chronique du siège de la littérature comparée

22
 CHRONIQUE DU SIÈGE DE LA LITTERATURE COMPARÉE DIDIER COSTE Dj elal Kadir, Memos fr om th e Be si eg ed Ci ty : Life line s fo r Cu ltu ral Sustainability, Stanford, CA : Stanford University Press, coll. « Cult ur al Memory in the Present », 2011, 272 p., ISBN 978-0-8047-7050-7 Le tout récent ouvrage de Djelal Kadir —le premier qu'il consacre entièrement à la discipline de la Littérature Comparée, après une longue et brillante carrière au cours de laquelle il a joué de nombreux rôles de premier plan 1 — est d'une rare richesse. Il mériterait une analyse plus soutenue et une discussion plus fine que celle que l'on peut lui consacrer dans les quelques pages, même nombreuses, d'une recension telle que celle-ci. À tout le moins convient-il d'attirer vi ve ment sur lui l'attention des comp aratis te s francophones qui voudraient bien faire l'effort d’explorer ces "mémos" (memoranda) dont la succession très construite et d'une grande originalité assigne aux enseignants et aux chercheurs d'aujourd'hui et de demain des responsabilités incontournables dont l'état actuel des choses —je veux dire avec Kadir les forces totalitaires de la prétendue loi du marché global, ou avec Paul Bove la décérébration des savants— fait tout pour nous détourner. Le titre allusif et à double entente de l'ouvrage, son style complexe alliant l'ellipse à la répétition, de façon très "baroque" (il n'est pas indifférent ici que Kadir soit un éminent hispaniste), l'exploitation intensive des ressources de la langue angl aise dep uis la fluidité d'une syn taxe sinueuse jou ant sur les volutes et les incises jus qu' à l'abondance des par onomases, les biais et latéralités par lesquels la discipline se laisserait presque définir en même te mp s qu'ils la to urmentent et l'en gage nt, l'érudition histor iq ue et philologique qui se déploie quasiment avec insolence, rien de tou t cela, malheureusement, n'est fait pour appâter le lecteur moyen, encore moins pour tenter les éditeurs hexagonaux d'en publier une traduction compétente. Raison de plus pour mettre le doigt sur une couver ture-piège dont l'énigmatique séduction est autant un incitation au vertige qu'un formidable avertissement, un piège éducatif, bien sûr : "bouées" (ou plutôt cordes, filins, et, bien sûr, lignes écrites) de sauvetage, de repêchage pour la viabilité de la culture, est-ce donc ce qui est représenté, et dans quel rapport rhétorique, par une sculpture de pierres sèches, sans titre, un pont en forme d'anneau, ou un anneau en position de pont, exposée à Woodstock ? Une alliance, 1 dans le domaine de la Littératur e Mondiale Contemporaine, en tant que Directeur de la très importante revue World  Literature Today à laquelle il avait donné un nouveau tour et un grand retentissement de 1991 à 1996 ; dans celui des études littéraires latino-américaines en interaméric aines, en tant que Président Fondateur de l’International American Studi es Ass oci ation, et encore, plu s péd ago giq uement , mais dans un eng age men t non moi ns pol it iqu e et  philosophique, à travers ses interventions disciplinai res critiques et orientatives à l’ACL A, au MLA et à l’AILC.

Upload: didier-coste

Post on 15-Jul-2015

43 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 1/22

CHRONIQUE DU SIÈGE DE LA LITTERATURE COMPARÉE

DIDIER COSTE

Djelal Kadir, Memos from the Besieged City : Lifelines for CulturalSustainability, Stanford, CA : Stanford University Press, coll. « CulturalMemory in the Present », 2011, 272 p., ISBN 978-0-8047-7050-7

Le tout récent ouvrage de Djelal Kadir —le premier qu'il consacreentièrement à la discipline de la Littérature Comparée, après une longue etbrillante carrière au cours de laquelle il a joué de nombreux rôles de premierplan1— est d'une rare richesse. Il mériterait une analyse plus soutenue et unediscussion plus fine que celle que l'on peut lui consacrer dans les quelquespages, même nombreuses, d'une recension telle que celle-ci. À tout le moins

convient-il d'attirer vivement sur lui l'attention des comparatistesfrancophones qui voudraient bien faire l'effort d’explorer ces "mémos"(memoranda) dont la succession très construite et d'une grande originalitéassigne aux enseignants et aux chercheurs d'aujourd'hui et de demain desresponsabilités incontournables dont l'état actuel des choses —je veux direavec Kadir les forces totalitaires de la prétendue loi du marché global, ouavec Paul Bove la décérébration des savants— fait tout pour nous détourner.Le titre allusif et à double entente de l'ouvrage, son style complexe alliantl'ellipse à la répétition, de façon très "baroque" (il n'est pas indifférent ici queKadir soit un éminent hispaniste), l'exploitation intensive des ressources de lalangue anglaise depuis la fluidité d'une syntaxe sinueuse jouant sur les

volutes et les incises jusqu'à l'abondance des paronomases, les biais etlatéralités par lesquels la discipline se laisserait presque définir en mêmetemps qu'ils la tourmentent et l'engagent, l'érudition historique etphilologique qui se déploie quasiment avec insolence, rien de tout cela,malheureusement, n'est fait pour appâter le lecteur moyen, encore moinspour tenter les éditeurs hexagonaux d'en publier une traduction compétente.

Raison de plus pour mettre le doigt sur une couverture-piège dontl'énigmatique séduction est autant un incitation au vertige qu'un formidableavertissement, un piège éducatif, bien sûr : "bouées" (ou plutôt cordes, filins,et, bien sûr, lignes écrites) de sauvetage, de repêchage pour la viabilité de la

culture, est-ce donc ce qui est représenté, et dans quel rapport rhétorique,par une sculpture de pierres sèches, sans titre, un pont en forme d'anneau,ou un anneau en position de pont, exposée à Woodstock ? Une alliance,

1 dans le domaine de la Littérature Mondiale Contemporaine, en tant que Directeur de la très importante revue World 

 Literature Today à laquelle il avait donné un nouveau tour et un grand retentissement de 1991 à 1996 ; dans celui desétudes littéraires latino-américaines en interaméricaines, en tant que Président Fondateur de l’International AmericanStudies Association, et encore, plus pédagogiquement, mais dans un engagement non moins politique et

 philosophique, à travers ses interventions disciplinaires critiques et orientatives à l’ACLA, au MLA et à l’AILC.

Page 2: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 2/22

l’anneau d’une bride ? Dans quel sens passer ? Rien de ce livre, décidément,n'est innocent, ce qui n'empêche aucunement que tout y soit sincère et s’yexpose donc à la controverse, comme le souligne Wlad Godzich en 4e decouverture.

La table des matières placée en tête du livre sous nos yeux (et, dans ce cas, il est décisif qu’ils’agisse d’un objet matériel livre et non d’un texte numérique défilant et hypertextuellement“cliquable” en certains points seulement), dans l’enceinte de sa jaquette, dans la solidité de son  brochage, le représente formellement comme une “dissertation” au vieux sens du terme(“discours ou écrit où sont développés, de façon ordonnée, des arguments sur un sujet, un thème,ou une question scientifique,” selon le TLF ), terme qui pourrait aussitôt prendre la fréquenteconnotation péjorative d’un pesant et pédant didactisme. On y voit une introduction sous-titrée“Pierres de touche comparatives de la littérature”, suivie de 9 chapitres portant des titressuggestifs d’une étude de cas associée à une problématique théorique, eux-mêmes divisés ensections qui pourraient chacune titrer un ouvrage théorique de grande ampleur; le tout couronnésinon par des “conclusions” (conclure, assimilé à “forclore”, pas toujours à juste titre, étant réputé

malsain, dans la lignée de Freud, Foucault, Eco, etc.), du moins par un “épilogue”, terme plusfréquemment associé aux dernières nouvelles des personnages d’un récit qu’aux pensées aprèscoup d’un essayiste. Ceci nous rappelle in fine que l’entreprise de Kadir est initialementstructurée selon une successivité temporelle (quels qu’en soient les anachronies et crochets, prolepses, analepses et synchronismes) et qu’il accepte d’une certaine façon —empirique ouexpérimentale, provisoire ou habituelle, on ne sait, ironique peut-être— le rôle que, dans les versépigraphiques, cités du poème de 1982 “Report from the Besieged City”, en traduction anglaise,dont Kadir a tiré son titre, Zbigniew Herbert dit avoir reçu: “They graciously gave me the inferior role of chronicler / I record —I don’t know for whom— the history of the siege”.

DÉCOUVERTE OU ALETHEIA : CONTOURNEMENTS, LABYRINTHES, ÉCHOS,MIROIRS, VISTAS

Sachant faire la part de l’ironie d’une posture quasiment à la Kafka, non endossée ou, a fortiori,adoptée, mais certes essayée par le sujet auteur auto-réflexif qui se nomme moi-Kadir, narrateur malgré lui et sans narrataires identifiés d’avance, nous devons prendre au sérieux cette fermeinvitation à une lecture non littérale et non pré-ordonnée. Nous avons, suivant les instructionscommunes d’Auerbach et de Barthes, décidé d’entrer dans cette lecture, de “venir à l’intérieur”, par les accroches, enseignes aux portes et fenêtres que nous offrait notre propre pluralité, masingularité en tant qu’espace d’une telle pluralité non identitaire (de lectures, d’images, delangues, de rencontres advenues ou manquées), une pluralité et une singularité non

généralisantes, non intemporelles, non atopiques mais localisées dans l’ici et le maintenant oùconfluent des circonstances (“situations”) actuelles avec, non moins pressante, la double actualitéde la mémoire qui me fait un passé et de l’inquiète anticipation sans laquelle je m’arrêterais là,tout court, tranchant et tranché. Laissant de côté, pour plus tard éventuellement, l’ordre apparentde l’ouvrage, je me suis d’abord plongé dans les trois bassins qui miraient pour moi certainesintensités en cours: Fray Servando, Orhan Pamuk, Auerbach, figures plus particulièrement misesen scène dans les chapitres 5, 2 et 1, respectivement, puis j’ai fait une visite à Calvino (chapitre9), un tour du côté de l’épilogue, et ce n’est qu’ensuite que j’ai comblé les lacunes lectorales ainsicréées (chapitres 3 et 4, autour de Nicolas de Cues et de Giordano Bruno, puis chapitres 6 à 8,

Page 3: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 3/22

autour de Zbigniew Herbert, de Hannah Arendt et de Gao Xingjiang), puis enfin l’introduction.La recension que je propose sera ainsi un compte rendu de lecture, au sens le plus honnête decette expression —“ainsi ce lecteur a-t-il lu”—, et qui laissera tout autre lecteur libre de choisir son “par où commencer” et son “par où poursuivre”, comme il le “sentira”, y compris le choixd’une totale linéarité, de la p. 1 à la p. 272, avec ou sans l’excursus des notes regroupées en fin

d’ouvrage.LE X MEXICAIN ET LE ŞIN  DU MESSIE

“Une archive carcérale et la culture de la conspiration: Fray Servando Teresea de Mier Noriega yGuerra, contestant des Lumières,” titre à tiroirs du chapitre 5, rallongé encore par le nom presquecomplet, précédé de sa qualité religieuse, de celui que Reinaldo Arenas devait nommer simplement Servando, ou encore le Frère, et même “lui”, “toi”, “moi”. Je traduis“Enlightenment’s Contestant” par “contestant des Lumières” pour préserver ce qu’il y a de plaidoyer dans ses écrits et discours, mais aussi l’ambigüité du génitif (contestataire appartenantaux Lumières, mais aussi, potentiellement opposant à celles-ci), tout en devant renoncer au sens

très pertinent de “concurrent”, personne qui concourt (avec et contre d’autres) pour l’obtentiond’un prix, d’une reconnaissance ou d’un emploi.

Tout jeune, je suis “tombé” sur Fray Servando quand Claude Durand et Severo Sarduy meconfièrent ma première tâche de traduction proprement littéraire avec  Le Monde hallucinant deReinaldo Arenas, lequel était “tombé” lui-même “par hasard”, assez récemment, sur cette figurehistorique, dans les rayons poussiéreux de la bibliothèque de La Havane. La principaledécouverte que fait le narrateur et auto-prologuiste du roman para-historique et quasi-surréaliste,aux termes de ses laborieuses et parfois vaines recherches, c’est que “toi”, Servando, et moi(Reinaldo) sommes une seule et même personne. Avec les années, il s’est avéré que la biographiede Fray Servando devait être un bon prototype de la destinée tragique de Reinaldo. Pour ma part,

il ne pouvait être question à mon tour de m’identifier à Reinaldo, mon contemporain bien distinct,ou, comme lui, à Servando, mais l’enseignement, à plusieurs reprises, du Monde hallucinant , puisla révision, sur un texte définitif, d’une traduction que les réimpressions avaient corrrompue, etl’écriture d’une postface, en même temps que mon intérêt constant pour les aspects les moins misen lumière de la culture des Lumières (la poésie encyclopédique, la pensée de Casanova, lesLumières “périphériques”), tout cela m’a conduit sinon à lire tout l’œuvre de Fray Servando, dumoins à le lire abondamment, ainsi que des documents tels que les actes du procès inquisitorialqui lui fut intenté en raison de son “sermon sur la vierge de Guadalupe” de décembre 1794. Il setrouve aussi que le chapitre autour de Servando est le chapitre central de Memos, l’un des pluslongs et le plus subdivisé (six sections).

Il doit y avoir là, me dis-je, une croisée des chemins, mais aussi peut-être un innomméhypogrammatique, ou le trou rond du donut dans lequel Riffaterre voyait la matrice du poème, cemême vide circulaire qu’exhibe la sculpture d’Alan Counihan photographiée en couverture.Attente d’un lieu de sens exclu, d’un point aveugle, d’une béance, d’une omission, volontaire ounon, qui n’a pas été déçue.

Au point de départ, le mot “archivage” employé par Servando pour parler de ses incarcérations(longues et nombreuses), et, en sens inverse (?), ses évasions aussi nombreuses –etinvraisemblables, on pourrait voir en lui un précurseur de Casanova et de Papillon– et ses

Page 4: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 4/22

errances infinies, puisque continuées post mortem, sa momie ayant été trimbalée par le cirqueBarnum. Ses péripéties, son péripatétisme, ses rencontres et échanges de toute sorte avecl’intelligentzia de son temps (de Chateaubriand à l’abbé Grégoire, de Humboldt à Bolivar), ontfait de lui par avance un texte élastique, une légende à réécrire sans cesse à nouveaux frais. Maisce fut aussi, peut-être avant tout, un animal politique, alerte jusqu’à son dernier souffle aux

manœuvres et menaces impériales et impérialistes, intérieures comme extérieures.Plus loin, mis au cœur de l’entre-deux et de la résistance de Servando, le lieu de X, plus précisément un non-lieu, celui d’un effacement (crossing out ) de l’origine et d’une substitutionindue, la Real Academia espagnole ayant décidé de supprimer cette lettre de l’alphabet,éminemment présente dans la toponymie mexicaine, à commencer par Mexico et le Mexique lui-même, depuis longtemps (re)baptisé Nouvelle Espagne. Servando s’élève avec véhémence contrece déni et cette assimilation intempestive, nous y reviendrons dans un instant.

Les autorités coloniales avaient très tôt vu dans les premiers indépendantistes mexicains ungroupe de conjurés ou de conspirateurs. Or c’est exactement le jugement que Servando

(longtemps après Bartolomé de las Casas, mais dans sa lignée) porte sur le colonialisme espagnolculturellement et physiquement génocidaire : un complot pour réduire au silence et reléguer àl’oubli complet, à l’inexistence historique, les populations indigènes. Non content de détruire leshommes à qui l’on refuse le statut d’humains en les qualifiant de diables sans âme, on supprimeet remplace leurs signes, on s’accorde à taire l’exaction comme à étouffer les cris des victimes.D’où l’urgence de “comprendre la morphologie de la conspiration à la fois en tant que pratiqueculturelle et en tant qu’accusation préemptive employée par ceux qui conspirent impunément et par mission divine contre ceux qui pourraient démasquer leurs machinations à longue portée.”2 

(115) Nous avons affaire à un point de passage en miroir, à double sens, ou “chiasme” entreconspiration et culture. Servando l’a vite découvert avec les conséquences de son fatal sermon de1794, il est marqué comme qui traverse et est traversé par ce croisement en un incessant va-et-

vient. Offrir une “alternative au paradigme impérial et à son histoire à dormir debout par la valeur différentielle de la lettre  x” (121) n’est donc pas sans risque, sans le risque d’être abusé.“spectralement” par le miroir de la théorie du complot. “L’absence fabriquée par le sentiment de  perte devient l’objectif par lequel nous voyons à l’intérieur du complot des autres, etl’ordonnance de notre propre complot.” (124) “Le récit comme intrigue conspiratoriale, oucomme théorie du complot sert d’explication compensatoire à l’absence d’un discours —social,culturel, historique— universellement compréhensible ou compréhensif.” (127) Ou encore “lathéorie du complot vise à fournir une sigification culturelle et politique dans une sphère dont leshabitants ont l’impression qu’il n’y en a aucune.” (128) Nous nous approcherions ainsi d’unemeilleure intellection des mécanismes de mythification et de contre-mythification qui se fontécho à ces points critiques de l’histoire qu’on appelle révolutionnaires, le complot ayant partieliée avec le secret et le mystère.

Le réemploi et l’auto-érotique réincarnation de Servando par Reinaldo, dans le contexte d’unerévolution vite devenue la continuation de la dictature par d’autres moyens, en serait une preuveaussi décapante qu’ambiguë. Nous devons aussi nous rendre compte à quel point, comme Kadir l’indique lui-même dans son introduction, cette écriture active est performative ou, pour mieuxdire, expérimentale (au sens de Claude Bernard, mais plus encore peut-être à celui du roman2 ma traduction, comme pour toutes les citations de l’ouvrage de Djelal Kadir présentées en français dans cetterecension

Page 5: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 5/22

zolien). À savoir qu’une même figure, celle du siège, de l’invasion et de la destruction d’une villecentre de culture et de richesses par des forces impériales/impérialistes —aujourd’hui comme àmainte reprise, Bagdad, perpétuel objet d’attaques impitoyables— donne une mesure de lisibilitéà d’autres sièges, invasions et destructions, dans le passé, lesquelles permettraient peut-être enretour de comprendre l’immobilité du présent, la répétition pathologique, en tentant de lever le

siège, le blocus d’une libre pensée comparatiste par la langue de bois totalitaire qui taxe decomplot toute pensée critique tendant à dévoiler ses intérêts iniques. Il y a une force certaine dansle déploiement narratif et argumentatif qui met en œuvre cette hypothèse historique et rhétorique.Une force de séduction qui provient du spectacle d’un décryptage très audacieux.

Or le lecteur de Fray Servando que je suis cherche en vain dans ce chapitre un rappel del’argument le plus éloquent de Servando contre la suppression du  x. Dans la continuité du sermonde 1794 et des thèses hasardées bien avant lui par divers missionnaires, dont un évêque duChiapas dès le XVIe siècle, puis des extrordinaires élucubrations du linguiste “imaginaire”Borunda (1740-1800), un Brisset avant la lettre, Servando continue fermement de soutenir que lesIndiens du Mexique ont été convertis à la foi chrétienne par Saint Thomas Apôtre (Santo Tomé,

en espagnol), dans les années qui suivirent la mort du Christ, ce dont on cherche à apporter toutesorte de preuves rituelles, prophétiques, Quetzalcoatl étant alors la figure mexicaine de SaintThomas. Si les Indiens étaient déjà chrétiens avant l’arrivée des conquistadores, le prétexte deleur conversion comme justification à la conquête s’écroule, la présence des colonisateurseuropéens, loin d’être sainte, repose sur un mensonge, sur le déni du baptême donné par un saintapôtre. Servando doit beaucoup à sa fréquentation de Borunda, non incriminé par le Saint Office,car il était jugé fou et n’avait pas osé publier ses cogitations, Servando fait éclater sur la place publique, en présence du Vice-Roi et des plus hautes autorités ecclésiastiques et judiciaires, unevérité dissidente, anti-fondation et refondation alternative, qui ne circulait que  sous le manteau,contrairement à l’image de la Vierge apparue à l’Indien mythique Juan Diego et imprimée  sur 

son manteau. En 1820, dès le début de sa Carta de despedida (dont Kadir place un extrait en

épigraphe de ce chapitre 5), Servando va à ce qui est devenu l’essentiel pour lui: la preuve  philologique : México doit s’écrire avec x, transcription de la prononciation indienne dutoponyme, Mescico, “avec la lettre hébreue scin,” tout le monde, sauf les Espagnols, le prononcecorrectement, c’est une honte que ceux-ci veuillent ainsi nous priver de “l’une de nos plusgrandes gloires”, car “México con  x suave como lo pronuncian los indios significa: donde está o

es adorado Cristo, y mexicanos es lo mismo que cristianos. » Le mot entier, ajoute Servando, setrouve au 2e verset du psaume 2 hébreu, « Mexi » signifie Messie, le même que les Indiensconnaissent aussi sous le nom de Teohuitznáhuac, Seigneur du paradis, et qui est né de la viergesainte Marie Malintzin3, tandis que la syllabe co signifie « pays »... Le  j guttural est une armeoffensive qui, en quelque sorte, dé-baptise les Mexicains, la preuve de leur religion naturelleétant dans le choix de phonèmes conformes à leur langue pour nommer le Dieu vivant : « Losindios no podían decir Cristo, porque no tiene r su lengua, ni Jesús, porque tampoco tiene  j y seacomodaron mejor con el Mexî conforme a su idioma ; y sobre todo, siempre ellos preferían losnombres que podían escribir figurando su significado como el de  Mexî . »

Comme Ignacio Borunda —que les instructeurs inquisitoriaux, qui cherchent à le ridiculiser,qualifient de Don Quichotte délirant « sur une matière différente »—, mais dans un langage clair et rigoureux, Servando sait qu’une guerre des signifiants est en cours (depuis la conquête duMexique, pour le moins), qu’elle est maintenant dans une phase aiguë et qu’il faut s’y engager de3 Rappelons que « la Malinche » fut la première interprète aztèque-espagnol, et la maîtresse de Cortès.

Page 6: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 6/22

toute éloquence et de toute conviction, car l’avenir se joue autant dans les paroles qui sont dites,qui ont cours aujourd’hui, que dans les soulèvements populaires et les actions militaires qui  pourront être entrepris pour renverser physiquement le pouvoir colonial, chasser les« gachupines » exploiteurs et tortionnaires, et remettre à leur place les pseudo-aristocrates créoles  prêts à confisquer la volonté républicaine, les besoins du peuple. Servando renverse un

renversement morphologique, place une révolution sous le signe d’un « rétablissement », qui ne pourra ni ne devra cependant être une « restauration », les trois-cents ans de corruption du sens par les Espagnols ayant produit une discontinuité incomblable et montré que l’on est toujours lésé par un pouvoir prétendument de droit divin.

Ce qu’il faut encore noter dans le mythe de l’adoption de la foi chrétienne par les Indiensd’Amérique sous la houlette de Thomas l’Apôtre, c’est que celui-ci, le dubitatif (qui n’a cru à larésurrection du Christ qu’en le voyant et le touchant), est, de son nom grec Didyme, comme deson nom araméen, un « double » ou jumeau, et que c’est par une telle logique de duplicationqu’on a pu lui attribuer l’évangélisation des Indes Occidentales, comme celle des IndesOrientales (où il serait le seul apôtre à avoir pénétré et où l’on croit qu’il mourut en martyr,

assassiné près de Madras). Servando souligne que le rite et les symboles du christianisme del’Inde correspondent à ceux de la foi mexicaine. Saint Thomas s’était embarqué dans le bon sens pour les Indes orientales, puis, symétriquement, pour les Indes Occidentales, Colomb cherchal’Orient dans le mauvais sens et rendit réelles des Indes imaginaires, pour les accaparer, les vider du rêve qui les faisait ; lui et les conquérants ses successeurs rendent fantomatiques ces Indesqu’ils détruisent, désignifient, diables et barbares qu’ils sont, se donnant pour héros et envoyés deDieu, souillant le nom de « chrétiens » que mériteraient mille fois plus, disait Las Casas, lesdouces et humbles brebis du seigneur que sont les Indiens, appelés sauvages et diables pour leur faire « rendre » l’or de leurs temples et de leur terre. Comme Las Casas, mais avec plus d’audace,sinon, finalement, avec de meilleurs résultats, Servando veut inverser une inversion, de telle sorteque le miroir américain puisse un jour montrer, après un doute prolongé, la vraie face (humaine,

éthique) de la foi, une caritas, pas un masque.Kadir a absolument raison de faire de Servando l’un des prototypes du comparatiste militant. Et,comme lui, il participe à une guerre philologique anti-impérialiste, qui fait jeu du grec et du latin,de l’anglais, de l’espagnol, de l’italien et de bien d’autres langues modernes. Pourquoi donc cetteétrange lacune, cet effacement de la remotivation du x servandien ? Est-ce le signe d’un secret, decelui-là même que les nouveaux conjurés que nous sommes ne peuvent révéler (disclose,“défermer”) qu’en le reportant ailleurs ? Est-ce une pudeur ? Une gêne, dans la mesure où le“contestant des Lumières” le fut aussi en asseyant sa raison démocratique sur une légende sacrée,et où ses phophéties politiques furent toujours eschatologiques, ce qui ne peut qu’être répudié par une pensée historienne récusant tant les destinées collectives que les “grands récits” de toutes lesidentités impériales ? Ou encore, serait-ce une subtile invitation à pratiquer l’exercice de“rétablissement” textuel auquel je viens de me livrer ? Seule la lecture détailliste, toutes antennesen branle, de quelques autres chapitres —pour moi “sensibles”— pourra nous apporter deséléments de réponse ou une nouvelle forme de questionnement.

K A À BYZANCE, ULYSSE À U NIVERSITY PARK 

La “cicatrice d’Auerbach,” c’est un peu à quoi Kadir se reconnaît lui-même, occupant à PennState un poste titulaire qui fut (pour raison de santé précaire) refusé au philologue exilé venu

Page 7: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 7/22

d’Istanbul et arrivé en 1947 aux États-Unis, lequel aboutit finalement à Yale, un nouveau port, pas Ithaca toutefois. C’est peut-être aussi celle, plus ou moins visible à nos propres yeux etcachée à ceux de la plupart des lecteurs monistes, que porte chaque véritable comparatiste arrivéen haillons sous les murs de sa propre ville perdue, occupée par les prétendants, où se détissechaque nuit l’impossible tapisserie du retour tissée pendant le jour.

Quoi qu’il en soit, les commencements sont difficiles, avec plusieurs entrées du carrefour,intersection ou trivium, mais aucune signalisation pointant vers une destination reconnaissable.Au seuil du livre, Kadir convoque et s’adresse à la fois à Auerbach et Mandelstam, à Dante àtravers ces deux médiateurs, et à un lecteur dont la rencontre pourrait être produite par l’ouverture d’une bouteille à la mer. Au seuil du chapitre, des citations à cet effet des deux premiers auteurs, contemporains l’un de l’autre et nos immédiats précurseurs. Une remarque sur l’absence d’épigraphe au premier chapitre de Mimesis et une citation de Mandelstam nousaiguillent toutefois, justement, vers la nécessité d’une localisation —en tant qu’elle se dérobe,qu’elle est le lieu en translation ou en dérive à partir duquel recule un horizon : selon la triadeinvoquée, le voyage d’Ulysse n’est pas seulement dirigé vers l’aventure occidentale, il est orienté

vers l’avenir. “[...] la guerre des Grecs et des Perses, comme la découverte de l’Amérique par Colomb, les audacieuses expériences de Paracelse, et l’empire mondial de Charles Quint [visent]la révélation de la structure de l’avenir.” (21)4 Il est remarquable que, dans ces lignes, soient pointillés nombre des “liens”, au sens info-hypertextuel du terme, que l’on retrouvera ici et làdans l’ouvrage de Kadir : le siège de Troie et celui/ceux de Bagdad, le miroir des Indes, lesLumières nativistes de Servando, etc.

Ce chapitre 1 est (fonctionnellement) très éclaté, poursuit des pistes qui ne réapparaîtront que del’autre côté du grand erg, court plusieurs lièvres dont certains ne seront après tout que des boojums, et défie donc exemplairement toute tentative de contraction de texte. Je n’en retiendraidonc que quelques points qui font particulièrement sens en ce qu’ils se trouvent soit sur les lignes

de force, soit sur les lignes de faille du livre (parfois les mêmes) : —  L’identification d’Auerbach, pas seulement de sa méthode mais de ses vicissitudes vitales et de

celles de sa carrière, à la (naissance de la) Littérature Comparée, à sa nécessité, aux calamitésqu’elle subit.

Entrant dans le détail historique des tribulations d’Auerbach aux États-Unis, Kadir nous dit que“Inevitably, one must countenance these historical details, and others even less felicitous andunworthy of dissemination, since Auerbach’s predicament and intellectual vocation have so often been rendered as synonymous with the history of the discipline of comparative literature and its place in the modern university.” (26) Le verbe “countenance” est loin d’être neutre ; du fait de sa polysémie particulière, on pourrait presque le considérer comme comparatiste par excellence : ilcouvre toute la gamme de la simple tolérance (“contenir”, “endiguer” même serait l’ordre du jour) à l’approbation et au soutien ; dans un cas comme dans l’autre, l’impact sémantique dusubstantif “countenance” se fait sentir : expression faciale, calme (de composition) oucomportement en général, avec l’idée générale de l’apparence, du front, de la face que l’on présente à autrui et que l’on fait aux événements. Auerbach fut à la fois quelqu’un qui fit face etqui, sans jamais se rétracter, sut s’effacer, non devant l’horreur mais devant la bêtise incurable

4 « Conversation about Dante », par Ossip Mandelstam, in Selected Essays, 1977, p. 24-25,.

Page 8: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 8/22

(par exemple, celle du médecin de l’assurance médicale de Penn State). Certes les circonstancesqui firent de cet homme récit, récit de cet homme, dont il fit récit de lui-même, sont-ellesétroitement homologiques de l’aventure d’une entité non personnelle, la “représentation de laréalité”, qui est au centre de son œuvre comparatiste, et vice versa la Littérature Comparée a-t-elle quelque chose à gagner à se reconnaître (expérimentalement, avec précaution) dans cette

incarnation concrète, historique et personnelle qui l’a portée plus loin en elle-même et plus loind’elle-même, en la créditant notamment des exigences (et des limites) de la philologie, maisn’est-ce pas trop concéder au localisme nord-américain, n’est-ce pas lui faire un cadeau indu ? Àla façon de Gayatri Spivak dans   Death of a Discipline. D’autres histoires (françaises ounordiques, par exemple) de la discipline la font remonter qui à Ampère, qui à Joseph Texte,lequel écrivait en 1899, dans son introduction à la bibliographie pionnière de Louis-Paul Betz — un récent converti à la discipline, mais qui multiplia les études dans sa courte vie de chercheur :“L’histoire comparée des littératures n’est pas [...] une nouveauté, et ce n’est pas d’aujourdhui, nimême d’hier, qu’on s’avise de la nécessité de pareilles recherches. Bien au contraire, on peutaffirmer que la méthode comparative a été, pendant des siècles, la méthode par excellence del’histoire littéraire. Il en a été ainsi, notamment, dans l’antiquité classique, à la Renaissance, à

l’époque classique de la plupart des littératures modernes.”

5

  (Précisons que le nom d’histoirelittéraire comparée offrait le bénéfice du prestige de l’histoire, nouvellement “scientifique”,science humaine reine du XIXe siècle, mais que, dès avant 1900, le comparatisme se disait et se pratiquait comme méthode de lecture, méthode critique, tout autant que comme “histoire des faitslittéraires” internationaux.) Le cosmopolitisme du XIXe siècle européen, en contrepoint ou enlutte avec les nationalismes et patriotismes “démocratiques” et/ou impérialistes/totalitaires, est enliaison avec l’histoire moderne de la Littérature Comparée à d’autres nodes que l’Europe Centraleou l’intelligentzia d’origine juive : Suisses, Alsaciens et Rhénans, ou encore orientalistes,archéologues et paléolinguistes français, allemands et britanniques, voués à se connaître, enrivalité ou en collaboration, présentent de nombreux modèles assez différents de ceuxd’Auerbach, Spitzer, Wellek ou Remak, qui passent pour le schéma dominant chez les

Étasuniens. Il y a aussi au moins une origine coloniale du comparatisme littéraire, dans laRenaissance Bengali depuis le temps de Bankimchandra, et même bien avant, en passantinévitablement par Tagore pour aboutir à l’institutionnalisation de la discipline en Inde par Buddhadeva Bose en 1956, et à ce qu’il serait juste d’appeler “l’école de Jadavpur”. En bref, cene serait rien retirer des mérites et de l’immense exemplarité d’Auerbach que de le situer pluslargement dans l’histoire de la pensée et de l’action comparatiste. Son universalisme même, post-goethéen, et la lucidité de ses analyses politiques dans un contexte de guerre mondiale,s’enrichirait de parallèles avec d’autres universalismes et d’autres analyses politiques desstructures de la globalisation très contemporains de ses propres travaux.

 —  Lecture du texte autoritaire, perception de l’inauthenticité.

Ces deux points sont étroitement liés, dans “l’ambivalence européenne” même que relève Kadir à propos de l’interprétation par Auerbach des contradictions du kémalisme.

La comparaison entre discours mimétique (au sens aristotélien de figuration des possibles del’action humaine) et discours autoritaire intervient au tout début de Mimesis, quand Auerbach5 Joseph Texte, « Introduction » in Louis-P. Betz. La Littérature Comparée, essai bibliographique, Straabourg,Trübner 1900, p. XIX

Page 9: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 9/22

asserte que l’on (le lecteur) peut parfaitement avoir des doutes historiques sur la guerre de Troieou les errances d’Ulysse sans pour autant renoncer à ressentir les effets que le poète a voulu produire, tandis qu’il est impossible que l’acte de parole du récit biblique du sacrifice d’Abrahams’accomplisse (produise l’effet escompté) si l’on ne croit pas à l’actualité de cet événement dansle passé. Une figuration consciente d’être figurale et hypothétique, un possible parmi des

 possibles, une interprétation non close, c’est justement ce que le comparatisme devrait toujoursassumer, face à tout monisme, entre autres et spécialement celui de la “factualité historique”.

D’autre part, dans une lettre du 3 janvier 1937 à Walter Benjamin, où il semble, d’après latraduction anglaise citée, parler au passé de Mustapha Kemal, encore vivant, Auerbach situe lalongue marche de celui-ci dans une double lutte, contre les démocraties occidentales, d’un côté,et contre l’économie du vieux sultanat panislamique, de l’autre ; avec pour résultat “afantastically anti-traditional nationalism: rejection of all existing Mohammedan cultural heritage,the establishment of a fantastic relation to a primal Turkish identity, technological modernizationin the European sense, in order to triumph against a hated and yet admired Europe with its ownweapons […] Result: nationalism in the extreme accompanied by the simultaneous destruction of 

the historical national character.”

6

(28) Auerbach souligne les similarités avec l’Allemagne etl’Italie fascistes, tout cela étant une “ruse de la Providence pour nous mener par un cheminsanglant et tortueux vers une Internationale de la trivialité et une culture de l’esperanto,” (ibid.)mais il précise que ce qui ne pouvait être qu’intuitivement pressenti en Europe acquiert, dans lecas turc, le caractère d’une quasi-certitude. Kadir insiste sur le fait qu’Auerbach détecte plusfacilement cette “terrible inauthenticité” en formation en Europe une fois qu’elle est“translocated ”, déplacée à l’Orient ; pour lui, ainsi, le même ”tumulte historique” et la“transformation mythique des traditions culturelles” qui rendent le comparatisme indispensabledémontrent ainsi le “fond vicié” sur lequel la Littérature Comparée est condamnée à opérer.

 —  Ironie, formation et récit 

Le jeu optique qui fait apparaître au loin, en aparté, ce qui aurait dû être évident de près, n’estcependant qu’une des formes inévitables de la “condition” historique et critique qui nouscondamne et heureusement nous oblige à ne nous reconnaître qu’au miroir d’autrui, nousempêchant de sombrer dans la “terrible inauthenticité” de l’identité.

Auerbach se reconnaît en Montaigne, pour toute sorte de raisons qui tiennent à leur communstatut, et délibéré et contraint, de “particuliers” portant en eux, dans leur singularité, leur être-à-  part, toute l’humaine condition, aussi bien qu’à leur nomadisme textuel et aux exils quilsassument, de façon différente, en des temps troublés et sanguinaires. L’auto-ironie et la modestiede Montaigne, si sincères soient-ils, n’en cachent pas moins une “attitude très définie qui sert son propos majeur et à laquelle il adhère avec la tenacité d’une charmante élasticité qui lui est propre.” (cité p.36) Tout en constatant les rigueurs d’un déterminisme historique qui les fait vivre parmi les terreurs du dogme et l’abolition de la pensée inquisitive, Auerbach et Montaigne voientdans les décrets d’un dieu caché un symptôme de ceux qui y croient plutôt que la figuration d’unemécanique imparable. Ils sont à la recherche de hasards, de contingences, de rencontres fortuites pour soulager la stérilité d’une éventuelle adhésion au tragique. Tout en jugeant que Montaigne“se conçoit trop calmement lui-même, bien qu’il ait tant sondé sa propre insécurité,” Auerbach,6 Je cite en anglais, pour la récurrence de « fantastic », avecun léger décalage de sens ; il convient, ce me semble, delire cet adjectif à la fois avec toutes les valeurs à la fois de « fantastique », « fantaisiste » et « fantasmatique ».

Page 10: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 10/22

encore une fois cité par Kadir, admire en l’auteur des  Essais qu’il ait été, “de tous sescontemporains celui qui eut la notion la plus claire du problème de l’orientation de l’homme par lui-même ; autrement dit la tâche de faire comme chez soi7  dans l’existence sans points desupport fixes.” (39) L’équilibre précaire ainsi conquis entre “formation et récit” estcaractéristique du genre de l’essai que fonde Montaigne et dont Kadir reprend en partie le

 procédé par les zig-zags narratifs, le mélange du dire de soi et du dire-le-monde, de l’anecdoteconcrète et du discours d’idées, et par le “dialogisme” entre cité et citant, tels que la figure del’auteur et celle du lecteur attendu ne puissent que balancer entre les deux, tertium comparationis,ni ici ni là: “En une contingence éminemment muable, le formel/rhétorique devient attelé àl’éthique en tant que moment historique.” (33) Malgré la redondance et la nature fuyante dumoment historique (l’instabilité qui le constitue parmi la répétition trop humaine du déni del’humain, du siège sans cesse refait de la ville emblématique), c’est une des formules les plusfrappantes de Kadir, de celles qui œuvrent en effet comme mémos, tournées, à partir du présents’adressant au passé, vers le futur où elles pourraient devenir une prescription chaque foisréinventée.

Il reste, à la fin du chapitre 1, où l’on a autant de mal à revenir à Ulysse que celui-ci à Ithaque, ungoût, à nouveau, d’omission: si la judaïté d’Auerbach y est effectivement active dans sa situationde personne destituée, menacée, puis réfugiée sur le strapontin d’une Byzance paradoxale, etenfin projetée, faute de retour dans un lieu (la Germanie multi-confessionnelle du siècle précédent) qui n’existe plus après l’Holocauste, les bombardements et la partition du territoire ; sicette judaïté est aussi rendue visible comme “post-judaïté” par le refus —au nom d’une éthiquede la responsabilité— d’une histoire sainte et pré-ordonnée, la judaïté, ou, comme le disentcertains sans grand sens de l’humour ni du paradoxe, les “racines juives”, ou mieux, ledéracinement juif de Montaigne, que de nombreuses recherches ont confirmé indubitablementdepuis belle lurette, n’est évoqué ni directement, ni indirectement par Kadir. Est-ce pour éviter de parler de conversion, quand la littérature lui fut révolution ? Est-ce parce que la littérature et son

incorporation/in-corporation comparatiste pourraient se comprendre comme un objet transitionnelvers une identité multiple et tournante, qui n’a de valeur qu’autant qu’elle se dérobe ? Je laisse laquestion en suspens, et Kadir ne pas retourner dans l’île éternellement malheureuse, criblée delangues de passage, où se croisèrent les croisés, prise et reprise, co-dominée ou divisée, vouée àla désunion, non à l’Enosis, et telluriquement saccagée. Memos from the Besieged City est aprèstout la légende de ce non-retour.

LE SIÈGE DE LA CITÉ DE LA PAIX  ET LA CLAIRVOYANCE DU MINIATURISTE AUX YEUX PERCÉS

C’est d’abord l’histoire d’un historien exécuté “pour nul crime”. Et cette histoire se veut d’abordsignificative, sinon exemplaire, dans la mesure où il y aurait “a direct line8 between the textualafter-effects of the siege [of Baghdad] of 1258 and the siege of 2003.” (42) Kwaja RashiduddinFazdullah ou Rashīd al-Dīn Fadhl-allāh Hamadānī, d’après sa ville et province de naissance, futl’auteur, d’origine juive, contemporain de Dante et de sa  Divine Comédie, d’une  Histoire dumonde, ou “Compilation de chroniques” écrite en persan entre 1300 et 1311, une commande duKhan Ghazan, dernier empereur bouddhiste mongol, converti à l’Islam en 1295, 37 ans après la prise de Bagdad au dernier calife abbasside. “Bagdad, ville perpétuellement assiégée, a toujoursconsommé et transformé ses assiégeants, quel que fût leur zèle spirituel ou leur rapacité7 voir infra, la reprise de ce thème dans mes remarques conclusives8 mes italiques

Page 11: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 11/22

matérielle; et en vérité, au commencement du XXIe siècle, elle continue de même.” (43)

Dans son roman, qualifié d’historique (et d’ekphrastique), Mon nom est rouge (1998), OrhanPamuk met en scène le siège de Bagdad de 1258, vu par Ibn Shakir, le calligraphe devenu peintreaprès avoir assisté à la destruction de toutes les œuvres de sa patience, vingt-deux volumes, dont

la plupart étaient des Corans, déchirés, brûlés ou jetés dans le Tigre par les envahisseurs mongols.En même temps que s’écroulait avec fracas l’apparente immobilité, le temps arrêté des cinqsiècles de règne abbasside, l’illusion d’éternité fut dès lors, par le contact avec la culture picturalechinoise, transférée au temps figé de la peinture.

Trois-cents ans plus tard, la défaite de Lépante, où, comme chacun sait, Cervantes perdit unemain, ce qui permit à l’autre de se consacrer à l’écriture, fut l’occasion d’un nouveau bouleversement esthétique avec l’introduction de la ligne d’horizon au contact de l’art européen,via les Vénitiens. Le surplomb gagné narrativement par le spectateur de la prise de Bagdad en1258, conforté par le perspectivisme occidental, cristallisé par les Tours Jumelles sur lesquellesMichel de Certeau écrivait en 1980 que “la tour de 420 mètres qui sert de proue à Manhattan,

continue à construire la fiction qui crée des lecteurs, qui mue en lisibilité la complexité de la villeet fige en un texte transparent son opaque mobilité” (51)9 est toujours perdu à nouveau par “la pulvérisation et le pillage” des villes assiégées, conquises, détruites, ainsi de Bagdad en 2003,comme rétribution déplacée de l’attentat du 11 septembre, nous reportant sans cesse vers un“point de fuite” qui fantasmatise, en réduplication, notre être et nos représentations. D’où la“bagdadisation” de l’Amérique en ces premières années du XXIe siècle.

“Il y a quelque chose d’encore plus durable que le mythe de l’exceptionnalité américaine, c’est le penchant pérenne et, l’on serait presque tenté de dire, un peu pervers, de Bagdad à être soumise àsiège après siège, avec une régularité historique. On est conduit à soupçonner que, ironiquement,l’épithète fondatrice de la ville, “la Cité de la Paix,” puisse y avoir un rôle. La dernière

occurrence est alors symptôme d’une obsessionnelle récurrence qui remonte au milieu du premier millénaire et se poursuit jusqu’à présent.” (57)

Cette lecture anhropologiquement psychanalytique n’est pas sans poser un certain nombre dequestions que Kadir, partant sur la tangente du contrepoint entre détails anecdotiques incidents et“grand récit du conte merveilleux impérial”, nous incite à formuler sans pourtant nous y aider (telest le moment second de la pédagogie du mémo) :

 —pourquoi, parmi tant de capitales qui pourraient conjoindre anecdotes et épopées différentes,choisir Bagdad ? Pourquoi pas des cités qui n’ont que rarement été assiégées, ou qui, prises unefois, ont été définitivement détruites, ou d’autres qui, telle Byzance, Vienne ou Delhi, après avoir connu de nombreux sièges et/ou destructions (voir le  Delhi de Khushwant Singh) semblent êtreentrées dans une ère de paix à long terme ? avec pareil choix, dont la signification relève dusymbolisme délibéré plutôt que de l’ “évidence” d’une probabilité statistiquement induite, lesymptôme n’est-il pas plutôt du côté du pessimisme lectoral que de celui de la séquenceévénementielle historique ?

 —d’autre part, si la ville assiégée représente ( stands for et, pourrait-on ajouter, falls for ) à la fois9 Michel de Certeau, Practice of Everyday Life ( L’Invention du quotidien), Berkeley, University of California Press,1984, p.91. Je cite le texte original.

Page 12: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 12/22

une culture trop confiante en sa propre stabilité dans un monde clos, donc une mémoire au champde vision restreint, oublieuse de l’oubli, et dans le branle des subversions, invasions, destructionset renaissances, le lieu d’intersection, carrefour ou agora où peut se former, en temps de crise, lavision comparatiste, doit-on comprendre celle-ci comme une éternelle répétition résultant d’uneobsessionnelle “nécessité” historique, ou au contraire comme rupture avec cette nécessité ?

Un élément de réponse pourrait être apporté par les réflexions d’Orhan Pamuk et la lecture qu’en propose Kadir :

“Ce dont débattent les peintres et miniaturistes de cour au cœur même de l’Empire Ottoman, cesont les innovations optiques en art et en architecture qui, du fait des perspectives multiplesqu’elles injectent dans un monde monolithique, pourraient mettre en danger la maîtrise et legouvernement impériaux, sapant finalement l’autorité absolue du sultan et empereur aussi bienque l’orthodoxie monologique et inviolable de la foi sainte. En termes techniques de littérature etart comparés, l’esthétique traditionnelle d’orthomorphose s’est transformée en modesrévolutionnaires d’anamorphose, de sorte que, pour percevoir exactement la réalité et ses objets,

il devient nécessaire de biaiser ou de déformer ces objets par l’artifice optique de lareprésentation. Le cosmos perçu et sa réalité deviennent alors un produit de l’interventionhumaine, la distorsion oculaire dans ce cas, et le monde, le royaume de Dieu, le résultat d’un effetde réalité.” (60)

Le “comme si” de la vraisemblance mimétique illusionniste est vu par les traditionnalistesimmobilistes comme œuvre démoniaque, la création humaine (la représentation) se substituant àla chose elle-même, création divine. La multiplication des perspectives, qui sera mise en évidencedans le cubisme, ajouterai-je, n’est pas seulement un relativisme et une subjectivation de la visiondu monde, elle est aussi une double tentative de totalisation et d’animation, relevant, peut-oncraindre, moins de la modestie d’un doute systématique, que d’une volonté de (toute-)puissance,

d’une hubris impérialiste. En ce sens l’expansion mondialiste du comparatisme, de Goethe àAuerbach, Étiemble et au-delà, et le globalisme de la théorie littéraire seraient des réponses trèsambiguës, plus symptomatiques et syndromatiques, si j’ose, que stratégiquement saines pour lutter contre l’uniformisation espérantiste du monde par la “loi du marché”. En résulte-t-il que “lechemin des technologies perspectivistes d’Alberti en art et en architecture au tout dernier siège deBagdad suit une assez droite ligne,” qui passe par l’introduction de l’anamorphose en politique, par Machiavel ? Comme le rappelait Auerbach, les chemins de l’histoire, y compris ceux de larealpolitik , ne sont pas seulement sanglants, ils sont tordus aussi. L’indirection n’est pasunivoque, ce qui rend possible de faire passer le comparatisme pour un acte d’évaluationorthomorphique, tout en faisant travailler une différenciation non hiérarchique, une classificationnon essentialiste.

LÉGÈRETÉ, DÉLICATESSE, COHÉRENCE ET/ CONSISTANCE : PRESCRIPTIONSDE RÉSISTANCE ?

SI PAR  UNE  NUIT D’HIVER  UN VOYAGEUR [SORT DE LA VILLE]

Le chapitre 9, le dernier et le plus bref de l’ouvrage, emprunte (exceptionnellement) pour titreune fraction de celui du livre posthume Six Memos for the Next Millenium (de Calvino) autour duquel il circonvolue et à travers lequel il circule, et qui est l’une des deux sources (avec

Page 13: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 13/22

Zbigniew Herbert) du titre valise de Kadir Memos from the Besieged City. Le singulier “memo”correspond subtilement, sans le remplir, au vide laissé par l’absence du sixième mémo deCalvino, soudain décédé d’une hémorragie cérébrale alors qu’il allait partir pour les États-Unis prononcer cette série de conférences à Harvard en 1985. La seule chose que l’on sache du thèmede cette conférence, jamais écrite, est “consistenza”, dont les sens s’étalent sur un large spectre,

depuis la cohérence logico-mathématique (principe de non-contradiction) jusqu’à la contingence  philosophique (non-nécessité), en passant par l’état de la matière, en tant qu’elle se tientensemble. Le “mémo” ou la proposition pour le prochain millénaire de Kadir, sans se mettre à sa place, est un supplément sur le lieu d’un manque, posé en vie sur la vacance d’une paroleinachevée, d’outre-tombe. Il y a cependant assez de modestie en cette “réponse” (“response”, pas“answer ”) pour laisser de côté ce qu’elle pourrait impliquer de sinistre : “Notre performance auradonné substance à ce qu’il confie en absence.” Des cinq vertus décrites (légèreté, promptitude,exactitude, visibilité et multiplicité) Kadir en retient particulièrement deux: la légèreté etl’exactitude. La première est exemplifiée par le geste de Persée qui, après avoir tranché la tête deMéduse —dont il n’a pas fixé les yeux, ne regardant que son image reflétée sur son bouclier— etdélivré Andromède, a pour premier soin de chercher un endroit approprié pour y déposer la tête

du monstre : quelle délicatesse ne faut-il pas pour être un libérateur, un exterminateur demonstres ! Selon Ovide, un miracle s’ensuit : les petites plantes marines qui touchent Méduse setransforment en corail et les nymphes lui apportent des brindilles et des algues pour pouvoir se parer du corail ainsi produit.Au plan du langage poétique, c’est, pour Calvino, l’économie d’Emily Dickinson qui incarnecette magie d’une “texture verbale qui paraît ne rien peser,” ou de la transmutation de la densitéen légèreté. Kadir oppose avec force la “consistance raréfiée” de la rose “accidentellementélaborée” par Dickinson (“A flask of dew —A Bee or Two— / A Breeze—A caper in the trees”)à la répétition assénée par Gertrude Stein dans son “Sacred Emily”, dont la provocation“moderniste” n’a pas la faveur de Kadir. Ce n’est pas ici le lieu de discuter des goûts et descouleurs, mais on ne peut manquer de noter que c’est au mépris de la polysémie lexicale et

surtout syntaxique de “Rose is a rose is a rose is a rose” (que l’on peut et doit comprendre aussicomme tout autre chose qu’un consentement à la tautologie identitaire ou une renonciation ausens poétique) que Kadir déclasse Stein au bénéfice de Dickinson, voyant en cette dernière nonseulement l’illustration mais l’incarnation de la “leggerezza”, dont participerait une “consistenza

raréfiée,” subtile, non dense. Or la constance (doublon de la consistance) de Dickinson, louée par Calvino et Kadir, est pour le moins aussi obsessionnelle que celle de Stein, avec cette différenceque la composante mystique de l’une la pétrifie dans le lapidaire, alors que le matérialismelinguistique de l’autre fonde, dans la vitesse et l’érotique du rythme, une performance vitale de lavoix. Si l’on résume Dickinson à “the saving grace of indirection and ‘Lightening’” (201), on nesaurait rendre justice qu’à une démarche asymptotique dans l’approche d’une Vérité ou d’une  perfection déjà-quelque-part-au-monde, et non à l’invention poïétique, au constructivisme  performatif, toujours mis à l’épreuve de la matérialité rivale du monde. La discrétion deDickinson, dont Kadir manifeste quelque nostalgie, mais qu’heureusement il ne pratique pas, peutêtre un redoutable moyen rhétorique de désarmer la critique et de travailler exclusivement à son propre salut, voire à sa béatification (“Sacred Emily”). On retrouve trace de cet embarras de posture dans l’épilogue de l’ouvrage, intitulé “The Inventions of Comparative Literature”.

Le “of” de ce titre, assorti du sous-titre sylleptique “A Minute on Method”, est également àdouble entrée, il s’agit à la fois (et encore une fois en miroir) des agents, forces et processus quiont inventé (et continuent d’inventer ou de réinventer) la Littérature Comparée, et de ce que

Page 14: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 14/22

celle-ci a inventé et pourra inventer —en tant que discipline scientifique légitimée aux contourslégalement définis, en tant qu’institution universitaire solidement établie dans certains pays(corps constitué), et encore en tant que fronde, gang ou conjuration plus ou moins informellecontre l’ordre établi durci en diverses langues de bois uniformément mono- et tautologiques.Étant entendu que les inventions en question conjuguent par abduction, à travers conjoncture et

conjecture, toute la constellation sémantique de la rencontre ou de la trouvaille, du bricolage et dela création de nouveaux dispositifs et outils, et de la découverte scientifique (lois, objets etdescriptions dans un champ hypothétiquement délimité).

C’est ce dont rend compte certainement cette formule: “Parmi les nombreux contrepointrscaractéristiques de la conversation qu’est la discipline de la Littérature Comparée, le pluscommun est peut-être le travail d’identifier assez de terrain partagé entre des éléments noncommuns et différentiels pour les rendre suffisamment comparables et entrer en conversation.”(205) À quoi s’ajoute l’indispensable correctif: “Il n’est pas moins crucial pour notre disciplinede détecter le non-commun et le divergent à l’intérieur de ce qui est suffisamment commun pour aller sans dire, de ce qui se considère comme assez consensuel pour juger la conversation

superflue.” (ibid) Centrale à ces inconclusions est l’idée, donc, de l’hétérogénéité, entre elles, des“figures” (ré)unies —tels Fray Servando, Nicolas de Cues ou Zbigniew Herbert— “parce qu’elles partagent le rôle de facteurs de changement et qu’elles ont eu à souffrir de leur non-conformité oude leur dissidence par rapport à l’orthodoxie dominante.” (206) La Littérature Comparée, dans savocation critique, trouverait à la fois ses objets textuels et ceux de sa pédagogie et de sa recherchedans de telles figures.

Pour parodier le slogan colonial, on peut se demander si le fardeau de la bête noire n’est pas alorsun peu trop lourd, si le bât d’une telle restriction de champ n’est pas quelque peu blessant, et sesœillères un tantinet aveuglantes : en sens inverse, dénoncer l’oubli qui constitue les traditionsasphyxiantes, ou ce qui se glisse de conformité et de sclérose culturelle (donc de barbarie) dans

toute transmission fidèle, n’implique-t-il pas que l’on se devrait de s’attacher à l’examen deslieux et des fonds communs, des vulgates et des sens communs avec une attention exacerbée ?Car, si l’ennemi, c’est le dogme, ou la répétition incontestée, ne s’impose-t-il pas de l’observer sans relâche, d’en démont(r)er lucidement les mécanismes plus encore que d’exalter la subtilitéde dissidents exceptionnels ? L’un des risques d’une approche comme celle de Kadir, concentréesur l’hommage à des héros singuliers réunis par des analogies ou des faits d’intertextualité ou desynchronie parfois ténus —qui amènent à négliger des contradictions internes ou à ouvrir deslacunes équivoques—, face à l’assaut obstiné et massif des forces autodestructrices d’unimpérialisme transhistorique, pourrait être de n’attribuer qu’à une inhumaine et aveugle volontéde puissance ce qui peut être assigné tout autant aux ruses efficaces et multiples de la bêtise.L’ennemi est dans la place autant qu’à l’extérieur. La positivité du rôle de victime devientfacilement le support du retournement dénoncé à propos de l’État d’Israel ; si le comparatismefrétille dans la crise, il est à craindre que, pour se perpétuer, il ne cherche, avec un certain néfastemasochisme, à entretenir ou renouveler la scène primordiale d’un accouchement aux fers.

Sans buter sur les mêmes apories qu’Emily Apter, Kadir, après l’avoir relativement négligée aufil des chapitres, recourt in fine lui aussi au concept polymorphe de translatio, translation,traduction, transcription, transcodage et transposition interculturelle, face à l’évidence trompeuseet sécuritaire de la traditio. Affaire de survie, elle ne manque pas d’affinités avec les cordes desauvetage que les “mémos” tentent de nous lancer, comme autant de bouteilles à la mer. Serait-

Page 15: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 15/22

elle l’un des moyens d’entretenir ou de reprendre, à travers cultures et langues, une “conversationouverte sur les répercussions potentielles de la convergence et de l’integration [universelle]”(216) ? La recherche incessante de nouveaux “points de vue analytiques, critiques et théoriques”(217) semblerait, d’après Kadir, nous avoir éloigné de cet art de la conversation “qui est, par définition, la base de nos interventions comparatistes et par lequel notre médiation enraîne des

  phénomènes culturels tels que les littératures et traditions littéraires dans une relationconversationnelle à des intersections productives et reproductives.” (ibid.) Il n’est pas clair,d’après le contexte immédiat, si ces intersections apparaissent “spontanément”, du fait du hasardet de la nécessité historiques, et si le comparatisme a dès lors pour mission de rendreconversationnelle une relation qui tendrait à être fondamentalement conflictuelle, dans la quête de  pouvoir et de territoire de chacune des littératures en présence, ou bien si la médiationcomparatiste met en contact conversationnel des littératures non ou peu communicantes entreelles, ou encore si ces diverses interventions (venues entre, au milieu) sont simplementcomplémentaires, faisant toutes partie d’une même stratégie. Kadir souhaite que nous dépassions par la conversation le “métarécit” qui nous octroierait la position surplombante de l’arbitre, quenous évitions les assertions, proclamations et dictées d’un discours institutionnalisé, que nous

renoncions au monologue et nous engagions plutôt dans un col-loque. La personne pronominaledu parler comparatiste serait la deuxième personne, prenant pour exemple le Goethe desConversations avec Eckermann, d’abord publiées par Eckermann sous le titre de Conversations

avec Goethe —la translatio produisant et illustrant la réversibilité conversationnelle de l’adresse.Dans tous les cas, le “memo of understanding ” final déporte le sens de “memo” de celuid’instruction, note de service ou pense-bête vers la notation d’un accord de principe négocié,d’un traité courtois mais relativement informel de bonne intelligence, tel que l’intelligence soitdissociée de la surveillance aussi bien que de la solitude d’une analyse et d’une interprétation pour le seul profit de qui la possède. Pas d’instructions ici, rien d’une “méthode” proprement dite,ni au sens practico-technique ni au sens cartésien du terme, mais, à côté d’avertissements assezsouvent sévères, du signalement répété de tentations assertives, autoritaires, on a tendance à nous

laisser aux portes de la ville où l’on ne sait d’où viendra quel messager nous apporter tel messagecodé, ou sur les plages de l’île où s’échouera une bouteille au contenu assoiffant la curiosité.

Whitman fournit la première des deux épigraphes de l’ “Épilogue”: “It is, in fact, a collection of memoranda”, extrait de “Democratic Vistas”, 1871, contrastant étrangement avec l’autreépigraphe, d’Adorno, reconnaissant dans une palinodie de 1961, le droit à l’expression durabled’une souffrance vécue prolongée, et donc la possibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz. Jedis “étrangement”, car, même si Kadir mentionne la mesure d’auto-dérision dont Whitmanassaisonne ses propres “jappements”, cela ne suffit pas à effacer une certaine gêne chez unlecteur de Whitman qui a pu mesurer, par-delà les généreuses apparences de sa prophétie, à quel point l’agrandissement de soi ne fait qu’un, chez lui, avec racisme, impérialisme, patriotismemachiste, éloge de la force physique et réification d’autrui en général, jusqu’à anticiper l’annexion de fait de Cuba bon nombre d’années avant la guerre hispano-américaine de 1898.Kadir fait-il ce geste à la manière de Persée avec la tête de Méduse ? Cette évocation, mi-ironique, mi-sérieuse, peut-elle être “mitigated” (atténuée, apaisée) par sa rencontre avecAdorno ? Et si la cité assiégée est désormais un village global (avec une Amérique“bagdadisée”), par quelle magie et en quel pays de l’autre côté du miroir s’échappera ce nouveau Noé: “if the City falls but a single man escapes / he will carry the City within himself on theroads of exile / he will be the City” ? (219) Ces vers de Zbigniew Herbert ne sont d’ailleurs peut-être pas faits pour nous rassurer, car Œdipe est exemplairement le seul homme qui fuit Thèbes,

Page 16: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 16/22

 portant la Cité en lui-même sur les routes invisibles de l’exil. Dans le contexte tragique, lesmémos oraculaires sont en fait l’instrument de la chaîne des événements catastrophiques. Il fautnous donner pour tâche de recontextualiser la chronique de Kadir le plus loin possible dutragique, ce serait, si nous y parvenons, la meilleure leçon à retenir de l’exercice de son ouvrage.

MÉMOIRES DE L’AVENIR , TRAVAUX DE CASSANDRE, DOCTE IGNORANCE...Tels sont quelques un des titres des chapitres restés jusqu’ici hors du filet du présent article, tousmarqués au coin du paradoxe. Je rappelle que chacun des neuf chapitres est centré sur une figurede penseur polymorphe (philosophe, poète, essayiste, militant politique, romancier...), qu’il ouelle soit ou non génériquement polygraphe, figure qui renvoie, soit par son intertextualité inscrite,soit par analogie biographique, thématique ou énonciative, à d’autres figures, en amont ou en avalchronologique, objets ou non de chapitres dédiés du livre.

Pour ne pas prolonger indéfiniment l’effort, mais en essayant de montrer le tissage de la penséede Kadir et certains de ses nœuds, qu’ils soient des points de force ou bien d’obscurité

 problématique, je me contenterai, à propos de ces différentes interventions (qu’on pourraitappeler “coups de sonde” et “points de crochet”) de brèves remarques, incidentes, suscitées par des rencontres d’énoncés et d’allusions qui ont fait positivement ou négativement “tilt” chez moi —le livre de Kadir est construit comme un flipper , on lance des billes qui roulent de haut en bassur le plan incliné des chapitres, et ce qu’on gagne à ce jeu, ce sont des parties gratuites. Qu’ilreste entendu aussi que ces chapitres, traités à la dérive ou à la rêverie, pourraient être aisément, pour d’autres lecteurs, avec un autre bagage, d’autres centres d’intérêt géoculturels et historiques(l’Europe centrale et orientale plutôt que l’Europe occidentale, la Renaissance plutôt que lesLumières, la Chine plutôt que l’Inde) les seuils qu’ont été pour moi les chapitres étudiés dans la première partie de cet exposé.

Le chapitre 3, “Of Learned Ignorance,” autour de Nicolas de Cues, s’ouvre, en continuité avec le précédent, sur une citation d’Orhan Pamuk : “To God belongs the East and the West. May He protect us from the will of the pure and unadulterated.” (64) Au milieu du XVe siècle, quelque part entre Moyen Âge et Renaissance, le cardinal allemand (circulant, non sans jeu de mots entre“les points cardinaux de la culture” et des sciences), est présenté principalement comme lenégociateur d’une possible réunification entre les Églises de Rome et de Constantinople, aboutieen intentions mais non actualisée dans les faits politiques. À l’image du titre “équivoque” de sontraité majeur, son action réformatrice et conciliatrice reposa sur la mise en œuvre dialectique,dans un espace-temps formé entre deux pôles historiques localisés, d’une négativité première :“une entité devient identité par la vertu de ce qu’elle n’est pas.” (67) Autant qu’un précurseur deWalter Benjamin, il serait loisible d’en faire un ancêtre de Bertrand Russell (prix Nobel deLittérature...) qui, lui, n’est pas évoqué par Kadir. Sans diminuer en rien la stature de Benjamin,qui n’avait certainement pas tort de distinguer entre savoir et vérité et le paya de sa vie sur uneinfranchissable frontière, Russell, qui ne connut qu’un temporaire emprisonnement en qualité de pacifiste pendant la guerre de 14, et non le sort désespéré de Benjamin ou la dangereuse disgrâcede Cues, aurait pu, ici, offrir une autre sorte de prolongement, résolument oppositionnel, au prélatgermanique. L’idée centrale que “l’ignorantia est l’espace circonstanciel du connaître” (71), oula troublante “coïncidence des opposés” (non leur obscène confusion, bien sûr, voir Marcuse)n’ont pas exactement la même portée si elles s’originent dans et débouchent sur un “dubito ergo

 sum” ou sur un “dubito ergo aliquid est .” Que “tout savoir soit partiel et relationnel, c’est-à-dire

Page 17: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 17/22

une ignorance par degrés,” que “l’espace du savoir soit ce que nous appellerions aujourd’huihétérotopique,” voilà qui rapproche tant Ovide de Mallarmé que Tagore de Freud, et Einstein deSartre, la question serait plutôt, à mon sens, ce que chacun en fait dans la circonstance et lacontingence de la production et de l’adresse d’un texte qui nous appartient bien peu. Il ne suffitdonc pas (verdict de non satis) de condamner la suffisante naïveté de Matthew Arnold prêchant

 pour bréviaire critique la connaissance d’une chose “telle qu’elle est réellement en elle-même” aunom de la renonciation, théologique et idéaliste, de Cues à atteindre dans son entièreté la“quiddité” des choses, une “vérité ontologique.” Nous retrouvons, à propos de Cues, uneocclusion analogue à celle de la théologie de Servando. Ce n’est pas à dire qu’une penséeséculière ou athée est toujours, d’entrée de jeu, supérieure à et plus “humaine” qu’une penséethéologique, mais qu’un système sémantique et herméneutique sans le signe [Dieu] est, pour lemeilleur et pour le pire, intrinsèquement différent d’un système avec. Kadir fait résonner une note plus juste quand il contraste avec la cuséenne coincidentia oppositorum, dans notre bain discursif immédiatement contemporain, “une arrogante contradiction qui énonce la vie mais sème lamort.” (83)

Le titre du chapitre 4, “Memories of the Future: Giordano Bruno Remembers us,” me faitirrésistiblement penser à Marguerite Duras dans   Détruire dit-elle, plus précisément au personnage de Stein, enseignant qui, croyant que l’histoire est la science de l’avenir, reste muet pendant ses heures de cours, de sorte que ses élèves s’y endorment : “Comme il pense quel’histoire est la science de l’avenir – et que l’avenir se dérobe, – il se tait pendant ses cours et sesétudiants s’endorment. C’est ainsi qu’il a rencontré sa femme, Alissa : c’était une étudianteendormie. Il l’a réveillée, croit-il.” (lecture de Pierre Dumayet). Remarquons l’ironie à doubletranchant. Si Giordano Bruno n’a pas été condamné par l’Église pour son hétérodoxiescientifique mais sans doute pour son dissentiment théologique, et si son art de mémoire est troplié à l’hermétisme de la Renaissance pour justifier une apothéose comparatiste moderne, c’est sa profession de doute systématique qui l’inscrit dans la galerie des ancêtres. La façon dont cette

 position s’articule avec le rôle non seulement conservateur mais proactif de la mémoire dans laculture vivante est partiellement éclairée par le romancier américain William Gibson, lequeldéfinit la culture comme une hallucination collective. Toutefois, depuis quelle position duelle, participative et  distante (celle de l’exilé, du déraciné ou du renonçant) une telle hallucination peut-elle être détectée ? Serait-ce justement la position que doit rechercher le comparatiste, s’il nes’y trouve pas jeté de force par des temps troublés —auquel cas il devra la reconnaître (aussi ausens exploratoire du terme) plutôt que s’y installer ? Kadir esquisse cette position en lui faisantrefléter une relation qu’il qualifie de dialectique entre culture et mémoire, mais dont je ne suis passûr qu’elle ne soit pas une mortelle étreinte fusionnelle —mortelle parce qu’obsessionnellement,compulsivement répétée: “Mémoire et culture fonctionnent en effet dialectiquement en tant quecomplément oscillatoire l’une de l’autre : la culture détermine ce qui est mémorable et commentet la mémoire détermine différentes façons de rendre une culture capable de gérer son passé et denégocier son présent.” (89) Prendre complètement au sérieux ces entités non personnelles,comme sans doute Bruno le fit, les réifier dans un tel récit, nous expose à des dangers deconsumation intérieure, s’ils ne sont plus ceux du bûcher dressé par le Saint Office. Je  proposerais plutôt de jouer les tiers —enfant, voyeur ou invitée— (mais en une certaineleggerezza) avec le vieux couple figural de l’oubli et de la mémoire. La “mémorialisation de laculture” et la “culturalisation de la mémoire” apparaissent dans ce chapitre comme d’autres pendants plutôt que comme des répondants. Menacés de perte identitaire par la prétendue fin del’histoire, les peuples, ou leurs maîtres surcompenseraient cette perte par une muséification à tout

Page 18: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 18/22

crin, une commémoration accélérée pétrifiant le présent et l’avenir. Et Kadir de nous avertir encore du danger d’une mémoire trop sûre d’elle-même: “le spectre des perspectives tend à êtrefaussé par la sûreté et la conviction auto-satisfaite de l’auto-justification.” (104) Les appels à laresponsabilité, dans l’espoir de prouver que Giordano Bruno n’est pas mort inutilement, restentnéanmoins peu audibles si aucun exercice pratique, aucun entraînement comportemental ne nous

est suggéré pour sortir des apories et collusions fatales évoquées plus haut : peut-être serait-iltemps de réintroduire une dimension ludique plus décidée dans nos fabrications intertextuelles, etde laisser les langues “se délier” dans l’erreur créative de la traduction, par exemple…

Le chapitre 6, “The Arts of Mitigation, the Garden in the Barbarian”, autour (principalement) deZbigniew Herbert, est séduisant en ce qu’il s’attache de plus près à la textualité, d’une part, et,d’autre part, prend assez joyeusement les risques d’une interprétation au deuxième, voire autroisième degré, hautement subjective et projective, qui laisse parler l’inconscient lectoral à hautevoix. “Pouvoir du goût” et plaisir du texte se conjuguent en un certain vitalisme qui donne corpsà la critique, en une certaine construction ou arrangement du monde pour la beauté du/des sensmalgré tout, un peu comme chez Hofstadter (encore une fois, on se demande pourquoi Barthes est

tenu à l’écart de la sémiologie kadirienne et pourquoi une place plus généreuse n’est pas accordéeà l’esthétique, même à celle du dernier Marcuse, dans l’arsenal des dispositifs et la gamme desdispositions comparatistes).

Herbert est à juste titre rapproché de Valéry, qu’il cite “avec une ironie valéryenne” et de WallaceStevens, pour une ekphrasis et une lecture de l’image qui se tiennent à une distance respectueuseet, dans une certaine mesure, fascinée. Au cœur de cette étude, ou de cette “divagation”, au sensmallarméen du mot, se trouve la lecture par Herbert d’un tableau de Torrentius, “Nature morte àla bride”. Son examen est l’occasion d’une très curieuse digression technique —qu’on pourraitnommer plutôt “ingression”— sur le mors et la bride, sur l’angle de vision du cheval et la bonnefaçon d’aborder l’animal et de se mettre en selle. Kadir explique : “I review these technical

details on equestrian interaction and the physiology of equine vision because we are presentedhere with a visual medium, by a visual artist, in the context of a composition in which a keyequine-related object hovers centrally in the canvas.” (145) Mais cette centralité symbolique sedouble de l’inscription de l’initiale “T” du peintre ayant choisi pour nom d’artiste “Torrentius” etd’anneaux en forme de cœur. Les éléments autobiographiques, l’inscription d’une “destinée dansla forme de cœur”, sont redoublés par la technicité du savoir équestre apporté à l’interprétation par le cavalier Kadir (on trouve trois images à l’accueil de la page personnelle de l’auteur sur lesite du Département de Littérature Comparée de son université10 : une caravelle au-dessus du lienavec la liste de ses séminaires, une photo de dos du cavalier à cheval au-dessus du lien avec lec.v. (petite course de la vie), et la vue du cou, des oreilles et du haut du crâne d’un cheval blanc,tels ce qu’en voit le cavalier, au-dessus du lien avec le site de l’Association Internationaled’Études Américaines. Comme le “T” et les cœurs du tableau de Torrentius, la digressiontechnique d’art équestre renvoie à l’autobiographie du comparatiste savant en études latino-américaines et ironiquement au débarquement en Amérique des cavaliers conquistadors que lesindigènes prirent, d’après les prophéties, dit-on, pour des centaures d’essence divine, et encore plus indirectement, sans doute aussi à l’arrivée des hordes mongoles sous les murs de Bagdad en1258. L’atténuation fait un détour par l’intime ou le presque intime, passe par l’énigmatique,l’irréductible de l’intime, de sa circonstance, de sa contingence, de la prolifération des

10 http://complit.la.psu.edu/faculty/kadir/welcome.html consulté le 10 août 2011

Page 19: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 19/22

interprétations et des regards qui s’échappent du nid de l’objet trouvé... L’art (poétique) del’atténuation chez Herbert est exemplifié aussi par l’auto-ironie d’un poème sur ‘le galet” : “The pebble / is a perfect creature // equal to itself / mindful of its limits / filled exactly / with a pebblymeaning” (149) Nous sommes quelque part entre Stevens et Ponge, disant du galet, pour sa part,dès 1942, dans  Le Parti pris des choses : “Encore quelques jours sans signification dans aucun

ordre pratique du monde, profitons de ses vertus,” tandis que Herbert poursuit : “- Pebbles cannot be tamed / to the end they will look at us / with a calm and very clear eye”. Le galet, commenteKadir, finit par devenir, à travers le poème de Herbert, tout autre chose qu’égal à lui-même, demême que la pierre au milieu du chemin, d’un poème de Carlos Drummond de Andrade, “à la  jonction d’une innombrable traduisibilité.” (151) Je me permettrai cependant de conclure sur cette note que l’intertextualité innombrable, inachevable, que produit, ou en quoi consiste lalecture comparatiste (là où Kadir pointe Drummond de Andrade, Dante et Mallarmé, viennent meregarder plutôt les galets de Ponge et ceux du Petit Poucet) est un art de l’atténuation (et de lamodestie) plutôt par l’innombrable inconvertibilité qui nous regarde en mettant sous nos yeuxl’infinie différence avec laquelle nous faisons du sens vivant, de la non-répétition. C’est par unraisonnement roulant en sens inverse de celui de Kadir que je rejoindrais la valeur 

oppositionnelle qu’il attribue à l’ “indétermination créative,” à “l’imprévisibilité historique,” et à“ce que Hannah Arendt a appelé ‘la spontanéité en tant que telle, qui est incalculabilité’.” (ibid.)Si “les chroniques poétiques de Herbert et son ‘incertaine clarté’ font passerelle entre lemodernisme du XXe siècle et le ‘post-historisme’ du XXIe,” (155) je n’en déduirai pas pour autant qu’il ne nous est plus loisible d’envisager la “possibilité de nous réveiller du cauchemar del’histoire.” (ibid.) La notion même de post-modernité est apparentée de trop près à la post-histoire pour ne pas être supecte de fonctionner comme un écran, ou un paravent derrière lequel se cacheet se montre en ombre suggestive l’inéluctabilité de la loi du marché global. Et l’on ne sauraitdavantage faire confiance aux “siècles” et “millénaires”, modes de périodisation mécaniques etarbitraires, qui n’ont cessé d’utiliser le calendrier chrétien pour réifier, dédynamiser, parcelliser etterritorialiser institutionnellement les gestes sensés et délirants de la communication littéraire.

Le chapitre 7, “The Labors of Cassandra: Arendt in Jerusalem” porte deux épigraphes de la philosophe, dont le suivant : “The chance of factual truth surviving the onslaught of power arevery slim indeed [...] Facts and events are infinitely more fragile things than actions, discoveries,theories —even the most wildly speculative ones— produced by the mind.” (158) L’attachementintègre d’Arendt à la “vérité des faits” n’est pas sans poser quelques problèmes, et souligner cetattachement sans les soulever au passage pourrait conduire à une certaine régression dans lafaçon de dessiner l’espace-temps de la fiction. Tout d’abord, mettre en question l’attributiond’une vérité aux faits, ou d’une factualité à la vérité n’est pas une démarche sournoisementrelativiste ou révisionniste/négationniste, s’il s’agit d’interroger les principes de sélection de cequi compte comme “faits” ou, en d’autres termes, la quantification et la qualification, lasymbolique et la sémiologie, avec la hiérarchie effective des valeurs sous-jacentes qui motiventune sélection de ce qui est censé faire signe dans le champ infini de l’événementiel et des objets  potentiels de description ; un fait est toujours une forme constituée par un cadrage, unedistinction qui sépare une figure d’un fond. Il est important de le rappeler à propos de notrenavigation dans les courants de l’océan des histoires, parmi le catalogue de l’Empereur de Chine,en Littérature Comparée comme en Histoire universelle. Et, deuxièmement, la vérité au singulier a un arrière-goût de péché originel. C’est pourquoi il me semble que nous serions assez “mal partis” pour penser l’action, y compris l’action critique, si nous acceptions sans réserve qu’il peutexister une “hybridation de la fiction et de la réalité”, telle que “la réalité dépasse la fiction”, sans

Page 20: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 20/22

tenir compte en permanence que nous consentons ainsi à la virtualisation de nos existences au profit d’un montreur, encore le même, qui jouirait du spectacle que nous nous donnons à traversl’écran de la représentation.

Installer dans notre propre discours critique une telle “hybridation” comme si elle était possible

de re, c’est nous refuser la distance dissociative qui s’opposerait à la performativité de Cassandre. Nous avons en conséquence quelque réticence à nous associer à une satisfaction morose de cettesorte: “Her [Arendt’s] descriptions of ‘dark times’ have indeed turned out to be prognosticationsof our present and its constructed fictions, whose political codes of doublespeak overshadow thearts of fiction and supplant the truths of reality.” (164) Fort heureusement, la seconde et dernièresection du chapitre revient un peu sur ces tentations tragiques, en mettant en cause la menace desabsolus, dont celle de la bonté absolue, qu’Arendt déclare trouver comme idée chez les poètes, àmanipuler avec précaution, puisque cette évocation correspond seulement —selon Melville— à“l’incarnation en vers d’exaltations du sentiment auxquelles une nature comme celle de Nelson,si l’occasion lui en est offerte, donne la vie des actes.” (172) Le milieu textuel (Kant, Melville,Dostoievski) que se donne Arendt dans le passage de  Essai sur la révolution commenté par Kadir 

est un choix qui, par son manque de légèreté, voire d’élégance, exerce une haute pression sur lesens, le sien et celui de Kadir. Reposer les mêmes questions dans un milieu textuel (un “bain”)qui inclurait plutôt, par exemple, Diderot, Thoreau et Calvino (pour  Le Vicomte pourfendu), ouCortazar, pourrait détragifier les énoncés, évitant de faire du XXe siècle le porteur génetique detoutes les maladies du XXIe. Je crois qu’une des tâches de la Littérature Comparée esteffectivement de desserrer l’étau des causalités et des déterminismes, de créer un milieu propice àdes mutations bénéfiques.

L’avant-dernier chapitre “The People’s Republic and the Republic of Letters,” littéralementautour de Gao Xingjian, était sans doute nécessaire dans la mesure où il fallait bien s’interroger sur l’état et l’État du sujet national —ce qui implique, selon les réponses proposées, des attitudes,

  procédés et méthodes fort différents pour les études littéraires comparatistes : inter- outransnationales, universelles ou sans frontières, ou jouant sans cesse avec la reconfigurationd’espaces aux frontières mouvantes et chevauchées—, mais il est un peu décevant en visant, plusque les textes, les façades et enseignes de l’institution littéraire et en s’abstenant par trop decomparer la position symbolique de Gao avec celle de multiples autres littérateurs et polygraphesdéplacés et déménageurs de frontières, de Casanova à Rushdie. Quand le prix Nobel deLittérature est décerné à Gao, celui-ci est présenté comme de nationalité chinoise, trois mois plustard, au moment de la remise officielle à l’auteur de langue chinoise, mais naturalisé français, onlui dit que “You have come to look on the native language which you brought with you when youleft China as your true and real country.” (178) Que Gao soit “parvenu au prix Nobel en passant par Paris” confirme peut-être moins l’analyse par Pascale Casanova (analyse que Kadir a bienraison de juger suspecte de prise illicite d’intérêt) du phénomène des, ou plutôt de la capitalelittéraire (jadis thème d’un “congrès international” du CRLC de Pierre Brunel destiné à couper l’herbe sous les pieds du cosmopolite Daniel-Henri Pageaux, lui, organisateur du véritablecongrès de l’AILC en 1985), que cette voie par le vieux monde ex-métropolitain ne dénoncel’incapacité, pour la plupart des assesseurs comparatistes des Lettres, de s’excentrer d’une originemythique les posant, depuis la ville assiégée, en redresseurs de torts.

Gao déclare dans un essai que les écrivains n’ont jamais été aussi opprimés qu’au XXe siècle,ceci étant dû à l’enrôlement forcé de la littérature au service d’un État, d’une race ou d’une

Page 21: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 21/22

classe. Je ne suis pas sûr de pouvoir acquiescer à l’une ou l’autre branche de cette assertion :historiquement, les écrivains ont pu être opprimés “à la racine”, sans que cela se voie, ne pouvantmême pas concevoir d’écrire, ou n’en ayant aucunement les moyens (peuple illettré sous un pouvoir lettré, par exemple), Stendhal l’a dit avant moi ; et, de plus en plus depuis la fin du XIXesiècle, la nouvelle forme d’oppression radicale qui s’est développée et hypertrophiée, c’est celle

du marché qui fait que l’écriture n’est même plus considérée comme utile au service de quoi quece soit, la réduisant au silence du désintérêt, de l’obsolescence, ou au rien-dire de lastandardisation industrieelle (disneyification). Il me semble difficile aussi de ne pas voir unglissement scabreux du refus de l’asservissement de la production artistique à des entitésfabriquées, des communautés non seulement imaginées mais postiches, comme “le peuple”, “lanation” ou le “parti”, jusqu’à l’affirmation que “se parler à soi-même est le point de départ de lalittérature.” (188) Il est vite dit que ceci n’implique nullement que la littérature serait monologueou solipsisme. La parthénogénèse, essaimée en personnes pronominales, d’un moi individuelantérieur à l’émergence de l’art, ne saurait être le modèle ni le fondement de la conversation queKadir appelle instamment de ses vœux. Utiliser plusieurs pronoms en référence à une seule etmême personne interdit l’écoute, court-circuite l’attente du tour de parole qui, en littérature, est le

temps de la lecture, celui du silence dans lequel la parole d’autrui, d’abord, viendra peut-êtreinespérément se placer, dans lequel la langue de l’autre, toutes les langues en tant qu’autres, enquête, inconsciente aussi bien, comme la nôtre, d’une hospitalité, croiront la recevoir, pouvant, ànotre requête, “faire comme chez elles”.

Car il y a une différence du tout au tout entre le sentiment de propriété ancestrale (celui,  précisément, qui fonde l’idée de nation) et le faire-comme-chez-soi de l’hôte et de l’hôte,s’accueillant l’un l’autre. L’image de la ville assiégée est la plus antinomique de l’hospitalité, etle siège de la Littérature Comparée ne saurait être (en renversant l’équivoque du mot “siège”) quele lieu que nous prête le comme-si de l’attention à l’autre. Kadir, au fond, devrait être d’accordavec cette proposition, mais il y a quelque chose, une amertume militante, qui y résiste dans ce

 parcours, souvent terrifiant, d’un répondant à l’autre, souvent expulsés de la planche de salut sur laquelle on rencontre les textes et les textes se rencontrent entre eux. Le portrait que je voudrais brosser du comparatiste n’est pas celui d’un rescapé qui sort de la ville éventrée en la portant sur son dos ou dans son cœur lourd, mais celui d’un vieux marin qui se lave de sa faute en la contantà l’invité d’une fête de mariage. Ce n’est pas tout à fait par hasard que le  Dit du vieux marin,même s’il n’est pas en général classé parmi les “Conversation poems.” soit doublementconversationnel, nous rendant témoins d’une écoute autant que d’un récit, et résultant, dans sa bonne forme, d’une conversation, en promenade avec Wordsworth, sur un livre de voyage autour du monde par les mers du Sud.

L’ouvrage de Kadir, se présente, sous l’égide d’Auerbach, comme un triple ensemble dedialogues, amorcés, inachevés ou fantasmés : avec des proto-comparatistes du passé, de ceux-cientre eux (par le biais de l’intertextualité, synchronique, en filiation ou en anticipation), et, enfincomme d’entrée de jeu, avec un lecteur virtuel qui pourra s’incarner différemment selon les personnalités qu’il occupera et selon les circonstances de sa lecture/relecture. J’ai profité aussilibéralement que possible de cette libéralité, dans mes circonstances, qui sont entre autres cellesd’un “Français d’origine” naufragé (débarqué — marooned ) en France, d’un écrivain toujourshétéronymique, hétéroglossique et transgénérique, d’un enseignant tentant de semer les derniersfeux d’une passion du sens humain que l’institution industrialisée, financiarisée et

Page 22: Chronique du siège de la Littérature Comparée

5/13/2018 Chronique du si ge de la Litt rature Compar e - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/chronique-du-siege-de-la-litterature-comparee 22/22

marchandisante n’a de cesse d’étouffer, et encore d’un chercheur dont les objets privilégiés et lesméthodes se sont, au fil du temps, de plus en plus déplacées vers des “modernités alternatives” et périphériques, que ce soit au plan géoculturel ou au plan disciplinaire.

L’importance du livre de Kadir, qui ferait aisément date et prendrait rang auprès de Comparaison

n’est pas raison ou de   Literature as System, s’il n’était pas aussi original dans son moded’adresse, dans son style, sa narration et sa rhétorique, et s’il était un peu moins dense eninformation, résulte de la tension constante et presque douloureuse entre des convictions (desvaleurs) philosophico-politiques inébranlables et la crainte, assez fondée, que le moment auto-destructif que la machine aveugle du pouvoir global déshistorisé nous fait vivre n’écarte avec uncruel mépris leur affirmation comme une rage d’enfant déçu ou une colère d’amant éconduit.Cette tension est perceptible non dans des précautions oratoires ou des réserves sur la mise enœuvre du procédé, rares les unes et les autres, mais au contraire dans le jeu quelquefois arbitrairedes “airs de famille”, dans des omissions singulières (dont j’ai marqué quelques unes) et desdilemmes ou des quasi-contradictions pointés par des ébauches de racommodage —des“reprises”— tantôt boursouflées et tantôt à peine faufilées, tout ceci de manière certainement

délibérée, sinon même provocatrice. On y retrouve pour principe de signalement la fameusecicatrice d’Ulysse, la fragilité exhibée d’une blessure qui pourrait se rouvrir de l’intérieur.

L’introduction, fort ordonnée, et qui remplit classiquement la triple fonction de rappeler desdéfinitions et lois générales cadrant le propos et la visée, d’expliquer et de rationaliser ledéveloppement dans ses contenus et sa structure, et de fournir un minimum de directives delecture nécessaires pour éviter à l’usager quelques contresens rédhibitoires, peut être vue sous  plusieurs angles : comme un acte pédagogique, comme une concession aux exigencesinstitutionnelles (effet de sérieux), comme une clarification et une simplification prospective dece qui ne sera cependant perceptible qu’incorporé dans la complexité de la forme, dans lesméandres, lepses et lipses d’une naration impossible. Sous ses dehors sages, elle participe aussi

du miroitement sans identité figée, de la figure du double dont l’inquiétante étrangeté rôde de bout en bout dans cette écriture. On en retiendra pour témognage cette phrase révélatrice : “Thus,comparative literature’s practitioners have most often acquired their worldliness as the castoffs of their life-world, no less so than the seminal literary figures they most often study, from Ovid toDante, to anyone of the figures featured in this book.” (16) Comme ces derniers mots l’indiquent,le rigoureux professionnalisme de ce beau livre, beau et angoissant, ne l’empêche pas, bien aucontraire, d’être comme la mise en scène d’un rêve aux frontières métaleptiques de l’écran et ducorps. Un authentique traité de Littérature Comparée est toujours voué, dirait-on, à ressembler un peu à une Rose pourpre du Caire mâtinée de Dictionnaire khazar .