprendre d'une manire totale14. " C'est la doctrine constante des pres grecs et latins. C'est la pense de saint Augustin, et, au viiie sicle, de Jean Damascne qui rsume et rcapitule tout l'enseignement des pres grecs. C'est au xiie sicle la doctrine de Mose Mamonide. Au xiiie sicle, c'est l'enseignement d'Albert le Grand, de Thomas d'Aquin, de Bonaventure. Au dbut du xive sicle, c'est l'enseignement de Jean Duns Scot. Au xviie sicle, c'est ce que professent leur manire des philosophes comme Descartes et Leibniz. L'avis contraire, savoir que l'existence de Dieu n'est pas connaissable d'une manire certaine par l'intelligence humaine partir du monde et indpendamment de la rvlation, se dveloppe semble-t-il partir du xive sicle chez certains thologiens. Cela devient un dogme en Europe partir de Kant et d'Auguste Comte. AU XIXe SICLE Ds 1835 et 1840, Louis Eugne Bautain (1796-1867) professeur l'universit de" Strasbourg et directeur du sminaire diocsain, dut souscrire aux propositions suivantes sur la demande de l'vque de Strasbourg : " 1. Le raisonnement peut prouver avec certitude l'existence de Dieu et l'infinit de ses perfections. La foi, don du ciel prsuppose (elle est postrieure ) la rvlation; elle ne peut donc pas convenablement tre allgue vis--vis d'un athe en preuve de l'existence de Dieu. 2. La divinit de la rvlation mosaque se prouve avec certitude par la tradition orale et crite de la synagogue et du christianisme. 3.La preuve de la rvlation chrtienne tire des miracles de Jsus-Christ, sensible et frappante pour des tmoins oculaires, n'a point perdu sa force et son clat vis--vis des gnrations subsquentes. Nous trouvons cette preuve en toute certitude dans l'authenticit du Nouveau Testament, dans la tradition orale et crite de tous les chrtiens. C'est par cette double tradition que nous devons la dmontrer l'incrdule qui la rejette ( ceux qui la rejettent) ou ceux qui, sans l'admettre encore, la dsirent. 4.On n'a pas le droit d'attendre d'un incrdule qu'il admette la rsurrection de notre divin sauveur, avant de lui en avoir administr les preuves certaines ; et ces preuves sont dduites de la mme tradition par le raisonnement. 5.Sur ces questions diverses, la raison prcde la foi et doit nous y conduire (l'usage de la raison prcde la foi et y conduit l'homme par la rvlation et la grce). 6.Quelque faible et obscure que soit devenue la raison par le pch originel, il lui reste assez de12 BASILE DE CSARE, Lettre 235, 1. 13 Cf. GRGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 28, 6 et s. 14 GRGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 28, 6; PG 36, 32-33.

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clart et de force pour nous guider avec certitude l'existence de Dieu, la rvlation faite aux Juifs par Mose, et aux chrtiens par notre adorable Homme-Dieu (la raison peut prouver avec certitude l'authenticit de la rvlation faite aux Juifs par Mose et aux chrtiens par Jsus-Christ) 15. " En 1844, Louis Eugne Bautain signa, sur la demande de la congrgation des vques, l'engagement suivant : " Nous promettons aujourd'hui et pour l'avenir : 1.de ne jamais enseigner que, avec les seules lumires de la droite raison, abstraction faite de la rvlation divine, on ne puisse donner une vritable dmonstration de l'existence de Dieu; 2.qu'avec la raison seule on ne puisse dmontrer la spiritualit et l'immortalit de l'me, ou toute autre vrit purement naturelle, rationnelle ou morale; 3.qu'avec la raison seule on ne puisse avoir la science des principes ou de la mtaphysique, ainsi que des vrits qui en dpendent, comme science tout fait distincte de la thologie surnaturelle qui se fonde sur la rvlation divine; 4.que la raison ne puisse acqurir une vraie et pleine certitude des motifs de crdibilit, c'est--dire de ces motifs qui rendent la rvlation divine videmment croyable, tels que sont spcialement les miracles et les prophties, et particulirement la rsurrection de Jsus-Christ; 5. que la religion chrtienne ne puisse s'adapter toute forme lgitime de gouvernement politique, tout en restant la mme religion chrtienne et catholique compltement indiffrente toutes les formes de rgime politique, ne favorisant pas l'une plus que l'autre, et n'en excluant aucune 16. " En 1855, Augustin Bonetty (1798-1879), dut signer la demande de plusieurs vques les propositions suivantes : 1.Mme si la foi est au-dessus de la raison, aucune dissension cependant, aucune dissidence ne peut jamais tre trouve entre elles, puisque les deux tiennent leur origine d'une seule et mme source immuable de vrit, Dieu trs bon et trs grand, et qu'ainsi elles s'apportent mutuellement secours. 2.Le raisonnement peut prouver avec certitude l'existence de Dieu, la spiritualit de l'me, la libert de l'homme. La foi est postrieure la rvlation, et par consquent, pour prouver l'existence de Dieu contre l'athe, pour prouver la spiritualit de l'me rationnelle et la libert contre le partisan du naturalisme et du fatalisme, elle ne peut tre allgue d'une manire convenable. 3.L'usage de la raison prcde la foi, et conduit l'homme la foi par l'uvre de la rvlation et de la grce17. " En 1869, le cardinal Deschamps, archevque de Malines, l'un des rdacteurs de la constitution de fide au premier concile du Vatican, crivait : " L'infaillibilit de l'glise enseignante, dans la conservation du dpt de la foi, n'est pas la seule qui soit mconnue de nos jours, et dont le Concile devra prendre la dfense. L'infaillibilit surnaturelle qui garde fidlement au monde, selon les promesses de Jsus-Christ, la vrit divinement rvle prsuppose l'infaillibilit naturelle ou l'autorit certaine de la raison dans les choses de sa comptence. Chez l'homme qui jouit de l'usage de la raison, l'ignorance invincible et le doute lgitime n'existent pas sur les premiers principes... La raison, ds que son attention est veille, adhre infailliblement, ou avec une pleine certitude, au simple nonc des premiers principes de la raison elle-mme et de la conscience... C'est l'infaillibilit naturelle de la raison que l'on donne le nom de sens commun, parce que le bon sens est commun tous les hommes...15 ES 2751 et s. Entre parenthses se trouvent les formules de 1835. 16 ES 2765 et s. 17 Dcret de la congrgation de l'index, 15 juin 1855; Ef 2811 et s.

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" Eh bien ! c'est la certitude ou l'infaillibilit naturelle de la raison qui est misrablement nie aujourd'hui dans son domaine principal, dans la sphre de l'ordre moral18. " Premier concile dit Vatican (1870). Nous aurions aim, nous l'avons dit, suivre dans notre expos l'ordre historique des grands conciles. Mais ce n'est pas possible. Ce qui, dans un expos d'initiation, doit tre expliqu d'abord, savoir : comment l'intelligence humaine accde la connaissance de l'existence de Dieu, cela a t dfini, formul explicitement par un concile cumnique seulement en 1870, quoique, ce qu'elle a dit l, l'orthodoxie l'ait toujours pens, depuis le dbut. La lettre de Paul qui l'exprime date sans doute de 57 ou 58, et c'tait, bien avant Paul, la pense du judasme, la doctrine biblique elle-mme. Ce sera la doctrine constante des pres grecs et latins, des grands docteurs du moyen ge. L'orthodoxie ne l'a formule solennellement qu' la fin du xixe sicle parce que l'avis contraire avait commenc de prvaloir sous les influences de Kant et d'Auguste Comte. On voit donc, par cet exemple, que l'orthodoxie peut formuler et exprimer trs tard ce qu'elle pense depuis le commencement. U ordre d'explicitation on de formulation des dogmes n'est pas l'ordre d'existence. Ils existent depuis le dbut, mais ils ne sont dits que si les circonstances extrieures l'imposent. Le premier concile du Vatican, en 1870, dfinit solennellement ce que l'glise pense de Dieu. Ce qu'elle dfinit l solennellement, elle le savait depuis toujours, depuis le commencement. C'est la doctrine des aptres, c'est la doctrine de Ieschoua. C'tait mme, bien avant, la doctrine du judasme. Tous les docteurs et tous les pres, l'avaient professe. Pourquoi l'glise attend-elle 1870 pour dfinir ce qu'elle pense depuis toujours et ce que le judasme, dont elle hrite, pensait avant elle ? Tout simplement parce que, au xiiie et au xixe sicles, des philosophes allemands avaient propos une thorie de Dieu, ou de l"Absolu " comme ils disent, qui est totalement incompatible avec l'essence mme du monothisme juif et chrtien. " La sainte glise catholique, apostolique, romaine, croit et professe qu'il existe un seul Dieu vritable et vivant, crateur et seigneur du ciel et de la terre, tout-puissant, ternel, immense, qui ne peut pas tre compris d'une manire exhaustive, infini en intelligence et volont, et en toute perfection. " Il est une substance spirituelle unique, singulire, absolument simple et non susceptible de changement. Il doit donc tre enseign publiquement distinct du monde, en ralit et par son essence. Il est en lui-mme et par lui-mme, bienheureux au plus haut point. Il est au-dessus de tous les tres qui sont part lui et qui peuvent tre conus, lev d'une manire indicible. " Ce seul vritable Dieu, par sa bont et par sa toute-puissance, non pas pour augmenter son bonheur, ni pour l'acqurir, mais pour manifester sa perfection par les biens qu'il communique en partage aux tres crs, par une dcision absolument libre de son conseil, a constitu simultanment ds le commencement du temps et de rien l'une et l'autre crature, la spirituelle et la corporelle, c'est--dire bien videmment l'anglique et la mondaine, et enfin l'humaine, qui est constitue par la communaut de l'esprit et du corps. " L'universalit des tres qu'il a fonde, Dieu la protge et la gouverne19. " Lorsque le concile du Vatican dfinit Dieu : " une substance spirituelle unique et singulire, absolument simple et non susceptible de changement ", il prcise d'une manire univoque le sens du mot grec ousia, qui, nous le verrons plus loin, a t utilis ds le premier concile cumnique, Nice,18 CARDINAL DESCHAMPS, L'Infaillibilit et le Concile gnral, publi par E. CECCONI, Histoire du Concile du Vatican d'aprs les documents originaux, t. IV, trad. fr., Paris, 1887, P- 43 19 Concile du Vatican I, Constitution dogmatique de la foi catholique, chap. I, " De Dieu crateur de tous les tres "; texte latin dans COD p. 781; ES 3001.

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en 325, pour dsigner Dieu. Mais, nous le verrons, en grec le mot ousia peut avoir deux sens. La dfinition de Vatican 1 prcise de quel sens il s'agit. L'orthodoxie l'avait toujours compris ainsi, mais il tait bon de lever toute quivoque possible cet gard. Pourquoi l'glise, pourquoi l'orthodoxie attend-elle la fin du xixe sicle pour dfinir ce qu'elle pense de Dieu, de sa distinction du monde, de la libert de la cration, alors qu'elle l'a toujours pens, et que c'est mme, nous l'avons vu, la doctrine plus ancienne du judasme, l'essence mme, peut-on dire, du monothisme hbreu ? La thologie hbraque s'est forme, s'est constitue, contre les mythologies que le document du premier concile du Vatican condamne ici, et qu'il va condamner encore plus nettement plus loin. C'est tout simplement parce que, comme nous l'avons dit, des philosophes, principalement allemands, ont enseign justement ce que le concile du Vatican rejette. C'est une vieille, trs vieille histoire, qui remonte trs haut dans le temps. Il faut remonter jusqu'au thosophe allemand Jacob Boehme (n en 1575) et plus haut encore, jusqu'aux systmes gnostiques des premiers sicles de notre re, pour trouver les racines de cette doctrine que va exprimer Jacob Boehme et que vont reprendre les philosophes allemands : Schelling et Hegel. L'ide de base de cette thosophie, c'est que Dieu n'est pas ternellement ralis. Il est en gense, en devenir. Il se fait progressivement. Il s'engendre lui-mme. L'Absolu n'est pas tout fait, parfait, il se fait sans cesse. Et cette gense, selon les thosophes allemands, est tragique. Elle est essentiellement tragique, c'est--dire que la tragdie est ncessaire au dveloppement de Dieu, son autodveloppement. Le satanique est immanent et essentiel l'essence divine. Sans le satanique, la vie de l'Absolu serait platitude et ennui. C'est la puissance du ngatif en Dieu qui le conduit se dchirer, se diviser, s'aliner luimme. Cette premire alination, c'est la cration du monde. La cration du monde est ncessaire au dveloppement de Dieu. C'est--dire que la cosmogonie est ncessaire la thogonie. Dieu prend conscience de soi et devient " l'Esprit absolu " en se divisant, en se dchirant, en s'alinant, et cette alination de la substance divine, c'est la cration du monde. Le monde ou la nature ne sont donc pas d'une essence, d'une substance ou d'une nature diffrente de Dieu. Le monde ou la nature, c'est Dieu luimme alin, exil. La nature physique, c'est la divinit ptrifie, solidifie. Dieu a besoin de ce processus historique pour parvenir la conscience de soi, pour devenir Dieu. Faute de quoi, et avant quoi, il reste dans un tat germinal indiffrenci, comme un embryon qui ne s'est pas dvelopp. Comme on le voit, il s'agit d'une forme de panthisme, puisque la nature n'est rien d'autre que la substance de Dieu aline. Mais d'un panthisme volutif, gntique, c'est--dire que la divinit ellemme est en gense tragique dans l'histoire de la nature et dans l'histoire de l'homme. Autrement dit, nous sommes en prsence d'une authentique thogonie. C'est justement cette mythologie thogonique que les plus anciens thologiens hbreux avaient rejete. C'est celle que reprendront certains gnostiques des premiers sicles de notre re, puis les matres de l'idalisme allemand. " La mme sainte mre, l'glise, tient et enseigne que Dieu, qui est principe et fin de tous les tres, peut tre connu par la lumire naturelle de la raison humaine, partir des tres crs, d'une manire certaine20. " Et le texte conciliaire cite le passage que nous avons traduit de la lettre de Paul aux Romains. Contre qui cette affirmation est-elle dirige ? Bien entendu contre ceux qui disaient le contraire, c'est-dire Emmanuel Kant, Auguste Comte et leurs disciples. Nous l'avons vu : l'orthodoxie a toujours pens que l'existence du monde21 est connaissable d'une manire certaine partir de la cration, partir du monde et de la nature, pour l'intelligence qui rflchit20 Concile du Vatican I, Constitution dogmatique de la foi catholique, chap.ii ; COD, p. 782 ; ES 3004. 21 N.B. Tresmontant veut sans doute ici parler plutt de lexistence de Dieu

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sur le monde et sur la nature. C'est la doctrine de l'aptre Paul. C'est la doctrine des pres grecs et latins. C'est la doctrine des grands docteurs du moyen ge : Albert le Grand, Bonaventure, Thomas d'Aquin, Jean Duns Scot. C'tait, bien avant le christianisme, la doctrine des thologiens hbreux qui sont les auteurs de la bibliothque hbraque inspire. Il a fallu attendre Guillaume d'Occam, au xive sicle, pour voir cette doctrine constante mise en question, puis rejete par ses disciples indirects, comme Martin Luther, et un disciple de Luther, Emmanuel Kant. L'orthodoxie a donc d dire, dfinir, expliciter ce qu'elle avait toujours pens, mais qu'elle n'avait pas cru utile de prciser, puisque personne ne mettait en doute ce qu'elle pensait, avec d'ailleurs quelques philosophes paens, comme par exemple Aristote : l'intelligence en travaillant sur le monde peut arriver connatre l'existence de celui qui le premier fournit l'information, la source premire de l'information. Aristote y tait parvenu sans la rvlation. Le premier concile du Vatican, aprs l'expos de la doctrine dans les " chapitres ", fait suivre cet expos d'un certain nombre de " cations " qui rejettent la doctrine oppose. Ainsi la doctrine est expose deux fois. Une fois d'une manire positive : l'glise dit ce qu'elle pense. Une seconde fois d'une manire ngative ou apophatique : l'glise dit ce qu'elle ne pense pas, ce qu'elle rejette, ce qu'elle repousse. Ainsi il n'y aura pas d'hsitation possible sur le contenu et la signification de sa pense. Le mot latin canon, que nous avons laiss en franais tel quel, est le dcalque du grec kann qui signifie : tige de roseau, puis : tige de bois, barre de bois. D'o, au figur : rgle, modle. Puis : Hte, table, catalogue. En somme, le grec kann a pris le sens de critre et de norme, de rgle qui a force de loi. Vers le ive sicle, il a t appliqu aux livres que les chrtiens considraient comme faisant partie de l'ensemble des crits inspirs. Athanase, vque d'Alexandrie au ive sicle, d