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Qui est Socrate ? Coupables Athéniens ; Un philosophe sur le ring. Dire que le mythe l’emporte sur le réel est un énoncé vide de sens : c’est nécessairement parce qu’il est parvenu à transfigurer le réel, et l’abolir dans une proportion incommensurable, que le mythe est mythe – et ce mythe est du réel, mais un autre réel que celui sur lequel il se fonde ; en ce sens j’acquiesce à l’expression vérité des mythes (et c’est le nom qu’a donné adé- quatement mon ami Bernard Deforge à la collection qu’il dirige), en nuançant : le mythe a une fonction de vérité pour les humains qui en sont imprégnés, mais laisse désemparé l’historien qui cherche humblement à dire ce que fut le passé. Voici un mythe : l’homme Socrate. Que savons-nous de lui, conservé par ses contemporains ? Nous en possédons un portrait féroce dans Les Nuées d’Aristophane, joué en mars -423, et si Socrate avait succombé d’une quelconque maladie dans les vingt années suivantes, nous n’eussions conservé de lui que l’image d’un personnage de comédie, perché dans une corbeille pour mieux observer les astres et montrant son derrière aux passants, un marchand de fausse sagesse quelque peu escroc. Mais Socrate se portait bien et, au lieu de mourir d’un cancer ou de la peste comme tout un chacun, il périt, en -399, par une décision de justice, qui donnait raison à ses accusateurs Mélétos, Anytos et Lycon. Son procès et sa condamnation nous sont connus essentiellement par les deux récits sembla- blement nommés Apologie de Socrate (« apologie » signifie « défense » et non « éloge ») et dus à deux de ses disciples écrivains fameux, l’un génial, l’autre talentueux, Platon et Xénophon. Peu importent les divergences et contradictions factuelles entre les deux récits, c’est le Socrate forgé par Platon qui s’est imposé, le Socrate de l’Apologie curieusement enrichi de traits empruntés au Socrate des Dialogues, considérés bien légèrement comme une source fiable, un Socrate dès lors devenu mythe, annihilant toute possibilité de mémoire historique. Alors que le réel se contente paisiblement d’être, le mythe, lui, a une fonction – et, le plus souvent, des fonctions, simultanément, selon les individus, ou variables, selon les époques, les combinaisons sont multiples. L’une des fonctions les plus curieuses du mythe socratique, et des plus pittoresques, est son utilisation comme arme contre l’institution démocratique (cela, dès Platon) et, par ricochet, comme instrument de glorification du régime lacédémonien (toujours grâce à Platon). Soit ce syllogisme : En condamnant Socrate, la démocratique Athènes a commis une injustice ; Sparte, ennemie d’Athènes, n’a pas condamné Socrate et n’a pas commis d’injustice ; Ergo, le régime de Sparte est un régime juste. Certains remarqueront que le fait que A, ennemi de B, commette un certain crime n’empê- che pas B de commettre des crimes autres, et d’être tout autant injuste, ou même plus grave- ment, et qu’en saine logique, la démonstration est un peu cavalière, elle a pourtant été acceptée – et a servi, aux XIX e et XX e siècles, à justifier intellectuellement les totalitarismes prônés ou adve- nus (les fascistes divers aimaient et louaient Sparte, une Sparte mythifiée, cela va de soi). Revenons en l’an -399. Que s’est-il réellement passé pour que Socrate soit contraint de boire la ciguë sur ordre de l’Assemblée du peuple athénien ? Peut-on, en oubliant les parti-pris de ses disciples-témoins, et La Chronique des Belles Lettres 1 Aristophane, Comédies, tome I, Introduction – Les Acharniens – Les Cavaliers – Les Nuées Collection des Universités de France, série grecque Texte établi par V.Coulon et traduit par H. Van Daele. 14 e tir. revu et corrigé par J. Irigoin. XXXVIII-410 p. (1923 & 1934) 2002. 42 e 18 août 2006 Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée. D E S B E L L E S L E T T R E S LA CHRONIQUE 11/12

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Chroniques Michel Desgranges

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Page 1: Chroniques 11/12

Qui est Socrate ? Coupables Athéniens ; Un philosophe sur le ring.

Dire que le mythe l’emporte sur le réel est un énoncé vide de sens : c’est nécessairementparce qu’il est parvenu à transfigurer le réel, et l’abolir dans une proportion incommensurable,que le mythe est mythe – et ce mythe est du réel, mais un autre réel que celui sur lequel il sefonde ; en ce sens j’acquiesce à l’expression vérité des mythes (et c’est le nom qu’a donné adé-quatement mon ami Bernard Deforge à la collection qu’il dirige), en nuançant : le mythe a unefonction de vérité pour les humains qui en sont imprégnés, mais laisse désemparé l’historien quicherche humblement à dire ce que fut le passé.

Voici un mythe : l’homme Socrate.Que savons-nous de lui, conservé par ses contemporains ?Nous en possédons un portrait féroce dans Les Nuées d’Aristophane, joué en mars -423, et si Socrate

avait succombé d’une quelconque maladie dans les vingt années suivantes, nous n’eussions conservéde lui que l’image d’un personnage de comédie, perché dans une corbeille pour mieux observer lesastres et montrant son derrière aux passants, un marchand de fausse sagesse quelque peu escroc.

Mais Socrate se portait bien et, au lieu de mourir d’un cancer ou de la peste comme tout unchacun, il périt, en -399, par une décision de justice, qui donnait raison à ses accusateurs Mélétos,Anytos et Lycon.

Son procès et sa condamnation nous sont connus essentiellement par les deux récits sembla-blement nommés Apologie de Socrate (« apologie » signifie « défense » et non « éloge ») et dus àdeux de ses disciples écrivains fameux, l’un génial, l’autre talentueux, Platon et Xénophon.

Peu importent les divergences et contradictions factuelles entre les deux récits, c’est leSocrate forgé par Platon qui s’est imposé, le Socrate de l’Apologie curieusement enrichi de traitsempruntés au Socrate des Dialogues, considérés bien légèrement comme une source fiable, unSocrate dès lors devenu mythe, annihilant toute possibilité de mémoire historique.

Alors que le réel se contente paisiblement d’être, le mythe, lui, a une fonction – et, le plussouvent, des fonctions, simultanément, selon les individus, ou variables, selon les époques, lescombinaisons sont multiples.

L’une des fonctions les plus curieuses du mythe socratique, et des plus pittoresques, est sonutilisation comme arme contre l’institution démocratique (cela, dès Platon) et, par ricochet,comme instrument de glorification du régime lacédémonien (toujours grâce à Platon).

Soit ce syllogisme :En condamnant Socrate, la démocratique Athènes a commis une injustice ;Sparte, ennemie d’Athènes, n’a pas condamné Socrate et n’a pas commis d’injustice ;Ergo, le régime de Sparte est un régime juste.Certains remarqueront que le fait que A, ennemi de B, commette un certain crime n’empê-

che pas B de commettre des crimes autres, et d’être tout autant injuste, ou même plus grave-ment, et qu’en saine logique, la démonstration est un peu cavalière, elle a pourtant été acceptée– et a servi, aux XIXe et XXe siècles, à justifier intellectuellement les totalitarismes prônés ou adve-nus (les fascistes divers aimaient et louaient Sparte, une Sparte mythifiée, cela va de soi).

Revenons en l’an -399.Que s’est-il réellement passé pour que Socrate soit contraint de boire la ciguë sur ordre de

l’Assemblée du peuple athénien ? Peut-on, en oubliant les parti-pris de ses disciples-témoins, et

La Chronique des Belles Lettres 1

Aristophane, Comédies, tome I,Introduction – Les Acharniens –

Les Cavaliers – Les NuéesCollection des Universités de France, série grecqueTexte établi par V. Coulon

et traduit par H. Van Daele.14e tir. revu et corrigé

par J. Irigoin. XXXVIII-410 p.(1923 & 1934) 2002. 42 e

18 août 2006

Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous proposeune libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique.Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leurproposer ces textes sous forme imprimée.

D E S B E L L E S L E T T R E S

LA CHRONIQUE11/12

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les multiples et millénaires instrumentalisations du mythe, comprendre au moins pourquoiSocrate fut accusé, et pourquoi ce jour-là, et non après la représentation des Nuées (qui, d’ail-leurs, fut un four) vingt-quatre ans plus tôt ? Autre formulation : pourquoi les Athéniens ne prê-tèrent-ils qu’une attention distraite aux accusations d’Aristophane, et furent-ils convaincus parcelles de Mélétos et ses comparses, accusations pourtant à peu près identiques ?

La question n’est pas neuve, et les dossiers Socrate ne manquent pas, et d’autant plus volu-mineux que nos sources crédibles sont étiques.

Moses Finley s’est contenté de moins de vingt pages pour replacer le procès dans soncontexte historique, le contexte d’Athènes vaincue dans la guerre du Péloponnèse, dévastée parla peste, et retrouvant tout juste la démocratie après l’interruption de la tyrannie des Trente, etdéjà, le lecteur commence de mieux comprendre : c’est l’Athènes réelle que nous montre Finley,non la figure de Socrate, dans Socrate et Athènes (le texte est dans le recueil On a perdu la guerrede Troie, où le lecteur trouvera également une fine analyse du procès de Jésus, affaire bien pro-che du cas Socrate, mais aux conséquences tout autres, et bien d’autres essais d’une admirableintelligence sur les Étrusques ou la chute de Rome).

Au pourquoi que j’énonçais, Finley apporte une réponse, elle étonnera – je la crois bonne.

Une arène. Une foule que l’on devine avide de mort. Un combattant, et plusieurs adversai-res. Un gong, pour sonner la fin du round. Des bookmakers.

Telle est la mise en scène qu’a choisie Daniel S. Milo, jadis historien (mais enseignant toujoursà l’EHESS), philosophe (« La philosophie n’est pas une profession. Elle est une préoccupation. »,affirme-t-il) et romancier, pour nous faire assister au trop célèbre procès dans La Dernière Mort deSocrate, pièce de théâtre qui pourrait être jouée (à ce jour, personne n’a osé), mais que l’on seréjouira de lire comme un dialogue philosophique, plus vif que ne l’est communément le genre.

Daniel Milo aime la boxe et Mohammed Ali : sans doute est-ce pour cela que sa parole danse,tournoyant en paradoxes qui frappent la raison paresseuse du lecteur/spectateur assoupi dansdes certitudes empruntées, esquivant les attaques par des répliques-uppercut : « L’amant de lavérité est un ennuyeux, car son répertoire est aride » ou « Ne t’accepte jamais tel que tu es. Soissélectif ! » et : « Un homme n’est pas un chat : en retombant sur ses pattes, il se casse l’âme. »

Je le sais, je ne peux rendre justice à la profondeur du texte en en isolant quelques phrases,coupées des mots accusateurs qui les ont précédés, et qu’elles réfutent, cinglantes ; je laissel’exercice à l’amateur de citations, qui saura faire ample moisson de formules à resservir, DanielMilo ne s’est pas abaissé à vêtir des habits de la comédie, ou du drame, un recueil d’aphorismespour élèves de terminale – il nous livre une véritable oeuvre philosophique, dont la forme plai-sante est un indice sur le fond.

Ici, nulle prétention de recréation de la réalité historique, nulle dissection du mythe, leSocrate de Daniel Milo ne se soucie que de vérité, prise comme un absolu, vérité évidemmentdérangeante, et qui s’impose d’autant plus fortement qu’elle fait mine de rejeter l’esprit desérieux, jusqu’à la mort – incluse.

Qui était Socrate ?« Il n’est pas vraiment humain, dit le Comédien de Daniel

Milo. Mais l’homme seul est à même d’accéder à un tel degréd’inhumanité. »

Moses I. Finley On a perdu la guerre de Troie.

Propos et polémiques sur l’Antiquité

HistoireTraduction de l’anglais

par J. Carlier 240 p. 1990. 23 e

Daniel S. Milo La Dernière Mort de Socrate

Hors collection192 p. 2002. 15 e

2 La Chronique des Belles Lettres

Xénophon, Le Banquet – Apologie de Socrate

Collection des Universités de France, série grecque

Texte établi et traduit par F. Ollier.176 p. (1961) 2002. 23 e

Platon. Apologie de Socrate Classiques en Poche [66]Texte établie et traduit

par M. Croiset.Introduction et notes,

par F. L’Yvonnet.XXVIII-84 p. 2003. 6 e

Page 3: Chroniques 11/12

Du sport ! Une bière pour le loup-garou ; Possession.

Ce matin d’août, grâce au refroidissement de la planète qui fait la fortune des professionnelsdu ressentiment écologique et des marchands de fuel spécial été, le mercure de mon thermomè-tre indique un timide 10 degrés, et demain sans doute, si se poursuit le dérèglement climatiqueprovoqué par la cupidité d’homo faber, bien avant que n’arrive l’automne sera gelé l’étang oùnagent majestueusement nos cygnes, vignette pour calendrier des postes...

Et sur cette étendue de glace et de neige je vois s’élancer de vaillants compétiteurs « qui uti-lisent des patins en os polis de cerf ou de bovins (...) bien limés et enduits de graisse de porc, carsi on prépare ainsi les patins, ils ne peuvent pas être gênés ou ralentis dans leur course par lesgouttes d’eau gelée qui se dressent comme sorties des pores de la glace. »

Ainsi font la course, sur une longueur de quelque douze milles italiens, de vaillants sportifsvêtus de peaux de loups, et malheur à ceux qui ignorent l’ordre de la nature car « lorsque la glacese brise sous eux, leur corps tombe dans le trou tandis que seule leur tête, tranchée par le bordde la glace comme par un couperet, reste pitoyablement posée sur la surface de la glace. »

Mais sans s’attarder au sort de leurs concurrents maladroits et décapités, les vainqueurs ontatteint le but et reçoivent leurs prix : « des cuillères en argent, des récipients en cuivre, des vête-ments neufs »...

Las, je n’ai pas assisté à ce plaisant spectacle sportif, mais me suis laissé entraîner à le rêvergrâce au récit d’un homme qui en fut le témoin, le Suédois Olaus Magnus (1490-1557) auteurdu best-seller (pour l’époque ) Historia de gentibus septentrionalibus, publié en 1555.Un très grosvolume, aussitôt traduit en italien, hollandais, anglais, allemand, français, et dont Jean-MarieMaillefer, spécialiste des études scandinaves qu’il enseigne à la Sorbonne, nous livre, dans unenouvelle traduction, les chapitres les plus importants ou les plus croustillants dans Histoire etdescription des peuples du Nord.

Le titre indique le contenu de l’ouvrage, ce qui m’épargne d’avoir à le faire, préférant louerl’inlassable curiosité de Magnus (qui fut chanoine d’Uppsala, avant de vivre à Rome et Venisesuite à divers déboires), qui observe et étudie hommes et bêtes, climat (il sera bien utile àMontesquieu) et plantes, dieux et rois, châteaux mythiques et auberges construites sur laglace..., il regarde tout, recueille des témoignages, rassemble des récits anciens – il est le Plinede la Scandinavie.

Érudit, et spectateur :« En une seule journée, le 8 novembre 1520, il [le roi Christian II du Danemark] fit décapiter

de manière infâme 94 seigneurs de diverses conditions, Grands, Conseillers du royaume, bour-geois, dont les corps restèrent ensuite trois jours sans sépulture devant l’hôtel de ville deStockholm jusqu’à ce qu’ils fussent finalement emportés pour être brûlés hors de la cité. J’en fusle témoin épouvanté et tremblant de crainte. »

Mais l’Histoire de Magnus n’est pas, comme tant d’autres le sont en raison de la naturellebonté humaine, une répétitive suite de massacres, elle est plus narration de mœurs et coutumes,et ses chapitres s’intitulent : « la mesure du temps au moyen des ombres », « les nains duGroenland et le mont Hvitsark », « du caractère sauvage du peuple des forêts » ou encore :« comment on châtie les serviteurs infidèles en les arrosant d’eau glacée » ou bien : « uneméthode ingénieuse pour tuer les ours ».

En homme de la Renaissance finissante, Magnus invoque souvent Hérodote, Tacite, Plutarqueou Strabon pour authentifier son propos, citant une anecdote de l’Égypte pharaonique pour ren-forcer une historiette lapone, ou un passage de Suétone pour éclairer la chasse aux veaux de mer(dont le mâle est « le plus cruel tueur de femelles parmi tous les animaux ») ; les Modernes luireprocheront d’avoir cédé à la manie de s’abriter derrière les « autorités » (en l’occurrence, peupertinentes à première vue) ; j’y trouve plutôt une sympathique croyance en l’éternelle unité dela nature humaine – mais trêve de pédanterie, et notons plutôt la simple méthode qui permet dechanger un homme en loup :

« À celui qui veut adhérer à cette société [celle des lycanthropes] un pichet de bière lui estoffert et certaines paroles sont prononcées. Alors, quand le moment semble venu, il peut méta-morphoser son apparence humaine en forme de loup en descendant dans une cave ou bien ense rendant au plus profond de la forêt (... et) ses vêtements se changent en poils, ses bras enjambes... »

Que faire une fois devenu loup-garou ?

Olaus Magnus Histoire et description des peuples du Nord

Les Classiques du NordTraduction du latin

et présentation par J.-M. Maillefer 384 p. 2004. 30 e

La Chronique des Belles Lettres 3

25 août 2006

Page 4: Chroniques 11/12

« Ils [les lycanthropes] pénètrent dans les celliers pour y vider force tonneaux de bière oud’hydromel, puis ils entassent les fûts vides les uns sur les autres au beau milieu du cellier ».

Souci d’ordre bien utile aux hommes pas garous : « ainsi distingue-t-on [les lycanthropes] desvrais loups », indique Magnus (lesquels vrais loups, dois-je préciser, jettent n’importe où lescanettes de bière qu’ils ont vidées), qui nous fournit d’autres trucs pour opérer cette précieusedistinction.

Naïf, crédule, superstitieux, Olaus Magnus ? J’ai déjà, du moins je l’espère, réfuté le carac-tère anachronique de semblable accusation au sujet de Gervais de Tilbury (Chronique du 21 juil-let) et vais faire un bond en avant d’exactement un siècle après la publication des « peuples dunord » pour arriver au mois d’octobre 1655 durant lequel tomba malade le pasteur luthérienislandais Jón Magnússon.

Étrange maladie que lui-même narre dans Histoire de mes souffrances :« Parfois, je me sentais écrasé sous un poids extrêmement lourd, tel un ver broyé ou un fro-

mage pressé (...) et sous ce poids il me semblait que mon corps était piqué par de petites aiguil-les brûlantes ou incandescentes.

« Parfois, il me semblait que le côté sur lequel j’étais couché était comme transpercé par undard qui m’entrait dans le vif du corps entre les côtes, et je pensais que j’allais en mourir .

« Parfois la chair autour de mes os ne me paraissait qu’un amas pullulant de vers, qui grouil-laient, se tortillaient. (...)

« Mais je me souciais peu de ce qui grimpait à l’extérieur de moi , même si les démons ram-paient sur moi comme des souris ou des chiots. »

Car le malheureux pasteur doit affronter pire que la douleur physique – son âme même estmenacée : « Souvent des pensées très abjectes me furent versées dans la poitrine. J’avais l’impres-sion que celle-ci était tout entière devenue un excrément infernal et que toutes les méchancetésdans lesquelles les démons pataugent et baignent étaient si durement pressées et enfoncées dansma poitrine et dans mes pensées, qu’il m’était impossible de résister en tenant ces ordures endehors de moi. »

Marié et père de famille, pasteur du village d’Eyri, situé sur une presqu’île au milieu d’un fjordet ne comptant guère plus de deux cents habitants, Magnússon menait une vie matériellementrude mais paisible jusqu’au jour où il se découvrit victime de maléfices de sorciers voisins.

Il y eut plainte, enquête, procès, ce qui conduisit Magnússon à écrire par le détail ce qu’ilavait subi. C’est là un texte absolument unique : si nous avons, dans des minutes de procès, desaveux de sorciers et descriptions de sabbat, le récit de Magnússon est le seul qui nous fasse péné-trer dans l’esprit d’un envoûté, ou possédé.

Naïf, crédule, superstitieux, le pasteur Magnússon ? Curieusement, ce n’est aucun de cesqualificatifs que lui appliquera le savant d’aujourd’hui (et ce n’est pas parce que la sincérité del’ensorcelé est indubitable : celle d’Olaus Magnus l’est tout autant), qui parlera de névrose, ouautre terme de la moderne médecine de l’âme tel que « schizophrénie » (prétendu trouble dontThomas Szasz a démontré l’inexistence...) et bien sûr paranoïa...

Abandonnons épithètes condescendantes et diagnostics psychiatriques hasardeux ; pour EinarMar Jonnson, à qui nous devons la traduction et la présentation de l’ouvrage , celui-ci est un« témoignage hallucinant » (ou halluciné ?), incontestablement, il est un document exceptionnelsur la nature humaine (et aussi, sur la vie quotidienne et ses us en Islande au XVIIe siècle, complé-tant ainsi Olaus Magnus...), et la puissance – droite ou perverse, chacun jugera – de l’esprit.

Il y eut procès, ai-je dit, et condamnations : les deux hommes qu’accusaient le bon pasteurfurent condamnés, et brûlés.

Nulle femme en l’affaire, et je remarque que sur les vingt condamnés pour sorcellerie dans lapériode de persécution qui dura en Islande de 1654 à 1683 se trouvaient dix neuf hommes.

Ceci ne confirme pas la thèse aujourd’hui dominante (et amorcée par Michelet) qui fait dela femme la victime par excellence des accusations de sorcellerie, victime parce que femme etdonc nécessairement sorcière, mais je suis ce matin et par accident d’humeur charitable, et nedirai rien des historiens qui, des évènements passés, n’exhument que ceux qui confortent leurspréjugés.

P. S. : Le temps du chroniqueur n’est pas celui de la diffusion de la chronique ; en langageclair, j’écris bien avant que ne soit diffusé ce texte, et il se peut que le temps (au sens climatique)qu’il fera ce 25 août soit bien différent du temps d’aujourd’hui.

4 La Chronique des Belles Lettres

Jón MagnússonHistoire de mes souffrances

Les Classiques du NordTraduction de l’islandais

et présentation par Einar Mar Jonsson

176 p. 2004. 19 e

Page 5: Chroniques 11/12

L’oiseau-fruit ; Concevoir sans cause ; Miroir et matrice.

– Bonjour, aimable barnacle !Je salue ici ce curieux oiseau-fruit qui pousse sans cause connue sur les branches des arbres

croissant au bord de l’eau, mûrit, puis se détache de son support et tombe dans la rivière ou lamer ; alors, et alors seulement, il se met à vivre et prend son envol...

En hiver, nous le verrons arriver, de l’arctique où il est né par génération spontanée, en Europeseptentrionale ou dans le nord de la France, sous l’apparence d’une petite oie noire et blanche.

Le processus, rare, de la naissance de la barnacle (que j’ai simplifié en unifiant plusieurs ver-sions aux multiples variantes) avait fortement intrigué les hommes du Moyen-Âge, et le grandHohenstauffen, l’empereur Frédéric II, esprit curieux et rationnel, envoya des explorateurs dansles régions glacées pour observer le phénomène ; ils ne virent rien de probant et Frédéric enconclut (dans son traité De l’art de la fauconnerie, vers 1230-48) que toute l’affaire n’était qu’unelégende inventée pour le simple fait que personne n’avait pu, en raison de l’éloignement de leurinhospitalier habitat, observer de barnacles s’accouplant, construisant des nids et couvant.

Pour Frédéric, l’absence de connaissance d’une cause n’entraîne pas l’inexistence de celle-ci ;ce n’est qu’ignorance, à laquelle il vaut mieux remédier par l’enquête que l’affabulation.

Encore faut-il disposer des moyens techniques et intellectuels nécessaires à une telle enquêteet en leur absence (ou si on ne les possède que partiellement, et que l’on ne peut procéder à unevérification expérimentale), reste une troisième voie, mi-chèvre mi-chou : celle de l’hypothèsescientifique.

Les savants médiévaux (théologiens, médecins...) se sont fortement préoccupés d’une irri-tante question que Maaike van der Lugt (à qui je dois l’histoire de la barnacle) a étudié dans unouvrage qui m’a passionné : Le Ver, le démon et la vierge – les théories médiévales de la générationextraordinaire.

Cette génération extraordinaire concerne trois cas, ou groupes de cas, qui seront traités à desniveaux d’enquête (réflexion, analyse...) fort différents : ce que nous appelons parthénogénèse(pour les animaux, ou l’homme), la possibilité pour les démons d’engrosser une femme, et lanaissance virginale du Christ.

Ce qui unit ces générations est l’absence de cause conforme à l’ordre de la nature : pas decause séminale dans le cas du ver, cause démoniaque pour le fruit des incubes, quant au Christ,Dieu qui a pris forme humaine sans conception humaine, se pose un ensemble vertigineux dequestions sur sa gestation dans le ventre de Marie.

Le vaste débat médiéval sur ces générations extraordinaires risque, a priori, de paraître peupertinent à l’humain d’aujourd’hui, qui ne croit pas plus aux démons qu’à la parthénogénèse, nià une vierge enceinte (ou s’en remet au dogme, s’il est chrétien), il entraîne pour moi une toutautre question, fort en amont : pourquoi porter de l’intérêt au livre de Maaike van der Lugt, etprendre la peine de le lire, à moins d’être un spécialiste de théologie et médecine médiévales ?

Soit : pourquoi s’intéresser à ce qui, a priori, ne nous intéresse pas ?Réponse banale : pour savoir qu’un domaine de connaissance n’a pour nous aucun intérêt, il

faut déjà connaître son contenu (ainsi ai-je passé beaucoup d’heures à m’informer sur la musiqueclassique et le jazz, et en écouter les principales œuvres, pour déterminer que ce n’est pas my cupof tea...), ce qui entraîne l’objection que le temps manque, et qu’il faut bien se laisser guider dansnos choix, qui conduisent à des refus et exclusions, par des attirances qui reposent sur une idéede la chose, et non sur la chose elle-même.

L’ambition de cette chronique, dont je présume que les lectrices et lecteurs prennent plai-sir à accroître leur savoir, est de signaler des ouvrages qui peuvent paraître, réduits à leur seultitre, réservés aux professionnels du domaine – alors qu’ils sont écrits en une langue accessible àtous, et étudient, ou montrent, un moment de la pensée humaine dont chacun peut tirer uneleçon sur sa perception du monde contemporain.

Ainsi est le livre de Maaike van der Lugt : peu importe que les questions traitées soientaujourd’hui scientifiquement dépassées, car restent actuelles la méthode et les attitudes adoptéespar les penseurs médiévaux face à des énigmes zoologiques ou gynécologiques ; elles nous ins-truisent sur ce que peuvent être nos réactions face aux énigmes de l’univers (et l’on notera quebien souvent, au lieu de leur chercher une cause, on peut s’interroger sur l’existence même del’énigme, voir Frédéric et la barnacle...) ; elles nous montrent, outre cette leçon, comment seconstruit la pensée scientifique humaine (même si l’expression est, pour le Moyen-Âge, anachro-nique), pensée qui est, je le rappelle, cumulative (d’où l’intérêt actuel qu’il y a à connaître sa for-

La Chronique des Belles Lettres 5

1er septembre 2006

Maaike van der Lugt Le Ver, le démon et la vierge.

Les théories médiévales de la génération extraordinaire.

Une étude sur les rapportsentre théologie, philosophie

naturelle et médecineL’Âne d’or

XIV-626 p. 2004. 37 e

Page 6: Chroniques 11/12

mation), et doit affronter, malgré ses progrès réels ou supposés, des phénomènes étrangementidentiques (dans leur nature d’énigme) – et Maaike van der Lugt établit un fascinant parallèleentre la fécondation par les incubes et la fécondation d’humains par des extraterrestres, telle quedécrite dans l’ouvrage récent d’un scientifique de notre siècle...

Changeons de domaine. Voici un nouveau livre de Pierre Brunel, esprit remarquable et connais-seur exceptionnel de la littérature : Don Quichotte et le roman malgré lui. Que cache ce titre un peumystérieux ? Une nouvelle étude sur l’œuvre de Cervantès destinée aux seuls hispanisants ?

Non, ce que nous narre Pierre Brunel, ce sont les aventures du romanesque, du Quichotte àCalvino ou Queneau, une histoire de l’évolution de la fiction littéraire à travers les siècles, et dela permanence de son imprégnation par l’œuvre de Cervantès.

Pourquoi ? Comment ? Pierre Brunel nous le montre en allant et venant entre maintes œuvrescélèbres, récit savant (j’entends par là : exactement informé par une érudition sans faille, et nonennuyeux) dont l’origine – la publication morcelée du Quichotte – est elle-même romanesque, ausens vulgaire, et va engendrer un genre aux multiples avatars, qui ne perdra pas le souvenir desa première naissance.

Reflet de la société, des mœurs, de la psychologie humaine, le roman est aussi créateur detypes sur lesquels vont se modeler des hommes, il est miroir et matrice ; le connaître mieux estaussi mieux nous connaître, et pour cela le livre innovant de Pierre Brunel s’adresse, simplement,à tout être humain.

Je ne sais si j’ai réussi à vous convaincre, ô lectrices ô lecteurs, de vous précipiter pour dévo-rer les livres de Maaike van der Lugt et Pierre Brunel, mais je sais que oui, le temps vous manque,aussi permettez-moi de prendre maintenant congé.

Communisme ! Virginité perpétuelle ; Paradisiaque nudité.

« En cette terre [Lamory, aujourd’hui Sumatra] la chaleur est très grande et la coutumeest que les hommes et les femmes aillent tout nus (...) Aucune femme n’est épousée, maistoutes les femmes du pays sont en commun et ne se refusent à aucun (...). Et quand elles ontdes enfants, elles les donnent comme elles le veulent à l’un de ceux qui a eu des relations avecelles.

« La terre aussi est tout entière mise en commun ; un la possède un an, l’autre, un autre etchacun prend la part qu’il veut. Les biens du pays sont aussi mis en commun (...) car rien n’estenclos (...) et chacun prend ce qu’il lui plaît sans aucun empêchement. »

Admirable société, qui préfigure plus les utopies du doux Fourier (moins sa manie d’organi-sation numérologique, cf. l’étonnant Nouveau monde amoureux) que l’idéologie concentration-naire de Marx, mais n’ignore pourtant pas les bases du marché :

« Les marchands vont là pour vendre des enfants aux gens du pays, qui les achètent. S’ils sontgras, ils les mangent aussitôt, s’ils sont maigres ils les font engraisser et disent que c’est la chairla meilleure et la plus douce du monde. »

Ce paradis communiste, au détail près du cannibalisme pédophile, nous est connu par leVoyage autour de la Terre de Jean de Mandeville, qui fut l’un des auteurs les plus lus du Moyen-Âge (nous avons plus de deux cent cinquante manuscrits du Voyage, qui fut imprimé dès 1478,traduit en dix langues avec cent quatre-vingts éditions...).

Écrivain à succès, mais dont ne pouvons tracer la biographie : il mourut en 1372 mais on nesait quand il naquit, il était chevalier mais nous ignorons s’il était anglais ou bourguignon, il écri-vait en roman (français) et, à le croire, il se rendit en Terre Sainte, puis à l’extrémité de l’Asie eten Afrique.

On le crut d’ailleurs sans remise en question, jusqu’au XIXe siècle où la critique scientistes’acharna à prouver qu’il n’était qu’un médiocre compilateur de chroniques antérieures etd’anecdotes empruntées à Pline et, après avoir détruit l’œuvre, les savants nièrent, fort logique-ment, que l’auteur eût jamais existé.

Heureusement l’annihilation par l’érudition de Mandeville ne nous empêche pas de le lire (etles accusations de plagiat portées contre lui eussent bien étonné un homme vivant en un tempsqui ne connaissait pas la propriété intellectuelle, notion aussi moderne, je le rappelle, que celled’auteur, dans son sens actuel), ni moi de le citer encore :

6 La Chronique des Belles Lettres

8 septembre 2006

Pierre BrunelDon Quichotte

et le roman malgré luiKlincksieck. Jalons critiques (5).

416 p. 2006. 23 e

Jean de MandevilleVoyage autour de la Terre

La Roue à LivresTraduit et commenté

par Ch. DeluzXXVIII-308 p. 1993. 26 e

Page 7: Chroniques 11/12

« Le Sultan [le mamelouk qui règne alors sur l’Égypte et autres lieux] a quatre femmes, unechrétienne et trois sarrasines [musulmanes]. Il a des amies autant qu’il en veut (...) les plus belleset les plus nobles demoiselles de son pays (...) et quand il veut en avoir une pour coucher avecelle, il les fait toutes venir devant lui et regarde laquelle lui plaît le mieux et, à celle-ci, il envoieou jette l’anneau qu’il porte au doigt. Aussitôt, on l’emmène pour la baigner, la vêtir et la pareret la nuit on la conduit dans la chambre du Sultan. »

Invention ? Pourquoi ne pas admettre que Mandeville, comme il l’affirme, fut effectivementmercenaire au service de ces Sultans, dont il nous fournit la chronologie des règnes – brefs, enraison de la coutume des prétendants au trône d’assassiner l’envié occupant ?

Et pourquoi encore ne pas lui faire confiance quand il nous dit (en nous fournissant l’alpha-bet arabe) avoir « souvent lu et regardé » le Coran, dont il nous résume un point capital de larévélation :

« [Les Sarrasins disent que] le Paradis est un lieu de délices (...) où chacun aura quatre-vingt-dix femmes, toutes pucelles, qu’ils auront chaque jour des rapports avec elles et les trouveronttoujours pucelles. »

Pour le reste (non, il n’y a rien sur ce que les femmes recevront au Paradis, dont elles sem-blent exclues, à moins qu’elles ne deviennent ces pucelles miraculeuses...), l’enseignement duCoran est étrangement proche de celui de la Bible chrétienne, au point que Mandeville ne com-prend guère pourquoi les Sarrasins ne se convertissent pas.

Il ne comprend pas mais ne manifeste nulle animosité et, qu’il décrive la Cour du grand Khanmongol, celle de l’empereur de Chine ou celle, plus puissante encore, du légendaire Prêtre Jean,il n’est qu’admiration pour leurs richesses, leur puissance, leur savoir.

Envers ces hommes si divers qui peuplent la terre parcourue par notre voyageur, authentiqueou hâbleur, peu me chaut, qu’ils soient hautement civilisés ou sauvages, Mandeville ne manifestejamais de sentiment raciste (ce qui serait anachronique, le racisme datant du XIXe siècle...), nimême de supériorité xénophobe : ils sont autres, par leurs mœurs et leurs usages, mais ils sonthommes, tout autant que l’auteur européen et chrétien, et ils l’émerveillent parce que, tout enétant identiques à lui, ils sont merveilleusement différents.

Et pour le médiéval Mandeville, comme pour tant de chroniqueurs que j’ai déjà cités, l’espècehumaine est toujours une dans l’infinie variété de ses coutumes.

Passe un siècle, et un voyage va bouleverser l’histoire de l’humanité.Ce voyage, mieux attesté que ceux de Mandeville, est celui de Christophe Colomb et, de ce

moment (je passe sur les révolutions économiques et politiques qu’il entraînera, et sur le dépla-cement du pouvoir universel de l’Europe aux États-Unis...) se transformera radicalement la per-ception de l’Autre par l’homme européen (et, pour chaque peuple de la terre, le sens de sa placepar rapport aux autres peuples).

Cette métamorphose, qui sera graduelle, prend son origine dans l’œuvre de Pierre Martyrd’Anghiera (1457-1526, et nous sommes parfaitement informés sur la carrière de cet Italien dontla vie se déroula à la Cour d’Espagne, où il joua un rôle diplomatique et politique des plus impor-tants) qui eut le génie de comprendre que ce qu’avait découvert Colomb en croyant avoir atteintl’Inde était en fait un Nouveau monde – d’où le titre de son ouvrage : De Orbe Novo Decades,Décades du Nouveau Monde.

Je renvoie mon lecteur à la préface de Brigitte Gauvin pour la genèse, tumultueuse, de l’œu-vre, sa réception et son succès immense, notant seulement que Pierre Martyr ne traversa jamaisl’Atlantique, et écrivit le récit de la découverte grâce à des témoignages, ceux de matelots ou del’Amiral lui-même, qu’il transcrit avec une telle verve qu’à le lire on croit entendre nous parlerexplorateurs et conquérants.

Ce nouveau monde est peuplé, d’abord, par ordre des rencontres, d’indigènes doux et bien-veillants, les Taïnos, qui « vivent totalement nus, satisfaits de la seule nature. »

Cette nudité, et Mandeville avait déjà longuement fait le rapprochement pour le peuple deLamory, c’est celle d’Adam et Eve au Paradis, aussi semble-t-il normal que les Taïnos vivent dansune société innocente, sans travail, sans lois, sans souverains...

Progressent les explorateurs, et les voici nez à nez (épées contre sagaies) avec un peupled’après la faute : les Cannibales (Caraïbes), sauvages (les politiciens disent aujourd’hui : « pre-miers »...) particulièrement féroces (Pierre Martyr décrit avec force détails leurs agapes anthropo-phages), qui attaquent les Taïnos et, ce qui est plus légitime, les envahisseurs européens.

Le Nouveau monde n’est pas le Paradis.

La Chronique des Belles Lettres 7

Pierre Martyr d’Anghiera De Orbe Novo Decades.

I. Oceana Decas.Décades du Nouveau Monde.

I. La Décade océane (suivie du Quatrième voyage

de Christophe Colomb) Les Classiques de l’Humanisme

Édition, traduction et commentaires de B. Gauvin.

XCVIII-382 p. 2003. 35 e

Le Nouveau Monde.Récits de Amerigo Vespucci,

Christophe Colomb,Pierre Martyr d’Anghiera

La Roue à LivresTraduit et commenté

par J.-Y. Boriaud.Préface de T.Todorov.

XXXIV-142 p. 1992. 16 e

Page 8: Chroniques 11/12

Cette désillusion s’aggravera quand les européens s’apercevront que les innocents Taïnos lesont moins que ne l’avaient fait imaginer les premiers contacts, et s’enduisent de peintures deguerre pour batailler aussi farouchement que les Cannibales, ou les Espagnols.

Le mythe du bon sauvage resurgira violemment avec les Lumières, il avait pourtant fallu peude temps pour qu’il se dissipât aux yeux des conquérants, qui, il est vrai, avaient sur les philoso-phes postérieurs l’avantage d’être confrontés au réel.

Intellectuellement, Pierre Martyr est d’une toute autre trempe que l’amusant colporteur d’ex-travagances Mandeville ; il est un humaniste de grande culture (aujourd’hui : un intellectuelengagé dans le siècle), qui ne se contente pas de narrer pour captiver mais pense l’objet de sa nar-ration ; les raisons de l’apprécier sont multiples – pour ses descriptions de faune et flore alorsinconnues, pour son édification d’une figure de Colomb accédant au mythe, etc. – mais ce quipour moi rend son texte essentiel est qu’il fonda, pour les hommes de la Renaissance et desdébuts de l’âge classique, l’identité d’un Nouveau monde, identité de la terre et de ses habitants,confrontée à l’identité de l’espace chrétien qui engendra pour celui-ci une nécessité d’affirma-tion, bien autre que celle qui se manifestait traditionnellement face aux barbares ou infidèles –avec Pierre Martyr, le Nouveau monde qui apparaît et se dessine devant nous, ce n’est pas seule-ment l’Amérique, mais la totalité du globe.

P. S. 1. À qui manque de temps pour se livrer au plaisir de s’instruire agréablement : le recueilLe Nouveau Monde, préfacé par Tzvetan Todorov, contient les récits de première main de Colomb,Amerigo Vespucci et des extraits de Pierre Martyr – qui donnent envie d’en lire plus.

P. S. 2. L’Orbe novo de Pierre Martyr est une œuvre ample ; le volume que je recommande(vivement) ne contient que la première décade, ce qui laisse le loisir de le déguster avant quen’en paraisse la suite.

Spécial énigmes ! Déboires érotiques de la France ; Un livre castré.

Toujours en cette chronique, j’ai pris grand soin, en citoyen responsable, de ne heurter aucunesensibilité, de n’ironiser sur aucune croyance digne de respect, qu’elle fût adventiste du septièmejour ou mahométane, de ne jamais médire de l’omnipotente religion écologiste et de notre MèreGaia ni des diktats hygiénistes-eugénistes, de ne point mettre en doute la bienveillance de touteinstitution démocratique et du principe de précaution, me suis bien gardé d’appeler « esquimaux »les doux Inuits (ni un chat une chatte) et jamais je ne me suis abaissé, pour divertir le lecteur, àtenter de rivaliser avec le délicat humour du fameux comique troupier Jean-Marie Bigard, idoledu téléspectateur éclairé.

Mais il n’est de règle qui ne souffre d’exception, aussi vais-je humblement prier les moins de dix-huit ans, les puritains et les républicains de sauter la première partie de cette chronique – ensuiteseulement ils retrouveront le nid douillet et chaste de l’érudition.

Et maintenant, outrageons les bonnes mœurs.

En commençant par donner l’exposition de l’acte final de l’œuvre qui va souiller (de quoi ?lecteurs et lectrices comprendront vite) mes pages :

« Après la harangue de D’Orléans à ses satellites, un Écuyer vient sur l’avant-scène, s’y asseoitet s’y branle. Les deux autres sont de l’autre côté, et s’y enculent. Dans le fond du théâtre, surdes canapés, sont les femmes de l’Angleterre, dont les unes branlent des Pages, d’autres se bran-lent entre elles, et des Pages se branlent aussi entre eux (...) Les citoyens à piques s’enculent enbataille au fond du théâtre. (...) Lorsque D’Orléans dit : Hélas, je suis foutu !, les fouteuses, fou-teurs, branleuses, branleurs et sodomites restent immobiles (...) »

Dans ces indications scéniques manque l’Héroïne, mais la voici :« LA FRANCE :« Je suis enfin foutue !... et ces triples couleurs « Symbole de ma honte et de tous mes malheurs« De cet affreux bordel, sont, hélas ! la livrée ! (...) « De vierge que j’étais me voilà république ;« Je suis à tout le monde et ma honte est publique. »

8 La Chronique des Belles Lettres

15 septembre 2006

Page 9: Chroniques 11/12

Et dans un audacieux flash-back, je livre un extrait de l’exposition du premier acte où nousrencontrons nos principaux personnages :

« Frédéric III [roi de Prusse], François II [empereur d’Allemagne], Charles IV [roi d’Espagne] etle duc d’Orléans [Philippe-Égalité], avec chacun une des femmes de l’Angleterre, se rendent surdes canapés. L’un découvre une gorge et l’embrasse ; l’autre caresse un cul, après avoir troussésa branleuse (...) L’Angleterre est au milieu, sur un lit de repos ; elle s’y couche, lève ses jupesjusqu’à la ceinture, et sa branleuse s’évertue sur son clitoris (...) et l’Angleterre lui chatouille lecon avec l’orteil. »

Traversé du soupçon que cette présentation déstructurée, comme l’on disait au Collège deFrance dans les années 70, peut dérouter, je vais résumer chronologiquement l’intrigue de lapièce : pendant la Révolution, sont réunis dans un voluptueux boudoir des appartements du ducd’Orléans, au Palais-Royal, divers souverains tout occupés à l’exercice du pouvoir, tels un plébéienClinton ; leur tient compagnie l’Angleterre qui, aidée de D’Orléans, va y attirer traîtreusement laFrance et la Vendée, toutes deux innocentes pucelles qui seront violées en une scène qui préfi-gure les sportives tournantes de nos modernes banlieues.

L’œuvre se nomme La France foutue, tragédie lubrique et royaliste en trois actes et en vers. Déjà,l’association lubrique-royaliste étonne, le parti du trône et de l’autel n’étant pas réputé pour célé-brer avec force détails techniques les plaisirs de Vénus, mais le texte, qui mêle des entités incar-nées (Angleterre, France, Vendée) à des personnages historiques, nous réserve bien d’autressurprises.

À première lecture, il nous semble avoir affaire à un simple divertissement pornographique,dans la lignée des romans érotiques (ou curiosa, selon le vocabulaire des catalogues de librairespour bibliophiles) du temps des Lumières, tels Le portier des Chartreux, où s’ébattent dans despositions et combinaisons improbables hommes et femmes, femmes et femmes, hommes ethommes (ne manquent que quelques brebis et un cygne jupitérien) mais l’auteur agrémente satragédie, presque à chaque vers, d’appels de notes, lesquelles explicitent le fondement histori-que des situations qu’il dépeint ou évoque.

L’ensemble de ces notes est plus long que la Tragédie elle-même, et forme une attaque férocecontre la Révolution, la perfidie anglaise et l’idéologie républicaine (sans oublier ses origines athé-nienne et romaine), ainsi qu’un dévoilement des causes de la défaite vendéenne ; certaines four-nissent des indications anthropologiques – ainsi : « La plupart des Anglais ont un petit pénis, etaiment mieux les hommes que les femmes » mais, quand l’Angleterre évoque « La fécondeAmérique, et l’Inde fastueuse » pour préciser « Leur motte est rebondie, et le poil en est blond »,une note révèle : « allusion aux montagnes de l’Amérique et à la couleur de l’or ».

On l’aura compris, ici le sexe déchaîné n’est qu’allégorie et vits molets ou triomphants, pinesfouteuses (l’Auteur fait rimer « pine » avec « divine »...) et cons foutus (au sens propre, du latinfutuere) ne sont que masques pour désigner amis (rares...) ou ennemis (nombreux : Necker,Mirabeau, Buonaparté etc.) de l’Auteur, qui révèle dans Un mot sur mon Poëme pourquoi il l’a écritavec une plume libidine et a fait une priapée d’évènements tragiques : « je ne demande point à êtrelu par des convertis, mais bien par des gens dont l’opinion est erronée (...) j’ai écrit pour les liber-tins, parce que ce sont ceux là que je veux qui me lisent. »

Et qui est cet audacieux Auteur ?Nous l’ignorons absolument.Dans sa préface, Olivier Sers (par ailleurs admirable traducteur de Pétrone, Juvénal et Catulle,

dont également les mots bravaient l’honnêteté, et à qui je dois la publication de La France foutue)nous dit tout ce que l’on peut dire de l’ouvrage : il fut publié sans doute en 1800 (et nous enconnaissons à peine une dizaine d’exemplaires, dont deux à l’Enfer de feue la Nationale) et rigou-reusement rien ne permet d’en identifier le rédacteur, qui a lancé en exergue ce défi, empruntéà Héraclius : « Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses. »

Régal pour les amateurs (et amatrices) d’obscénité, document insolite pour les historiens, LaFrance foutue est aussi une énigme littéraire – en voici une seconde (pour tout public).

Admirable passion de l’érudition ! Dès l’Empire, le XIXe siècle vit fleurir une foule de biblio-philes (bibliographes, bibliologues) qui, avec une ardeur infatigable, entreprirent de recenser leséditions jusqu’alors inconnues de textes célèbres ou ignorés, retracer la carrière des imprimeursanciens, même les plus modestes, débusquer les pseudonymes, dénombrer les versions fautiveset signaler les plus infimes variantes, aucun livre – de son édition originale à ses plus hâtives réim-pressions – ne devait leur échapper (quête encouragée par l’avidité des collectionneurs et le prix

La Chronique des Belles Lettres 9

La France foutue.Tragédie lubrique et royaliste

en trois actes et en vers.Le Corps fabuleux

Préface d’Olivier Sers192 p. 1995. 13,72 e

Luciano Canfora La Bibliothèque du patriarche.

Photius censuré dans la France de Mazarin

L’Âne d’orTraduit de l’italien par L.-A. Sanchi.

320 p. 2003. 28 e

Page 10: Chroniques 11/12

atteint par certains exemplaires uniques...). L’un de ces plus acharnés rats de bibliothèque (maisrespectueux du papier) fut un ami de Charles Nodier nommé Charles Weiss, qui signala en 1823l’existence de curieux exemplaires de la célèbre édition rouennaise de 1653 de la Bibliothèque dePhotius.

L’affaire de cette découverte est complexe, et nous est narrée en détail par l’historien et phi-lologue Luciano Canfora dans La Bibliothèque du patriarche – Photius censuré dans la France deMazarin.

Toujours soucieux de tenter de simplifier le complexe, je vais reprendre l’histoire par sonorigine.

Patriarche de Constantinople (et artisan – involontaire ? – du schisme qui sépara l’Églised’Orient de l’Église de Rome) Photius (820-891) nous a laissé une Bibliothèque (ou Myriobiblion)constituée de 280 notices, résumant ou citant un certain nombre d’œuvres de la Grèce antique(et de théologie byzantine), le fait capital étant que la plupart de ces œuvres sont perdues etque nous ne les connaissons que grâce à Photius (crûment : posséder chez soi la Bibliothèqueest indispensable à quiconque se veut familier de la culture classique). La rédaction de laBibliothèque est elle-même un mystère (Photius semble l’avoir écrite en voyage, mais commentpouvait-il être accompagné de tant de livres ?) sur lequel je ne m’attarderai pas, pour sauter àson édition en Occident, d’abord à Genève, en 1611, qui fut, je cite Canfora, « saluée avec joieet trépidation (...) elle parut l’arche du Salut qui (..) avait sauvé du « déluge turc » tant d’au-teurs grecs. »

Elle sera de nouveau éditée à Rouen en 1653, comme je l’ai dit, peut-être tirée à cinq centsexemplaires, mais un observateur attentif remarquera que, à ces volumes relativement courants(on les trouve dans toutes les bibliothèques du monde), manque un élément – qui lui, figure dansles quatre rarissimes exemplaires signalés par Charles Weiss et auscultés par Canfora : une pré-face (« candido lectori ») signée d’un énigmatique « Th. M. Roth. eccl. presb. »

Pourquoi cette Préface fut-elle arrachée des exemplaires commercialisés ? Quel fut le rôle dela censure dans cette disparition ? Qui était « Th. M. Roth. » ? Et que révélait la troublante « pagecachée » qui n’apparaît qu’avec le traitement par le Consorzio Digamma ?

La réponse se trouve dans l’instrumentalisation du schismatique Photius dans les conflits del’époque, l’apparition du jansénisme, la lutte Contre-Réforme versus Réforme, les intérêts com-merciaux et idéologiques des libraires et les palinodies de leurs protecteurs ; l’enquête minutieusede Canfora ravira, bien sûr, tout amateur de roman policier, mais elle est plus qu’un divertisse-ment de soirée pluvieuse : elle nous montre que derrière l’amputation d’un livre, c’est l’Histoirequi agît.

Sans scrupule.

Faux témoin ; Des dieux et des hommes ;Transgression.

L’Iliade, on le sait, ne nous raconte que partiellement la guerre de Troie (essentiellement, ellechante la colère d’Achille...) et, même avec l’aide de l’Odyssée, la lecture d’Homère est tristementinsuffisante pour satisfaire notre soif de connaissance sur un conflit qui dura dix ans, six mois etdouze jours.

Pourtant, ses origines étaient dévoilées dans les Chants cypriens, tandis que six poèmescontemporains de l’œuvre homérique, dus à Arctinos de Milet, Leschès de Mytilène, Agias deTrézène ou Eugammon de Cyrène en exposaient rebondissements et dénouement ; hélas, en rai-son de désinvoltes étourderies que j’ai déjà déplorées, ces poèmes ont été égarés (d’où la faiblenotoriété actuelle de leurs auteurs), à l’exception usuelle de quelques citations et autres bribesdont l’obscurité fait les délices des philologues.

Bien sûr, on trouve dans la littérature classique (et très postérieure) moultes informations surles héros grecs et troyens, leurs amours, leurs exploits, leur mort et leurs funérailles (dont le res-pect du rituel est objet de querelles, ou démonstrations de générosité) mais reconstituer à partirde ce matériau épars un récit cohérent et complet est une tâche assez fastidieuse, et qui se heurteparfois à d’irritantes contradictions, qui rechignent obstinément à leur élimination.

Alors, renoncer à savoir ?Nenni : il suffit de lire l’Éphéméride de la guerre de Troie qui nous narre chronologiquement (ce

que le titre laissait supposer) toute l’affaire, et dont la véracité semble certaine, puisque son auteur,Dictys de Crète, prit lui-même part, dit-il, aux années du combat : il est narrateur, témoin, acteur.

10 La Chronique des Belles Lettres

22 septembre 2006

Photius, Bibliothèque,tome I. Codices 1-83

Collection des Universités de France, série grecque

Texte établi et traduit par R.HenryLII-396 p. (1959) 2003. 31 e

Photius, Bibliothèque,tome IX. Index

Collection des Universités de France, série grecque

Par J. Schamp528 p. (1991) 2003. 62 e

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Donc, toute la guerre de Troie, dans son exact déroulement, en quelque cent cinquantepages, avec les morts vues (comme les Choses vues de Victor Hugo) de Pâris/Alexandre, d’Ajax,et des enfants de la coquine Hélène, avec de nouveaux discours d’Ulysse et des aventures inédi-tes de Ménèlas (le célèbre cocu), le partage des captives, et encore des drames et des trahisonsà foison, tous ces évènements parfois embrouillés enfin ordonnés avec une louable concision... ôjoie !

De courte durée : le triste sire qui se fait appeler « Dictys de Crète » n’est qu’un impudentimposteur qui semble avoir vécu au temps de Néron (ou un siècle plus tard), en tout cas, et aumieux, plus de huit siècles après les batailles auxquelles il prétend avoir participé.

Pour compliquer les choses, le texte de l’Éphéméride nous est parvenu en latin, langue igno-rée des belligérants Achéens et Troyens (heureusement, la découverte de fragments de papyrusnous a prouvé l’existence d’un original grec, mais de même datation...) ; je n’en dirai pas plussur cette nouvelle énigme littéraire (sujet qui me plaît en cette fin d’été), renvoyant à la préfacesavante et raisonnable (et rendant hommage avec humour à l’habileté du faussaire) de GérardFry, qui a traduit l’œuvre, ainsi que deux autres textes semblables, l’Iliade latine et l’Histoire de ladestruction de Troie, réunissant l’ensemble dans un recueil cohérent et précieux : Récits inédits surla guerre de Troie.

Gérard Fry souligne à juste titre que ces textes (jusqu’alors introuvables en français...) ne sontpas que divertissement, ou commode abrégé : ils sont empreints d’un fort contenu idéologique(je ne dirai pas lequel), et ne sont pas neutres vis-à-vis de l’hégémonie politique de l’empireromain (d’où un intérêt supplémentaire à leur lecture). Il note aussi que, curieusement, l’actiondes Dieux, capitale chez Homère, est à peu près évacuée dans le récit du faux « Dictys », et surce point je veux insister : l’Éphéméride ainsi se sépare du mythe pour accéder à l’Histoire (ou lefaire croire au lecteur dupé).

Cette évolution a quelque chose de rationaliste – entre Homère et « Dictys » sont passés,entre autres, Platon, les stoïciens et de multiples écoles philosophiques, et l’évhémérisme –, etsemble avoir alors cessé de fonctionner ce qu’Alain Moreau appelle joliment La Fabrique desmythes, titre de son essai que nous publions ce mois-ci dans la collection de Bernard DeforgeVérité des mythes.

Je ne reviendrai pas sur l’opposition muthos-logos, que j’ai déjà abordée, préférant soulignerla perspective nouvelle qu’ouvre (et démontre) Alain Moreau : le mythe (grec) est essentielle-ment souple, malléable, et manipulable.

Si le mythe relève du sacré, ce n’est pas au sens où nous l’entendons pour les livres sacrés dereligions diverses (Bible, Coran, Livre de Mormon...) qui sont révélation dictée par Dieu, doncintangible : au gré de l’évolution des sociétés et des hommes, le mythe, sans abandonner sa partfondamentale de divin, se modifie, subtilement ou radicalement, mais sans jamais perdre de saforce. Et cela même lorsque le mythe, comme l’expose Alain Moreau, rejette peu à peu (et danscertains cercles) les aspects anthropomorphiques des Dieux, lesquels vont, dès après Hésiode, sedéshumaniser (ils cessent de commettre avec entrain meurtres, viols, adultères, etc.) pour tendreà l’abstrait du « tout » ou de l’« être » :

« Qu’est-ce que le Dieu ? Ce qu’est le Tout », écrivait Pindare, ce que pour sa part Eschyle for-mulait ainsi : « Zeus est l’éther, Zeus est la terre, Zeus est le ciel. » alors qu’un peu auparavantXénophane de Colophon avait été franchement radical : « Il y a un seul dieu, le plus grand chezles dieux et les hommes, qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par l’esprit. »

Dans un ouvrage audacieux, Paul Veyne s’était demandé : les Grecs ont-ils cru à leursmythes ?, question évidemment sans réponse : des hommes, on ne connaît que des conduites,des actions ou des affirmations (ce n’est parce qu’un chef religieux proclame sa foi en un dogmequ’il y croit : toujours le mensonge est possible, et en ce domaine indétectable), mais ce quiimporte, c’est que les hommes agissent comme si – et toujours les Grecs ont agi comme si ilscroyaient à leurs mythes – d’autant plus aisément que, ces mythes, ils les firent évoluer au grédes circonstances (des besoins).

Mais, écrivant ces lignes, un embarras me saisit : qu’est-ce donc qu’un mythe ?Voyons d’abord ce qu’il n’est pas.L’une des caractéristiques de la société occidentale moderne est son incapacité à créer des

mythes véritables : la télévision ne fabrique que de la célébrité jetable et interchangeable – il suf-fit à un très quelconque individu d’être montré pour accéder à l’éphémère « quart d’heure degloire » d’Andy Warhol et non de faire ou d’avoir fait, le cinéma produit des images mythiques

Récits inédits sur la guerre de Troie

La Roue à Livres / DocumentsTraduits et commentés par G. Fry.

416 p. 1998. 25,15 e

Alain MoreauLa Fabrique des mythes

Vérité des mythes256 p. 2006. 27 e

La Chronique des Belles Lettres 11

Page 12: Chroniques 11/12

(Ursula Andress sortant de l’océan dans Dr No, et qui renvoie trop évidemment à la naissanced’Aphrodite), la littérature (et je suis ici en désaccord avec mon ami Pierre Brunel) n’engen-dre, dans le meilleur des cas, que des figures exemplaires, et c’est par abus de langage quel’on appelle mythes des impostures pseudo-scientifiques déguisées en certitudes : le men-songe n’a pas la dignité du mythe, ni la fable, ni la légende (le « mythe du Che » n’est qu’unbeau mensonge).

Des « mythes » qui encombrent aujourd’hui media et manuels scolaires (le réchauffement cli-matique, la bienveillance révolutionnaire de Mao ou Castro, les exemples sont légion...), nouspouvons dire qu’ils appellent une contre-enquête, menée en suivant les lois de la physique ou dela recherche historique – le mythe grec sera insensible à toute tentative semblable de critique oude destruction ; il se situe hors des lois physiques et de la trame de l’Histoire (dès lors, peuimporte que les héros de certains mythes aient eu une existence historique, et d’autres aucune),et il ne peut être ni mensonger ni faux – il est un récit, un récit qui est, au sens ontologique, tantque les hommes acceptent de le croire.

À ces mythes, les Grecs, donc, ont cru, ou fait comme si – ce qui, dans le domaine de lacroyance sociale, revient exactement au même.

Car la fonction du mythe est de structurer une communauté d’humains et de la lier.(Pour comprendre la prégnance du mythe dans une communauté, détournons-nous de

l’Occident, partagé entre religions diverses et exclusives, idéologies moribondes, agnosticismemou et slogans, et regardons l’Inde, l’Inde où toujours sont aujourd’hui présents les grandsmythes élaborés en récits dans le Mahabharata et le Ramayana – un exemple trivial mais signifi-catif : dans les films masala, si le héros est condamné, injustement, à une peine de prison, ellesera de quatorze ans, c’est la durée de l’exil de Rama, et tous les spectateurs le comprennent,même les musulmans ou chrétiens —, nous y découvrirons à quel point le mythe modèle unecommunauté et pourrons y observer le rôle que jouaient pour les Grecs leurs mythes).

Essentiellement, le mythe est un récit de transgression, transgression d’un interdit (tabou,ou loi de l’homme, ou de la nature), qui ne peut que mal se terminer (elle est punie).

Pourquoi transgresser ? Alain Moreau montre à merveille que ce qui provoque chez le hérosle désir irrépressible d’un tel acte s’appelle l’hubris ; son analyse de ce terme intraduisible (maisque l’on rencontre sous bien des plumes contemporaines), et pour lequel on propose de tropnombreuses équivalences, est essentiel pour comprendre que le mythe, d’Homère à Platon(celui-ci à la fois destructeur et créateur de mythes...), dit ce qu’est le destin de l’homme – etpourquoi il n’est pas de mythe comique.

P. S. J’ai conscience qu’en écrivant si brièvement sur le mythe, je peux en fausser et le sens etla nature, donc, une question : peut-il y avoir mythe dans un système de croyance autre quepolythéiste ? ou seulement d’apparence polythéiste ?

Marions les vieux politiciens ; La mort en face ; Otium et negotium.

Parvenu à un âge qui, selon ses propres critères, le faisait entrer en état de vieillesse – soit :une fois célébré son soixantième anniversaire –, Plutarque écrivit, vers l’an 110, un court traité,que les érudits aiment à citer sous ce titre latin : An seni sit gerenda respublica, commodémentabrégé en An seni (je donne ces précisions pour qui rencontrerait ces mots, sans autre référence,dans son quotidien préféré), et que l’on appelle en français Si la politique est l’affaire des vieillards.

Ce texte fait partie d’un ensemble usuellement désigné sous le nom latin (encore ! et pour-quoi ? Plutarque écrivait en grec, et c’est en cette langue que nous le lisons...) de Moralia, cor-pus largement aussi volumineux que les Vies, mais assez négligé (sauf des spécialistes) alors qu’yfigurent nombre joyaux de lecture fort divertissante (les divers recueils d’apophtegmes) ou édi-fiante (nous n’avons pas encore publié la totalité des Moralia, mais presque, et je renvoie au cata-logue de la C.U.F. pour que chacun puisse y choisir les volumes dont les thèmes titilleront sacuriosité).

Mais revenons à nos moutons cacochymes, en l’occurrence le grand Pompée, dont Plutarquenous narre, dans le An seni, une exemplaire répartie :

« Pompée étant tombé malade, écrit-il, son médecin lui avait prescrit de manger une grive.Comme la saison en était passée et qu’on ne pouvait s’en procurer, quelqu’un déclara que

12 La Chronique des Belles Lettres

29 septembre 2006

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Lucullus en avait chez lui un grand élevage. Mais Pompée refusa d’en envoyer chercher une, car,dit-il, « Si Lucullus ne vivait pas dans les plaisirs, c’en serait donc fait de Pompée ? ».

Glosons ce texte quelque peu énigmatique. Au temps que Pompée fut atteint d’une affectionque pouvait guérir l’absorption d’un tendre volatile, il était âgé d’une cinquantaine d’années,ainsi que Lucullus, son presque exact contemporain. Tous deux étaient donc de « jeunes vieil-lards », mais je ne reprocherai pas à Plutarque cette légère entorse à la périodisation de notionssomme toute arbitraires, et entorse nécessaire à sa démonstration : celui qui se retire de la viepublique, tel Lucullus, sombre dans la déchéance de la goinfrerie et autres vices, celui qui resteactif dans les affaires de l’État, tel Pompée, demeure sur le chemin de la vertu (où il pourra glo-rieusement déclencher de dévastatrices guerres civiles, ce qui, je l’accorde, est moralement supé-rieur à la dégustation de grives hors saison).

Sans doute l’aura-t-on déjà deviné, c’est par l’affirmative que Plutarque répond à la questionposée, justifiant sa position par les actions de Nestor, Agésilas, Caton, Sulla, etc. (tous les Grecset Romains, plus quelques barbares, un peu célèbres et morts à plus de cinquante ans sont évo-qués) et par un principe fort : l’expérience, apanage de l’âge, est bien utile, alors que la témé-rité, marque de la jeunesse, se révèle nuisible.

De mauvaises langues noteront que quand Plutarque écrivit ce traité il occupait à Delphes dehautes fonctions politiques (municipales), qu’il conservera jusqu’à sa mort (survenue entre 70 et75 ans), mais même s’il n’est qu’un plaidoyer pro domo, le An seni sera d’une lecture réconfor-tante pour tous les individus aujourd’hui montrés à la télévision et qui entendent bien conserverjusqu’aux portes du cimetière le mandat à eux (ou elles) octroyé pour servir la République.

Mais assez de politique, et abordons avec l’un de mes humanistes préférés, Le Pogge, unequestion d’un plus vif intérêt : Un vieux doit-il se marier ?

Ce petit texte a été écrit en 1436 pour répondre à quelques propos ironiques, alors que LePogge, âgé de 55 ans et jusqu’alors célibataire (mais qui, bien que secrétaire apostolique auVatican, avait déjà eu quatorze enfants de sa concubine...), vient d’épouser une aimable per-sonne de 18 ans, de surcroît riche, noble, et « d’une beauté remarquable ».

Comme Plutarque, Le Pogge répond par l’affirmative à son interrogation (sans éviter l’origi-nal topos : « attendu que la vieillesse excelle par l’expérience... »), avec un argument passé demode en notre époque de parité :

« Certes, la plus grande liberté consiste à vivre à sa fantaisie : c’est ce que le mariage seulgarantit, car loin d’être esclave, tu domines (...) : tu commandes à ta femme qui apprend de sonplein gré à t’obéir et à te servir. »

Pour obtenir cette soumission, Le Pogge donne d’utiles recettes (dont les hommes mariésferont leur profit), quant à l’historien des mœurs, il relèvera que, derrière son apparente légèretéparadoxale, ce texte s’inscrit dans un débat né au Moyen-Âge avec les fabliaux et le roman cour-tois et opposant misogynes et féministes (j’utilise par commodité des catégories trop actuelles),et que son thème traverse avec obstination la littérature et l’histoire, comme le prouvent lesextraits pertinents, de Rabelais à Dumas, en passant par Molière et Saint-Simon, qu’a réunis enun éclairant appendice Véronique Bruer, traductrice et ordonnatrice de cette édition.

Les principes exposés par Le Pogge se traduisirent-ils dans les faits ? Il eut de sa jeune épousesix enfants, elle mourut avant lui, il la pleura sincèrement.

Cette chronique est datée du jour de mon anniversaire – me voici donc fier titulaire d’un ande plus (selon l’idiote expression consacrée), et il me semble que cela m’en fait beaucoup, d’an-nées vécues, et beaucoup moins, d’années à vivre, aussi m’étais-je tourné vers Plutarque et LePogge pour trouver quelque consolation à mon chef chenu ; c’était étourderie, puisque je n’en-visage de briguer aucune prébende élective et citoyenne, et que je suis déjà, depuis des décen-nies, fort heureusement marié...

Alors, pour me distraire de la vision de la Mort dont les doigts crochus, avides et implacablesemplissent avec une grandissante intensité mon horizon, vais-je maintenant chercher l’appui dusage Sénèque, et particulièrement son réconfortant traité De la brièveté de la vie.

« Ces espaces de temps qui nous sont donnés, écrit-il en prologue, courent avec une rapiditédévorante, au point qu’à l’exception d’un très petit nombre, la vie abandonne tous les hommesalors qu’ils se préparent encore à vivre. »

On s’est beaucoup moqué de Sénèque, essentiellement parce que les leçons qu’il dispensa àson impérial élève semblent avoir été de peu d’effet, et je reconnais qu’être contraint au suicidepar le tyran fou auquel on a enseigné la vertu, la modération, la clémence et toutes ces choses

La Chronique des Belles Lettres 13

Le PoggeUn vieux doi-il se marier ?

La Roue à LivresTraduit et commenté par V. Bruez.

176 p. 1998. 17 e

Plutarque, Œuvres morales,tome XI, 1re partie.

Traités 49-51Collection des Universités de France, série grecque

Texte établi et traduit par M. Cuvigny

208 p. (1984) 2003. 31 e

Sénèque, Dialogues, tome II.De la vie heureuse -

De la brièveté de la vie.Collection des Universités

de France, série latineTexte établi et traduit

par A.Bourgery.XX-150 p. (1930) 2003. 23 e

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peut faire douter des mérites du professeur, mais sur ce point, peut-être faudrait-il reconsidérerle règne de Néron, dont nous ne possédons que des évaluations partiales et hostiles aggravéespar les calomnies des chrétiens, mais même si Sénèque échoua dans son enseignement, il eut lerare mérite d’être, outre un immense écrivain, un philosophe (un sage) d’une exceptionnellehonnêteté intellectuelle et qui, à l’opposé d’un Platon, ne laissa jamais nul dogmatisme tordre sapensée (son stoïcisme fut souvent mâtiné d’épicurisme).

Sénèque ne perd pas son temps, ni celui de son lecteur, à se demander par rapport à quoi ouà qui notre vie est brève – par rapport à celle d’une tortue des Galapagos ? et longue comparéeà celle du papillon ? « bref » et « long » ne sont pas des absolus, mais des comparatifs, pour les-quels on omet généralement de spécifier le référent pertinent, et, ici, il n’en existe pas... – il neperd pas son temps, donc, en considérations oiseuses et pseudo-métaphysiques, parce que, jus-tement, son propos est que nous ne devons pas perdre notre temps :

« Nous n’avons pas peu de temps, nous en avons beaucoup de perdu. La vie est assez lon-gue et nous a été assez largement donnée pour achever notre haute destinée, si on en faisait tou-jours un bon placement. » Et Sénèque insiste : « Pourquoi nous plaindre de la nature ? Elle s’estbien conduite envers nous : la vie, quand on sait en user, est longue. »

Ergo, pour Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui a gaspillé ses jours, généralementen négligeant sagesse et vertu ; je suis en désaccord profond avec une grande partie de ce qu’ildésigne par ces deux notions (grosso modo, pour Sénèque, et Platon, et les « philosophes », etles chrétiens, surtout Paul et Augustin, relève du vice tout ce qui touche au corps et à ses plai-sirs, relève de la vertu ce qui vient du seul esprit/âme, ou : ce qui est matériel est mal, et bienl’immatériel), mais je suis en plein accord avec le cœur de son affirmation : la vie est brève(appréciation subjective) parce que nous en usons mal.

Lisons Sénèque, et peu importe de l’approuver ou le désapprouver sur ses conceptions dubien, car ce qui nous sauvera est de diriger notre propre vie en fonction de notre propre bien – làest la sagesse, et lorsque Sénèque critique avec force les hommes occupés, cet « occupé » doits’entendre au sens où une ville est occupée par l’ennemi ; l’homme occupé est celui qui n’est pasmaître de choisir ses actions, alors que l’est le sage – Sénèque nous aide à nous débarrasser duconformisme/panurgisme social, faisons cet effort, nous voici libres, et à l’homme libre, la vie estlongue.

La soumission au conformisme, Sénèque l’a ainsi dénoncée dans un autre traité, sans douterédigé (ce n’est pas certain) une dizaine d’années après le De la brièveté... : « Nous sommes, eneffet, tout entiers assujettis aux sentiments d’autrui, et les choses qui ont le plus de valeur à nosyeux sont celles qui jouissent de la faveur et des hommages du public, et non pas celles qui lesméritent. Une route n’est pas, à notre compte, bonne ou mauvaise par elle-même ; elle l’est parl’abondance des traces qu’on y observe, et qui jamais ne marquent de retour. »

Ce traité s’appelle le De otio, et j’hésite à écrire son titre français, tant otium manque d’exactéquivalent en notre langue ; « otium » (opposé à negotium : travail, affaires) c’est tout à la fois lerepos, le loisir, la retraite (des affaires publiques), l’inaction, la tranquillité..., mais je me résigneà donner le traditionnel De l’oisiveté retenu par le savant éditeur et traducteur de Sénèque, RenéWaltz, y ajoutant cette citation de La Bruyère (Caractères, II, 12) : « Il ne manque... à l’oisiveté dusage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler. »

Quittons donc avec Sénèque les ornières tracées par la foule, méditons ses utiles conseils, etsuivons notre propre chemin, pour nous épanouir dans une studieuse oisiveté (ce n’est pas unoxymore) ; pour moi, alors que le crépuscule s’abat sur la cime de nos chênes, et sur ma propreexistence par le même mouvement, j’aurai consacré quelque otium à musarder en compagnie dePlutarque, du Pogge et de Sénèque et si, de cet emploi de mon repos résulte quelque intérêtpour leurs aimables livres (i-e : des actes d’achat), je n’aurais pas gaspillé mon temps, et pourraisdire que longue est ma vie...

P. S. 1. L’expérience commune me dit que je suis mortel, mais chaque jour j’ai la certitudeque demain encore je vivrai – ainsi me sais-je mortel et me crois-je immortel, comme tout unchacun.

P. S. 2. J’ai le soupçon d’avoir, dans mon dernier paragraphe, sacrifié au negotium, maismême lové dans l’otium, le sage doit manger, et je tiens particulièrement à mon épaisse tranchede pâté en croûte vespérale que me fournit, contre argent, le boucher du village voisin.

14 La Chronique des Belles Lettres

Sénèque, Dialogues, tome IV.De la providence -

De la constance du sage -De la tranquilité de l’âme -

De l’oisiveté.Collection des Universités

de France, série latineTexte établi et traduit

par R. Waltz.224 p. (1927) 2003. 23 e

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Le nez de Cléopâtre ;Vertu du dérèglement ; Ignace et Confucius.

Et si Napoléon l’avait emporté à Waterloo – en 1815 ? Et si Mahomet avait succombé à unecrise cardiaque avant d’avoir pu rédiger le Coran ? Et si Attila avait conquis la Gaule ?

Et si et si..., notre passé – sans parler de notre présent – eût alors été quelque peu différentde ce que nous savons (ou croyons savoir) qu’il fut, et la description de ce passé modifié par unévènement (ou non-évènement) originel autre que ce qui a été s’appelle une uchronie.

Uchronie, le mot a été forgé, sur le modèle étymologique d’utopie, par le philosophe fran-çais Charles Renouvier (1815-1903), chef de l’école du néo-criticisme qui voulait renouveler Kanten rejetant Hegel, pour son ouvrage publié en 1876 : Uchronie (l’utopie dans l’histoire) : esquissehistorique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’ilaurait pu être.

De ce titre un peu long, retenons la fin, qui est programmatique, et permet de distinguerl’uchronie de la science-fiction ou du fantastique (même s’il y a de nombreuses passerelles etmélanges de genre).

Et pose également la règle du jeu : ce passé qui n’a pas été (et modèle le présent du récituchronique) ne sera pas n’importe quoi, mais va découler logiquement du fait fondateur (la vic-toire de Napoléon à Waterloo etc.) : voici ce qui serait inéluctablement arrivé, sur le plan des tech-niques, des arts, des rapports sociaux etc. si...

De même que l’utopie n’est pas un non lieu mais un lieu autre (que les lieux existants et réper-toriés), l’uchronie n’est pas un non-temps : elle est un temps autre (et se sépare des acrobatiquesvoyages dans le temps qui s’amusent des paradoxes temporels), et elle l’est seulement à partirde l’évènement divergent : l’uchronie est un récit à contrainte forte (amical salut à l’OULIPO...)puisque sa liberté créatrice est limitée par un passé immuable (dans notre exemple, tout ce quiest antérieur à Waterloo).

L’exercice est intellectuellement excitant, et a tenté d’innombrables auteurs ; la quasi-totalitéde ces uchronies – dont beaucoup sont antérieures à l’invention du mot par Renouvier – sontrecensées, classées, analysées dans l’ouvrage exhaustif d’Éric B. Henriet L’Histoire revisitée, pano-rama de l’uchronie sous toutes ses formes, fascinante somme de possibles probables emblématique-ment issus d’un plus court nez de Cléopâtre.

Le lecteur y découvrira que le genre a été fortement pratiqué par des écrivains français (dontbeaucoup méritent d’être redécouverts), et donc que les anglo-saxons (qui utilisent l’appellationlimpide « alternate history », ou un générique « what if... ») n’en sont pas les seuls maîtres – écri-vains sérieux ou tâcherons du roman populaire, il y en a pour tous les goûts et toutes leshumeurs, du simple divertissement à la métaphysique lourde ou au didactisme idéologique,Henriet permet de choisir selon ses affinités ou curiosités.

Avec lui, je retrouve les auteurs dont les oeuvres, publiées en Présence du futur ou au Club dulivre d’anticipation, m’avaient jadis révélé de rationnels univers irrationnels, les Frederik Pohl, FritzLeiber, Robert Heinlein ou Poul Anderson, et le van Vogt du Monde des non-A, et en découvreque jamais je n’ai lu et aimerais lire et sans doute jamais ne lirai-je (et aurait-il pu se produire unévènement tel qu’aujourd’hui je pusse tout lire ?) ; des romans que je connais, je veux, pour laseule raison que les évoquer me fait plaisir, en citer trois : un chef d’œuvre absolu (et une uchro-nie dans l’uchronie !), Le Maître du haut château (titre original : The Man in the High Castle) dePhilip K. Dick, Pavane de Keith Roberts et La gloire de l’empire de Jean d’Ormesson (sans doute lemeilleur roman de cet auteur, en raison de son aspect assumé de canular de normalien).

Henriet note avec pertinence que, pour être comprise, l’uchronie doit partir d’un évènementsupposé connu du lecteur (Waterloo pour les Français, et pour les Américains : l’assassinat deLincoln, Pearl Harbor et Hiroshima, en étant généreux) ; j’ajoute qu’en raison de la diminutionglobale des connaissances historiques de nos contemporains (pour les jeunes Français de 2006,existe-t-il un évènement antérieur au coup de boule de Zidane ?), le genre ne touchera plus queles happy few, mais ni plus ni moins que tout livre autre que produit jetable pour hypermarchés.

Après l’Histoire-qui-aurait-pu-être, revenons à l’Histoire-qui-a-été, mais traitée autrement,une Histoire qui « par un dérèglement systématique (l’“estrangement”), cherche à déplacer,défamiliariser l’objet historique. »

Création de deux historiens de l’E.H.E.S.S., Alain Boureau et Daniel S. Milo (tous deux sontdevenus pour moi des amis proches et précieux, je les nomme donc selon l’impartial ordre alpha-bétique), cette Histoire novatrice a été baptisée « Histoire expérimentale » et, pour préciser sonobjet, voici une citation (encadrée par des préceptes de Nietzsche et d’Aristote) :

La Chronique des Belles Lettres 15

9 octobre 2006

Éric B. HenrietL’Histoire revisitée.

Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes

Interface / Encrage416 p. (2004) 2005. 39 e

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« Groucho Marx, devenu directeur d’un hôtel, ordonne le changement de numérotation deschambres. L’adjoint : But think of the confusion ! – Groucho : But think of the fun ! (Une nuit àCasablanca). »

L’ordre donné par Groucho modifie et la perspective et l’objet, et telle a été l’ambition dugroupe de chercheurs intrépides qu’avaient réunis Alain Boureau et Daniel Milo ; leurs premiers(et derniers) travaux ont été publiés dans Alter Histoire, essais d’histoire expérimentale.

Le recueil s’ouvre sur un avant-manifeste ironique et historique (sur le groupe de complices)dû à Alain Boureau ; suit un manifeste absolument radical de Daniel Milo (qui contient en germeplusieurs éléments de la philosophie de rupture que développera Daniel dans Clefs, texte essen-tiel qui mérite que je lui consacre une Chronique, mais je suis retenu par la crainte de ne pas êtreà sa hauteur...) ; ce manifeste – volontairement provocant – contient un intéressant paradoxe :l’Histoire, contrairement à la physique, n’est pas une science expérimentale (on ne peut pasmodifier son objet, mettre Louis XIV au XIXe siècle...), c’est donc une bonne raison pour la traiterexpérimentalement. Et faire de l’Histoire, science passive puisque condamnée à la seule observa-tion, une science active.

Impossible ?« On s’engage et on voit », répond Daniel Milo, d’où les textes de ce recueil, donnés par des

historiens qui ont accepté de s’engager (Hervé Le Bras, Aline Rousselle ou encore ChristianJouhaud) ; le pari donne d’intéressants résultats, et permet de comprendre pourquoi les habi-tants d’un certain canton breton ont majoritairement voté communiste en 1986, ou d’éclairer lesrapports entre les Juifs et l’argent (et leur perception par les Gentils) par une relecture du Journalde Glückel Hameln, banquière du XVIIIe siècle.

Ou de se faire une autre idée d’Ignace de Loyola quand sa biographie est narrée par un dis-ciple de Confucius (contribution lumineuse du Coréen Min Soo Kang)...

L’aventure d’Alter Histoire oscillait entre l’orgueil et l’humilité, l’orgueil de rejeter toutes lesméthodes éprouvées et admises (des plus traditionnelles au structuralisme), l’humilité du refusde la gratuité (il ne s’agissait pas de se faire plaisir, mais de trouver un sens), l’aventure s’estéteinte, pour des raisons communes aux entreprises humaines, mais je soupçonne que les voiesqu’elle a ouvertes ne sont pas restées sans explorateurs discrets.

La séparation entre disciplines (et tout ce que cette séparation contient de mépris, d’hostilité,en fait : d’ignorance) est l’une de mes bêtes noires ; en invoquant dans son manifeste ClaudeBernard, Thomas Kuhn ou Paul Feyerabend aux côtés de Huizinga ou Marc Bloch, et deChesterton et Georges Pérec, Daniel Milo pose les bases d’une méthode cohérente de l’appro-che de l’objet historique (en notant que c’est l’historien qui est le seul « sujet plein »), et elledemeure absolument actuelle.

En toutes sciences, les routines (le paradigme de Kuhn) assèchent et tuent ; à cette véritén’échappe pas l’Histoire – Alain Boureau et Daniel Milo l’avaient irriguée d’un sang nouveau, etsi le poids des académismes en bloqua la circulation, c’est là une bonne raison pour alleraujourd’hui s’y baigner.

Michel Desgranges

P. S. Le livre d’Henriet est publié sous notre marque Encrage, courageuse maison d’éditionque nous avons reprise il y a une dizaine d’années, et toujours animée avec une rare vaillance parson fondateur Alain Fuzelier ; Encrage se consacre à la littérature dite populaire en publiant destextes (Ponson du Terrail, Boisgobey...), des études indispensables (sur Jules Verne, Simenon, Dicketc.) et des recensions exhaustives (L’année de la fiction ; L’année de la fantasy...). Son catalogueest une merveille d’éclectisme intelligent, et prouve que l’on peut publier avec sérieux dans lesgenres légers...

16 La Chronique des Belles Lettres

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Impression IDG, Langres.© Michel Desgranges / Les Belles Lettres, 2006

Alain Boureau & Daniel S. MiloAlter Histoire. Essais d’histoireexpérimentale avec H. Le Bras,

P.-A. Rosental, A. Rousselle,Ch. Jouhaud, M. Soo Kang.

Histoire240 p. (1991) 2005. 24 e

Daniel Shabetaï Milo. Clefs.Hors collection

208 p. 1993. 17,53 e