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CHRONIQUE SOUTENANCE DE THÈSE DE RÉGIS BERTRAND Les Provençaux el leurs morts - Recherches sur les pratiques funéraires, les lieux de sépultures et le culte du souvenir des morts dans le Sud-Est de la France depuis la fin du XVII' siècle. Le vendredi 2 décembre 1994 après-midi, s'est déroulée dans l'amphithéâtre Malher de l'Université de Paris 1 Sorbonne la soutenance de la thèse de doctorat d'Etat de M. Régis Bertrand, devant les professeurs Maurice Agulhon, président, Michel Vovell e, rapporteur, Catherine Duprat, Bernard Cousin et Gérard Monnier. R. Bertrand commence la présentation de son travail en évoquant deux expé- ri ences personnelles : la découverte, étant enfant, du cimetière de Marseille, puis, devenu étudiant, celle de la bibliothèque universitaire, les thèses lui rappelèrent quelque colombarium et, par leurs épaisseurs variables, qui d es dalles. qui des mausolées. Suivit, en 1969, une maîtrise sur les cimetières marseillai s, suj et sug- géré à Pi er re Guiral par Phi lippe Ari ès . Un troisième cycle aurait du en découler. Il y eut dix ans d'enseignement au Havre, et au retour, le p rojet était devenu thèse d 'Etat. Il s'agissait de reconstituer pour une province la .: r évo- lution des cimetièrequi sort les tombes des églises et crée une « ville des morts », et de suivre une triple évolution, celle d es rit es de passage entre commu - nauté des vivants et au-delà, celle des lieux de pulture, celle de la commémoration et des rapports entre vivants et morts. La participation à une recherche de ter- rain, débouchant sur un livre, rédigé avec M. Vovelle, La ville des morts, a incité à ne pas revenir sur notre siècle, et à traiter huit générations , de Louis XIV-à Provc:ncc: Historique - Fascicule 180 - 1995

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CHRONIQUE

SOUTENANCE DE THÈSE DE RÉGIS BERTRAND

Les Provençaux el leurs morts - Recherches sur les pratiques funéraires, les lieux de sépultures et le culte du souvenir des morts dans le Sud-Est de la France depuis la fin du XVII' siècle.

Le vendredi 2 décembre 1994 après-midi, s'est déroulée dans l'amphithéâtre Malher de l'Université de Paris 1 Sorbonne la soutenance de la thèse de doctorat d'Etat de M. Régis Bertrand, devant les professeurs Maurice Agulhon, président, Michel Vovelle, rapporteur, Catherine Duprat, Bernard Cousin et Gérard Monnier.

R. Bertrand commence la présentation de son travail en évoquant deux expé­riences personnelles : la découverte, étant enfant, du cimetière de Marseille, puis, devenu étudiant, celle de la bibliothèque universitaire, où les thèses lui rappelèrent quelque colombarium et, par leurs épaisseurs variables, qui des dalles. qui des mausolées. Suivit, en 1969, une maîtrise sur les cimetières marseillais, suj et sug­géré à Pierre Guiral par Philippe Ari ès . Un tro isième cycle aurait du en découler. Il y eut dix ans d'enseignement au H avre, et au retour, le projet était devenu thèse d 'Etat. Il s'agissai t de reconstituer pour une province la .: révo­lution des cimetières» qui sort les tombes des églises et crée une « ville des morts »,

et de suivre une triple évolution, celle des rites de passage entre commu ­nauté des vivants et au-delà, celle des lieux de sépulture, celle de la commémoration et des rapports entre vivants et morts. La participation à une recherche de ter­rain, débouchant sur un livre, rédigé avec M. Vovelle, La ville des morts, a incité à ne pas revenir sur notre siècle, et à traiter huit générations, de Louis XIV-à

Provc:ncc: Historique - Fascicule 180 - 1995

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1914) entre histoire moderne et histoire contemporaine. Le tout à partir de sources multiples (normatives, administratives, descriptives ou archéologiques), mais éparpillées et hétérogènes.

Au départ, on enterre, si possible, près des autels, dans l' idée d'une inter­cession. On compte ainsi 2 400 caveaux à Marseille. Pourtant le cimetière voit son rôle s'accroître, même si à Marseille, Aix ou Arles, on y enterre moins que dans les églises jusqu'à 1776 et l'interdiction de ces sépultures-là par le roi. Dans les petites communes, on enterre moins dans les églises, et les familles sc partagent de facto le cimetière, même si les tombes n'y ont pas encore de fonc­tion commémorative, et si on est plus près du terrain vague que de l'ensemble monumental.

Entre Louis XVI ct Louis-Philippe, une nouvelle organisation apparaît. Au début du XIX"siècle, le caveau de famille passe de l'église au cimetière, et se crée cette curiosité juridique, la concession perpétuelle. Les gestes de l'inhumation demeurent mais leur sens glisse du public au privé, du rel igieux au social. Les intercesseurs orants font place à des accompagnateurs, amis ou confrères. Les parems viennem se recueillir sur les tombes. Des signes apparaissent sur les fosses, ct si pour la loi de prairial an XII, la fosse commune est la norme, la pression sociale fait que le vrai modèle devient la concession, au point qu'une thèse de droit de 1915 tient la fosse pour une variété de celle-ci, gratuite et à cinq ans.

Le cimetière devient ainsi lieu public, avec le rituel cyclique des stations sur les tombes. Le recul du religieux laisse place à une société « de conservation ». Le tombeau devient le vecteur du deui l, le lieu d'un hommage privé rendu dans un lieu public. Ces hommages saturent d'ailleurs ce lieu jusqu'à y noyer le tombeau du grand homme, et l'hommage aux défunts illustres se transfère dans la cité. Les tombeaux font même d'un cimetière comme celui de Marseille une curiosité à visi­ter. Enfin, si l' hécatombe de 1914 exacerbe le culte des morts, une évolution nou ­velle commence, faisant du cimetière du XIX" siècle un phénomène spécifiq ue.

Après cc [te présentation, M. Vovelle, rapporteur, se réjouit de voir abou ­tir vingt-cinq ans de recherches, depuis l'esquisse de 1969, quand P. Guiral était un des seuls à s'intéresser aux travaux de Ph. Ariès, avant la grande vague de recherches sur la mort. Celle-ci n'a d'ailleurs pas cu le prolongement escompté: la relève a tardé, les chantiers actuels sont plus ita li ens ou espagno ls qu e français . Mais R. Bertrand représente la «deuxième génération» sur cc chan­t ier, géné ration que les travaux antérieurs peuvent aider mais aussi paralyser, tant ces « concessions perpétuelles» balisent et encombrent le terrain. Or, il a su fai re œuvre originale, « cohabiter» un quart de siècle avec cette mort dont François de Sales dit que « il ne faut pas trop y penser ». Parallèlement, il a mené d'autres recherches: thèse de 111< cycle sur les santons, constituant une savante et riche étude d'anthropologie historique, et pas moins d'une centaine d ' articles et d'une dizaine d'ouvrages en collaboration, où un souci constant d'élargissemem des problématiques et de mise en perspective fait aller bien au­delà de l'érudition.

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Le résultat, pour l'heure, c'est un chef cl' œuvre compagnonique de 1707 pages, qui s' impose au lecteur par son style soutenu, ferme, élégant, avec une biblio­graphie monumentale, des titres les plus récents aux plus anciens, et une floraison d 'annexes, images, graphiques et cartes.

M. Voyelle insiste sur la fermeté des enchaînements , des traces maté­rie lles à l'interrogation sur les représentati ons de l'au -del à. S' il regrette J'absence de conclusion, remplacée par un développement sur l' imaginaire, il rap­pelle que lui-même n'a pas publié celle de La mort et l'ocâdent. Il souligne l'éten­due de l'espace embrassé, avec ses contrastes et ses frontières, plus de quatre dépar­tements, jusqu'au Dauphiné méridional, et aussi la complexité d'une enquête associant sériel et qualitatif, institutions et pratiques, archives et terrain. Il regrette que, par un scrupule excessif, ne soient pas reprises et résumées les données déjà p ubliées pour le XX· siècle dans La ville des morts, ni les travaux d'autrui, par exemple sur le purgatoire.

Reste qu'au bilan, on trouve des confirmations (sur le baroque provençal, la sociabilité de la mort, le triomphe de l'Eglise puis sa déprise, avec d'ailleurs une étud e nouvelle et riche de la séquence révolutionnaire), mais aussi la mise en évidence d'une évolution spécifique, dont l'histoire politique et religieuse ne rend pas entièrement compte, et dont les acteurs même n'ont guère conscience. Par ailleurs, le travail montre qu'existe non une Provence mais plusieurs, avec par exemple un apport très intéressant sur les aires familiales en haute-Provence alpine, à partir de traces fossi lisées par la désertification, et qui suppléent au silence des archives. R. Bertrand déconstruÎt le mythe de « la Provence, terre des morts », en la montrant bien différente de la Bretag ne de l'Ankou, ou du Languedoc: pauvre, en particulier, en revenants, indice peut-être du succès de la ch,ist ianisation tridentine et d'une sorte de « culture du purgatoire ». Au-delà encore, le point de vue provençal, loin d'étriquer le propos, favorise une interrogation globale sur notre société, et sur la conservation, remplaçante du salut.

R. Bertrand répond à d'autres remarques en défendant l'érudition, pour un travai l su r des traces et des miettes, dom elle doit assurer la so lidité en réd ui ­sant les erreurs de fait. Ilia lie aussi au souvenir de la première thèse qu'il a lue, celle de M. Agulhon. Il a voulu opérer une reconstitution «archéologique» de la thèse d 'Etat, prenant modèle sur les versions dactylograp hiées et non publiées, où l'essentiel des fiches est présent, où tout est fourni pour les travaux ultérieurs. La conclusio n générale a été sacrifi ée aux conclus ions substan­tielles des deux parties relevant de l'histoire moderne et de l' histoire contem­poraine, un projet de conclusion allant jusqu 'à nos jours a été abandonné, parce que son caractère synthétique créait une rupture de ton, et parce que le travail sur le xx· siècle, celui réalisé pour La ville des morts, partait du terrain, et non de l'archive éclairée par ce terrain. Pour ce qui est enfin de l'absence de revenants, il se demande quelle est, à côté du succès du purgatoire, la respo nsabilité d'enquêteurs liés au félibrige et soucieux de l' image de la région, ou tardifs et trop intéressés par la province profonde pour s'arrêter à une basse-Provence

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urbaine, et à une haute-Provence où les migrations ont renouvelé les popula­tions ...

Deuxième intervenant, B. Cousin regrette que l'usage, sur un mêm~'

point, de sources différentes dans des sous-chapitres différents donne une fausse impress ion de redite, et que les travaux d'autrui, scrupuleu sement sigria lés, ne soient pas résumés. Mais lui aussi fait, très chaleureusement, l'éloge du travail accompli, de son inventivité, de la parfaite connaissance de l'cspaœ considéré, des nuances de l'analyse, de la clarté du discours et du caractère per­cutant et ramassé de bien des formules, surtout dans les conclusions, " éloge aussi de la variété des sources et de la nouveauté des résultats.

Il insiste en particulier sur les annexes graphiques, prenant l'exemple de l'évo­lution des inhumations à Toulon, majoritairement dans l'église en 1685, et aux trois-quarts, ou aux quatre-cinquièmes, au cimetière dès 1775, mais se faisant sans problème au cimetière, trente ou quarante ans auparavant, dans une deuxième paroisse, créée ce siècle-là; or à Marseille, les églises restent privilégiées ainsi les comportements sont liés aux habitudes, aux traditions, aux« droits acquis ».

De même, sont mises en évidence deux conceptions du cimetière, à partir de la différence de hauteur de ses murs entre haute et basse-Provence.

Il ajoute une brassée de notes: sur la mort de l'enfant, événement réputé joyeux «< un ange au ciel... ») au XVIII" siècle, reconnue comme un drame au XIX'. Sur les évêques redoutant que les veillées funèbres mettent en contact les jeunes des deux sexes . Sur l'intégration si forte du cimetière et de ses rites que la presse de la fin du XIX" siècle les suppose à tort fort anciens. Sur le portail majes­tueux - et ouvert - remplaçant la porte cadenassée du XVIIIe, car le cimetière, répulsif, caché, vers 1800 encore, devient espace paysager, voire touristique. Sur l'affrontement entre cléricalisme et laïcité, mais avec retenue: le maire de Toulon, Dutasta, peut remplacer une croix par une fontaine, maos c'est parce que celle-ci est appréciée des familles, dès lors qu'on fleurît les tombes.

En réponse, R. Bertrand donne quelques précisions, et défend les apparentes répétitions qui facilitent l'usage de la thèse à partir de la table des matières, en évitant un supplice oculaire aux utilisateurs de microfiches.

Troisième intervenante, C. Duprat est elle-aussi impressionnée par la richesse, la rigueur, l'originalité du travail. Sur les rites de passage, elle note les modalités du deuil et de la gestion de la douleur, prise en charge à l'âge classique par l'Eglise, avec une famille tenue à l'écart de la veillée funèbre, voire des obsèques, et une prescription méticuleuse du temps de deuil. Elle relève l'évolution du rituel, les sécu liers remplaçant les réguliers, les amis et la famille remplaçant les accompagnateurs religieux ou confraternels. Elle insiste sur ce qui est dit de la sépu lture, du mépris pour la dépouille mortelle, ou des remues d'ossements, et l'évolution du début du XIXe siècle, qui fait qu'avec le cimetière Saint-Charles de Marseille, on sort de la voierie pestilentielle, du terrain vague, on est dans Je. domaine de la tombe individuelle, d'un espace ouvert ct attrayant. Elle note éga·

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lement la modernité de l'arrêté du représentant en mission E. Maignet, en germinal an II, texte égalitaire, prévoyant les inhumations dans un drap tricolore, laïcisateur voire athée puisque.: la mort est un sommeil éternel », ordonnant surtout que le cimetière soi t toujours ouvert aux citoyens, au nom de J'amour conjugal, de la pitié filiale, et pour que tout citoyen puisse décorer la tombe d'un ami: le deuil s'individualise. Certains aspects de cet arrêté sont confirmés par décret en J'an XII, avec l'institution de fosses par tranchées séparées qui ne mêlent plus les corps, puis la possibilité de concessions: ces dernières représentent 15% des inhumations vers 1850, plus de 50% vers 1900.

Pour cc qui est de la relation aux morts, sous l'ancien régime, le défunt a prévu dans son testament les messes et les prières pour le repos de son âme, dans le cadre d'un système d'obligations et de devoirs. Au XI Xe siècle, le code civil et la faiblesse de la quotité disponible font que les messes sont payées par les héritiers et les amis. Par ailleurs, au milieu du siècle, après Paris, on commence à faire de grandes dépenses pour des édifices funéraires, que ce soit pour le mort, pour la famille ou pour le regard d'autrui. Le don fait au mort se modifie comme se modifie la relation au mort, avec des visites parfois rapprochées, et un mobilier funéraire, dalles, vases, croix, flambeaux, fleurs, couronnes de perles ... On trouve même des chapelles, parfois de verre, avec des objets familiers, comme, pour une fillette, une poupée (jouet préféré, cadeau post mortem ou repré­sentation de la petite défunte?). Un nouveau type d'oblation s' impose, passant par l'o rnementation, le nettoyage, l'arrosage, supposés féminins. et liés à une familiarité avec le disparu .

Par ailleurs, on passe de la rédemption à la conservation sécularisée, avec un transfert de sacralité : la croix est chrétienne, mais on a un culte du mort, avec offrande de fleurs, stations sur les tombes, pélerinage de Toussaint. La relation est post-chrétienne, l'idée d 'un peuple des morts survit à un effacement du fonds chrétien.

En réponse à d'autres remarques, R. Bertrand précise que Marcel Mauss n ' es t absent de la bibliographie qu'à la suite d 'u n incident technique; en revanche Freud n'a pas été réellement utilisé, malgré le concept de ~ travail du deuil ». Sur le spiritisme, il n'a pas voulu reprendre ce qui a été écrit dans une autre thèse. Il dit la difficulté à travailler sur les inscriptions dédi ées aux morts avant notre siècle, où elles passent des couronnes aux plaques plus durables. Il a été suggéré que les registres des cimetières aideraient à repérer les enterrements civils, mais ces registres sont supposés confidentiels, les gar­diens sont méfiants (certains se demandent s'il est légal de relever des inscriptions, et les photographies ont été prises clandestinement) et, de toutes façons, les registres n'indiquent guère que des noms, des dates et l'emplacement des sépultures. Il note enfin qu'il serait intéressant de comparer l'arrêté de germinal avec les mesures des autres représentants en mission, et que pour repérer d'éventuelles conduites agressives ou transgressives envers les morts, il faudrait un long dépouillement des mains courantes des polices urbaines .

Quatrième intervenant, G. Monnier redit la valeur d'un énorme travail, d'une

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enquête plurielle où l'archéologie mobilise parfois jusqu'à la géologie, et où l'his­toire de l'art dépasse la succession de fiches, avec un su ivi des influences et des copies, comme pour cet ange pleureur de Saint-Pierre de Marseille « emprunté .. à la cathédrale d'Amiens. li se félicite d'une transgression des clivages acadé­miques, qui permet d'associer XVIII" et XIX" siècles, d'une érudition alliée à la volonté de faire sens, de passer du document à l'interp rétation, ainsi que de " excellence de la sélection des illustrations. Et s'il faut relever quelques scories, on se contentera de la citation guère critiquée d'un texte qui assure que c'est le mouvement des feuilles des arbres qui assure l'aération du cimetière, ct de l'expres­sion « âge d'or des cimetières », jugée peu heureuse.

Reste l'essentiel, la création du cimetière, le mouvement qui fait qu'en un siècle Saint-Pierre passe de 10 à 65 hectares, phénomène rarissime pour un équi­pement public (et inespéré pour ce qui est des actuels équipements universitaires), avec 37% de cet espace en voierie, ce qui est d'une remarquable modernité. Il note qu'avant le jardin public, c'est le cimetière qui a ouvert la voie d'une inter­vention publique sur le végéta l, que l'opulence de la nécropole marseillaise créait une curiosité locale tout en étalant la richesse de la ville, que le moteur de la moder­nisation a été la concession de longue durée, à laquelle est liée le tombeau, et qui n'est pas sans effet sur les finances municipales. Il souligne les différences de style entre catholiques et réformés, tenants les uns du néo-gothique, les autres du clas­sicisme. Il s' interroge cependant sur le rôle réel de la demande sociale pour ce qui est du nouveau cimetière, et serait enclin à voir l'effet d'une cu lture savante, urbaine, passant par les élites et les élus, et qui s'impose par référence à des modèles parisiens, à travers en particulier les guides du Père-Lachaise. 11 ajoute qu'il y a confluence entre l'embellissemenr privé de l'espace et l'intervention municipale sur cet espace, qui le rend possible.

R. Bertrand répond à quelques autres questions de G. Monnier en sou li ­gnant la difficulté de trouver des photographies de pratiques anciennes, même lors de l'enterrement de très grands personnages, le peu de fiabilité des gravures, et le quasi-miracle qu'a été la découverte de trois albums de clichés anciens. Devant l'hésitation suscitée par le ch iffre de 5 000 personnes vivant du c imetière Saint-Pierre, il explique que si c'est un chiffre destiné à faire conjoncturellemcnr pression sur la municipalité, un mémoire sur le quartier, dirigé par A . Olivesi, a montré la réalité des activités induites, ne serait-ce que la confection manuelle d'innombrables couronnes de perles. Il revient sur la diffusion de modèles par la gravure ou le moulage, et sur la montée parallèle des statuaires destinées à la vill e des morts et à celle des vivants. Pour ce qui est du rapport entre volonté adm inistrative et demande sociale, il redit le poids du commerçant qui diffuse ses modèles dans le monde rural et pousse à la consommation, mais surtout rap­pelle que sous Louis-Philippe on envisage officiellement de supprimer la concession perpétuelle, et que c'est la demande sociale qui a fait sa pérennité. Par ai lleurs, R. Bertrand déplore le peu d'intérêt des adm ini st rations actuelles pour les monuments funéraires, les destructions effectuées sans qu'un cliché soit pris, le refus de classer des tombes, de les reconnaître comme relevant du

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patrimoine. Il rappelle que deux cimetières provençaux seulement sont classés, et craint que bien des monuments qu'il cite dans cette thèse n'existent plus aujourd'hui.

Aux compliments antérieurs sur une thèse au p rojet audacieux et à l'exé­cution admirable, M. Agulhon, président du jury, ajoute l'éloge d'un enseignant et d'un collègue exemplaire, s'investissant dans les sociétés savantes, et fournissant aux autres chercheurs. pour leurs recherches, notes et références trouvées à "occa­sion des siennes. Ce qui a été étudié est lié à l'histoire de l'enseignement de J'Eglise, donné et reçu, ainsi qu 'à l'histoire administrative et idéologique, et ces liens ont été démêlés, mais il res te une spécificité irréductible, une autonomie des men­talités, dont le travai l effectué apporte de nouvelles preuves. Par ailleurs, on peut regretter, sans que l'ampleur et la qualité du travail permette de le reprocher à l'auteur, que la thèse n'aille pas jusqu'à nos jours, c'es t à dire à la fin du cycle de ]a modernité, commencé vers 1750, et qui semble s'achever, d'autant qu'il aurait pu alors être question de l'acceptation de la crématio n par l'Eglise, ou de cette nouvelle pratique sociale qu 'est la dissociation par les familles entre un enter­rement dans l'intimité et une réunion ultérieure plus large, rassemblant parents et amis. Il aurait été également intéressant de suivre la relecture par l'auteur des cérémonies suivant des catastrophes, comme celle de Malpasset ou l'explosion de la poudrerie de Saint-Chamas, cérémonies à la fo is religieuses et laïques, du fait de la diversité philosophique des victimes . M. Agu lhon évoque égale­ment la spécifici té provençale, et le glissement progressif de la province, d'une aire méditerranéenne à une ai re française, ainsi que la propension d'une région ou d ' une ville à sc spécialiser dans ce qu'elle constate qu'elle fait plus et mieux que d'autres, ceci dans un but identitaire, ce qui peut expliquer l' importance de la Toussaint à Marseille. D'autres remarques concernent la volonté de concur­rencer l'Eglise dans les enterrements civils, en prévoyant des discours, ou des phénomènes résiduels sur lesquels M. Agulhon apporte des témoignages directs.

R. Bertrand reprend une dernière fois la parole, indiquant, à la sui te d 'une remarque de M . Agulhon, qu'une analyse systématique des documents maçonniques serait trop lourde dans le cadre d'une étude comme la sienne, mais qu'un spécialiste de la franc-maçonnerie pourrait sans doute en tire r des conclusions intéressantes, s'i l intégrait une interrogation sur le rapport à la mort à ses autres chantiers de recherche.

Après une brève délibération, le jury confirme l'unanimité dans l'éloge mani­festée durant tout l'après-midi, et proclame à l'unanimité Régis Bertrand doc­teur d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines, avec la mention très honorable et ses félic itations.

Eric VIAL