charlois célia - la notion de désir chez les Épicuriens

111
Célia CHARLOIS La notion de désir chez les Épicuriens Mémoire de Master 2 « Sciences humaines et sociales » Mention : Philosophie Parcours : Master en Philosophie Ancienne et Sciences de l’Antiquité Sous la direction de M. Michel FATTAL Année universitaire 2018-2019

Upload: others

Post on 23-Apr-2022

5 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens

Ceacutelia CHARLOIS

La notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens

Meacutemoire de Master 2 laquo Sciences humaines et sociales raquo

Mention Philosophie

Parcours Master en Philosophie Ancienne et Sciences de lrsquoAntiquiteacute

Sous la direction de M Michel FATTAL

Anneacutee universitaire 2018-2019

Ceacutelia CHARLOIS

La notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens

Meacutemoire de Master 2 laquo Sciences humaines et sociales raquo

Mention Philosophie

Parcours Master en Philosophie Ancienne et Sciences de lrsquoAntiquiteacute

Sous la direction de M Michel FATTAL

Anneacutee universitaire 2018-2019

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat

Je soussigneacute(e)helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip deacuteclare sur

lrsquohonneur

- ecirctre pleinement conscient(e) que le plagiat de documents ou drsquoune partie drsquoun document

publieacutes sur toutes formes de support y compris lrsquoInternet constitue une violation des droits

drsquoauteur et un deacutelit de contrefaccedilon sanctionneacute drsquoune part par lrsquoarticle L335-2 du Code de la

Proprieacuteteacute intellectuelle et drsquoautre part par lrsquouniversiteacute

- que ce meacutemoire est ineacutedit et de ma composition hormis les eacuteleacutements utiliseacutes pour illustrer

mon propos (courtes citations photographies illustrations etc) pour lesquels je mrsquoengage agrave

citer la source

- que mon texte ne viole aucun droit drsquoauteur ni celui drsquoaucune personne et qursquoil ne contient

aucun propos diffamatoire

- que les analyses et les conclusions de ce meacutemoire nengagent pas la responsabiliteacute de mon

universiteacute de soutenance

Fait agrave

Le

Signature de lrsquoauteur du meacutemoire

Agrave tous mes enseignants de latin et de grec

qui mrsquoont initieacutee agrave ces deux langues ces deux

cultures Cette Antiquiteacute

laquo elle vit de vie elle ne me quitte pas raquo

Et comme un meacutemoire ne srsquoeacutecrit pas tout seul hellip

Je remercie M Michel FATTAL mon directeur de meacutemoire pour lrsquoattention

qursquoil a donneacute agrave ma parole lors de nos eacutechanges

Je remercie M Bernard ECK et M Florian BARRIEgraveRE pour avoir bien voulu

reacutepondre agrave mes questions sur le scholies et les apparats critiques

Je remercie mes relectrices Manon PICQUETTE et Bernadette CHAOUITE ainsi

que mes relecteurs de parents Caroline et Bertrand CHARLOIS pour leur soin

dans la relecture et leurs remarques toujours pointues

Un grand merci aussi Olivia DEGOND pour son anglais sa relecture son

soutien sa capaciteacute agrave faire accoucher mon acircmehellip et son amitieacute

Enfin jrsquoai une penseacutee toute particuliegravere pour mes camarades de promotion qui

ont contribueacute par leur preacutesence et leur bienveillance agrave ce que ce travail se fasse

dans plus drsquoassurance et de joie Alban Adrien Alexis Baptiste Eacutelisa

Eacutezeacutequiel Marianna Marius Meacutelissa Morgane William hellip soyez-en

remercieacutes

Et un remerciement particulier agrave Baptiste PICHOT relecteur du glossaire et

avec qui jrsquoai partageacute jusqursquoau bout lrsquoeacutepreuve du meacutemoire

Sommaire

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

6

Introduction

Borneacute dans sa nature infinie dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu tombeacute qui se souvient descieux

Ces vers drsquoAlphonse de Lamartine1 illustrent dans la veine romantique un pan tragique de la

condition humaine la deacutemesure du deacutesir de lrsquohumain par rapport agrave sa nature Il semble

impossible au deacutesir drsquoecirctre mesureacute et fait toucher agrave lrsquohomme un infini qui ne peut ecirctre que

divin par essence excessif qursquoon ne peut raisonner le deacutesir est un principe de lrsquoaction

humaine concurrent de la raison Ce caractegravere non-rationnel ne se traduit-il pas par ses

ambiguiumlteacutes multiples Agrave la fois puissant moteur de lrsquoaction et facteur de vaines illusions agrave la

fois caracteacuterisant lrsquoindividu et le deacutepassant agrave la fois promesse et danger pour la satisfaction le

deacutesir semble deacutenoter un manque mais produit une tension un surplus dynamique pour le

combler

En tant que pheacutenomegravene humain incontournable et principe axiologique2 diffeacuterent de la

raison le deacutesir met cette-derniegravere agrave lrsquoeacutepreuve lorsqursquoelle cherche agrave le saisir dans un acte

reacuteflexif elle se confronte agrave un pheacutenomegravene radicalement autre qursquoelle-mecircme et force ainsi une

philosophie agrave reacuteveacuteler ses partis pris sur deux points fondamentaux Drsquoune part cette-derniegravere

laisse voir sa maniegravere de concevoir lrsquohumain son fonctionnement et ses affects Drsquoautre part

elle manifeste le statut de la raison ainsi que sa puissance humaine ou surhumaine en la

situant par rapport agrave un affect heacuteteacuterogegravene

Degraves lors nous pensons que le traitement des deacutesirs caracteacuterise de maniegravere speacutecifique ce

domaine de la philosophie qui srsquooccupe de lrsquohomme et de la bonne vie agrave mener agrave savoir

lrsquoeacutethique En effet il permet notamment de fixer la valeur du deacutesir et de ce qui fait lrsquoobjet ou

non du deacutesir Voilagrave pourquoi nous irons jusqursquoagrave dire qursquoil est une voie royale pour

comprendre une eacutethique

Nous choisissons de comprendre une penseacutee qui possegravede des partis pris peu partageacutes

en matiegravere eacutethique car crsquoest aussi par ce deacutecalage que lrsquoon prend pleinement conscience des

1Alphonse DE LAMARTINE laquo LrsquoHomme raquo Meacuteditations poeacutetiques 1820

2Les mots suivis drsquoune asteacuterisque sont deacutefinis dans la Glossaire agrave la fin de ce meacutemoire(p 101)

7

enjeux du traitement des deacutesirs Nous allons nous pencher sur lrsquoeacutepicurisme antique qui loin

de la plainte romantique nous semble penser un deacutesir mesureacute Cette doctrine promeut le

plaisir au rang de souverain bien tout en le reacuteduisant agrave une portion congrue et le deacutesir en

tant qursquoaffect humain qui tend vers le plaisir ne peut pas y ecirctre condamneacute radicalement mais

doit plutocirct avoir un traitement singulier

Mais eacuteclipseacute par des consideacuterations sur le plaisir le deacutesir ne fait pas lrsquoobjet drsquoune analyse

fileacutee chez les commentateurs reacutecents ceux-ci srsquoen tiennent souvent agrave des commentaires

eacuteparpilleacutes au greacute des traductions ou dans les livres consacreacutes agrave la doctrine eacutepicurienne agrave

expliciter et illustrer la ceacutelegravebre classification des deacutesirs Ce manque drsquoanalyse globale produit

souvent la confusion au sein drsquoun mecircme commentaire Par exemple on peut relever dans

lrsquoouvrage drsquoAndreacute-Jean Festugiegravere Eacutepicure et ses dieux par ailleurs inteacuteressant ces deux

propos contradictoires

Sous drsquoautres climats avec drsquoautres tempeacuteraments une telle meacutethode [de

gestion des deacutesirs] aurait pu conduire agrave une sorte drsquoaneacuteantissement de la per-

sonnaliteacute analogue au nirvacircna bouddhique Srsquoil est vrai que la sagesse consiste agrave

eacuteteindre en soi tous les deacutesirs [] lrsquoideacuteal serait drsquoecirctre complegravetement insensible

complegravetement atone et inerte [hellip] Le fait est que [cette voie] ne preacutesente avec la

doctrine eacutepicurienne que des analogies de surface3

Et plus loin

Un mecircme fait drsquoexpeacuterience les angoisses et les incertitudes de lrsquoeacutepoque [hellip]

a conduit Eacutepicure et Pyrrhon au mecircme terme lrsquoextinction des deacutesirs avec cette diffeacute-

rence que toutefois Pyrrhon a pousseacute plus loin le deacutetachement universel4

Ces deux extraits illustrent la tension non-reacutesolue et partant la confusion sur le sort que

lrsquoeacutepicurisme reacuteserve au deacutesir en procircne-t-il lrsquoextinction (mais un peu moins que ceux qui la

procircnent vraiment) Que faire alors de sa valorisation du plaisir En fin de compte propose-t-

il un nirvacircna modeacutereacute ou agrave lrsquoinverse un cyreacutenaiumlsme tempeacutereacute Cette tentative de

compreacutehension de la position drsquoEacutepicure sur les deacutesirs en la pensant comme un milieu entre

deux extrecircmes rate ce qui fait lrsquooriginaliteacute de sa penseacutee du deacutesir Malheureusement cet auteur

est victime drsquoun preacutejugeacute de simpliciteacute eacutetabli agrave lrsquoaune de philosophies tregraves eacuteloigneacutees alors

mecircme que par exemple la briegraveveteacute de son style est un gage de difficulteacute drsquointerpreacutetation

puisqursquoelle srsquoappuye sur lrsquoeacutevidence drsquoun temps qui nrsquoest plus le nocirctre drsquoougrave le risque de

3A-J FESTUGIEgraveRE Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997 p46-47 Crsquoest nous qui soulignons

4Id p 123 Crsquoest nous qui soulignons8

recourir et projeter des cateacutegories modernes sur des probleacutematiques et des enjeux antiques

pourtant tregraves diffeacuterents En plus de preacuteparer le terrain agrave ces deacuteformations ce preacutejugeacute a aussi

tendance agrave preacutesenter un Eacutepicure simplifieacute enlevant ainsi leur complexiteacute et leur force agrave

certains de ses raisonnements Nous affirmons donc avoir affaire agrave un auteur agrave la penseacutee

complexe qui meacuterite qursquoon tente de le comprendre agrave partir de sa doctrine mecircme Crsquoest agrave partir

de lrsquoeacutepicurisme mecircme que lrsquoon cherchera donc agrave cerner cette notion5 de deacutesir dans la doctrine

eacutepicurienne

Nous nous poserons donc la question suivante quel est le traitement de la notion de

deacutesir chez Eacutepicure Preacutecisons le questionnement puisque crsquoest un auteur original quelle est

la speacutecificiteacute de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir Quelles sont les caracteacuteristiques du deacutesir

selon lui Qursquoest-ce qui porte structure limite cet affect Et aussi quelle est la valeur du

deacutesir

Pour aborder la penseacutee eacutepicurienne il est essentiel de mettre en lumiegravere le cadre fondamental

de cette doctrine Le deacutesir comme tout reacutealiteacute chez Eacutepicure est traiteacute du point de vue

atomique et pris dans la science de la nature Agrave partir de cela il apparaicirct que cette science

nous deacutefinit le deacutesir par son extension entre la douleur et le plaisir permise par la limite du

corps humain Agrave lrsquointeacuterieur de cette nature la science nous apprend de faccedilon abstraite ce qui

structure les diffeacuterents rapports entre le corps humain lrsquoobjet du deacutesir et le plaisir ndash tel est le

veacuteritable objet de la classification des deacutesirs ndash De faccedilon concregravete crsquoest la consideacuteration du

corps actuel face agrave un objet particulier et dans une circonstance donneacutee qui permet de deacutecider

si le plaisir deacutecoule de la poursuite du deacutesir ou non Le plaisir est baseacute sur lrsquoabsence de

douleur mais comporte une dimension positive Ce but du deacutesir une fois atteint permet

drsquoacceacuteder agrave la perfection physique de lrsquohomme semblable agrave celle des dieux

Pour appuyer notre conception de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir nous proceacutederons

ainsi Il faut drsquoabord comprendre par quoi cet affect est deacutefini et eacutetudier son fonctionnement

normal Trois eacutetats atomiques du corps humain marquent la meacutecanique du deacutesir le manque

douloureux duquel naicirct le deacutesir la limite du corps combleacute vers laquelle il tend et la perfection

qui srsquoensuit Mais le deacutesir peut encore dysfonctionner et outrepasser cette limite et finir dans

lrsquoexcegraves il faudra saisir ce qui le fait sortir des limites qui constituent sa nature

5Nous parlons de notion de deacutesir et non pas de concept car on peut faire le tour drsquounconcept et clore la penseacutee or le deacutesir nrsquoest pas fixe arrecircteacute de maniegravere deacutefinitivemais cerneacute par des concepts des images des lieux communs hellip

9

Une fois les deacutefinitions exteacuterieures poseacutees nous nous pencherons sur les bornes inteacuterieures au

champ des deacutesirs en srsquoattachant aux sens particuliers des mots deacutesignant les deacutesirs et surtout

aux structures qui deacutepartagent des types de deacutesirs Drsquoabord nous montrerons la speacutecificiteacute du

terme ἐπιθυμία qursquoemploye Eacutepicure pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral par rapport agrave drsquoautres

philosophies antiques Puis nous nous pencherons sur la classification des deacutesirs qui

cateacutegorise les deacutesirs en essayant drsquoen deacutegager la structure Enfin nous nous attarderons sur

des deacutesirs complexes les deacutesirs amoureux et sexuels et montrerons qursquoil est probleacutematique

de tirer des conclusions concregravetes de cette classification geacuteneacuterale

Enfin connaicirctre la destination des deacutesirs le plaisir nous permettra drsquoappreacutecier lrsquoorientation

des deacutesirs Nous montrerons que la deacutecision de poursuivre un deacutesir est lieacute agrave la consideacuteration

de lrsquoeacutetat particulier par rapport au plaisir Le plaisir but et critegravere de lrsquoaction du deacutesir

demeure difficile agrave saisir dans son uniteacute en tant que bien isoleacute et souverain bien agrave la fois

Mais il semble qursquoil revecirct un caractegravere pleinement positif ce qui deacuteteint sur le deacutesir qui le

vise

Meacutethode

Afin de reacutepondre agrave ces questionnements nous devons nous tourner vers les textes En

effet crsquoest en eux que se manifeste la notion de deacutesir dans les mots employeacutes pour le

deacutesigner mais aussi dans leurs rapports avec drsquoautres termes qursquoils soient des concepts

mobiliseacutes dans des logiques ou des associations reacutecurrentes Lrsquoeacutetat fragmentaire des textes

eacutepicuriens nrsquoest sans doute pas ideacuteal pour faire le tour de la question mais la forte coheacuterence

doctrinale qui anime lrsquoeacutecole (-IIIendashIIIe siegravecles) tregraves fidegravele agrave la penseacutee du fondateur et son

recours aux textes synoptiques permettent de deacutegager une penseacutee assez consistante pour ecirctre

eacutetudieacutee

Corpus

Pour ces mecircmes raisons nous avons choisi de baser notre eacutetude sur les textes du

fondateur les plus importants mais de regarder aussi chez drsquoautres eacutepicuriens grecs

Philodegraveme de Gadara et Diogegravene drsquoOinoanda en lrsquooccurrence lorsqursquoils explicitent Eacutepicure

poursuivent sa penseacutee apportent des preacutecisions voire des nouveauteacutes Enfin certains teacutemoins

de lrsquoeacutepicurisme au premier rang desquels Lucregravece pourront nous fournir des informations

importantes mecircme srsquoil faudra eacutevaluer leur pertinence Nous nous sommes concentreacute sur les10

textes eacutethiques mais la physique eacutetant omnipreacutesente dans la penseacutee du Jardin nous

eacutevoquerons parfois les textes sur la science de la nature Nous allons deacutetailler par auteur les

textes principaux pour notre eacutetude et leurs eacuteditions de reacutefeacuterence

Commenccedilons par les eacutecrits drsquoEacutepicure (341-270 av J-C) fondateur du Jardin agrave

Athegravenes en 306 avant notre egravere La majoriteacute de son œuvre nous est transmise par le

doxographe Diogegravene Laeumlrce (~IIIe siegravecle ap J-C) au dixiegraveme livre de ses Vies doctrines et

sentences des philosophes illustres Apregraves des eacuteleacutements biographiques sur Eacutepicure lrsquoouvrage

se clocirct sur ses Lettres philosophiques Lettre agrave Heacuterodote (sect 35-83) sur les principes du savoir

et la physique puis agrave Pythoclegraves (sect 84-116) sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes puis la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee (sect 122-135) sur les principes eacutethiques suivie des Maximes capitales (sect 139-154)

Diogegravene Laeumlrce entrecoupe les passages de reacutesumeacute de doctrine un sur le sage (sect 117-121)

lrsquoautre sur le plaisir (sect 136-138) Agrave ces textes on ajoute les Sentences Vaticanes retrouveacutees au

XIXe siegravecle dans un manuscrit du Vatican et publieacutees pour la premiegravere fois en 18886

Lrsquoensemble des textes eacutethiques drsquoEacutepicure et sur Eacutepicure (la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee les Maximes et

les Sentences) a eacuteteacute reacuteuni eacutetabli traduit et commenteacute par Jean Bollack dans La penseacutee du

plaisir7 Les textes drsquoEacutepicure que nous utilisons ici diffegraverent en certains points de ceux

communeacutement utiliseacutes car lrsquoeacutetablissement de texte prend le parti de la fideacuteliteacute aux manuscrits

et la traduction moins simple tente de comprendre agrave nouveau frais la philosophie du Jardin

Nous avons choisi cette eacutedition par affiniteacute avec les partis-pris qui y sont affirmeacutes notamment

la complexiteacute de lrsquoauteur et surtout pour la justification des choix ecdotiques et de

traduction

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee est un reacutesumeacute de lrsquoenseignement eacutethique drsquoEacutepicure De fait elle

deacuteveloppe les principales theacuteories en parcourant tout le chemin eacutethique de la doctrine Crsquoest

pour cela qursquoil sera un texte central dans nos analyses

Les Maximes capitales au nombre de quarante constituent un recueil vraisemblablement

eacutetabli dans les deacutebuts de lrsquoeacutepicurisme et rassemblent des maximes sur les sujets divers Les

Sentences vaticanes se preacutesentent eacutegalement comme une recollection de dictons eacutepicuriens au

nombre de quatre-vingt-un mais dont la composition ne semble pas aussi eacutetudieacutee que pour les

Maximes il est sans doute plus tardif

6K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr KlassichePhilologie no 10 1888 p 175-201

7J BOLLACK et al La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit 1975

11

Nous lisons le reste du texte de Diogegravene Laeumlrce dans la traduction franccedilaise parue en 1999

proposeacutee par Jean-Franccedilois Balaudeacute pour le livre X8 et nous signalons un ouvrage qui nrsquoa

pas perdu son inteacuterecirct depuis 1887 notamment parce qursquoil regroupe des extraits de textes

antiques parlant drsquoEacutepicure les Epicurea drsquoHermann Usener9

Nous avons eacutegalement trouveacute des passages forts inteacuteressants dans le dernier texte

eacutepicurien connu Il srsquoagit drsquoune inscription murale monumentale due agrave un notable du nom de

Diogegravene (dont on estime qursquoil veacutecut agrave la fin de IIe siegravecle de notre egravere) qui expose aux passants

de la ville drsquoOinoanda en Lycie la doctrine drsquoEacutepicure Malgreacute son eacutetat fragmentaire (on

estime nrsquoavoir deacutecouvert qursquoun quart de lrsquoinscription)10 on peut en tirer des deacuteveloppements

de thegravemes et drsquoarguments eacutepicuriens le tout agreacutementeacute drsquoeacutecrits drsquoEacutepicure lui-mecircme et de

Maximes Capitales ce texte demeure tregraves orthodoxe et a surtout le meacuterite drsquoillustrer

diffeacuteremment ou drsquoapporter des deacutetails nouveaux

Depuis la deacutecouverte du mur au XIXe siegravecle plusieurs campagnes de fouilles ont eacuteteacute meneacutees

Le texte le plus reacutecent a eacuteteacute eacutetabli par Martin Ferguson Smith en 199311 augmenteacute dix ans

plus tard12 puis compleacuteteacute par des bilans de fouilles de 2006 agrave 2014 Nous nous en sommes

tenu agrave lrsquoeacutetat du texte en 2010 la traduction franccedilaise proposeacutee par Pierre-Marie Morel elle

se base sur le texte de 200913

Nous avons eacutegalement eu recours agrave Philodegraveme de Gadara (~110-~40 av J-C) dont

nous avons les fragments de ses traiteacutes laisseacutes dans la bibliothegraveque des Papyrii que les

cendres du Veacutesuve ensevelirent en 70 de notre egravere Philodegraveme perpeacutetue la doctrine

eacutepicurienne et innove agrave la fois Parmi ses nombreux traiteacutes un a retenu notre attention en

matiegravere de deacutesir Des choix et des rejets court fin de traiteacute situeacute agrave la fin du rouleau PHerc

1251 dont le titre supposeacute indique clairement qursquoil srsquoagit drsquoun traiteacute eacutethique portant sur le

8DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999

9H USENER (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

10Pierre-Marie MOREL laquo Notice raquo in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensParis Gallimard 2010 p 1403

11DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription M F Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis1993

12DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscription M FSmith (eacuted) Napoli Bibliopolis 2003

13DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit trad fr P-M Morel p 1029-1072

12

comportement agrave adopter pour atteindre le bonheur Il contient quelques fragments

malheureusement pas toujours utilisables sur le traitement des deacutesirs Situeacutes agrave la fin du

rouleau PHerc 1251 les fragments comportent des passages sur ce thegraveme Le texte original

est publieacute avec une traduction anglaise14 et la traduction franccedilaise est le fait de Daniel

Delattre15

Enfin nous utiliserons aussi lrsquoeacutecrit de Lucregravece De rerum natura dans lrsquoeacutedition

bilingue de Joseacute Kany-Turpin16 Cependant nous ne lui donnerons pas le mecircme statut que les

preacuteceacutedents textes La lecture de lrsquoouvrage de Pierre Vesperini Lucregravece Archeacuteologie drsquoun

classique europeacuteen17 nous a convaincu de penser Lucregravece comme un poegravete ayant pour matiegravere

les dogmes eacutepicuriens et non plus comme un philosophe eacutepicurien un peu speacutecial Degraves lors

on srsquoautorise agrave penser que tout est loin drsquoecirctre eacutepicurien dans ce texte en ce que drsquoautres

eacutecoles philosophiques srsquoy font sentir et qursquoil joue dans le domaine de la litteacuterature Pour ce

qui tient agrave la philosophie lrsquoauteur rapproche le De rerum natura dans certains de ses discours

aux cyniques et sa deacutemarche agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote18 Il note lrsquoeffacement de lrsquoeacutethique

eacutepicurienne19 et la preacutepondeacuterance de la physique atomique20

Cette theacuteorie nous amegravene donc agrave reconsideacuterer ce texte comme un teacutemoignage indispensable de

lrsquoeacutepicurisme ndash parce qursquoil nous livre des preacutecisions ineacutedites surtout en matiegravere physique ndash

qursquoil faut sous-peser agrave lrsquoaune drsquoautres origines que celle drsquoEacutepicure afin drsquoen deacuteterminer la

compatibiliteacute ou non

14PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances V Tsouna-MacKiranhan et G Indelli(eacuted) Napoli Bibliopolis 1995

15PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit trad fr Daniel Delattre p 563-570

16LUCREgraveCE De rerum natura J Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion 1997

17P VESPERINI Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard 2017

18Id p 166-167

19Id p 125-126

20Id p 164-166 Voir aussi infra note 9413

Partie 1

-

Le fonctionnement du deacutesir deacutefinition atomique de

lrsquoaffect et physique du sujet deacutesirant

Avant drsquoecirctre une question eacutethique le deacutesir est chez Eacutepicure une question physique Le

philosophe du Jardin propose une approche physicaliste de cet affect en le pensant en termes

de quantiteacute drsquoatomes de matiegravere suivant des lois deacuteterminables par la raison Toutes les

eacutetapes ici deacutecrites ndash le manque la limite la perfection et lrsquooutrepassement ndash sont donc agrave

comprendre dans un acception physique Cependant il ne faudrait pas se laisser tromper par

le sens de ce dernier mot et croire que ce modegravele de deacutesir ne srsquoappliquerait qursquoau corps car

lrsquoacircme aussi est mateacuterielle21 et peut connaicirctre agrave lrsquoinstar du corps le manque et le deacutesordre

atomique

Cette penseacutee du deacutesir cherche agrave ecirctre descriptive et normative agrave la fois ce qui entraicircne des

divergences entre ce que lrsquoἐπιθυμία (deacutesir) est censeacute ecirctre et ce qursquoil est parfois Cependant

ces tensions nous amegravenent agrave deacutegager un modegravele de fonctionnement normal ndash autant dans le

sens habituel que le sens de norme22 ndash du deacutesir dans lequel peuvent se glisser des cailloux qui

font deacuterailler la meacutecanique car un modegravele de fonctionnement nrsquoempecircche en rien des

21 Ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι laquo lrsquoacircme est un corps raquo rappelle Eacutepicure au sect 63 de la Lettre agraveHeacuterodote

22 Nous prions le lecteur beacuteneacutevole de bien vouloir garder en tecircte les deux possibiliteacutesdes significations de norme ou de devoir soit habituel et normatif car elles noussemblent indissociables pour bien comprendre le modegravele physique du deacutesir

14

dysfonctionnements Crsquoest ce que nous avons cru reconnaicirctre dans les textes eacutepicuriens et que

nous allons preacutesenter suivant ces deux temps

15

Chapitre 1 ndash Modegravele de fonctionnement du deacutesir

Nous deacuteroulons ici le fonctionnement physique du deacutesir selon la norme eacutepicurienne

Ce modegravele comporte trois temps le manque la limite et son revers la perfection Ces trois

eacutetapes pourraient former un cycle reacutepeacuteteacute agrave lrsquoidentique sans fin si la derniegravere sans pour autant

supprimer les deux autres nrsquoapportait pas agrave lrsquohomme une modification fondamentale

a) Du manque

Le deacutesir trouve son origine dans le manque Ce manque est ducirc agrave la perte atomique que nous

subissons du fait mecircme de vivre notre corps se deacutepense de diverses maniegraveres qui lui font

perdre des atomes Chez Lucregravece on trouve agrave plusieurs reprises des exemples de ce

pheacutenomegravene

Quippe etenim fluere et recedere corpora rebus multa modis docui sed

plurima debent ex animalibursquo quae quia exercita motu

En effet jrsquoai montreacute que mille corpuscules eacutemanent et srsquoenfuient diverse-

ment des choses parce qursquoils sont en mouvement23

Ici le poegravete pointe le mouvement comme cause de lrsquoeacutechappement de ces corpora rebus une

des traductions de Lucregravece pour le grec ἀτόμος (atome) ailleurs crsquoest la voix qui se fatigue

apregraves une longue conversation preuve de sa corporeacuteiteacute24 Toute deacutepense physique entraicircne la

fatigue Or lrsquoeacutepicurisme laquo conccediloit tout agir et tout pacirctir exclusivement comme un transfert

drsquoatomes raquo25 ainsi que lrsquoexplique Jean Salem Faire une action revient agrave expulser des atomes

hors de soi quand ressentir la fatigue signifie que lrsquoon eacuteprouve un manque cette sensation

est donc le signe drsquoune modification atomique Preacutecisons que pour autant ce changement

demeure imperceptible agrave lrsquoœil nu La Lettre agrave Heacuterodote sur la physique drsquoEacutepicure explique

bien ce paradoxe entre lrsquoeacutemission continue de particules et la constance de lrsquoapparence Καὶ

γὰρ ῥεῦσις ἀπὸ τῶν σωμάτων [hellip] ἐπίδηλος σημειώσει διὰ τὴν ἀνταναπλήρωσιν

laquo crsquoest qursquoun flot qui srsquoeacutechappe drsquoune partie quelconque des corps [hellip] ne se laisse pas

marquer avec eacutevidence du fait de la substitution raquo26 Une reacutegeacuteneacuteration constante agrave la surface

23LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 860-862 p 290-291

24Id IV v 540-541 p 272-273

25J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 17

26EacutePICURE Lettre agrave Heacuterodote in J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicureParis Eacuteditions de Minuit 1971 sect 48 p 94-95

16

de lrsquoobjet permet de substituer aux particules alleacutees former des perceptions de nouvelles

images de sorte que les contours de lrsquoindividu demeurent constants Cette opeacuteration nommeacutee

ἀνταναπληρῶσις nrsquoest pas sans contrepartie puisqursquoelle eacutepuise progressivement et

sucircrement les corps Ainsi le fait mecircme de se rendre perceptible en coucircte agrave lrsquoorganisme

comme le souligne Lucregravece puisqursquoau fil du temps nous dit-il on voit srsquoamoindrir les statues

souvent toucheacutees27 sur le long terme cette reacutegeacuteneacuteration est le privilegravege des vivants

Mais contrairement aux statues les vivants ont la sensation douloureuse de leur manque

laquo His igitur rebus rarescit corpus et omnis subruitur natura dolor quam consequitur rem raquo

preacutecise Lucregravece au chant IV laquo ainsi leur corps se rareacutefie et leur nature se mine entiegraverement

survient une souffrance raquo28 Cocircteacute grec crsquoest le terme ἡ ἔνδεια et ses variantes que lrsquoon

retrouve pour exprimer le manque celui-ci se voit souvent attacheacute agrave lrsquoinsatisfaction ou agrave la

douleur comme dans la Maxime 18 ougrave Eacutepicure parle de lrsquoἔνδειαν ἀλγοῦν (douleur du

manque) en preacutecisant qursquoil faut lrsquoabolir De cette souffrance va naicirctre un eacutelan qui vise agrave

reacutegeacuteneacuterer le corps crsquoest le deacutesir Le deacutesir apparaicirct donc suite au manque et agrave la douleur en

poursuivant la lecture de ce mecircme passage de Lucregravece on voit le poegravete justifier ainsi lrsquoamor

edendi (amour de manger v 869) ou le ieiuna cupido (le deacutesir affameacute la faim v 875)

preuve de la correacutelation eacutetroite entre le manque devenu souffrance et le deacutesir Lrsquoauteur pousse

mecircme le deacutetail jusqursquoagrave faire le reacutecit de lrsquoabsorption des atomes aux vers 867-876 ougrave ceux-ci

reacuteintegravegrent et apaisent les membres qui les reacuteclamaient

Cette sensation douloureuse qui provoque la naissance du deacutesir nous semble pouvoir

constituer dans lrsquoeacutepicurisme la limite basse du deacutesir crsquoest-agrave dire le point en-dessous duquel il

est impossible de reacuteduire le deacutesir En effet la philosophie du Jardin se soucie plus de

deacuteterminer la limite haute des deacutesirs celle au-delagrave de laquelle il faut reacuteduire ses deacutesirs qursquoune

limite basse ce qui lui a parfois valu drsquoecirctre qualifieacutee drsquoasceacutetique Contre cette penseacutee Jean

Salem a voulu valoriser la laquo fonction anti-asceacutetique raquo29 de lrsquoeacutepicurisme en srsquoappuyant sur la

Sentence Vaticane 63 En effet il voit dans ce texte une prescription eacutethique ougrave laquo mecircme dans

la restriction il y a une mesure raquo30 selon la traduction qursquoil retient Cette traduction ne fait

cependant pas lrsquounanimiteacute puisque Jean Bollack lui donne un autre sens De fait

lrsquohermeacuteneute lillois comprend la sentence comme exprimant un principe eacutepisteacutemologique

lrsquoexcegraves de preacutecisions comme le manque de deacutetails nuisent agrave la clarteacute qui megravene agrave

27LUCREgraveCE De rerum natura op cit I v 312-318 p 68-71

28Id IV v 865-866 p 290-291

29J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 94

30Id p 9517

lrsquoindeacutetermination Pour le deacutetail de cette controverse avec les textes grecs et leurs traductions

nous vous renvoyons agrave lrsquoannexe 1 Si nous preacutefeacuterons lrsquooption que propose M Bollack nous

nrsquoen rejetons pas pour autant lrsquointuition de M Salem lrsquoeacutepicurisme nrsquoest pas un asceacutetisme

dans le sens ougrave il ne procircne pas une reacuteduction agrave lrsquoinfini des deacutesirs et des satisfactions Mais le

problegraveme de lrsquoasceacutetisme se pose-t-il vraiment Tel qursquoil semble deacutefini dans ce deacutebat cette

conception reste assez eacuteloigneacutee du contexte ou du moins des preacuteoccupations de lrsquoeacutepicurisme

antique crsquoest en fait une probleacutematique moderne qui srsquoest attacheacutee aux textes drsquoEacutepicure et

nous allons montrer en quoi elle nous paraicirct nulle et non-avenue31 En effet y a-t-il vraiment

besoin de preacuteciser une limite basse La douleur paraicirct eacutevidemment le point que lrsquoon ne peut

pas franchir pour finir dans des privations insupportables pour notre nature et qui

provoqueraient la mort Il est impossible pour le deacutesir de disparaicirctre en tant que reacuteaction agrave la

douleur du manque et ce serait folie mortifegravere que de srsquoexercer dans ce sens Aussi peut-on

arguer qursquoune telle limite des deacutesirs est subie plutocirct que choisie du fait par exemple de la

pauvreteacute elle preacutesente degraves lors beaucoup moins drsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutethique en tant que choix de

vie On pourrait dire qursquoun sens commun voire naturel reconnaicirct cette limite basse qursquoil

nrsquoest alors plus besoin de theacuteoriser En revanche la limite haute par sa transgression

potentielle et effective reste la seule probleacutematique Raison pourquoi crsquoest cette-derniegravere qui

fait lrsquoobjet des analyses et des prescriptions eacutepicuriennes

Le manque comme origine du deacutesir connaicirct cependant une exception notable le deacutesir

sexuel tel qursquoil est deacutecrit chez Lucregravece En effet si le manque fonctionne bien avec la faim

comme manque de nourriture la soif comme manque drsquoeau etc il est contredit par le deacutesir

sexuel qui prend sa source selon une optique exclusivement masculine dans le

remplissement des testicules

[decet] iacere umorem conlectum in corpara quaeque nec retinere semel

conuersum unius amore et servare sibi curam certumque dolorem

[il convient] de jeter en toute autre personne [que lrsquoecirctre aimeacute] le liquide

amasseacute au lieu de le garder au mecircme amour voueacute et de nous assurer la

peine et la souffrance32

Le deacutesir deacuterive drsquoun trop-plein de liquide seacuteminal (umor conlectus) qursquoil faut eacutevacuer sous

peine de douleur Jean Salem parle drsquoun laquo besoin tregraves reacuteel drsquoune certaine deacuteperdition de

31Nous rappelons que le mot asceacutetisme a un sens diffeacuterent pour les Grecs ἄσχεσις

veut dire exercice Agrave cause de la confusion que peut entraicircner la polyseacutemie du mot ilest drsquoautant plus souhaitable de renoncer agrave parler drsquoasceacutetisme eacutepicurien dans unsens moderne

32LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-1067 p 300-30118

matiegravere raquo33 Agrave notre connaissance il nrsquoest pas drsquoautres textes eacutepicuriens qui soient aussi preacutecis

sur le sujet pour redoubler Lucregravece qui comme nous lrsquoavons preacuteceacutedemment poseacute34 doit ecirctre

pris avec preacutecaution surtout lorsqursquoil parle drsquoeacutethique Sans trancher pour autant cette question

de la fideacuteliteacute de la parole lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme en matiegravere de sexualiteacute35 il est possible

qursquoEacutepicure approuve agrave lrsquoexcegraves comme origine du deacutesir Cessons drsquoopposer manque et excegraves et

voyons-les tous deux plutocirct comme le contraire de lrsquoeacutequilibre Si alors le deacutesir se manifeste

lorsqursquoil y a deacuteseacutequilibre atomique trop-plein et manque peuvent eacutegalement faire naicirctre le

deacutesir Si les textes parlent avant tout du manque crsquoest qursquoil est la principale modaliteacute du

deacuteseacutequilibre la plus courante Mais rien nrsquointerdit que lrsquoaccumulation lrsquoexcegraves ndash en

lrsquooccurrence les commentateurs rappellent souvent agrave la suite de la scolie au sect 66 de la Lettre

agrave Heacuterodote que les organes sexuels se remplissent drsquoatomes venus de tout le corps36 ndash ait

aussi lieu provoquant un deacutesir de perdre le surplus Pour nous cette hypothegravese que nous

retenons aurait besoin drsquoecirctre confirmeacutee par des textes eacutepicuriens autres que celui de Lucregravece

afin de srsquoassurer que lrsquoeacutepicurisme va bien dans ce sens

Quoiqursquoil en soit que le manque soit la seule condition du deacutesir ou que le trop-plein srsquoy

ajoute aussi lrsquoaffect provoqueacute cherche un eacutequilibre une limite ougrave se reacutesolve cet eacutelan

b) De la limite

La penseacutee de la limite occupe une place importante dans la physique et lrsquoeacutethique

eacutepicurienne Nous explorons ici sa dimension physique en rapport avec le deacutesir Ici la limite

du deacutesir se comprend comme lrsquohorizon vers lequel doit tendre le deacutesir

La limite est une notion tregraves deacutetermineacutee Pas question en effet de srsquoen remettre

uniquement aux sensations de chacun pour la trouver elle se fonde par la theacuteorie Crsquoest la

φυσιολογία la science de la nature qui nous lrsquoenseigne

Εἰ μηθὲν ἡμᾶς αἱ τῶν μετεώρων ὑποψίαι ἠνωχλοῦν καὶ αἱ περὶ θανάτου

μή ποτε πρὸς ἡμᾶς ᾖ τι ἔτι τε τὸ μὴ κατανοεῖν τοὺς ὅρους τῶν

ἀλγηδόνων καὶ τῶν ἐπιθυμιῶν οὐκ ἂν προσεδεόμεθα φυσιολογίας

33J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

34Voir supra p 13

35 Sur ce sujet voir infra p 56-59

36Voir M CONCHE Lettres et maximes Paris Pr Univ de France 1987 p 66 parexemple

19

Si les appreacutehensions des pheacutenomegravenes du ciel ne nous tracassaient pas et

celles qursquoon eacuteprouve au sujet de la mort mdash qursquoelle puisse ecirctre quelque

chose en rapport avec nous mdash et encore le fait de ne pas connaicirctre les deacute-

finitions (ὅροι) des douleurs et des deacutesirs nous nrsquoaurions pas en plus be-

soin de la science des substances (φυσιολογία)37

Rappelons drsquoabord lrsquoimportance de cette science de la nature des choses Une mauvaise

lecture de cette maxime 11 peut donner lrsquoimpression que dans sa signification centrale elle

cherche agrave minimiser la science de la nature des choses en la reacuteduisant aux reacuteponses qursquoelle

permet dans le domaine eacutethique Or crsquoest bien son caractegravere indispensable qursquoelle souligne en

formulant son raisonnement agrave lrsquoirreacuteel du preacutesent les verbes agrave lrsquoimparfait (ἠνωχλοῦν et

προσεδεόμεθα) la preacutesence de la particule ἂν nous conduisent agrave comprendre le si comme

un si jamais la condition nrsquoeacutetant pas reacutealiseacutee et en lrsquooccurrence impossible agrave reacutealiser Jean

Bollack met en avant dans son commentaire que le raisonnement drsquoEacutepicure laquo montre que

nous avons besoin de cette science parce que nous ne pouvons pas ne pas nous former

drsquoopinions sur le soleil sur la mort ou sur notre propre nature raquo38 La theacuteorie a donc pour rocircle

drsquoinformer la sensation afin qursquoelle reconnaisse la limite et ne soit pas sous lrsquoemprise de

lrsquoopinion dont lrsquoapparition est ineacutevitable mais qui la deacuteforme Lrsquohabitation de la sensation

par la penseacutee reacutefleacutechie est nous le verrons encore par la suite une caracteacuteristique importante

de la penseacutee drsquoEacutepicure39

La maxime souligne aussi le lien entre savoir physique et eacutethique il srsquoagit bien de connaicirctre

(τὸ κατανοεῖν) action theacuteorique srsquoil en est pour eacuteviter un affect indeacutesirable le tracas

(ἠνωχλοῦν) Ce qui fait preacuteciseacutement ici lrsquoobjet du savoir concernant les deacutesirs crsquoest lrsquoὅρος

(borne) Jean Bollack propose de diffeacuterencier ὅρος de πέρας (limite) mot proche que lrsquoon

retrouve dans la maxime preacuteceacutedente en comprenant le premier comme laquo les limites qui

permettent de distinguer les diffeacuterentes cateacutegories [du deacutesir] raquo40 et le second comme

37EacutePICURE Maxime Capitale 11 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes morauxcommentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975 p 277 Le traducteur a choisilrsquoexpression laquo science de substances raquo qui pourra en gecircner certains il ne cherchepas agrave rappeler drsquoautres traditions philosophiques mais vise par lagrave la science de lanature des choses (de rerum natura comme dirait certains) pour bien distinguer laphusiologia drsquoune science de la nature qui ne serait qursquoune physique au sens modernedu terme Nous renvoyons agrave son commentaire 21 (p 278 de son ouvrage) quipreacutecise lrsquoeacutetendue exacte drsquoune telle science

38Id p 278

39Voir la maxime 20 qui exprime bien cette ideacutee

40J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 274 1120

laquo exprimant la nature limiteacutee du deacutesir raquo41 Dans la maxime 11 il est donc question de

deacutelimitations internes au deacutesir que nous apprend la physique et non de la deacutelimitation

externe Quoiqursquoil en soit ces deux limites constituent les seules deacutefinitions du deacutesir que nous

trouvons dans les textes eacutepicuriens il faut ici prendre deacutefinition dans son sens drsquoextension

une extension agrave la fois deacutetermineacutee et structureacutee inteacuterieurement42 Nous traitons ici de son

eacutetendue et sa structure inteacuterieure sera eacutetudieacutee plus tard43

Ce qui limite exteacuterieurement le deacutesir la phusiologia nous enseigne que crsquoest la

reacutepleacutetion atomique qui est un non-manque et un non-surplus agrave la fois Un non-manque drsquoune

part crsquoest ce que nous disent ces mots que lrsquoon retrouve dans les passages traitant du deacutesir

formeacutes sur la racine -πληρ- signifiant remplir συμπληρῶ agrave la maxime 26 εἰσπληρῶ dans

la 10 ἐκπληρῶ chez la sentence 21 ou encore πλήρωμα pour la 59 ou encore συντελῶ

qui signifie accomplir dans la maxime 30 hellip La variation des preacuteverbes peut indiquer un peu

plus finement le processus44 mais lrsquohorizon reste le mecircme qui est la reacutepleacutetion Un non-

surplus drsquoautre part crsquoest ce que nous dit en creux la maxime 10

Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς

διανοίας τοὺς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων ἔτι τε τὸ

πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα

αὐτοῖς πανταχόθεν εἰσπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καί οὐθαμόθεν οὔτε τὸ

ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπουμένoν ἔχουσιν ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν

Si ce qui produit les plaisirs des deacutebaucheacutes dissipait les craintes de la pen-

seacutee et particuliegraverement celles qui portent sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes

sur la mort et sur les douleurs et si en plus cela enseignait la limite des

deacutesirs nous nrsquoaurions jamais rien agrave leur reprocher combleacutes qursquoils seraient

41Id

42Pour ceux de nos lecteurs qui seraient plus familier avec Aristote nous rapportonsla traduction de cette penseacutee eacutepicurienne en termes lyceacuteens agrave laquelle srsquoest livreacuteeJean-Franccedilois Balaudeacute laquo Drsquoune certaine maniegravere la limite est lrsquoeacutequivalent de laforme dans la penseacutee aristoteacutelicienne les limites drsquoune chose deacuteterminent en effetles proprieacuteteacutes et sa forme ou sa configuration raquo J-F BALAUDEacute Le vocabulaire drsquoEpicureParis Ellipses 2002 laquo Limite raquo p 37

43Voir infra p 44

44Dans son commentaire agrave la maxime 10 Jean Bollack conccediloit ainsi la diffeacuterenceentre εἰσπληρῶ et ἐκπληρῶ laquo Alors que ἐκπληροῦν marque lrsquoachegravevement [hellip] lepreacuteverbe εἰς- deacutecrirait mieux le dynamisme qui tend agrave chaque instant agrave reconstituerla pleacutenitude disparue raquo J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 275

21

de tous cocircteacutes par les plaisirs et nulle part soumis ni agrave la douleur ni agrave lrsquoaf-

fliction ce qui est tout le mal45

Les deacutebaucheacutes manquent entre autres τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν la limite exteacuterieure des

deacutesirs du fait on le voit encore ici qursquoils nrsquoont pas de savoir sur la nature des choses Ils ne

peuvent donc pas les deacutefinir en deacutelimiter lrsquoextension et se retrouvent par-delagrave la limite dans

un deacutesir deacutenatureacute par son excegraves et peuvent atteindre le deacuteplaisir soit lrsquoinverse de ce qursquoils

cherchaient Au contraire le plaisir est provoqueacute avec assurance par le juste remplissement

Finalement le deacutesir a pour horizon sa deacutefinition crsquoest-agrave-dire les limites de sa nature Le

Jardin le conccediloit de sorte agrave en reacuteduire le champ en la bornant agrave la reacutepleacutetion mais cela

constitue ce nous semble non pas une volonteacute drsquoannihiler cet affect mais une invite agrave son

approfondissement agrave pour reprendre un propos de Jean Salem sur le plaisir laquo concentrer [agrave]

focaliser la penseacutee afin de lui faire gagner en profondeur ce qursquo[il] perdrait en extension raquo46

La borne du deacutesir poseacutee par lrsquoeacutepicurisme se situe donc sur lrsquoeacutequilibre du remplissement

atomique ou pour le dire autrement de la pleacutenitude Crsquoest maintenant cet autre revers de la

limite que nous allons eacutetudier

c) De la perfection

Le remplissement atomique la pleacutenitude crsquoest un eacutetat de perfection physique

puisqursquoaucun manque ne subsiste et que rien ne peut ecirctre ajouteacute Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eacutepicure

dans sa Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

Ὅταν δὲ ἅπαξ τοῦτο περὶ ἡμᾶς γένηται λύεται πᾶς ὁ τῆς ψυχῆς χειμών

οὐκ ἔχοντος τοῦ ζῴου βαδίζειν ὡς πρὸς ἐνδέον τι καὶ ζητεῖν ἕτερον ᾧ τὸ

τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀγαθὸν συμπληρώσεταιmiddot

Or une fois cela [ie le plaisir] accompli en nous srsquoapaise toute la tempecircte

de lrsquoacircme quand le vivant nrsquoa plus agrave marcher comme vers quelque chose

qui lui manque ni agrave chercher autre chose par quoi il puisse parfaire le bien

de lrsquoacircme et du corps47

La perfection dont le plaisir ndash qui constitue le bonheur ndash est un symptocircme provoque un

apaisement crsquoest la fin de lrsquoeacutelan (βαδίζειν) pour combler le manque (ὡς πρὸς ἐνδέον τι)

45EacutePICURE Maxime Capitale 10 in Id p 273

46J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 22 Nous soulignons

47EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit sect 128 p 70-71

22

agrave savoir le deacutesir qui a atteint sa fin puisque lrsquoindividu est plein (συμπληρῶ) et nrsquoa plus

besoin de quelque chose qui lui soit exteacuterieur (ἕτερον) degraves lors tout manque ne serait

qursquoillusoire comme le signale le ὡς comme qui se trouve avant le ἐνδέον τι quelque

manque Cette perfection dans le sens ougrave lrsquoindividu est paracheveacute est donc le but du deacutesir

qui se supprime en se comblant Une expression preacutecise lrsquoexprime ὁ ὅλος βίος48 la vie

totale dont Bollack preacutecise qursquoelle signifie laquo non [hellip] la totaliteacute de la vie veacutecue dans le

temps mais la vie dans son inteacutegraliteacute raquo49 Le commentateur lillois relie cet eacutetat agrave la capaciteacute

pour le corps de laquo projet[er] en faveur de la sagesse lrsquoimage de soi qui se conforme au

dieu raquo50 Il souligne lagrave un point fondamental cette reacutepleacutetion est une pleacutenitude physique qui

megravene agrave la perfection physique Or il y a des ecirctres dont la caracteacuteristique est cet eacutetat de

perfection ce sont les dieux La reacutepleacutetion est donc un eacutetat divin

Nous voudrions avant tout rappeler lrsquoimportance de la theacuteologie dans lrsquoeacutepicurisme

souvent trop ignoreacutee agrave cause de lrsquoeacutetat des sources et de lrsquointerfeacuterence anti-religieuse

lucreacutetienne Pierre Vesperini affirme en srsquoappuyant sur les travaux de Reneacutee Koch-Piettre

que la doctrine drsquoEacutepicure laquo eacutetait avant toutes choses une doctrine theacuteologique dont deacutecoulait

une eacutethique raquo51 En effet les dieux constituent le veacuteritable modegravele moral de lrsquoeacutepicurisme il

rappelle que agrave lrsquoinstar des autres eacutecoles antiques le Jardin propose de se faire dieu devenir

dieu comme le dit le verbe theacuteothegravenai52 Dans sa structure mecircme la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee reacutealise

ce chemin son enseignement srsquoouvre avec la juste deacutefinition des dieux (sect 123-124) et se clocirct

sur lrsquoapotheacuteose de celui qui reacutealise la sagesse (sect 135) Tout le cheminement eacutethique entre les

deux vise donc agrave nous faire ressembler aux dieux Il est certain que leur repreacutesentation a tout

drsquoattrayant moralement ils goucirctent agrave la feacuteliciteacute (μακάρια) vivent dans une absence totale

de soucis entre autres parce qursquoils ne srsquooccupent pas des hommes hellip Ce bonheur tient agrave leur

constitution physique parfaite ils sont incorruptibles (ἄφθαρσία) autrement dit ils

possegravedent une perfection atomique neacutecessaire et constante ndash de quoi nous pouvons deacuteduire

qursquoils sont immortels ndash Celle-ci nrsquoest pas due agrave un corps qui garderait eacuteternellement les

mecircmes atomes ndash car alors nous ne pourrions en avoir de vision ndash mais agrave un corps qui est

constamment renouveleacute par un processus dont nous avons deacutejagrave parleacute lrsquoἀνταναπλήρωσις

48On la trouve dans les maximes 21 27 (correspondant agrave la sentence 13) et dans lamaxime 20 sous la forme ὁ παντελής βίος

49J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 13 p 316

50Id p 579

51P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome Eacutecole Franccedilaisede Rome 2012 p 355

52P VESPERINI Lucregravece op cit p 1623

(antanatplegraverosis) la reacutegeacuteneacuteration53 Cette reacutegeacuteneacuteration est spontaneacutee chez les dieux elle est le

fruit de leur nature et de leur environnement54 et leur est donc agrave jamais assureacutee Ainsi ne

souffrent-ils jamais du manque ne connaissaient-ils pas le deacuteseacutequilibre et nous aimerions

conclure qursquoils ne sont donc pas sujet au deacutesir

En effet ce serait lagrave une diffeacuterence notable entre les dieux et nous alors que leur

reacutegeacuteneacuteration est naturelle la nocirctre passe par lrsquoexpression drsquoun deacutesir lequel nous megravene agrave

passer de la souffrance agrave la perfection Se poserait alors la question de savoir si cette

diffeacuterence de nature entre ecirctre corruptible soumis au deacutesir et agrave la mort et ecirctre incorruptible

nrsquoinstaurerait pas une seacuteparation infranchissable entre hommes et dieux comme drsquoautres

traditions de penseacutee ont pu lrsquoaffirmer Or un passage du mur eacutepicurien que Diogegravene

drsquoOinoanda fit faire qui reprendrait une lettre drsquoEacutepicure agrave sa megravere est tregraves clair agrave ce sujet

περιγείνεται ἡμεῖν τάδrsquo οἷα τὴν διάθεσιν ἡμῶν ἰσόθεον ποιεῖ καὶ οὐδὲ διὰ

τὴν θνητότητα τῆς ἀφθάρτου καὶ μακαρίας φύσεως λειπομένους ἡμᾶς

δείκνυσιν55

[Nos progregraves vers la sagesse] produisent en nous une disposition eacutegale agrave

celle des dieux (ἰσόθεον) et nous montrent que le fait que nous sommes

mortels ne nous rend pas infeacuterieurs agrave la nature incorruptible et bienheu-

reuse [ie celle des dieux]56

Notre nature autre nrsquoempecircche nullement notre eacutegaliteacute aux dieux nos perfections sont eacutegales

et mecircme identiques Simplement les dieux eacutetant toujours neacutecessairement bienheureux ils

constituent un modegravele de feacuteliciteacute qursquoil nous faut contempler et faire nocirctre57 Ainsi la reacutepleacutetion

nous donne la perfection physique divine et nous nous faisons dieu gracircce aux deacutesirs combleacutes

53laquo Le processus par lequel srsquoentretient la reacutealiteacute corporelle des dieux [hellip] estdeacutesigneacute sous le nom grec drsquoἀνταναπλήρωσις raquo in J MOREAU laquo Eacutepicure et la physiquedes Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70 no 3 1968 p 286-294 p 290

54Pour lrsquoenvironnement des dieux ils vivent dans les intermondes ougrave les fluxatomiques sont sans doute moins chaotiques que dans les espaces intramondainsLeur environnement reste stable et il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier lrsquoinfluence de cetteconception sur lrsquoideacuteal social de lrsquoeacutepicurisme

55DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit consulteacute en ligne le 15deacutecembre 2017

56DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensop cit frag 125 (3-4) p 1066 lrsquoattribution agrave Eacutepicure demeure incertaine

57Voir eacutegalement PHILODEgraveME DE GADARA Peri eusebeia citeacute dans A-J FESTUGIEgraveREEpicure et ses dieux op cit p 92 note 2 sur le rapport des sages eacutepicuriens auxdieux voir aussi lrsquoarticle de Reneacutee Koch-Piettre laquo Eacutepicure dieu et image de dieu une autarcie extatique raquo Revue de lrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

24

Cette proximiteacute entre le dieu et le sage est si forte dans lrsquoeacutepicurisme qursquoon ne sait jusqursquoougrave

elle va les dieux sont-ils soumis aux deacutesirs ou non Une querelle datant du moyen-

eacutepicurisme (II-Ier siegravecle av J-C) nous montre des avis contraires sur la porteacutee de lrsquoanalogie

aux dieux En effet le traiteacute attribueacute agrave Deacutemeacutetrius Lacon Sur la forme des dieux fait eacutetat de

dieux qui laquo dans leurs inter-mondes[] bougent [] respirent mangent dorment (mais tregraves

leacutegegraverement) et bien sucircr ndash car comment concevoir le bonheur sans les entretiens entre

semblables (homoioi) ndash ils parlent et ils parlent la langue des sages le grec raquo58 Mais cette

position aurait fait deacutebat drsquoapregraves des papyrii drsquoHerculanum et mecircme creacuteeacute une dissidence avec

les Eacutepicuriens de Rhodes car le besoin de dormir et de manger y aurait eacuteteacute jugeacute contraire agrave

lrsquoincorruptibiliteacute divine59 Si les dieux accomplissent des actes de reacutegeacuteneacuteration comme les

hommes selon lrsquoavis qui aurait triompheacute on peut penser qursquoils sont soumis eacutegalement au

deacutesir hellip Mais on le voit il y a lagrave une tension dans lrsquoeacutepicurisme qui propose une analogie

entre le sage et le dieu sans en deacutefinir la limite doit-on rapprocher le dieu du sage en lui

attribuant les mecircmes activiteacutes y compris celles que font les hommes pour le bonheur Ou

bien le penser bienheureux sans ce que font et ce que subissent les hommes Dans tous les

cas deacutesirants ou non les dieux voient leur incorruptibiliteacute assureacutee en ce qursquoils finissent

neacutecessairement satisfaits soit qursquoils y pourvoient sans faillir soit que leur nature et leur

environnement y pourvoient pour eux sans qursquoils aient agrave agir

Les hommes contrairement aux dieux nrsquoont pas un eacutetat divin spontaneacutement assureacute

En effet une fois le deacutesir rempli le corps recommence agrave se vider du fait de son activiteacute et

signe ainsi son eacuteloignement de la perfection divine Le cycle du manque et de la reacutepleacutetion

recommence alors et lrsquoon pourrait penser que nous ne sommes que des intermittents du divin

Or ce nrsquoest pas le cas Lrsquoeacutepicurisme ne pense pas un bonheur agrave rapporter seulement agrave lrsquoinstant

de la perfection effective mais une extension du bonheur dans le temps Deux constats

permettent de le faire durer au-delagrave de lrsquoinstant de pleacutenitude Premier point si certes le cycle

58P VESPERINI laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 2(consulteacute le 18 mars 2019)

Dans la note 19 lrsquoauteur rapporte que laquo le dernier point [le sommeil] comme celuide la nourriture suscita une vive discussion et mecircme une dissidence chez lesEacutepicuriens de Rhodes dont nous avons un eacutecho gracircce aux papyrus drsquoHerculanum raquoOn le voit cette reacutealisation par les dieux drsquoacte de reacutegeacuteneacuteration donc de dieuxsoumis au manque mecircme temporairement et sans possibiliteacute de finir danslrsquoinsatisfaction nrsquoest pas forceacutement eacutevidente et accepteacutee par des eacutepicuriens

59Id 2 note 19 Voir note preacuteceacutedente25

reprend le fait de se savoir sur la bonne route pour revenir agrave un tel eacutetat est une occasion de

jouissance comme le montre la sentence 33

Σαρκὸς φωνὴ τὸ μὴ πεινῆν τὸ μὴ διψῆν τὸ μὴ ῥιγοῦνmiddot ταῦτα γὰρ ἔχων

τις καὶ ἐλπίζων ἕξειν καὶ ὑπὲρ εὐδαιμονίας μαχέσαιτο

La voix de la chair ne pas avoir faim ne pas avoir soif ne pas avoir froid

Si lrsquoon a cela en effet et que lrsquoon srsquoattend agrave lrsquoavoir on peut lutter pour la

feacuteliciteacute aussi60

Pour le peu que demande le corps on peut ecirctre satisfait au preacutesent mais aussi au futur ainsi

que lrsquoindique lrsquoinfinitif futur du verbe avoir ἕξειν Le bonheur comprend donc et neacutecessite

eacutegalement lrsquoavenir Crsquoest dans ce mecircme sens que nous prenons la fin du paragraphe 128 de la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui avait fait lrsquoobjet drsquoajouts dans le texte pour le comprendre et que Jean

Bollack enlegraveve pour livrer le texte suivant

τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν

ἀλγῶμενmiddot οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα

En effet crsquoest lagrave [ie quand rien ne peut plus parfaire la vie] que nous

avons lrsquousage drsquoun plaisir quand nous souffrons de ce que le plaisir ne soit

pas preacutesent Nous ne sommes plus dans le manque du plaisir61

Ce passage affirme qursquoune fois la perfection atteinte lrsquoabsence de plaisir est compenseacutee par

un usage (χρεία) du plaisir qui annule le besoin (δεόν) ayant eu un plaisir qui nous a meneacute agrave

la perfection nous pouvons faire appel agrave ce plaisir pour nous mettre agrave lrsquoabri de son absence

preacutesente Cela ne se peut et crsquoest notre deuxiegraveme point que parce que tout ne revient pas tout

agrave fait comme avant en effet le cycle que nous avons deacutecrit ndash qui va du manque agrave la limite et

perfection ndash constitue un dynamisme physiologique qui nrsquoest pas le tout de lrsquoecirctre Certes cette

vie purement organique τὸ ζῆν demeure premiegravere et fondamentale mais celle qursquoEacutepicure

vise crsquoest la vie speacutecifiquement humaine la βίος qui comprend notamment la penseacutee Crsquoest

dans cette-derniegravere que va se jouer la prolongation de la feacuteliciteacute Crsquoest ce que met en lumiegravere

Jean Bollack en commentant la maxime 20 laquo Lrsquouniteacute ainsi creacuteeacutee [par la penseacutee] transforme

le corps en un moi qui substitut de lrsquoorganisme se soustrait entiegraverement au temps

60EacutePICURE Sentence Vaticane 33 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 469sq lrsquoeacutediteur a choisi de comprendre la phrase sans lrsquoajout de la comparaison avecZeus qui avait eacuteteacute introduite par conjecture en la rapprochant drsquoautres citationssemblables (notamment fr 602 Us) en lrsquoestimant inutile le bonheur eacutetantforceacutement celui des dieux

61EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in Id p 70-7126

physiologique des plaisirs du corps sans que la penseacutee ait agrave y renoncer raquo62 Il est donc une

pleacutenitude irreacuteversible fruit de la penseacutee qui surplombe les cycles infinis du corps tout en en

jouissant et permet de demeurer dans un eacutetat divin alors mecircme que le manque reacuteapparaicirct En

effet nous avons subi par lrsquoeacutepicurisme une laquo mutation irreacuteversible raquo qui laquo doit consister

preacuteciseacutement dans lὁμοίωσις θεῷ dans un changement radical deacutetat mental et partant

neacutecessairement physique - selon la theacuteorie mateacuterialiste dEacutepicure - qui sopegravere chez le sage

lorsquil atteint la semblance au dieu raquo63 Nous voilagrave donc divinement transfigureacutes dans cette

vie totale ὁ ὅλος βίος qui reste complegravete en deacutepit du manque physique chronique

Nous pourrions condenser ce modegravele physique du deacutesir chez Eacutepicure en nous penchant

sur le deacutebut de la maxime 21

Ὁ τὰ πέρατα τοῦ βίου κατειδὼς οἶδεν ὡς εὐπόριστὸν ἐστι τὸ ἀλγοῦν κατrsquo

ἔνδειαν ἐξαιροῦν καὶ τὸ τὸν ὅλον βίον παντελῆ καθιστᾶνmiddot

Celui qui considegravere les limites de la vie (βίος) sait qursquoest facile agrave gagner le

moyen de supprimer ce qui par le manque fait la douleur et ainsi de

conduire agrave sa perfection la vie totale64

Le deacutesir est lrsquoagent ici silencieux qui fait passer du manque agrave la perfection La douleur le fait

naicirctre et le plaisir le fait nrsquoecirctre plus Il faut pour cela lrsquoavoir avant tout bien deacutefini il srsquoeacutetend

entre la souffrance du manque atomique et le plaisir de la reacutepleacutetion physique Une fois atteinte

cette limite advient la perfection qui nous rend irreacuteversiblement lrsquoeacutegal des dieux si elle nrsquoest

physiologiquement que temporaire la penseacutee sait lrsquoen faire sortir en la reacuteactualisant Ainsi

atteignons-nous la vie totale qui comprend autant le physiologique en nous ndash pour lequel il

faut srsquoassurer de pouvoir combler les manques cycliques ndash que la penseacutee qui jouit de

connaicirctre reacuteactualiser et maintenir un tel eacutetat de bonheur laquo La vie mecircme constamment

menaceacutee aspire agrave srsquoaccomplir agrave se reconstituer dans son inteacutegriteacute raquo eacutecrit Jean Bollack65

crsquoest le deacutesir qui en traduisant cette aspiration se charge de cette lourde et noble tacircche Si

nous nous posions la question de la valeur du deacutesir nous pourrions dire que lrsquoeacutepicurisme ne

meacutejuge pas le manque dont il est le fruit au contraire cela fait partie de notre nature humaine

propre qui a elle aussi sa perfection ndash qui est eacutegalement celle des dieux ndash qui peut justement

62J BOLLACK Id 22 p 314

63Ibid p 579

64 EacutePICURE Maxime Capitale 21 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 316

65Ibid p 57927

ecirctre atteinte par cet affect Il srsquoagit donc drsquoun affect tregraves positif Agrave une condition respecter sa

deacutefinition autrement dit ne pas outrepasser la limite

28

Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir

La limite est ce qui permet au modegravele de fonctionner cependant elle peut ecirctre

franchie Crsquoest mecircme un constat assez reacutepandu dans la philosophie antique que les hommes

souffrent souvent de lrsquoillimitation en matiegravere de deacutesir ce qui amegravene parfois agrave une

condamnation radicale du deacutesir Pour Eacutepicure nous lrsquoavons vu il nrsquoest pas question de cela

le deacutesir peut ecirctre tregraves beacuteneacutefique autant que lrsquoon respecte les bornes de sa nature srsquoil sort de ce

cadre il devient tregraves nocif pour lrsquohomme Mais cette transgression nrsquoest pas due au deacutesir

mecircme Dans un renversement du platonisme lrsquoeacutepicurisme accuse lrsquoacircme et non le corps

drsquoecirctre agrave lrsquoorigine du dysfonctionnement du deacutesir Nous allons donc eacutetudier les deacuteterminations

de lrsquoacircme agrave tomber dans lrsquoillimitation et les conseacutequences de ce penchant

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple

Nous lrsquoavons dit lrsquoacircme en tant que corps et dans le corps obeacuteit aux mecircmes lois que

ce-dernier et ne doit pas ecirctre seacutepareacutee des pheacutenomegravenes physiques qui lrsquoatteignent tout autant

Cependant elle est un corps particulier elle se compose drsquoatomes subtils de souffle et de

chaud reacutepartis dans toute la chair et cette finesse est agrave lrsquoorigine de la sensibiliteacute de

lrsquoorganisme entier Le corps comprend donc lrsquoacircme qui lui donne la sensation et laquo pour cette

raison elle ne srsquoarrecircte pas de produire des perceptions raquo66 Sa sensibiliteacute naturelle autorise

donc une grande agitation qursquoil faut attentivement surveiller Ainsi par ses caracteacuteristiques

propres lrsquoacircme est un corps certes indissociable du corps mais qui se comporte autrement que

lui

Diogegravene drsquoOinoanda dans le traiteacute eacutepicurien qursquoil fit graver sur un mur de sa patrie parle agrave

plusieurs reprises de leurs diffeacuterences Il souligne surtout les excegraves de lrsquoacircme comme par

exemple dans ce passage ἔχει δrsquoἡ ψυχὴ πάθη τῆς γεγεννηκυίας αὐτὰ αἰτίας μακρῷ

μείζονα laquo lrsquoacircme eacuteprouve des affections beaucoup plus grandes que la cause qui les a

produites raquo67 Ici lrsquoeacutepicurien pointe la puissance de deacutemultiplication de lrsquoacircme drsquoun fait

donneacute drsquoune sensation limiteacutee peuvent srsquoen suivre des affects excessifs qui sont donc parce

qursquoils ne renvoient plus agrave la reacutealiteacute sensible des affects vides Cette disposition de lrsquoacircme agrave

66J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure op cit p 58 cette pagedeacuteveloppe les paragraphes 63 agrave 66 de la Lettre agrave Heacuterodote

67DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 44 I p 226 trad fr Pierre-Marie Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 44 I p 1051

29

lrsquoexcegraves touche eacutegalement aux penseacutees sans cesse elle forme des opinions qui si elles ne sont

pas informeacutees par la science finissent elles aussi deacuteconnecteacutees du sensible Degraves lors cette

caracteacuteristique psychique ne peut ecirctre que condamneacutee dans la penseacutee du Jardin dans sa cause

ndash le vide lrsquoabsence de reacutefeacuterents sensibles ndash et dans son effet neacutecessaire ndash le trouble ndash Crsquoest la

penseacutee rationnelle qui gracircce agrave la science de la nature des choses doit purifier lrsquoacircme de ses

excegraves et reacuteintroduire la mesure du sensible dans celle-ci

Au contraire le corps se caracteacuterise par sa simpliciteacute et Diogegravene drsquoOinoanda met clairement

en balance leurs dispositions contraires au fragment 2

τὰ μὲν γὰρ ὑπὸ αὐτοῦ [ie τοῦ σώματος] ζητούμενα μείκρα εἶναι καὶ

εὐπόριστα [] τὰ δrsquo ὑπὸ τῆς ψυχῆς μεγάλα τε καὶ δυσπόριστα πρὸς δὲ

τῷ μηδὲν ὠφελεῖν τὴν φύσιν καὶ κινδύνους ἐπιφέροντα

Ce que recherche le corps ce sont des choses petites faciles agrave acqueacuterir

[hellip] tandis que ce que lrsquoacircme recherche ce sont de grandes choses diffi-

ciles agrave acqueacuterir et qui outre le fait qursquoelles ne sont drsquoaucune utiliteacute agrave

notre nature sont aussi source de dangers68

Le lycien joue sur lrsquoopposition des demandes corporelles et psychiques celles du premier

sont εὐπόριστα faciles agrave satisfaire celles de la seconde δυσπόριστα difficiles agrave satisfaire

Lrsquoacircme demande trop et nous met en danger alors que le corps est facile agrave satisfaire et prudent

Drsquoailleurs il supporte mal lrsquoexcegraves par exemple srsquoil mange trop il sera malade Il est en fait

incapable de deacutepasser lui-mecircme ses propres limites lorsqursquoil vit des deacutebordements crsquoest

sous lrsquoimpulsion de lrsquoacircme qui lui fournit des sensations deacuteformeacutees par de faux jugements

Lrsquoinscription murale rappelle cette domination de lrsquoacircme sur le corps en parlant de la

preacuteeacuteminence des affections psychiques ἡ τῶν ψυχικῶν τούτων ὑπεροχὴ παθῶν69 Lrsquoacircme

en tant qursquoelle donne au corps la sensibiliteacute lrsquoentraicircne dans la mesure comme dans le

deacutemesure elle est donc lrsquounique facteur drsquoexcegraves Cependant le psychique nrsquoest pas

condamneacute absolument en effet dans ce mecircme fragment 2 nous avions enleveacute afin de mieux

mettre en lumiegravere lrsquoopposition cette proposition subordonneacutee ὧν δύναται καὶ ἡ ψυχὴ

συναπολαύουσα καλῶς δίαγειν laquo [ce que recherche le corps ce sont des choses petites

faciles agrave acqueacuterir] ce qui permet agrave lrsquoacircme quand elle en jouit aussi drsquoavoir une vie belle raquo70

Crsquoest donc aux attentes du corps que lrsquoacircme doit srsquoen tenir qui lui procurent un grand plaisir

68DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 2 I p 247 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 2 I p 1030

69Id fr 44 trad fr P-M Morel in Id fr 44 p 1051

70Id fr 2 p 247 trad fr P-M Morel in Id fr 2 I p 103030

Ce passage nrsquoest que le deacuteveloppement des accusations du corps envers lrsquoacircme que Diogegravene

met ici en scegravene le physiologique srsquoavegravere ecirctre lrsquoinnocente victime drsquoun bourreau qui pacirctit lui-

mecircme de ses agissements Par ces justes reproches le corps tente de faire entendre raison agrave

lrsquoacircme pour la ramener vers leur bien respectif et commun Ainsi le corps devient-il pour

lrsquoacircme un modegravele en matiegravere de traitement des affections au premier rang desquelles le deacutesir

Nous trouvons lagrave le renversement conceptuel drsquoun passage du Pheacutedon de Platon dans ce

dialogue preacuteciseacutement le corps est accuseacute par Socrate drsquoecirctre le fauteur de trouble car il se

situe du cocircteacute du deacutesir excessif Voilagrave quelle diatribe le mourant adresse agrave ce qursquoil va bientocirct

laisser

μυρίας μὲν γὰρ ἡμῖν ἀσχολίας παρέχει τὸ σῶμα διὰ τὴν ἀναγκαίαν

τροφήνmiddot ἔτι δέ ἄν τινες νόσοι προσπέσωσιν ἐμποδίζουσιν ἡμῶν τὴν τοῦ

ὄντος θήραν ἐρώτων δὲ καὶ ἐπιθυμιῶν καὶ φόβων καὶ εἰδώλων

παντοδαπῶν καὶ φλυαρίας ἐμπίμπλησιν ἡμᾶς πολλῆς ὥστε τὸ λεγόμενον

ὡς ἀληθῶς τῷ ὄντι ὑπrsquoαὐτοῦ οὐδὲ φρονῆσαι ἡμῖν ἐγγίγνεται οὐδέποτε

οὐδέν καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ

σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες

οἱ πόλεμοι γίγνονται τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ

σῶμα δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳmiddot

Le corps en effet est pour nous une source de mille affairements car il est

neacutecessaire de le nourrir en outre si des maladies surviennent elles sont

autant drsquoobstacles agrave notre chasse agrave ce qui est Deacutesirs appeacutetits peurs si-

mulacres en tout genre futiliteacutes il nous en remplit si bien que comme on

dit pour de vrai et pour de bon agrave cause de lui il ne nous sera jamais pos-

sible de penser et sur rien Prenons les guerres les reacutevolutions les

conflit rien drsquoautre ne les suscite que le corps et ses appeacutetits (ἐπιθυμίαι) Car

toutes le guerres ont pour origine lrsquoappropriation des richesses Or ces ri-

chesses crsquoest le corps qui nous force agrave les acqueacuterir crsquoest son service qui

nous rend esclave71

Le corps est ici accuseacute drsquoune part de troubler la penseacutee lrsquoacircme par ses affections propres et

drsquoautre part de deacutetourner lrsquoeacutenergie humaine dans lrsquounique but de sa satisfaction qui semble

sans fond Ses besoins mecircmes les plus eacuteleacutementaires nous deacutetournent du travail de lrsquoacircme et il

nrsquoest pas mecircme capable de srsquoy tenir Il nrsquoest pas fiable il nous entraicircne dans des situations

71PLATON Phaidron in Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967vol 1 trad fr Monique Dixsaut in PLATON Oeuvres complegravetes L Brisson (eacuted) MDixsaut (trad) Paris Flammarion 2014 Pheacutedon 66b-66d p 1182

31

peacuterilleuses agrave la poursuite de ce qui ne nous comble mecircme pas les richesses Le deacutesir des

richesses est agrave lrsquoimage de celles-ci illimiteacute Telle est lrsquoillusion qui nous deacutetourne de

lrsquoessentiel qui est dans lrsquoacircme et ce qui lui est propre On voit bien agrave quel point lrsquoeacutepicurisme

srsquooppose agrave ce passage du Pheacutedon en innocentant le corps et en chargeant le psychique des

potentiels excegraves le corps est simple lrsquoacircme excessive et elle doit srsquoinspirer du corps pour ne

pas tomber dans lrsquoillimiteacute

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir

Lrsquoexcegraves dans lrsquoacircme tient nous lrsquoavons dit agrave un jugement eacuteloigneacute de la reacutealiteacute sensible

que les textes expriment sous le nom de κενὴ δόξη jugement vide ou de κενοδοξία vaniteacute

du jugement avec eux elle pense pouvoir contenir au-delagrave de ce que peut lrsquoorganisme Son

erreur porte sur la nature des choses elle vient de ce qursquoelle deacutesire un contenu sans contenant

pour lrsquoaccueillir ce qui fait que ce contenu ne peut de fait pas se constituer Mais cette

illusion tenace reporte geacuteneacuteralement la faute sur le corps

Ἄπληστον οὐ γαστήρ ὥσπερ οἱ πολλοί φασιν ἀλλὰ δόξα ψευδὴς ὑπὲρ

τοῦ γαστρὸς ἀορίστου πληρώματος

Inassouvissable non le ventre comme on le dit souvent mais lrsquoideacutee

fausse que lrsquoon se fait de lrsquoassouvissement illimiteacute du ventre72

Ce qui est sans satisfaction possible nrsquoest pas ici le corps et ses deacutesirs en eux-mecircmes mais

une penseacutee sans fondement qui outrepasse les bornes physiques le corps ne fait que suivre

cette sensibiliteacute deacuteformeacutee qui imagine de faccedilon paradoxale une satisfaction sans borne Or

comme toute reacutealiteacute ne tient qursquoagrave sa limite la reacutepleacutetion nrsquoest reacutealisable que srsquoil existe une

borne bien eacutetablie au preacutealable Ce thegraveme du jugement vide montre encore une fois que le

corps a une deacutelimitation deacutetermineacutee et infranchissable tandis que lrsquoacircme possegravede une certaine

eacutelasticiteacute sans doute due agrave sa subtiliteacute qui peut former de vains jugements deacutenaturant le deacutesir

En effet celui-ci eacutetant par essence lieacute agrave la limitation du corps il se voit deacutetourneacute par une

penseacutee qui nie la borne physique donc les propres bornes de son extension Il se retrouve

alors sans deacutelimitations deacutepouilleacute de sa nature et devient un eacutelan sans limite crsquoest ce deacutesir

qui est anormal pour les eacutepicuriens bien qursquoil soit peut-ecirctre plus reacutepandu que la norme agrave

laquelle ils aspirent

72EacutePICURE Sentence Vaticane 59 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 52332

Cet affect sans borne sans fond pousse lrsquoindividu dans une course sans fin Diogegravene

drsquoOinoanda eacutetablit une liste de tourments dans laquelle ces deacutesirs illimiteacutes occupent une

grande place

ἐπιθυμῖαι τοὺς φυσικοὺς ὅρους ἐκτρέχουσαι αἰ γὰρ ῥίζαι κακῶν πάντων

εἰσιν αὗται κἂν ταύτας μὴ ὑποτέμωμεν ὄχλος κακῶν ἡμεῖν προσφύσετα

Les deacutesirs qui outrepassent les limites naturelles [hellip] sont en effet les ra-

cines de tous les maux et si nous ne les coupons pas agrave la base une multi-

tude de maux va croicirctre en nous73

En les deacutesignant comme racine de tous les maux αἰ ῥίζαι κακῶν πάντων le lycien

marque lrsquoimportance du deacuteregraveglement de cet affect dans le deacuteseacutequilibre individuel En tant que

moteur de lrsquoaction il pousse lrsquohomme agrave suivre des choses indistinctes sans mesure avec son

corps cette deacutemesure ou πλεονέξια comme drsquoautres la nommeront provoque tous les

troubles possibles puisque le corps et lrsquoacircme se perdent dans des objets des situations ou des

quantiteacutes qui nrsquoont plus rien agrave voir avec leur nature et les besoins qui en deacutecoulent et que leur

enseigne la phusiologia Lrsquoillusion qui suit lrsquoopinion sans science megravene arbitrairement

chacun de chimegraveres en chimegraveres et le deacuteconnecte ainsi de la reacutealiteacute pourtant seule source

possible du bien La reacutealiteacute se caracteacuterise par la limitation des choses le deacutesir irreacuteel est donc

illimiteacute et surtout insatiable comme le montre toujours Diogegravene

Αἰ κεναὶ τῶν ἐπιθυμιῶν ὥσπερ αἰ δόξης καὶ τῶν ὁμοίων οὑ μόνον εἰσὶν

κεναὶ πρὸς δὲ τῷ κεναὶ καὶ δυσπόριστοι Οὐκ ἀπέοικε τοῦ πολλὰ μὲν

πίνειν αἰεὶ δὲ διψᾶν τὸ πολλὰ μὲν κτᾶσθαι πλειόνων δrsquoἐπιθυμεῖν

Les deacutesirs vides comme ceux de gloire et de choses semblables non

seulement sont vides mais en plus drsquoecirctre vides difficiles aussi agrave satisfaire

Ce nrsquoest pas diffeacuterent du fait de boire beaucoup et drsquoavoir toujours soif

que de posseacuteder beaucoup et de deacutesirer davantage74

73DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

74DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT laquo Review of Supplement to Diogenes ofOenoanda the Epicurean Inscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 792007 p 30-34 NF 131 p 34 traduction personnelle Dans lrsquoarticle lrsquoauteur proposeune correction agrave la fin de ce passage que nous avons reprise agrave lrsquoeacutedition de SmithCelui-ci lisait apregraves διψᾶν Τὸ Πέλλα[ν] μὲν ltκεgtκτῇσθαι μετrsquoἀ[ν]ιῶν δrsquoἐ[στι κενὸν] et lepensait comme la deacutenonciation de lrsquointranquilliteacute drsquoAlexandre le Grand

33

Lrsquoimage de lrsquoassoiffeacute sans fond illustre lrsquoideacutee que le pire dans la vaniteacute au-delagrave des dangers

qursquoelle nous fait prendre reacuteside dans lrsquoimpossibiliteacute radicale drsquoen retirer une vrai satisfaction

un plaisir profond

Les conseacutequences terribles de lrsquoillimitation font ressortir agrave nos yeux lrsquoimportance de

la science de la nature agrave qui nous voudrions faire la part belle dans la vie bonne autant

qursquoaux dieux si ce nrsquoest plus Crsquoest ce fragment du mur drsquoOinoanda qui nous invite agrave le

faire

τῶν δrsquoἄλλων ἀποφαίνομαι τοὺς μὲν φυσικῶν ἁπτομένους λόγων μὴ διὰ

τοὺς θεοὺς εἶναι δικαίους διὰ δὲ τὸ βλέπειν ὀρθῶς τάς τε ἐπιθυμίας

τίνrsquoἔχουσιν φύσιν καὶ τὰς ἀλγηδόνας καὶ τὸν θάνατον (πάντῃ τε γὰρ

πάντως ἢ διὰ φόβον ἢ διὰ ἡδονὰς ἀδικοῦσιν ἄνθρωποι)

Mais je le proclame parmi les autres hommes [ie ceux qui sont pieux]

[ceux] qui srsquoattachent agrave la science de la nature doivent drsquoecirctre justes non

pas aux dieux mais au fait qursquoils ont une vision correcte de la nature des

deacutesirs des souffrances et de la mort (car en tout cas crsquoest toujours agrave

cause de la peur ou bien des plaisirs que les hommes commettent des in-

justices)75

Le bon comportement drsquoun homme nrsquoest pas en premier lieu lieacute agrave une pieacuteteacute que nous

nommerions morale mais surtout agrave sa connaissance de la nature des choses qui lrsquoentourent

En effet ses mauvaises actions proviennent drsquoune mauvaise saisie intellectuelle de ce qursquoest

le plaisir et la souffrance et lrsquohomme se trompe alors dans ses craintes et dans ses deacutesirs

Connaicirctre la constitution et la structure du deacutesir est donc un eacuteleacutement essentiel de la vie bonne

Crsquoest donc la phusiologia qui est la cadre de la reacutealiteacute et lrsquooutil qui nous permet de la saisir

ce qursquoil en est reacuteellement du plaisir et de la souffrance du deacutesir et de lrsquoaversion hellip et aussi

des dieux modegraveles du bonheur la pieacuteteacute envers eux consiste agrave les connaicirctre dans les

caracteacuteristiques de perfection que les eacutepicuriens exposent Cependant ce ne sont pas eux qui

nous mettent en contact avec la reacutealiteacute mais bien la science de la nature qui elle seule nous

permet drsquoappreacutehender avec justesse le reacuteel

75DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica ndeg 42 2009 p 1-48 NF167-c p 7 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citNF 167-c p 1038

34

Ce que la raison combat dans lrsquoeacutepicurisme crsquoest la forme illimiteacutee du deacutesir et non le

deacutesir radicalement En effet un deacutesir limiteacute est le fruit de la raison et du reacuteel puisqursquoil prend

en compte le savoir sur sa nature et celle des besoins et use drsquoun raisonnement pour srsquoassurer

qursquoil fait agir en sorte drsquoecirctre combleacute La seule source de dysfonctionnement possible est

lrsquoacircme En ce qursquoelle produit constamment les sensations eacuteprouveacutees par le corps elle est

responsable de la bonne reacutealisation de la nature du deacutesir dans les bornes qui nous deacutefinissent

ou de tomber dans des deacutelires Le travestissement de la reacutealiteacute tient agrave la mauvaise information

des sensations par des opinions sans fondements plutocirct que par le savoir et provoque un

eacuteloignement de la reacutealiteacute dangereux et nocif

35

Conclusion

Dans le cadre de lrsquoatomisme eacutepicurien tout pheacutenomegravene doit srsquoenvisager sous lrsquoangle

de la physique et le deacutesir nrsquoy eacutechappe pas Eacutepicure pose un modegravele de fonctionnement autant

descriptif que normatif En effet lorsqursquoil envisage le manque atomique qui creacutee un eacutelan vers

sa propre reacutesorption et la limite agrave atteindre pour ressentir une pleacutenitude digne des dieux

lrsquoeacutepicurisme veut agrave la fois rendre compte drsquoune reacutealiteacute et prescrire ce parcours par lequel on

touche au bonheur bonheur non seulement drsquoavoir satisfait agrave une demande biologique sans

cesse renouveleacutee mais aussi plaisir constant deacutetacheacute du cycle physiologique de se savoir

vivre la vie totale Cette constance nous rend veacuteritablement semblable aux dieux alors mecircme

que lrsquoassurance pour eux drsquoecirctre combleacute qursquoils deacutesirent ou non ndash et leur incorruptibiliteacute de

maniegravere geacuteneacuterale ndash devrait nous en seacuteparer mais lrsquoeacutepicurisme ne voit pas lagrave de raison

suffisante pour nous les rendre inaccessibles Bien plutocirct le deacutesir est le processus speacutecifique

par lequel lrsquoespegravece des hommes ndash voire celle des dieux ndash atteint sa perfection physique Y voir

un signe de la faiblesse humaine ne serait pas du tout eacutepicurien puisque cette penseacutee

comprend seulement que lrsquoespegravece humaine diffegravere des dieux dans sa complexion physique et

son environnement sans jugement de valeur aucun Le deacutesir ainsi deacutefini se trouve donc ecirctre

un affect tregraves positif puisqursquoil est celui qui nous megravene parfaitement au bonheur En

contrepartie sa deacutenaturation dans lrsquoillimitation passe pour catastrophique En effet la

positiviteacute du deacutesir disparaicirct alors et crsquoest un basculement violent et sans fond dans lrsquoirreacutealiteacute

par rapport agrave la physique celle drsquoun corps qui pourrait contenir plus que sa nature drsquoune

satisfaction sans borne qui repousse toujours plus loin lrsquoillusion de son comblement toujours

plus loin que la reacutealiteacute Le deacutesir erre alors et lrsquohumain qursquoil anime avec Ce qui devrait ecirctre la

racine du plus grand bien se deacutenature alors en laquo racine de tous les maux raquo la reacutealiteacute existante

parce que limiteacutee srsquoeacuteloigne alors mecircme qursquoelle est lrsquounique source de bonheur de reacutealisation

de la perfection possible pour lrsquohumain

Du deacutesir cet affect si important dans lrsquoeacutequilibre humain nous nous sommes pencheacutes

sur ce que nous appellerions dans nos mots modernes la physique il srsquoagit en fait du

meacutecanisme atomique et de sa constitution en rapport avec les pheacutenomegravenes qui lui sont

exteacuterieurs qui posent les bornes exteacuterieures du deacutesir soit sa deacutefinition autrement dit sa

nature Mais comme nous le suggeacuterait la maxime 11 la phusiologia en tant que science de la

nature des choses nous apprend aussi les deacutelimitations internes des deacutesirs ce que nous

classerions dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc agrave cette eacutethique que permet la science physique que nous

36

allons nous inteacuteresser et qui nous conduira apregraves avoir appris la cause et la nature des deacutesirs

agrave en connaicirctre leurs caracteacuteristiques et leur cateacutegorisation

37

Partie 2

-

Typologie des deacutesirs eacutetat des lieux de la structure interne

du champ des deacutesirs

Dans le cadre de la nature eacutepicurienne du deacutesir telle que nous venons de la deacutecrire on

peut relever deux maniegraveres de cateacutegoriser les deacutesirs La premiegravere et la plus connue est la

classification formuleacutee au paragraphe 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee crsquoest la fameuse

tripartition des deacutesirs naturels et neacutecessaires naturels mais non neacutecessaires et deacutesirs vains ou

vides Une seconde plus informelle se construit tout au long des textes et repose dans les

diffeacuterents mots utiliseacutes pour parler du deacutesir de certaines formes du deacutesir ἐπιθυμία πόθος

ἔρως ou ἐρωτίκη πάθη ἀφροδίσιον et ὄρεξις Chacun revecirct un sens particulier possegravede

une utilisation dans un contexte speacutecifique qui permet drsquoidentifier certains deacutesirs particuliers

ou formes de deacutesirs et donc de proposer une typologie compleacutementaire agrave la premiegravere qui

meacuterite elle aussi drsquoecirctre plus approfondie que ce que lrsquoon nous apprend au premier abord Nous

tenterons ici de dresser un tableau aussi exhaustif que possible des diffeacuterents types de deacutesir

afin de les expliciter tout en mecirclant les deux typologies Pour cela nous eacutetudierons drsquoabord la

deacutesignation la plus courante du deacutesir ἐπιθυμία Puis nous exposerons la tripartition des

deacutesirs en tentant de faire ressortir la structure de cette classification Enfin nous ferons le

tour des problegravemes drsquoun deacutesir difficile agrave classer lrsquoamour hellip Ce qui ne laissera pas indemne

ce que nous pensons savoir de la theacuteorie eacutethique du deacutesir chez Eacutepicure

Chapitre 3 ndash Du choix du mot ἐπιθυμία

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)

Il convient drsquoabord de se pencher sur le terme qui exprime le plus couramment le deacutesir

dans le corpus eacutepicurien ἐπιθυμία que nous avons deacutejagrave croiseacute Il srsquoagit du deacutesir-type celui

qui sert agrave deacutesigner un processus de deacutesir modegravele tel que nous avons pu le deacutecrire mais il

couvre aussi tous types de deacutesir du plus neacutecessaire au plus vide Cette double possibiliteacute de

signification le deacutesigne donc comme le mot le plus large et le plus courant pour parler du

deacutesir

Il nous faut ecirctre un peu plus preacutecis en ajoutant que la plupart de ses occurrences sont au

pluriel (ἐπιθυμῖαι) Ce pluriel permet une concreacutetisation des deacutesirs en visant la pluraliteacute des

cas drsquoailleurs lorsqursquoil est employeacute au singulier ce mot est toujours deacutesir de quelque chose

et se trouve grammaticalement compleacuteteacute par lrsquoobjet du deacutesir par exemple dans la sentence 35

ἐπιθυμίᾳ τῶν ἀπόντων (le deacutesir des choses absentes) Il nrsquoest donc pas question de cerner

lrsquoIdeacutee du Deacutesir mais de deacutesigner chaque deacutesir affecteacute par lrsquoobjet dont il est le deacutesir Lrsquoessence

du deacutesir crsquoest un processus une constitution une deacutefinition que nous avons preacutesenteacutee dans

notre premiegravere partie qui se creacutee dans un rapport entre notre nature et celle de la chose

deacutesireacutee elle ne peut donc pas constituer un invariant qui pourrait se passer drsquoobjet ou

drsquoillusion drsquoobjet ni drsquoecirctre deacutesirant Lrsquoobjet est donc tout aussi essentiel dans la nature drsquoun

deacutesir que son fonctionnement Nous utiliserons cependant un singulier geacuteneacuteralisant en parlant

du deacutesir suivant lrsquousage du franccedilais et de la lexicographie76 nous demandons au lecteur

beacuteneacutevole de bien se souvenir qursquoil ne srsquoagit pas pour autant de deacutesigner une geacuteneacuteraliteacute lisse

mais la notion dans toute sa diversiteacute variant par les divers rapports entre les objets du deacutesir

et les ecirctres deacutesirants

Lrsquoeacutequivalent en latin de ce terme ne fait pas lrsquounanimiteacute drsquoun cocircteacute Lucregravece utilise

cupido inis au singulier et compleacuteteacute par un objet de lrsquoautre Ciceacuteron preacutefegravere cupiditas atis

Les deux termes qui renvoient au laquo deacutesir passionneacute raquo sont tregraves semblables si ce nrsquoest que le

premier bascule un peu plus vite que son camarade dans lrsquoacception de deacutesir sexuel si lrsquoon

suit les notices de Oxford Latin Dictionnary77

76Soulignons que cette coutume peut parfois masquer lrsquoeacutevidence drsquoun emploihabituellement au pluriel

77laquo Cupido inis raquo et laquo cupiditas atis raquo in Oxford Latin Dictionnary Oxford ClarendonPress 1968 p 472

39

Lrsquoutilisation eacutepicurienne drsquoἐπιθυμία ne fait que reprendre lrsquoacception courante du

terme en grec Ainsi serait-ce un abus de langage que de parler ici de concept eacutepicurien nous

preacutefeacuterons le terme de notion eacutepicurienne qui deacutesigne une signification non speacutecifique agrave cette

doctrine mais comprise et eacutevalueacutee selon la penseacutee eacutepicurienne Pour autant ἐπιθυμία en tant

que terme geacuteneacuterique pour le deacutesir nrsquoest pas partageacute par toutes les philosophies antiques Pour

ne parler que des preacutedeacutecesseurs drsquoEacutepicure Aristote et Deacutemocrite preacutefegraverent ὄρεξις pour le

deacutesigner tandis que Platon utilise bien ἐπιθυμῖαι au pluriel pour deacutesigner la partie des trois

de lrsquoacircme qui deacutesire78 Lrsquoinfluence de Platon sur Eacutepicure est certaine David Sedley le deacutesigne

mecircme comme un preacutecurseur (forerunner) en expliquant que laquo le platonisme paraicirct avoir offert

au jeune Eacutepicure sa premiegravere excursion en philosophie raquo79 M Sedley fait allusion au premier

maicirctre drsquoEacutepicure dont nous apprenons par Diogegravene Laeumlrce qursquoil srsquoagissait drsquoun platonicien

du nom de Pamphile80 Ainsi la penseacutee drsquoEacutepicure possegravede-t-elle un fond platonicien

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις

Eacutepicure connaissait aussi Aristote et Deacutemocrite mais il semble avoir reacuteagi agrave leurs

physiques plus qursquoagrave leurs eacutethiques En effet pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral ces deux

penseurs employaient le mot ὄρεξις Ce terme nrsquoest employeacute qursquoune seule fois chez Eacutepicure

dans la maxime 26 comme une partie drsquoἐπιθυμία (deacutesir) puisqursquoil est le sujet du verbe

ἔχουσιν (avoir) dont ὄρεξις est lrsquoobjet Par ce mot Eacutepicure semble deacutesigner lrsquoappeacutetit ndash tel

qursquoon le deacutefinissait au XVIIe siegravecle ndash la partie passive aveugle et sans conscience du deacutesir

tandis que lrsquoἐπιθυμία comprendrait aussi une part de conscience de savoir drsquoinformation de

cette sensation brute une direction vers lrsquoaction aussi Les rapports entre ἐπιθυμία et ὄρεξις

srsquoinverse chez Aristote et Deacutemocrite qui privileacutegient tous deux le terme drsquoὄρεξις pour penser

lrsquoaffect deacutesirant en geacuteneacuteral Dans son traiteacute De lrsquoacircme le Stagirite questionne les faculteacutes de

lrsquoacircme ainsi que lrsquoorigine du mouvement individuel (ce qursquoil nomme mouvement local ἡ

κίνησις κατὰ τόπον) il deacutesigne lrsquointellect pratique et le deacutesir comme les deux principes de

cet eacutelan menant vers lrsquoobjet deacutesirable (III 433 a) Cependant lrsquointellect ne peut rien sans

deacutesir en revanche le deacutesir peut agir sans lrsquointellect Aristote procegravede alors agrave une distinction

inteacuteressante parmi les deacutesirs

78Voir agrave ce sujet G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975 p 172 sq

79D SEDLEY laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille 1976 p 119-159 p 133 traduction personnelle

80DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 14 p 124840

Ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξιςmiddot ὅταν δὲ κατὰ τὸν λογισμὸν κινῆται καὶ κατὰ

βούλησιν κινεῖται Ἡ δrsquoὄρεξις κινεῖ παρὰ τὸν λογισμόνmiddot ἡ γὰρ ἐπιθυμία

ὄρεξίς τις ἐστιν

La volonteacute est une espegravece drsquoappeacutetit (ὄρεξις) lorsqursquoon se meut selon le

raisonnement on se meut selon la volonteacute Mais lrsquoappeacutetit (ὄρεξις) peut

mouvoir contre le raisonnement en effet le deacutesir (ἐπιθυμία) est une

sorte drsquoappeacutetit (ὄρεξις)81

Volonteacute et deacutesir sont deux formes de lrsquoappeacutetit qui se diffeacuterencient parce que la premiegravere

accompagne un raisonnement et lrsquoautre le contredit Lrsquoappeacutetit nrsquoest pas en soi irrationnel

crsquoest sous sa forme drsquoἐπιθυμία qursquoil le devient On sent bien ici la notion irrationnelle qui

pegravese sur le deacutesir deacutesigneacute par ce terme drsquoἐπιθυμία Chez Deacutemocrite la penseacutee du deacutesir a des

traits communs avec celle deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutepicurisme au fragment 223 par exemple

lrsquoatomiste pose que le corps agrave des besoins frugaux qui combleacutes apportent le plaisir tandis

que crsquoest lrsquoesprit mal informeacute qui nous perd Toutefois Deacutemocrite ne vise pas tant le plaisir

que la joie (εὐθυμία) qui neacutecessite un contentement face aux choses preacutesentes Or crsquoest cette

attitude que mettent en danger lrsquoὄρεξις et lἐπιθυμία chacun poussant vers un objet qui est

absent En outre leur existence deacuterive certes de lrsquoutile mais finit dans lrsquoexcegraves Jean Fregravere

propose cependant une distinction entre ὄρεξις et ἐπιθυμία en deacutefinissant le premier comme

laquo lrsquoaspiration en son sens [hellip] le plus geacuteneacuteral [hellip] en son aspect non-raisonneacute son pur

jaillissement instinctif [hellip] qui nrsquoimplique pas de perversiteacute morale raquo82 il srsquoagit donc drsquoun

eacutelan irreacutefleacutechi qui nrsquoa pas encore eacuteteacute informeacute qui peut mener vers quelque chose de bon ou

mauvais mais eacutecornifle le bonheur en ce qursquoil vise un objet absent Lrsquoἐπιθυμία lui paraicirct

plus peacutejoratif il est caracteacuteristiquement lieacute agrave lrsquoexcegraves Drsquoune part il est sans fin comme le dit

Jean Fregravere laquo le deacutesir (ἐπιθυμία) est le regravegne du de nouveau raquo83 des mecircmes choses Drsquoautre

part il est deacutemesure comme on le voit au fragment 224 ἡ τοῦ πλέονος ἐπιθυμίη τὸ

παρεὸν ἀπόλλυσι τῆι Αἰσωπείηι κυνὶ ἰκέλη γινομένη84 laquo deacutesirer davantage que ce que

lrsquoon a crsquoest lacirccher la proie pour lrsquoombre comme dans le cas du chien drsquoEacutesope raquo85 Cette

81ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris1966 III 433 a p 90-91

82J FREgraveRE Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacuted Lesbelles Lettres 1982 p 75

83Id p 76

84DEacuteMOCRITE Fragments 224 in H DIELS et W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratikervol 2 Berlin Weidmann 1952 p 130-224

85DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques J-P Dumont et H Diels (eacuted) Paris Gallimard 1988p 900

41

illimitation dans le temps et dans la quantiteacute provoque non seulement lrsquointempeacuterance qui en

tant que non-maicirctrise de soi-mecircme est neacutegative mais encore le danger elle nous deacutetourne de

ce qui est preacutesent et concret pour une illusion plus geacuteneacutereuse qui en fin de compte nous

laisse sans rien Lrsquoἐπιθυμία ressemble ici plus agrave une volonteacute pervertie une sorte drsquoeacutelan qui

perseacutevegravere dans son erreur Ἐπιθυμία et ὄρεξις troublent tous deux notre preacutesence au preacutesent

mais seul le premier prend un sens immoral parce que au-delagrave du deacutetournement spontaneacute

mais utile il est sans limites La connotation irrationnelle de lrsquoἐπιθυμία se retrouve donc

aussi chez Deacutemocrite On voit ici lrsquoeacutecart entre ces deux penseurs qui deacutesignent sous

ἐπιθυμία une forme particuliegravere drsquoeacutelan qui va contre la raison voire finit dans la deacutemesure et

Eacutepicure qui vise par lagrave soit tous types de deacutesirs soit le deacutesir tel qursquoil devrait ecirctre limiteacute et

beacuteneacutefique En revanche le mot ὄρεξις exprime chez nos trois auteurs un eacutelan avec une

indeacutetermination plus grande une sorte de spontaneacuteiteacute irreacutefleacutechie Cependant si Aristote et

Deacutemocrite en font le type mecircme de lrsquoeacutelan humain Eacutepicure le conccediloit seulement comme une

partie du deacutesir

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon

De fait la notion de deacutesir comme ἐπιθυμία chez Eacutepicure demeure dans les termes

beaucoup plus proche de celle de Platon Geneviegraveve Rodis-Lewis propose mecircme un

rapprochement entre les classifications des deacutesirs platonicienne ndash telle qursquoelle se trouve au

livre VIII de La Reacutepublique (558d-559d)ndash et eacutepicurienne86 En effet elle repegravere que les

cateacutegories structurantes sont dans les deux cas le naturel et le neacutecessaire Cependant elles ne

nrsquoont pas la mecircme disposition que chez Eacutepicure Dans ce passage en effet Socrate fait agrave

Glaucon la proposition suivante πρῶτον ὁρισώμεθα τὰς τε ἀναγκαίους ἐπιθυμίας καὶ

τὰς μή laquo deacutefinissons drsquoabord les deacutesirs neacutecessaires et ceux qui ne le sont pas raquo87 Agrave lrsquoeacuteniegraveme

et preacutevisible approbation de son interlocuteur il eacutetablit les deacutesirs neacutecessaires comme suit

Οὐκοῦν ἅς τε οὐκ ἂν οἶοὶ τrsquoεἶμεν ἀποτρέψαι δικαίως ἂν ἀναγκαῖαι

καλοῖντο καὶ ὅσαι ἀποτελούμεναι ὠφελοῦσιν ἡμᾶς τούτων γὰρ

ἀμφοτέρων ἐφίεσθαι ἡμῶν τῇ φύσει ἀνάγκη

86G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 174-175

87PLATON La Reacutepublique 558d traduction personnelle42

Nrsquoest-il pas juste drsquoappeler neacutecessaires ceux que nous ne pouvons deacutetour-

ner et ceux qui satisfaits nous sont avantageux La neacutecessiteacute de ces

deux-lagrave nous est imposeacutee par la nature88

La neacutecessiteacute en matiegravere de deacutesir est fondeacutee en nature et contient donc la neacutecessiteacute stricte et ce

qui nous est avantageux agrave satisfaire La nature fonde le neacutecessaire mais rien nrsquoest dit dans ce

texte drsquoune cateacutegorie naturelle qui inclurait ou deacutepasserait le neacutecessaire il est simplement dit

qursquoagrave lrsquoorigine de la neacutecessiteacute il y a la nature Par le fait que ce terme ndash ou sa neacutegation

puisqursquoil sera par la suite question des deacutesirs non-neacutecessaires ndash nrsquoapparaisse pas dans la suite

du passage on ne peut pas conclure agrave une structuration des deacutesirs en naturels et non-naturels

Crsquoest bien lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire qui est primordiale chez Platon puisque

crsquoest mecircme ainsi qursquoil nomme les deux cateacutegories de deacutesirs Drsquoautre part le rapprochement

entre les deux penseurs se heurte non seulement agrave la structure mais aussi dans le deacutetail

certaines consideacuterations de Platon ne se comprennent pas agrave la lueur drsquoEacutepicure Par exemple

ce qui est laquo avantageux raquo agrave satisfaire (du verbe ὠφελῶ) renvoie agrave une notion drsquoutiliteacute qui

reste ici indeacutefinie par Platon il semble un peu peacuterilleux de lrsquoassocier au neacutecessaire en

eacutepicurisme alors mecircme que celle-ci correspond tout agrave fait bien agrave la neacutecessiteacute stricte deacutecrite

avant dont on ne peut se deacutetourner LrsquoAcadeacutemicien ne parle pas non plus des deacutesirs vains

mais de deacutesirs non-neacutecessaires

ἅς γέ τις απαλλάξειεν ἄν εἰ μελετῷ ἐκ νέου καὶ πρὸς οὑδὲν ἀγαθὸν

ἐνοῦσαι δρῶσιν αἱ δὲ καὶ τοὐναντίον πάσας ταύτας [] μὴ ἀναγκαίους

φαῖμεν εἶναι

Ceux dont on peut se deacutefaire si lrsquoon y veille depuis lrsquoenfance et qui ne

font en eacutetant lagrave aucun bien et mecircme font du mal tous ceux-lagrave nous di-

sons qursquoils sont non-neacutecessaires89

Il leur applique certes la caracteacuteristique drsquoecirctre nuisible mais pose que crsquoest lrsquoeacuteducation qui

nous en deacutetourne alors que le raisonnement suffit agrave tout acircge chez Eacutepicure et que le

philosophe du Jardin propose un fondement lrsquoopinion vaine agrave leur existence Mais chose

primordiale la classification ne se fait pas dans le mecircme esprit dans sa tripartition de lrsquoacircme

Platon deacutepreacutecie les ἐπιθυμῖαι comme la partie de lrsquoinstabiliteacute qui la deacutetourne de ses buts

intellectuels la plonge dans le corps et surtout lrsquoeacuteparpille par son insatiabiliteacute La prescription

eacutethique de Platon tient agrave dompter les ἐπιθυμῖαι ndash et non forceacutement agrave les annihiler

88Ibid

89Id 559a43

puisqursquoelles restent une puissance de lrsquoacircme ndash pour les tourner vers les objets qui ne font pas

partie de leur penchant naturel agrave savoir ceux de lrsquointellect les Ideacutees On peut donc dire qursquoil

faut deacutenaturer les deacutesirs pour leur donner une respectabiliteacute et les transformer en valets de

lrsquointellect La tripartition drsquoEacutepicure elle se fait sans a priori neacutegatif sur le deacutesir Le travail de

la raison est de reacutealiser leur vrai nature et drsquoeacuteloigner les opinions vides et deacuteformantes afin

que les deacutesirs soient beacuteneacutefiques pour nous La tripartition doit aider agrave critiquer et agrave informer

les deacutesirs et reacutealiser leur nature srsquoils en ont une en tant qursquoils sont naturels Ce travail

drsquoEacutepicure sur les deacutesirs a drsquoailleurs beaucoup plus drsquoimportance dans sa theacuteorie que cet extrait

sur la cateacutegorisation des deacutesirs dans la penseacutee platonicienne

Le mot ἐπιθυμία marque le double rapport drsquoEacutepicure agrave Platon En tant qursquoheacuteritier on

retrouve certains motifs termes ou structures qui sont parentes de celles de lrsquoAcadeacutemicien la

reprise du terme geacuteneacuterique la reacutefeacuterence agrave la neacutecessiteacute alors qursquoAristote et Deacutemocrite pensent

le deacutesir en drsquoautres termes et drsquoautres structures Mais dans le refus de cette mecircme tradition

platonicienne on note un deacutetachement du fond si ce nrsquoest mecircme un retournement

lrsquoἐπιθυμία en tant que deacutesir-type nrsquoest pas vu comme irrationnel mais comme tout agrave fait

leacutegitime dans son expression et dans ses objets et sa limitation nrsquoest pas impossible puisque

crsquoest sa nature mecircme Toutefois Eacutepicure reconnaicirct que tous les deacutesirs ne respectent pas cette

nature crsquoest pour cela que la science de la nature des choses eacutetablit une classification entre

les diffeacuterents deacutesirs

44

Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition

Si la classification des deacutesirs drsquoEacutepicure est tregraves connue elle nrsquoen reste pas moins

lrsquoobjet de meacuteprises et ce degraves lrsquoAntiquiteacute Malgreacute sa simpliciteacute elle demeure mal comprise

non dans ses reacutesultats mais dans sa structure Expliquons-nous chacun sait et agrave juste titre

que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee expose trois types de deacutesirs les naturels et neacutecessaires les naturels

mais non-neacutecessaires et les deacutesirs vains Cependant cette eacutenumeacuteration a tendance agrave occulter

la deacutemarche qui les a deacutetermineacutes et rend ainsi difficile une compreacutehension fine du rapport

qursquoils entretiennent entre eux

Deacutejagrave chez Ciceacuteron on voit ce problegraveme apparaicirctre lorsque dans le De Finibus il

srsquoattaque en ces termes agrave la tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure

Primum divisit ineleganter duo enim genera quae erant fecit tria Hoc est

non dividere sed frangere Qui haec didicerunt quae ille contemnit sic

solent duo genera cupiditatum naturales et inanes naturalim duo neces-

sariae et non necessariae Confecta res esset

Drsquoabord la divison est mal faite de deux genres il en a fait trois Ceci ne

srsquoappelle pas diviser mais mettre en piegravece Ceux qui ont appris les choses

qursquoil meacuteprise [ie la dialectique] ont lrsquohabitude de proceacuteder ainsi il y a

deux genres de deacutesirs les naturels et les vains et parmi les naturels deux types les

neacutecessaires et les non neacutecessaires Crsquoeucirct eacuteteacute mieux ainsi90

Il souligne fort justement que les deacutesirs naturels neacutecessaires ou non peuvent dans leur

ensemble srsquoopposer aux deacutesirs vains Que ne peut-on critiquer Ciceacuteron Car croyant

reprendre Eacutepicure sur la division des deacutesirs il le reprend agrave la lettre En effet le maicirctre du

Jardin srsquoexprime ainsi

Ἀναλογιστέον δὲ ὡς τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαί αἱ δὲ κεναί καὶ

τῶν φυσικῶν αἱ μέν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μόνονmiddot

90CICEacuteRON De finibus bonum et malorum J Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922 I 2 sect 20 p 72-73 traduction modifieacutee Crsquoest nous qui soulignons

45

Il faut dire par analogie que parmi les deacutesirs les uns sont naturels et les

autres vides et parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires et

les autres seulement naturels91

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee se fait ici preacutecise il existe deux cateacutegories de deacutesirs auxquelles srsquoajoute

une subdivision dans la cateacutegorie naturelle Deux genres qui donnent trois types de deacutesirs

Alors certes la lettre drsquoEacutepicure ne comporte pas de consideacuteration dialecticienne sur ce que

pourrait ecirctre un genre par rapport agrave un sous-genre mais cette eacutepicirctre expose clairement une

dichotomie entre le naturel et le vide Bref en drsquoautres circonstances on aurait pu croire que

Ciceacuteron traduisait Eacutepicure

Ici se pose le problegraveme des sources agrave lrsquoeacutepoque antique Par quels biais Ciceacuteron

connaissait-il lrsquoeacutepicurisme Agrave quels textes eacutetait-il confronteacute Ayant freacutequenteacute lrsquoeacutepicurien

Phegravedre92 il connaissait bien certains dogmes il cite des Maximes Capitales mais lisait-il et

mecircme en geacuteneacuteral agrave cette eacutepoque lisait-on la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La meacuteconnaissance de

Ciceacuteron tient soit au fait de la laquo roublardise raquo93 dont il fait parfois preuve soit agrave la moindre

diffusion de ce texte agrave cette eacutepoque les deux hypothegraveses nrsquoeacutetant pas exclusives Si lrsquoon

poursuit la derniegravere on peut se demander si la diffusion de lrsquoeacutepicurisme notamment agrave

Rome94 nrsquoaurait pas privileacutegieacute du moins dans le domaine eacutethique la briegraveveteacute des Maximes au

deacutetriment des textes plus longs ne rendant plus bien compte du deacutetail de ces eacutecrits que les

formes bregraveves compleacutetaient et ne reprenaient pas ainsi la doctrine drsquoEacutepicure se serait

transmise par le biais drsquoune vulgate srsquoappuyant sur une partie des textes ne reprenant qursquoune

partie de la doctrine ce qui en aurait brouilleacute la netteteacute Cela semble drsquoautant plus inteacuteressant

que les Sentences Vaticanes dont la constitution en recueil a pour terminus post quem le

premier eacutepicurisme du ndashIIIe siegravecle laquo repreacutesente[nt] une tradition moins pure qui aplanit

parfois les difficulteacutes raquo95 de cette philosophie En poursuivant la penseacutee de Jean Bollack on

91EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 68-69 Bollack propose de comprendre lrsquoanalogie avec la consistance et lrsquoinconsistancephysique (p 113)

92Sur le rapport complexe de Ciceacuteron agrave lrsquoeacutepicurisme on pourra se reporter agrave lanotice de Carlos Leacutevy sur lrsquoorateur romain dans D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 1312-1318

93laquo Certes son enseignement ne peut exprimer que ce qursquoil comprend donc bienpeu de chose mais il sait agrave lrsquooccasion proceacuteder avec une certaine roublardise leproblegraveme eacutetant de deacuteterminer la limite entre sa malhonnecircteteacute intellectuelle et sacapaciteacute agrave dire litteacuteralement nrsquoimporte quoi raquo in Id p 1314

94Dans le cadre de la discussion savante qursquoappreacuteciaient les Romains du refus dudogmatisme drsquoeacutecole et de la preacutefeacuterence pour les problegravemes physiques agrave la maniegraveredrsquoAristote Voir P VESPERINI Lucregravece op cit p 36-42

95J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 41346

pourrait ainsi penser que le teacutemoignage de Ciceacuteron et des Sentences vont dans le mecircme sens

une connaissance de lrsquoeacutepicurisme plus reacutepandue apregraves le ndashIIIe siegravecle mais qui perdrait en

preacutecision et en vigueur de penseacutee

Ainsi Jean Bollack justifie-t-il la diffeacuterence qursquoil preacuteserve entre la maxime 29 et la

sentence 20 La sentence preacutesente bien la tripartition des deacutesirs

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μέν οὐκ

ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires drsquoautres sont natu-

rels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne sont ni naturels ni neacutecessaires

mais se produisent en raison de lrsquoopinion vide96

Elle reacutepegravete le reacutesultat de la division eacutepicurienne mais non la structure les diffeacuterents deacutesirs

entretiennent entre eux des rapports eacutevidents mais non expliqueacutes Elle tombe ainsi sous la

critique de Ciceacuteron Crsquoest selon Jean Bollack ce que la maxime 29 ne fait pas Contre la

tendance agrave la corriger afin drsquointeacutegrer la cateacutegorie des deacutesirs naturels et neacutecessaires pourtant

manquante dans les manuscrits mdash agrave la Renaissance drsquoabord selon la conjecture drsquoEstienne

puis apregraves 188897 suivant le calque drsquoUsener mdash98 il propose un texte sans retouche ougrave seuls

les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires et les deacutesirs vains sont mis en balance Nous proposerons

le texte dans une analyse plus tard99

Avant il nous faut faire le point sur ce que nous venons de dire la classification des

deacutesirs drsquoEacutepicure est bien connue mais sa compreacutehension srsquoest souvent limiteacutee agrave son reacutesultat

Conseacutequence drsquoune simplification dans la lecture ou dans la transmission des textes cette

compreacutehension doit ecirctre affineacutee par lrsquoanalyse des structures qui preacutesident agrave cette

classification

96EacutePICURE Sentence Vaticane 20 in Id p 448

97Date de deacutecouverte des Sentences Vaticanes

98Pour le deacutetail de cet eacutetablissement de texte et de son histoire nous renvoyons agravelrsquoannexe 2

99Voir infra p 5047

b) Le naturel et le non-naturel

Trois types de deacutesirs mais combien de cateacutegories combien drsquooppositions Lrsquoextrait

de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nous montre bien le premier critegravere de discrimination des deacutesirs celui-

lagrave mecircme que Ciceacuteron proposait la cause naturelle La nature srsquoidentifiant au reacuteel srsquooppose

au vide qui vient du deacutelire de lrsquoopinion (κενὴ δόξα) elle fonde la leacutegitimiteacute du deacutesir De lagrave

viennent deux cateacutegories les deacutesirs naturels et les deacutesirs vains Cette seacuteparation est la plus

deacutecisive car elle permet de penser lrsquoattache agrave la reacutealiteacute ou non drsquoun deacutesir du rapport entre

notre nature et celle de lrsquoobjet deacutesireacute

La nature est un principe comprenant des qualiteacutes intrinsegraveques la premiegravere eacutetant la simpliciteacute

En effet elle est agrave la fois limiteacutee mais suffisante ce qui constitue la vraie richesse comme le

montre la sentence 8

Ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος ὥρισται καὶ εὐπόριστός ἐστιν ὁ δὲ τῶν κενῶν

δοξῶν εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει καὶ ἔστι δυσπόριστος

La richesse de la nature est limiteacutee elle est aiseacutee agrave se procurer celle des

opinions vides tombe dans lrsquoillimiteacute elle est difficile agrave se procurer100

Cette limitation de lrsquoabondance naturelle correspond aux bornes poseacutees par la nature du corps

humain Les deacutesirs naturels sont le signe de la correspondance entre notre nature et la nature

de lrsquoobjet deacutesireacute puisque lrsquohomme en eacuteprouve un besoin reacuteel Par ailleurs il se trouve que ces

objets sont toujours faciles agrave se procurer (εὐπόριστος) la satisfaction en est donc toujours

assureacutee La nature subvient ainsi inconditionnellement agrave nos besoins Autrement dit elle nous

assure de fournir ce agrave quoi nous sommes deacutependants et nous met dans un eacutetat

drsquoindeacutependance Cet eacutetat se nomme αὐταρκεία qui nous semble revecirctir deux dimensions La

premiegravere se situe au niveau individuel

Ὁ σοφὸς εἰς τὰ ἀναγκαῖα συγκριθεὶς μᾶλλον παρίσταται μεταδιδόναι ἢ

μεταλαμβάνειmiddot τηλικοῦτον αὑταρκείας εὗρε θησαυρόν

Lrsquohomme sage accordeacute au neacutecessaire est plus disposeacute agrave donner de ce

qursquoil a qursquoagrave recevoir des autres Tel est le treacutesor qursquoil a deacutecouvert dans le

contentement de soi (αὑταρκεία)101

Ce contentement est la marque drsquoun ecirctre combleacute assureacute contre le manque tout en pouvant ecirctre

geacuteneacutereux et indeacutependant des autres Ce comblement ne peut ecirctre trouveacute que gracircce agrave la nature

100EacutePICURE Sentence Vaticane 8 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 424

101EacutePICURE Sentence Vaticane 44 in Id p 49148

et dans une acception encore plus preacutecise et limiteacutee qursquoest le neacutecessaire nous reviendrons

plus tard agrave cette notion

Cependant lrsquoeacutepicurisme nrsquoenvisage pas lrsquoindividu comme un ecirctre vivant isoleacute srsquoil nrsquoinvestit

pas le cadre politique traditionnel de la citeacute crsquoest pour lui en preacutefeacuterer un plus petit plus

intime de la communauteacute Contrairement au sage cyreacutenaiumlque ou agrave lrsquoideacuteal cynique lrsquoindividu

eacutepicurien eacutelargit son eacutechelle pour obtenir son contentement crsquoest donc eacutegalement au niveau

social que lrsquoαὐταρκεία comme autarcie indeacutependance qui implique et nous semble parfaire

le contentement de soi se reacutealise

Ὅσοι τὴν δύναμιν ἔσχον τοῦ τε θαρρεῖν μάλιστα ἐκ τῶν ὁμορούντων

παρασκευᾶσθαι οὕτω καὶ ἐβίωσαν μετrsquoἀλλήλων ἥδιστον τὸν

βεβαιώτατον πίστωμα ἔχοντες καὶ πληρεστάτην οἰκειότητα

ἀπολαβόντες [hellip]

Toutes ces personnes qui principalement par leurs voisins (ὁμορούντος)

ont pu se procurer la force de la tranquilliteacute aussi crsquoest ainsi qursquoils ont veacute-

cu ensemble le plus voluptueusement du monde la vie la plus solide

gracircce agrave la foi donneacutee et [] ils [ont] eu lrsquoamitieacute la plus pleine []102

Cette maxime 40 relie directement la vie en commun (μετrsquoἀλλήλων) agrave la vie heureuse

comme lrsquoindique lrsquoemploi du superlatif ἥδιστον la plus heureuse Mais ce qui apparaicirct

particuliegraverement inteacuteressant crsquoest de constater lrsquoassociation de cet adjectif agrave valeur adverbiale

avec le compleacutement du verbe ἐβίωσαν (ils ont veacutecu) agrave savoir le superlatif τὸν

βεβαιώτατον ltla viegt la plus solide La communauteacute permet donc de reacutealiser une vie

stable moins en prise avec des contingences exteacuterieures face auxquelles lrsquoindividu isoleacute est

faible Jean Salem parle mecircme drsquoun laquo peacuterimegravetre de seacutecuriteacute raquo103 en effet le rapport constant

et fiable agrave drsquoautres humains finit par creacuteer un environnement solide et sucircr et la vie nrsquoen

gagne que plus de plaisirs Cette vie ensemble est indiqueacutee par le mot οἰκειότητα qui peut

ecirctre un autre terme pour deacutesigner lrsquoamitieacute En effet ici celle-ci se reacutealise parfaitement

lrsquousage du superlatif πληρεστάτην la plus complegravete tient agrave ce que le sentiment de

communauteacute est autant utile qursquoagreacuteable qui constituent les deux caracteacuteristiques ndash

imbriqueacutees ndash de lrsquoamitieacute chez Eacutepicure Au-delagrave des textes on peut se souvenir des pratiques

102EacutePICURE Maxime Capitale 40 in Id p 400 le terme de voisins est ici agrave comprendrecomme ceux qui vivent agrave nos cocircteacutes de faccedilon limitrophe (crsquoest le sens de ὄμορος drsquoougraveest tireacute le mot) Ainsi on comprendra surtout par ce terme les amis puisqursquoils viventtout contre les limites drsquoun individu

103J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 9849

de lrsquoeacutecole eacutepicurienne pour appuyer la dimension sociale agrave lrsquoαὐταρκεία On pense

notamment agrave lrsquoanecdote ougrave malgreacute la famine agrave Athegravenes Eacutepicure et ses disciples parvinrent agrave

subsister gracircce au rationnement des fegraveves mises en commun La communauteacute creacutee un

environnement stable et sucircr qui sans forceacutement ecirctre fermeacute agrave lrsquoexteacuterieur sait en ecirctre

indeacutependant Il nrsquoest pas ininteacuteressant de penser que cette stabiliteacute environnementale prendrait

pour modegravele celle des dieux dans leurs intermondes Enfin lrsquoαὐταρκεία donne accegraves agrave une

valeur tregraves hautement estimeacutee car comme il est dit dans la sentence 77 Τῆς αὐταρκείας

καρπός μέγιστος ἐλευθερία laquo de lrsquoautarcie le fruit le plus grand la liberteacute raquo104 La nature

nous permet jusqursquoagrave la liberteacute rester dans le cadre des deacutesirs naturels crsquoest srsquoassurer de

deacutependre de ce que lrsquoon trouve inconditionnellement et facilement de sorte que la

satisfaction le contentement est certain et lrsquohomme libre de bien vivre

Le deacutesir non-naturel vide constitue un portrait inverseacute du deacutesir naturel sans rapport

avec le reacuteel il vient drsquoun jugement erroneacute soit sur la quantiteacute drsquoune satisfaction que notre

corps ne peut accueillir soit sur la qualiteacute de lrsquoobjet deacutesireacute qui nrsquoentretient aucun rapport

avec notre corps qui ne peut donc pas le recevoir non plus Cette absence de reacutefeacuterence au

sensible Eacutepicure le nomme ὁ πόθος τῆς ἀθανασίας dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee105 en appelant

agrave le supprimer Le terme choisi πόθος oscille entre deacutesir et regret lrsquoideacutee eacutetant qursquoil est une

envie impossible agrave reacutealiser En effet lrsquoimmortaliteacute est le paradigme du deacutesir irreacutealisable

puisqursquoil cherche agrave se soustraire agrave la limite naturelle et essentielle de la vie qursquoest la mort Il

nrsquoy a donc aucun lien possible entre nous mortels et lrsquoimmortaliteacute

Dans le De rerum natura le terme employeacute est desiderium qui renvoie lui aussi freacutequemment

agrave la mort Mais on trouve chez Lucregravece un subtil jeu de deacutecalage le poegravete ne preacutesente pas

avec ce mot le deacutesir drsquoimmortaliteacute mais les regrets qui entourent la mort Au chant III se

deacuteploye tout un argument contre la peur de la mort qui passe par la relativisation des craintes

reacutecurrentes qui lrsquoentourent la perte des joies de la famille (v 894-899) et plus radicalement

encore la possibiliteacute de satisfaire tout deacutesir (v 916-918) Le poegravete en montre lrsquoinaniteacute au vers

922 par ce mot de desiderium qui deacutenote lrsquoimpossible contentement car nec desiderium

nostri nos adficit ullum laquo nul regret ne nous tourmente alors [que nous sommes morts] raquo106

Lrsquoimpossibiliteacute radicale que pose la mort face agrave tout deacutesir posthume est agrave la source du deacutesir le

plus vain celui drsquoy eacutechapper De ce fait il en est le paradigme et se voit accorder lrsquounique

104EacutePICURE Sentence Vaticane 77 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 555

105EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 124 in Id p 63

106LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 922 p 232-23350

exemple du terme πόθος que nous trouvons dans notre corpus de textes eacutepicuriens Il existe

drsquoautres deacutesirs vains explicitement nommeacutes par exemple le deacutesir de gloire et deacutesigneacutes eux

par le terme drsquoἐπιθυμία107

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire

Si la nature est une condition neacutecessaire pour discriminer le bon grain de lrsquoivraie

seule la neacutecessiteacute est suffisante pour suivre inconditionnellement un deacutesir La neacutecessiteacute est

donc la seconde cause qui deacutepartage les deacutesirs La maxime 29 telle que la propose Jean

Bollack est un teacutemoignage de ce second principe

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε

φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γενόμεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacutecessaires les autres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en raison de lrsquoopinion

vaine108

Ce choix philologique de ne pas retoucher le texte des manuscrits permet agrave Bollack drsquoaffirmer

que laquo le principe de classification [de la maxime] loin de reprendre celui de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction mecircme raquo109 La force de cette

maxime nrsquoest donc pas la reacutepeacutetition de la classification tripartite mais bien plutocirct de reacutealiser la

cateacutegorie des deacutesirs non-neacutecessaires Elle montre les liens entre les deux deacutesirs que le critegravere

de naturaliteacute distingue radicalement mais que leur aspect non-neacutecessaire rapproche En effet

il srsquoagit ici des deacutesirs que lrsquoon ne peut suivre de faccedilon inconditionnelle puisque non-

neacutecessaires mais ceux qui sont vides ont une cause qui les rend par essence illusoire donc agrave

fuir absolument alors que la nature ndash qui est la cause eacutevidente des premiers ndash nrsquoinvalide pas

les deacutesirs mais nrsquoest pas suffisante pour en engager la poursuite

Mais puisqursquoils demeurent plus faciles agrave distinguer commenccedilons donc par examiner les

deacutesirs neacutecessaires dont il faut rappeler qursquoils ont les caracteacuteristiques des deacutesirs naturels

Eacutepicure les eacutenumegravere dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

107Voir supra p 32

108EacutePICURE Maxime Capitale 29 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 347 signalons que Jean-Franccedilois BALAUDEacute dans lrsquoeacutedition du livre X de Diogegravene Laeumlrce(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 p 1321) va jusqursquoagravepreacuteciser dans sa traduction laquo Parmi les deacutesirs ltnon-neacutecessairesgt raquo

109J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 21 p 34851

τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς

τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲ πρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

Parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires au bonheur les

autres agrave lrsquoabsence de souffrances dans le corps les autres agrave la vie

mecircme110

Drsquoaucuns nrsquoont pas manqueacute de reprocher au philosophe du Jardin de parler en reacutealiteacute des

besoins certes il est question ndash quoi de moins eacutetonnant ndash de la survie lrsquoaponie pourrait agrave la

limite y ecirctre rameneacutee mais agrave notre eacutepoque nous ne parlerions pas du bonheur comme drsquoun

besoin En son temps Ciceacuteron cherchait deacutejagrave querelle agrave la deacutenomination eacutepicurienne de deacutesir

en preacutefeacuterant pour ceux-lagrave le terme drsquoinclinaison naturelle (desideria naturae)111 mais son

problegraveme reacuteside plus que dans une incoheacuterence drsquoEacutepicure dans sa propre conception tregraves

neacutegative du deacutesir en teacutemoignent ces mots An potest cupiditas finiri Tollenda est atque

extrahenda radicitus laquo le deacutesir peut-il donc ecirctre limiteacute Non il faut le supprimer lrsquoextirper

jusqursquoagrave la racine raquo112 Comme nous lrsquoavons vu Eacutepicure ne partage nullement cette vue sur le

deacutesir puisque dans sa penseacutee la limite du deacutesir est non seulement possible et souhaitable mais

encore comprise dans la nature mecircme de cet affect bien compris

Mais ce qui nous donne la caracteacuteristique principale des deacutesirs neacutecessaires crsquoest la maxime

26 qui deacutebute ainsi laquo Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires raquo On comprend en creux que les deacutesirs

neacutecessaires apportent la douleur srsquoils ne sont pas satisfaits ce qui est leur marqueur distinctif

principal Cette douleur crsquoest la douleur du manque dont nous parlions tantocirct celle qursquoil faut

neacutecessairement calmer et qui touche agrave la limite basse du deacutesir Preacutecisons qursquoelle comprend

seulement la douleur du sujet qui manque mais non celle des conseacutequences La neacutecessiteacute en

matiegravere de deacutesir est drsquoune part incontournable drsquoautre part impeacuterieuse par la douleur qursquoelle

cause au sujet

La non-neacutecessiteacute signifie donc que les deacutesirs peuvent se dissiper sans douleur alors

mecircme qursquoils ne sont pas satisfaits Reprenons la maxime 26

110EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in Id p 68-69

111Appellet haec desideria naturae cupiditatis nomen seruet alio ut eam cum de auaritia cumde intemperantia cum de maximis uitiis loquetur tamquam capitis accuset laquo QursquoEacutepicureemploie donc lrsquoexpression drsquoinclinations naturelles que le mot de deacutesir il le reacuteservepour ailleurs et quand il parlera de la cupiditeacute de lrsquointempeacuterance et des plus grandsvices que ce soit au deacutesir qursquoil srsquoen prenne pour le charger comme drsquoune accusationcapitale raquo Ciceacuteron De finibus op cit I 2 sect 28 p 73

112Ibid52

Τῶν ἐπιθυμιῶν ὅσαι μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν ἐπανάγουσιν ἐὰν μὴ συμπληρωθῶσιν

οὐκ εἰσὶν ἀναγκαῖαι ἀλλrsquo εὐδιάχυτον τὴν ὄρεξιν ἔχουσιν ὅταν

δυσπόριστον ἢ βλάβης ἀπεργαστικαὶ δόξωσιν εἶναι

Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne sont

pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires mais ils comportent un appeacutetit fa-

cile agrave dissiper quand crsquoest un appeacutetit difficile agrave avoir ou lorsqursquoils sont ju-

geacutes capables de produire un mal113

Les deux cas de deacutesirs non-neacutecessaires envisageacutes ici recoupent pensons-nous les deacutesirs

naturels et les deacutesirs vains En effet ces derniers sont identifiables par un appeacutetit

δυσπόριστον difficile agrave trouver parce que vide sans rapport avec la nature et qui ne reacutesiste

pas agrave lrsquoexercice de la dissipation puisqursquoil nrsquoa rien de concret agrave y opposer Les deacutesirs naturels

eux se trouvent aussi soumis agrave cette fin srsquoils entraicircnent au bout du compte plus de maux que

de plaisirs Cependant si lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire existe crsquoest que la distinction

entre naturel et vide nrsquoest pas tout agrave fait eacutetanche et les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires agrave la

frontiegravere entre les deux sont complexes comme le montre la maxime 30

Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ

συντελεσθῶσιν ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος παρὰ κενὴν δόξαν αὗται

γίνονται καὶ οὐ παρὰ ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ

ἀνθρώπου κενοδοξίαν

Ceux des deacutesir naturels mais qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas accomplis ougrave lrsquoenvie est violente ceux-lagrave se produisent en raison

de lrsquoopinion vaine et srsquoils ne se dissipent pas ce nrsquoest pas en raison de

leur propre nature mais en raison de la vaniteacute de lrsquohomme114

Ici le vide vient contaminer le naturel par le biais de lrsquoopinion eacutevidemment erroneacutee

puisqursquoelle donne trop de force agrave un deacutesir dont la non-satisfaction ne serait pourtant pas suivie

de douleur Lrsquoimportance qui lui est accordeacutee le gonfle de maniegravere agrave paraicirctre aussi impeacuterieux

que le deacutesir neacutecessaire or cette neacutecessiteacute est superflue Ce statut drsquoentre-deux des deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires en fait un affect tregraves deacutelicat agrave traiter srsquoils font lrsquoobjet de tant de

maximes (26 29 et 30) crsquoest parce qursquoils sont agrave la fois acceptables car naturels mais plus

enclins agrave la vaniteacute puisque non-neacutecessaires Le vide peut de fait srsquoattaquer aux deacutesirs naturels

sur deux points la quantiteacute et la qualiteacute Drsquoabord la quantiteacute lrsquoopinion vaine peut alors

113EacutePICURE Maxime Capitale 26 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 339

114EacutePICURE Maxime Capitale 30 in Id p 35053

atteindre jusqursquoaux deacutesirs neacutecessaires en srsquoillusionnant sur la quantiteacute de lrsquoobjet qui apporte

la satisfaction Typiquement le deacutesir de nourriture est neacutecessaire mais il peut devenir vide si

lrsquoon croit neacutecessaire drsquoavaler un buffet entier pour se rassasier Puis la qualiteacute cela ne touche

que les deacutesirs naturels non-neacutecessaires puisque la qualiteacute de lrsquoobjet est deacuteformeacutee passant de

non-neacutecessaire agrave neacutecessaire Par exemple manger un mets un peu plus raffineacute peut ecirctre un

souhait naturel mais crsquoest une opinion vide qui nous le fait voir comme neacutecessaire Les deux

illusions peuvent eacutevidemment se combiner crsquoest le propre des deacutesirs vains Le deacutesir de

richesse est qualitativement sans fondement naturel et il est eacutegalement sans fin sur la quantiteacute

de biens agrave posseacuteder Par ces mots nous cherchons agrave pointer le fait que les cateacutegories ne sont

pas eacutetanches car elles peuvent ecirctre toutes deacuteformeacutees drsquoune maniegravere ou drsquoune autre par

lrsquoopinion vide La cateacutegorie drsquoentre-deux est eacutevidemment la plus poreuse

Ainsi deux oppositions structurent lrsquoespace des deacutesirs le naturel et le non-naturel

drsquoune part le neacutecessaire et le non-neacutecessaire drsquoautre part Cette double partition ou laquo double

dichotomie raquo115 comme la nomme Geneviegraveve Rodis-Lewis dresse un tableau exhaustif des

deacutesirs chez Eacutepicure116

Mais voilagrave que nous arrivons agrave quatre cateacutegories pour les deacutesirs les naturels et les non-

naturels les neacutecessaires et les non-neacutecessaires Pourquoi en reacutesulte-il une tripartition

Comme lrsquoillustre la lettre de lrsquoeacutepicirctre agrave Meacuteneacuteceacutee ces deux oppositions se superposent la

seconde est comprise dans la premiegravere En effet la neacutecessiteacute ne peut se situer qursquoagrave lrsquointeacuterieur

de la nature Un deacutesir non-naturel ne peut donc en aucun cas ecirctre neacutecessaire mais la nature

deacutebordant la neacutecessiteacute un deacutesir naturel peut nrsquoecirctre pas neacutecessaire Ainsi la nature est-elle un

critegravere plus deacuteterminant mais la neacutecessiteacute une preacutecision qui permet drsquoaffiner de faccedilon non-

neacutegligeable son jugement

Nous voyons qursquoil est conceptuellement possible de saisir et de distinguer chacune de ces

trois classes de deacutesirs les comprendre crsquoest aussi savoir quels sont leur rapport et la porositeacute

qui peut exister entre elles Cependant agrave un niveau non-conceptuel la difficulteacute agrave les saisir

sont reacuteels surtout srsquoagissant des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires Nous allons illustrer ce

115G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 175

116Nous voudrions signaler au lecteur qursquoun texte de Philodegraveme malheureusementendommageacute et trop peu consensuel dans son interpreacutetation semble dresser une listecompleacutementaire de types de deacutesirs en fonction de leurs effets puis de leurs originesIl srsquoagit du fragment 6 de Des Choix et des Rejets Nous proposons dans notre annexe 3le texte eacutetabli une traduction anglaise la traduction franccedilaise disponible ainsi quenos remarques

54

problegraveme en interrogeant le statut drsquoun deacutesir complexe le deacutesir amoureux reacuteputeacute appartenir

au deacutesir naturel et non-neacutecessaire

55

Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour

Lrsquoamour au sens large est assez peu abordeacute et dans des textes qui semblent parfois

contradictoires Ce terme drsquoamour recouvre en reacutealiteacute deux notions que nous ne devrions pas

confondre le sentiment qui se situe plutocirct du cocircteacute drsquoἔρως et la sexualiteacute qursquoexprime

ἀφροδίσιον Les eacutepicuriens se concentrent drsquoailleurs plus sur la sexualiteacute que sur la

sentimentaliteacute Nous traiterons drsquoabord de lrsquoamour comme ἔρως puis de la sexualiteacute

a) Lrsquoamour comme sentiment

Traitons en premier la question la moins complexe lrsquoamour comme sentiment On

observe tout drsquoabord que les textes eacutepicuriens nrsquoutilisent pas beaucoup le mot ἔρως Dans les

textes de notre corpus on ne le trouve que chez Diogegravene Laeumlrce qui reprend lrsquoideacutee drsquoun texte

du scholarque eacutepicurien Diogegravene de Tarse οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα laquo [ils ne

pensent pas non plus] que lrsquoamour (ἔρως) soit envoyeacute par le dieu raquo117 Cette occurrence isoleacutee

nrsquoest sans doute pas anodine et contient en elle lrsquoexplication du peu drsquousage du terme et pour

tout dire son eacutevitement En effet cette affirmation se comprend comme une reacuteaction au

platonisme dans certains des traiteacutes de Platon notamment le Phegravedre et le Banquet lrsquoamour

se pare drsquoun caractegravere divin par lequel les deux amants vont pouvoir srsquoeacutelever vers la veacuteriteacute

mecirclant ainsi eacutetroitement quecircte du savoir et sentiment amoureux veacuteriteacute de lrsquoecirctre et mystegravere de

lrsquoinspiration passionnelle Le refus eacutepicurien de toute passion contraire agrave la sagesse et agrave la

diviniteacute par le trouble qursquoelle engendre ne peut entraicircner qursquoun deacutesaccord profond avec

Platon la passion vient de lrsquoopinion vide et non des dieux qui nrsquoaccordent de toute faccedilon pas

drsquoimportance aux hommes Bref la penseacutee eacutepicurienne est profondeacutement anti-platonicienne

sur ce point en particulier point important car il touche au rapport entre hommes et dieux et

sans doute jusqursquoagrave eacuteviter ce mot mecircme dἔρως On peut se demander si ce terme nrsquoa pas eacuteteacute

approprieacute dans son usage philosophique du moins par le sens platonicien au point qursquoil

faille employer drsquoautres expressions pour se deacutetacher des connotations que lrsquoAcadeacutemie y avait

imprimeacutees

En effet les textes eacutepicuriens traitent toujours de τὸ ἐρωτικὸν πάθος la passion amoureuse

Elle est toujours condamneacutee toujours ce dont il faut se deacutefaire comme lrsquoindique la sentence

vaticane 18 qui nous donne des clefs pour nous en deacutetacher Elle semble mecircme constituer le

117DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 130656

paradigme de la passion En effet dans le traiteacute Sur la colegravere de Philodegraveme lrsquoardeur du

coleacuterique se trouve plusieurs fois compareacutee avec la passion amoureuse Le philosophe de

Gadara recommande drsquoutiliser la mecircme approche οὕτω δεῖ τὴν εἰλικρίνειαν

ἐπιλογίσασθαι τοῦ κακοῦ καθάπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐρωτικῆς εἰώθαμεν ποιεῖν

ἐπιθυμίας laquo nous devons prendre en compte le mal agrave lrsquoeacutetat pur comme justement nous

avons lrsquohabitude de le faire quand il srsquoagit du deacutesir amoureux raquo118 pour illustrer la force de

la colegravere il la compare agrave celle de la passion amoureuse ἀμέλει γὰρ καὶ φιλοτιμότερόν

ἐστι καὶ τῆς ἐρωτικῆς ἐπιθυμίας τὸ κακόν laquo De fait assureacutement ce mal [ie la colegravere]

megravene agrave la surenchegravere plus que ne le fait le deacutesir amoureux raquo119 En tant que passion la plus

typique lrsquoamour sert de reacutefeacuterence aux autres passions et concentre aussi les critiques agrave leur

endroit Finalement lrsquoeacutepicurisme produit une condamnation de lrsquoamour-passion assez peu

originale ce thegraveme eacutetant largement reacutepandu dans la philosophie Srsquoil faut trouver une

sentimentaliteacute agrave preacutefeacuterer agrave cet amour et telle peut ecirctre lrsquooriginaliteacute du Jardin on pensera agrave

lrsquoamitieacute que les eacutepicuriens ont la reacuteputation drsquoavoir mise agrave lrsquohonneur

Lucregravece nrsquoest pas en reste pour critiquer lrsquoamour Dans son long deacuteveloppement du

livre IV il srsquoattaque avec feacuterociteacute au ridicule des amoureux

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci et tribuunt ea quae non

sunt his commoda uere

Ainsi font les hommes que le deacutesir aveugle ils precirctent agrave celles qursquoils

aiment des meacuterites irreacuteels120

Lrsquoillusion amoureuse est pointeacutee dans la ceacuteciteacute des amants (caeci) le poegravete livre ensuite une

savoureuse liste de deacutefauts que les amants prennent pour des qualiteacutes chez leur maicirctresse

Mais il deacutenonce non lrsquoexcegraves qui prend forme amoureuse mais lrsquoamour lui-mecircme en

teacutemoigne ce vers amer qui conclut la description peu glorieuse drsquoune relation amoureuse

Atque in amore mala haec proprio summeque secundo inveniuntur laquo voilagrave quels maux on

trouve dans un amour juste et combleacute raquo121 Le poegravete attaque radicalement le sentiment122 les

118PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira G Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis 1988 fr 17 col 7 trad fr D Delattre et A Monet in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citp 574

119PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira op cit col 14 D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 577

120LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1153-1154 p 306-307

121Id IV v 1141-1142 p 304-305

122Cette approche de Lucregravece a sans doute beaucoup agrave voir avec les loci de lapoeacutesie amoureuse par exemple on peut lire les vers 1175-1184 comme un

57

Grecs ne sont pas aussi trancheacutes sur le sujet et il est difficile de deacuteterminer srsquoils condamnent agrave

la racine un sentiment qui serait par essence excessif ou seulement lrsquoamour dans ses excegraves

Mais plus que le fond crsquoest le ton caustique et un peu deacutesespeacutereacute de Lucregravece la longueur et la

cruelle preacutecision des deacuteboires amoureux123 qui tranchent par rapport agrave lrsquoapproche distancieacutee

et raisonnante des eacutepicuriens Toutefois lagrave ougrave cet eacutecart srsquoexprime le mieux ce nrsquoest pas tant

dans lrsquoamour comme sentiment que comme sexualiteacute

b) La sexualiteacute

1- Lucregravece une Veacutenus cynique

Lucregravece mecircle eacutetroitement sa critique du sentiment et de la sexualiteacute condamnant

absolument le premier afin de libeacuterer la seconde Nous lrsquoavons dit ce premier mouvement en

tant que condamnation de la passion peut convenir agrave lrsquoeacutepicurisme si ce nrsquoest que lrsquoaigreur

que le poegravete met agrave lrsquoattaquer paraicirct contrevenir agrave lrsquoapproche deacutepassionneacutee des eacutepicuriens

Quant au second il faut srsquoarrecircter un instant pour en examiner les diffeacuterents eacuteleacutements Lrsquoideacutee

de seacuteparer amour et sexualiteacute a eacuteteacute retrouveacutee dans un court fragment de Diogegravene drsquoOinoanda

(NF 157)

ἀτυχὲς ἀγνοεῖν τοὺς τὸ ἐρωτικὸν νοσοῦντας πάθος ὅτι τὴν μὲν ἀπὸ τῆς

ὄψεως ἡδονὴν καὶ δίχα συνπλοκῆς ἔχουσιν τελείαν το δrsquoἀφροδείσιον

αὐτὸ καὶ ἐπὶ βελτείονος μορφῆς καὶ ἐπὶ χείρονος ὅμοιόν ἐστιν

Il est malheureux que ceux qui sont malades de passion amoureuse ne se

rendent pas compte qursquoils reacutealisent tout agrave fait leur plaisir par la vue [de

lrsquoecirctre aimeacute] mecircme sans relation sexuelle lrsquoacte sexuel lui-mecircme que ce

soit avec quelqursquoun drsquoune plus belle ou drsquoune moins belle apparence de-

meure le mecircme124

Dans ce passage Diogegravene vise agrave seacuteparer ce que les amoureux confondent leur sentiment tire

son agreacutement de la beauteacute de lrsquoaimeacute et non drsquoune relation physique dont la vraie source de

plaisir ne se trouve pas dans lrsquoapparence de lrsquoautre cette phrase ne preacutecise pas drsquoougrave le plaisir

deacutetournement de paraclausithuron

123Une centaine de vers (IV v 1058-1191)

124DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda the discoveries of 2009 (NF 167-181) raquo art cit NF 157 p 19 traductionpersonnelle

58

sexuel est tireacute Les deux eacutediteurs Juumlrgen Hammerstaedt et Martin Ferguson Smith divergent

sur lrsquointerpreacutetation preacutecise de ce passage et proposent chacun au lecteur leur lecture125 Parmi

les points de divergence il y a la proximiteacute (totale selon Smith) ou la distance (selon

Hammerstaedt) avec ce que dit Lucregravece Ce fragment rappelle en effet quelques vers du poegravete

deacutenonccedilant lrsquoinsatisfaction du deacutesir sexuel avec lrsquoecirctre aimeacute les plus marquants eacutetant ceux-ci

Nam certe purast sanis magis inde voluptas quam miseris Etenim potiun-

di tempore in ipso fluctuat incertis erroribus ardor amantum nec constat

quid premium oculis manibusque fruantur

Oui la volupteacute est plus pure aux hommes senseacutes qursquoagrave ces malheureux

dont lrsquoardeur amoureuse erre et flotte indeacutecise agrave lrsquoinstant de posseacuteder les

yeux les mains ne sachant de quoi drsquoabord jouir126

Le poegravete y montre non seulement la seacuteparation des deux pheacutenomegravenes mais surtout la

pollution que creacutee lrsquoamour autour du plaisir sexuel qui se trouve gacirccheacute par lrsquoillusion que cet

acte aboutira agrave combler le corps de lrsquoamant avec la beauteacute de son partenaire (v 1094-1096)

or comme le deacuteveloppera Lucregravece par la suite avec une explication plutocirct eacutepicurienne (v

1108-1120) le transfert atomique du corps de lrsquoecirctre aimeacute agrave lrsquoamant est impossible Ainsi le

deacutesir amoureux est-il impossible agrave satisfaire et il gacircche en outre le plaisir sexuel Crsquoest donc

en pratiquant une sexualiteacute sans lrsquoecirctre aimeacute que lrsquoon pourra jouir veacuteritablement de ce plaisir

Si lrsquoon y prend garde ce nrsquoest pas tout agrave fait ce que dit Diogegravene127 qui distingue simplement

la source du plaisir sans pour autant dire que les amants ne retirent pas de plaisir de la

sexualiteacute il srsquoagit seulement de dire que lagrave nrsquoest pas la source du plaisir du sentiment

amoureux Rien nrsquoest dit sur lrsquoeacuteventuel gacircchis du plaisir sexuel si lrsquoacte est accompli avec une

personne aimeacutee passionneacutement Ainsi ce qui fondait chez Lucregravece la neacutecessiteacute de srsquoen

remettre agrave la Venus voglivaga la Veacutenus volage (v 1072) crsquoest-agrave-dire la satisfaction sexuelle

avec le premier amour qui se preacutesente nrsquoest absolument pas attesteacute chez les eacutepicuriens

Nous nous sentons donc plus proche de la lecture de Juumlrgen Hammerstaedt qui pointe les

divergences entre Diogegravene drsquoOinoanda et Lucregravece Mais nous approuvons tout agrave fait Smith

125Nous ne reprendrons les arguments qursquoils deacuteveloppent on les trouvera auxpages 20 agrave 23 de leur article

126LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1075-1078 p 302-303

127Smith propose une traduction du passage qui le rapproche de Lucregravece encomprenant non pas que les amoureux reacutealisent leur plaisir laquo mecircme sans relationsexuelle raquo mais laquo et non de la relation sexuelle raquo cependant cette interpreacutetationnrsquoempecircche pas de ressentir un vrai plaisir dans une relation avec lrsquoobjet de lrsquoamourpassionneacute elle seacutepare les deux plaisirs sentimental et sexuel

59

lorsqursquoil affirme laquo Pas de doute que Diogegravene aurait aussi eacuteteacute drsquoaccord avec Lucregravece (IV

1073-1076 [le passage que nous venons de citer]) que ceux qui tirent le plus de plaisir drsquoune

relation sexuelle sont ceux qui ne sont pas amoureux raquo128 hellip si lrsquoon pense agrave un autre Diogegravene

que celui de Lycie Lucregravece est en effet singuliegraverement proche de la position de Diogegravene non

pas drsquoOinoanda pas non plus de Laeumlrce mais de Diogegravene de Sinope On trouve chez Diogegravene

Laeumlrce (le doxographe) parmi les propos tenus par Diogegravene le Cynique (celui qui venait de

Sinope) celui que voici τοὺς ἐρῶντας ἔφη πρὸς ἠδονὴν ἀτυχεῖν129 laquo ceux qui

eacuteprouvent la passion amoureuse rencontrent lrsquoeacutechec agrave lrsquoeacutegard du plaisir raquo130 Il nous semble

que si Lucregravece se rapproche drsquoune penseacutee sur ce point du moins crsquoest bien plus des ideacutees

cyniques car il nous apparaicirct que le Chien drsquoAthegravenes131 dit exactement la mecircme chose que le

poegravete latin agrave savoir que la passion amoureuse empecircche le plaisir sexuel De plus lrsquoideacutee

drsquoavoir recours agrave la Venus voglivaga trouve des eacutechos dans drsquoautres passages de la vie des

cyniques132 Les proximiteacutes de Lucregravece avec les cyniques ne sont pas agrave neacutegliger dans le De

rerum natura certains passages tiennent mecircme de la citation par exemple la meacutetaphore de

la philosophie comme un remegravede amer ndash que le poegravete pare de son art doux afin de le faire

avaler ndash (IV 11-25) reprend un propos drsquoAntisthegravene133 Mais pas plus qursquoil nrsquoest eacutepicurien

Lucregravece ne peut ecirctre rangeacute dans la cateacutegorie des cyniques Pierre Vesperini propose de penser

sa posture litteacuteraire comme celle du laquo paracynique crsquoest-agrave-dire qui utilise des discours

cyniques sans pour autant srsquoinscrire dans leur tradition raquo134 Or cette tendance cynique il la

voit preacutesente notamment quand il est question de lrsquoamour135

128M F SMITH in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo op cit p 22

129DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in HS Long Diogenis Laertii vitae philosophorum 2 vols OxfordClarendon Press 1964 (repr 1966)

130DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit VI sect 36 p 735

131 Le cynique de Sinope

132Pour la deacutesolidarisation de lrsquoamour et de la sexualiteacute agrave rapprocher de Diogegravene sect72 laquo il demandait la communauteacute des femmes ne parlant mecircme pas le mariagemais de lrsquoaccouplement drsquoun homme qui a seacuteduit une femme avec la femme seacuteduite raquo et demaniegravere plus lointaine drsquoAntisthegravene sect 3 laquo Il faut srsquounir agrave des femmes qui vous ensauront greacute raquo

133laquo Comme on lui avait demandeacute pourquoi il recourait pour corriger ses disciples agravedes recettes amegraveres il reacutepond Les meacutedecins en font autant avec leurs patients raquoin DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit trad M-O Goulet-Cazeacute VI sect 3 p 683

134P VESPERINI Lucregravece op cit p 142-143

135laquo un trait typique de philosophes cyniques [hellip] au livre IV avec une deacutenonciationde la folie de lrsquoamour raquo Id p 166 voir eacutegalement p 126-127

60

Ce meacutelange drsquoinfluences philosophiques que nous pointons lagrave fait du poegraveme de Lucregravece un

texte deacutelicat agrave utiliser ougrave si le dogme eacutepicurien est la matiegravere majeure du poegraveme il se trouve

parfois mecircleacute agrave des dogmes exteacuterieurs ou mobiliseacute dans un cadre heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoeacutepicurisme

en lrsquooccurrence nous pensons que la remobilisation de la theacuteorie atomique drsquoEacutepicure pour

expliquer lrsquoinsatisfaction des amants (IV 1108-1120) sert un propos cynique Toutefois ces

influences heacuteteacuterogegravenes sont parfois difficiles agrave deacutegager car elles peuvent ecirctre compatibles

avec lrsquoeacutepicurisme en effet le fait que la passion amoureuse qui est un mal en soi nuise au

plaisir sexuel nrsquoest nullement interdit par ce que nous savons de la doctrine eacutepicurienne mais

puisque nous nrsquoavons pas de texte qui lrsquoaffirme nous pensons preacutefeacuterable de ne pas ramener

lrsquoaffirmation lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme Ici crsquoest parce que nous avons pu clairement

identifier une source diffeacuterente que nous pouvons mieux penser que cette ideacutee sans ecirctre

incompatible avec lrsquoeacutepicurisme nrsquoa du moins pas une origine eacutepicurienne et se trouve ecirctre

avant tout cynique

En matiegravere drsquoamour et de sexualiteacute Lucregravece nrsquoest donc pas une source sucircre pour lrsquoeacutepicurisme

du fait de son inspiration cynique sur le sujet qui rend sa parole non-eacutepicurienne bien qursquoon

puisse envisager qursquoelle ne soit pas incompatible avec lrsquoeacutepicurisme Crsquoest donc seulement agrave

partir des eacutepicuriens que lrsquoon pourra comprendre comment ils envisagent la sexualiteacute

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non

Nous comprenons souvent la sexualiteacute dans la penseacutee eacutepicurienne agrave partir de la

classification de ce deacutesir dans la cateacutegorie naturelle et neacutecessaire Crsquoest donc en eacutetudiant les

arguments et la leacutegitimiteacute drsquoune telle classification que lrsquoon abordera de faccedilon la plus

exhaustive le sujet

α - Saisie du problegraveme

Les commentateurs modernes ont tendance agrave ranger les deacutesirs sexuels dans la

cateacutegorie des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires en soulignant le laquo ton beaucoup plus reacuteserveacute agrave

lrsquoeacutegard de ce mecircme plaisir raquo ou la prescription laquo de nrsquoen user que prudemment raquo136 chez Jean

Salem ou que sa poursuite laquo relegraveve de la sagesse pratique raquo137 selon Marcel Conche

Cependant certains eacuteleacutements viennent porter le doute sur une telle cateacutegorisation Plus

136J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

137M CONCHE Lettres et maximes op cit p 6661

nuanceacutee que ses homologues Geneviegraveve Rodis-Lewis eacutecrit de ce deacutesir laquo qursquoil soit naturel est

eacutevident non neacutecessaire comme si son insatisfaction nrsquoeacutetait jamais peacutenible apparaissant plus

discutable raquo138 Cette peacutenibiliteacute est preacuteciseacutement celle pointeacutee par Lucregravece lorsqursquoil dit

[decet] iacere umorem conlectum in corpora quaeque nec retinere [hellip] et

servare sibi curam certumque dolorem

[il faut] jeter en quelque corps le liquide amasseacute au lieu de le garder [hellip]

et de nous assurer la peine et la souffrance139

Si le deacutesir sexuel ramegravene agrave la douleur crsquoest le consideacuterer comme neacutecessaire selon la maxime

26140 Toutefois nous ne pouvons pas nous fier agrave Lucregravece sur un tel sujet car nous nrsquoavons

pas agrave notre connaissance drsquoautres textes eacutepicuriens pour confirmer ses dires et la tradition

cynique nrsquoest jamais loin lorsque Lucregravece parle drsquoamour141 comme nous venons de le

montrer Or ce que dit lagrave Lucregravece rentre en eacutecho avec des ideacutees cyniques Cette neacutecessiteacute

douloureuse peut tout aussi bien trouver sa source chez Diogegravene le Cynique lorsque se

masturbant sur la place publique il regrette de ne pas pouvoir satisfaire aussi aiseacutement sa

faim142 il indique par lagrave lrsquoeacutegaliteacute en neacutecessiteacute qui anime les deux deacutesirs

Devant ces soupccedilons et ces incertitudes nous voudrions reposer la question la sexualiteacute est-

elle un deacutesir neacutecessaire ou non Quels faits nous font pencher vers cette option et quels

autres nous incitent agrave le consideacuterer neacutecessaire Drsquoougrave vient que nous cateacutegorisons ce deacutesir

comme naturel mais non-neacutecessaire

Partons de cette derniegravere interrogation Le commentaire classique a des sources pour

eacutetayer sa penseacutee143 quelles sont-elles La plus explicite sur la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute

agrave laquelle on est renvoyeacute se trouve dans le fragment 456 des Epicurea drsquoUsener aux lignes

12 agrave 19 Ce passage signale la speacutecificiteacute du classement drsquoEacutepicure rappelle les trois

cateacutegories de deacutesirs puis les exemplifie comme suit

138G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 184-185

139LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-67 p 300-301

140Voir supra p 51

141Voir supra notes 132 et 135

142DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute(trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 VI sect 69 p 736

143Pour un reacutesumeacute de ces sources on pourra se reporter au deacuteveloppement assezriche en reacutefeacuterences que font les eacutediteurs de Diogegravene drsquoOinoanda sur le NF 157 p 19-23 dans J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo art cit p 1-48

62

ἡ μὲν οὖν τῆς τροφῆς ἐπιθυμία καὶ τῆς ἐσθῆτος ἀναγκαίαmiddot ἡ δὲ τῶν

ἀφροδισίων φυσικὴ μὲν οὐκ ἀναγκαία δέmiddot ἡ δὲ τοιῶνδε σιτίων ἢ τοιᾶσδε

ἐσθῆτος ἢ τοιῶνδε ἀφροδισίων οὔτε φυσικὴ οὔτε ἀναγκαία

Donc le deacutesir de nourriture et celui de vecirctements sont neacutecessaires Le deacute-

sir sexuel est naturel mais non-neacutecessaire Le deacutesir drsquoune certaine nourri-

ture drsquoun certain vecirctement ou drsquoun certain rapport sexuel nrsquoest ni naturel

ni neacutecessaire144

Ce passage fonde donc clairement lrsquoattribution de non-neacutecessiteacute au deacutesir sexuel Mais drsquoougrave

vient ce texte et quelle leacutegitimiteacute a-t-il Ce texte srsquoavegravere ecirctre une scolie agrave Aristote nous

preacutecise Hermann Usener qui commente le passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote

parle du deacutesir sexuel comme naturel au mecircme titre que le deacutesir de nourriture et ils prennent

des formes variables selon les individus145 Le texte nrsquoappartient donc pas agrave la tradition directe

de lrsquoeacutepicurisme antique ce qui ne permet pas de le consideacuterer absolument valide Cependant

nous avons pu trouver dans la tradition indirecte de lrsquoeacutepicurisme des eacuteleacutements fiables au

regard de ce que nous connaissons de cette philosophie antique mais il srsquoagit pour nous agrave

chaque fois que nous avons recours agrave ces eacutecrits drsquoeacutevaluer autant que possible ce qui est dit au

regard de ce que nous savons ou pas agrave propos de la doctrine du Jardin ainsi que drsquoougrave cela est

dit afin de mieux comprendre la position eacutenonceacutee Cette scolie comme beaucoup de ses

semblables preacutesente bien des inconveacutenients pour notre questionnement drsquoune part nous ne

saurions en deacuteterminer la date du moins nrsquoest-il pas agrave notre porteacutee de le deacuteterminer drsquoautre

part nous nrsquoavons pas de nom ou seulement drsquoindice de lrsquoidentiteacute de son auteur Aucun

ancrage ni personnel ni temporel ne nous permet de situer cet eacutenonceacute ce qui rend sa validiteacute

infondable en lui-mecircme Accorder du creacutedit agrave ce qui y est dit tient alors agrave lrsquointerpreacutetation

drsquoautres textes plus leacutegitimes qui iraient dans le mecircme sens que lui

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute

Et effectivement de pareils textes existent mais preacutecisons aussitocirct qursquoaucun texte ne

procegravede agrave une superposition de la classification des deacutesirs sur des exemples de deacutesirs On

trouve donc toujours agrave lrsquoexception de la scolie que nous venons de citer et de celle de la

maxime 29146 soit le rappel de la tripartition des deacutesirs soit le traitement du deacutesir sexuel mais

jamais les deux ensemble Crsquoest donc par la seule eacutetude du traitement reacuteserveacute aux deacutesirs

144ANONYME in H USENER (eacuted) Epicurea op cit fr 456 15-19 p 295 traductionpersonnelle

145ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris 1959 III 13 (1118 b) 5-25 p 163-164

63

drsquoAphrodite que nous pouvons deacuteduire une cateacutegorie pour eux En effet plusieurs textes font

penser qursquoils sont naturels mais non-neacutecessaires puisqursquoils teacutemoignent de remarques

neacutegatives sur la sexualiteacute Le plus probant est celui que Diogegravene Laeumlrce et drsquoautres citateurs

donnent Συνουσίη δὲ φασίν ὤνησεν μὲν οὐδὲποτε ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ ἔβλαψε laquo on

nrsquoa jamais tireacute aucun profit de la relation sexuelle disent-ils et lrsquoon peut ecirctre satisfait de ne

pas en subir de dommage raquo147 Ce teacutemoignage nous invite agrave penser le deacutesir sexuel non sans

danger Par cette vision neacutegative on pense ce deacutesir comme ne produisant pas de bien il serait

alors agrave eacuteviter donc il est possible de srsquoen passer De lagrave la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)

Toutefois la mise en avant de ce passage minore souvent la positiviteacute certaine qui

entoure ce deacutesir Un extrait du traiteacute Sur les Fins drsquoEacutepicure rapporteacute par Diogegravene Laeumlrce est

tregraves clair agrave ce sujet

Οὐ γὰρ ἔγωγε ἔχω τί νοήσω τἀγαθόν ἀφαιρῶν μὲν τὰς διὰ χυλῶν

ἡδονάς ἀφαιρῶν δὲ τὰς διrsquoἀφροδισίων καὶ τὰς διrsquoἀκροαμάτων καὶ τὰς

διὰ μορφάς

Car pour moi je ne peux en aucune maniegravere me repreacutesenter ce qursquoest le

bien si je supprime les plaisirs que procurent les saveurs que je supprime

ceux que procure lrsquoamour (ἀφροδισίων) et ceux que procurent les sons

et ceux qui proviennent des formes148

Le deacutesir sexuel fait partie des bonnes choses ce qui prouve qursquoils peuvent ecirctre rattacheacutes agrave

lrsquoagreacuteable ou au plaisant sans ecirctre essentiellement nuisibles Drsquoautres sources pegravesent en

faveur de cette vision Pierre Vesperini eacutecrit qursquoun buste drsquoEacutepicure laquo fut placeacute peut-ecirctre degraves

son vivant dans le temple drsquoAphrodite agrave Paphos raquo149 et rappelle aussi la preacutesence des

heacutetaiumlres dans le Jardin Tous ces eacuteleacutements concourent agrave montrer la positiviteacute de ce deacutesir dans

lrsquoeacutepicurisme

146Qui ne donne drsquoailleurs pas les mecircmes exemples et surtout pas le deacutesir sexuelcomme naturel et non-neacutecessaire mais parle du deacutesir drsquoaliments riches Pour le texteet sa traduction se reporter agrave lrsquoannexe 2

147DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 1306 pour les autres citateurs voir HUSENER (eacuted) Epicurea op cit fr 62

148DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies X sect 6 in A LAKS laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la ViedrsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X 1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PULLille 1976 p 1-118 p 10-11

149P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit chap 7 p 35464

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions

La sentence 51 que lrsquoon preacutesente comme une lettre de Meacutetrodore ami drsquoEacutepicure au

jeune Pythoclegraves reacutesume agrave elle seule ces tensions

Πυνθάνομαί σου τὴν κατὰ σάρκα κίνησιν ἀφθονωτέραν διακεῖσθαι πρὸς

ἀφροδίσιον ἔντευξινmiddot σὺ δὲ εἰ μὴ τοὺς νόμους καταλύεις μὴτε τὰ καλῶς

ἔθη κείμενα κινεῖς μὴτε τῶν πλησίων τινὰ λυπεῖς μὴτε τινὰ τὴν σάρκα

καταξαίνεις μὴτε τὰ ἀναγκαῖα καταναλίσκεις χρῶ τῇ ἑαυτοῦ

προαιρέσει ὡς βούλειmiddot ἀμήχανον μέντοι γε τῷ μὴ οὐχ ἑνί γέ τινι τοῦτων

συνέχεσθαιmiddot ἀφροδίσια γὰρ οὐδέποτε ὤνησεν ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ

ἔβλαψεν

Jrsquoapprends que le mouvement de la chair est chez toi plus geacuteneacutereux agrave

lrsquoeacutegard de la relation drsquoamour Pour toi si tu nrsquoenfreins pas les lois et que

tu ne portes pas atteinte agrave lrsquohonnecircteteacute eacutetablie en coutume que tu nrsquoat-

tristes pas lrsquoun de tes proches que tu nrsquouses pas ta chair et que tu ne

consumes pas le neacutecessaire suis le choix qui est de toi comme tu veux

Et pourtant il nrsquoy a pas moyen de le faire quand on est retenu par lrsquoun au

moins de ces obstacles Car les plaisirs de lrsquoamour ne sont jamais utiles il

faut ecirctre content srsquoils ne nuisent pas150

Lrsquoadresse qui srsquoeacutelargit au lecteur met en balance le choix de poursuivre le deacutesir sexuel et les

contraintes agrave la bonne reacutealisation de ce deacutesir Arrecirctons-nous un instant sur ces obstacles Le

premier ne pas enfreindre les lois touche au politique et impose la non-illeacutegaliteacute de lrsquoacte

sous peine drsquoecirctre deacutecouvert et drsquoen ecirctre chacirctieacute151 Le deuxiegraveme transgresser les codes des

mœurs nous semble la deacuteclinaison du premier dans le domaine social et contraint agrave une

non-illeacutegitimiteacute dans la reacutealisation de ce deacutesir Le troisiegraveme ne pas causer de peine agrave un

proche revient agrave ne pas abicircmer une relation de notre environnement afin drsquoen preacuteserver la

stabiliteacute contre la satisfaction passagegravere drsquoun deacutesir La quatriegraveme lrsquousure de la chair se

ramegravene agrave la neacutecessiteacute de chercher la santeacute du corps qui compose le plaisir152 Le cinquiegraveme et

dernier la preacuteservation du neacutecessaire se ramegravene eacutegalement aux eacuteleacutements de la survie du

calme du corps et du bonheur qursquoil ne faut pas remettre en question pour accomplir ce deacutesir

Y a-t-il lagrave vraiment quelque chose drsquoexceptionnel dans ces prescriptions Il nous semble que

150EacutePICURE Sentences Vaticanes 51 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p505 traduction modifieacutee

151Sur la conception de la justice voir les maximes 31 agrave 38 notamment la 35 pour lechacirctiment

152Voir la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 12865

ces obstacles sont valables pour tous les deacutesirs sauf peut-ecirctre les deuxiegraveme et troisiegraveme

points qui apparaissent particuliers au deacutesir sexuel on voit surgir avec eux une dimension

sociale qui si elle nrsquoest peut-ecirctre pas invalide pour les autres deacutesirs nrsquoest exprimeacutee que dans

ce cas Mais ce qui deacuteciderait de la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute ndash le fait qursquoelle ne ramegravene

pas agrave la douleur si elle nrsquoest pas reacutealiseacutee ndash ne se trouve pas dans ces contraintes en tant que

telles

Crsquoest la phrase finale que nous avons vu tantocirct chez Diogegravene Laeumlrce qui donne une ideacutee

peacutejorative de la sexualiteacute Il faut toutefois souligner qursquoelle deacutecoule ici de cette eacutenumeacuteration

de preacutealables puisque les conseacutequences nuisibles dont il est question agrave la fin rappellent entre

autres les limitations qui viennent drsquoecirctre rapporteacutees Mais que dit preacuteciseacutement cette phrase

Agrave quoi renvoie lrsquoinutiliteacute essentielle (οὐδέποτε ὤνησεν) des deacutesirs amoureux Le

commentaire qursquoen a livreacute Jean Bollack nous paraicirct inteacuteressant

Les deux membres de la derniegravere phrase ne sont pas compleacutementaires Agrave

la preacutesence vraisemblable du mal srsquoadjoint lrsquoabsence neacutecessaire drsquoun au-

delagrave dans le temps dont on puisse faire son profit Crsquoest ainsi qursquoil faut en-

tendre comme srsquoappliquant agrave lrsquoavenir le bien dont il est dit que ces plaisirs

ne le procure jamais153

Crsquoest donc en regard du futur que lrsquoon ne tire en aucun cas de bien de la satisfaction de ce

deacutesir et que lrsquoon peut en revanche en tirer des nuisances On tire toutefois que en creux il

existe un reacuteel plaisir agrave la sexualiteacute sur lrsquoinstant154 Le but de ce discours est de mettre en

balance lrsquoinstantaneacuteiteacute du plaisir ndash peut-ecirctre si eacutevident qursquoil nrsquoest pas besoin de le mentionner

ndash et lrsquoapregraves qui ne jouit plus de ce plaisir mais peut comporter des deacuteplaisirs Cela croyons-

nous ne suffit pas agrave preacutejuger de la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel en effet ce qui est preacutesenteacute

ici ce sont les peines qui peuvent suivre un tel acte agrave mettre en balance avec le plaisir

momentaneacute de sa reacutealisation et non lrsquoaffirmation drsquoune absence de douleur si la satisfaction

est absente Cela pourrait peut-ecirctre mecircme en indiquer la neacutecessiteacute puisqursquoon peut lire cette

preacutesentation des inconveacutenients douloureux comme ce qursquoil faut faire peser face agrave la douleur

153J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 22 p 509 nous avons changeacute latraduction de Bollack de le bien par lrsquoutile dans la traduction que nous avons proposeacuteafin de faire mieux faire sentir au lecteur qursquoil ne srsquoagissait pas du bien commeplaisir mais comme ce qui est profitable

154Pour la simultaneacuteiteacute du plaisir sexuel avec lrsquoacte qui le produit voir DiogegravenedrsquoOinoanda NF 128 col 6-7 trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit p 1047 Il est eacutegalement question dans cette mecircme cateacutegoriede la simultaneacuteiteacute du plaisir et de lrsquoacte de lrsquoacte de manger

66

de la non-satisfaction155 Peut-ecirctre aussi cette preacutesentation neacutegative nrsquoest-elle pas sans rapport

avec lrsquoadresse qui vise un deacutesir deacutesigneacute comme excessif car ἀφθονωτέρας abondant en plus

du sens de lrsquoadjectif se trouve ecirctre un comparatif de supeacuterioriteacute assez abondant Le rappel des

preacutealables agrave respecter en vue de la reacutealisation non-nuisible de ce deacutesir vient dresser un tableau

fait non pour rendre justice au deacutesir sexuel mais pour contrebalancer la preacutegnance drsquoun deacutesir

plutocirct geacuteneacutereux Pour finir notre travail drsquoavocat de la partie moins deacutefendue nous ajouterons

qursquoen fin de compte ainsi que le fait remarquer Geneviegraveve Rodis-Lewis laquo le deacutesir sexuel

nrsquoest condamneacute que dans ses excegraves et dans leurs conseacutequences facirccheuses raquo156 Ne pourrait-on

pas soutenir qursquoil en va de mecircme avec la gloutonnerie qui est lrsquoexcegraves du deacutesir de nourriture

Personne ne songe agrave assigner lrsquoalimentation agrave la non-neacutecessiteacute alors mecircme que son excegraves est

nuisible

Crsquoest pour cela cher lecteur qursquoen vertu du principe ndash bien leacutegitime avouons-le ndash du

beacuteneacutefice du doute nous trsquoenjoignons agrave ne pas condamner le deacutesir sexuel agrave la non-neacutecessiteacute

car aucun texte non aucun nrsquoa pu nous apporter la preuve mecircme de lrsquoabsence de douleur si

ce deacutesir nrsquoest pas combleacute lrsquounique eacuteleacutement qui caracteacuteriserait lrsquoinfraction Pas plus il est vrai

qursquoil nrsquoa pu ecirctre deacutemontreacute son innocence et la douleur de sa non-satisfaction nous nrsquoavons pu

prouver lrsquoinverse Ainsi de gracircce ne lrsquoassigne pas agrave reacutesidence du non-neacutecessaire Si le

disculper crsquoest peut-ecirctre laisser un coupable en liberteacute le condamner revient agrave envoyer un

innocent ndash soit douteux mais un innocent quand mecircme ndash derriegravere les barreaux Mais si nous

voulons comparaicirctre agrave la barre devant la Connaissance il nous faut nous deacutepouiller de ces

excegraves oratoires et avouer que dans tous les cas quelque soit la lecture pour laquelle on opte

elle srsquoappuye sur un cadre drsquointerpreacutetation exteacuterieur au texte Il nrsquoest rien qui nous aide agrave

eacutetablir lrsquoun ou lrsquoautre caractegravere drsquoune cateacutegorie autant que nous ne trouvons aucun eacutecrit

fiable qui nous confirme lrsquoun ou lrsquoautre il est plus prudent de dire que le deacutesir sexuel reste

indeacuteterminable

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence

Agrave ceux qui diraient que la simple ambivalence que lrsquoon trouve dans ce deacutesir autorise agrave

le classer comme non-neacutecessaire nous reacutepondrons que lrsquoargument est un peu faible On lrsquoa

vu des deacutesirs naturels et neacutecessaires comme le deacutesir de nourriture peuvent aussi ecirctre agrave limiter

155Agrave moins que lrsquoon oppose la maxime 30 ougrave crsquoest lrsquoopinion vaine qui rend le toutfaussement douloureux mais crsquoest preacutesupposer que la sexualiteacute peut se ramener agravela non-neacutecessiteacute ce qui est preacuteciseacutement ce que nous interrogeons

156G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 18567

Drsquoabord rappelons que lrsquoopinion vaine peut tout aussi bien srsquoen emparer en eacutetendant la

neacutecessiteacute agrave une quantiteacute disproportionneacutee ou une qualiteacute particuliegravere Ensuite nous proposons

lrsquoexemple suivant si la faim survient en nous alors que nous nous trouvons devant une

nourriture avarieacutee allons faire taire notre faim avec cela sous preacutetexte que le deacutesir de manger

est naturel et neacutecessaire ou allons nous passer notre chemin puisqursquoune telle nourriture nous

procurerait de la douleur Il nous paraicirct que la deuxiegraveme option serait veacuteritablement

eacutepicurienne on aurait pu choisir la premiegravere en brandissant lrsquoinconditionnaliteacute en matiegravere de

deacutesir naturel et neacutecessaire hellip Or ce qui est inconditionnel dans les deacutesirs naturels et

neacutecessaires crsquoest que lrsquoon puisse accomplir ce besoin en eacutetant pourvu de ce dont nous avons

besoin et non de se satisfaire de tout objet qui correspondrait agrave ce type de besoin En

lrsquooccurrence en refusant cette nourriture nous sommes tout de mecircme assureacutes de trouver dans

la nature un autre aliment pour nous sustenter La neacutecessiteacute se trouve dans lrsquoacte de manger

mais le reacutealiser avec cet aliment avarieacute nrsquoest pas neacutecessaire et mecircme nuisible Ainsi pour le

deacutesir sexuel pourrions-nous dire que nous sommes en mesure de trouver un partenaire qui ne

soit pas pris dans les obstacles deacutecrits mecircme si pour cela nous devons il est vrai nous

deacutetourner drsquoun certain nombre de personnes

ζ- Conclusion

Nous parvenons donc agrave une conclusion qui ne tranche pas la question Ou bien lrsquoon

pense que le deacutesir sexuel doit ecirctre satisfait sous peine de douleur et qursquoil a une satisfaction

conditionneacutee agrave des regravegles qui peuvent eacutegalement srsquoappliquer aux autres deacutesirs neacutecessaires

mecircme si crsquoest lorsqursquoon traite de ce deacutesir qursquoil convient de les formuler Il semble un peu plus

limiteacute et de satisfaction un peu moins aiseacutee que les autres ce qui ne veut pas pour autant dire

qursquoil est difficile agrave accomplir Ce traitement un peu plus speacutecifique tiendrait eacuteventuellement agrave

ce qursquoil est un peu plus sujet que ses semblables aux deacuteformations de lrsquoopinion vide ce serait

donc un deacutesir neacutecessaire dont il faut alors plus parler pour bien lrsquoinformer contre la vaniteacute de

lrsquoopinion157 Soit on estime qursquoil demeure non-neacutecessaire mais qursquoil est effectivement tregraves

prenant en raison drsquoune opinion vide particuliegraverement violente comme le dit la maxime 30 et

qursquoil peut rester insatisfait sans engendrer de douleur ou qursquoil suffit de le deacutetourner ce qui

pose alors le problegraveme des moyens de ce deacutetournement158

157Son aspect social peut aussi tenir lieu drsquoexplication agrave sa diffeacuterence

158Crsquoest Marcel Conche qui propose un laquo deacutetournement raquo des atomes qui viennentremplir les parties geacutenitales puisqursquoils viennent de tout le corps il conccediloit qursquounexercice physique intense userait agrave autre chose ces atomes et annihilerait ainsi ledeacutesir sexuel (voir M CONCHE Lettres et maximes op cit p 66) Pour notre part nous

68

3- Questionnement de la question

Apregraves avoir eacutepuiseacute ce raisonnement sans parvenir agrave une position satisfaisante un fait

ne laisse pas de nous eacutetonner cette entreprise de classification de deacutesirs concrets agrave partir de la

tripartition des deacutesirs est absente des textes eacutepicuriens qui parlent du deacutesir et mecircme plus

largement des eacutecrits de la tradition indirecte que lrsquoon sait antiques hellip On ne la trouve que dans

la scolie dont nous avons parleacute ainsi que dans celle qui commente la maxime 29 et jamais

chez Ciceacuteron Plutarque ou Porphyre Or si nous pouvons dater ces auteurs une scolie est en

revanche difficilement datable Nous vient alors lrsquoideacutee qursquoune telle tentative drsquoexemplification

nrsquoappartient pas agrave la perspective antique mais est plutocirct le produit drsquoune tentative de

compreacutehension de lrsquoeacutepicurisme posteacuterieure agrave son egravere drsquoavegravenement Lrsquoideacutee en effet est

tentante cette classification eacutepicurienne deacutepouilleacutee drsquoexemples que Geneviegraveve Rodis-Lewis

qualifiait agrave juste titre de laquo sec scheacutema raquo159 en regard de celle de Platon donne envie drsquoecirctre

saisie par le concret au travers drsquoexemples qui redoublent la saisie intellectuelle par le cas

particulier Sans rejeter lrsquointeacuterecirct drsquoune compreacutehension posteacuterieure il se trouve que celle-ci

pose tout de mecircme des problegravemes insolubles comme nous avons pu le montrer avec le

paradigme du deacutesir sexuel Lrsquoisolement de la deacutemarche que nous pensons due agrave une posteacuteriteacute

chronologique combineacutee agrave son caractegravere probleacutematique fait signe pour nous vers le caractegravere

nul et non-avenu drsquoune exemplification des types de la tripartition des deacutesirs Malgreacute une

certaine coheacuterence avec ce que dit Eacutepicure elle exige pour sa reacutealisation des consideacuterations

dont nous nrsquoavons pas trace et procegravede donc agrave des ajouts qui deacuteforment de maniegravere leacutegegravere

mais non-neacutegligeable la perception que nous avons de lrsquoeacutepicurisme Nous preacutefeacuterons pour

notre part retirer ces ajouts afin drsquoen rester agrave la doctrine antique et se permettre drsquoen avoir une

approche plus exacte

Il nous faut alors redeacutefinir le rocircle de cette fameuse tripartition Puisqursquoelle ne saurait

ecirctre exemplifieacutee nous pensons que la classification des deacutesirs telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans

la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nrsquoest pas faite pour srsquoappliquer directement aux cas concrets Elle

ne sommes pas convaincue de cette possibiliteacute car il nrsquoest pas dit qursquoun tel transfertsoit autoriseacute dans la physique eacutepicurienne Drsquoautre part remarquons que la simpleideacutee drsquoun deacutetournement semble induire qursquoil est neacutecessaire drsquoagir pour ne pasressentir de douleur donc qursquoil y a tout de mecircme une douleur potentielle dans cesdeacutesirs senseacutes nrsquoen comporter aucunehellip

159G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 17569

preacutesente une abstraction le discours geacuteneacuteral issu de la science de la nature des choses et ne

prend donc pas en compte les corps particuliers face agrave des objets singuliers dans des

situations donneacutees Par lrsquoopposition entre deacutesirs naturels et deacutesirs vains elle signale le rapport

entre une nature humaine abstraite et une nature drsquoobjet abstrait Elle aide agrave penser ce lien

entre un corps humain en geacuteneacuteral et une cateacutegorie drsquoobjet en le placcedilant sous le signe de la

naturaliteacute srsquoil existe ndash que lrsquoobjet peut ecirctre contenu par le corps ndash de la vaniteacute srsquoil est

inexistant Crsquoest en cela seulement qursquoelle peut suffire agrave deacuteterminer certains cas preacutecis les

deacutesirs vains sont agrave rejeter absolument car ils nrsquoont en aucun cas rapport avec la nature de tout

homme Typiquement le deacutesir drsquoimmortaliteacute doit ecirctre rejeteacute comme deacutesir vain parce que tout

corps humain par sa constitution mecircme est limiteacute dans le temps et interdit essentiellement

lrsquoillimitation temporelle Crsquoest donc du corps humain en geacuteneacuteral de lrsquoespegravece humaine qursquoon

exprime les limites les objets qui lui sont propres et ceux qui lui sont absolument eacutetrangers agrave

travers lrsquoopposition ndash qui est premiegravere dans la Lettre drsquoEacutepicure ndash entre deacutesirs naturels et deacutesirs

vains Cette cateacutegorisation dit quelque chose de lrsquoessence de lrsquohomme ainsi que celle de

lrsquoobjet et du lien ou non qursquoils entretiennent Quant agrave lrsquoopposition entre neacutecessaire et non-

neacutecessaire elle preacutecise agrave lrsquointeacuterieur de ce qui est naturel le rapport agrave la douleur pour lrsquoagent

dans la non-satisfaction du deacutesir reacuteel si le deacutesir est neacutecessaire illusoire srsquoil ne lrsquoest point

elle ne prend pas en compte la douleur des conseacutequences nous semble-t-il Cependant malgreacute

cette preacutecision sur leur neacutecessiteacute ces deacutesirs nrsquoen restent pas moins abstraits Reprenons les

trois types de deacutesirs neacutecessaires qursquoEacutepicure eacutenumegravere agrave la suite de sa classification la survie

le calme du corps le bonheur hellip On se rend compte que ces trois cateacutegories sont trop larges

pour reacutegler des situations concregravetes Si lrsquoon prend par exemple le calme du corps notre

scholiaste anonyme en tire la neacutecessiteacute du vecirctement (ἐσθής) mais qui dit que par temps

extrecircmement chaud ce nrsquoest pas le deacutesir du non-vecirctement qui viendrait satisfaire au bien-ecirctre

physique Ici intervient la circonstance qui fait varier le deacutesir pour atteindre un mecircme but

Car mecircme si les limites humaines prescrivent des besoins comme manger et boire ce nrsquoest

pas une raison pour les accomplir dans nrsquoimporte quelle circonstance et en nrsquoimporte quelle

faccedilon Encore une fois une pomme empoisonneacutee pourra paraicirctre appeacutetissante au premier

abord mais le savoir nous fera renoncer agrave la neacutecessiteacute du deacutesir bien naturel de la manger

Nous nous tournerons vers drsquoautres aliments qui accompliront mieux le deacutesir neacutecessaire agrave

notre survie de se nourrir En fait la neacutecessiteacute dit quelque chose du sujet et non de lrsquoobjet du

deacutesir que la neacutecessiteacute srsquoaccomplisse pour le sujet est neacutecessaire mais qursquoelle se reacutealise avec

tel ou tel objet est contingent deacutepend de la circonstance

70

On le voit la classification eacutepicurienne des deacutesirs nrsquoa pas telle quelle drsquoapplication

immeacutediate dans lrsquoaction concregravete elle nous tient un propos sur lrsquoessence du corps humain et

ses limites mais elle nrsquoest pas faite pour trancher les situations quotidiennes du deacutesir160 La

classification eacutepicurienne des deacutesirs permet de penser mais permettre de penser nrsquoest pas

permettre de deacutecider La deacutecision est bien sucircr un acte de penseacutee mais il est plus speacutecifique

puisqursquoil touche au monde concret de lrsquoaction dans une situation donneacutee quand la penseacutee

theacuteorique perd en preacutecision ce qursquoelle gagne en geacuteneacuteraliteacute Cette indeacutetermination par

lrsquoexemple explique la neacutecessiteacute de textes autres que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee pour affiner ce qui ne

peut que rester agrave un niveau drsquoabstraction puisqursquoEacutepicure demeure dans la geacuteneacuteraliteacute au

niveau de la theacuteorie physiologique Crsquoest pourquoi Jean Bollack maintient une diffeacuterence

entre la Lettre et les maximes sur le deacutesir (26 29 et 30)

Les maximes nrsquoont pas pour but drsquoeacutetablir le cadre de classification Il est le

preacutealable agrave lrsquoexamen des cas particuliers et crsquoest parce que les cas speacuteci-

fiques auxquels le cadre est appliqueacute ne sont pas inclus drsquoavance qursquoil est

lui-mecircme mis agrave lrsquoeacutepreuve par lrsquoapplication particuliegravere161

Agrave lrsquointeacuterieur de cette geacuteneacuteraliteacute les maximes permettent de cerner des situations que la

tripartition de la Lettre ne prend pas en charge la maxime 26 assure que les deacutesirs non-

neacutecessaires malgreacute lrsquoappeacutetit qui les anime sont indolores et srsquoils reacutepondent aux cas deacutecrits

sont aiseacutement dissipables la maxime 29 constitue cette classe des deacutesirs non-neacutecessaires donc

non douloureux en pointant leur origine naturelle ou non la maxime 30 affronte les deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires violents en deacuteleacutegitimant la source de leur ardeur lrsquoopinion vaine

Les maximes nrsquoont pas pour fonction de reacutepeacuteter la Lettre celle-ci nrsquoest qursquoune preacutevision qui

nrsquoinclut pas laquo drsquoavance raquo les cas qui neacutecessiteraient un affinement Les maximes preacutecisent ces

principes apregraves une confrontation avec du particulier elles retournent au niveau

drsquoabstraction theacuteorique de la cateacutegorisation afin de la raffiner Agrave lrsquoinverse les eacutecrits

notamment les sentences traitant de cas concrets (comme la sentence 51) se passent de ces

consideacuterations de cateacutegorisation pour poser les obstacles ou les incitations particuliegraveres agrave tel

ou tel deacutesir dans telle ou telle situation

Puisque la classification des deacutesirs srsquoavegravere nrsquoecirctre qursquoun cadre une theacuteorie preacutealable qui ne

suffit pas agrave deacuteterminer la poursuite ou non drsquoun deacutesir qursquoest-ce qui agit dans ce cadre

160Et mecircme si lrsquoon pensait qursquoelle autorise agrave deacutecider le cas probleacutematique desdeacutesirs naturels et non-neacutecessaires ne cesserait de montrer qursquoelle est insuffisante enelle-mecircme

161J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 35271

Qursquoest-ce qui permet de prendre une deacutecision informeacutee conforme au savoir et aboutissant agrave

lrsquoaction Quel est cet intermeacutediaire qui lui donne une application concregravete Faisons

confiance agrave Eacutepicure et laissons poursuivre sa Lettre car il y a apregraves sa classification du sect

127 un motif inteacuteressant agrave penser pour lrsquoaction le thegraveme des choix et des rejets

72

Conclusion

Dans la question du deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme la tripartition des deacutesirs occupe une place

centrale elle theacuteorise la structure du champ inteacuterieur du deacutesir par lrsquoaxe de la neacutecessiteacute et celui

de la naturaliteacute La douleur de la non-satisfaction caracteacuterise la neacutecessiteacute et explique

lrsquointensiteacute des deacutesirs neacutecessaires le rapport entre la nature de notre corps et la nature de

lrsquoobjet deacutesireacute fonde la naturaliteacute drsquoun deacutesir une qualiteacute ou une quantiteacute ndash illimiteacutee ndash drsquoobjet

sans rapport avec nous caracteacuterise le vide qui naicirct drsquoune sensation deacuteformeacutee par une opinion

sans raison

Cependant la tripartition ne constitue pas le tout de la notion de deacutesir Drsquoune part le choix de

deacutesigner cet affect par le mot geacuteneacuterique drsquoἐπιθυμία montre la preacutepondeacuterance du deacutesir

informeacute sur lrsquoeacutelan aveugle de lrsquoὄρεξις contrairement agrave ce que lrsquoon trouve chez Aristote et

Deacutemocrite ainsi que sa reacutehabilitation en tant qursquoaffect leacutegitime en lui ocirctant la connotation

neacutegative qui le suivait jusque chez Platon Drsquoautre part cette classification nrsquoest pas

directement mise en relation avec des cas du quotidien Hormis des exemples eacutevidents peu

concrets ou lrsquoutilisation drsquoun terme qui porte une notion particuliegravere ndash comme celui de πόθος

rapporte la vaniteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute ndash il faut attendre une tradition tardive et la glose des

textes drsquoEacutepicure pour assister agrave lrsquoassociation drsquoun type de deacutesir agrave un exemple concret ainsi

que nous lrsquoavons vu pour ἀφροδυσίον le deacutesir sexuel Ce constat nous amegravene donc agrave reacutefuter

la pertinence des exemples canoniques puisqursquoun tel exercice ne nous semble pas avoir lieu

drsquoecirctre agrave partir de la doctrine eacutepicurienne antique et que outre le fait qursquoil pose des problegravemes

insolubles il cache la nature tregraves abstraite de ce motif eacutepicurien et rate ainsi la pratique du

deacutesir particulier qui ne trouve pas son fondement dans la classification mais bien dans le

thegraveme des choix et des rejets Crsquoest cette mise en œuvre du deacutesir la prescription et lrsquoaction

eacutethique que nous allons doreacutenavant interroger

73

Partie 3

-

Destination des deacutesirs le plaisir but et critegravere des deacutesirs

Au cours des deux derniers mouvements nous avons pu voir combien lrsquoinformation

des sensations par la raison est importante chez Eacutepicure Nous avons pris la question du deacutesir

sous cet angle eacutepicurien rationnel et deacutefini les bornes et le fonctionnement physique ndash selon

nos termes contemporains ndash des deacutesirs puis la structure interne de leur champ drsquoextension

plus proche de notre eacutethique Lrsquointeacutegration en nous de ce que nous enseigne la science

trouve son aboutissement dans la pratique dans le traitement effectif des deacutesirs Crsquoest cette

pratique que nous tentons ici drsquoexposer

Nous devons composer entre les deacuteductions que nous autorisent la theacuteorie eacutethique du deacutesir ndash

qui ne peut ecirctre simplement appliqueacutee telle quelle comme on aurait pu le croire ndash et les textes

eacutepicuriens aux consideacuterations qui vont jusqursquoagrave la prescription et qui touchent directement au

traitement effectif des deacutesirs Ces deux faits sont regroupeacutes sous le thegraveme des choix et des re-

jets qui constitue la veacuteritable charniegravere entre theacuteorie et pratique

Le deacutesir srsquoavegravere surtout deacutependant de son but agrave savoir le plaisir Mais qursquoest-ce que le plaisir

chez Eacutepicure En effet quelque conception du plaisir qursquoon retienne drsquoEacutepicure on agit sur sa

conception du deacutesir en lui donnant une destination diffeacuterente Agrave quel plaisir le deacutesir mis en

pratique doit-il aboutir Nous voulons reprendre agrave nouveau ce deacutebat eacutepineux ndash sans forceacute-

ment proposer une solution totale ndash sur la conception eacutepicurienne du plaisir pour aller dans

un sens de lecture particulier qui nous semble rendre lrsquoheacutedonisme eacutepicurien et par lagrave mecircme

le deacutesir eacutepicurien plus inteacuteressant et plus profond

Chapitre 6 ndash Un Fondamental Critegravere que choisir que ne paschoisir

a) Le thegraveme des choix et des rejets

Chez Eacutepicure la deacutecision pratique de reacutealisation drsquoun deacutesir est traiteacutee dans le thegraveme

des choix et des rejets Περὶ αἰρέσεως καὶ φυγῆς Sur le choix et le rejet est un motif

eacutethique eacutepicurien qui traite de la poursuite ou de lrsquoabandon des deacutesirs particuliers pour

parvenir au souverain bien le plaisir Crsquoest eacutegalement le titre drsquoun ouvrage perdu drsquoEacutepicure

mais dont Diogegravene Laeumlrce cite le nom et un extrait162 ainsi que le titre preacutesumeacute drsquoun traiteacute

fragmentaire de Philodegraveme de Gadara crsquoest donc que le thegraveme avait son importance au point

de pouvoir meacuteriter un ouvrage agrave lui seul Des textes qui nous sont parvenus le passage le plus

complet que nous avons sur le sujet se trouve dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee aux paragraphes 128

et 129 Le premier extrait se trouve immeacutediatement apregraves lrsquoexposeacute sur la classification des

deacutesirs et marque le basculement des principes theacuteoriques aux principes pratiques

Τούτων γὰρ ἀπλανὴς θεωρία πᾶσαν αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἐπανάγειν οἶδεν

ἐπὶ τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τοῦ σώματος ἀταραξίαν ἐπεὶ τοῦτο

τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλοςmiddot

Une vision de ces cateacutegories qui ne srsquoeacutegare pas sait chaque fois ramener

choix (αἵρεσις) et refus (φυγῆ) agrave la santeacute du corps et agrave lrsquoataraxie du corps

puisque crsquoest cela ndash la vie bienheureuse ndash qui est la fin163

Il relie la θεωρία vision ndash qui nrsquoest pas speacuteculation mais repreacutesentation de la connaissance ndash

de ce que nous montre la science de la nature agrave lrsquoaction pour atteindre la vie agreacuteable qui est

la bonne vie but eacutethique par excellence Cette vision informe le choix ou le rejet non pas en

se cantonnant aux cateacutegories de deacutesirs qui nous lrsquoavons dit sont insuffisantes pour deacutecider

mais en ajoutant une fin agrave la deacutecision cette vie bienheureuse qui est composeacutee entre autres

de la santeacute et de lrsquoataraxie du corps Crsquoest donc dire que la classification des deacutesirs nrsquoest pas le

critegravere de deacutecision elle est le cadre theacuteorique preacutealable et joue un rocircle en nous informant que

nous pouvons eacuteprouver des deacutesirs sans rapport avec notre corps agrave savoir les deacutesirs vains qui

par essence ne peuvent pas trouver de cas ougrave ils megraveneraient agrave la vie bienheureuse Ainsi pour

deacuteterminer le choix ou le rejet des deacutesirs naturels lrsquoactiviteacute theacuteorique ramegravene le deacutesir

162DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X 27 et X 136 p 1257 et 1315

163EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p70-71

75

(ἐπανάγειν) au plaisir tel que le pense la theacuteorie eacutepicurienne qui neacutecessite le calme du

corps le calme de lrsquoacircme nrsquoest pas ici citeacute car il est entrain de srsquoaccomplir par le biais de cette

vue theacuteorique juste menant agrave la bonne action il srsquoaccomplira agrave la suite du bien du corps agrave la

fin de ce mecircme paragraphe 128 Lrsquooutil pour atteindre le plaisir crsquoest donc la deacutecision du

choix ou du rejet il srsquoagit drsquoestimer le rapport entre un deacutesir concret qui rappelons-le est le

rapport entre le corps actuel et un objet particulier dans des circonstances particuliegraveres et le

plaisir effectif qursquoen procurera la satisfaction en accomplissant le calme du corps La

classification du deacutesir oriente la reacuteflexion en posant les questions du rapport avec notre corps

et de celui agrave la douleur mais elle nrsquoest ni le moyen ni le critegravere de deacutecision Le vrai critegravere du

choix ou du rejet est le plaisir crsquoest donc bien plus la theacuteorisation eacutepicurienne du plaisir qui

joue un rocircle fondamental dans la reacutealisation des deacutesirs

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur

Au principe de tout choix et de tout rejet se trouve donc le plaisir On ne srsquoen eacutetonnera

pas au vu de lrsquoimportance qursquoil occupe dans un heacutedonisme il est le souverain bien la fin de

la vie bienheureuse Mais le plaisir deacuteborde souvent ce simple statut Jean Bollack rappelle

que chez Eacutepicure laquo il reccediloit une triple deacutetermination fin instinctive de lrsquoanimal critegravere des

choix bien en soi raquo164 Crsquoest ce qursquoexprime le deacutebut du paragraphe 129 de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee

Ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν καὶ ἀπὸ ταύτης

καταρχόμεθα πάσης αἰρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς

κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες

Car crsquoest lui que nous reconnaissons comme le bien premier et congeacutenital

crsquoest lui le commencement qui dans chaque cas nous conduit vers un

choix et un refus crsquoest agrave lui que nous aboutissons quand nous deacutecidons

dans chaque cas de ce qui est bien avec comme canon lrsquoeacutetat dans lequel

nous sommes165

En tant que ἀγαθὸς πρῶτος καὶ συγγενικός bien premier et congeacutenital le plaisir est

compris comme convenant tout agrave fait agrave la nature humaine Il nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil

164Id p 55

165EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 129 in Id p 72-7376

encadre lrsquoaction theacuteoriquement drsquoabord comme principe sur la charniegravere comme critegravere

pratiquement comme conseacutequence Il oriente vers lui-mecircme et autorise agrave rejeter la douleur

Mais le choix est loin drsquoecirctre binaire qui associerait tout plaisir agrave un choix et toute

douleur agrave un refus

πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν οὐ πᾶσα μέντοι

αἰρετήmiddot καθάπερ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν οὐ πᾶσα φευκτὴ πεφυκυῖα

Donc toute espegravece de plaisir du fait qursquoil a une constitution propre est un

bien cependant le plaisir ne doit pas ecirctre choisi dans chaque cas de

mecircme que si la souffrance est un mal dans tous les cas toute espegravece de

souffrance nrsquoest pas toujours de nature agrave ecirctre refuseacutee166

En effet lrsquoeacutepicurisme prend en compte plus que lrsquoaction isoleacutee crsquoest lrsquoensemble des

conseacutequences qursquoil faut preacutevoir Ainsi srsquoinstaure un calcul ougrave la quantiteacute de plaisir se voit

compareacutee agrave la quantiteacute de douleur une supeacuterioriteacute de bien entraicircnera lrsquoaction mecircme srsquoil y a

de la douleur sur le chemin Crsquoest le plaisir qui reste rechercheacute agrave la fin Par lagrave Eacutepicure donne

agrave son heacutedonisme une nouvelle dimension en nrsquoidentifiant pas le plaisir comme souverain bien

au plaisir singulier Il eacutetablit deux niveaux de consideacuteration qui font que le second ne recoupe

pas totalement par le premier et mecircme qursquoil le limite aux conditions de reacutealisation du

souverain bien

Crsquoest chez Philodegraveme que lrsquoon trouve sans doute cet eacutequilibre formuleacute dans un

principe clairement eacutenonceacute

περιγίνεται γὰρ ἐκ τῶν γνώσεων τούτων τό τε μηθὲν διώκειν ὃ μὴ

πέφυκεν ἀλγηδόνα περιαιρεῖν [hellip] μήτε φεύγειν ὃ μὴ κωλύει τὴν ἡδονὴν

ἔχειν

Ces connaissances [sur le plaisir et la douleur] ont en effet pour reacutesultat

drsquointerdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun [bien] qui ne soit pas par nature

agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon en rejette aucun qui nrsquoem-

pecircche pas drsquoavoir du plaisir167

Le philosophe pose ici deux bornes agrave la poursuite du deacutesir celui-ci doit supprimer la douleur

etou donner du plaisir Ces deux jalons forment un terrain entre la non-souffrance et le plaisir

166Ibid

167PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit col IV p 85-100 trad frDaniel Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564

77

qui constitue le domaine de la poursuite du deacutesir Crsquoest donc les conditions de minimiser le

deacuteplaisir et de maximiser le plaisir ndash et qui ne sont pas forceacutement correacuteleacutees ndash qui constituent le

critegravere de choix drsquoun deacutesir

c) La raison dans le choix

En tout cas la theacuteorie informe la pratique nous en donne une ideacutee mais ne la reacutealise

pas mecircme ce principe de Philodegraveme le plus clair en matiegravere drsquoaction demeure inopeacuterant srsquoil

nrsquoest pas rapporteacute agrave la situation preacutesente Seule la raison peut mettre en œuvre la theacuteorie

rapporter agrave elle la deacutecision et lrsquoaction afin drsquoy faire correspondre au choix particulier Crsquoest

elle qui reacutealise le calcul laquo agrave chaque fois raquo comme le dit la sentence 71

Πρὸς πάσας τὰς ἐπιθυμίας προσακτέον τὸ ἐπερώτημα τοῦτοmiddot τί μοι

γενήσεται ἂν τελεσθῇ τὸ κατὰ ἐπιθυμίαν ἐπιζητούμενον καὶ τί ἐὰν μὴ

τελεσθῇ

Agrave tous les deacutesirs il faut appliquer la question que voici que mrsquoarrivera-t-il

si la chose qui est poursuivie par ce deacutesir srsquoaccomplit et qursquoarrivera-t-il si

elle ne srsquoaccomplit pas 168

La question de la satisfaction ou non ndash que la classification prend partiellement en charge ndash et

celle des dangers encourus ou de leur absence doit preacuteceacuteder lrsquoaction La reacuteflexion sur les

conseacutequences plaisir ou douleur participe du calcul qui doit nous deacutecider agrave choisir ou agrave

refuser Mais crsquoest aussi par le raisonnement que lrsquoon affermit lrsquoacceptation des reacutesultats

Οὐ βιαστέον τὴν φύσιν ἀλλὰ πειστέονmiddot πείσομεν δὲ τὰς ἀναγκαίας

ἐπιθυμίας ἐκπληροῦντες τάς τε φυσικὰς ἂν μὴ βλάπτωσι τὰς δὲ

βλαβερὰς πικρῶς ἐλέγχοντες

Il ne faut pas faire violence agrave la nature il faut la persuader Nous la per-

suaderons en assouvissant les deacutesirs neacutecessaires et aussi les naturels

srsquoils ne sont pas nuisibles et en mettant agrave rude eacutepreuve les nuisibles169

Le rapport au deacutesir est tout impreacutegneacute de raison le refus de la violence le recours au discours

(πειστέον) agrave lrsquoacceptation des bons et la reacutefutation des mauvais (ἐλέγχοντες) Notons que

lrsquoon voit se dessiner ici une typologie du deacutesir nouvelle qui nrsquoest pas reacuteductible agrave celle que

168EacutePICURE Sentence Vaticane 71 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 547

169EacutePICURE Sentence Vaticane 21 in Id p 44978

nous avons eacutetudieacutee les deacutesirs beacuteneacutefiques et les deacutesirs nuisibles Elle constitue la distinction

qui inteacuteresse directement lrsquoaction mais qui a besoin pour avoir un reacuteel contenu de srsquoappuyer

sur la phusiologia la theacuteorie geacuteneacuterale notamment sur la classification des deacutesirs pour

comprendre les causes de ce qui est beacuteneacutefique et de ce qui est nuisible tout en ajoutant la

consideacuteration concregravete du cas particulier Par ailleurs cette sentence par son exergue

frappante semble ecirctre lrsquoeacutecho inverseacute drsquoun passage du Phegravedre de Platon Socrate brosse agrave

Phegravedre la meacutetaphore du cocher et des deux chevaux repreacutesentant les trois parties de lrsquoacircme

apregraves une description tregraves neacutegative du coursier des ἐπιθυμῖαι qui incarne la bestialiteacute (253-

e) il peint en 254 e la reacuteaction du cocher face agrave lrsquoincartade de sa monture

ἔτι μᾶλλον τοῦ ὑβριστοῦ ἵππου ἐκ τῶν ὀδόντων βίᾳ ὀπίσω σπάσας τὸν

χαλινόν τήν τε κακηγόρον γλῶτταν καὶ τὰς γνάθους καθῄμαξεν καὶ τὰ

σκέλη τε καὶ τὰ ἰσχία πρὸς τὴν γῆν ἐρείσας ὀδύναις ἔδωκεν Ὅταν δὲ

ταὐτὸν πολλάκις πάσχων ὁ πονηρὸς τῆς ὕβρεως λήξῃ

[Le cocher] retire avec plus de violence que jamais le frein entre les dents

du coursier rebelle ensanglante sa bouche et sa langue insolente et

meurtrissant contre terre les jambes et les cuisses de lanimal fougueux il

le dompte par la douleur Lorsquagrave force dendurer les mecircmes souffrances

le meacutechant renonce agrave la deacutemesure 170

Lrsquousage de la violence caracteacuterise ce passage lrsquoanimal nrsquoest pas tant maicirctriseacute que rosseacute Crsquoest

par la meacutethode forte qursquoon lui fait passer ses envies et non par la raison Cette image platoni-

cienne semble prescrire la meacutethode forte agrave lrsquoendroit des deacutesirs Si crsquoest la raison qui les regravegle

au contraire chez Eacutepicure crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils sont compris comme tout agrave fait com-

patibles avec la raison

Ainsi le choix et le rejet est un thegraveme eacutepicurien qui expose le critegravere et lrsquooutil de la

deacutecision de reacutealiser ou non un deacutesir Le critegravere est le plaisir en tant que souverain bien eacutetendu

dans le temps ce qui neacutecessite de faire un calcul rationnel entre les peines et les plaisirs pour

savoir lequel des deux est en plus grande quantiteacute dans la reacutealisation de cet eacutelan

La classification est un cadre preacutealable elle est lieacutee agrave la theacuteorie du plaisir car elle permet de

penser si les deacutesirs peuvent contenir du plaisir en eux mecircme par leur naturaliteacute et srsquoils

contiennent de la douleur srsquoils ne sont pas reacutealiseacutes par leur neacutecessiteacute Mais on le voit elle ne

170PLATON Phegravedre in Œuvres de Platon V Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI254 e p 67 traduction modifieacutee

79

suffit pour prendre la deacutecision elle peut aider en entrant en compte dans le calcul mais ne

prend pas en compte toutes les douleurs des conseacutequences ni le cas particulier Crsquoest lrsquoœuvre

de la raison que de rapporter la theacuteorie agrave la pratique et de deacuteterminer effectivement le

beacuteneacutefice ou la nuisance drsquoun deacutesir soit le plaisir ou la douleur qursquoon obtiendra agrave la satisfaire

Le critegravere et la fin drsquoun deacutesir est donc le plaisir Mais en quoi consiste vraiment ce

plaisir qui est viseacute

80

Chapitre 7 ndash Du plaisir eacutepicurien

Dans de nombreux systegravemes philosophiques le plus difficile agrave saisir nrsquoest pas tant

quelle est la clef de voucircte que ce en quoi elle consiste Crsquoest elle qui contient les forces

contraires et par lagrave mecircme permet la stabiliteacute de lrsquoeacutedifice de penseacutee Le plaisir chez Eacutepicure ne

fait pas exception nommeacutement deacutesigneacute comme le souverain bien deacutecrit dans ses

composantes il nrsquoen fait pas moins lrsquoobjet de deacutebats et drsquointerpreacutetations diverses entre les

commentateurs Entre uniteacute et multipliciteacute le plaisir et tous ses aspects sont en effet

complexes agrave saisir et agrave agencer tous ensemble

Crsquoest en tant qursquoil est le but unique du deacutesir que le plaisir nous inteacuteresse Deacutesirer

crsquoest vouloir un plaisir mais en quoi ce plaisir consiste-t-il Preacuteciser la destination du deacutesir

crsquoest redessiner ce que nous savons de cet affect vers une orientation particuliegravere Cependant

nous ne pouvons donner en quelques pages une solution agrave un problegraveme aussi vaste que la

consistance du plaisir chez Eacutepicure mais nous voudrions neacuteanmoins tirer les leccedilons de nos

recherches sur le deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme et mettre agrave lrsquohonneur les propositions qui nous

paraissent agrave cet eacutegard les plus inteacuteressantes

Une question meacuterite pour nous drsquoecirctre lieacutee agrave lrsquoeacutetude du deacutesir le plaisir est-il

simplement neacutegatif ou positif Autrement dit consiste-t-il en une absence de douleur ou une

preacutesence en sus drsquoun plaisir qui ne srsquoy reacuteduit pas La connotation positive ou neacutegative du

deacutesir nous semble deacuteterminante pour comprendre quelle valeur le deacutesir aspire agrave reacutealiser

a) Le plaisir en neacutegatif

Pour savoir ce qursquoest le plaisir chez Eacutepicure on peut commencer par savoir ce qursquoil

nrsquoest pas Il nrsquoest eacutevidemment pas un plaisir illimiteacute agrave lrsquoinstar des deacutesirs chez Eacutepicure ndash et

crsquoest drsquoautant plus valable pour le souverain bien ndash il tire sa nature de sa limite Ce nrsquoest pas

dire qursquoil nrsquoy a pas de plaisir dans lrsquoexcegraves on peut eacuteprouver un plaisir qui ne soit pas rattacheacute

agrave une borne tout comme on eacuteprouve des deacutesirs illimiteacutes Crsquoest pour cela qursquoEacutepicure dans la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee en posant le plaisir comme souverain bien se doit de critiquer les plaisirs

sans limites preacuteeacutetablies des deacutebaucheacutes

81

ὄταν οὗν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς

καὶ τὰς τῶν ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ

οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν

κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήνmiddot

Ainsi quand nous disons que le plaisir est la fin ce ne sont pas les plaisirs

des libertins (ἀσώτοι) et de ceux qui vivent dans la jouissance dont nous

disons qursquoils sont le fondement (κειμέναι) comme certains le croient

parce qursquoils ne savent pas et nrsquoen conviennent pas ou bien parce qursquoils

lrsquoacceptent mal mais lrsquoabsence de douleur dans le corps et de deacutesordre

dans lrsquoacircme171

La doctrine du Jardin marque ici clairement son refus drsquoecirctre assimileacute agrave un heacutedonisme sans

mesure en rappelant la distinction des deux niveaux de plaisirs qui ordonne le calcul tout

plaisir est isoleacutement un bien mais il est pris dans une continuiteacute de vie qui fait qursquoil peut ecirctre

encadreacute par un mal plus grand Or crsquoest dans ces plaisirs que vivent les deacutebaucheacutes en ignorant

que la souffrance tient agrave un eacutetat de deacuteseacutequilibre bien que celui-ci soit ponctueacute de plaisirs

Eacutepicure pour sa part en eacuterigeant le plaisir comme souverain bien en modifie la

compreacutehension puisqursquoil est doreacutenavant saisi sur le long temps celui de la vie humaine Il

nrsquoest degraves lors plus question de regarder comme le faisait Aristippe de Cyregravene des plaisirs

isoleacutes drsquoautres plaisirs et surtout des peines Le philosophe du Jardin condamne chez les

deacutebaucheacutes cette poursuite du plaisir qui ne prend pas en compte la minimisation de la

souffrance Par cette position les eacutepicuriens nous indiquent clairement que le plaisir doit ecirctre

compris dans son rapport agrave la douleur En effet dans ce passage de la Lettre lrsquoabsence de

douleur dans le corps (ou aponie) et de trouble dans lrsquoacircme (ou ataraxie) srsquoopposent agrave la

deacutebauche dans la construction drsquoun plaisir eacutepicurien Par lagrave cet heacutedonisme particulier cherche

agrave infirmer le soupccedilon drsquoillimitation qui pegravese sur toute penseacutee placcedilant au sommet des valeurs le

plaisir

Cependant cela suffit-il agrave affirmer que laquo le bien est drsquoessence neacutegative raquo 172 De fait

lrsquoabsence de douleur totale a souvent eacuteteacute comprise comme eacutetant le plaisir ce qui nrsquoa pas

manqueacute de faire reacuteagir degraves lrsquoAntiquiteacute en peignant le plaisir drsquoEacutepicure comme eacutegal agrave lrsquoeacutetat

drsquoun cadavre Mais une phrase nous retient drsquoaller dans ce sens agrave savoir celle de Philodegraveme

171EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 131 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p76-77

172M CONCHE Lettres et maximes op cit p 7082

sur les choix et les rejets que nous avons citeacutee tantocirct173 En effet dans le systegraveme de deacutecision

il pose deux jalons qui autorisent la poursuite drsquoun deacutesir le premier correspondant agrave la

suppression de la douleur et le second agrave lrsquoacquisition drsquoun plaisir Ce deacutedoublement signale

pour nous que ces deux donneacutees ne sont pas eacutequivalentes nous deacuteduisons alors que le plaisir

ne se reacuteduit pas agrave lrsquoabsence de douleur pour Eacutepicure Degraves lors le plaisir aurait une reacuteelle

positiviteacute Deacutejagrave Jean Bollack affirmait dans son commentaire laquo il y a entre la preacutesence du

plaisir et lrsquoabsence de douleur le mecircme eacutecart qursquoentre lrsquoabsence de douleur et la douleur raquo174

Mais puisque nous affirmons que le plaisir ne srsquoidentifie pas agrave lrsquoaponie et lrsquoataraxie tout en

ne pouvant srsquoaffranchir drsquoeux ndash sinon ce serait le plaisir des deacutebaucheacutes ndash quel rapport exact

entretiennent plaisir et absence de douleur

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

Revenons agrave ce paragraphe 131 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La traduction de Jean Bollack

fait bien ressortir le lien entre les deux affections En effet alors que nombre de traductions

pensent que le deacutebut de la phrase ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν le plaisir est le but se voit

expliciteacute par la fin qui preacutesenterait son contenu comme suppression de la douleur dans le

corps et de trouble dans lrsquoacircme lrsquohermeacuteneute lillois voit dans le mot κειμέναι une charniegravere

qui interdit la correspondance veacuteritable entre les deux termes Plutocirct que de le rapporter aux

plaisirs qui reacutesideraient dans la jouissance (en enlevant ainsi le second τῶν qui introduisait

une deuxiegraveme cateacutegorie de personnes) M Bollack le pense comme un attribut du sujet

drsquoἡδοναῖ plaisirs175 Ainsi Eacutepicure nrsquoaffirme pas simplement ne pas vouloir renvoyer aux

plaisirs des deacutebaucheacutes en parlant du souverain bien mais pose que ces plaisirs-lagrave ne sont pas

le fondement du souverain bien Les plaisirs sans limitation parce qursquoils sont contraires agrave

lrsquoataraxie et agrave lrsquoaponie ne peuvent ecirctre agrave la base du souverain bien Crsquoest dire en creux que

lrsquoabsence de douleur constitue de faccedilon neacutecessaire le plaisir en tant que souverain bien ce qui

ne signifie pas pour autant de faccedilon suffisante

Or plusieurs indices nous poussent agrave consideacuterer qursquoataraxie et aponie sont insuffisantes dans

la constitution du plaisir La simple assignation de lrsquoabsence de douleur au fondement du

173Voir supra p 74

174J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 54-55

175Pour lrsquoexplication deacutetailleacutee voir Id p 127 583

plaisir nous semble une preacutecision qui laisse alors toute sa place agrave un plaisir positif lequel

donc ne se reacuteduit pas agrave son fondement En effet lrsquoabsence de douleur si elle fonde le

souverain bien nrsquoa pas agrave voir avec le plaisir hellip comme bien en soi isoleacute Crsquoest sans doute la

difficulteacute agrave saisir cette multipliciteacute du plaisir qui amegravene agrave des confusions Sous le nom de

plaisir se cache agrave la fois le bien isoleacute vers lequel nous tendons naturellement et le souverain

bien qui neacutecessite lui lrsquoinformation par la raison la connaissance de la phusiologia et son

application dans les sensations Le premier est une consideacuteration temporellement limiteacutee agrave une

action preacutecise lrsquoautre prend en charge la vie dans son entiegravereteacute temporelle entre autres

Aponie et ataraxie nrsquoont pas le mecircme rapport agrave ces deux acceptions du plaisir Nous venons

de le dire elles sont neacutecessaires au souverain bien mais les plaisirs isoleacutes existent

indeacutependamment drsquoelles La force de la penseacutee drsquoEacutepicure est de parvenir agrave combiner ces deux

faits lrsquoeacutethique du Jardin cherche les plaisirs comme bien en soi qui constituent la positiviteacute

du souverain bien tout en refusant ceux qui deacutetruiraient le souverain bien dans son extension

en apportant plus de souffrance que drsquoagreacuteable

Crsquoest agrave la lueur de cette exigence que nous comprenons plus avant la maxime de

Philodegraveme176 Elle place une deacutefinition en neacutegatif du souverain bien ndash lrsquoabsence de souffrance

ndash et une autre en positif ndash les plaisirs eux-mecircmes ndash la premiegravere limite la seconde mais la

seconde ne srsquoy reacuteduit pas Cette limite doit ecirctre penseacutee agrave lrsquoinstar de celle qui structure

exteacuterieurement les deacutesirs elle peut certes ecirctre deacutepasseacutee mais lrsquoaffect se verra alors deacutenatureacute

Non seulement il ne pourra pas produire de satisfaction assureacutee mais il amegravenera des dangers

Au contraire le respect de la limite lui donnera une nature crsquoest-agrave-dire un champ drsquoextension

bien deacutelimiteacute mais qui lui est propre Affirmer la neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur crsquoest poser

les bornes exteacuterieures du plaisir mais lrsquohabitation en positif du champ ainsi deacutelimiteacute est le fait

de plaisirs indeacutependants drsquoelle

Finalement cette neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur pour atteindre le plaisir en tant que

souverain bien nous paraicirct plutocirct un garde-fou pour des plaisirs isoleacutes que son ecirctre mecircme On

peut dire qursquoelle protegravege le plaisir comme souverain bien des deacutebordements ou des

conseacutequences facirccheuses des plaisirs isoleacutes Cette positiviteacute nous semble drsquoailleurs expliquer le

non-refus de la magnificence exposeacute au paragraphe 130 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee autant qursquoelle

ne ramegravene pas agrave la douleur ni agrave la deacutependance177

176Citeacutee supra p 7484

Atteindre le souverain bien constitue la perfection Rappelons que crsquoest le travail de la

raison qui permet de constituer le souverain bien en pensant sa deacutelimitation neacutegative Mais il

le fait aussi en positif en reacutealisant le souverain bien par lrsquousage du plaisir comme le nommait

Jean Bollack178 crsquoest-agrave-dire par lrsquoactualisation du plaisir mecircme lorsqursquoun plaisir comme bien

isoleacute nrsquoest plus preacutesent en positif La perfection nous lrsquoavons vu179 consiste en un

comblement atomique du corps soit agrave sa reacutepleacutetion jusqursquoagrave la limite Nous voudrions preacuteciser

agrave la lueur du double jalon poseacute par Philodegraveme en quoi peut consister plus preacuteciseacutement cette

borne Nous pensons que la perfection en tant que satisfaction complegravete du corps est due aux

plaisirs positifs qui remplissent atomiquement jusqursquoaux deacutelimitations du corps Lrsquoabsence de

douleur qui fonde cet eacutetat ne deacutenote pas une suppression totale du manque soit un

comblement atomique total du corps mais le retour agrave un seuil de manque non-critique soit

qui nrsquoentraicircne pas la douleur Notre ideacutee est de dire que le manque nrsquoest douloureux qursquoagrave

partir drsquoun certain niveau et non degraves qursquoil manque un atome au corps Ainsi les deacutesirs

naturels et neacutecessaires ont pour but de revenir agrave un seuil non-douloureux de manque ce qui ne

les empecircche pas par ailleurs de combler totalement le corps Mais les deacutesirs naturels mais

non-neacutecessaires ne ramegravenent pas agrave la douleur parce qursquoils naissent dans cet espace

intermeacutediaire entre la douleur et le plaisir pour nous rapprocher de ce-dernier et que leur

abandon ne constitue alors pas de douleur

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques

Nous voudrions pour finir esquisser un rapprochement entre ce deacutedoublement du

plaisir dans son fondement de plaisir neacutegatif et plaisir positif et le deacutebat entre plaisir cineacutetique

et plaisir catasteacutematique Nous nous interrogeons pour savoir si les deux eacutetats se

correspondent si le plaisir cineacutetique deacutesignerait un plaisir positif et le catasteacutematique

177Καὶ τὴν αὑτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα ἀλλrsquoὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδισταπολυτελείας ἀπολαύσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοιlaquo Et nous croyons que le contentement(αὐτάρκεια) est un grand bien non pour que nous fassions usage du peu drsquoune faccedilongeacuteneacuterale mais afin que nous fassions usage du peu si nous nrsquoavons pas lrsquoabondancepersuadeacutes veacuteritablement que jouissent de la magnificence avec plus de plaisir ceuxqui en manquent le moins raquo EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 130 in Id p 74-75

178J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 119 En commentant la fin du sect 128 de laLettre agrave Meacuteneacuteceacutee il distingue le besoin de lrsquousage et choisit pour le mot χρεία le sensdrsquousage comprenant ainsi qursquoEacutepicure theacuteorise un usage du plaisir voir supra p 26

179Voir supra p 22 sq85

lrsquoabsence de douleur En effet puisque nous affirmons la positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

nous obtenons trois eacutetats possibles la douleur lrsquoabsence de douleur la preacutesence de plaisir

comme chez les Cyreacutenaiumlques180 Sauf qursquoeux ne reconnaissent pas lrsquoeacutetat intermeacutediaire comme

le fondement du plaisir positif mais comme absolument neutre ce qui ne lui confegravere aucun

lien avec le plaisir Plaisir catasteacutematique et plaisir cineacutetique seraient-ils des avatars de

lrsquoabsence de douleur fondatrice du plaisir et plaisir positif Il se peut que ce rapprochement

nrsquoait pas lieu drsquoecirctre nous posons simplement la question Nous nrsquoirons pas plus loin car les

deacutebats entre plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques meacuteriteraient un travail complet agrave eux seuls

la controverse de longue date oppose Cyreacutenaiumlques et Eacutepicuriens dans la doxographie depuis

lrsquoAntiquiteacute Il est difficile de deacutemecircler la signification de ces termes et lrsquoapport de chacune des

deux doctrines dans ces deacutebats ainsi que les deacuteformations auxquelles la deacutebat doxographique

a donneacute lieu Nous pointons seulement qursquoil faudrait examiner lrsquoideacutee qui consisterait agrave

rapprocher plaisir catasteacutematique et absence de douleur et plaisir cineacutetique et plaisir comme

bien en soi chez Eacutepicure

Au terme de notre eacutetude du deacutesir nous pensons que le plaisir chez Eacutepicure nrsquoest pas

drsquoessence neacutegative Il se fonde certes sur quelque chose de neacutegatif lrsquoabsence de douleur mais

cette neacutegation constitue pour nous une limite qui encadre les plaisirs positifs Cette deacutefinition

du plaisir rend possible la transformation des plaisirs comme biens isoleacutes en plaisir comme

bien eacutetendu autrement dit comme souverain bien Cette transformation change la temporaliteacute

de sa valeur on ne regarde plus le plaisir ou deacuteplaisir immeacutediat la conseacutequence prochaine de

lrsquoaction mais agrave lrsquoeacutechelle de la vie authentiquement humaine sur une dureacutee plus longue Telle

est ce qui fait la vie entiegravere ὁ ὅλος βίος la perfection que vise Eacutepicure Cette entiegravereteacute ne se

joue pas qursquoagrave lrsquoeacutechelle du temps elle se trouve aussi agrave lrsquoeacutechelle humaine puisqursquoelle reacutealise

la perfection de la vie organique agrave lrsquoaide de la raison En effet si les plaisirs isoleacutes deacutenotent la

perfection atomique du corps la raison les peacuterennise en srsquoappropriant cet eacutetat positif en

lrsquoactualisant tout au long du temps et reacutealise ainsi lrsquousage du plaisir dont parlait Jean Bollack

Par cette positiviteacute du plaisir nous pensons que seuls les plaisirs positifs provoquent la

perfection atomique du corps lrsquoabsence de douleur elle ramegravene simplement le manque agrave un

180Voir EUSEgraveBE DE CEacuteSAREacuteE Preacutepartaion eacutevangeacutelique XIV 18 746 b citeacute dans EMANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill 1961 p47 fr 201 pour une traduction franccedilaise des fragments sur Aristippe voir M ONFRAY

(eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise2006

86

seuil non-douloureux car non-critique Les deacutesirs visent donc le plaisir soit en reacuteduisant le

manque atomique de sorte agrave ce qursquoil soit indolore ndash permettant ainsi au plaisir de devenir

possible ndash soit en comblant tout agrave fait le corps les deux nrsquoeacutetant pas exclusifs

87

Conclusion geacuteneacuterale

Agrave lrsquoheure du bilan nous voudrions revenir sur les ideacutees meacutethodologiques qui nous ont

servi de guide pour notre analyse Nous avons appris lrsquoimportance de laisser parler le texte

afin drsquoeacuteviter agrave la fois de faire des raccourcis dans la penseacutee et de projeter nos cateacutegories

modernes sur lui Pour ce faire il faut accorder autant drsquoimportance agrave lrsquoeacutenonceacute qursquoagrave

lrsquoeacutenonciation drsquoun ouvrage181 mieux le resituer dans son contexte et limiter ainsi de maniegravere

pertinente les possibiliteacutes drsquointerpreacutetations Crsquoest en suivant ces principes que nous sommes

parvenus aux conclusions suivantes

Dans la doctrine eacutepicurienne la raison nous met en contact avec la reacutealiteacute et en tire le

discours de la phusiologia ou science de la nature des choses Crsquoest dans ce cadre qursquoEacutepicure

pense lrsquohumain et ses affects parmi lesquels le deacutesir Le deacutesir participe de la nature humaine

puisqursquoil est lrsquoeacutelan qui deacutenote un manque de matiegravere ndash laquelle est rappelons-le le tout de la

reacutealiteacute ndash et pousse agrave le combler supprimant ainsi la douleur provoquant ainsi le plaisir

Lrsquoeacutepicurisme ne comprend pas cet affect pourtant symptocircme du manque comme un signe de

deacutefaillance de la nature humaine puisque crsquoest sans jugement de valeur que cette-derniegravere est

comprise ndash comme tout ce qui est consideacutereacute comme reacuteel drsquoailleurs ndash Au contraire le deacutesir

accomplit la perfection de notre nature nous rendant ainsi semblable aux dieux par le

comblement qursquoil incite il megravene lrsquohumain agrave la perfection physique reacutealisant ainsi

lrsquoincorruptibiliteacute divine mecircme si crsquoest le temps drsquoune vie borneacutee par la mort par ce qursquoil

vise il donne accegraves au souverain bien le plaisir rendant lrsquohumain bienheureux sur le modegravele

du dieu Comme nous lrsquoavons vu le sage est si semblable aux dieux que les eacutepicuriens se sont

demandeacute si les dieux reacutealisaient les mecircmes actions de reacutegeacuteneacuteration atomique que celles que

font les hommes pour parvenir agrave la vie totale

Ougrave que se termine lrsquoanalogie entre lrsquoecirctre humain parfait et le dieu on ne peut que

conclure pour lrsquohumain agrave la positiviteacute du deacutesir autant dans le sens de reacutealiteacute que de

valorisation en bien en teacutemoigne le choix mecircme drsquoἐπιθυμία comme terme geacuteneacuterique pour

deacutesigner le deacutesir qui srsquoaffirme en srsquoaffranchissant des connotations neacutegatives preacuteceacutedentes Sa

valeur positive est non seulement comme celle de toute chose existante due agrave sa preacutesence

181Sur le rapport entre eacutenonceacute et eacutenonciation voir P VESPERINI La philosophia et sespratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit p 17

88

mais surtout agrave son caractegravere beacuteneacutefique lorsqursquoil est bien compris et deacutefini La description du

fonctionnement physique du deacutesir-type permet de deacutelimiter une eacutetendue naturelle du deacutesir qui

va du manque atomique ndash douloureux ou non ndash agrave lrsquoabsence de souffrance ou mecircme jusqursquoau

le plaisir plein autrement dit la perfection

Encore faut-il ajouter agrave ce meacutecanisme global la structure inteacuterieure du deacutesir par deux

oppositions celle du naturel ou du vain drsquoune part celle du neacutecessaire et du non-neacutecessaire

drsquoautre part La premiegravere permet de penser la preacutesence ou non du deacutesir dans son champ

naturel autrement dit de juger de faccedilon absolue de lrsquoexistence ou non du lien entre la nature

humaine et celle de lrsquoobjet drsquoun deacutesir en effet des deacutesirs peuvent naicirctre en lrsquohomme qui

nrsquoont pas de rapport avec le corps humain Ces deacutesirs non-naturels encore appeleacutes vides ou

vains sont le fruit de sensations mal informeacutees qui issus de la capaciteacute de deacutemultiplication de

lrsquoacircme par lrsquoabsence drsquointeacutegration du savoir sur la nature des choses outrepassent les limites

naturelles Ils lancent alors lrsquoindividu dans une recherche de satisfaction sans fin et sans fond

transformant ainsi en laquo racine de tous les maux raquo182 comme le fit graver Diogegravene drsquoOinoanda

lrsquoaffect qui devait conduire au seul bien Ce nrsquoest cependant pas ici le deacutesir en tant que tel qui

est remis en cause mais bien son deacutevoiement ducirc agrave lrsquoabsence de raison et de savoir sur la

nature du deacutesir Cette connaissance nous apprend que seuls les deacutesirs ayant rapport avec notre

nature dits naturels sont dignes drsquoecirctre examineacutes La seconde opposition entre le neacutecessaire et

le non-neacutecessaire permet drsquoenvisager la preacutesence de la douleur dans lrsquoabandon de la poursuite

du deacutesir effective dans les deacutesirs neacutecessaires nulle pour les autres Ce nrsquoest cependant pas

elle qui prend en compte les autres douleurs notamment dans les conseacutequences deacuteplaisantes

de la poursuite du deacutesir Cette opposition-lagrave ne touche pas agrave lrsquoessence des ecirctres comme la

preacuteceacutedente puisque des consideacuterations de circonstances interviennent aussi dans la neacutecessiteacute

Cette structure interne du champ des deacutesirs en tant qursquoelle appartient au discours

qursquoest la phusiologia demeure une abstraction qui permet de penser les deacutesirs eacuteprouveacutes par

les hommes mais elle nrsquoest pas assez concregravete pour lrsquoaction elle demeure un arriegravere-plan

theacuteorique dans le cadre duquel la deacutecision et lrsquoaction de poursuite ou de rejet drsquoun deacutesir va se

former La ceacutelegravebre tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure a certes un rapport avec lrsquoaction mais il

est bien plus lointain que lrsquoon ne le pense et son statut de theacuteorie geacuteneacuterale nrsquoautorise pas agrave

exemplifier de maniegravere certaine ni ne suffit agrave deacutecider dans les cas particuliers Le veacuteritable

182DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

89

principe directeur de lrsquoaction consiste agrave laquo interdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun bien qui ne

soit pas par nature agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon rejette aucun qui nrsquoempecircche

pas drsquoavoir du plaisir raquo183 Crsquoest donc la suppression de la douleur et la preacutesence de plaisir

toutes deux effectives qui constituent les deux motivations valables pour poursuivre un deacutesir

Cela neacutecessite lrsquoapplication de la raison au cas concret agrave lrsquoobjet particulier agrave la situation

donneacutee agrave lrsquoeacutetat actuel du corps singulier Bien eacutevidemment ces choix et rejets selon la raison

pratique peuvent ecirctre rapporteacutes au cadre theacuteorique qui les comprend sans que celui-ci suffise

pour lrsquoaction Pour Eacutepicure le traitement des deacutesirs consiste donc dans le travail de la raison

sur un deacutesir afin drsquoen deacuteterminer les beacuteneacutefices et les nuisances au regard du plaisir et de la

douleur

Ce qui informe communeacutement la penseacutee et lrsquoaction du deacutesir crsquoest la penseacutee du plaisir

En tant que souverain bien le plaisir est au centre de la penseacutee eacutepicurienne et reacutegit le champ

de lrsquoaction morale Nous deacutefendons lrsquoideacutee que le plaisir est positif et que srsquoil se fonde certes

sur la suppression de la douleur ndash ce qui ne nous semble pas ecirctre le stade de la perfection mais

le retour au seuil non-critique de manque ndash il neacutecessite une matiegravere positive des plaisirs

pleins de cet eacuteleacutement positif naicirct la perfection atomique et la penseacutee srsquoempare de cet eacutetat

afin de reacutealiser la vie totale la vie bienheureuse dans lrsquoeacutegaliteacute aux dieux

Le maicirctre du Jardin par sa penseacutee du deacutesir peut ainsi transformer la formule drsquoun

maicirctre de poeacutesie

Borneacute dans sa nature et borneacute dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu sur terre et y vit fort heureux

183PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets trad fr Daniel Delattre in D DELATTRE

et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens opcit p 56490

Table des annexes

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination 92

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 2094

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI97

91

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination

La sentence vaticane 63 fait lrsquoobjet de trois lectures et deux interpreacutetations diffeacuterentes celle de Jean Bollack qui laisse le texte tel qursquoon

le lit dans le manuscrit celle que reprend Jean Salem agrave Peter Von der Muumlhll et celle drsquoHermann Usener propositions dont le sens revient agrave peu

pregraves au mecircme Cette diffeacuterence tient agrave ce que lrsquounique manuscrit le codex Vaticanus Graeligcus 1950 livre un texte qui peut sembler deacuteroutant

certains eacutediteurs du texte ont donc preacutefeacutereacute le modifier afin drsquoen tirer un sens a priori plus satisfaisant

Jean Bollack184 Hermann Usener185 Peter Von der Muumlhll186 (reprise par Jean Salem)

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθάριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πάσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λιτότητι μεθόριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθαριότης ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

laquo Il reste clair mecircme dans cette preacutecision

qui si lrsquoon nrsquoy prend garde megravene agrave peu

pregraves agrave la situation de celui qui se perd

dans lrsquoindeacutetermination raquo

laquo Il existe aussi une limite dans la simplici-

teacute et celui qui ne la considegravere pas se re-

trouve presque comme dans la situation

de celui qui se perd par lrsquoillimitation raquo

laquo Il y a mecircme dans la restriction une me-

sure celui qui nrsquoen tient pas compte se

trouve agrave peu pregraves dans la situation de celui

qui srsquoeacutegare par manque de limitation raquo187

En effet si la tradition manuscrite semble claire les mots qursquoelle transmet le sont beaucoup moins Crsquoest en tentant de trouver un sens que les

eacutediteurs Hermann Usener le premier ont chercheacute agrave modifier le texte En effet la phrase ne preacutesente pas de sujet et le sens courant des mots ne

184EacutePICURE Sentence Vaticane 63 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975p 535-536

185Id in K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr Klassiche Philologie no 10 1888 p 175-201 p196 traduction personnelle

186Id in P VON DER MUEumlHLL Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et Leipzig Teubner 1922 p 67

187J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 94-95 Texte grec citeacute note 1 p 9592

creacutee pas de signification satisfaisante par rapport agrave ce qui eacutetait attendu de lrsquoeacutepicurisme La retouche drsquoUsener concerne deux mots il donne un

sujet (μεθόριος la limite) et remanie le compleacutement de λεπτότητι (finesse) en λιτότητι (simpliciteacute) celle de Von der Muumlhll agrave sa suite est plus

leacutegegravere puisqursquoil propose simplement de transformer lrsquoadjectif καθάριος (pur net) en substantif καθαριότης (frugaliteacute) ce qui agrave par lagrave mecircme

lrsquoavantage de donner un sujet exprimeacute de la phrase Dans les deux cas on retrouve un sens moral ougrave lrsquoexcegraves et lrsquoasceacutetisme sont condamneacutes drsquoun

mecircme geste

Jean Bollack parvient agrave eacutetablir un sens sans retouche agrave partir de sens moins communs des mots preacutecision pour λεπτότης et preacutefegravere

indeacutetermination agrave illimitation pour ἀοριστία Il prend aussi le parti de poser que le sujet nrsquoest pas exprimeacute et que καθάριος est un adjectif qui y

renvoie Crsquoest alors la preacutecision et non la simpliciteacute qui est viseacutee et son pendant nrsquoest plus lrsquoillimitation mais lrsquoindeacutetermination le texte prend

alors le sens de la juste distance qursquoil faut tenir dans la preacutecision du savoir

Pour notre part nous preacutefeacuterons la version avec le moins drsquointervention qui donne donc un sens eacutepisteacutemique et non moral agrave cette sentence

Cependant nous espeacuterons avoir exposeacute les faits de sorte que chacun puisse se faire son avis judicent lectores

93

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 20

Les maxime 29 et sentence 20 sont geacuteneacuteralement consideacutereacutees comme identiques hormis dans lrsquoeacutetablissement du texte de Jean Bollack

qui srsquoen reacutefegravere uniquement aux manuscrits188 Sans ajout par conjoncture on obtient ainsi les deux textes suivants

Maxime 29 Sentence 20

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι

αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ

φυσικαὶ μέν οὐκ ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Φυσικὰς καὶ ἄναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἁλγηδόνας

ἀπολυούσας ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψουςmiddot φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ

τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ

ἄλγημα ὡς πολυτελῆ σιτίαmiddot οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτrsquoἀναγκαίας ὡς

στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacuteces-

saires les autres ni naturels ni neacutecessaires mais ad-

viennent en raison de lrsquoopinion vaine

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires

drsquoautres sont naturels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en rai-

son de lrsquoopinion vaine

Eacutepicure considegravere comme naturels et neacutecessaires ceux qui dis-

sipent les douleurs comme la boisson pour la soif naturels mais

non-neacutecessaires ceux qui varient seulement le plaisir sans suppri-

mer la douleur comme des aliments riches ni naturels ni neacuteces-

saires comme les couronnes et les statues que lrsquoon eacuterige

188Nous reprenons lrsquoargumentation que Jean BOLLACK a deacuteveloppeacute dans La penseacutee du plaisir op cit p 347-349 ainsi que sestraductions (p 448 pour la sentence 20)

94

La Maxime 29 a eacuteteacute jugeacutee incomplegravete degraves la Renaissance ougrave Estienne a transformeacute ainsi le texte

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ ltκαὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶgt καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Sous cette forme elle reprenait la tripartition de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee deacutejagrave connue par Diogegravene Laeumlrce Par ailleurs la scolie agrave cette maxime que

nous reproduisons ici189 la reacutepegravete encore une fois en lrsquoillustrant ce qui peut sembler confirmer la preacutesence de la tripartition agrave cet endroit-lagrave La

deacutecouverte en 1888 des Sentences Vaticanes mdash dont certaines reprennent litteacuteralement des Maximes mdash et surtout de la sentence 20 nrsquoa fait que

donner le sentiment de confirmation Lrsquoerreur du copiste qui srsquoest diffuseacutee serait un saut du mecircme au mecircme pheacutenomegravene dans lequel un

morceau de texte est omis agrave cause drsquoune reacutepeacutetition Ici la confusion entre un premier ἀναγκαῖαι et le deuxiegraveme aurait obstrueacute une cateacutegorie de

deacutesir celle des naturels et neacutecessaires

Alors pourquoi porter le doute lagrave ougrave pour une fois la chose semble claire De fait la cause nrsquoest pas sans ombre

Drsquoune part lrsquoexplication drsquoerreur proposeacutee nrsquoest pas tout agrave fait satisfaisante le saut du mecircme au mecircme nrsquoimplique pas neacutecessairement la

disparition du second δέ que lrsquoon trouve dans la sentence avant la cateacutegorie des deacutesirs vains Drsquoautre part aucun manuscrit consulteacute par Jean

Bollack190 ne porte trace de modification sur ce passage alors mecircme que la scolie aurait pu susciter lrsquoattention drsquoun copiste sur une troisiegraveme

cateacutegorie manquante agrave ne pas oublier Enfin la scolie nrsquoest pas forceacutement une simple illustration des cateacutegories eacutenonceacutees dans la maxime mais

un compleacutement un rappel de la vulgate eacutepicurienne qui trouve ici sa meilleure occasion du fait que lrsquoapophtegme en contienne deacutejagrave deux

189Pour la leacutegitimiteacute de la scolie voir supra p 67 sq

190Il les recense et srsquoexplique de ses choix aux pages 1 agrave 13 de son ouvrage95

Ajoutons qursquoavec une maxime eacutepureacutee on obtient une nouvelle signification et non une reacutepeacutetition de la tripartition qui nous semble plus

inteacuteressante laquo le principe de classification loin de reprendre celui de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction

mecircme raquo eacutecrivait Jean Bollack Nous avons essayeacute drsquoexpliquer lrsquointeacuterecirct drsquoune Maxime 29 sans ajout dans notre deacuteveloppement191

Quant agrave la sentence 20 elle est peut-ecirctre deacuteriveacutee de la maxime mais du fait de son apparition plus tardive son contenu fait selon nous plutocirct

signe vers une simplification de la doctrine qui reprend la tripartition pour ses aspects pratiques sans srsquoencombrer de la motivation theacuteorique

drsquoune telle classification

191Voir supra p 4696

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI

Parmi les textes releveacutes par nous pour eacutetudier la notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens il y a un fragment de Philodegraveme de Gadara dans son livre supposeacute

Περὶ αἰρεσεῶν καὶ φυγῶν Des choix et des rejets (connu aussi sous son titre latin De electionibus et fugis ou son titre anglais On choices and avoidances)

Dans cette fin de traiteacute retrouveacute sur le papyrus numeacuteroteacute Pherc ndeg1251 lrsquoauteur semble eacutetablir apregraves ce qui paraicirct ecirctre une partie de la classification

canonique des deacutesirs une liste sur les deacutesirs tout agrave fait nouvelle qui ne serait pas comprise dans la tripartition classique et porterait sur les diverses faccedilons

drsquoecirctre ou causes des deacutesirs Cependant le texte est fragile un peu mysteacuterieux et les restitutions interpreacutetations et traductions divergent sans solution

satisfaisante ce qui rend son utilisation trop deacutelicate pour nous Nous nous proposons de reacutesumer et de critiquer les positions sur diffeacuterents points que nous

avons pu observer Drsquoabord le texte lui-mecircme tel qursquoon le trouve eacutetabli dans lrsquoouvrage de reacutefeacuterence192 avec la traduction franccedilaise de reacutefeacuterence193

ndash ndash ndash αἱ μέν εἰσιν ἀναγ] | καῖα[ι αἱ δrsquo οὐκ ἀναγκαῖαιmiddotαὐτῶν] | δrsquo ἐκε[ίνω]ν [εἰσὶ]ν ἀναγ[καῖαι] | αἱ μ[ὲν πρὸςτὸ ζ]ῆν αἱ δ[ὲ πρὸς] | τὸ ἄγ[ει]ν [ἐν ὑγι]είαι τὸ σῶ[μα] |αἱ δὲ [πρὸς] τὸ μ[α]καρίως [ζῆ]ν κα|τὰ τά[ς γε]δ[ι]α[φ]ερούσας α[ἰ]τίας | οὐδrsquo ἀ[θρό]ον καὶδιαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] ἔφ[αμ]ε[ν] ὧν αἱ μ[ὲ]ν ὡ[ς]δ[ο] | κε[ῖ δε]ινὰς ἐμποιοῦσ[ι]ν κα|ταιγ[ί]δας α[ἱ]δrsquo οὔ καὶ τινὲς | μὲν ἄ[ω]ροι διrsquo ἐλλειμμάτων | γίνονταίτ[ι]νων αἱ δrsquo ἀprimeπrsquo ἐπαι[σθη] | μάτων [τῶ]ν τοῦ χαίρον-τος καὶ | τινὲς μὲν ἀπὸ συνηθειῶν | τινὲς δὲ καὶ χωρὶςτούτων | καὶ τινὲς μὲν ἀφrsquo ἡμῶν καταρ| [ χ]όμ[ε]ναι τινὲςδὲ τῶν ἔξω| [ θεν ὡσπ]ε[ρε]ὶ τρῶσιν ἐργα|σαμέ[νων] ἤτοι

Col VI(1)

(5)

(10)

ltLes deacutesirsgt sont pour partie neacutecessaires et pour partie non-neacutecessairesParmi les premiers ceux qui sont neacutecessaires il y a ceux qui sont neacutecessaires agrave lavie ceux qui le sont au maintien du corps en bonne santeacute et ceux qui le sont agrave la vie bienheureuse pour prendre du moins les cas dans leur diversiteacute [de cause] et non tous agrave la fois[En outre nous parlons de diffeacuterentes causes parmi lesquelles] les unes semble-t-il provoquent dans lrsquoacircme de terribles ouragans drsquoautres non Certaines restent inassouvies du fait de certains manques drsquoautres reacutesultent de ressentis speacutecifiques pour qui eacuteprouve de la joie Il en est qui reacutesultent drsquohabitudes et drsquoautres qui sont justement indeacutependantes Si les unes trouvent en nous leur point de deacutepart drsquoautres apparaissent par suite drsquoune sorte de blessure infligeacutee par les objets exteacuterieurs ou encore

192PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit 85-100 Les [ ] signalent des lettres illisibles mais preacutesentes et reacutetablieset les lt gt des ajouts de lrsquoeacutediteur

httpstephanustlguciedujanusbiusorbonnefrIrisCite15950113499 (visiteacute le 17 mars 2018)

193PHILODEgraveME Des choix et des rejets trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564-565 traductionmodifieacutee

97

τῶν κατὰ | στέρ[ησι]ν κτητῶν κατrsquo ἐπί| [ ν]οια[ν α]ὐτήνmiddotκαὶ τιν[ὲς μὲν hellip (14)

par des choses que la privation donne envie de posseacuteder rien que drsquoy penser Drsquoautres encore raquo

On le voit le texte du papyrus est assez alteacutereacute et demande des restitutions pour ecirctre compreacutehensible notamment le deacutebut de cette sixiegraveme

colonne ougrave le sujet agrave qui lrsquoon attribue toutes les oppositions qui suivent nrsquoest pas repris Il semble cependant que les lignes 2 agrave 4 reprennent de

pregraves le sect 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee194 avec seulement une inversion du premier et du dernier type Comme il est question ici pour Eacutepicure des

deacutesirs on peut deacuteduire par analogie qursquoil srsquoagit aussi de cela pour Philodegraveme

Or Voula Tsouna-McKirahan qui a eacutetablit et traduit le texte en anglais propose dans son ouvrage sur lrsquoeacutethique de Philodegraveme paru en 2007 un

remaniement agrave sa traduction elle preacutefegravere comprendre qursquoil srsquoagit lagrave des plaisirs et non des deacutesirs

[Of natural pleasures some are necessary others not necessary and of the necessary pleasures themselves] some are

necessary for life others for the health of the body others for living happily according to their different causes but not

all of them taken together Further [we call] different causes those causes some of which as it seems produce terrible

storms while others do not some are formed prematurely because of certain defects and others because of our feelings

of joy some are the result of habit while others come to be even regardless of our habits yet some originate in ourselves

while others arise because of external factors or because things which became desirable due to the fact that we lacked

them inflicted (on us) [somethong like] a wound by the very thought of them195

Nous ne comprenons pas ce qui motive ce changement qui rompt la continuiteacute du texte puisqursquoil semble ensuite ecirctre question des deacutesirs via la

description des diffeacuterentes effets et causes (l 6 sq) deacutejagrave annonceacutes agrave la ligne 5 Parler de cause de plaisir qui produirait un trouble (l 7) voilagrave qui

serait non seulement singulier mais aussi contradictoire avec le bien qursquoest le plaisir et surtout on voit mal comment ce trait ne serait pas associeacute

194EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲπρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

195V TSOUNA-MACKIRANHAN The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press 2007 p 1998

au deacutesir qui nous affecte plutocirct qursquoagrave lrsquoobjet du plaisir lui-mecircme De fait le commentaire qui suit montre que la commentatrice identifie

clairement ce passage comme traitant des deacutesirs Philodegraveme modifierait la tripartition drsquoEacutepicure critiqueacutee par Ciceacuteron afin de se rapprocher de

la classification platonicienne196 Cependant elle affirme lrsquoexistence drsquoune classification des plaisirs qui reprend celle des deacutesirs ideacutee envers

laquelle nous eacuteprouvons beaucoup de meacutefiance

Un autre point attire notre attention celui de la traduction franccedilaise En effet nous lrsquoavons modifieacutee afin qursquoelle suive le texte grec eacutetabli

Daniel Delattre propose de lire agrave la ligne 6 ἔφεσις (envie) alors que lrsquoeacutetablissement de texte donne αἰτίας (cause) Il srsquoen explique197 en

rapprochant ce terme drsquoὄρεξις (appeacutetit) agrave la colonne preacuteceacutedente lequel est donneacute pour synonyme drsquoἔφεσις dans un Lexique datant du VIe siegravecle

celui drsquoHeacutesychios198 Ce choix est sans doute une reacuteaction agrave lrsquoeacutetrangeteacute du passage ougrave les deacutesirs et leurs causes nrsquoeacutetant pas clairement distingueacutes

on ne sait si ce qui est preacutediqueacute srsquoapplique aux uns ndash ce que nous deacuteduirions du sens ndash ou aux autres ndash ce qui apparaicirct grammaticalement ndash

Trois objections nous viennent La premiegravere vient de ce que le mot αἰ| [ τίας] (l6) cause ne semble pas faire lrsquoobjet de doute dans son

reacutetablissement autant par la reacutepeacutetition et le lien qursquoil forme avec la preacuteceacutedente occurrence lrsquoapparat critique ne propose pas drsquoautres variantes

La deuxiegraveme tient agrave ce que le mot ἔφεσις (envie) est drsquousage rare avant notre egravere mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas inexistant La troisiegraveme porte sur la

signification que prendrait alors le passage cette modification impliquerait qursquoil y aurait agrave cocircteacute des ἐπιθυμιαῖ (deacutesirs) et des ὄρεξεις

(appeacutetits) des envies dont le texte ne nous permettrait pas de saisir la diffeacuterence ni les rapports avec les autres Philodegraveme peut innover certes

196Id p 19-20 Qursquoil y ait un motif platonicien agrave ne reprendre que les cateacutegories neacutecessaire et non-neacutecessaire est assez probablemais nous doutons que Philodegraveme corrige Eacutepicure il reprend seulement lrsquoopposition qui lrsquointeacuteresse quant agrave lrsquoobjection de Ciceacuteronnous semble assez mal fondeacutee

197D Delattre Les eacutepicuriens op cit note 13 p 1246

198Disponible en grec sur httpselwikisourceorgwikiCE93CEBBE1BFB6CF83CF83CEB1CEB9(consulteacute le 23 avril 2018)

99

mais nous nous voyons pas ce qursquoapporte une telle cateacutegorie par rapports aux preacuteceacutedentes Lrsquoensemble de ces consideacuterations fait que nous

trouvons la proposition de M Delattre trop audacieuse mecircme si elle reste dans le champ du possible

Crsquoest finalement le διαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] de la ligne 6 qui pose problegraveme Le texte est fragile la restitution table sur la reacutepeacutetition

en deacutebut de phrase drsquoun syntagme en fin de la phrase preacuteceacutedente il faut neacuteanmoins parier sur la reacutepeacutetition exacte ce qui oblige agrave rajouter des

lettres et eacutecarter lrsquoideacutee aussi possible de la reprise du terme διαφερούσας sous une autre forme Mais plus que cette proposition qui reste fort

probable crsquoest le sens qursquoelle semble indiquer qui est probleacutematique En effet voilagrave qui est eacutetrange Philodegraveme nous parle de causes mais

semble dans les faits traiter des deacutesirs Ce qui rend le passage difficilement compreacutehensible crsquoest finalement la difficulteacute agrave eacutetablir la transition de

la ligne 6 entre deux phrases fragmentaires En effet crsquoest ce manque qui pose problegraveme on ne sait pas de quoi exactement il est question dans

cette liste agrave moins de recourir aux interpreacutetations dont nous avons vu qursquoelles eacutetaient toutes aussi varieacutees que cette liste de Philodegraveme et nous

souhaitons ajouter la nocirctre afin de faire reacutefleacutechir sur une nouvelle proposition

Nous pensons pour notre part que ce mot αἰτίας (cause) renvoie aux τὰ ποιητικὰ τῶν ἡδονῶν ce qui produit le plaisir que nous

assimilons aux objets du deacutesir ce drsquoautant plus qursquoil a eacuteteacute question du rapport entre deacutesir et ce qui produit le plaisir dans un passage anteacuterieur (V

3-7)199 Notre phrase traiterait alors des diverses causes du deacutesir et des effets provoqueraient diffeacuterents objets produisant le deacutesir en nous Nous

proposons le sens suivant agrave la phrase deacutebutant ligne 6 les diffeacuterents objets du deacutesir causent des deacutesirs tels que les uns nous perturbent et les

autres non etc puis vient une liste des divers effets ou origines de deacutesirs causeacute en fonction de diffeacuterents objets En traduction cela donnerait

laquo nous affirmons que ltviennentgt de diffeacuterentes causes [ie objets de deacutesirs] ltdes deacutesirsgt parmi lesquels les uns provoquent des tempecirctes dans

lrsquoacircme et drsquoautres non etc raquo

199Μετὰ δὲ ταῦτα καὶ τὰς τῶν ἐπιθυμιῶν περί τε τὰς ἡδονὰς καὶ τὰ ποιητικὰ διαφορὰς ἀναλογιστέονhellip laquo Apregraves quoi il faut prendre en compteles diffeacuterences entre des deacutesirs de plaisirs et ce qui produit le plaisir raquo PHILODEgraveME Des choix et des rejets op cit V 3-7 p 564 Les deacutesirs ontpour objet ce qui est reacuteputeacute produire le plaisir et ce qui produit le plaisir ce manque de distinction confusion entraicircne des mauvais choixen privileacutegiant des deacutesirs vains et en meacuteprisant les deacutesirs neacutecessaires Ce passage se trouve dans la colonne immeacutediatement preacuteceacutedantnotre texte (ndegV) mais ne le preacutecegravede pas immeacutediatement car il existe une lacune estimeacutee agrave 20 lignes en fin de cette colonne

100

101

Bibliographie

Sources

I- EacutePICURE

A-EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- BOLLACK Jean Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1971

- CONCHE Marcel Lettres et maximes Paris Pr Univ de France coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987

- LAKS ANDREacute laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la Vie drsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PUL Lille coll laquo Cahiers dePhilologie raquo no 1 1976 p 1-118

- USENER HERMANN (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

- VON DER MUEumlHLL Peter Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et LeipzigTeubner 1922

- WOKTE Karl et Hermann USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlrKlassiche Philologie no 10 1888 p 175-201

B-TRADUCTIONS

- DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie drsquoEacutepicure in Vies et doctrines des philosophes illustres Marie-OdileGoulet-Cazeacute (eacuted) Jean-Francois Balaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaisecoll laquo La pochothegraveque raquo 1999

II- PHILODEgraveME DE GADARA

- PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in DELATTRE DANIEL et JACKIE PIGEAUD

(eacuted) Les eacutepicuriens Daniel Delattre (trad) Paris Gallimard coll laquo Bibliothegraveque de laPleacuteiade raquo no 564 2010 p 534-740

- PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances Voula Tsouna-MacKiranhan etGiovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro raquo no 15 1995

- PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquoira Giovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuoladi Epicuro raquo no 5 1988

III- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in DELATTRE DANIEL et JACKIE

PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens Pierre-Marie Morel (trad) Paris Gallimard colllaquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 564 2010 p 1028-1072

102

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription Martin Ferguson Smith (eacuted) NapoliBibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro Supplementi raquo no 1 1993

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscriptionMartin Ferguson Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di EpicuroSupplementi raquo no 3 2003

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen laquo Review of Supplement to Diogenes of Oenoanda the EpicureanInscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 79 2007 p 30-34

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen et Martin F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica no 42 2009 p 1-48

IV- AUTRES AUTEURS DE LrsquoANTIQUITEacute

LUCREgraveCE

- LUCREgraveCE De rerum natura Joseacute Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion coll laquo GF raquono 993 1997

ARISTIPPE

- E MANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill1961

- M ONFRAY (eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie GeacuteneacuteraleFranccedilaise 2006

ARISTOTE

- ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris colllaquo CUF raquo 1966

- ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris coll laquo Bibliothegraveque des textesphilosophiques raquo 1959

CICEacuteRON

- CICEacuteRON De finibus bonum et malorum Jules Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922

DEacuteMOCRITE

- DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques Jean-Paul Dumont et Hermann Diels (eacuted) ParisGallimard coll laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 345 1988

PLATON

- PLATON Oeuvres complegravetes Luc Brisson (eacuted) Monique Dixsaut (trad) Paris Flammarion2014

103

- PLATON Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967 vol 1

- PLATON Phegravedre Victor Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI

Commentaires

- BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le vocabulaire drsquoEpicure Paris Ellipses 2002

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997

- FREgraveRE Jean Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacutedLes belles Lettres coll laquo Collection drsquoeacutetudes anciennes raquo 1982

- MOREAU Joseph laquo Eacutepicure et la physique des Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70no 3 1968 p 286-294

- PIETTRE Reneacutee laquo Eacutepicure dieu et image de dieu  une autarcie extatique raquo Revue delrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

- RODIS-LEWIS Geneviegraveve Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975

- SALEM Jean Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin colllaquo Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie raquo 1989

- SEDLEY David laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille coll laquo Cahiers de philologie raquo no 1 1976 p 119-159

- TSOUNA-MACKIRANHAN Voula The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press2007

- VESPERINI Pierre Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard colllaquo Lrsquoeacutepreuve de lrsquohistoire raquo 2017

- VESPERINI Pierre laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine

httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 (consulteacute en ligne le 18 mars 2019)

- VESPERINI Pierre La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome EacutecoleFranccedilaise de Rome coll laquo Bibliothegraveque des Eacutecoles Franccedilaises drsquoAthegravenes et de Rome raquono 348 2012

104

Glossaire

Agrave lrsquoattention de mes amis et de ceux qui nrsquoeacutetudient pas la philosophie et lrsquoAntiquiteacute

Un glossaire est un pont entre la techniciteacute drsquoun travail et lrsquoenvie de le partagerIl ne srsquoadresse donc pas aux speacutecialistes qui roulent en VTT sur le vocabulairespeacutecialiseacute mais agrave ceux qui pourrait buter sur un mot avec leur veacutelo quotidienEt comme il nrsquoy a pas mieux qursquoun peu de rire pour agreacutementer lrsquoeffort monbut est ici de placere et docere plaire et instruire ce qui oblige parfois agrave sortirde la mine quelque peu grave et neutre du chercheur Qursquoon mrsquoen excuse etque lrsquoon poursuive son chemin

Les mots preacutesents dans ce glossaire sont ceux qui sont suivis drsquoune asteacuterisquedans le corps du texte

bull Apophtegme du grec ἀπόφθεγμα synonyme de sentence (tregraves utile quand on parledeacutejagrave des Maximes Capitales et des Sentences Vaticanes)

bull Axiologique qui touche agrave un systegraveme de valeurs

bull Cyreacutenaiumlque philosophie antique initieacutee par Aristippe de Cyregravene ougrave chaque plaisirisoleacute constituait le souverain bien Si vous avez bien lu ce meacutemoire vous savezpourquoi il nrsquoen va pas de mecircme chez Eacutepicure

bull Dialectique art de diviser pour mieux reacutegner sur les choses Non en veacuteriteacute crsquoest unepartie reacutecurrente de certaines philosophies antiques qui vise entre autres agrave cateacutegoriserles choses sous des concepts individueacutes autrement dit lrsquoart de distinguer les chosesentre elles et de produire des deacutefinitions comme je le fais en ce moment

Autre sens possible en philosophie antique art du dialogue qui avance ndash les sourds ensont malheureusement exclus (Hors-sujet Chez Hegel il faut comprendre qursquoil srsquoagitdu dialogue des ideacutees qui avancent en se contredisant puis en deacutepassant leurscontradictions ce qui est selon lui la structure du reacuteelhellip Et si vous nrsquoecirctes pas drsquoaccordavec cette thegravese crsquoest bien la preuve que vous ecirctes tout agrave fait dedans et que vous allezbientocirct ecirctre deacutepasseacute Pas tregraves facile de dialoguer avec Hegel )

bull Dichotomie division en deux parties

Pourquoi pas un autre mot Le problegraveme du mot franccedilais division est qursquoil nepreacutecise pas en lui-mecircme combien de part reacutesultent de cette opeacuteration sinon les tablesde division seraient beaucoup plus simples agrave meacutemoriser

105

bull Doxographe celui qui rapporte les doctrines (doxa) des autres

Diogegravene Laeumlrce (IIe-IIIe siegravecles de notre egravere) est le grand doxographe de lrsquoAntiquiteacutegracircce auquel nous sont parvenues bien des noms et des penseacutees qui nrsquoauraient que peuvoire pas du tout eacuteteacute transmises comme celle drsquoEacutepicure Vous ne pouvez qursquoimaginerla sympathie et lrsquointeacuterecirct que je lui portehellip

bull Ecdotique discipline qui concerne lrsquoeacutetablissement de texte Dans drsquoautres languescomme lrsquoitalien ou lrsquoallemand on appelle ccedila Philologie (ou filologia) mais pourquoifaire simple quand on peut faire compliqueacute

bull Eacutepisteacutemologie domaine de la philosophie qui srsquointeacuteresse agrave la maniegravere de connaicirctreaux processus de creacuteation de connaissance ainsi qursquoagrave sa valeur

bull Heacutetaiumlre du grec ἐταῖρος compagnon puis au feacuteminin courtisane

bull Heacuteteacuterogegravene qui nrsquoest pas de mecircme nature comme les grumeaux et la pacircte lorsquevous preacuteparez des crecircpes

bull ie pour id est agrave savoir autrement dit Crsquoest eacutecrit en italique crsquoest-agrave-dire que crsquoestune locution eacutetrangegravere ie latine dans mon cas

bull Informer Nrsquoallumez pas votre radio ou teacuteleacutevision car voilagrave lrsquoexplication en directLitteacuteralement crsquoest donner une forme de lrsquointeacuterieur (in-formare) crsquoest-agrave-dire unestructure agrave quelque chose qui nrsquoen a pas

Typiquement des philosophies comme celles de Platon ou drsquoAristote pensent que lamatiegravere nrsquoa pas de forme (in-forme avec le preacutefixe franccedilais privatif in- qursquoil ne fautpas confondre avec le preacutefixe latin in- agrave lrsquointeacuterieur) et que lrsquoideacutee rentre dedans pour lastructurer Exemple pour ceux qui ont bien suivi la pierre informe que le sculpteur vainformer selon lrsquoideacutee de son sujet pour qursquoelle en prenne lrsquoimage

bull Loci pluriel de locus version latine de τόπος qui signifie de maniegravere pas tregravescommune pour les non-latinistes lieux communs

bull Lyceacutee (lyceacuteen) Aristote nrsquoest plus tout jeune il nrsquoa pas dix-sept ans et des problegravemespour srsquoinscrire dans des formations du supeacuterieur via ParcourSup Il fait mieux il creacuteesa propre eacutecole en 355 av J-C Et pour mieux embrouiller les esprits dans vingt-cinqsiegravecles lrsquoancien membre de lrsquoAcadeacutemie creacutee le Lyceacutee (un signe de reacutegression dirontcertains de ses collegravegues envieux) Lyceacutee vient de λύκειον lieu pregraves duquel Aristotedeacutelivrait son enseignement il deacutesigne donc lrsquoeacutecole drsquoAristote Vous retiendrez doncque les lyceacuteens sont vieux de plus de deux milleacutenaires

106

bull Lycien Non ce nrsquoest pas une faute de frappe ou un autre accent pour deacutesigner leterme preacuteceacutedent mais un habitant de la Lycie province antique de lrsquoAsie Mineureactuellement au Sud-Ouest de la Turquie agrave lrsquointeacuterieur des terres Crsquoest dans cetteprovince que se situait Oinoanda ougrave un mur graveacute eacutepicuriennement par un certainDiogegravene a eacuteteacute retrouveacute crsquoest donc lui que nous deacutesignons sous cet adjectif

bull Ontologiquement par deacutefinition par nature par essence intrinsegravequement hellip Si vousavez drsquoautres caracteacuteristiques essentielles qui deacutefinissent mieux lrsquoontologie nrsquoheacutesitezpas agrave les ajouter hellip

bull Paraclausithuron thegraveme litteacuteraire latin ougrave lrsquoamant eacuteploreacute attend devant la portefermeacutee de sa dulcineacutee

bull Reacuteduire dans la cuisine philosophique pouvoir ramener totalement une chose agrave uneautre

bull Scholarque du grec σχόλη eacutecole et ἀρχῶν commandant le scholarque est celuiqui dirige une eacutecole philosophique dans lrsquoAntiquiteacute apregraves son fondateur Le premierscholarque eacutepicurien fut Hermarque ami drsquoEacutepicure qui pris la succession de lrsquoeacutecole agravesa mort

bull Synoptique qui donne une vision drsquoensemble

bull Terminus post quem locution latine (ccedila ne vous eacutetonnera pas de moi) qui deacutesigneune borne apregraves laquelle un eacuteveacutenement a eu lieu Son pendant chronologique est leterminus ante quem

Par exemple la remise du meacutemoire a pour terminus ante quem le 7 juin au soir et lecontentement de lrsquoauteur aura pour terminus post quem cette mecircme date

107

Table des matiegraveres

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat3

Sommaire6

Introduction7

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

1- Lucregravece une Veacutenus cynique 58

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non 61

α - Saisie du problegraveme61

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute63

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)64

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions65

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence67

ζ- Conclusion68

3- Questionnement de la question69

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

108

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

Conclusion geacuteneacuterale88

Table des annexes91

Bibliographie102

Glossaire105

Table des matiegraveres108

109

REacuteSUMEacute

Le deacutesir ne pouvant ecirctre reacuteduit agrave la raison lrsquoappreacutehension de cet affect par une philosophie lacontrait agrave reacuteveacuteler ses partis-pris eacutethiques Lrsquoeacutepicurisme en placcedilant le plaisir comme souverain bien et butde tous les vœux ne peut eacutechapper agrave la question du deacutesir Au fil des textes et des fragments qui nous restentse dessine par petites touches une certaine penseacutee du deacutesir Crsquoest ce traitement eacutepicurien des deacutesirs que cemeacutemoire se propose de deacutegager La logique physique de cet affect que lrsquoon peut tirer de lrsquoatomismeeacutepicurien permet de comprendre le fonctionnement du deacutesir ainsi que ses limites crsquoest-agrave-dire sa deacutefinitiondans le cadre du corps humain De la douleur agrave lrsquoapaisement du manque agrave la satisfaction le deacutesir donnelrsquoeacutelan vers la limite du corps qui est la perfection laquelle nous rend divin Au-delagrave de cette limite cebeacuteneacutefice nrsquoest plus valide et se transforme en source de maux sans fin sans satisfaction possible Une foisbien deacutelimiteacute ce champ du deacutesir on peut en deacutegager une cartographie interne agrave partir des termes deacutesignantles deacutesirs et de la ceacutelegravebre classification de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui structure la theacuteorie eacutethique du deacutesirCependant ce cadre ne suffit pas agrave deacutecider de la poursuite ou lrsquoabandon drsquoun deacutesir concret Seul le plaisiren tant que but est le critegravere drsquoun tel choix Mais ce plaisir doit ecirctre conccedilu comme le souverain bien quicomprend en positif des plaisirs particuliers et en neacutegatif lrsquoabsence de trouble du corps et de lrsquoacircme ce quineacutecessite de renoncer agrave la poursuite de certains plaisirs

Cette eacutetude srsquoappuie sur les textes eacutethiques drsquoEacutepicure dans la traduction proposeacutee par JeanBollack ainsi que sur les fragments de Diogegravene drsquoOinoanda et sur ceux du traiteacute de Philodegraveme de GadaraDes choix et des rejets (dont la colonne VI est interpreacuteteacutee en annexe) Lucregravece est pris comme un teacutemoinindispensable de lrsquoeacutepicurisme sans en ecirctre pour autant acteur selon la thegravese de Pierre Vesperini

MOTS CLEacuteS Eacutepicure eacutepicurisme deacutesir philosophie antique classification des deacutesirs tripartition desdeacutesirs Diogegravene drsquoOinoanda Philodegraveme de Gadara Des choix et des rejets Jean Bollack

SUMMARY

The notion of desire in Epicurean philosophy

As desire cannot be reduced to reason a philosophy attempting to understand this passion is forced toreveal its ethical postulates Moreover it is impossible for a philosophy positing pleasure both as the sovereigngood and as the object of all wishes to sidestep the study of desire Hence this dissertation intends to identifyand analyse the epicurean theory of desire The phyiscal logic of desire which finds its roots in epicureanatomism enables to discern not only the inner workings of this passion but also its definition that is itsdelimitation in relation to human nature From pain to assuagement from want to satisfaction desire gives theimpetus towards the limit of perfection the attainment of which confers divine status But as soon as this limit iscrossed desire starts working against us becoming impossible to satisfy and thereby an endless source oftorment Once this realm of desire is defined one can draw up its inner map notably thanks to the Letter toMenoeceus which also enables to understand the epicurean ethical theory of desire However the classificationcontained in the Letter should not be conceived as an infallible guide that explicitly tells us how to handle ourdesires When a choice has to be made it is only by following the criterion of pleasure that one can be sure totake the right decision But this requires to understand the exact nature of the ultimate pleasure that is ofperfection Its first element consists in the absence of bodily and spiritual trouble a state attained by the pursuitof specific types of pleasures But perfection also implies the attainment of positive pleasureThis study that primarily relies on the ethical texts written by Epicurus (in Jean Bollacks translation) iscompleted by analyses of fragments from Diogenes of Oenoanda and of Philodemus de Gadaras treatise OnChoices and Avoidances (the column VI of which is interpreted in the annex) This work also draws from thetexts of Lucretius but following Pierre Vesperinis thesis he is considered as a witness of epicurism rather thanas a follower of this school of thought

KEYWORDS Epicurus epicureanism desire Ancient philosophy classification of desires Diogenes ofOinoanda Philodemus of Gadara On choices and avoidances Jean Bollack

  • Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir
  • Conclusion
  • Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs
  • Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour
  • Conclusion
Page 2: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens

Ceacutelia CHARLOIS

La notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens

Meacutemoire de Master 2 laquo Sciences humaines et sociales raquo

Mention Philosophie

Parcours Master en Philosophie Ancienne et Sciences de lrsquoAntiquiteacute

Sous la direction de M Michel FATTAL

Anneacutee universitaire 2018-2019

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat

Je soussigneacute(e)helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip deacuteclare sur

lrsquohonneur

- ecirctre pleinement conscient(e) que le plagiat de documents ou drsquoune partie drsquoun document

publieacutes sur toutes formes de support y compris lrsquoInternet constitue une violation des droits

drsquoauteur et un deacutelit de contrefaccedilon sanctionneacute drsquoune part par lrsquoarticle L335-2 du Code de la

Proprieacuteteacute intellectuelle et drsquoautre part par lrsquouniversiteacute

- que ce meacutemoire est ineacutedit et de ma composition hormis les eacuteleacutements utiliseacutes pour illustrer

mon propos (courtes citations photographies illustrations etc) pour lesquels je mrsquoengage agrave

citer la source

- que mon texte ne viole aucun droit drsquoauteur ni celui drsquoaucune personne et qursquoil ne contient

aucun propos diffamatoire

- que les analyses et les conclusions de ce meacutemoire nengagent pas la responsabiliteacute de mon

universiteacute de soutenance

Fait agrave

Le

Signature de lrsquoauteur du meacutemoire

Agrave tous mes enseignants de latin et de grec

qui mrsquoont initieacutee agrave ces deux langues ces deux

cultures Cette Antiquiteacute

laquo elle vit de vie elle ne me quitte pas raquo

Et comme un meacutemoire ne srsquoeacutecrit pas tout seul hellip

Je remercie M Michel FATTAL mon directeur de meacutemoire pour lrsquoattention

qursquoil a donneacute agrave ma parole lors de nos eacutechanges

Je remercie M Bernard ECK et M Florian BARRIEgraveRE pour avoir bien voulu

reacutepondre agrave mes questions sur le scholies et les apparats critiques

Je remercie mes relectrices Manon PICQUETTE et Bernadette CHAOUITE ainsi

que mes relecteurs de parents Caroline et Bertrand CHARLOIS pour leur soin

dans la relecture et leurs remarques toujours pointues

Un grand merci aussi Olivia DEGOND pour son anglais sa relecture son

soutien sa capaciteacute agrave faire accoucher mon acircmehellip et son amitieacute

Enfin jrsquoai une penseacutee toute particuliegravere pour mes camarades de promotion qui

ont contribueacute par leur preacutesence et leur bienveillance agrave ce que ce travail se fasse

dans plus drsquoassurance et de joie Alban Adrien Alexis Baptiste Eacutelisa

Eacutezeacutequiel Marianna Marius Meacutelissa Morgane William hellip soyez-en

remercieacutes

Et un remerciement particulier agrave Baptiste PICHOT relecteur du glossaire et

avec qui jrsquoai partageacute jusqursquoau bout lrsquoeacutepreuve du meacutemoire

Sommaire

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

6

Introduction

Borneacute dans sa nature infinie dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu tombeacute qui se souvient descieux

Ces vers drsquoAlphonse de Lamartine1 illustrent dans la veine romantique un pan tragique de la

condition humaine la deacutemesure du deacutesir de lrsquohumain par rapport agrave sa nature Il semble

impossible au deacutesir drsquoecirctre mesureacute et fait toucher agrave lrsquohomme un infini qui ne peut ecirctre que

divin par essence excessif qursquoon ne peut raisonner le deacutesir est un principe de lrsquoaction

humaine concurrent de la raison Ce caractegravere non-rationnel ne se traduit-il pas par ses

ambiguiumlteacutes multiples Agrave la fois puissant moteur de lrsquoaction et facteur de vaines illusions agrave la

fois caracteacuterisant lrsquoindividu et le deacutepassant agrave la fois promesse et danger pour la satisfaction le

deacutesir semble deacutenoter un manque mais produit une tension un surplus dynamique pour le

combler

En tant que pheacutenomegravene humain incontournable et principe axiologique2 diffeacuterent de la

raison le deacutesir met cette-derniegravere agrave lrsquoeacutepreuve lorsqursquoelle cherche agrave le saisir dans un acte

reacuteflexif elle se confronte agrave un pheacutenomegravene radicalement autre qursquoelle-mecircme et force ainsi une

philosophie agrave reacuteveacuteler ses partis pris sur deux points fondamentaux Drsquoune part cette-derniegravere

laisse voir sa maniegravere de concevoir lrsquohumain son fonctionnement et ses affects Drsquoautre part

elle manifeste le statut de la raison ainsi que sa puissance humaine ou surhumaine en la

situant par rapport agrave un affect heacuteteacuterogegravene

Degraves lors nous pensons que le traitement des deacutesirs caracteacuterise de maniegravere speacutecifique ce

domaine de la philosophie qui srsquooccupe de lrsquohomme et de la bonne vie agrave mener agrave savoir

lrsquoeacutethique En effet il permet notamment de fixer la valeur du deacutesir et de ce qui fait lrsquoobjet ou

non du deacutesir Voilagrave pourquoi nous irons jusqursquoagrave dire qursquoil est une voie royale pour

comprendre une eacutethique

Nous choisissons de comprendre une penseacutee qui possegravede des partis pris peu partageacutes

en matiegravere eacutethique car crsquoest aussi par ce deacutecalage que lrsquoon prend pleinement conscience des

1Alphonse DE LAMARTINE laquo LrsquoHomme raquo Meacuteditations poeacutetiques 1820

2Les mots suivis drsquoune asteacuterisque sont deacutefinis dans la Glossaire agrave la fin de ce meacutemoire(p 101)

7

enjeux du traitement des deacutesirs Nous allons nous pencher sur lrsquoeacutepicurisme antique qui loin

de la plainte romantique nous semble penser un deacutesir mesureacute Cette doctrine promeut le

plaisir au rang de souverain bien tout en le reacuteduisant agrave une portion congrue et le deacutesir en

tant qursquoaffect humain qui tend vers le plaisir ne peut pas y ecirctre condamneacute radicalement mais

doit plutocirct avoir un traitement singulier

Mais eacuteclipseacute par des consideacuterations sur le plaisir le deacutesir ne fait pas lrsquoobjet drsquoune analyse

fileacutee chez les commentateurs reacutecents ceux-ci srsquoen tiennent souvent agrave des commentaires

eacuteparpilleacutes au greacute des traductions ou dans les livres consacreacutes agrave la doctrine eacutepicurienne agrave

expliciter et illustrer la ceacutelegravebre classification des deacutesirs Ce manque drsquoanalyse globale produit

souvent la confusion au sein drsquoun mecircme commentaire Par exemple on peut relever dans

lrsquoouvrage drsquoAndreacute-Jean Festugiegravere Eacutepicure et ses dieux par ailleurs inteacuteressant ces deux

propos contradictoires

Sous drsquoautres climats avec drsquoautres tempeacuteraments une telle meacutethode [de

gestion des deacutesirs] aurait pu conduire agrave une sorte drsquoaneacuteantissement de la per-

sonnaliteacute analogue au nirvacircna bouddhique Srsquoil est vrai que la sagesse consiste agrave

eacuteteindre en soi tous les deacutesirs [] lrsquoideacuteal serait drsquoecirctre complegravetement insensible

complegravetement atone et inerte [hellip] Le fait est que [cette voie] ne preacutesente avec la

doctrine eacutepicurienne que des analogies de surface3

Et plus loin

Un mecircme fait drsquoexpeacuterience les angoisses et les incertitudes de lrsquoeacutepoque [hellip]

a conduit Eacutepicure et Pyrrhon au mecircme terme lrsquoextinction des deacutesirs avec cette diffeacute-

rence que toutefois Pyrrhon a pousseacute plus loin le deacutetachement universel4

Ces deux extraits illustrent la tension non-reacutesolue et partant la confusion sur le sort que

lrsquoeacutepicurisme reacuteserve au deacutesir en procircne-t-il lrsquoextinction (mais un peu moins que ceux qui la

procircnent vraiment) Que faire alors de sa valorisation du plaisir En fin de compte propose-t-

il un nirvacircna modeacutereacute ou agrave lrsquoinverse un cyreacutenaiumlsme tempeacutereacute Cette tentative de

compreacutehension de la position drsquoEacutepicure sur les deacutesirs en la pensant comme un milieu entre

deux extrecircmes rate ce qui fait lrsquooriginaliteacute de sa penseacutee du deacutesir Malheureusement cet auteur

est victime drsquoun preacutejugeacute de simpliciteacute eacutetabli agrave lrsquoaune de philosophies tregraves eacuteloigneacutees alors

mecircme que par exemple la briegraveveteacute de son style est un gage de difficulteacute drsquointerpreacutetation

puisqursquoelle srsquoappuye sur lrsquoeacutevidence drsquoun temps qui nrsquoest plus le nocirctre drsquoougrave le risque de

3A-J FESTUGIEgraveRE Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997 p46-47 Crsquoest nous qui soulignons

4Id p 123 Crsquoest nous qui soulignons8

recourir et projeter des cateacutegories modernes sur des probleacutematiques et des enjeux antiques

pourtant tregraves diffeacuterents En plus de preacuteparer le terrain agrave ces deacuteformations ce preacutejugeacute a aussi

tendance agrave preacutesenter un Eacutepicure simplifieacute enlevant ainsi leur complexiteacute et leur force agrave

certains de ses raisonnements Nous affirmons donc avoir affaire agrave un auteur agrave la penseacutee

complexe qui meacuterite qursquoon tente de le comprendre agrave partir de sa doctrine mecircme Crsquoest agrave partir

de lrsquoeacutepicurisme mecircme que lrsquoon cherchera donc agrave cerner cette notion5 de deacutesir dans la doctrine

eacutepicurienne

Nous nous poserons donc la question suivante quel est le traitement de la notion de

deacutesir chez Eacutepicure Preacutecisons le questionnement puisque crsquoest un auteur original quelle est

la speacutecificiteacute de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir Quelles sont les caracteacuteristiques du deacutesir

selon lui Qursquoest-ce qui porte structure limite cet affect Et aussi quelle est la valeur du

deacutesir

Pour aborder la penseacutee eacutepicurienne il est essentiel de mettre en lumiegravere le cadre fondamental

de cette doctrine Le deacutesir comme tout reacutealiteacute chez Eacutepicure est traiteacute du point de vue

atomique et pris dans la science de la nature Agrave partir de cela il apparaicirct que cette science

nous deacutefinit le deacutesir par son extension entre la douleur et le plaisir permise par la limite du

corps humain Agrave lrsquointeacuterieur de cette nature la science nous apprend de faccedilon abstraite ce qui

structure les diffeacuterents rapports entre le corps humain lrsquoobjet du deacutesir et le plaisir ndash tel est le

veacuteritable objet de la classification des deacutesirs ndash De faccedilon concregravete crsquoest la consideacuteration du

corps actuel face agrave un objet particulier et dans une circonstance donneacutee qui permet de deacutecider

si le plaisir deacutecoule de la poursuite du deacutesir ou non Le plaisir est baseacute sur lrsquoabsence de

douleur mais comporte une dimension positive Ce but du deacutesir une fois atteint permet

drsquoacceacuteder agrave la perfection physique de lrsquohomme semblable agrave celle des dieux

Pour appuyer notre conception de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir nous proceacutederons

ainsi Il faut drsquoabord comprendre par quoi cet affect est deacutefini et eacutetudier son fonctionnement

normal Trois eacutetats atomiques du corps humain marquent la meacutecanique du deacutesir le manque

douloureux duquel naicirct le deacutesir la limite du corps combleacute vers laquelle il tend et la perfection

qui srsquoensuit Mais le deacutesir peut encore dysfonctionner et outrepasser cette limite et finir dans

lrsquoexcegraves il faudra saisir ce qui le fait sortir des limites qui constituent sa nature

5Nous parlons de notion de deacutesir et non pas de concept car on peut faire le tour drsquounconcept et clore la penseacutee or le deacutesir nrsquoest pas fixe arrecircteacute de maniegravere deacutefinitivemais cerneacute par des concepts des images des lieux communs hellip

9

Une fois les deacutefinitions exteacuterieures poseacutees nous nous pencherons sur les bornes inteacuterieures au

champ des deacutesirs en srsquoattachant aux sens particuliers des mots deacutesignant les deacutesirs et surtout

aux structures qui deacutepartagent des types de deacutesirs Drsquoabord nous montrerons la speacutecificiteacute du

terme ἐπιθυμία qursquoemploye Eacutepicure pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral par rapport agrave drsquoautres

philosophies antiques Puis nous nous pencherons sur la classification des deacutesirs qui

cateacutegorise les deacutesirs en essayant drsquoen deacutegager la structure Enfin nous nous attarderons sur

des deacutesirs complexes les deacutesirs amoureux et sexuels et montrerons qursquoil est probleacutematique

de tirer des conclusions concregravetes de cette classification geacuteneacuterale

Enfin connaicirctre la destination des deacutesirs le plaisir nous permettra drsquoappreacutecier lrsquoorientation

des deacutesirs Nous montrerons que la deacutecision de poursuivre un deacutesir est lieacute agrave la consideacuteration

de lrsquoeacutetat particulier par rapport au plaisir Le plaisir but et critegravere de lrsquoaction du deacutesir

demeure difficile agrave saisir dans son uniteacute en tant que bien isoleacute et souverain bien agrave la fois

Mais il semble qursquoil revecirct un caractegravere pleinement positif ce qui deacuteteint sur le deacutesir qui le

vise

Meacutethode

Afin de reacutepondre agrave ces questionnements nous devons nous tourner vers les textes En

effet crsquoest en eux que se manifeste la notion de deacutesir dans les mots employeacutes pour le

deacutesigner mais aussi dans leurs rapports avec drsquoautres termes qursquoils soient des concepts

mobiliseacutes dans des logiques ou des associations reacutecurrentes Lrsquoeacutetat fragmentaire des textes

eacutepicuriens nrsquoest sans doute pas ideacuteal pour faire le tour de la question mais la forte coheacuterence

doctrinale qui anime lrsquoeacutecole (-IIIendashIIIe siegravecles) tregraves fidegravele agrave la penseacutee du fondateur et son

recours aux textes synoptiques permettent de deacutegager une penseacutee assez consistante pour ecirctre

eacutetudieacutee

Corpus

Pour ces mecircmes raisons nous avons choisi de baser notre eacutetude sur les textes du

fondateur les plus importants mais de regarder aussi chez drsquoautres eacutepicuriens grecs

Philodegraveme de Gadara et Diogegravene drsquoOinoanda en lrsquooccurrence lorsqursquoils explicitent Eacutepicure

poursuivent sa penseacutee apportent des preacutecisions voire des nouveauteacutes Enfin certains teacutemoins

de lrsquoeacutepicurisme au premier rang desquels Lucregravece pourront nous fournir des informations

importantes mecircme srsquoil faudra eacutevaluer leur pertinence Nous nous sommes concentreacute sur les10

textes eacutethiques mais la physique eacutetant omnipreacutesente dans la penseacutee du Jardin nous

eacutevoquerons parfois les textes sur la science de la nature Nous allons deacutetailler par auteur les

textes principaux pour notre eacutetude et leurs eacuteditions de reacutefeacuterence

Commenccedilons par les eacutecrits drsquoEacutepicure (341-270 av J-C) fondateur du Jardin agrave

Athegravenes en 306 avant notre egravere La majoriteacute de son œuvre nous est transmise par le

doxographe Diogegravene Laeumlrce (~IIIe siegravecle ap J-C) au dixiegraveme livre de ses Vies doctrines et

sentences des philosophes illustres Apregraves des eacuteleacutements biographiques sur Eacutepicure lrsquoouvrage

se clocirct sur ses Lettres philosophiques Lettre agrave Heacuterodote (sect 35-83) sur les principes du savoir

et la physique puis agrave Pythoclegraves (sect 84-116) sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes puis la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee (sect 122-135) sur les principes eacutethiques suivie des Maximes capitales (sect 139-154)

Diogegravene Laeumlrce entrecoupe les passages de reacutesumeacute de doctrine un sur le sage (sect 117-121)

lrsquoautre sur le plaisir (sect 136-138) Agrave ces textes on ajoute les Sentences Vaticanes retrouveacutees au

XIXe siegravecle dans un manuscrit du Vatican et publieacutees pour la premiegravere fois en 18886

Lrsquoensemble des textes eacutethiques drsquoEacutepicure et sur Eacutepicure (la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee les Maximes et

les Sentences) a eacuteteacute reacuteuni eacutetabli traduit et commenteacute par Jean Bollack dans La penseacutee du

plaisir7 Les textes drsquoEacutepicure que nous utilisons ici diffegraverent en certains points de ceux

communeacutement utiliseacutes car lrsquoeacutetablissement de texte prend le parti de la fideacuteliteacute aux manuscrits

et la traduction moins simple tente de comprendre agrave nouveau frais la philosophie du Jardin

Nous avons choisi cette eacutedition par affiniteacute avec les partis-pris qui y sont affirmeacutes notamment

la complexiteacute de lrsquoauteur et surtout pour la justification des choix ecdotiques et de

traduction

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee est un reacutesumeacute de lrsquoenseignement eacutethique drsquoEacutepicure De fait elle

deacuteveloppe les principales theacuteories en parcourant tout le chemin eacutethique de la doctrine Crsquoest

pour cela qursquoil sera un texte central dans nos analyses

Les Maximes capitales au nombre de quarante constituent un recueil vraisemblablement

eacutetabli dans les deacutebuts de lrsquoeacutepicurisme et rassemblent des maximes sur les sujets divers Les

Sentences vaticanes se preacutesentent eacutegalement comme une recollection de dictons eacutepicuriens au

nombre de quatre-vingt-un mais dont la composition ne semble pas aussi eacutetudieacutee que pour les

Maximes il est sans doute plus tardif

6K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr KlassichePhilologie no 10 1888 p 175-201

7J BOLLACK et al La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit 1975

11

Nous lisons le reste du texte de Diogegravene Laeumlrce dans la traduction franccedilaise parue en 1999

proposeacutee par Jean-Franccedilois Balaudeacute pour le livre X8 et nous signalons un ouvrage qui nrsquoa

pas perdu son inteacuterecirct depuis 1887 notamment parce qursquoil regroupe des extraits de textes

antiques parlant drsquoEacutepicure les Epicurea drsquoHermann Usener9

Nous avons eacutegalement trouveacute des passages forts inteacuteressants dans le dernier texte

eacutepicurien connu Il srsquoagit drsquoune inscription murale monumentale due agrave un notable du nom de

Diogegravene (dont on estime qursquoil veacutecut agrave la fin de IIe siegravecle de notre egravere) qui expose aux passants

de la ville drsquoOinoanda en Lycie la doctrine drsquoEacutepicure Malgreacute son eacutetat fragmentaire (on

estime nrsquoavoir deacutecouvert qursquoun quart de lrsquoinscription)10 on peut en tirer des deacuteveloppements

de thegravemes et drsquoarguments eacutepicuriens le tout agreacutementeacute drsquoeacutecrits drsquoEacutepicure lui-mecircme et de

Maximes Capitales ce texte demeure tregraves orthodoxe et a surtout le meacuterite drsquoillustrer

diffeacuteremment ou drsquoapporter des deacutetails nouveaux

Depuis la deacutecouverte du mur au XIXe siegravecle plusieurs campagnes de fouilles ont eacuteteacute meneacutees

Le texte le plus reacutecent a eacuteteacute eacutetabli par Martin Ferguson Smith en 199311 augmenteacute dix ans

plus tard12 puis compleacuteteacute par des bilans de fouilles de 2006 agrave 2014 Nous nous en sommes

tenu agrave lrsquoeacutetat du texte en 2010 la traduction franccedilaise proposeacutee par Pierre-Marie Morel elle

se base sur le texte de 200913

Nous avons eacutegalement eu recours agrave Philodegraveme de Gadara (~110-~40 av J-C) dont

nous avons les fragments de ses traiteacutes laisseacutes dans la bibliothegraveque des Papyrii que les

cendres du Veacutesuve ensevelirent en 70 de notre egravere Philodegraveme perpeacutetue la doctrine

eacutepicurienne et innove agrave la fois Parmi ses nombreux traiteacutes un a retenu notre attention en

matiegravere de deacutesir Des choix et des rejets court fin de traiteacute situeacute agrave la fin du rouleau PHerc

1251 dont le titre supposeacute indique clairement qursquoil srsquoagit drsquoun traiteacute eacutethique portant sur le

8DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999

9H USENER (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

10Pierre-Marie MOREL laquo Notice raquo in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensParis Gallimard 2010 p 1403

11DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription M F Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis1993

12DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscription M FSmith (eacuted) Napoli Bibliopolis 2003

13DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit trad fr P-M Morel p 1029-1072

12

comportement agrave adopter pour atteindre le bonheur Il contient quelques fragments

malheureusement pas toujours utilisables sur le traitement des deacutesirs Situeacutes agrave la fin du

rouleau PHerc 1251 les fragments comportent des passages sur ce thegraveme Le texte original

est publieacute avec une traduction anglaise14 et la traduction franccedilaise est le fait de Daniel

Delattre15

Enfin nous utiliserons aussi lrsquoeacutecrit de Lucregravece De rerum natura dans lrsquoeacutedition

bilingue de Joseacute Kany-Turpin16 Cependant nous ne lui donnerons pas le mecircme statut que les

preacuteceacutedents textes La lecture de lrsquoouvrage de Pierre Vesperini Lucregravece Archeacuteologie drsquoun

classique europeacuteen17 nous a convaincu de penser Lucregravece comme un poegravete ayant pour matiegravere

les dogmes eacutepicuriens et non plus comme un philosophe eacutepicurien un peu speacutecial Degraves lors

on srsquoautorise agrave penser que tout est loin drsquoecirctre eacutepicurien dans ce texte en ce que drsquoautres

eacutecoles philosophiques srsquoy font sentir et qursquoil joue dans le domaine de la litteacuterature Pour ce

qui tient agrave la philosophie lrsquoauteur rapproche le De rerum natura dans certains de ses discours

aux cyniques et sa deacutemarche agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote18 Il note lrsquoeffacement de lrsquoeacutethique

eacutepicurienne19 et la preacutepondeacuterance de la physique atomique20

Cette theacuteorie nous amegravene donc agrave reconsideacuterer ce texte comme un teacutemoignage indispensable de

lrsquoeacutepicurisme ndash parce qursquoil nous livre des preacutecisions ineacutedites surtout en matiegravere physique ndash

qursquoil faut sous-peser agrave lrsquoaune drsquoautres origines que celle drsquoEacutepicure afin drsquoen deacuteterminer la

compatibiliteacute ou non

14PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances V Tsouna-MacKiranhan et G Indelli(eacuted) Napoli Bibliopolis 1995

15PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit trad fr Daniel Delattre p 563-570

16LUCREgraveCE De rerum natura J Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion 1997

17P VESPERINI Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard 2017

18Id p 166-167

19Id p 125-126

20Id p 164-166 Voir aussi infra note 9413

Partie 1

-

Le fonctionnement du deacutesir deacutefinition atomique de

lrsquoaffect et physique du sujet deacutesirant

Avant drsquoecirctre une question eacutethique le deacutesir est chez Eacutepicure une question physique Le

philosophe du Jardin propose une approche physicaliste de cet affect en le pensant en termes

de quantiteacute drsquoatomes de matiegravere suivant des lois deacuteterminables par la raison Toutes les

eacutetapes ici deacutecrites ndash le manque la limite la perfection et lrsquooutrepassement ndash sont donc agrave

comprendre dans un acception physique Cependant il ne faudrait pas se laisser tromper par

le sens de ce dernier mot et croire que ce modegravele de deacutesir ne srsquoappliquerait qursquoau corps car

lrsquoacircme aussi est mateacuterielle21 et peut connaicirctre agrave lrsquoinstar du corps le manque et le deacutesordre

atomique

Cette penseacutee du deacutesir cherche agrave ecirctre descriptive et normative agrave la fois ce qui entraicircne des

divergences entre ce que lrsquoἐπιθυμία (deacutesir) est censeacute ecirctre et ce qursquoil est parfois Cependant

ces tensions nous amegravenent agrave deacutegager un modegravele de fonctionnement normal ndash autant dans le

sens habituel que le sens de norme22 ndash du deacutesir dans lequel peuvent se glisser des cailloux qui

font deacuterailler la meacutecanique car un modegravele de fonctionnement nrsquoempecircche en rien des

21 Ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι laquo lrsquoacircme est un corps raquo rappelle Eacutepicure au sect 63 de la Lettre agraveHeacuterodote

22 Nous prions le lecteur beacuteneacutevole de bien vouloir garder en tecircte les deux possibiliteacutesdes significations de norme ou de devoir soit habituel et normatif car elles noussemblent indissociables pour bien comprendre le modegravele physique du deacutesir

14

dysfonctionnements Crsquoest ce que nous avons cru reconnaicirctre dans les textes eacutepicuriens et que

nous allons preacutesenter suivant ces deux temps

15

Chapitre 1 ndash Modegravele de fonctionnement du deacutesir

Nous deacuteroulons ici le fonctionnement physique du deacutesir selon la norme eacutepicurienne

Ce modegravele comporte trois temps le manque la limite et son revers la perfection Ces trois

eacutetapes pourraient former un cycle reacutepeacuteteacute agrave lrsquoidentique sans fin si la derniegravere sans pour autant

supprimer les deux autres nrsquoapportait pas agrave lrsquohomme une modification fondamentale

a) Du manque

Le deacutesir trouve son origine dans le manque Ce manque est ducirc agrave la perte atomique que nous

subissons du fait mecircme de vivre notre corps se deacutepense de diverses maniegraveres qui lui font

perdre des atomes Chez Lucregravece on trouve agrave plusieurs reprises des exemples de ce

pheacutenomegravene

Quippe etenim fluere et recedere corpora rebus multa modis docui sed

plurima debent ex animalibursquo quae quia exercita motu

En effet jrsquoai montreacute que mille corpuscules eacutemanent et srsquoenfuient diverse-

ment des choses parce qursquoils sont en mouvement23

Ici le poegravete pointe le mouvement comme cause de lrsquoeacutechappement de ces corpora rebus une

des traductions de Lucregravece pour le grec ἀτόμος (atome) ailleurs crsquoest la voix qui se fatigue

apregraves une longue conversation preuve de sa corporeacuteiteacute24 Toute deacutepense physique entraicircne la

fatigue Or lrsquoeacutepicurisme laquo conccediloit tout agir et tout pacirctir exclusivement comme un transfert

drsquoatomes raquo25 ainsi que lrsquoexplique Jean Salem Faire une action revient agrave expulser des atomes

hors de soi quand ressentir la fatigue signifie que lrsquoon eacuteprouve un manque cette sensation

est donc le signe drsquoune modification atomique Preacutecisons que pour autant ce changement

demeure imperceptible agrave lrsquoœil nu La Lettre agrave Heacuterodote sur la physique drsquoEacutepicure explique

bien ce paradoxe entre lrsquoeacutemission continue de particules et la constance de lrsquoapparence Καὶ

γὰρ ῥεῦσις ἀπὸ τῶν σωμάτων [hellip] ἐπίδηλος σημειώσει διὰ τὴν ἀνταναπλήρωσιν

laquo crsquoest qursquoun flot qui srsquoeacutechappe drsquoune partie quelconque des corps [hellip] ne se laisse pas

marquer avec eacutevidence du fait de la substitution raquo26 Une reacutegeacuteneacuteration constante agrave la surface

23LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 860-862 p 290-291

24Id IV v 540-541 p 272-273

25J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 17

26EacutePICURE Lettre agrave Heacuterodote in J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicureParis Eacuteditions de Minuit 1971 sect 48 p 94-95

16

de lrsquoobjet permet de substituer aux particules alleacutees former des perceptions de nouvelles

images de sorte que les contours de lrsquoindividu demeurent constants Cette opeacuteration nommeacutee

ἀνταναπληρῶσις nrsquoest pas sans contrepartie puisqursquoelle eacutepuise progressivement et

sucircrement les corps Ainsi le fait mecircme de se rendre perceptible en coucircte agrave lrsquoorganisme

comme le souligne Lucregravece puisqursquoau fil du temps nous dit-il on voit srsquoamoindrir les statues

souvent toucheacutees27 sur le long terme cette reacutegeacuteneacuteration est le privilegravege des vivants

Mais contrairement aux statues les vivants ont la sensation douloureuse de leur manque

laquo His igitur rebus rarescit corpus et omnis subruitur natura dolor quam consequitur rem raquo

preacutecise Lucregravece au chant IV laquo ainsi leur corps se rareacutefie et leur nature se mine entiegraverement

survient une souffrance raquo28 Cocircteacute grec crsquoest le terme ἡ ἔνδεια et ses variantes que lrsquoon

retrouve pour exprimer le manque celui-ci se voit souvent attacheacute agrave lrsquoinsatisfaction ou agrave la

douleur comme dans la Maxime 18 ougrave Eacutepicure parle de lrsquoἔνδειαν ἀλγοῦν (douleur du

manque) en preacutecisant qursquoil faut lrsquoabolir De cette souffrance va naicirctre un eacutelan qui vise agrave

reacutegeacuteneacuterer le corps crsquoest le deacutesir Le deacutesir apparaicirct donc suite au manque et agrave la douleur en

poursuivant la lecture de ce mecircme passage de Lucregravece on voit le poegravete justifier ainsi lrsquoamor

edendi (amour de manger v 869) ou le ieiuna cupido (le deacutesir affameacute la faim v 875)

preuve de la correacutelation eacutetroite entre le manque devenu souffrance et le deacutesir Lrsquoauteur pousse

mecircme le deacutetail jusqursquoagrave faire le reacutecit de lrsquoabsorption des atomes aux vers 867-876 ougrave ceux-ci

reacuteintegravegrent et apaisent les membres qui les reacuteclamaient

Cette sensation douloureuse qui provoque la naissance du deacutesir nous semble pouvoir

constituer dans lrsquoeacutepicurisme la limite basse du deacutesir crsquoest-agrave dire le point en-dessous duquel il

est impossible de reacuteduire le deacutesir En effet la philosophie du Jardin se soucie plus de

deacuteterminer la limite haute des deacutesirs celle au-delagrave de laquelle il faut reacuteduire ses deacutesirs qursquoune

limite basse ce qui lui a parfois valu drsquoecirctre qualifieacutee drsquoasceacutetique Contre cette penseacutee Jean

Salem a voulu valoriser la laquo fonction anti-asceacutetique raquo29 de lrsquoeacutepicurisme en srsquoappuyant sur la

Sentence Vaticane 63 En effet il voit dans ce texte une prescription eacutethique ougrave laquo mecircme dans

la restriction il y a une mesure raquo30 selon la traduction qursquoil retient Cette traduction ne fait

cependant pas lrsquounanimiteacute puisque Jean Bollack lui donne un autre sens De fait

lrsquohermeacuteneute lillois comprend la sentence comme exprimant un principe eacutepisteacutemologique

lrsquoexcegraves de preacutecisions comme le manque de deacutetails nuisent agrave la clarteacute qui megravene agrave

27LUCREgraveCE De rerum natura op cit I v 312-318 p 68-71

28Id IV v 865-866 p 290-291

29J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 94

30Id p 9517

lrsquoindeacutetermination Pour le deacutetail de cette controverse avec les textes grecs et leurs traductions

nous vous renvoyons agrave lrsquoannexe 1 Si nous preacutefeacuterons lrsquooption que propose M Bollack nous

nrsquoen rejetons pas pour autant lrsquointuition de M Salem lrsquoeacutepicurisme nrsquoest pas un asceacutetisme

dans le sens ougrave il ne procircne pas une reacuteduction agrave lrsquoinfini des deacutesirs et des satisfactions Mais le

problegraveme de lrsquoasceacutetisme se pose-t-il vraiment Tel qursquoil semble deacutefini dans ce deacutebat cette

conception reste assez eacuteloigneacutee du contexte ou du moins des preacuteoccupations de lrsquoeacutepicurisme

antique crsquoest en fait une probleacutematique moderne qui srsquoest attacheacutee aux textes drsquoEacutepicure et

nous allons montrer en quoi elle nous paraicirct nulle et non-avenue31 En effet y a-t-il vraiment

besoin de preacuteciser une limite basse La douleur paraicirct eacutevidemment le point que lrsquoon ne peut

pas franchir pour finir dans des privations insupportables pour notre nature et qui

provoqueraient la mort Il est impossible pour le deacutesir de disparaicirctre en tant que reacuteaction agrave la

douleur du manque et ce serait folie mortifegravere que de srsquoexercer dans ce sens Aussi peut-on

arguer qursquoune telle limite des deacutesirs est subie plutocirct que choisie du fait par exemple de la

pauvreteacute elle preacutesente degraves lors beaucoup moins drsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutethique en tant que choix de

vie On pourrait dire qursquoun sens commun voire naturel reconnaicirct cette limite basse qursquoil

nrsquoest alors plus besoin de theacuteoriser En revanche la limite haute par sa transgression

potentielle et effective reste la seule probleacutematique Raison pourquoi crsquoest cette-derniegravere qui

fait lrsquoobjet des analyses et des prescriptions eacutepicuriennes

Le manque comme origine du deacutesir connaicirct cependant une exception notable le deacutesir

sexuel tel qursquoil est deacutecrit chez Lucregravece En effet si le manque fonctionne bien avec la faim

comme manque de nourriture la soif comme manque drsquoeau etc il est contredit par le deacutesir

sexuel qui prend sa source selon une optique exclusivement masculine dans le

remplissement des testicules

[decet] iacere umorem conlectum in corpara quaeque nec retinere semel

conuersum unius amore et servare sibi curam certumque dolorem

[il convient] de jeter en toute autre personne [que lrsquoecirctre aimeacute] le liquide

amasseacute au lieu de le garder au mecircme amour voueacute et de nous assurer la

peine et la souffrance32

Le deacutesir deacuterive drsquoun trop-plein de liquide seacuteminal (umor conlectus) qursquoil faut eacutevacuer sous

peine de douleur Jean Salem parle drsquoun laquo besoin tregraves reacuteel drsquoune certaine deacuteperdition de

31Nous rappelons que le mot asceacutetisme a un sens diffeacuterent pour les Grecs ἄσχεσις

veut dire exercice Agrave cause de la confusion que peut entraicircner la polyseacutemie du mot ilest drsquoautant plus souhaitable de renoncer agrave parler drsquoasceacutetisme eacutepicurien dans unsens moderne

32LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-1067 p 300-30118

matiegravere raquo33 Agrave notre connaissance il nrsquoest pas drsquoautres textes eacutepicuriens qui soient aussi preacutecis

sur le sujet pour redoubler Lucregravece qui comme nous lrsquoavons preacuteceacutedemment poseacute34 doit ecirctre

pris avec preacutecaution surtout lorsqursquoil parle drsquoeacutethique Sans trancher pour autant cette question

de la fideacuteliteacute de la parole lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme en matiegravere de sexualiteacute35 il est possible

qursquoEacutepicure approuve agrave lrsquoexcegraves comme origine du deacutesir Cessons drsquoopposer manque et excegraves et

voyons-les tous deux plutocirct comme le contraire de lrsquoeacutequilibre Si alors le deacutesir se manifeste

lorsqursquoil y a deacuteseacutequilibre atomique trop-plein et manque peuvent eacutegalement faire naicirctre le

deacutesir Si les textes parlent avant tout du manque crsquoest qursquoil est la principale modaliteacute du

deacuteseacutequilibre la plus courante Mais rien nrsquointerdit que lrsquoaccumulation lrsquoexcegraves ndash en

lrsquooccurrence les commentateurs rappellent souvent agrave la suite de la scolie au sect 66 de la Lettre

agrave Heacuterodote que les organes sexuels se remplissent drsquoatomes venus de tout le corps36 ndash ait

aussi lieu provoquant un deacutesir de perdre le surplus Pour nous cette hypothegravese que nous

retenons aurait besoin drsquoecirctre confirmeacutee par des textes eacutepicuriens autres que celui de Lucregravece

afin de srsquoassurer que lrsquoeacutepicurisme va bien dans ce sens

Quoiqursquoil en soit que le manque soit la seule condition du deacutesir ou que le trop-plein srsquoy

ajoute aussi lrsquoaffect provoqueacute cherche un eacutequilibre une limite ougrave se reacutesolve cet eacutelan

b) De la limite

La penseacutee de la limite occupe une place importante dans la physique et lrsquoeacutethique

eacutepicurienne Nous explorons ici sa dimension physique en rapport avec le deacutesir Ici la limite

du deacutesir se comprend comme lrsquohorizon vers lequel doit tendre le deacutesir

La limite est une notion tregraves deacutetermineacutee Pas question en effet de srsquoen remettre

uniquement aux sensations de chacun pour la trouver elle se fonde par la theacuteorie Crsquoest la

φυσιολογία la science de la nature qui nous lrsquoenseigne

Εἰ μηθὲν ἡμᾶς αἱ τῶν μετεώρων ὑποψίαι ἠνωχλοῦν καὶ αἱ περὶ θανάτου

μή ποτε πρὸς ἡμᾶς ᾖ τι ἔτι τε τὸ μὴ κατανοεῖν τοὺς ὅρους τῶν

ἀλγηδόνων καὶ τῶν ἐπιθυμιῶν οὐκ ἂν προσεδεόμεθα φυσιολογίας

33J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

34Voir supra p 13

35 Sur ce sujet voir infra p 56-59

36Voir M CONCHE Lettres et maximes Paris Pr Univ de France 1987 p 66 parexemple

19

Si les appreacutehensions des pheacutenomegravenes du ciel ne nous tracassaient pas et

celles qursquoon eacuteprouve au sujet de la mort mdash qursquoelle puisse ecirctre quelque

chose en rapport avec nous mdash et encore le fait de ne pas connaicirctre les deacute-

finitions (ὅροι) des douleurs et des deacutesirs nous nrsquoaurions pas en plus be-

soin de la science des substances (φυσιολογία)37

Rappelons drsquoabord lrsquoimportance de cette science de la nature des choses Une mauvaise

lecture de cette maxime 11 peut donner lrsquoimpression que dans sa signification centrale elle

cherche agrave minimiser la science de la nature des choses en la reacuteduisant aux reacuteponses qursquoelle

permet dans le domaine eacutethique Or crsquoest bien son caractegravere indispensable qursquoelle souligne en

formulant son raisonnement agrave lrsquoirreacuteel du preacutesent les verbes agrave lrsquoimparfait (ἠνωχλοῦν et

προσεδεόμεθα) la preacutesence de la particule ἂν nous conduisent agrave comprendre le si comme

un si jamais la condition nrsquoeacutetant pas reacutealiseacutee et en lrsquooccurrence impossible agrave reacutealiser Jean

Bollack met en avant dans son commentaire que le raisonnement drsquoEacutepicure laquo montre que

nous avons besoin de cette science parce que nous ne pouvons pas ne pas nous former

drsquoopinions sur le soleil sur la mort ou sur notre propre nature raquo38 La theacuteorie a donc pour rocircle

drsquoinformer la sensation afin qursquoelle reconnaisse la limite et ne soit pas sous lrsquoemprise de

lrsquoopinion dont lrsquoapparition est ineacutevitable mais qui la deacuteforme Lrsquohabitation de la sensation

par la penseacutee reacutefleacutechie est nous le verrons encore par la suite une caracteacuteristique importante

de la penseacutee drsquoEacutepicure39

La maxime souligne aussi le lien entre savoir physique et eacutethique il srsquoagit bien de connaicirctre

(τὸ κατανοεῖν) action theacuteorique srsquoil en est pour eacuteviter un affect indeacutesirable le tracas

(ἠνωχλοῦν) Ce qui fait preacuteciseacutement ici lrsquoobjet du savoir concernant les deacutesirs crsquoest lrsquoὅρος

(borne) Jean Bollack propose de diffeacuterencier ὅρος de πέρας (limite) mot proche que lrsquoon

retrouve dans la maxime preacuteceacutedente en comprenant le premier comme laquo les limites qui

permettent de distinguer les diffeacuterentes cateacutegories [du deacutesir] raquo40 et le second comme

37EacutePICURE Maxime Capitale 11 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes morauxcommentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975 p 277 Le traducteur a choisilrsquoexpression laquo science de substances raquo qui pourra en gecircner certains il ne cherchepas agrave rappeler drsquoautres traditions philosophiques mais vise par lagrave la science de lanature des choses (de rerum natura comme dirait certains) pour bien distinguer laphusiologia drsquoune science de la nature qui ne serait qursquoune physique au sens modernedu terme Nous renvoyons agrave son commentaire 21 (p 278 de son ouvrage) quipreacutecise lrsquoeacutetendue exacte drsquoune telle science

38Id p 278

39Voir la maxime 20 qui exprime bien cette ideacutee

40J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 274 1120

laquo exprimant la nature limiteacutee du deacutesir raquo41 Dans la maxime 11 il est donc question de

deacutelimitations internes au deacutesir que nous apprend la physique et non de la deacutelimitation

externe Quoiqursquoil en soit ces deux limites constituent les seules deacutefinitions du deacutesir que nous

trouvons dans les textes eacutepicuriens il faut ici prendre deacutefinition dans son sens drsquoextension

une extension agrave la fois deacutetermineacutee et structureacutee inteacuterieurement42 Nous traitons ici de son

eacutetendue et sa structure inteacuterieure sera eacutetudieacutee plus tard43

Ce qui limite exteacuterieurement le deacutesir la phusiologia nous enseigne que crsquoest la

reacutepleacutetion atomique qui est un non-manque et un non-surplus agrave la fois Un non-manque drsquoune

part crsquoest ce que nous disent ces mots que lrsquoon retrouve dans les passages traitant du deacutesir

formeacutes sur la racine -πληρ- signifiant remplir συμπληρῶ agrave la maxime 26 εἰσπληρῶ dans

la 10 ἐκπληρῶ chez la sentence 21 ou encore πλήρωμα pour la 59 ou encore συντελῶ

qui signifie accomplir dans la maxime 30 hellip La variation des preacuteverbes peut indiquer un peu

plus finement le processus44 mais lrsquohorizon reste le mecircme qui est la reacutepleacutetion Un non-

surplus drsquoautre part crsquoest ce que nous dit en creux la maxime 10

Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς

διανοίας τοὺς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων ἔτι τε τὸ

πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα

αὐτοῖς πανταχόθεν εἰσπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καί οὐθαμόθεν οὔτε τὸ

ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπουμένoν ἔχουσιν ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν

Si ce qui produit les plaisirs des deacutebaucheacutes dissipait les craintes de la pen-

seacutee et particuliegraverement celles qui portent sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes

sur la mort et sur les douleurs et si en plus cela enseignait la limite des

deacutesirs nous nrsquoaurions jamais rien agrave leur reprocher combleacutes qursquoils seraient

41Id

42Pour ceux de nos lecteurs qui seraient plus familier avec Aristote nous rapportonsla traduction de cette penseacutee eacutepicurienne en termes lyceacuteens agrave laquelle srsquoest livreacuteeJean-Franccedilois Balaudeacute laquo Drsquoune certaine maniegravere la limite est lrsquoeacutequivalent de laforme dans la penseacutee aristoteacutelicienne les limites drsquoune chose deacuteterminent en effetles proprieacuteteacutes et sa forme ou sa configuration raquo J-F BALAUDEacute Le vocabulaire drsquoEpicureParis Ellipses 2002 laquo Limite raquo p 37

43Voir infra p 44

44Dans son commentaire agrave la maxime 10 Jean Bollack conccediloit ainsi la diffeacuterenceentre εἰσπληρῶ et ἐκπληρῶ laquo Alors que ἐκπληροῦν marque lrsquoachegravevement [hellip] lepreacuteverbe εἰς- deacutecrirait mieux le dynamisme qui tend agrave chaque instant agrave reconstituerla pleacutenitude disparue raquo J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 275

21

de tous cocircteacutes par les plaisirs et nulle part soumis ni agrave la douleur ni agrave lrsquoaf-

fliction ce qui est tout le mal45

Les deacutebaucheacutes manquent entre autres τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν la limite exteacuterieure des

deacutesirs du fait on le voit encore ici qursquoils nrsquoont pas de savoir sur la nature des choses Ils ne

peuvent donc pas les deacutefinir en deacutelimiter lrsquoextension et se retrouvent par-delagrave la limite dans

un deacutesir deacutenatureacute par son excegraves et peuvent atteindre le deacuteplaisir soit lrsquoinverse de ce qursquoils

cherchaient Au contraire le plaisir est provoqueacute avec assurance par le juste remplissement

Finalement le deacutesir a pour horizon sa deacutefinition crsquoest-agrave-dire les limites de sa nature Le

Jardin le conccediloit de sorte agrave en reacuteduire le champ en la bornant agrave la reacutepleacutetion mais cela

constitue ce nous semble non pas une volonteacute drsquoannihiler cet affect mais une invite agrave son

approfondissement agrave pour reprendre un propos de Jean Salem sur le plaisir laquo concentrer [agrave]

focaliser la penseacutee afin de lui faire gagner en profondeur ce qursquo[il] perdrait en extension raquo46

La borne du deacutesir poseacutee par lrsquoeacutepicurisme se situe donc sur lrsquoeacutequilibre du remplissement

atomique ou pour le dire autrement de la pleacutenitude Crsquoest maintenant cet autre revers de la

limite que nous allons eacutetudier

c) De la perfection

Le remplissement atomique la pleacutenitude crsquoest un eacutetat de perfection physique

puisqursquoaucun manque ne subsiste et que rien ne peut ecirctre ajouteacute Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eacutepicure

dans sa Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

Ὅταν δὲ ἅπαξ τοῦτο περὶ ἡμᾶς γένηται λύεται πᾶς ὁ τῆς ψυχῆς χειμών

οὐκ ἔχοντος τοῦ ζῴου βαδίζειν ὡς πρὸς ἐνδέον τι καὶ ζητεῖν ἕτερον ᾧ τὸ

τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀγαθὸν συμπληρώσεταιmiddot

Or une fois cela [ie le plaisir] accompli en nous srsquoapaise toute la tempecircte

de lrsquoacircme quand le vivant nrsquoa plus agrave marcher comme vers quelque chose

qui lui manque ni agrave chercher autre chose par quoi il puisse parfaire le bien

de lrsquoacircme et du corps47

La perfection dont le plaisir ndash qui constitue le bonheur ndash est un symptocircme provoque un

apaisement crsquoest la fin de lrsquoeacutelan (βαδίζειν) pour combler le manque (ὡς πρὸς ἐνδέον τι)

45EacutePICURE Maxime Capitale 10 in Id p 273

46J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 22 Nous soulignons

47EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit sect 128 p 70-71

22

agrave savoir le deacutesir qui a atteint sa fin puisque lrsquoindividu est plein (συμπληρῶ) et nrsquoa plus

besoin de quelque chose qui lui soit exteacuterieur (ἕτερον) degraves lors tout manque ne serait

qursquoillusoire comme le signale le ὡς comme qui se trouve avant le ἐνδέον τι quelque

manque Cette perfection dans le sens ougrave lrsquoindividu est paracheveacute est donc le but du deacutesir

qui se supprime en se comblant Une expression preacutecise lrsquoexprime ὁ ὅλος βίος48 la vie

totale dont Bollack preacutecise qursquoelle signifie laquo non [hellip] la totaliteacute de la vie veacutecue dans le

temps mais la vie dans son inteacutegraliteacute raquo49 Le commentateur lillois relie cet eacutetat agrave la capaciteacute

pour le corps de laquo projet[er] en faveur de la sagesse lrsquoimage de soi qui se conforme au

dieu raquo50 Il souligne lagrave un point fondamental cette reacutepleacutetion est une pleacutenitude physique qui

megravene agrave la perfection physique Or il y a des ecirctres dont la caracteacuteristique est cet eacutetat de

perfection ce sont les dieux La reacutepleacutetion est donc un eacutetat divin

Nous voudrions avant tout rappeler lrsquoimportance de la theacuteologie dans lrsquoeacutepicurisme

souvent trop ignoreacutee agrave cause de lrsquoeacutetat des sources et de lrsquointerfeacuterence anti-religieuse

lucreacutetienne Pierre Vesperini affirme en srsquoappuyant sur les travaux de Reneacutee Koch-Piettre

que la doctrine drsquoEacutepicure laquo eacutetait avant toutes choses une doctrine theacuteologique dont deacutecoulait

une eacutethique raquo51 En effet les dieux constituent le veacuteritable modegravele moral de lrsquoeacutepicurisme il

rappelle que agrave lrsquoinstar des autres eacutecoles antiques le Jardin propose de se faire dieu devenir

dieu comme le dit le verbe theacuteothegravenai52 Dans sa structure mecircme la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee reacutealise

ce chemin son enseignement srsquoouvre avec la juste deacutefinition des dieux (sect 123-124) et se clocirct

sur lrsquoapotheacuteose de celui qui reacutealise la sagesse (sect 135) Tout le cheminement eacutethique entre les

deux vise donc agrave nous faire ressembler aux dieux Il est certain que leur repreacutesentation a tout

drsquoattrayant moralement ils goucirctent agrave la feacuteliciteacute (μακάρια) vivent dans une absence totale

de soucis entre autres parce qursquoils ne srsquooccupent pas des hommes hellip Ce bonheur tient agrave leur

constitution physique parfaite ils sont incorruptibles (ἄφθαρσία) autrement dit ils

possegravedent une perfection atomique neacutecessaire et constante ndash de quoi nous pouvons deacuteduire

qursquoils sont immortels ndash Celle-ci nrsquoest pas due agrave un corps qui garderait eacuteternellement les

mecircmes atomes ndash car alors nous ne pourrions en avoir de vision ndash mais agrave un corps qui est

constamment renouveleacute par un processus dont nous avons deacutejagrave parleacute lrsquoἀνταναπλήρωσις

48On la trouve dans les maximes 21 27 (correspondant agrave la sentence 13) et dans lamaxime 20 sous la forme ὁ παντελής βίος

49J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 13 p 316

50Id p 579

51P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome Eacutecole Franccedilaisede Rome 2012 p 355

52P VESPERINI Lucregravece op cit p 1623

(antanatplegraverosis) la reacutegeacuteneacuteration53 Cette reacutegeacuteneacuteration est spontaneacutee chez les dieux elle est le

fruit de leur nature et de leur environnement54 et leur est donc agrave jamais assureacutee Ainsi ne

souffrent-ils jamais du manque ne connaissaient-ils pas le deacuteseacutequilibre et nous aimerions

conclure qursquoils ne sont donc pas sujet au deacutesir

En effet ce serait lagrave une diffeacuterence notable entre les dieux et nous alors que leur

reacutegeacuteneacuteration est naturelle la nocirctre passe par lrsquoexpression drsquoun deacutesir lequel nous megravene agrave

passer de la souffrance agrave la perfection Se poserait alors la question de savoir si cette

diffeacuterence de nature entre ecirctre corruptible soumis au deacutesir et agrave la mort et ecirctre incorruptible

nrsquoinstaurerait pas une seacuteparation infranchissable entre hommes et dieux comme drsquoautres

traditions de penseacutee ont pu lrsquoaffirmer Or un passage du mur eacutepicurien que Diogegravene

drsquoOinoanda fit faire qui reprendrait une lettre drsquoEacutepicure agrave sa megravere est tregraves clair agrave ce sujet

περιγείνεται ἡμεῖν τάδrsquo οἷα τὴν διάθεσιν ἡμῶν ἰσόθεον ποιεῖ καὶ οὐδὲ διὰ

τὴν θνητότητα τῆς ἀφθάρτου καὶ μακαρίας φύσεως λειπομένους ἡμᾶς

δείκνυσιν55

[Nos progregraves vers la sagesse] produisent en nous une disposition eacutegale agrave

celle des dieux (ἰσόθεον) et nous montrent que le fait que nous sommes

mortels ne nous rend pas infeacuterieurs agrave la nature incorruptible et bienheu-

reuse [ie celle des dieux]56

Notre nature autre nrsquoempecircche nullement notre eacutegaliteacute aux dieux nos perfections sont eacutegales

et mecircme identiques Simplement les dieux eacutetant toujours neacutecessairement bienheureux ils

constituent un modegravele de feacuteliciteacute qursquoil nous faut contempler et faire nocirctre57 Ainsi la reacutepleacutetion

nous donne la perfection physique divine et nous nous faisons dieu gracircce aux deacutesirs combleacutes

53laquo Le processus par lequel srsquoentretient la reacutealiteacute corporelle des dieux [hellip] estdeacutesigneacute sous le nom grec drsquoἀνταναπλήρωσις raquo in J MOREAU laquo Eacutepicure et la physiquedes Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70 no 3 1968 p 286-294 p 290

54Pour lrsquoenvironnement des dieux ils vivent dans les intermondes ougrave les fluxatomiques sont sans doute moins chaotiques que dans les espaces intramondainsLeur environnement reste stable et il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier lrsquoinfluence de cetteconception sur lrsquoideacuteal social de lrsquoeacutepicurisme

55DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit consulteacute en ligne le 15deacutecembre 2017

56DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensop cit frag 125 (3-4) p 1066 lrsquoattribution agrave Eacutepicure demeure incertaine

57Voir eacutegalement PHILODEgraveME DE GADARA Peri eusebeia citeacute dans A-J FESTUGIEgraveREEpicure et ses dieux op cit p 92 note 2 sur le rapport des sages eacutepicuriens auxdieux voir aussi lrsquoarticle de Reneacutee Koch-Piettre laquo Eacutepicure dieu et image de dieu une autarcie extatique raquo Revue de lrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

24

Cette proximiteacute entre le dieu et le sage est si forte dans lrsquoeacutepicurisme qursquoon ne sait jusqursquoougrave

elle va les dieux sont-ils soumis aux deacutesirs ou non Une querelle datant du moyen-

eacutepicurisme (II-Ier siegravecle av J-C) nous montre des avis contraires sur la porteacutee de lrsquoanalogie

aux dieux En effet le traiteacute attribueacute agrave Deacutemeacutetrius Lacon Sur la forme des dieux fait eacutetat de

dieux qui laquo dans leurs inter-mondes[] bougent [] respirent mangent dorment (mais tregraves

leacutegegraverement) et bien sucircr ndash car comment concevoir le bonheur sans les entretiens entre

semblables (homoioi) ndash ils parlent et ils parlent la langue des sages le grec raquo58 Mais cette

position aurait fait deacutebat drsquoapregraves des papyrii drsquoHerculanum et mecircme creacuteeacute une dissidence avec

les Eacutepicuriens de Rhodes car le besoin de dormir et de manger y aurait eacuteteacute jugeacute contraire agrave

lrsquoincorruptibiliteacute divine59 Si les dieux accomplissent des actes de reacutegeacuteneacuteration comme les

hommes selon lrsquoavis qui aurait triompheacute on peut penser qursquoils sont soumis eacutegalement au

deacutesir hellip Mais on le voit il y a lagrave une tension dans lrsquoeacutepicurisme qui propose une analogie

entre le sage et le dieu sans en deacutefinir la limite doit-on rapprocher le dieu du sage en lui

attribuant les mecircmes activiteacutes y compris celles que font les hommes pour le bonheur Ou

bien le penser bienheureux sans ce que font et ce que subissent les hommes Dans tous les

cas deacutesirants ou non les dieux voient leur incorruptibiliteacute assureacutee en ce qursquoils finissent

neacutecessairement satisfaits soit qursquoils y pourvoient sans faillir soit que leur nature et leur

environnement y pourvoient pour eux sans qursquoils aient agrave agir

Les hommes contrairement aux dieux nrsquoont pas un eacutetat divin spontaneacutement assureacute

En effet une fois le deacutesir rempli le corps recommence agrave se vider du fait de son activiteacute et

signe ainsi son eacuteloignement de la perfection divine Le cycle du manque et de la reacutepleacutetion

recommence alors et lrsquoon pourrait penser que nous ne sommes que des intermittents du divin

Or ce nrsquoest pas le cas Lrsquoeacutepicurisme ne pense pas un bonheur agrave rapporter seulement agrave lrsquoinstant

de la perfection effective mais une extension du bonheur dans le temps Deux constats

permettent de le faire durer au-delagrave de lrsquoinstant de pleacutenitude Premier point si certes le cycle

58P VESPERINI laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 2(consulteacute le 18 mars 2019)

Dans la note 19 lrsquoauteur rapporte que laquo le dernier point [le sommeil] comme celuide la nourriture suscita une vive discussion et mecircme une dissidence chez lesEacutepicuriens de Rhodes dont nous avons un eacutecho gracircce aux papyrus drsquoHerculanum raquoOn le voit cette reacutealisation par les dieux drsquoacte de reacutegeacuteneacuteration donc de dieuxsoumis au manque mecircme temporairement et sans possibiliteacute de finir danslrsquoinsatisfaction nrsquoest pas forceacutement eacutevidente et accepteacutee par des eacutepicuriens

59Id 2 note 19 Voir note preacuteceacutedente25

reprend le fait de se savoir sur la bonne route pour revenir agrave un tel eacutetat est une occasion de

jouissance comme le montre la sentence 33

Σαρκὸς φωνὴ τὸ μὴ πεινῆν τὸ μὴ διψῆν τὸ μὴ ῥιγοῦνmiddot ταῦτα γὰρ ἔχων

τις καὶ ἐλπίζων ἕξειν καὶ ὑπὲρ εὐδαιμονίας μαχέσαιτο

La voix de la chair ne pas avoir faim ne pas avoir soif ne pas avoir froid

Si lrsquoon a cela en effet et que lrsquoon srsquoattend agrave lrsquoavoir on peut lutter pour la

feacuteliciteacute aussi60

Pour le peu que demande le corps on peut ecirctre satisfait au preacutesent mais aussi au futur ainsi

que lrsquoindique lrsquoinfinitif futur du verbe avoir ἕξειν Le bonheur comprend donc et neacutecessite

eacutegalement lrsquoavenir Crsquoest dans ce mecircme sens que nous prenons la fin du paragraphe 128 de la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui avait fait lrsquoobjet drsquoajouts dans le texte pour le comprendre et que Jean

Bollack enlegraveve pour livrer le texte suivant

τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν

ἀλγῶμενmiddot οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα

En effet crsquoest lagrave [ie quand rien ne peut plus parfaire la vie] que nous

avons lrsquousage drsquoun plaisir quand nous souffrons de ce que le plaisir ne soit

pas preacutesent Nous ne sommes plus dans le manque du plaisir61

Ce passage affirme qursquoune fois la perfection atteinte lrsquoabsence de plaisir est compenseacutee par

un usage (χρεία) du plaisir qui annule le besoin (δεόν) ayant eu un plaisir qui nous a meneacute agrave

la perfection nous pouvons faire appel agrave ce plaisir pour nous mettre agrave lrsquoabri de son absence

preacutesente Cela ne se peut et crsquoest notre deuxiegraveme point que parce que tout ne revient pas tout

agrave fait comme avant en effet le cycle que nous avons deacutecrit ndash qui va du manque agrave la limite et

perfection ndash constitue un dynamisme physiologique qui nrsquoest pas le tout de lrsquoecirctre Certes cette

vie purement organique τὸ ζῆν demeure premiegravere et fondamentale mais celle qursquoEacutepicure

vise crsquoest la vie speacutecifiquement humaine la βίος qui comprend notamment la penseacutee Crsquoest

dans cette-derniegravere que va se jouer la prolongation de la feacuteliciteacute Crsquoest ce que met en lumiegravere

Jean Bollack en commentant la maxime 20 laquo Lrsquouniteacute ainsi creacuteeacutee [par la penseacutee] transforme

le corps en un moi qui substitut de lrsquoorganisme se soustrait entiegraverement au temps

60EacutePICURE Sentence Vaticane 33 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 469sq lrsquoeacutediteur a choisi de comprendre la phrase sans lrsquoajout de la comparaison avecZeus qui avait eacuteteacute introduite par conjecture en la rapprochant drsquoautres citationssemblables (notamment fr 602 Us) en lrsquoestimant inutile le bonheur eacutetantforceacutement celui des dieux

61EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in Id p 70-7126

physiologique des plaisirs du corps sans que la penseacutee ait agrave y renoncer raquo62 Il est donc une

pleacutenitude irreacuteversible fruit de la penseacutee qui surplombe les cycles infinis du corps tout en en

jouissant et permet de demeurer dans un eacutetat divin alors mecircme que le manque reacuteapparaicirct En

effet nous avons subi par lrsquoeacutepicurisme une laquo mutation irreacuteversible raquo qui laquo doit consister

preacuteciseacutement dans lὁμοίωσις θεῷ dans un changement radical deacutetat mental et partant

neacutecessairement physique - selon la theacuteorie mateacuterialiste dEacutepicure - qui sopegravere chez le sage

lorsquil atteint la semblance au dieu raquo63 Nous voilagrave donc divinement transfigureacutes dans cette

vie totale ὁ ὅλος βίος qui reste complegravete en deacutepit du manque physique chronique

Nous pourrions condenser ce modegravele physique du deacutesir chez Eacutepicure en nous penchant

sur le deacutebut de la maxime 21

Ὁ τὰ πέρατα τοῦ βίου κατειδὼς οἶδεν ὡς εὐπόριστὸν ἐστι τὸ ἀλγοῦν κατrsquo

ἔνδειαν ἐξαιροῦν καὶ τὸ τὸν ὅλον βίον παντελῆ καθιστᾶνmiddot

Celui qui considegravere les limites de la vie (βίος) sait qursquoest facile agrave gagner le

moyen de supprimer ce qui par le manque fait la douleur et ainsi de

conduire agrave sa perfection la vie totale64

Le deacutesir est lrsquoagent ici silencieux qui fait passer du manque agrave la perfection La douleur le fait

naicirctre et le plaisir le fait nrsquoecirctre plus Il faut pour cela lrsquoavoir avant tout bien deacutefini il srsquoeacutetend

entre la souffrance du manque atomique et le plaisir de la reacutepleacutetion physique Une fois atteinte

cette limite advient la perfection qui nous rend irreacuteversiblement lrsquoeacutegal des dieux si elle nrsquoest

physiologiquement que temporaire la penseacutee sait lrsquoen faire sortir en la reacuteactualisant Ainsi

atteignons-nous la vie totale qui comprend autant le physiologique en nous ndash pour lequel il

faut srsquoassurer de pouvoir combler les manques cycliques ndash que la penseacutee qui jouit de

connaicirctre reacuteactualiser et maintenir un tel eacutetat de bonheur laquo La vie mecircme constamment

menaceacutee aspire agrave srsquoaccomplir agrave se reconstituer dans son inteacutegriteacute raquo eacutecrit Jean Bollack65

crsquoest le deacutesir qui en traduisant cette aspiration se charge de cette lourde et noble tacircche Si

nous nous posions la question de la valeur du deacutesir nous pourrions dire que lrsquoeacutepicurisme ne

meacutejuge pas le manque dont il est le fruit au contraire cela fait partie de notre nature humaine

propre qui a elle aussi sa perfection ndash qui est eacutegalement celle des dieux ndash qui peut justement

62J BOLLACK Id 22 p 314

63Ibid p 579

64 EacutePICURE Maxime Capitale 21 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 316

65Ibid p 57927

ecirctre atteinte par cet affect Il srsquoagit donc drsquoun affect tregraves positif Agrave une condition respecter sa

deacutefinition autrement dit ne pas outrepasser la limite

28

Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir

La limite est ce qui permet au modegravele de fonctionner cependant elle peut ecirctre

franchie Crsquoest mecircme un constat assez reacutepandu dans la philosophie antique que les hommes

souffrent souvent de lrsquoillimitation en matiegravere de deacutesir ce qui amegravene parfois agrave une

condamnation radicale du deacutesir Pour Eacutepicure nous lrsquoavons vu il nrsquoest pas question de cela

le deacutesir peut ecirctre tregraves beacuteneacutefique autant que lrsquoon respecte les bornes de sa nature srsquoil sort de ce

cadre il devient tregraves nocif pour lrsquohomme Mais cette transgression nrsquoest pas due au deacutesir

mecircme Dans un renversement du platonisme lrsquoeacutepicurisme accuse lrsquoacircme et non le corps

drsquoecirctre agrave lrsquoorigine du dysfonctionnement du deacutesir Nous allons donc eacutetudier les deacuteterminations

de lrsquoacircme agrave tomber dans lrsquoillimitation et les conseacutequences de ce penchant

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple

Nous lrsquoavons dit lrsquoacircme en tant que corps et dans le corps obeacuteit aux mecircmes lois que

ce-dernier et ne doit pas ecirctre seacutepareacutee des pheacutenomegravenes physiques qui lrsquoatteignent tout autant

Cependant elle est un corps particulier elle se compose drsquoatomes subtils de souffle et de

chaud reacutepartis dans toute la chair et cette finesse est agrave lrsquoorigine de la sensibiliteacute de

lrsquoorganisme entier Le corps comprend donc lrsquoacircme qui lui donne la sensation et laquo pour cette

raison elle ne srsquoarrecircte pas de produire des perceptions raquo66 Sa sensibiliteacute naturelle autorise

donc une grande agitation qursquoil faut attentivement surveiller Ainsi par ses caracteacuteristiques

propres lrsquoacircme est un corps certes indissociable du corps mais qui se comporte autrement que

lui

Diogegravene drsquoOinoanda dans le traiteacute eacutepicurien qursquoil fit graver sur un mur de sa patrie parle agrave

plusieurs reprises de leurs diffeacuterences Il souligne surtout les excegraves de lrsquoacircme comme par

exemple dans ce passage ἔχει δrsquoἡ ψυχὴ πάθη τῆς γεγεννηκυίας αὐτὰ αἰτίας μακρῷ

μείζονα laquo lrsquoacircme eacuteprouve des affections beaucoup plus grandes que la cause qui les a

produites raquo67 Ici lrsquoeacutepicurien pointe la puissance de deacutemultiplication de lrsquoacircme drsquoun fait

donneacute drsquoune sensation limiteacutee peuvent srsquoen suivre des affects excessifs qui sont donc parce

qursquoils ne renvoient plus agrave la reacutealiteacute sensible des affects vides Cette disposition de lrsquoacircme agrave

66J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure op cit p 58 cette pagedeacuteveloppe les paragraphes 63 agrave 66 de la Lettre agrave Heacuterodote

67DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 44 I p 226 trad fr Pierre-Marie Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 44 I p 1051

29

lrsquoexcegraves touche eacutegalement aux penseacutees sans cesse elle forme des opinions qui si elles ne sont

pas informeacutees par la science finissent elles aussi deacuteconnecteacutees du sensible Degraves lors cette

caracteacuteristique psychique ne peut ecirctre que condamneacutee dans la penseacutee du Jardin dans sa cause

ndash le vide lrsquoabsence de reacutefeacuterents sensibles ndash et dans son effet neacutecessaire ndash le trouble ndash Crsquoest la

penseacutee rationnelle qui gracircce agrave la science de la nature des choses doit purifier lrsquoacircme de ses

excegraves et reacuteintroduire la mesure du sensible dans celle-ci

Au contraire le corps se caracteacuterise par sa simpliciteacute et Diogegravene drsquoOinoanda met clairement

en balance leurs dispositions contraires au fragment 2

τὰ μὲν γὰρ ὑπὸ αὐτοῦ [ie τοῦ σώματος] ζητούμενα μείκρα εἶναι καὶ

εὐπόριστα [] τὰ δrsquo ὑπὸ τῆς ψυχῆς μεγάλα τε καὶ δυσπόριστα πρὸς δὲ

τῷ μηδὲν ὠφελεῖν τὴν φύσιν καὶ κινδύνους ἐπιφέροντα

Ce que recherche le corps ce sont des choses petites faciles agrave acqueacuterir

[hellip] tandis que ce que lrsquoacircme recherche ce sont de grandes choses diffi-

ciles agrave acqueacuterir et qui outre le fait qursquoelles ne sont drsquoaucune utiliteacute agrave

notre nature sont aussi source de dangers68

Le lycien joue sur lrsquoopposition des demandes corporelles et psychiques celles du premier

sont εὐπόριστα faciles agrave satisfaire celles de la seconde δυσπόριστα difficiles agrave satisfaire

Lrsquoacircme demande trop et nous met en danger alors que le corps est facile agrave satisfaire et prudent

Drsquoailleurs il supporte mal lrsquoexcegraves par exemple srsquoil mange trop il sera malade Il est en fait

incapable de deacutepasser lui-mecircme ses propres limites lorsqursquoil vit des deacutebordements crsquoest

sous lrsquoimpulsion de lrsquoacircme qui lui fournit des sensations deacuteformeacutees par de faux jugements

Lrsquoinscription murale rappelle cette domination de lrsquoacircme sur le corps en parlant de la

preacuteeacuteminence des affections psychiques ἡ τῶν ψυχικῶν τούτων ὑπεροχὴ παθῶν69 Lrsquoacircme

en tant qursquoelle donne au corps la sensibiliteacute lrsquoentraicircne dans la mesure comme dans le

deacutemesure elle est donc lrsquounique facteur drsquoexcegraves Cependant le psychique nrsquoest pas

condamneacute absolument en effet dans ce mecircme fragment 2 nous avions enleveacute afin de mieux

mettre en lumiegravere lrsquoopposition cette proposition subordonneacutee ὧν δύναται καὶ ἡ ψυχὴ

συναπολαύουσα καλῶς δίαγειν laquo [ce que recherche le corps ce sont des choses petites

faciles agrave acqueacuterir] ce qui permet agrave lrsquoacircme quand elle en jouit aussi drsquoavoir une vie belle raquo70

Crsquoest donc aux attentes du corps que lrsquoacircme doit srsquoen tenir qui lui procurent un grand plaisir

68DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 2 I p 247 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 2 I p 1030

69Id fr 44 trad fr P-M Morel in Id fr 44 p 1051

70Id fr 2 p 247 trad fr P-M Morel in Id fr 2 I p 103030

Ce passage nrsquoest que le deacuteveloppement des accusations du corps envers lrsquoacircme que Diogegravene

met ici en scegravene le physiologique srsquoavegravere ecirctre lrsquoinnocente victime drsquoun bourreau qui pacirctit lui-

mecircme de ses agissements Par ces justes reproches le corps tente de faire entendre raison agrave

lrsquoacircme pour la ramener vers leur bien respectif et commun Ainsi le corps devient-il pour

lrsquoacircme un modegravele en matiegravere de traitement des affections au premier rang desquelles le deacutesir

Nous trouvons lagrave le renversement conceptuel drsquoun passage du Pheacutedon de Platon dans ce

dialogue preacuteciseacutement le corps est accuseacute par Socrate drsquoecirctre le fauteur de trouble car il se

situe du cocircteacute du deacutesir excessif Voilagrave quelle diatribe le mourant adresse agrave ce qursquoil va bientocirct

laisser

μυρίας μὲν γὰρ ἡμῖν ἀσχολίας παρέχει τὸ σῶμα διὰ τὴν ἀναγκαίαν

τροφήνmiddot ἔτι δέ ἄν τινες νόσοι προσπέσωσιν ἐμποδίζουσιν ἡμῶν τὴν τοῦ

ὄντος θήραν ἐρώτων δὲ καὶ ἐπιθυμιῶν καὶ φόβων καὶ εἰδώλων

παντοδαπῶν καὶ φλυαρίας ἐμπίμπλησιν ἡμᾶς πολλῆς ὥστε τὸ λεγόμενον

ὡς ἀληθῶς τῷ ὄντι ὑπrsquoαὐτοῦ οὐδὲ φρονῆσαι ἡμῖν ἐγγίγνεται οὐδέποτε

οὐδέν καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ

σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες

οἱ πόλεμοι γίγνονται τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ

σῶμα δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳmiddot

Le corps en effet est pour nous une source de mille affairements car il est

neacutecessaire de le nourrir en outre si des maladies surviennent elles sont

autant drsquoobstacles agrave notre chasse agrave ce qui est Deacutesirs appeacutetits peurs si-

mulacres en tout genre futiliteacutes il nous en remplit si bien que comme on

dit pour de vrai et pour de bon agrave cause de lui il ne nous sera jamais pos-

sible de penser et sur rien Prenons les guerres les reacutevolutions les

conflit rien drsquoautre ne les suscite que le corps et ses appeacutetits (ἐπιθυμίαι) Car

toutes le guerres ont pour origine lrsquoappropriation des richesses Or ces ri-

chesses crsquoest le corps qui nous force agrave les acqueacuterir crsquoest son service qui

nous rend esclave71

Le corps est ici accuseacute drsquoune part de troubler la penseacutee lrsquoacircme par ses affections propres et

drsquoautre part de deacutetourner lrsquoeacutenergie humaine dans lrsquounique but de sa satisfaction qui semble

sans fond Ses besoins mecircmes les plus eacuteleacutementaires nous deacutetournent du travail de lrsquoacircme et il

nrsquoest pas mecircme capable de srsquoy tenir Il nrsquoest pas fiable il nous entraicircne dans des situations

71PLATON Phaidron in Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967vol 1 trad fr Monique Dixsaut in PLATON Oeuvres complegravetes L Brisson (eacuted) MDixsaut (trad) Paris Flammarion 2014 Pheacutedon 66b-66d p 1182

31

peacuterilleuses agrave la poursuite de ce qui ne nous comble mecircme pas les richesses Le deacutesir des

richesses est agrave lrsquoimage de celles-ci illimiteacute Telle est lrsquoillusion qui nous deacutetourne de

lrsquoessentiel qui est dans lrsquoacircme et ce qui lui est propre On voit bien agrave quel point lrsquoeacutepicurisme

srsquooppose agrave ce passage du Pheacutedon en innocentant le corps et en chargeant le psychique des

potentiels excegraves le corps est simple lrsquoacircme excessive et elle doit srsquoinspirer du corps pour ne

pas tomber dans lrsquoillimiteacute

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir

Lrsquoexcegraves dans lrsquoacircme tient nous lrsquoavons dit agrave un jugement eacuteloigneacute de la reacutealiteacute sensible

que les textes expriment sous le nom de κενὴ δόξη jugement vide ou de κενοδοξία vaniteacute

du jugement avec eux elle pense pouvoir contenir au-delagrave de ce que peut lrsquoorganisme Son

erreur porte sur la nature des choses elle vient de ce qursquoelle deacutesire un contenu sans contenant

pour lrsquoaccueillir ce qui fait que ce contenu ne peut de fait pas se constituer Mais cette

illusion tenace reporte geacuteneacuteralement la faute sur le corps

Ἄπληστον οὐ γαστήρ ὥσπερ οἱ πολλοί φασιν ἀλλὰ δόξα ψευδὴς ὑπὲρ

τοῦ γαστρὸς ἀορίστου πληρώματος

Inassouvissable non le ventre comme on le dit souvent mais lrsquoideacutee

fausse que lrsquoon se fait de lrsquoassouvissement illimiteacute du ventre72

Ce qui est sans satisfaction possible nrsquoest pas ici le corps et ses deacutesirs en eux-mecircmes mais

une penseacutee sans fondement qui outrepasse les bornes physiques le corps ne fait que suivre

cette sensibiliteacute deacuteformeacutee qui imagine de faccedilon paradoxale une satisfaction sans borne Or

comme toute reacutealiteacute ne tient qursquoagrave sa limite la reacutepleacutetion nrsquoest reacutealisable que srsquoil existe une

borne bien eacutetablie au preacutealable Ce thegraveme du jugement vide montre encore une fois que le

corps a une deacutelimitation deacutetermineacutee et infranchissable tandis que lrsquoacircme possegravede une certaine

eacutelasticiteacute sans doute due agrave sa subtiliteacute qui peut former de vains jugements deacutenaturant le deacutesir

En effet celui-ci eacutetant par essence lieacute agrave la limitation du corps il se voit deacutetourneacute par une

penseacutee qui nie la borne physique donc les propres bornes de son extension Il se retrouve

alors sans deacutelimitations deacutepouilleacute de sa nature et devient un eacutelan sans limite crsquoest ce deacutesir

qui est anormal pour les eacutepicuriens bien qursquoil soit peut-ecirctre plus reacutepandu que la norme agrave

laquelle ils aspirent

72EacutePICURE Sentence Vaticane 59 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 52332

Cet affect sans borne sans fond pousse lrsquoindividu dans une course sans fin Diogegravene

drsquoOinoanda eacutetablit une liste de tourments dans laquelle ces deacutesirs illimiteacutes occupent une

grande place

ἐπιθυμῖαι τοὺς φυσικοὺς ὅρους ἐκτρέχουσαι αἰ γὰρ ῥίζαι κακῶν πάντων

εἰσιν αὗται κἂν ταύτας μὴ ὑποτέμωμεν ὄχλος κακῶν ἡμεῖν προσφύσετα

Les deacutesirs qui outrepassent les limites naturelles [hellip] sont en effet les ra-

cines de tous les maux et si nous ne les coupons pas agrave la base une multi-

tude de maux va croicirctre en nous73

En les deacutesignant comme racine de tous les maux αἰ ῥίζαι κακῶν πάντων le lycien

marque lrsquoimportance du deacuteregraveglement de cet affect dans le deacuteseacutequilibre individuel En tant que

moteur de lrsquoaction il pousse lrsquohomme agrave suivre des choses indistinctes sans mesure avec son

corps cette deacutemesure ou πλεονέξια comme drsquoautres la nommeront provoque tous les

troubles possibles puisque le corps et lrsquoacircme se perdent dans des objets des situations ou des

quantiteacutes qui nrsquoont plus rien agrave voir avec leur nature et les besoins qui en deacutecoulent et que leur

enseigne la phusiologia Lrsquoillusion qui suit lrsquoopinion sans science megravene arbitrairement

chacun de chimegraveres en chimegraveres et le deacuteconnecte ainsi de la reacutealiteacute pourtant seule source

possible du bien La reacutealiteacute se caracteacuterise par la limitation des choses le deacutesir irreacuteel est donc

illimiteacute et surtout insatiable comme le montre toujours Diogegravene

Αἰ κεναὶ τῶν ἐπιθυμιῶν ὥσπερ αἰ δόξης καὶ τῶν ὁμοίων οὑ μόνον εἰσὶν

κεναὶ πρὸς δὲ τῷ κεναὶ καὶ δυσπόριστοι Οὐκ ἀπέοικε τοῦ πολλὰ μὲν

πίνειν αἰεὶ δὲ διψᾶν τὸ πολλὰ μὲν κτᾶσθαι πλειόνων δrsquoἐπιθυμεῖν

Les deacutesirs vides comme ceux de gloire et de choses semblables non

seulement sont vides mais en plus drsquoecirctre vides difficiles aussi agrave satisfaire

Ce nrsquoest pas diffeacuterent du fait de boire beaucoup et drsquoavoir toujours soif

que de posseacuteder beaucoup et de deacutesirer davantage74

73DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

74DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT laquo Review of Supplement to Diogenes ofOenoanda the Epicurean Inscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 792007 p 30-34 NF 131 p 34 traduction personnelle Dans lrsquoarticle lrsquoauteur proposeune correction agrave la fin de ce passage que nous avons reprise agrave lrsquoeacutedition de SmithCelui-ci lisait apregraves διψᾶν Τὸ Πέλλα[ν] μὲν ltκεgtκτῇσθαι μετrsquoἀ[ν]ιῶν δrsquoἐ[στι κενὸν] et lepensait comme la deacutenonciation de lrsquointranquilliteacute drsquoAlexandre le Grand

33

Lrsquoimage de lrsquoassoiffeacute sans fond illustre lrsquoideacutee que le pire dans la vaniteacute au-delagrave des dangers

qursquoelle nous fait prendre reacuteside dans lrsquoimpossibiliteacute radicale drsquoen retirer une vrai satisfaction

un plaisir profond

Les conseacutequences terribles de lrsquoillimitation font ressortir agrave nos yeux lrsquoimportance de

la science de la nature agrave qui nous voudrions faire la part belle dans la vie bonne autant

qursquoaux dieux si ce nrsquoest plus Crsquoest ce fragment du mur drsquoOinoanda qui nous invite agrave le

faire

τῶν δrsquoἄλλων ἀποφαίνομαι τοὺς μὲν φυσικῶν ἁπτομένους λόγων μὴ διὰ

τοὺς θεοὺς εἶναι δικαίους διὰ δὲ τὸ βλέπειν ὀρθῶς τάς τε ἐπιθυμίας

τίνrsquoἔχουσιν φύσιν καὶ τὰς ἀλγηδόνας καὶ τὸν θάνατον (πάντῃ τε γὰρ

πάντως ἢ διὰ φόβον ἢ διὰ ἡδονὰς ἀδικοῦσιν ἄνθρωποι)

Mais je le proclame parmi les autres hommes [ie ceux qui sont pieux]

[ceux] qui srsquoattachent agrave la science de la nature doivent drsquoecirctre justes non

pas aux dieux mais au fait qursquoils ont une vision correcte de la nature des

deacutesirs des souffrances et de la mort (car en tout cas crsquoest toujours agrave

cause de la peur ou bien des plaisirs que les hommes commettent des in-

justices)75

Le bon comportement drsquoun homme nrsquoest pas en premier lieu lieacute agrave une pieacuteteacute que nous

nommerions morale mais surtout agrave sa connaissance de la nature des choses qui lrsquoentourent

En effet ses mauvaises actions proviennent drsquoune mauvaise saisie intellectuelle de ce qursquoest

le plaisir et la souffrance et lrsquohomme se trompe alors dans ses craintes et dans ses deacutesirs

Connaicirctre la constitution et la structure du deacutesir est donc un eacuteleacutement essentiel de la vie bonne

Crsquoest donc la phusiologia qui est la cadre de la reacutealiteacute et lrsquooutil qui nous permet de la saisir

ce qursquoil en est reacuteellement du plaisir et de la souffrance du deacutesir et de lrsquoaversion hellip et aussi

des dieux modegraveles du bonheur la pieacuteteacute envers eux consiste agrave les connaicirctre dans les

caracteacuteristiques de perfection que les eacutepicuriens exposent Cependant ce ne sont pas eux qui

nous mettent en contact avec la reacutealiteacute mais bien la science de la nature qui elle seule nous

permet drsquoappreacutehender avec justesse le reacuteel

75DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica ndeg 42 2009 p 1-48 NF167-c p 7 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citNF 167-c p 1038

34

Ce que la raison combat dans lrsquoeacutepicurisme crsquoest la forme illimiteacutee du deacutesir et non le

deacutesir radicalement En effet un deacutesir limiteacute est le fruit de la raison et du reacuteel puisqursquoil prend

en compte le savoir sur sa nature et celle des besoins et use drsquoun raisonnement pour srsquoassurer

qursquoil fait agir en sorte drsquoecirctre combleacute La seule source de dysfonctionnement possible est

lrsquoacircme En ce qursquoelle produit constamment les sensations eacuteprouveacutees par le corps elle est

responsable de la bonne reacutealisation de la nature du deacutesir dans les bornes qui nous deacutefinissent

ou de tomber dans des deacutelires Le travestissement de la reacutealiteacute tient agrave la mauvaise information

des sensations par des opinions sans fondements plutocirct que par le savoir et provoque un

eacuteloignement de la reacutealiteacute dangereux et nocif

35

Conclusion

Dans le cadre de lrsquoatomisme eacutepicurien tout pheacutenomegravene doit srsquoenvisager sous lrsquoangle

de la physique et le deacutesir nrsquoy eacutechappe pas Eacutepicure pose un modegravele de fonctionnement autant

descriptif que normatif En effet lorsqursquoil envisage le manque atomique qui creacutee un eacutelan vers

sa propre reacutesorption et la limite agrave atteindre pour ressentir une pleacutenitude digne des dieux

lrsquoeacutepicurisme veut agrave la fois rendre compte drsquoune reacutealiteacute et prescrire ce parcours par lequel on

touche au bonheur bonheur non seulement drsquoavoir satisfait agrave une demande biologique sans

cesse renouveleacutee mais aussi plaisir constant deacutetacheacute du cycle physiologique de se savoir

vivre la vie totale Cette constance nous rend veacuteritablement semblable aux dieux alors mecircme

que lrsquoassurance pour eux drsquoecirctre combleacute qursquoils deacutesirent ou non ndash et leur incorruptibiliteacute de

maniegravere geacuteneacuterale ndash devrait nous en seacuteparer mais lrsquoeacutepicurisme ne voit pas lagrave de raison

suffisante pour nous les rendre inaccessibles Bien plutocirct le deacutesir est le processus speacutecifique

par lequel lrsquoespegravece des hommes ndash voire celle des dieux ndash atteint sa perfection physique Y voir

un signe de la faiblesse humaine ne serait pas du tout eacutepicurien puisque cette penseacutee

comprend seulement que lrsquoespegravece humaine diffegravere des dieux dans sa complexion physique et

son environnement sans jugement de valeur aucun Le deacutesir ainsi deacutefini se trouve donc ecirctre

un affect tregraves positif puisqursquoil est celui qui nous megravene parfaitement au bonheur En

contrepartie sa deacutenaturation dans lrsquoillimitation passe pour catastrophique En effet la

positiviteacute du deacutesir disparaicirct alors et crsquoest un basculement violent et sans fond dans lrsquoirreacutealiteacute

par rapport agrave la physique celle drsquoun corps qui pourrait contenir plus que sa nature drsquoune

satisfaction sans borne qui repousse toujours plus loin lrsquoillusion de son comblement toujours

plus loin que la reacutealiteacute Le deacutesir erre alors et lrsquohumain qursquoil anime avec Ce qui devrait ecirctre la

racine du plus grand bien se deacutenature alors en laquo racine de tous les maux raquo la reacutealiteacute existante

parce que limiteacutee srsquoeacuteloigne alors mecircme qursquoelle est lrsquounique source de bonheur de reacutealisation

de la perfection possible pour lrsquohumain

Du deacutesir cet affect si important dans lrsquoeacutequilibre humain nous nous sommes pencheacutes

sur ce que nous appellerions dans nos mots modernes la physique il srsquoagit en fait du

meacutecanisme atomique et de sa constitution en rapport avec les pheacutenomegravenes qui lui sont

exteacuterieurs qui posent les bornes exteacuterieures du deacutesir soit sa deacutefinition autrement dit sa

nature Mais comme nous le suggeacuterait la maxime 11 la phusiologia en tant que science de la

nature des choses nous apprend aussi les deacutelimitations internes des deacutesirs ce que nous

classerions dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc agrave cette eacutethique que permet la science physique que nous

36

allons nous inteacuteresser et qui nous conduira apregraves avoir appris la cause et la nature des deacutesirs

agrave en connaicirctre leurs caracteacuteristiques et leur cateacutegorisation

37

Partie 2

-

Typologie des deacutesirs eacutetat des lieux de la structure interne

du champ des deacutesirs

Dans le cadre de la nature eacutepicurienne du deacutesir telle que nous venons de la deacutecrire on

peut relever deux maniegraveres de cateacutegoriser les deacutesirs La premiegravere et la plus connue est la

classification formuleacutee au paragraphe 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee crsquoest la fameuse

tripartition des deacutesirs naturels et neacutecessaires naturels mais non neacutecessaires et deacutesirs vains ou

vides Une seconde plus informelle se construit tout au long des textes et repose dans les

diffeacuterents mots utiliseacutes pour parler du deacutesir de certaines formes du deacutesir ἐπιθυμία πόθος

ἔρως ou ἐρωτίκη πάθη ἀφροδίσιον et ὄρεξις Chacun revecirct un sens particulier possegravede

une utilisation dans un contexte speacutecifique qui permet drsquoidentifier certains deacutesirs particuliers

ou formes de deacutesirs et donc de proposer une typologie compleacutementaire agrave la premiegravere qui

meacuterite elle aussi drsquoecirctre plus approfondie que ce que lrsquoon nous apprend au premier abord Nous

tenterons ici de dresser un tableau aussi exhaustif que possible des diffeacuterents types de deacutesir

afin de les expliciter tout en mecirclant les deux typologies Pour cela nous eacutetudierons drsquoabord la

deacutesignation la plus courante du deacutesir ἐπιθυμία Puis nous exposerons la tripartition des

deacutesirs en tentant de faire ressortir la structure de cette classification Enfin nous ferons le

tour des problegravemes drsquoun deacutesir difficile agrave classer lrsquoamour hellip Ce qui ne laissera pas indemne

ce que nous pensons savoir de la theacuteorie eacutethique du deacutesir chez Eacutepicure

Chapitre 3 ndash Du choix du mot ἐπιθυμία

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)

Il convient drsquoabord de se pencher sur le terme qui exprime le plus couramment le deacutesir

dans le corpus eacutepicurien ἐπιθυμία que nous avons deacutejagrave croiseacute Il srsquoagit du deacutesir-type celui

qui sert agrave deacutesigner un processus de deacutesir modegravele tel que nous avons pu le deacutecrire mais il

couvre aussi tous types de deacutesir du plus neacutecessaire au plus vide Cette double possibiliteacute de

signification le deacutesigne donc comme le mot le plus large et le plus courant pour parler du

deacutesir

Il nous faut ecirctre un peu plus preacutecis en ajoutant que la plupart de ses occurrences sont au

pluriel (ἐπιθυμῖαι) Ce pluriel permet une concreacutetisation des deacutesirs en visant la pluraliteacute des

cas drsquoailleurs lorsqursquoil est employeacute au singulier ce mot est toujours deacutesir de quelque chose

et se trouve grammaticalement compleacuteteacute par lrsquoobjet du deacutesir par exemple dans la sentence 35

ἐπιθυμίᾳ τῶν ἀπόντων (le deacutesir des choses absentes) Il nrsquoest donc pas question de cerner

lrsquoIdeacutee du Deacutesir mais de deacutesigner chaque deacutesir affecteacute par lrsquoobjet dont il est le deacutesir Lrsquoessence

du deacutesir crsquoest un processus une constitution une deacutefinition que nous avons preacutesenteacutee dans

notre premiegravere partie qui se creacutee dans un rapport entre notre nature et celle de la chose

deacutesireacutee elle ne peut donc pas constituer un invariant qui pourrait se passer drsquoobjet ou

drsquoillusion drsquoobjet ni drsquoecirctre deacutesirant Lrsquoobjet est donc tout aussi essentiel dans la nature drsquoun

deacutesir que son fonctionnement Nous utiliserons cependant un singulier geacuteneacuteralisant en parlant

du deacutesir suivant lrsquousage du franccedilais et de la lexicographie76 nous demandons au lecteur

beacuteneacutevole de bien se souvenir qursquoil ne srsquoagit pas pour autant de deacutesigner une geacuteneacuteraliteacute lisse

mais la notion dans toute sa diversiteacute variant par les divers rapports entre les objets du deacutesir

et les ecirctres deacutesirants

Lrsquoeacutequivalent en latin de ce terme ne fait pas lrsquounanimiteacute drsquoun cocircteacute Lucregravece utilise

cupido inis au singulier et compleacuteteacute par un objet de lrsquoautre Ciceacuteron preacutefegravere cupiditas atis

Les deux termes qui renvoient au laquo deacutesir passionneacute raquo sont tregraves semblables si ce nrsquoest que le

premier bascule un peu plus vite que son camarade dans lrsquoacception de deacutesir sexuel si lrsquoon

suit les notices de Oxford Latin Dictionnary77

76Soulignons que cette coutume peut parfois masquer lrsquoeacutevidence drsquoun emploihabituellement au pluriel

77laquo Cupido inis raquo et laquo cupiditas atis raquo in Oxford Latin Dictionnary Oxford ClarendonPress 1968 p 472

39

Lrsquoutilisation eacutepicurienne drsquoἐπιθυμία ne fait que reprendre lrsquoacception courante du

terme en grec Ainsi serait-ce un abus de langage que de parler ici de concept eacutepicurien nous

preacutefeacuterons le terme de notion eacutepicurienne qui deacutesigne une signification non speacutecifique agrave cette

doctrine mais comprise et eacutevalueacutee selon la penseacutee eacutepicurienne Pour autant ἐπιθυμία en tant

que terme geacuteneacuterique pour le deacutesir nrsquoest pas partageacute par toutes les philosophies antiques Pour

ne parler que des preacutedeacutecesseurs drsquoEacutepicure Aristote et Deacutemocrite preacutefegraverent ὄρεξις pour le

deacutesigner tandis que Platon utilise bien ἐπιθυμῖαι au pluriel pour deacutesigner la partie des trois

de lrsquoacircme qui deacutesire78 Lrsquoinfluence de Platon sur Eacutepicure est certaine David Sedley le deacutesigne

mecircme comme un preacutecurseur (forerunner) en expliquant que laquo le platonisme paraicirct avoir offert

au jeune Eacutepicure sa premiegravere excursion en philosophie raquo79 M Sedley fait allusion au premier

maicirctre drsquoEacutepicure dont nous apprenons par Diogegravene Laeumlrce qursquoil srsquoagissait drsquoun platonicien

du nom de Pamphile80 Ainsi la penseacutee drsquoEacutepicure possegravede-t-elle un fond platonicien

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις

Eacutepicure connaissait aussi Aristote et Deacutemocrite mais il semble avoir reacuteagi agrave leurs

physiques plus qursquoagrave leurs eacutethiques En effet pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral ces deux

penseurs employaient le mot ὄρεξις Ce terme nrsquoest employeacute qursquoune seule fois chez Eacutepicure

dans la maxime 26 comme une partie drsquoἐπιθυμία (deacutesir) puisqursquoil est le sujet du verbe

ἔχουσιν (avoir) dont ὄρεξις est lrsquoobjet Par ce mot Eacutepicure semble deacutesigner lrsquoappeacutetit ndash tel

qursquoon le deacutefinissait au XVIIe siegravecle ndash la partie passive aveugle et sans conscience du deacutesir

tandis que lrsquoἐπιθυμία comprendrait aussi une part de conscience de savoir drsquoinformation de

cette sensation brute une direction vers lrsquoaction aussi Les rapports entre ἐπιθυμία et ὄρεξις

srsquoinverse chez Aristote et Deacutemocrite qui privileacutegient tous deux le terme drsquoὄρεξις pour penser

lrsquoaffect deacutesirant en geacuteneacuteral Dans son traiteacute De lrsquoacircme le Stagirite questionne les faculteacutes de

lrsquoacircme ainsi que lrsquoorigine du mouvement individuel (ce qursquoil nomme mouvement local ἡ

κίνησις κατὰ τόπον) il deacutesigne lrsquointellect pratique et le deacutesir comme les deux principes de

cet eacutelan menant vers lrsquoobjet deacutesirable (III 433 a) Cependant lrsquointellect ne peut rien sans

deacutesir en revanche le deacutesir peut agir sans lrsquointellect Aristote procegravede alors agrave une distinction

inteacuteressante parmi les deacutesirs

78Voir agrave ce sujet G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975 p 172 sq

79D SEDLEY laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille 1976 p 119-159 p 133 traduction personnelle

80DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 14 p 124840

Ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξιςmiddot ὅταν δὲ κατὰ τὸν λογισμὸν κινῆται καὶ κατὰ

βούλησιν κινεῖται Ἡ δrsquoὄρεξις κινεῖ παρὰ τὸν λογισμόνmiddot ἡ γὰρ ἐπιθυμία

ὄρεξίς τις ἐστιν

La volonteacute est une espegravece drsquoappeacutetit (ὄρεξις) lorsqursquoon se meut selon le

raisonnement on se meut selon la volonteacute Mais lrsquoappeacutetit (ὄρεξις) peut

mouvoir contre le raisonnement en effet le deacutesir (ἐπιθυμία) est une

sorte drsquoappeacutetit (ὄρεξις)81

Volonteacute et deacutesir sont deux formes de lrsquoappeacutetit qui se diffeacuterencient parce que la premiegravere

accompagne un raisonnement et lrsquoautre le contredit Lrsquoappeacutetit nrsquoest pas en soi irrationnel

crsquoest sous sa forme drsquoἐπιθυμία qursquoil le devient On sent bien ici la notion irrationnelle qui

pegravese sur le deacutesir deacutesigneacute par ce terme drsquoἐπιθυμία Chez Deacutemocrite la penseacutee du deacutesir a des

traits communs avec celle deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutepicurisme au fragment 223 par exemple

lrsquoatomiste pose que le corps agrave des besoins frugaux qui combleacutes apportent le plaisir tandis

que crsquoest lrsquoesprit mal informeacute qui nous perd Toutefois Deacutemocrite ne vise pas tant le plaisir

que la joie (εὐθυμία) qui neacutecessite un contentement face aux choses preacutesentes Or crsquoest cette

attitude que mettent en danger lrsquoὄρεξις et lἐπιθυμία chacun poussant vers un objet qui est

absent En outre leur existence deacuterive certes de lrsquoutile mais finit dans lrsquoexcegraves Jean Fregravere

propose cependant une distinction entre ὄρεξις et ἐπιθυμία en deacutefinissant le premier comme

laquo lrsquoaspiration en son sens [hellip] le plus geacuteneacuteral [hellip] en son aspect non-raisonneacute son pur

jaillissement instinctif [hellip] qui nrsquoimplique pas de perversiteacute morale raquo82 il srsquoagit donc drsquoun

eacutelan irreacutefleacutechi qui nrsquoa pas encore eacuteteacute informeacute qui peut mener vers quelque chose de bon ou

mauvais mais eacutecornifle le bonheur en ce qursquoil vise un objet absent Lrsquoἐπιθυμία lui paraicirct

plus peacutejoratif il est caracteacuteristiquement lieacute agrave lrsquoexcegraves Drsquoune part il est sans fin comme le dit

Jean Fregravere laquo le deacutesir (ἐπιθυμία) est le regravegne du de nouveau raquo83 des mecircmes choses Drsquoautre

part il est deacutemesure comme on le voit au fragment 224 ἡ τοῦ πλέονος ἐπιθυμίη τὸ

παρεὸν ἀπόλλυσι τῆι Αἰσωπείηι κυνὶ ἰκέλη γινομένη84 laquo deacutesirer davantage que ce que

lrsquoon a crsquoest lacirccher la proie pour lrsquoombre comme dans le cas du chien drsquoEacutesope raquo85 Cette

81ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris1966 III 433 a p 90-91

82J FREgraveRE Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacuted Lesbelles Lettres 1982 p 75

83Id p 76

84DEacuteMOCRITE Fragments 224 in H DIELS et W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratikervol 2 Berlin Weidmann 1952 p 130-224

85DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques J-P Dumont et H Diels (eacuted) Paris Gallimard 1988p 900

41

illimitation dans le temps et dans la quantiteacute provoque non seulement lrsquointempeacuterance qui en

tant que non-maicirctrise de soi-mecircme est neacutegative mais encore le danger elle nous deacutetourne de

ce qui est preacutesent et concret pour une illusion plus geacuteneacutereuse qui en fin de compte nous

laisse sans rien Lrsquoἐπιθυμία ressemble ici plus agrave une volonteacute pervertie une sorte drsquoeacutelan qui

perseacutevegravere dans son erreur Ἐπιθυμία et ὄρεξις troublent tous deux notre preacutesence au preacutesent

mais seul le premier prend un sens immoral parce que au-delagrave du deacutetournement spontaneacute

mais utile il est sans limites La connotation irrationnelle de lrsquoἐπιθυμία se retrouve donc

aussi chez Deacutemocrite On voit ici lrsquoeacutecart entre ces deux penseurs qui deacutesignent sous

ἐπιθυμία une forme particuliegravere drsquoeacutelan qui va contre la raison voire finit dans la deacutemesure et

Eacutepicure qui vise par lagrave soit tous types de deacutesirs soit le deacutesir tel qursquoil devrait ecirctre limiteacute et

beacuteneacutefique En revanche le mot ὄρεξις exprime chez nos trois auteurs un eacutelan avec une

indeacutetermination plus grande une sorte de spontaneacuteiteacute irreacutefleacutechie Cependant si Aristote et

Deacutemocrite en font le type mecircme de lrsquoeacutelan humain Eacutepicure le conccediloit seulement comme une

partie du deacutesir

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon

De fait la notion de deacutesir comme ἐπιθυμία chez Eacutepicure demeure dans les termes

beaucoup plus proche de celle de Platon Geneviegraveve Rodis-Lewis propose mecircme un

rapprochement entre les classifications des deacutesirs platonicienne ndash telle qursquoelle se trouve au

livre VIII de La Reacutepublique (558d-559d)ndash et eacutepicurienne86 En effet elle repegravere que les

cateacutegories structurantes sont dans les deux cas le naturel et le neacutecessaire Cependant elles ne

nrsquoont pas la mecircme disposition que chez Eacutepicure Dans ce passage en effet Socrate fait agrave

Glaucon la proposition suivante πρῶτον ὁρισώμεθα τὰς τε ἀναγκαίους ἐπιθυμίας καὶ

τὰς μή laquo deacutefinissons drsquoabord les deacutesirs neacutecessaires et ceux qui ne le sont pas raquo87 Agrave lrsquoeacuteniegraveme

et preacutevisible approbation de son interlocuteur il eacutetablit les deacutesirs neacutecessaires comme suit

Οὐκοῦν ἅς τε οὐκ ἂν οἶοὶ τrsquoεἶμεν ἀποτρέψαι δικαίως ἂν ἀναγκαῖαι

καλοῖντο καὶ ὅσαι ἀποτελούμεναι ὠφελοῦσιν ἡμᾶς τούτων γὰρ

ἀμφοτέρων ἐφίεσθαι ἡμῶν τῇ φύσει ἀνάγκη

86G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 174-175

87PLATON La Reacutepublique 558d traduction personnelle42

Nrsquoest-il pas juste drsquoappeler neacutecessaires ceux que nous ne pouvons deacutetour-

ner et ceux qui satisfaits nous sont avantageux La neacutecessiteacute de ces

deux-lagrave nous est imposeacutee par la nature88

La neacutecessiteacute en matiegravere de deacutesir est fondeacutee en nature et contient donc la neacutecessiteacute stricte et ce

qui nous est avantageux agrave satisfaire La nature fonde le neacutecessaire mais rien nrsquoest dit dans ce

texte drsquoune cateacutegorie naturelle qui inclurait ou deacutepasserait le neacutecessaire il est simplement dit

qursquoagrave lrsquoorigine de la neacutecessiteacute il y a la nature Par le fait que ce terme ndash ou sa neacutegation

puisqursquoil sera par la suite question des deacutesirs non-neacutecessaires ndash nrsquoapparaisse pas dans la suite

du passage on ne peut pas conclure agrave une structuration des deacutesirs en naturels et non-naturels

Crsquoest bien lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire qui est primordiale chez Platon puisque

crsquoest mecircme ainsi qursquoil nomme les deux cateacutegories de deacutesirs Drsquoautre part le rapprochement

entre les deux penseurs se heurte non seulement agrave la structure mais aussi dans le deacutetail

certaines consideacuterations de Platon ne se comprennent pas agrave la lueur drsquoEacutepicure Par exemple

ce qui est laquo avantageux raquo agrave satisfaire (du verbe ὠφελῶ) renvoie agrave une notion drsquoutiliteacute qui

reste ici indeacutefinie par Platon il semble un peu peacuterilleux de lrsquoassocier au neacutecessaire en

eacutepicurisme alors mecircme que celle-ci correspond tout agrave fait bien agrave la neacutecessiteacute stricte deacutecrite

avant dont on ne peut se deacutetourner LrsquoAcadeacutemicien ne parle pas non plus des deacutesirs vains

mais de deacutesirs non-neacutecessaires

ἅς γέ τις απαλλάξειεν ἄν εἰ μελετῷ ἐκ νέου καὶ πρὸς οὑδὲν ἀγαθὸν

ἐνοῦσαι δρῶσιν αἱ δὲ καὶ τοὐναντίον πάσας ταύτας [] μὴ ἀναγκαίους

φαῖμεν εἶναι

Ceux dont on peut se deacutefaire si lrsquoon y veille depuis lrsquoenfance et qui ne

font en eacutetant lagrave aucun bien et mecircme font du mal tous ceux-lagrave nous di-

sons qursquoils sont non-neacutecessaires89

Il leur applique certes la caracteacuteristique drsquoecirctre nuisible mais pose que crsquoest lrsquoeacuteducation qui

nous en deacutetourne alors que le raisonnement suffit agrave tout acircge chez Eacutepicure et que le

philosophe du Jardin propose un fondement lrsquoopinion vaine agrave leur existence Mais chose

primordiale la classification ne se fait pas dans le mecircme esprit dans sa tripartition de lrsquoacircme

Platon deacutepreacutecie les ἐπιθυμῖαι comme la partie de lrsquoinstabiliteacute qui la deacutetourne de ses buts

intellectuels la plonge dans le corps et surtout lrsquoeacuteparpille par son insatiabiliteacute La prescription

eacutethique de Platon tient agrave dompter les ἐπιθυμῖαι ndash et non forceacutement agrave les annihiler

88Ibid

89Id 559a43

puisqursquoelles restent une puissance de lrsquoacircme ndash pour les tourner vers les objets qui ne font pas

partie de leur penchant naturel agrave savoir ceux de lrsquointellect les Ideacutees On peut donc dire qursquoil

faut deacutenaturer les deacutesirs pour leur donner une respectabiliteacute et les transformer en valets de

lrsquointellect La tripartition drsquoEacutepicure elle se fait sans a priori neacutegatif sur le deacutesir Le travail de

la raison est de reacutealiser leur vrai nature et drsquoeacuteloigner les opinions vides et deacuteformantes afin

que les deacutesirs soient beacuteneacutefiques pour nous La tripartition doit aider agrave critiquer et agrave informer

les deacutesirs et reacutealiser leur nature srsquoils en ont une en tant qursquoils sont naturels Ce travail

drsquoEacutepicure sur les deacutesirs a drsquoailleurs beaucoup plus drsquoimportance dans sa theacuteorie que cet extrait

sur la cateacutegorisation des deacutesirs dans la penseacutee platonicienne

Le mot ἐπιθυμία marque le double rapport drsquoEacutepicure agrave Platon En tant qursquoheacuteritier on

retrouve certains motifs termes ou structures qui sont parentes de celles de lrsquoAcadeacutemicien la

reprise du terme geacuteneacuterique la reacutefeacuterence agrave la neacutecessiteacute alors qursquoAristote et Deacutemocrite pensent

le deacutesir en drsquoautres termes et drsquoautres structures Mais dans le refus de cette mecircme tradition

platonicienne on note un deacutetachement du fond si ce nrsquoest mecircme un retournement

lrsquoἐπιθυμία en tant que deacutesir-type nrsquoest pas vu comme irrationnel mais comme tout agrave fait

leacutegitime dans son expression et dans ses objets et sa limitation nrsquoest pas impossible puisque

crsquoest sa nature mecircme Toutefois Eacutepicure reconnaicirct que tous les deacutesirs ne respectent pas cette

nature crsquoest pour cela que la science de la nature des choses eacutetablit une classification entre

les diffeacuterents deacutesirs

44

Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition

Si la classification des deacutesirs drsquoEacutepicure est tregraves connue elle nrsquoen reste pas moins

lrsquoobjet de meacuteprises et ce degraves lrsquoAntiquiteacute Malgreacute sa simpliciteacute elle demeure mal comprise

non dans ses reacutesultats mais dans sa structure Expliquons-nous chacun sait et agrave juste titre

que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee expose trois types de deacutesirs les naturels et neacutecessaires les naturels

mais non-neacutecessaires et les deacutesirs vains Cependant cette eacutenumeacuteration a tendance agrave occulter

la deacutemarche qui les a deacutetermineacutes et rend ainsi difficile une compreacutehension fine du rapport

qursquoils entretiennent entre eux

Deacutejagrave chez Ciceacuteron on voit ce problegraveme apparaicirctre lorsque dans le De Finibus il

srsquoattaque en ces termes agrave la tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure

Primum divisit ineleganter duo enim genera quae erant fecit tria Hoc est

non dividere sed frangere Qui haec didicerunt quae ille contemnit sic

solent duo genera cupiditatum naturales et inanes naturalim duo neces-

sariae et non necessariae Confecta res esset

Drsquoabord la divison est mal faite de deux genres il en a fait trois Ceci ne

srsquoappelle pas diviser mais mettre en piegravece Ceux qui ont appris les choses

qursquoil meacuteprise [ie la dialectique] ont lrsquohabitude de proceacuteder ainsi il y a

deux genres de deacutesirs les naturels et les vains et parmi les naturels deux types les

neacutecessaires et les non neacutecessaires Crsquoeucirct eacuteteacute mieux ainsi90

Il souligne fort justement que les deacutesirs naturels neacutecessaires ou non peuvent dans leur

ensemble srsquoopposer aux deacutesirs vains Que ne peut-on critiquer Ciceacuteron Car croyant

reprendre Eacutepicure sur la division des deacutesirs il le reprend agrave la lettre En effet le maicirctre du

Jardin srsquoexprime ainsi

Ἀναλογιστέον δὲ ὡς τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαί αἱ δὲ κεναί καὶ

τῶν φυσικῶν αἱ μέν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μόνονmiddot

90CICEacuteRON De finibus bonum et malorum J Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922 I 2 sect 20 p 72-73 traduction modifieacutee Crsquoest nous qui soulignons

45

Il faut dire par analogie que parmi les deacutesirs les uns sont naturels et les

autres vides et parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires et

les autres seulement naturels91

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee se fait ici preacutecise il existe deux cateacutegories de deacutesirs auxquelles srsquoajoute

une subdivision dans la cateacutegorie naturelle Deux genres qui donnent trois types de deacutesirs

Alors certes la lettre drsquoEacutepicure ne comporte pas de consideacuteration dialecticienne sur ce que

pourrait ecirctre un genre par rapport agrave un sous-genre mais cette eacutepicirctre expose clairement une

dichotomie entre le naturel et le vide Bref en drsquoautres circonstances on aurait pu croire que

Ciceacuteron traduisait Eacutepicure

Ici se pose le problegraveme des sources agrave lrsquoeacutepoque antique Par quels biais Ciceacuteron

connaissait-il lrsquoeacutepicurisme Agrave quels textes eacutetait-il confronteacute Ayant freacutequenteacute lrsquoeacutepicurien

Phegravedre92 il connaissait bien certains dogmes il cite des Maximes Capitales mais lisait-il et

mecircme en geacuteneacuteral agrave cette eacutepoque lisait-on la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La meacuteconnaissance de

Ciceacuteron tient soit au fait de la laquo roublardise raquo93 dont il fait parfois preuve soit agrave la moindre

diffusion de ce texte agrave cette eacutepoque les deux hypothegraveses nrsquoeacutetant pas exclusives Si lrsquoon

poursuit la derniegravere on peut se demander si la diffusion de lrsquoeacutepicurisme notamment agrave

Rome94 nrsquoaurait pas privileacutegieacute du moins dans le domaine eacutethique la briegraveveteacute des Maximes au

deacutetriment des textes plus longs ne rendant plus bien compte du deacutetail de ces eacutecrits que les

formes bregraveves compleacutetaient et ne reprenaient pas ainsi la doctrine drsquoEacutepicure se serait

transmise par le biais drsquoune vulgate srsquoappuyant sur une partie des textes ne reprenant qursquoune

partie de la doctrine ce qui en aurait brouilleacute la netteteacute Cela semble drsquoautant plus inteacuteressant

que les Sentences Vaticanes dont la constitution en recueil a pour terminus post quem le

premier eacutepicurisme du ndashIIIe siegravecle laquo repreacutesente[nt] une tradition moins pure qui aplanit

parfois les difficulteacutes raquo95 de cette philosophie En poursuivant la penseacutee de Jean Bollack on

91EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 68-69 Bollack propose de comprendre lrsquoanalogie avec la consistance et lrsquoinconsistancephysique (p 113)

92Sur le rapport complexe de Ciceacuteron agrave lrsquoeacutepicurisme on pourra se reporter agrave lanotice de Carlos Leacutevy sur lrsquoorateur romain dans D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 1312-1318

93laquo Certes son enseignement ne peut exprimer que ce qursquoil comprend donc bienpeu de chose mais il sait agrave lrsquooccasion proceacuteder avec une certaine roublardise leproblegraveme eacutetant de deacuteterminer la limite entre sa malhonnecircteteacute intellectuelle et sacapaciteacute agrave dire litteacuteralement nrsquoimporte quoi raquo in Id p 1314

94Dans le cadre de la discussion savante qursquoappreacuteciaient les Romains du refus dudogmatisme drsquoeacutecole et de la preacutefeacuterence pour les problegravemes physiques agrave la maniegraveredrsquoAristote Voir P VESPERINI Lucregravece op cit p 36-42

95J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 41346

pourrait ainsi penser que le teacutemoignage de Ciceacuteron et des Sentences vont dans le mecircme sens

une connaissance de lrsquoeacutepicurisme plus reacutepandue apregraves le ndashIIIe siegravecle mais qui perdrait en

preacutecision et en vigueur de penseacutee

Ainsi Jean Bollack justifie-t-il la diffeacuterence qursquoil preacuteserve entre la maxime 29 et la

sentence 20 La sentence preacutesente bien la tripartition des deacutesirs

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μέν οὐκ

ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires drsquoautres sont natu-

rels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne sont ni naturels ni neacutecessaires

mais se produisent en raison de lrsquoopinion vide96

Elle reacutepegravete le reacutesultat de la division eacutepicurienne mais non la structure les diffeacuterents deacutesirs

entretiennent entre eux des rapports eacutevidents mais non expliqueacutes Elle tombe ainsi sous la

critique de Ciceacuteron Crsquoest selon Jean Bollack ce que la maxime 29 ne fait pas Contre la

tendance agrave la corriger afin drsquointeacutegrer la cateacutegorie des deacutesirs naturels et neacutecessaires pourtant

manquante dans les manuscrits mdash agrave la Renaissance drsquoabord selon la conjecture drsquoEstienne

puis apregraves 188897 suivant le calque drsquoUsener mdash98 il propose un texte sans retouche ougrave seuls

les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires et les deacutesirs vains sont mis en balance Nous proposerons

le texte dans une analyse plus tard99

Avant il nous faut faire le point sur ce que nous venons de dire la classification des

deacutesirs drsquoEacutepicure est bien connue mais sa compreacutehension srsquoest souvent limiteacutee agrave son reacutesultat

Conseacutequence drsquoune simplification dans la lecture ou dans la transmission des textes cette

compreacutehension doit ecirctre affineacutee par lrsquoanalyse des structures qui preacutesident agrave cette

classification

96EacutePICURE Sentence Vaticane 20 in Id p 448

97Date de deacutecouverte des Sentences Vaticanes

98Pour le deacutetail de cet eacutetablissement de texte et de son histoire nous renvoyons agravelrsquoannexe 2

99Voir infra p 5047

b) Le naturel et le non-naturel

Trois types de deacutesirs mais combien de cateacutegories combien drsquooppositions Lrsquoextrait

de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nous montre bien le premier critegravere de discrimination des deacutesirs celui-

lagrave mecircme que Ciceacuteron proposait la cause naturelle La nature srsquoidentifiant au reacuteel srsquooppose

au vide qui vient du deacutelire de lrsquoopinion (κενὴ δόξα) elle fonde la leacutegitimiteacute du deacutesir De lagrave

viennent deux cateacutegories les deacutesirs naturels et les deacutesirs vains Cette seacuteparation est la plus

deacutecisive car elle permet de penser lrsquoattache agrave la reacutealiteacute ou non drsquoun deacutesir du rapport entre

notre nature et celle de lrsquoobjet deacutesireacute

La nature est un principe comprenant des qualiteacutes intrinsegraveques la premiegravere eacutetant la simpliciteacute

En effet elle est agrave la fois limiteacutee mais suffisante ce qui constitue la vraie richesse comme le

montre la sentence 8

Ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος ὥρισται καὶ εὐπόριστός ἐστιν ὁ δὲ τῶν κενῶν

δοξῶν εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει καὶ ἔστι δυσπόριστος

La richesse de la nature est limiteacutee elle est aiseacutee agrave se procurer celle des

opinions vides tombe dans lrsquoillimiteacute elle est difficile agrave se procurer100

Cette limitation de lrsquoabondance naturelle correspond aux bornes poseacutees par la nature du corps

humain Les deacutesirs naturels sont le signe de la correspondance entre notre nature et la nature

de lrsquoobjet deacutesireacute puisque lrsquohomme en eacuteprouve un besoin reacuteel Par ailleurs il se trouve que ces

objets sont toujours faciles agrave se procurer (εὐπόριστος) la satisfaction en est donc toujours

assureacutee La nature subvient ainsi inconditionnellement agrave nos besoins Autrement dit elle nous

assure de fournir ce agrave quoi nous sommes deacutependants et nous met dans un eacutetat

drsquoindeacutependance Cet eacutetat se nomme αὐταρκεία qui nous semble revecirctir deux dimensions La

premiegravere se situe au niveau individuel

Ὁ σοφὸς εἰς τὰ ἀναγκαῖα συγκριθεὶς μᾶλλον παρίσταται μεταδιδόναι ἢ

μεταλαμβάνειmiddot τηλικοῦτον αὑταρκείας εὗρε θησαυρόν

Lrsquohomme sage accordeacute au neacutecessaire est plus disposeacute agrave donner de ce

qursquoil a qursquoagrave recevoir des autres Tel est le treacutesor qursquoil a deacutecouvert dans le

contentement de soi (αὑταρκεία)101

Ce contentement est la marque drsquoun ecirctre combleacute assureacute contre le manque tout en pouvant ecirctre

geacuteneacutereux et indeacutependant des autres Ce comblement ne peut ecirctre trouveacute que gracircce agrave la nature

100EacutePICURE Sentence Vaticane 8 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 424

101EacutePICURE Sentence Vaticane 44 in Id p 49148

et dans une acception encore plus preacutecise et limiteacutee qursquoest le neacutecessaire nous reviendrons

plus tard agrave cette notion

Cependant lrsquoeacutepicurisme nrsquoenvisage pas lrsquoindividu comme un ecirctre vivant isoleacute srsquoil nrsquoinvestit

pas le cadre politique traditionnel de la citeacute crsquoest pour lui en preacutefeacuterer un plus petit plus

intime de la communauteacute Contrairement au sage cyreacutenaiumlque ou agrave lrsquoideacuteal cynique lrsquoindividu

eacutepicurien eacutelargit son eacutechelle pour obtenir son contentement crsquoest donc eacutegalement au niveau

social que lrsquoαὐταρκεία comme autarcie indeacutependance qui implique et nous semble parfaire

le contentement de soi se reacutealise

Ὅσοι τὴν δύναμιν ἔσχον τοῦ τε θαρρεῖν μάλιστα ἐκ τῶν ὁμορούντων

παρασκευᾶσθαι οὕτω καὶ ἐβίωσαν μετrsquoἀλλήλων ἥδιστον τὸν

βεβαιώτατον πίστωμα ἔχοντες καὶ πληρεστάτην οἰκειότητα

ἀπολαβόντες [hellip]

Toutes ces personnes qui principalement par leurs voisins (ὁμορούντος)

ont pu se procurer la force de la tranquilliteacute aussi crsquoest ainsi qursquoils ont veacute-

cu ensemble le plus voluptueusement du monde la vie la plus solide

gracircce agrave la foi donneacutee et [] ils [ont] eu lrsquoamitieacute la plus pleine []102

Cette maxime 40 relie directement la vie en commun (μετrsquoἀλλήλων) agrave la vie heureuse

comme lrsquoindique lrsquoemploi du superlatif ἥδιστον la plus heureuse Mais ce qui apparaicirct

particuliegraverement inteacuteressant crsquoest de constater lrsquoassociation de cet adjectif agrave valeur adverbiale

avec le compleacutement du verbe ἐβίωσαν (ils ont veacutecu) agrave savoir le superlatif τὸν

βεβαιώτατον ltla viegt la plus solide La communauteacute permet donc de reacutealiser une vie

stable moins en prise avec des contingences exteacuterieures face auxquelles lrsquoindividu isoleacute est

faible Jean Salem parle mecircme drsquoun laquo peacuterimegravetre de seacutecuriteacute raquo103 en effet le rapport constant

et fiable agrave drsquoautres humains finit par creacuteer un environnement solide et sucircr et la vie nrsquoen

gagne que plus de plaisirs Cette vie ensemble est indiqueacutee par le mot οἰκειότητα qui peut

ecirctre un autre terme pour deacutesigner lrsquoamitieacute En effet ici celle-ci se reacutealise parfaitement

lrsquousage du superlatif πληρεστάτην la plus complegravete tient agrave ce que le sentiment de

communauteacute est autant utile qursquoagreacuteable qui constituent les deux caracteacuteristiques ndash

imbriqueacutees ndash de lrsquoamitieacute chez Eacutepicure Au-delagrave des textes on peut se souvenir des pratiques

102EacutePICURE Maxime Capitale 40 in Id p 400 le terme de voisins est ici agrave comprendrecomme ceux qui vivent agrave nos cocircteacutes de faccedilon limitrophe (crsquoest le sens de ὄμορος drsquoougraveest tireacute le mot) Ainsi on comprendra surtout par ce terme les amis puisqursquoils viventtout contre les limites drsquoun individu

103J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 9849

de lrsquoeacutecole eacutepicurienne pour appuyer la dimension sociale agrave lrsquoαὐταρκεία On pense

notamment agrave lrsquoanecdote ougrave malgreacute la famine agrave Athegravenes Eacutepicure et ses disciples parvinrent agrave

subsister gracircce au rationnement des fegraveves mises en commun La communauteacute creacutee un

environnement stable et sucircr qui sans forceacutement ecirctre fermeacute agrave lrsquoexteacuterieur sait en ecirctre

indeacutependant Il nrsquoest pas ininteacuteressant de penser que cette stabiliteacute environnementale prendrait

pour modegravele celle des dieux dans leurs intermondes Enfin lrsquoαὐταρκεία donne accegraves agrave une

valeur tregraves hautement estimeacutee car comme il est dit dans la sentence 77 Τῆς αὐταρκείας

καρπός μέγιστος ἐλευθερία laquo de lrsquoautarcie le fruit le plus grand la liberteacute raquo104 La nature

nous permet jusqursquoagrave la liberteacute rester dans le cadre des deacutesirs naturels crsquoest srsquoassurer de

deacutependre de ce que lrsquoon trouve inconditionnellement et facilement de sorte que la

satisfaction le contentement est certain et lrsquohomme libre de bien vivre

Le deacutesir non-naturel vide constitue un portrait inverseacute du deacutesir naturel sans rapport

avec le reacuteel il vient drsquoun jugement erroneacute soit sur la quantiteacute drsquoune satisfaction que notre

corps ne peut accueillir soit sur la qualiteacute de lrsquoobjet deacutesireacute qui nrsquoentretient aucun rapport

avec notre corps qui ne peut donc pas le recevoir non plus Cette absence de reacutefeacuterence au

sensible Eacutepicure le nomme ὁ πόθος τῆς ἀθανασίας dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee105 en appelant

agrave le supprimer Le terme choisi πόθος oscille entre deacutesir et regret lrsquoideacutee eacutetant qursquoil est une

envie impossible agrave reacutealiser En effet lrsquoimmortaliteacute est le paradigme du deacutesir irreacutealisable

puisqursquoil cherche agrave se soustraire agrave la limite naturelle et essentielle de la vie qursquoest la mort Il

nrsquoy a donc aucun lien possible entre nous mortels et lrsquoimmortaliteacute

Dans le De rerum natura le terme employeacute est desiderium qui renvoie lui aussi freacutequemment

agrave la mort Mais on trouve chez Lucregravece un subtil jeu de deacutecalage le poegravete ne preacutesente pas

avec ce mot le deacutesir drsquoimmortaliteacute mais les regrets qui entourent la mort Au chant III se

deacuteploye tout un argument contre la peur de la mort qui passe par la relativisation des craintes

reacutecurrentes qui lrsquoentourent la perte des joies de la famille (v 894-899) et plus radicalement

encore la possibiliteacute de satisfaire tout deacutesir (v 916-918) Le poegravete en montre lrsquoinaniteacute au vers

922 par ce mot de desiderium qui deacutenote lrsquoimpossible contentement car nec desiderium

nostri nos adficit ullum laquo nul regret ne nous tourmente alors [que nous sommes morts] raquo106

Lrsquoimpossibiliteacute radicale que pose la mort face agrave tout deacutesir posthume est agrave la source du deacutesir le

plus vain celui drsquoy eacutechapper De ce fait il en est le paradigme et se voit accorder lrsquounique

104EacutePICURE Sentence Vaticane 77 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 555

105EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 124 in Id p 63

106LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 922 p 232-23350

exemple du terme πόθος que nous trouvons dans notre corpus de textes eacutepicuriens Il existe

drsquoautres deacutesirs vains explicitement nommeacutes par exemple le deacutesir de gloire et deacutesigneacutes eux

par le terme drsquoἐπιθυμία107

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire

Si la nature est une condition neacutecessaire pour discriminer le bon grain de lrsquoivraie

seule la neacutecessiteacute est suffisante pour suivre inconditionnellement un deacutesir La neacutecessiteacute est

donc la seconde cause qui deacutepartage les deacutesirs La maxime 29 telle que la propose Jean

Bollack est un teacutemoignage de ce second principe

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε

φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γενόμεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacutecessaires les autres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en raison de lrsquoopinion

vaine108

Ce choix philologique de ne pas retoucher le texte des manuscrits permet agrave Bollack drsquoaffirmer

que laquo le principe de classification [de la maxime] loin de reprendre celui de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction mecircme raquo109 La force de cette

maxime nrsquoest donc pas la reacutepeacutetition de la classification tripartite mais bien plutocirct de reacutealiser la

cateacutegorie des deacutesirs non-neacutecessaires Elle montre les liens entre les deux deacutesirs que le critegravere

de naturaliteacute distingue radicalement mais que leur aspect non-neacutecessaire rapproche En effet

il srsquoagit ici des deacutesirs que lrsquoon ne peut suivre de faccedilon inconditionnelle puisque non-

neacutecessaires mais ceux qui sont vides ont une cause qui les rend par essence illusoire donc agrave

fuir absolument alors que la nature ndash qui est la cause eacutevidente des premiers ndash nrsquoinvalide pas

les deacutesirs mais nrsquoest pas suffisante pour en engager la poursuite

Mais puisqursquoils demeurent plus faciles agrave distinguer commenccedilons donc par examiner les

deacutesirs neacutecessaires dont il faut rappeler qursquoils ont les caracteacuteristiques des deacutesirs naturels

Eacutepicure les eacutenumegravere dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

107Voir supra p 32

108EacutePICURE Maxime Capitale 29 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 347 signalons que Jean-Franccedilois BALAUDEacute dans lrsquoeacutedition du livre X de Diogegravene Laeumlrce(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 p 1321) va jusqursquoagravepreacuteciser dans sa traduction laquo Parmi les deacutesirs ltnon-neacutecessairesgt raquo

109J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 21 p 34851

τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς

τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲ πρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

Parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires au bonheur les

autres agrave lrsquoabsence de souffrances dans le corps les autres agrave la vie

mecircme110

Drsquoaucuns nrsquoont pas manqueacute de reprocher au philosophe du Jardin de parler en reacutealiteacute des

besoins certes il est question ndash quoi de moins eacutetonnant ndash de la survie lrsquoaponie pourrait agrave la

limite y ecirctre rameneacutee mais agrave notre eacutepoque nous ne parlerions pas du bonheur comme drsquoun

besoin En son temps Ciceacuteron cherchait deacutejagrave querelle agrave la deacutenomination eacutepicurienne de deacutesir

en preacutefeacuterant pour ceux-lagrave le terme drsquoinclinaison naturelle (desideria naturae)111 mais son

problegraveme reacuteside plus que dans une incoheacuterence drsquoEacutepicure dans sa propre conception tregraves

neacutegative du deacutesir en teacutemoignent ces mots An potest cupiditas finiri Tollenda est atque

extrahenda radicitus laquo le deacutesir peut-il donc ecirctre limiteacute Non il faut le supprimer lrsquoextirper

jusqursquoagrave la racine raquo112 Comme nous lrsquoavons vu Eacutepicure ne partage nullement cette vue sur le

deacutesir puisque dans sa penseacutee la limite du deacutesir est non seulement possible et souhaitable mais

encore comprise dans la nature mecircme de cet affect bien compris

Mais ce qui nous donne la caracteacuteristique principale des deacutesirs neacutecessaires crsquoest la maxime

26 qui deacutebute ainsi laquo Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires raquo On comprend en creux que les deacutesirs

neacutecessaires apportent la douleur srsquoils ne sont pas satisfaits ce qui est leur marqueur distinctif

principal Cette douleur crsquoest la douleur du manque dont nous parlions tantocirct celle qursquoil faut

neacutecessairement calmer et qui touche agrave la limite basse du deacutesir Preacutecisons qursquoelle comprend

seulement la douleur du sujet qui manque mais non celle des conseacutequences La neacutecessiteacute en

matiegravere de deacutesir est drsquoune part incontournable drsquoautre part impeacuterieuse par la douleur qursquoelle

cause au sujet

La non-neacutecessiteacute signifie donc que les deacutesirs peuvent se dissiper sans douleur alors

mecircme qursquoils ne sont pas satisfaits Reprenons la maxime 26

110EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in Id p 68-69

111Appellet haec desideria naturae cupiditatis nomen seruet alio ut eam cum de auaritia cumde intemperantia cum de maximis uitiis loquetur tamquam capitis accuset laquo QursquoEacutepicureemploie donc lrsquoexpression drsquoinclinations naturelles que le mot de deacutesir il le reacuteservepour ailleurs et quand il parlera de la cupiditeacute de lrsquointempeacuterance et des plus grandsvices que ce soit au deacutesir qursquoil srsquoen prenne pour le charger comme drsquoune accusationcapitale raquo Ciceacuteron De finibus op cit I 2 sect 28 p 73

112Ibid52

Τῶν ἐπιθυμιῶν ὅσαι μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν ἐπανάγουσιν ἐὰν μὴ συμπληρωθῶσιν

οὐκ εἰσὶν ἀναγκαῖαι ἀλλrsquo εὐδιάχυτον τὴν ὄρεξιν ἔχουσιν ὅταν

δυσπόριστον ἢ βλάβης ἀπεργαστικαὶ δόξωσιν εἶναι

Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne sont

pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires mais ils comportent un appeacutetit fa-

cile agrave dissiper quand crsquoest un appeacutetit difficile agrave avoir ou lorsqursquoils sont ju-

geacutes capables de produire un mal113

Les deux cas de deacutesirs non-neacutecessaires envisageacutes ici recoupent pensons-nous les deacutesirs

naturels et les deacutesirs vains En effet ces derniers sont identifiables par un appeacutetit

δυσπόριστον difficile agrave trouver parce que vide sans rapport avec la nature et qui ne reacutesiste

pas agrave lrsquoexercice de la dissipation puisqursquoil nrsquoa rien de concret agrave y opposer Les deacutesirs naturels

eux se trouvent aussi soumis agrave cette fin srsquoils entraicircnent au bout du compte plus de maux que

de plaisirs Cependant si lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire existe crsquoest que la distinction

entre naturel et vide nrsquoest pas tout agrave fait eacutetanche et les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires agrave la

frontiegravere entre les deux sont complexes comme le montre la maxime 30

Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ

συντελεσθῶσιν ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος παρὰ κενὴν δόξαν αὗται

γίνονται καὶ οὐ παρὰ ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ

ἀνθρώπου κενοδοξίαν

Ceux des deacutesir naturels mais qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas accomplis ougrave lrsquoenvie est violente ceux-lagrave se produisent en raison

de lrsquoopinion vaine et srsquoils ne se dissipent pas ce nrsquoest pas en raison de

leur propre nature mais en raison de la vaniteacute de lrsquohomme114

Ici le vide vient contaminer le naturel par le biais de lrsquoopinion eacutevidemment erroneacutee

puisqursquoelle donne trop de force agrave un deacutesir dont la non-satisfaction ne serait pourtant pas suivie

de douleur Lrsquoimportance qui lui est accordeacutee le gonfle de maniegravere agrave paraicirctre aussi impeacuterieux

que le deacutesir neacutecessaire or cette neacutecessiteacute est superflue Ce statut drsquoentre-deux des deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires en fait un affect tregraves deacutelicat agrave traiter srsquoils font lrsquoobjet de tant de

maximes (26 29 et 30) crsquoest parce qursquoils sont agrave la fois acceptables car naturels mais plus

enclins agrave la vaniteacute puisque non-neacutecessaires Le vide peut de fait srsquoattaquer aux deacutesirs naturels

sur deux points la quantiteacute et la qualiteacute Drsquoabord la quantiteacute lrsquoopinion vaine peut alors

113EacutePICURE Maxime Capitale 26 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 339

114EacutePICURE Maxime Capitale 30 in Id p 35053

atteindre jusqursquoaux deacutesirs neacutecessaires en srsquoillusionnant sur la quantiteacute de lrsquoobjet qui apporte

la satisfaction Typiquement le deacutesir de nourriture est neacutecessaire mais il peut devenir vide si

lrsquoon croit neacutecessaire drsquoavaler un buffet entier pour se rassasier Puis la qualiteacute cela ne touche

que les deacutesirs naturels non-neacutecessaires puisque la qualiteacute de lrsquoobjet est deacuteformeacutee passant de

non-neacutecessaire agrave neacutecessaire Par exemple manger un mets un peu plus raffineacute peut ecirctre un

souhait naturel mais crsquoest une opinion vide qui nous le fait voir comme neacutecessaire Les deux

illusions peuvent eacutevidemment se combiner crsquoest le propre des deacutesirs vains Le deacutesir de

richesse est qualitativement sans fondement naturel et il est eacutegalement sans fin sur la quantiteacute

de biens agrave posseacuteder Par ces mots nous cherchons agrave pointer le fait que les cateacutegories ne sont

pas eacutetanches car elles peuvent ecirctre toutes deacuteformeacutees drsquoune maniegravere ou drsquoune autre par

lrsquoopinion vide La cateacutegorie drsquoentre-deux est eacutevidemment la plus poreuse

Ainsi deux oppositions structurent lrsquoespace des deacutesirs le naturel et le non-naturel

drsquoune part le neacutecessaire et le non-neacutecessaire drsquoautre part Cette double partition ou laquo double

dichotomie raquo115 comme la nomme Geneviegraveve Rodis-Lewis dresse un tableau exhaustif des

deacutesirs chez Eacutepicure116

Mais voilagrave que nous arrivons agrave quatre cateacutegories pour les deacutesirs les naturels et les non-

naturels les neacutecessaires et les non-neacutecessaires Pourquoi en reacutesulte-il une tripartition

Comme lrsquoillustre la lettre de lrsquoeacutepicirctre agrave Meacuteneacuteceacutee ces deux oppositions se superposent la

seconde est comprise dans la premiegravere En effet la neacutecessiteacute ne peut se situer qursquoagrave lrsquointeacuterieur

de la nature Un deacutesir non-naturel ne peut donc en aucun cas ecirctre neacutecessaire mais la nature

deacutebordant la neacutecessiteacute un deacutesir naturel peut nrsquoecirctre pas neacutecessaire Ainsi la nature est-elle un

critegravere plus deacuteterminant mais la neacutecessiteacute une preacutecision qui permet drsquoaffiner de faccedilon non-

neacutegligeable son jugement

Nous voyons qursquoil est conceptuellement possible de saisir et de distinguer chacune de ces

trois classes de deacutesirs les comprendre crsquoest aussi savoir quels sont leur rapport et la porositeacute

qui peut exister entre elles Cependant agrave un niveau non-conceptuel la difficulteacute agrave les saisir

sont reacuteels surtout srsquoagissant des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires Nous allons illustrer ce

115G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 175

116Nous voudrions signaler au lecteur qursquoun texte de Philodegraveme malheureusementendommageacute et trop peu consensuel dans son interpreacutetation semble dresser une listecompleacutementaire de types de deacutesirs en fonction de leurs effets puis de leurs originesIl srsquoagit du fragment 6 de Des Choix et des Rejets Nous proposons dans notre annexe 3le texte eacutetabli une traduction anglaise la traduction franccedilaise disponible ainsi quenos remarques

54

problegraveme en interrogeant le statut drsquoun deacutesir complexe le deacutesir amoureux reacuteputeacute appartenir

au deacutesir naturel et non-neacutecessaire

55

Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour

Lrsquoamour au sens large est assez peu abordeacute et dans des textes qui semblent parfois

contradictoires Ce terme drsquoamour recouvre en reacutealiteacute deux notions que nous ne devrions pas

confondre le sentiment qui se situe plutocirct du cocircteacute drsquoἔρως et la sexualiteacute qursquoexprime

ἀφροδίσιον Les eacutepicuriens se concentrent drsquoailleurs plus sur la sexualiteacute que sur la

sentimentaliteacute Nous traiterons drsquoabord de lrsquoamour comme ἔρως puis de la sexualiteacute

a) Lrsquoamour comme sentiment

Traitons en premier la question la moins complexe lrsquoamour comme sentiment On

observe tout drsquoabord que les textes eacutepicuriens nrsquoutilisent pas beaucoup le mot ἔρως Dans les

textes de notre corpus on ne le trouve que chez Diogegravene Laeumlrce qui reprend lrsquoideacutee drsquoun texte

du scholarque eacutepicurien Diogegravene de Tarse οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα laquo [ils ne

pensent pas non plus] que lrsquoamour (ἔρως) soit envoyeacute par le dieu raquo117 Cette occurrence isoleacutee

nrsquoest sans doute pas anodine et contient en elle lrsquoexplication du peu drsquousage du terme et pour

tout dire son eacutevitement En effet cette affirmation se comprend comme une reacuteaction au

platonisme dans certains des traiteacutes de Platon notamment le Phegravedre et le Banquet lrsquoamour

se pare drsquoun caractegravere divin par lequel les deux amants vont pouvoir srsquoeacutelever vers la veacuteriteacute

mecirclant ainsi eacutetroitement quecircte du savoir et sentiment amoureux veacuteriteacute de lrsquoecirctre et mystegravere de

lrsquoinspiration passionnelle Le refus eacutepicurien de toute passion contraire agrave la sagesse et agrave la

diviniteacute par le trouble qursquoelle engendre ne peut entraicircner qursquoun deacutesaccord profond avec

Platon la passion vient de lrsquoopinion vide et non des dieux qui nrsquoaccordent de toute faccedilon pas

drsquoimportance aux hommes Bref la penseacutee eacutepicurienne est profondeacutement anti-platonicienne

sur ce point en particulier point important car il touche au rapport entre hommes et dieux et

sans doute jusqursquoagrave eacuteviter ce mot mecircme dἔρως On peut se demander si ce terme nrsquoa pas eacuteteacute

approprieacute dans son usage philosophique du moins par le sens platonicien au point qursquoil

faille employer drsquoautres expressions pour se deacutetacher des connotations que lrsquoAcadeacutemie y avait

imprimeacutees

En effet les textes eacutepicuriens traitent toujours de τὸ ἐρωτικὸν πάθος la passion amoureuse

Elle est toujours condamneacutee toujours ce dont il faut se deacutefaire comme lrsquoindique la sentence

vaticane 18 qui nous donne des clefs pour nous en deacutetacher Elle semble mecircme constituer le

117DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 130656

paradigme de la passion En effet dans le traiteacute Sur la colegravere de Philodegraveme lrsquoardeur du

coleacuterique se trouve plusieurs fois compareacutee avec la passion amoureuse Le philosophe de

Gadara recommande drsquoutiliser la mecircme approche οὕτω δεῖ τὴν εἰλικρίνειαν

ἐπιλογίσασθαι τοῦ κακοῦ καθάπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐρωτικῆς εἰώθαμεν ποιεῖν

ἐπιθυμίας laquo nous devons prendre en compte le mal agrave lrsquoeacutetat pur comme justement nous

avons lrsquohabitude de le faire quand il srsquoagit du deacutesir amoureux raquo118 pour illustrer la force de

la colegravere il la compare agrave celle de la passion amoureuse ἀμέλει γὰρ καὶ φιλοτιμότερόν

ἐστι καὶ τῆς ἐρωτικῆς ἐπιθυμίας τὸ κακόν laquo De fait assureacutement ce mal [ie la colegravere]

megravene agrave la surenchegravere plus que ne le fait le deacutesir amoureux raquo119 En tant que passion la plus

typique lrsquoamour sert de reacutefeacuterence aux autres passions et concentre aussi les critiques agrave leur

endroit Finalement lrsquoeacutepicurisme produit une condamnation de lrsquoamour-passion assez peu

originale ce thegraveme eacutetant largement reacutepandu dans la philosophie Srsquoil faut trouver une

sentimentaliteacute agrave preacutefeacuterer agrave cet amour et telle peut ecirctre lrsquooriginaliteacute du Jardin on pensera agrave

lrsquoamitieacute que les eacutepicuriens ont la reacuteputation drsquoavoir mise agrave lrsquohonneur

Lucregravece nrsquoest pas en reste pour critiquer lrsquoamour Dans son long deacuteveloppement du

livre IV il srsquoattaque avec feacuterociteacute au ridicule des amoureux

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci et tribuunt ea quae non

sunt his commoda uere

Ainsi font les hommes que le deacutesir aveugle ils precirctent agrave celles qursquoils

aiment des meacuterites irreacuteels120

Lrsquoillusion amoureuse est pointeacutee dans la ceacuteciteacute des amants (caeci) le poegravete livre ensuite une

savoureuse liste de deacutefauts que les amants prennent pour des qualiteacutes chez leur maicirctresse

Mais il deacutenonce non lrsquoexcegraves qui prend forme amoureuse mais lrsquoamour lui-mecircme en

teacutemoigne ce vers amer qui conclut la description peu glorieuse drsquoune relation amoureuse

Atque in amore mala haec proprio summeque secundo inveniuntur laquo voilagrave quels maux on

trouve dans un amour juste et combleacute raquo121 Le poegravete attaque radicalement le sentiment122 les

118PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira G Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis 1988 fr 17 col 7 trad fr D Delattre et A Monet in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citp 574

119PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira op cit col 14 D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 577

120LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1153-1154 p 306-307

121Id IV v 1141-1142 p 304-305

122Cette approche de Lucregravece a sans doute beaucoup agrave voir avec les loci de lapoeacutesie amoureuse par exemple on peut lire les vers 1175-1184 comme un

57

Grecs ne sont pas aussi trancheacutes sur le sujet et il est difficile de deacuteterminer srsquoils condamnent agrave

la racine un sentiment qui serait par essence excessif ou seulement lrsquoamour dans ses excegraves

Mais plus que le fond crsquoest le ton caustique et un peu deacutesespeacutereacute de Lucregravece la longueur et la

cruelle preacutecision des deacuteboires amoureux123 qui tranchent par rapport agrave lrsquoapproche distancieacutee

et raisonnante des eacutepicuriens Toutefois lagrave ougrave cet eacutecart srsquoexprime le mieux ce nrsquoest pas tant

dans lrsquoamour comme sentiment que comme sexualiteacute

b) La sexualiteacute

1- Lucregravece une Veacutenus cynique

Lucregravece mecircle eacutetroitement sa critique du sentiment et de la sexualiteacute condamnant

absolument le premier afin de libeacuterer la seconde Nous lrsquoavons dit ce premier mouvement en

tant que condamnation de la passion peut convenir agrave lrsquoeacutepicurisme si ce nrsquoest que lrsquoaigreur

que le poegravete met agrave lrsquoattaquer paraicirct contrevenir agrave lrsquoapproche deacutepassionneacutee des eacutepicuriens

Quant au second il faut srsquoarrecircter un instant pour en examiner les diffeacuterents eacuteleacutements Lrsquoideacutee

de seacuteparer amour et sexualiteacute a eacuteteacute retrouveacutee dans un court fragment de Diogegravene drsquoOinoanda

(NF 157)

ἀτυχὲς ἀγνοεῖν τοὺς τὸ ἐρωτικὸν νοσοῦντας πάθος ὅτι τὴν μὲν ἀπὸ τῆς

ὄψεως ἡδονὴν καὶ δίχα συνπλοκῆς ἔχουσιν τελείαν το δrsquoἀφροδείσιον

αὐτὸ καὶ ἐπὶ βελτείονος μορφῆς καὶ ἐπὶ χείρονος ὅμοιόν ἐστιν

Il est malheureux que ceux qui sont malades de passion amoureuse ne se

rendent pas compte qursquoils reacutealisent tout agrave fait leur plaisir par la vue [de

lrsquoecirctre aimeacute] mecircme sans relation sexuelle lrsquoacte sexuel lui-mecircme que ce

soit avec quelqursquoun drsquoune plus belle ou drsquoune moins belle apparence de-

meure le mecircme124

Dans ce passage Diogegravene vise agrave seacuteparer ce que les amoureux confondent leur sentiment tire

son agreacutement de la beauteacute de lrsquoaimeacute et non drsquoune relation physique dont la vraie source de

plaisir ne se trouve pas dans lrsquoapparence de lrsquoautre cette phrase ne preacutecise pas drsquoougrave le plaisir

deacutetournement de paraclausithuron

123Une centaine de vers (IV v 1058-1191)

124DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda the discoveries of 2009 (NF 167-181) raquo art cit NF 157 p 19 traductionpersonnelle

58

sexuel est tireacute Les deux eacutediteurs Juumlrgen Hammerstaedt et Martin Ferguson Smith divergent

sur lrsquointerpreacutetation preacutecise de ce passage et proposent chacun au lecteur leur lecture125 Parmi

les points de divergence il y a la proximiteacute (totale selon Smith) ou la distance (selon

Hammerstaedt) avec ce que dit Lucregravece Ce fragment rappelle en effet quelques vers du poegravete

deacutenonccedilant lrsquoinsatisfaction du deacutesir sexuel avec lrsquoecirctre aimeacute les plus marquants eacutetant ceux-ci

Nam certe purast sanis magis inde voluptas quam miseris Etenim potiun-

di tempore in ipso fluctuat incertis erroribus ardor amantum nec constat

quid premium oculis manibusque fruantur

Oui la volupteacute est plus pure aux hommes senseacutes qursquoagrave ces malheureux

dont lrsquoardeur amoureuse erre et flotte indeacutecise agrave lrsquoinstant de posseacuteder les

yeux les mains ne sachant de quoi drsquoabord jouir126

Le poegravete y montre non seulement la seacuteparation des deux pheacutenomegravenes mais surtout la

pollution que creacutee lrsquoamour autour du plaisir sexuel qui se trouve gacirccheacute par lrsquoillusion que cet

acte aboutira agrave combler le corps de lrsquoamant avec la beauteacute de son partenaire (v 1094-1096)

or comme le deacuteveloppera Lucregravece par la suite avec une explication plutocirct eacutepicurienne (v

1108-1120) le transfert atomique du corps de lrsquoecirctre aimeacute agrave lrsquoamant est impossible Ainsi le

deacutesir amoureux est-il impossible agrave satisfaire et il gacircche en outre le plaisir sexuel Crsquoest donc

en pratiquant une sexualiteacute sans lrsquoecirctre aimeacute que lrsquoon pourra jouir veacuteritablement de ce plaisir

Si lrsquoon y prend garde ce nrsquoest pas tout agrave fait ce que dit Diogegravene127 qui distingue simplement

la source du plaisir sans pour autant dire que les amants ne retirent pas de plaisir de la

sexualiteacute il srsquoagit seulement de dire que lagrave nrsquoest pas la source du plaisir du sentiment

amoureux Rien nrsquoest dit sur lrsquoeacuteventuel gacircchis du plaisir sexuel si lrsquoacte est accompli avec une

personne aimeacutee passionneacutement Ainsi ce qui fondait chez Lucregravece la neacutecessiteacute de srsquoen

remettre agrave la Venus voglivaga la Veacutenus volage (v 1072) crsquoest-agrave-dire la satisfaction sexuelle

avec le premier amour qui se preacutesente nrsquoest absolument pas attesteacute chez les eacutepicuriens

Nous nous sentons donc plus proche de la lecture de Juumlrgen Hammerstaedt qui pointe les

divergences entre Diogegravene drsquoOinoanda et Lucregravece Mais nous approuvons tout agrave fait Smith

125Nous ne reprendrons les arguments qursquoils deacuteveloppent on les trouvera auxpages 20 agrave 23 de leur article

126LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1075-1078 p 302-303

127Smith propose une traduction du passage qui le rapproche de Lucregravece encomprenant non pas que les amoureux reacutealisent leur plaisir laquo mecircme sans relationsexuelle raquo mais laquo et non de la relation sexuelle raquo cependant cette interpreacutetationnrsquoempecircche pas de ressentir un vrai plaisir dans une relation avec lrsquoobjet de lrsquoamourpassionneacute elle seacutepare les deux plaisirs sentimental et sexuel

59

lorsqursquoil affirme laquo Pas de doute que Diogegravene aurait aussi eacuteteacute drsquoaccord avec Lucregravece (IV

1073-1076 [le passage que nous venons de citer]) que ceux qui tirent le plus de plaisir drsquoune

relation sexuelle sont ceux qui ne sont pas amoureux raquo128 hellip si lrsquoon pense agrave un autre Diogegravene

que celui de Lycie Lucregravece est en effet singuliegraverement proche de la position de Diogegravene non

pas drsquoOinoanda pas non plus de Laeumlrce mais de Diogegravene de Sinope On trouve chez Diogegravene

Laeumlrce (le doxographe) parmi les propos tenus par Diogegravene le Cynique (celui qui venait de

Sinope) celui que voici τοὺς ἐρῶντας ἔφη πρὸς ἠδονὴν ἀτυχεῖν129 laquo ceux qui

eacuteprouvent la passion amoureuse rencontrent lrsquoeacutechec agrave lrsquoeacutegard du plaisir raquo130 Il nous semble

que si Lucregravece se rapproche drsquoune penseacutee sur ce point du moins crsquoest bien plus des ideacutees

cyniques car il nous apparaicirct que le Chien drsquoAthegravenes131 dit exactement la mecircme chose que le

poegravete latin agrave savoir que la passion amoureuse empecircche le plaisir sexuel De plus lrsquoideacutee

drsquoavoir recours agrave la Venus voglivaga trouve des eacutechos dans drsquoautres passages de la vie des

cyniques132 Les proximiteacutes de Lucregravece avec les cyniques ne sont pas agrave neacutegliger dans le De

rerum natura certains passages tiennent mecircme de la citation par exemple la meacutetaphore de

la philosophie comme un remegravede amer ndash que le poegravete pare de son art doux afin de le faire

avaler ndash (IV 11-25) reprend un propos drsquoAntisthegravene133 Mais pas plus qursquoil nrsquoest eacutepicurien

Lucregravece ne peut ecirctre rangeacute dans la cateacutegorie des cyniques Pierre Vesperini propose de penser

sa posture litteacuteraire comme celle du laquo paracynique crsquoest-agrave-dire qui utilise des discours

cyniques sans pour autant srsquoinscrire dans leur tradition raquo134 Or cette tendance cynique il la

voit preacutesente notamment quand il est question de lrsquoamour135

128M F SMITH in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo op cit p 22

129DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in HS Long Diogenis Laertii vitae philosophorum 2 vols OxfordClarendon Press 1964 (repr 1966)

130DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit VI sect 36 p 735

131 Le cynique de Sinope

132Pour la deacutesolidarisation de lrsquoamour et de la sexualiteacute agrave rapprocher de Diogegravene sect72 laquo il demandait la communauteacute des femmes ne parlant mecircme pas le mariagemais de lrsquoaccouplement drsquoun homme qui a seacuteduit une femme avec la femme seacuteduite raquo et demaniegravere plus lointaine drsquoAntisthegravene sect 3 laquo Il faut srsquounir agrave des femmes qui vous ensauront greacute raquo

133laquo Comme on lui avait demandeacute pourquoi il recourait pour corriger ses disciples agravedes recettes amegraveres il reacutepond Les meacutedecins en font autant avec leurs patients raquoin DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit trad M-O Goulet-Cazeacute VI sect 3 p 683

134P VESPERINI Lucregravece op cit p 142-143

135laquo un trait typique de philosophes cyniques [hellip] au livre IV avec une deacutenonciationde la folie de lrsquoamour raquo Id p 166 voir eacutegalement p 126-127

60

Ce meacutelange drsquoinfluences philosophiques que nous pointons lagrave fait du poegraveme de Lucregravece un

texte deacutelicat agrave utiliser ougrave si le dogme eacutepicurien est la matiegravere majeure du poegraveme il se trouve

parfois mecircleacute agrave des dogmes exteacuterieurs ou mobiliseacute dans un cadre heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoeacutepicurisme

en lrsquooccurrence nous pensons que la remobilisation de la theacuteorie atomique drsquoEacutepicure pour

expliquer lrsquoinsatisfaction des amants (IV 1108-1120) sert un propos cynique Toutefois ces

influences heacuteteacuterogegravenes sont parfois difficiles agrave deacutegager car elles peuvent ecirctre compatibles

avec lrsquoeacutepicurisme en effet le fait que la passion amoureuse qui est un mal en soi nuise au

plaisir sexuel nrsquoest nullement interdit par ce que nous savons de la doctrine eacutepicurienne mais

puisque nous nrsquoavons pas de texte qui lrsquoaffirme nous pensons preacutefeacuterable de ne pas ramener

lrsquoaffirmation lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme Ici crsquoest parce que nous avons pu clairement

identifier une source diffeacuterente que nous pouvons mieux penser que cette ideacutee sans ecirctre

incompatible avec lrsquoeacutepicurisme nrsquoa du moins pas une origine eacutepicurienne et se trouve ecirctre

avant tout cynique

En matiegravere drsquoamour et de sexualiteacute Lucregravece nrsquoest donc pas une source sucircre pour lrsquoeacutepicurisme

du fait de son inspiration cynique sur le sujet qui rend sa parole non-eacutepicurienne bien qursquoon

puisse envisager qursquoelle ne soit pas incompatible avec lrsquoeacutepicurisme Crsquoest donc seulement agrave

partir des eacutepicuriens que lrsquoon pourra comprendre comment ils envisagent la sexualiteacute

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non

Nous comprenons souvent la sexualiteacute dans la penseacutee eacutepicurienne agrave partir de la

classification de ce deacutesir dans la cateacutegorie naturelle et neacutecessaire Crsquoest donc en eacutetudiant les

arguments et la leacutegitimiteacute drsquoune telle classification que lrsquoon abordera de faccedilon la plus

exhaustive le sujet

α - Saisie du problegraveme

Les commentateurs modernes ont tendance agrave ranger les deacutesirs sexuels dans la

cateacutegorie des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires en soulignant le laquo ton beaucoup plus reacuteserveacute agrave

lrsquoeacutegard de ce mecircme plaisir raquo ou la prescription laquo de nrsquoen user que prudemment raquo136 chez Jean

Salem ou que sa poursuite laquo relegraveve de la sagesse pratique raquo137 selon Marcel Conche

Cependant certains eacuteleacutements viennent porter le doute sur une telle cateacutegorisation Plus

136J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

137M CONCHE Lettres et maximes op cit p 6661

nuanceacutee que ses homologues Geneviegraveve Rodis-Lewis eacutecrit de ce deacutesir laquo qursquoil soit naturel est

eacutevident non neacutecessaire comme si son insatisfaction nrsquoeacutetait jamais peacutenible apparaissant plus

discutable raquo138 Cette peacutenibiliteacute est preacuteciseacutement celle pointeacutee par Lucregravece lorsqursquoil dit

[decet] iacere umorem conlectum in corpora quaeque nec retinere [hellip] et

servare sibi curam certumque dolorem

[il faut] jeter en quelque corps le liquide amasseacute au lieu de le garder [hellip]

et de nous assurer la peine et la souffrance139

Si le deacutesir sexuel ramegravene agrave la douleur crsquoest le consideacuterer comme neacutecessaire selon la maxime

26140 Toutefois nous ne pouvons pas nous fier agrave Lucregravece sur un tel sujet car nous nrsquoavons

pas agrave notre connaissance drsquoautres textes eacutepicuriens pour confirmer ses dires et la tradition

cynique nrsquoest jamais loin lorsque Lucregravece parle drsquoamour141 comme nous venons de le

montrer Or ce que dit lagrave Lucregravece rentre en eacutecho avec des ideacutees cyniques Cette neacutecessiteacute

douloureuse peut tout aussi bien trouver sa source chez Diogegravene le Cynique lorsque se

masturbant sur la place publique il regrette de ne pas pouvoir satisfaire aussi aiseacutement sa

faim142 il indique par lagrave lrsquoeacutegaliteacute en neacutecessiteacute qui anime les deux deacutesirs

Devant ces soupccedilons et ces incertitudes nous voudrions reposer la question la sexualiteacute est-

elle un deacutesir neacutecessaire ou non Quels faits nous font pencher vers cette option et quels

autres nous incitent agrave le consideacuterer neacutecessaire Drsquoougrave vient que nous cateacutegorisons ce deacutesir

comme naturel mais non-neacutecessaire

Partons de cette derniegravere interrogation Le commentaire classique a des sources pour

eacutetayer sa penseacutee143 quelles sont-elles La plus explicite sur la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute

agrave laquelle on est renvoyeacute se trouve dans le fragment 456 des Epicurea drsquoUsener aux lignes

12 agrave 19 Ce passage signale la speacutecificiteacute du classement drsquoEacutepicure rappelle les trois

cateacutegories de deacutesirs puis les exemplifie comme suit

138G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 184-185

139LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-67 p 300-301

140Voir supra p 51

141Voir supra notes 132 et 135

142DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute(trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 VI sect 69 p 736

143Pour un reacutesumeacute de ces sources on pourra se reporter au deacuteveloppement assezriche en reacutefeacuterences que font les eacutediteurs de Diogegravene drsquoOinoanda sur le NF 157 p 19-23 dans J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo art cit p 1-48

62

ἡ μὲν οὖν τῆς τροφῆς ἐπιθυμία καὶ τῆς ἐσθῆτος ἀναγκαίαmiddot ἡ δὲ τῶν

ἀφροδισίων φυσικὴ μὲν οὐκ ἀναγκαία δέmiddot ἡ δὲ τοιῶνδε σιτίων ἢ τοιᾶσδε

ἐσθῆτος ἢ τοιῶνδε ἀφροδισίων οὔτε φυσικὴ οὔτε ἀναγκαία

Donc le deacutesir de nourriture et celui de vecirctements sont neacutecessaires Le deacute-

sir sexuel est naturel mais non-neacutecessaire Le deacutesir drsquoune certaine nourri-

ture drsquoun certain vecirctement ou drsquoun certain rapport sexuel nrsquoest ni naturel

ni neacutecessaire144

Ce passage fonde donc clairement lrsquoattribution de non-neacutecessiteacute au deacutesir sexuel Mais drsquoougrave

vient ce texte et quelle leacutegitimiteacute a-t-il Ce texte srsquoavegravere ecirctre une scolie agrave Aristote nous

preacutecise Hermann Usener qui commente le passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote

parle du deacutesir sexuel comme naturel au mecircme titre que le deacutesir de nourriture et ils prennent

des formes variables selon les individus145 Le texte nrsquoappartient donc pas agrave la tradition directe

de lrsquoeacutepicurisme antique ce qui ne permet pas de le consideacuterer absolument valide Cependant

nous avons pu trouver dans la tradition indirecte de lrsquoeacutepicurisme des eacuteleacutements fiables au

regard de ce que nous connaissons de cette philosophie antique mais il srsquoagit pour nous agrave

chaque fois que nous avons recours agrave ces eacutecrits drsquoeacutevaluer autant que possible ce qui est dit au

regard de ce que nous savons ou pas agrave propos de la doctrine du Jardin ainsi que drsquoougrave cela est

dit afin de mieux comprendre la position eacutenonceacutee Cette scolie comme beaucoup de ses

semblables preacutesente bien des inconveacutenients pour notre questionnement drsquoune part nous ne

saurions en deacuteterminer la date du moins nrsquoest-il pas agrave notre porteacutee de le deacuteterminer drsquoautre

part nous nrsquoavons pas de nom ou seulement drsquoindice de lrsquoidentiteacute de son auteur Aucun

ancrage ni personnel ni temporel ne nous permet de situer cet eacutenonceacute ce qui rend sa validiteacute

infondable en lui-mecircme Accorder du creacutedit agrave ce qui y est dit tient alors agrave lrsquointerpreacutetation

drsquoautres textes plus leacutegitimes qui iraient dans le mecircme sens que lui

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute

Et effectivement de pareils textes existent mais preacutecisons aussitocirct qursquoaucun texte ne

procegravede agrave une superposition de la classification des deacutesirs sur des exemples de deacutesirs On

trouve donc toujours agrave lrsquoexception de la scolie que nous venons de citer et de celle de la

maxime 29146 soit le rappel de la tripartition des deacutesirs soit le traitement du deacutesir sexuel mais

jamais les deux ensemble Crsquoest donc par la seule eacutetude du traitement reacuteserveacute aux deacutesirs

144ANONYME in H USENER (eacuted) Epicurea op cit fr 456 15-19 p 295 traductionpersonnelle

145ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris 1959 III 13 (1118 b) 5-25 p 163-164

63

drsquoAphrodite que nous pouvons deacuteduire une cateacutegorie pour eux En effet plusieurs textes font

penser qursquoils sont naturels mais non-neacutecessaires puisqursquoils teacutemoignent de remarques

neacutegatives sur la sexualiteacute Le plus probant est celui que Diogegravene Laeumlrce et drsquoautres citateurs

donnent Συνουσίη δὲ φασίν ὤνησεν μὲν οὐδὲποτε ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ ἔβλαψε laquo on

nrsquoa jamais tireacute aucun profit de la relation sexuelle disent-ils et lrsquoon peut ecirctre satisfait de ne

pas en subir de dommage raquo147 Ce teacutemoignage nous invite agrave penser le deacutesir sexuel non sans

danger Par cette vision neacutegative on pense ce deacutesir comme ne produisant pas de bien il serait

alors agrave eacuteviter donc il est possible de srsquoen passer De lagrave la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)

Toutefois la mise en avant de ce passage minore souvent la positiviteacute certaine qui

entoure ce deacutesir Un extrait du traiteacute Sur les Fins drsquoEacutepicure rapporteacute par Diogegravene Laeumlrce est

tregraves clair agrave ce sujet

Οὐ γὰρ ἔγωγε ἔχω τί νοήσω τἀγαθόν ἀφαιρῶν μὲν τὰς διὰ χυλῶν

ἡδονάς ἀφαιρῶν δὲ τὰς διrsquoἀφροδισίων καὶ τὰς διrsquoἀκροαμάτων καὶ τὰς

διὰ μορφάς

Car pour moi je ne peux en aucune maniegravere me repreacutesenter ce qursquoest le

bien si je supprime les plaisirs que procurent les saveurs que je supprime

ceux que procure lrsquoamour (ἀφροδισίων) et ceux que procurent les sons

et ceux qui proviennent des formes148

Le deacutesir sexuel fait partie des bonnes choses ce qui prouve qursquoils peuvent ecirctre rattacheacutes agrave

lrsquoagreacuteable ou au plaisant sans ecirctre essentiellement nuisibles Drsquoautres sources pegravesent en

faveur de cette vision Pierre Vesperini eacutecrit qursquoun buste drsquoEacutepicure laquo fut placeacute peut-ecirctre degraves

son vivant dans le temple drsquoAphrodite agrave Paphos raquo149 et rappelle aussi la preacutesence des

heacutetaiumlres dans le Jardin Tous ces eacuteleacutements concourent agrave montrer la positiviteacute de ce deacutesir dans

lrsquoeacutepicurisme

146Qui ne donne drsquoailleurs pas les mecircmes exemples et surtout pas le deacutesir sexuelcomme naturel et non-neacutecessaire mais parle du deacutesir drsquoaliments riches Pour le texteet sa traduction se reporter agrave lrsquoannexe 2

147DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 1306 pour les autres citateurs voir HUSENER (eacuted) Epicurea op cit fr 62

148DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies X sect 6 in A LAKS laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la ViedrsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X 1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PULLille 1976 p 1-118 p 10-11

149P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit chap 7 p 35464

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions

La sentence 51 que lrsquoon preacutesente comme une lettre de Meacutetrodore ami drsquoEacutepicure au

jeune Pythoclegraves reacutesume agrave elle seule ces tensions

Πυνθάνομαί σου τὴν κατὰ σάρκα κίνησιν ἀφθονωτέραν διακεῖσθαι πρὸς

ἀφροδίσιον ἔντευξινmiddot σὺ δὲ εἰ μὴ τοὺς νόμους καταλύεις μὴτε τὰ καλῶς

ἔθη κείμενα κινεῖς μὴτε τῶν πλησίων τινὰ λυπεῖς μὴτε τινὰ τὴν σάρκα

καταξαίνεις μὴτε τὰ ἀναγκαῖα καταναλίσκεις χρῶ τῇ ἑαυτοῦ

προαιρέσει ὡς βούλειmiddot ἀμήχανον μέντοι γε τῷ μὴ οὐχ ἑνί γέ τινι τοῦτων

συνέχεσθαιmiddot ἀφροδίσια γὰρ οὐδέποτε ὤνησεν ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ

ἔβλαψεν

Jrsquoapprends que le mouvement de la chair est chez toi plus geacuteneacutereux agrave

lrsquoeacutegard de la relation drsquoamour Pour toi si tu nrsquoenfreins pas les lois et que

tu ne portes pas atteinte agrave lrsquohonnecircteteacute eacutetablie en coutume que tu nrsquoat-

tristes pas lrsquoun de tes proches que tu nrsquouses pas ta chair et que tu ne

consumes pas le neacutecessaire suis le choix qui est de toi comme tu veux

Et pourtant il nrsquoy a pas moyen de le faire quand on est retenu par lrsquoun au

moins de ces obstacles Car les plaisirs de lrsquoamour ne sont jamais utiles il

faut ecirctre content srsquoils ne nuisent pas150

Lrsquoadresse qui srsquoeacutelargit au lecteur met en balance le choix de poursuivre le deacutesir sexuel et les

contraintes agrave la bonne reacutealisation de ce deacutesir Arrecirctons-nous un instant sur ces obstacles Le

premier ne pas enfreindre les lois touche au politique et impose la non-illeacutegaliteacute de lrsquoacte

sous peine drsquoecirctre deacutecouvert et drsquoen ecirctre chacirctieacute151 Le deuxiegraveme transgresser les codes des

mœurs nous semble la deacuteclinaison du premier dans le domaine social et contraint agrave une

non-illeacutegitimiteacute dans la reacutealisation de ce deacutesir Le troisiegraveme ne pas causer de peine agrave un

proche revient agrave ne pas abicircmer une relation de notre environnement afin drsquoen preacuteserver la

stabiliteacute contre la satisfaction passagegravere drsquoun deacutesir La quatriegraveme lrsquousure de la chair se

ramegravene agrave la neacutecessiteacute de chercher la santeacute du corps qui compose le plaisir152 Le cinquiegraveme et

dernier la preacuteservation du neacutecessaire se ramegravene eacutegalement aux eacuteleacutements de la survie du

calme du corps et du bonheur qursquoil ne faut pas remettre en question pour accomplir ce deacutesir

Y a-t-il lagrave vraiment quelque chose drsquoexceptionnel dans ces prescriptions Il nous semble que

150EacutePICURE Sentences Vaticanes 51 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p505 traduction modifieacutee

151Sur la conception de la justice voir les maximes 31 agrave 38 notamment la 35 pour lechacirctiment

152Voir la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 12865

ces obstacles sont valables pour tous les deacutesirs sauf peut-ecirctre les deuxiegraveme et troisiegraveme

points qui apparaissent particuliers au deacutesir sexuel on voit surgir avec eux une dimension

sociale qui si elle nrsquoest peut-ecirctre pas invalide pour les autres deacutesirs nrsquoest exprimeacutee que dans

ce cas Mais ce qui deacuteciderait de la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute ndash le fait qursquoelle ne ramegravene

pas agrave la douleur si elle nrsquoest pas reacutealiseacutee ndash ne se trouve pas dans ces contraintes en tant que

telles

Crsquoest la phrase finale que nous avons vu tantocirct chez Diogegravene Laeumlrce qui donne une ideacutee

peacutejorative de la sexualiteacute Il faut toutefois souligner qursquoelle deacutecoule ici de cette eacutenumeacuteration

de preacutealables puisque les conseacutequences nuisibles dont il est question agrave la fin rappellent entre

autres les limitations qui viennent drsquoecirctre rapporteacutees Mais que dit preacuteciseacutement cette phrase

Agrave quoi renvoie lrsquoinutiliteacute essentielle (οὐδέποτε ὤνησεν) des deacutesirs amoureux Le

commentaire qursquoen a livreacute Jean Bollack nous paraicirct inteacuteressant

Les deux membres de la derniegravere phrase ne sont pas compleacutementaires Agrave

la preacutesence vraisemblable du mal srsquoadjoint lrsquoabsence neacutecessaire drsquoun au-

delagrave dans le temps dont on puisse faire son profit Crsquoest ainsi qursquoil faut en-

tendre comme srsquoappliquant agrave lrsquoavenir le bien dont il est dit que ces plaisirs

ne le procure jamais153

Crsquoest donc en regard du futur que lrsquoon ne tire en aucun cas de bien de la satisfaction de ce

deacutesir et que lrsquoon peut en revanche en tirer des nuisances On tire toutefois que en creux il

existe un reacuteel plaisir agrave la sexualiteacute sur lrsquoinstant154 Le but de ce discours est de mettre en

balance lrsquoinstantaneacuteiteacute du plaisir ndash peut-ecirctre si eacutevident qursquoil nrsquoest pas besoin de le mentionner

ndash et lrsquoapregraves qui ne jouit plus de ce plaisir mais peut comporter des deacuteplaisirs Cela croyons-

nous ne suffit pas agrave preacutejuger de la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel en effet ce qui est preacutesenteacute

ici ce sont les peines qui peuvent suivre un tel acte agrave mettre en balance avec le plaisir

momentaneacute de sa reacutealisation et non lrsquoaffirmation drsquoune absence de douleur si la satisfaction

est absente Cela pourrait peut-ecirctre mecircme en indiquer la neacutecessiteacute puisqursquoon peut lire cette

preacutesentation des inconveacutenients douloureux comme ce qursquoil faut faire peser face agrave la douleur

153J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 22 p 509 nous avons changeacute latraduction de Bollack de le bien par lrsquoutile dans la traduction que nous avons proposeacuteafin de faire mieux faire sentir au lecteur qursquoil ne srsquoagissait pas du bien commeplaisir mais comme ce qui est profitable

154Pour la simultaneacuteiteacute du plaisir sexuel avec lrsquoacte qui le produit voir DiogegravenedrsquoOinoanda NF 128 col 6-7 trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit p 1047 Il est eacutegalement question dans cette mecircme cateacutegoriede la simultaneacuteiteacute du plaisir et de lrsquoacte de lrsquoacte de manger

66

de la non-satisfaction155 Peut-ecirctre aussi cette preacutesentation neacutegative nrsquoest-elle pas sans rapport

avec lrsquoadresse qui vise un deacutesir deacutesigneacute comme excessif car ἀφθονωτέρας abondant en plus

du sens de lrsquoadjectif se trouve ecirctre un comparatif de supeacuterioriteacute assez abondant Le rappel des

preacutealables agrave respecter en vue de la reacutealisation non-nuisible de ce deacutesir vient dresser un tableau

fait non pour rendre justice au deacutesir sexuel mais pour contrebalancer la preacutegnance drsquoun deacutesir

plutocirct geacuteneacutereux Pour finir notre travail drsquoavocat de la partie moins deacutefendue nous ajouterons

qursquoen fin de compte ainsi que le fait remarquer Geneviegraveve Rodis-Lewis laquo le deacutesir sexuel

nrsquoest condamneacute que dans ses excegraves et dans leurs conseacutequences facirccheuses raquo156 Ne pourrait-on

pas soutenir qursquoil en va de mecircme avec la gloutonnerie qui est lrsquoexcegraves du deacutesir de nourriture

Personne ne songe agrave assigner lrsquoalimentation agrave la non-neacutecessiteacute alors mecircme que son excegraves est

nuisible

Crsquoest pour cela cher lecteur qursquoen vertu du principe ndash bien leacutegitime avouons-le ndash du

beacuteneacutefice du doute nous trsquoenjoignons agrave ne pas condamner le deacutesir sexuel agrave la non-neacutecessiteacute

car aucun texte non aucun nrsquoa pu nous apporter la preuve mecircme de lrsquoabsence de douleur si

ce deacutesir nrsquoest pas combleacute lrsquounique eacuteleacutement qui caracteacuteriserait lrsquoinfraction Pas plus il est vrai

qursquoil nrsquoa pu ecirctre deacutemontreacute son innocence et la douleur de sa non-satisfaction nous nrsquoavons pu

prouver lrsquoinverse Ainsi de gracircce ne lrsquoassigne pas agrave reacutesidence du non-neacutecessaire Si le

disculper crsquoest peut-ecirctre laisser un coupable en liberteacute le condamner revient agrave envoyer un

innocent ndash soit douteux mais un innocent quand mecircme ndash derriegravere les barreaux Mais si nous

voulons comparaicirctre agrave la barre devant la Connaissance il nous faut nous deacutepouiller de ces

excegraves oratoires et avouer que dans tous les cas quelque soit la lecture pour laquelle on opte

elle srsquoappuye sur un cadre drsquointerpreacutetation exteacuterieur au texte Il nrsquoest rien qui nous aide agrave

eacutetablir lrsquoun ou lrsquoautre caractegravere drsquoune cateacutegorie autant que nous ne trouvons aucun eacutecrit

fiable qui nous confirme lrsquoun ou lrsquoautre il est plus prudent de dire que le deacutesir sexuel reste

indeacuteterminable

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence

Agrave ceux qui diraient que la simple ambivalence que lrsquoon trouve dans ce deacutesir autorise agrave

le classer comme non-neacutecessaire nous reacutepondrons que lrsquoargument est un peu faible On lrsquoa

vu des deacutesirs naturels et neacutecessaires comme le deacutesir de nourriture peuvent aussi ecirctre agrave limiter

155Agrave moins que lrsquoon oppose la maxime 30 ougrave crsquoest lrsquoopinion vaine qui rend le toutfaussement douloureux mais crsquoest preacutesupposer que la sexualiteacute peut se ramener agravela non-neacutecessiteacute ce qui est preacuteciseacutement ce que nous interrogeons

156G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 18567

Drsquoabord rappelons que lrsquoopinion vaine peut tout aussi bien srsquoen emparer en eacutetendant la

neacutecessiteacute agrave une quantiteacute disproportionneacutee ou une qualiteacute particuliegravere Ensuite nous proposons

lrsquoexemple suivant si la faim survient en nous alors que nous nous trouvons devant une

nourriture avarieacutee allons faire taire notre faim avec cela sous preacutetexte que le deacutesir de manger

est naturel et neacutecessaire ou allons nous passer notre chemin puisqursquoune telle nourriture nous

procurerait de la douleur Il nous paraicirct que la deuxiegraveme option serait veacuteritablement

eacutepicurienne on aurait pu choisir la premiegravere en brandissant lrsquoinconditionnaliteacute en matiegravere de

deacutesir naturel et neacutecessaire hellip Or ce qui est inconditionnel dans les deacutesirs naturels et

neacutecessaires crsquoest que lrsquoon puisse accomplir ce besoin en eacutetant pourvu de ce dont nous avons

besoin et non de se satisfaire de tout objet qui correspondrait agrave ce type de besoin En

lrsquooccurrence en refusant cette nourriture nous sommes tout de mecircme assureacutes de trouver dans

la nature un autre aliment pour nous sustenter La neacutecessiteacute se trouve dans lrsquoacte de manger

mais le reacutealiser avec cet aliment avarieacute nrsquoest pas neacutecessaire et mecircme nuisible Ainsi pour le

deacutesir sexuel pourrions-nous dire que nous sommes en mesure de trouver un partenaire qui ne

soit pas pris dans les obstacles deacutecrits mecircme si pour cela nous devons il est vrai nous

deacutetourner drsquoun certain nombre de personnes

ζ- Conclusion

Nous parvenons donc agrave une conclusion qui ne tranche pas la question Ou bien lrsquoon

pense que le deacutesir sexuel doit ecirctre satisfait sous peine de douleur et qursquoil a une satisfaction

conditionneacutee agrave des regravegles qui peuvent eacutegalement srsquoappliquer aux autres deacutesirs neacutecessaires

mecircme si crsquoest lorsqursquoon traite de ce deacutesir qursquoil convient de les formuler Il semble un peu plus

limiteacute et de satisfaction un peu moins aiseacutee que les autres ce qui ne veut pas pour autant dire

qursquoil est difficile agrave accomplir Ce traitement un peu plus speacutecifique tiendrait eacuteventuellement agrave

ce qursquoil est un peu plus sujet que ses semblables aux deacuteformations de lrsquoopinion vide ce serait

donc un deacutesir neacutecessaire dont il faut alors plus parler pour bien lrsquoinformer contre la vaniteacute de

lrsquoopinion157 Soit on estime qursquoil demeure non-neacutecessaire mais qursquoil est effectivement tregraves

prenant en raison drsquoune opinion vide particuliegraverement violente comme le dit la maxime 30 et

qursquoil peut rester insatisfait sans engendrer de douleur ou qursquoil suffit de le deacutetourner ce qui

pose alors le problegraveme des moyens de ce deacutetournement158

157Son aspect social peut aussi tenir lieu drsquoexplication agrave sa diffeacuterence

158Crsquoest Marcel Conche qui propose un laquo deacutetournement raquo des atomes qui viennentremplir les parties geacutenitales puisqursquoils viennent de tout le corps il conccediloit qursquounexercice physique intense userait agrave autre chose ces atomes et annihilerait ainsi ledeacutesir sexuel (voir M CONCHE Lettres et maximes op cit p 66) Pour notre part nous

68

3- Questionnement de la question

Apregraves avoir eacutepuiseacute ce raisonnement sans parvenir agrave une position satisfaisante un fait

ne laisse pas de nous eacutetonner cette entreprise de classification de deacutesirs concrets agrave partir de la

tripartition des deacutesirs est absente des textes eacutepicuriens qui parlent du deacutesir et mecircme plus

largement des eacutecrits de la tradition indirecte que lrsquoon sait antiques hellip On ne la trouve que dans

la scolie dont nous avons parleacute ainsi que dans celle qui commente la maxime 29 et jamais

chez Ciceacuteron Plutarque ou Porphyre Or si nous pouvons dater ces auteurs une scolie est en

revanche difficilement datable Nous vient alors lrsquoideacutee qursquoune telle tentative drsquoexemplification

nrsquoappartient pas agrave la perspective antique mais est plutocirct le produit drsquoune tentative de

compreacutehension de lrsquoeacutepicurisme posteacuterieure agrave son egravere drsquoavegravenement Lrsquoideacutee en effet est

tentante cette classification eacutepicurienne deacutepouilleacutee drsquoexemples que Geneviegraveve Rodis-Lewis

qualifiait agrave juste titre de laquo sec scheacutema raquo159 en regard de celle de Platon donne envie drsquoecirctre

saisie par le concret au travers drsquoexemples qui redoublent la saisie intellectuelle par le cas

particulier Sans rejeter lrsquointeacuterecirct drsquoune compreacutehension posteacuterieure il se trouve que celle-ci

pose tout de mecircme des problegravemes insolubles comme nous avons pu le montrer avec le

paradigme du deacutesir sexuel Lrsquoisolement de la deacutemarche que nous pensons due agrave une posteacuteriteacute

chronologique combineacutee agrave son caractegravere probleacutematique fait signe pour nous vers le caractegravere

nul et non-avenu drsquoune exemplification des types de la tripartition des deacutesirs Malgreacute une

certaine coheacuterence avec ce que dit Eacutepicure elle exige pour sa reacutealisation des consideacuterations

dont nous nrsquoavons pas trace et procegravede donc agrave des ajouts qui deacuteforment de maniegravere leacutegegravere

mais non-neacutegligeable la perception que nous avons de lrsquoeacutepicurisme Nous preacutefeacuterons pour

notre part retirer ces ajouts afin drsquoen rester agrave la doctrine antique et se permettre drsquoen avoir une

approche plus exacte

Il nous faut alors redeacutefinir le rocircle de cette fameuse tripartition Puisqursquoelle ne saurait

ecirctre exemplifieacutee nous pensons que la classification des deacutesirs telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans

la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nrsquoest pas faite pour srsquoappliquer directement aux cas concrets Elle

ne sommes pas convaincue de cette possibiliteacute car il nrsquoest pas dit qursquoun tel transfertsoit autoriseacute dans la physique eacutepicurienne Drsquoautre part remarquons que la simpleideacutee drsquoun deacutetournement semble induire qursquoil est neacutecessaire drsquoagir pour ne pasressentir de douleur donc qursquoil y a tout de mecircme une douleur potentielle dans cesdeacutesirs senseacutes nrsquoen comporter aucunehellip

159G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 17569

preacutesente une abstraction le discours geacuteneacuteral issu de la science de la nature des choses et ne

prend donc pas en compte les corps particuliers face agrave des objets singuliers dans des

situations donneacutees Par lrsquoopposition entre deacutesirs naturels et deacutesirs vains elle signale le rapport

entre une nature humaine abstraite et une nature drsquoobjet abstrait Elle aide agrave penser ce lien

entre un corps humain en geacuteneacuteral et une cateacutegorie drsquoobjet en le placcedilant sous le signe de la

naturaliteacute srsquoil existe ndash que lrsquoobjet peut ecirctre contenu par le corps ndash de la vaniteacute srsquoil est

inexistant Crsquoest en cela seulement qursquoelle peut suffire agrave deacuteterminer certains cas preacutecis les

deacutesirs vains sont agrave rejeter absolument car ils nrsquoont en aucun cas rapport avec la nature de tout

homme Typiquement le deacutesir drsquoimmortaliteacute doit ecirctre rejeteacute comme deacutesir vain parce que tout

corps humain par sa constitution mecircme est limiteacute dans le temps et interdit essentiellement

lrsquoillimitation temporelle Crsquoest donc du corps humain en geacuteneacuteral de lrsquoespegravece humaine qursquoon

exprime les limites les objets qui lui sont propres et ceux qui lui sont absolument eacutetrangers agrave

travers lrsquoopposition ndash qui est premiegravere dans la Lettre drsquoEacutepicure ndash entre deacutesirs naturels et deacutesirs

vains Cette cateacutegorisation dit quelque chose de lrsquoessence de lrsquohomme ainsi que celle de

lrsquoobjet et du lien ou non qursquoils entretiennent Quant agrave lrsquoopposition entre neacutecessaire et non-

neacutecessaire elle preacutecise agrave lrsquointeacuterieur de ce qui est naturel le rapport agrave la douleur pour lrsquoagent

dans la non-satisfaction du deacutesir reacuteel si le deacutesir est neacutecessaire illusoire srsquoil ne lrsquoest point

elle ne prend pas en compte la douleur des conseacutequences nous semble-t-il Cependant malgreacute

cette preacutecision sur leur neacutecessiteacute ces deacutesirs nrsquoen restent pas moins abstraits Reprenons les

trois types de deacutesirs neacutecessaires qursquoEacutepicure eacutenumegravere agrave la suite de sa classification la survie

le calme du corps le bonheur hellip On se rend compte que ces trois cateacutegories sont trop larges

pour reacutegler des situations concregravetes Si lrsquoon prend par exemple le calme du corps notre

scholiaste anonyme en tire la neacutecessiteacute du vecirctement (ἐσθής) mais qui dit que par temps

extrecircmement chaud ce nrsquoest pas le deacutesir du non-vecirctement qui viendrait satisfaire au bien-ecirctre

physique Ici intervient la circonstance qui fait varier le deacutesir pour atteindre un mecircme but

Car mecircme si les limites humaines prescrivent des besoins comme manger et boire ce nrsquoest

pas une raison pour les accomplir dans nrsquoimporte quelle circonstance et en nrsquoimporte quelle

faccedilon Encore une fois une pomme empoisonneacutee pourra paraicirctre appeacutetissante au premier

abord mais le savoir nous fera renoncer agrave la neacutecessiteacute du deacutesir bien naturel de la manger

Nous nous tournerons vers drsquoautres aliments qui accompliront mieux le deacutesir neacutecessaire agrave

notre survie de se nourrir En fait la neacutecessiteacute dit quelque chose du sujet et non de lrsquoobjet du

deacutesir que la neacutecessiteacute srsquoaccomplisse pour le sujet est neacutecessaire mais qursquoelle se reacutealise avec

tel ou tel objet est contingent deacutepend de la circonstance

70

On le voit la classification eacutepicurienne des deacutesirs nrsquoa pas telle quelle drsquoapplication

immeacutediate dans lrsquoaction concregravete elle nous tient un propos sur lrsquoessence du corps humain et

ses limites mais elle nrsquoest pas faite pour trancher les situations quotidiennes du deacutesir160 La

classification eacutepicurienne des deacutesirs permet de penser mais permettre de penser nrsquoest pas

permettre de deacutecider La deacutecision est bien sucircr un acte de penseacutee mais il est plus speacutecifique

puisqursquoil touche au monde concret de lrsquoaction dans une situation donneacutee quand la penseacutee

theacuteorique perd en preacutecision ce qursquoelle gagne en geacuteneacuteraliteacute Cette indeacutetermination par

lrsquoexemple explique la neacutecessiteacute de textes autres que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee pour affiner ce qui ne

peut que rester agrave un niveau drsquoabstraction puisqursquoEacutepicure demeure dans la geacuteneacuteraliteacute au

niveau de la theacuteorie physiologique Crsquoest pourquoi Jean Bollack maintient une diffeacuterence

entre la Lettre et les maximes sur le deacutesir (26 29 et 30)

Les maximes nrsquoont pas pour but drsquoeacutetablir le cadre de classification Il est le

preacutealable agrave lrsquoexamen des cas particuliers et crsquoest parce que les cas speacuteci-

fiques auxquels le cadre est appliqueacute ne sont pas inclus drsquoavance qursquoil est

lui-mecircme mis agrave lrsquoeacutepreuve par lrsquoapplication particuliegravere161

Agrave lrsquointeacuterieur de cette geacuteneacuteraliteacute les maximes permettent de cerner des situations que la

tripartition de la Lettre ne prend pas en charge la maxime 26 assure que les deacutesirs non-

neacutecessaires malgreacute lrsquoappeacutetit qui les anime sont indolores et srsquoils reacutepondent aux cas deacutecrits

sont aiseacutement dissipables la maxime 29 constitue cette classe des deacutesirs non-neacutecessaires donc

non douloureux en pointant leur origine naturelle ou non la maxime 30 affronte les deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires violents en deacuteleacutegitimant la source de leur ardeur lrsquoopinion vaine

Les maximes nrsquoont pas pour fonction de reacutepeacuteter la Lettre celle-ci nrsquoest qursquoune preacutevision qui

nrsquoinclut pas laquo drsquoavance raquo les cas qui neacutecessiteraient un affinement Les maximes preacutecisent ces

principes apregraves une confrontation avec du particulier elles retournent au niveau

drsquoabstraction theacuteorique de la cateacutegorisation afin de la raffiner Agrave lrsquoinverse les eacutecrits

notamment les sentences traitant de cas concrets (comme la sentence 51) se passent de ces

consideacuterations de cateacutegorisation pour poser les obstacles ou les incitations particuliegraveres agrave tel

ou tel deacutesir dans telle ou telle situation

Puisque la classification des deacutesirs srsquoavegravere nrsquoecirctre qursquoun cadre une theacuteorie preacutealable qui ne

suffit pas agrave deacuteterminer la poursuite ou non drsquoun deacutesir qursquoest-ce qui agit dans ce cadre

160Et mecircme si lrsquoon pensait qursquoelle autorise agrave deacutecider le cas probleacutematique desdeacutesirs naturels et non-neacutecessaires ne cesserait de montrer qursquoelle est insuffisante enelle-mecircme

161J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 35271

Qursquoest-ce qui permet de prendre une deacutecision informeacutee conforme au savoir et aboutissant agrave

lrsquoaction Quel est cet intermeacutediaire qui lui donne une application concregravete Faisons

confiance agrave Eacutepicure et laissons poursuivre sa Lettre car il y a apregraves sa classification du sect

127 un motif inteacuteressant agrave penser pour lrsquoaction le thegraveme des choix et des rejets

72

Conclusion

Dans la question du deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme la tripartition des deacutesirs occupe une place

centrale elle theacuteorise la structure du champ inteacuterieur du deacutesir par lrsquoaxe de la neacutecessiteacute et celui

de la naturaliteacute La douleur de la non-satisfaction caracteacuterise la neacutecessiteacute et explique

lrsquointensiteacute des deacutesirs neacutecessaires le rapport entre la nature de notre corps et la nature de

lrsquoobjet deacutesireacute fonde la naturaliteacute drsquoun deacutesir une qualiteacute ou une quantiteacute ndash illimiteacutee ndash drsquoobjet

sans rapport avec nous caracteacuterise le vide qui naicirct drsquoune sensation deacuteformeacutee par une opinion

sans raison

Cependant la tripartition ne constitue pas le tout de la notion de deacutesir Drsquoune part le choix de

deacutesigner cet affect par le mot geacuteneacuterique drsquoἐπιθυμία montre la preacutepondeacuterance du deacutesir

informeacute sur lrsquoeacutelan aveugle de lrsquoὄρεξις contrairement agrave ce que lrsquoon trouve chez Aristote et

Deacutemocrite ainsi que sa reacutehabilitation en tant qursquoaffect leacutegitime en lui ocirctant la connotation

neacutegative qui le suivait jusque chez Platon Drsquoautre part cette classification nrsquoest pas

directement mise en relation avec des cas du quotidien Hormis des exemples eacutevidents peu

concrets ou lrsquoutilisation drsquoun terme qui porte une notion particuliegravere ndash comme celui de πόθος

rapporte la vaniteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute ndash il faut attendre une tradition tardive et la glose des

textes drsquoEacutepicure pour assister agrave lrsquoassociation drsquoun type de deacutesir agrave un exemple concret ainsi

que nous lrsquoavons vu pour ἀφροδυσίον le deacutesir sexuel Ce constat nous amegravene donc agrave reacutefuter

la pertinence des exemples canoniques puisqursquoun tel exercice ne nous semble pas avoir lieu

drsquoecirctre agrave partir de la doctrine eacutepicurienne antique et que outre le fait qursquoil pose des problegravemes

insolubles il cache la nature tregraves abstraite de ce motif eacutepicurien et rate ainsi la pratique du

deacutesir particulier qui ne trouve pas son fondement dans la classification mais bien dans le

thegraveme des choix et des rejets Crsquoest cette mise en œuvre du deacutesir la prescription et lrsquoaction

eacutethique que nous allons doreacutenavant interroger

73

Partie 3

-

Destination des deacutesirs le plaisir but et critegravere des deacutesirs

Au cours des deux derniers mouvements nous avons pu voir combien lrsquoinformation

des sensations par la raison est importante chez Eacutepicure Nous avons pris la question du deacutesir

sous cet angle eacutepicurien rationnel et deacutefini les bornes et le fonctionnement physique ndash selon

nos termes contemporains ndash des deacutesirs puis la structure interne de leur champ drsquoextension

plus proche de notre eacutethique Lrsquointeacutegration en nous de ce que nous enseigne la science

trouve son aboutissement dans la pratique dans le traitement effectif des deacutesirs Crsquoest cette

pratique que nous tentons ici drsquoexposer

Nous devons composer entre les deacuteductions que nous autorisent la theacuteorie eacutethique du deacutesir ndash

qui ne peut ecirctre simplement appliqueacutee telle quelle comme on aurait pu le croire ndash et les textes

eacutepicuriens aux consideacuterations qui vont jusqursquoagrave la prescription et qui touchent directement au

traitement effectif des deacutesirs Ces deux faits sont regroupeacutes sous le thegraveme des choix et des re-

jets qui constitue la veacuteritable charniegravere entre theacuteorie et pratique

Le deacutesir srsquoavegravere surtout deacutependant de son but agrave savoir le plaisir Mais qursquoest-ce que le plaisir

chez Eacutepicure En effet quelque conception du plaisir qursquoon retienne drsquoEacutepicure on agit sur sa

conception du deacutesir en lui donnant une destination diffeacuterente Agrave quel plaisir le deacutesir mis en

pratique doit-il aboutir Nous voulons reprendre agrave nouveau ce deacutebat eacutepineux ndash sans forceacute-

ment proposer une solution totale ndash sur la conception eacutepicurienne du plaisir pour aller dans

un sens de lecture particulier qui nous semble rendre lrsquoheacutedonisme eacutepicurien et par lagrave mecircme

le deacutesir eacutepicurien plus inteacuteressant et plus profond

Chapitre 6 ndash Un Fondamental Critegravere que choisir que ne paschoisir

a) Le thegraveme des choix et des rejets

Chez Eacutepicure la deacutecision pratique de reacutealisation drsquoun deacutesir est traiteacutee dans le thegraveme

des choix et des rejets Περὶ αἰρέσεως καὶ φυγῆς Sur le choix et le rejet est un motif

eacutethique eacutepicurien qui traite de la poursuite ou de lrsquoabandon des deacutesirs particuliers pour

parvenir au souverain bien le plaisir Crsquoest eacutegalement le titre drsquoun ouvrage perdu drsquoEacutepicure

mais dont Diogegravene Laeumlrce cite le nom et un extrait162 ainsi que le titre preacutesumeacute drsquoun traiteacute

fragmentaire de Philodegraveme de Gadara crsquoest donc que le thegraveme avait son importance au point

de pouvoir meacuteriter un ouvrage agrave lui seul Des textes qui nous sont parvenus le passage le plus

complet que nous avons sur le sujet se trouve dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee aux paragraphes 128

et 129 Le premier extrait se trouve immeacutediatement apregraves lrsquoexposeacute sur la classification des

deacutesirs et marque le basculement des principes theacuteoriques aux principes pratiques

Τούτων γὰρ ἀπλανὴς θεωρία πᾶσαν αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἐπανάγειν οἶδεν

ἐπὶ τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τοῦ σώματος ἀταραξίαν ἐπεὶ τοῦτο

τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλοςmiddot

Une vision de ces cateacutegories qui ne srsquoeacutegare pas sait chaque fois ramener

choix (αἵρεσις) et refus (φυγῆ) agrave la santeacute du corps et agrave lrsquoataraxie du corps

puisque crsquoest cela ndash la vie bienheureuse ndash qui est la fin163

Il relie la θεωρία vision ndash qui nrsquoest pas speacuteculation mais repreacutesentation de la connaissance ndash

de ce que nous montre la science de la nature agrave lrsquoaction pour atteindre la vie agreacuteable qui est

la bonne vie but eacutethique par excellence Cette vision informe le choix ou le rejet non pas en

se cantonnant aux cateacutegories de deacutesirs qui nous lrsquoavons dit sont insuffisantes pour deacutecider

mais en ajoutant une fin agrave la deacutecision cette vie bienheureuse qui est composeacutee entre autres

de la santeacute et de lrsquoataraxie du corps Crsquoest donc dire que la classification des deacutesirs nrsquoest pas le

critegravere de deacutecision elle est le cadre theacuteorique preacutealable et joue un rocircle en nous informant que

nous pouvons eacuteprouver des deacutesirs sans rapport avec notre corps agrave savoir les deacutesirs vains qui

par essence ne peuvent pas trouver de cas ougrave ils megraveneraient agrave la vie bienheureuse Ainsi pour

deacuteterminer le choix ou le rejet des deacutesirs naturels lrsquoactiviteacute theacuteorique ramegravene le deacutesir

162DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X 27 et X 136 p 1257 et 1315

163EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p70-71

75

(ἐπανάγειν) au plaisir tel que le pense la theacuteorie eacutepicurienne qui neacutecessite le calme du

corps le calme de lrsquoacircme nrsquoest pas ici citeacute car il est entrain de srsquoaccomplir par le biais de cette

vue theacuteorique juste menant agrave la bonne action il srsquoaccomplira agrave la suite du bien du corps agrave la

fin de ce mecircme paragraphe 128 Lrsquooutil pour atteindre le plaisir crsquoest donc la deacutecision du

choix ou du rejet il srsquoagit drsquoestimer le rapport entre un deacutesir concret qui rappelons-le est le

rapport entre le corps actuel et un objet particulier dans des circonstances particuliegraveres et le

plaisir effectif qursquoen procurera la satisfaction en accomplissant le calme du corps La

classification du deacutesir oriente la reacuteflexion en posant les questions du rapport avec notre corps

et de celui agrave la douleur mais elle nrsquoest ni le moyen ni le critegravere de deacutecision Le vrai critegravere du

choix ou du rejet est le plaisir crsquoest donc bien plus la theacuteorisation eacutepicurienne du plaisir qui

joue un rocircle fondamental dans la reacutealisation des deacutesirs

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur

Au principe de tout choix et de tout rejet se trouve donc le plaisir On ne srsquoen eacutetonnera

pas au vu de lrsquoimportance qursquoil occupe dans un heacutedonisme il est le souverain bien la fin de

la vie bienheureuse Mais le plaisir deacuteborde souvent ce simple statut Jean Bollack rappelle

que chez Eacutepicure laquo il reccediloit une triple deacutetermination fin instinctive de lrsquoanimal critegravere des

choix bien en soi raquo164 Crsquoest ce qursquoexprime le deacutebut du paragraphe 129 de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee

Ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν καὶ ἀπὸ ταύτης

καταρχόμεθα πάσης αἰρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς

κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες

Car crsquoest lui que nous reconnaissons comme le bien premier et congeacutenital

crsquoest lui le commencement qui dans chaque cas nous conduit vers un

choix et un refus crsquoest agrave lui que nous aboutissons quand nous deacutecidons

dans chaque cas de ce qui est bien avec comme canon lrsquoeacutetat dans lequel

nous sommes165

En tant que ἀγαθὸς πρῶτος καὶ συγγενικός bien premier et congeacutenital le plaisir est

compris comme convenant tout agrave fait agrave la nature humaine Il nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil

164Id p 55

165EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 129 in Id p 72-7376

encadre lrsquoaction theacuteoriquement drsquoabord comme principe sur la charniegravere comme critegravere

pratiquement comme conseacutequence Il oriente vers lui-mecircme et autorise agrave rejeter la douleur

Mais le choix est loin drsquoecirctre binaire qui associerait tout plaisir agrave un choix et toute

douleur agrave un refus

πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν οὐ πᾶσα μέντοι

αἰρετήmiddot καθάπερ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν οὐ πᾶσα φευκτὴ πεφυκυῖα

Donc toute espegravece de plaisir du fait qursquoil a une constitution propre est un

bien cependant le plaisir ne doit pas ecirctre choisi dans chaque cas de

mecircme que si la souffrance est un mal dans tous les cas toute espegravece de

souffrance nrsquoest pas toujours de nature agrave ecirctre refuseacutee166

En effet lrsquoeacutepicurisme prend en compte plus que lrsquoaction isoleacutee crsquoest lrsquoensemble des

conseacutequences qursquoil faut preacutevoir Ainsi srsquoinstaure un calcul ougrave la quantiteacute de plaisir se voit

compareacutee agrave la quantiteacute de douleur une supeacuterioriteacute de bien entraicircnera lrsquoaction mecircme srsquoil y a

de la douleur sur le chemin Crsquoest le plaisir qui reste rechercheacute agrave la fin Par lagrave Eacutepicure donne

agrave son heacutedonisme une nouvelle dimension en nrsquoidentifiant pas le plaisir comme souverain bien

au plaisir singulier Il eacutetablit deux niveaux de consideacuteration qui font que le second ne recoupe

pas totalement par le premier et mecircme qursquoil le limite aux conditions de reacutealisation du

souverain bien

Crsquoest chez Philodegraveme que lrsquoon trouve sans doute cet eacutequilibre formuleacute dans un

principe clairement eacutenonceacute

περιγίνεται γὰρ ἐκ τῶν γνώσεων τούτων τό τε μηθὲν διώκειν ὃ μὴ

πέφυκεν ἀλγηδόνα περιαιρεῖν [hellip] μήτε φεύγειν ὃ μὴ κωλύει τὴν ἡδονὴν

ἔχειν

Ces connaissances [sur le plaisir et la douleur] ont en effet pour reacutesultat

drsquointerdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun [bien] qui ne soit pas par nature

agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon en rejette aucun qui nrsquoem-

pecircche pas drsquoavoir du plaisir167

Le philosophe pose ici deux bornes agrave la poursuite du deacutesir celui-ci doit supprimer la douleur

etou donner du plaisir Ces deux jalons forment un terrain entre la non-souffrance et le plaisir

166Ibid

167PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit col IV p 85-100 trad frDaniel Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564

77

qui constitue le domaine de la poursuite du deacutesir Crsquoest donc les conditions de minimiser le

deacuteplaisir et de maximiser le plaisir ndash et qui ne sont pas forceacutement correacuteleacutees ndash qui constituent le

critegravere de choix drsquoun deacutesir

c) La raison dans le choix

En tout cas la theacuteorie informe la pratique nous en donne une ideacutee mais ne la reacutealise

pas mecircme ce principe de Philodegraveme le plus clair en matiegravere drsquoaction demeure inopeacuterant srsquoil

nrsquoest pas rapporteacute agrave la situation preacutesente Seule la raison peut mettre en œuvre la theacuteorie

rapporter agrave elle la deacutecision et lrsquoaction afin drsquoy faire correspondre au choix particulier Crsquoest

elle qui reacutealise le calcul laquo agrave chaque fois raquo comme le dit la sentence 71

Πρὸς πάσας τὰς ἐπιθυμίας προσακτέον τὸ ἐπερώτημα τοῦτοmiddot τί μοι

γενήσεται ἂν τελεσθῇ τὸ κατὰ ἐπιθυμίαν ἐπιζητούμενον καὶ τί ἐὰν μὴ

τελεσθῇ

Agrave tous les deacutesirs il faut appliquer la question que voici que mrsquoarrivera-t-il

si la chose qui est poursuivie par ce deacutesir srsquoaccomplit et qursquoarrivera-t-il si

elle ne srsquoaccomplit pas 168

La question de la satisfaction ou non ndash que la classification prend partiellement en charge ndash et

celle des dangers encourus ou de leur absence doit preacuteceacuteder lrsquoaction La reacuteflexion sur les

conseacutequences plaisir ou douleur participe du calcul qui doit nous deacutecider agrave choisir ou agrave

refuser Mais crsquoest aussi par le raisonnement que lrsquoon affermit lrsquoacceptation des reacutesultats

Οὐ βιαστέον τὴν φύσιν ἀλλὰ πειστέονmiddot πείσομεν δὲ τὰς ἀναγκαίας

ἐπιθυμίας ἐκπληροῦντες τάς τε φυσικὰς ἂν μὴ βλάπτωσι τὰς δὲ

βλαβερὰς πικρῶς ἐλέγχοντες

Il ne faut pas faire violence agrave la nature il faut la persuader Nous la per-

suaderons en assouvissant les deacutesirs neacutecessaires et aussi les naturels

srsquoils ne sont pas nuisibles et en mettant agrave rude eacutepreuve les nuisibles169

Le rapport au deacutesir est tout impreacutegneacute de raison le refus de la violence le recours au discours

(πειστέον) agrave lrsquoacceptation des bons et la reacutefutation des mauvais (ἐλέγχοντες) Notons que

lrsquoon voit se dessiner ici une typologie du deacutesir nouvelle qui nrsquoest pas reacuteductible agrave celle que

168EacutePICURE Sentence Vaticane 71 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 547

169EacutePICURE Sentence Vaticane 21 in Id p 44978

nous avons eacutetudieacutee les deacutesirs beacuteneacutefiques et les deacutesirs nuisibles Elle constitue la distinction

qui inteacuteresse directement lrsquoaction mais qui a besoin pour avoir un reacuteel contenu de srsquoappuyer

sur la phusiologia la theacuteorie geacuteneacuterale notamment sur la classification des deacutesirs pour

comprendre les causes de ce qui est beacuteneacutefique et de ce qui est nuisible tout en ajoutant la

consideacuteration concregravete du cas particulier Par ailleurs cette sentence par son exergue

frappante semble ecirctre lrsquoeacutecho inverseacute drsquoun passage du Phegravedre de Platon Socrate brosse agrave

Phegravedre la meacutetaphore du cocher et des deux chevaux repreacutesentant les trois parties de lrsquoacircme

apregraves une description tregraves neacutegative du coursier des ἐπιθυμῖαι qui incarne la bestialiteacute (253-

e) il peint en 254 e la reacuteaction du cocher face agrave lrsquoincartade de sa monture

ἔτι μᾶλλον τοῦ ὑβριστοῦ ἵππου ἐκ τῶν ὀδόντων βίᾳ ὀπίσω σπάσας τὸν

χαλινόν τήν τε κακηγόρον γλῶτταν καὶ τὰς γνάθους καθῄμαξεν καὶ τὰ

σκέλη τε καὶ τὰ ἰσχία πρὸς τὴν γῆν ἐρείσας ὀδύναις ἔδωκεν Ὅταν δὲ

ταὐτὸν πολλάκις πάσχων ὁ πονηρὸς τῆς ὕβρεως λήξῃ

[Le cocher] retire avec plus de violence que jamais le frein entre les dents

du coursier rebelle ensanglante sa bouche et sa langue insolente et

meurtrissant contre terre les jambes et les cuisses de lanimal fougueux il

le dompte par la douleur Lorsquagrave force dendurer les mecircmes souffrances

le meacutechant renonce agrave la deacutemesure 170

Lrsquousage de la violence caracteacuterise ce passage lrsquoanimal nrsquoest pas tant maicirctriseacute que rosseacute Crsquoest

par la meacutethode forte qursquoon lui fait passer ses envies et non par la raison Cette image platoni-

cienne semble prescrire la meacutethode forte agrave lrsquoendroit des deacutesirs Si crsquoest la raison qui les regravegle

au contraire chez Eacutepicure crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils sont compris comme tout agrave fait com-

patibles avec la raison

Ainsi le choix et le rejet est un thegraveme eacutepicurien qui expose le critegravere et lrsquooutil de la

deacutecision de reacutealiser ou non un deacutesir Le critegravere est le plaisir en tant que souverain bien eacutetendu

dans le temps ce qui neacutecessite de faire un calcul rationnel entre les peines et les plaisirs pour

savoir lequel des deux est en plus grande quantiteacute dans la reacutealisation de cet eacutelan

La classification est un cadre preacutealable elle est lieacutee agrave la theacuteorie du plaisir car elle permet de

penser si les deacutesirs peuvent contenir du plaisir en eux mecircme par leur naturaliteacute et srsquoils

contiennent de la douleur srsquoils ne sont pas reacutealiseacutes par leur neacutecessiteacute Mais on le voit elle ne

170PLATON Phegravedre in Œuvres de Platon V Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI254 e p 67 traduction modifieacutee

79

suffit pour prendre la deacutecision elle peut aider en entrant en compte dans le calcul mais ne

prend pas en compte toutes les douleurs des conseacutequences ni le cas particulier Crsquoest lrsquoœuvre

de la raison que de rapporter la theacuteorie agrave la pratique et de deacuteterminer effectivement le

beacuteneacutefice ou la nuisance drsquoun deacutesir soit le plaisir ou la douleur qursquoon obtiendra agrave la satisfaire

Le critegravere et la fin drsquoun deacutesir est donc le plaisir Mais en quoi consiste vraiment ce

plaisir qui est viseacute

80

Chapitre 7 ndash Du plaisir eacutepicurien

Dans de nombreux systegravemes philosophiques le plus difficile agrave saisir nrsquoest pas tant

quelle est la clef de voucircte que ce en quoi elle consiste Crsquoest elle qui contient les forces

contraires et par lagrave mecircme permet la stabiliteacute de lrsquoeacutedifice de penseacutee Le plaisir chez Eacutepicure ne

fait pas exception nommeacutement deacutesigneacute comme le souverain bien deacutecrit dans ses

composantes il nrsquoen fait pas moins lrsquoobjet de deacutebats et drsquointerpreacutetations diverses entre les

commentateurs Entre uniteacute et multipliciteacute le plaisir et tous ses aspects sont en effet

complexes agrave saisir et agrave agencer tous ensemble

Crsquoest en tant qursquoil est le but unique du deacutesir que le plaisir nous inteacuteresse Deacutesirer

crsquoest vouloir un plaisir mais en quoi ce plaisir consiste-t-il Preacuteciser la destination du deacutesir

crsquoest redessiner ce que nous savons de cet affect vers une orientation particuliegravere Cependant

nous ne pouvons donner en quelques pages une solution agrave un problegraveme aussi vaste que la

consistance du plaisir chez Eacutepicure mais nous voudrions neacuteanmoins tirer les leccedilons de nos

recherches sur le deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme et mettre agrave lrsquohonneur les propositions qui nous

paraissent agrave cet eacutegard les plus inteacuteressantes

Une question meacuterite pour nous drsquoecirctre lieacutee agrave lrsquoeacutetude du deacutesir le plaisir est-il

simplement neacutegatif ou positif Autrement dit consiste-t-il en une absence de douleur ou une

preacutesence en sus drsquoun plaisir qui ne srsquoy reacuteduit pas La connotation positive ou neacutegative du

deacutesir nous semble deacuteterminante pour comprendre quelle valeur le deacutesir aspire agrave reacutealiser

a) Le plaisir en neacutegatif

Pour savoir ce qursquoest le plaisir chez Eacutepicure on peut commencer par savoir ce qursquoil

nrsquoest pas Il nrsquoest eacutevidemment pas un plaisir illimiteacute agrave lrsquoinstar des deacutesirs chez Eacutepicure ndash et

crsquoest drsquoautant plus valable pour le souverain bien ndash il tire sa nature de sa limite Ce nrsquoest pas

dire qursquoil nrsquoy a pas de plaisir dans lrsquoexcegraves on peut eacuteprouver un plaisir qui ne soit pas rattacheacute

agrave une borne tout comme on eacuteprouve des deacutesirs illimiteacutes Crsquoest pour cela qursquoEacutepicure dans la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee en posant le plaisir comme souverain bien se doit de critiquer les plaisirs

sans limites preacuteeacutetablies des deacutebaucheacutes

81

ὄταν οὗν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς

καὶ τὰς τῶν ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ

οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν

κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήνmiddot

Ainsi quand nous disons que le plaisir est la fin ce ne sont pas les plaisirs

des libertins (ἀσώτοι) et de ceux qui vivent dans la jouissance dont nous

disons qursquoils sont le fondement (κειμέναι) comme certains le croient

parce qursquoils ne savent pas et nrsquoen conviennent pas ou bien parce qursquoils

lrsquoacceptent mal mais lrsquoabsence de douleur dans le corps et de deacutesordre

dans lrsquoacircme171

La doctrine du Jardin marque ici clairement son refus drsquoecirctre assimileacute agrave un heacutedonisme sans

mesure en rappelant la distinction des deux niveaux de plaisirs qui ordonne le calcul tout

plaisir est isoleacutement un bien mais il est pris dans une continuiteacute de vie qui fait qursquoil peut ecirctre

encadreacute par un mal plus grand Or crsquoest dans ces plaisirs que vivent les deacutebaucheacutes en ignorant

que la souffrance tient agrave un eacutetat de deacuteseacutequilibre bien que celui-ci soit ponctueacute de plaisirs

Eacutepicure pour sa part en eacuterigeant le plaisir comme souverain bien en modifie la

compreacutehension puisqursquoil est doreacutenavant saisi sur le long temps celui de la vie humaine Il

nrsquoest degraves lors plus question de regarder comme le faisait Aristippe de Cyregravene des plaisirs

isoleacutes drsquoautres plaisirs et surtout des peines Le philosophe du Jardin condamne chez les

deacutebaucheacutes cette poursuite du plaisir qui ne prend pas en compte la minimisation de la

souffrance Par cette position les eacutepicuriens nous indiquent clairement que le plaisir doit ecirctre

compris dans son rapport agrave la douleur En effet dans ce passage de la Lettre lrsquoabsence de

douleur dans le corps (ou aponie) et de trouble dans lrsquoacircme (ou ataraxie) srsquoopposent agrave la

deacutebauche dans la construction drsquoun plaisir eacutepicurien Par lagrave cet heacutedonisme particulier cherche

agrave infirmer le soupccedilon drsquoillimitation qui pegravese sur toute penseacutee placcedilant au sommet des valeurs le

plaisir

Cependant cela suffit-il agrave affirmer que laquo le bien est drsquoessence neacutegative raquo 172 De fait

lrsquoabsence de douleur totale a souvent eacuteteacute comprise comme eacutetant le plaisir ce qui nrsquoa pas

manqueacute de faire reacuteagir degraves lrsquoAntiquiteacute en peignant le plaisir drsquoEacutepicure comme eacutegal agrave lrsquoeacutetat

drsquoun cadavre Mais une phrase nous retient drsquoaller dans ce sens agrave savoir celle de Philodegraveme

171EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 131 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p76-77

172M CONCHE Lettres et maximes op cit p 7082

sur les choix et les rejets que nous avons citeacutee tantocirct173 En effet dans le systegraveme de deacutecision

il pose deux jalons qui autorisent la poursuite drsquoun deacutesir le premier correspondant agrave la

suppression de la douleur et le second agrave lrsquoacquisition drsquoun plaisir Ce deacutedoublement signale

pour nous que ces deux donneacutees ne sont pas eacutequivalentes nous deacuteduisons alors que le plaisir

ne se reacuteduit pas agrave lrsquoabsence de douleur pour Eacutepicure Degraves lors le plaisir aurait une reacuteelle

positiviteacute Deacutejagrave Jean Bollack affirmait dans son commentaire laquo il y a entre la preacutesence du

plaisir et lrsquoabsence de douleur le mecircme eacutecart qursquoentre lrsquoabsence de douleur et la douleur raquo174

Mais puisque nous affirmons que le plaisir ne srsquoidentifie pas agrave lrsquoaponie et lrsquoataraxie tout en

ne pouvant srsquoaffranchir drsquoeux ndash sinon ce serait le plaisir des deacutebaucheacutes ndash quel rapport exact

entretiennent plaisir et absence de douleur

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

Revenons agrave ce paragraphe 131 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La traduction de Jean Bollack

fait bien ressortir le lien entre les deux affections En effet alors que nombre de traductions

pensent que le deacutebut de la phrase ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν le plaisir est le but se voit

expliciteacute par la fin qui preacutesenterait son contenu comme suppression de la douleur dans le

corps et de trouble dans lrsquoacircme lrsquohermeacuteneute lillois voit dans le mot κειμέναι une charniegravere

qui interdit la correspondance veacuteritable entre les deux termes Plutocirct que de le rapporter aux

plaisirs qui reacutesideraient dans la jouissance (en enlevant ainsi le second τῶν qui introduisait

une deuxiegraveme cateacutegorie de personnes) M Bollack le pense comme un attribut du sujet

drsquoἡδοναῖ plaisirs175 Ainsi Eacutepicure nrsquoaffirme pas simplement ne pas vouloir renvoyer aux

plaisirs des deacutebaucheacutes en parlant du souverain bien mais pose que ces plaisirs-lagrave ne sont pas

le fondement du souverain bien Les plaisirs sans limitation parce qursquoils sont contraires agrave

lrsquoataraxie et agrave lrsquoaponie ne peuvent ecirctre agrave la base du souverain bien Crsquoest dire en creux que

lrsquoabsence de douleur constitue de faccedilon neacutecessaire le plaisir en tant que souverain bien ce qui

ne signifie pas pour autant de faccedilon suffisante

Or plusieurs indices nous poussent agrave consideacuterer qursquoataraxie et aponie sont insuffisantes dans

la constitution du plaisir La simple assignation de lrsquoabsence de douleur au fondement du

173Voir supra p 74

174J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 54-55

175Pour lrsquoexplication deacutetailleacutee voir Id p 127 583

plaisir nous semble une preacutecision qui laisse alors toute sa place agrave un plaisir positif lequel

donc ne se reacuteduit pas agrave son fondement En effet lrsquoabsence de douleur si elle fonde le

souverain bien nrsquoa pas agrave voir avec le plaisir hellip comme bien en soi isoleacute Crsquoest sans doute la

difficulteacute agrave saisir cette multipliciteacute du plaisir qui amegravene agrave des confusions Sous le nom de

plaisir se cache agrave la fois le bien isoleacute vers lequel nous tendons naturellement et le souverain

bien qui neacutecessite lui lrsquoinformation par la raison la connaissance de la phusiologia et son

application dans les sensations Le premier est une consideacuteration temporellement limiteacutee agrave une

action preacutecise lrsquoautre prend en charge la vie dans son entiegravereteacute temporelle entre autres

Aponie et ataraxie nrsquoont pas le mecircme rapport agrave ces deux acceptions du plaisir Nous venons

de le dire elles sont neacutecessaires au souverain bien mais les plaisirs isoleacutes existent

indeacutependamment drsquoelles La force de la penseacutee drsquoEacutepicure est de parvenir agrave combiner ces deux

faits lrsquoeacutethique du Jardin cherche les plaisirs comme bien en soi qui constituent la positiviteacute

du souverain bien tout en refusant ceux qui deacutetruiraient le souverain bien dans son extension

en apportant plus de souffrance que drsquoagreacuteable

Crsquoest agrave la lueur de cette exigence que nous comprenons plus avant la maxime de

Philodegraveme176 Elle place une deacutefinition en neacutegatif du souverain bien ndash lrsquoabsence de souffrance

ndash et une autre en positif ndash les plaisirs eux-mecircmes ndash la premiegravere limite la seconde mais la

seconde ne srsquoy reacuteduit pas Cette limite doit ecirctre penseacutee agrave lrsquoinstar de celle qui structure

exteacuterieurement les deacutesirs elle peut certes ecirctre deacutepasseacutee mais lrsquoaffect se verra alors deacutenatureacute

Non seulement il ne pourra pas produire de satisfaction assureacutee mais il amegravenera des dangers

Au contraire le respect de la limite lui donnera une nature crsquoest-agrave-dire un champ drsquoextension

bien deacutelimiteacute mais qui lui est propre Affirmer la neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur crsquoest poser

les bornes exteacuterieures du plaisir mais lrsquohabitation en positif du champ ainsi deacutelimiteacute est le fait

de plaisirs indeacutependants drsquoelle

Finalement cette neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur pour atteindre le plaisir en tant que

souverain bien nous paraicirct plutocirct un garde-fou pour des plaisirs isoleacutes que son ecirctre mecircme On

peut dire qursquoelle protegravege le plaisir comme souverain bien des deacutebordements ou des

conseacutequences facirccheuses des plaisirs isoleacutes Cette positiviteacute nous semble drsquoailleurs expliquer le

non-refus de la magnificence exposeacute au paragraphe 130 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee autant qursquoelle

ne ramegravene pas agrave la douleur ni agrave la deacutependance177

176Citeacutee supra p 7484

Atteindre le souverain bien constitue la perfection Rappelons que crsquoest le travail de la

raison qui permet de constituer le souverain bien en pensant sa deacutelimitation neacutegative Mais il

le fait aussi en positif en reacutealisant le souverain bien par lrsquousage du plaisir comme le nommait

Jean Bollack178 crsquoest-agrave-dire par lrsquoactualisation du plaisir mecircme lorsqursquoun plaisir comme bien

isoleacute nrsquoest plus preacutesent en positif La perfection nous lrsquoavons vu179 consiste en un

comblement atomique du corps soit agrave sa reacutepleacutetion jusqursquoagrave la limite Nous voudrions preacuteciser

agrave la lueur du double jalon poseacute par Philodegraveme en quoi peut consister plus preacuteciseacutement cette

borne Nous pensons que la perfection en tant que satisfaction complegravete du corps est due aux

plaisirs positifs qui remplissent atomiquement jusqursquoaux deacutelimitations du corps Lrsquoabsence de

douleur qui fonde cet eacutetat ne deacutenote pas une suppression totale du manque soit un

comblement atomique total du corps mais le retour agrave un seuil de manque non-critique soit

qui nrsquoentraicircne pas la douleur Notre ideacutee est de dire que le manque nrsquoest douloureux qursquoagrave

partir drsquoun certain niveau et non degraves qursquoil manque un atome au corps Ainsi les deacutesirs

naturels et neacutecessaires ont pour but de revenir agrave un seuil non-douloureux de manque ce qui ne

les empecircche pas par ailleurs de combler totalement le corps Mais les deacutesirs naturels mais

non-neacutecessaires ne ramegravenent pas agrave la douleur parce qursquoils naissent dans cet espace

intermeacutediaire entre la douleur et le plaisir pour nous rapprocher de ce-dernier et que leur

abandon ne constitue alors pas de douleur

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques

Nous voudrions pour finir esquisser un rapprochement entre ce deacutedoublement du

plaisir dans son fondement de plaisir neacutegatif et plaisir positif et le deacutebat entre plaisir cineacutetique

et plaisir catasteacutematique Nous nous interrogeons pour savoir si les deux eacutetats se

correspondent si le plaisir cineacutetique deacutesignerait un plaisir positif et le catasteacutematique

177Καὶ τὴν αὑτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα ἀλλrsquoὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδισταπολυτελείας ἀπολαύσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοιlaquo Et nous croyons que le contentement(αὐτάρκεια) est un grand bien non pour que nous fassions usage du peu drsquoune faccedilongeacuteneacuterale mais afin que nous fassions usage du peu si nous nrsquoavons pas lrsquoabondancepersuadeacutes veacuteritablement que jouissent de la magnificence avec plus de plaisir ceuxqui en manquent le moins raquo EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 130 in Id p 74-75

178J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 119 En commentant la fin du sect 128 de laLettre agrave Meacuteneacuteceacutee il distingue le besoin de lrsquousage et choisit pour le mot χρεία le sensdrsquousage comprenant ainsi qursquoEacutepicure theacuteorise un usage du plaisir voir supra p 26

179Voir supra p 22 sq85

lrsquoabsence de douleur En effet puisque nous affirmons la positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

nous obtenons trois eacutetats possibles la douleur lrsquoabsence de douleur la preacutesence de plaisir

comme chez les Cyreacutenaiumlques180 Sauf qursquoeux ne reconnaissent pas lrsquoeacutetat intermeacutediaire comme

le fondement du plaisir positif mais comme absolument neutre ce qui ne lui confegravere aucun

lien avec le plaisir Plaisir catasteacutematique et plaisir cineacutetique seraient-ils des avatars de

lrsquoabsence de douleur fondatrice du plaisir et plaisir positif Il se peut que ce rapprochement

nrsquoait pas lieu drsquoecirctre nous posons simplement la question Nous nrsquoirons pas plus loin car les

deacutebats entre plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques meacuteriteraient un travail complet agrave eux seuls

la controverse de longue date oppose Cyreacutenaiumlques et Eacutepicuriens dans la doxographie depuis

lrsquoAntiquiteacute Il est difficile de deacutemecircler la signification de ces termes et lrsquoapport de chacune des

deux doctrines dans ces deacutebats ainsi que les deacuteformations auxquelles la deacutebat doxographique

a donneacute lieu Nous pointons seulement qursquoil faudrait examiner lrsquoideacutee qui consisterait agrave

rapprocher plaisir catasteacutematique et absence de douleur et plaisir cineacutetique et plaisir comme

bien en soi chez Eacutepicure

Au terme de notre eacutetude du deacutesir nous pensons que le plaisir chez Eacutepicure nrsquoest pas

drsquoessence neacutegative Il se fonde certes sur quelque chose de neacutegatif lrsquoabsence de douleur mais

cette neacutegation constitue pour nous une limite qui encadre les plaisirs positifs Cette deacutefinition

du plaisir rend possible la transformation des plaisirs comme biens isoleacutes en plaisir comme

bien eacutetendu autrement dit comme souverain bien Cette transformation change la temporaliteacute

de sa valeur on ne regarde plus le plaisir ou deacuteplaisir immeacutediat la conseacutequence prochaine de

lrsquoaction mais agrave lrsquoeacutechelle de la vie authentiquement humaine sur une dureacutee plus longue Telle

est ce qui fait la vie entiegravere ὁ ὅλος βίος la perfection que vise Eacutepicure Cette entiegravereteacute ne se

joue pas qursquoagrave lrsquoeacutechelle du temps elle se trouve aussi agrave lrsquoeacutechelle humaine puisqursquoelle reacutealise

la perfection de la vie organique agrave lrsquoaide de la raison En effet si les plaisirs isoleacutes deacutenotent la

perfection atomique du corps la raison les peacuterennise en srsquoappropriant cet eacutetat positif en

lrsquoactualisant tout au long du temps et reacutealise ainsi lrsquousage du plaisir dont parlait Jean Bollack

Par cette positiviteacute du plaisir nous pensons que seuls les plaisirs positifs provoquent la

perfection atomique du corps lrsquoabsence de douleur elle ramegravene simplement le manque agrave un

180Voir EUSEgraveBE DE CEacuteSAREacuteE Preacutepartaion eacutevangeacutelique XIV 18 746 b citeacute dans EMANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill 1961 p47 fr 201 pour une traduction franccedilaise des fragments sur Aristippe voir M ONFRAY

(eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise2006

86

seuil non-douloureux car non-critique Les deacutesirs visent donc le plaisir soit en reacuteduisant le

manque atomique de sorte agrave ce qursquoil soit indolore ndash permettant ainsi au plaisir de devenir

possible ndash soit en comblant tout agrave fait le corps les deux nrsquoeacutetant pas exclusifs

87

Conclusion geacuteneacuterale

Agrave lrsquoheure du bilan nous voudrions revenir sur les ideacutees meacutethodologiques qui nous ont

servi de guide pour notre analyse Nous avons appris lrsquoimportance de laisser parler le texte

afin drsquoeacuteviter agrave la fois de faire des raccourcis dans la penseacutee et de projeter nos cateacutegories

modernes sur lui Pour ce faire il faut accorder autant drsquoimportance agrave lrsquoeacutenonceacute qursquoagrave

lrsquoeacutenonciation drsquoun ouvrage181 mieux le resituer dans son contexte et limiter ainsi de maniegravere

pertinente les possibiliteacutes drsquointerpreacutetations Crsquoest en suivant ces principes que nous sommes

parvenus aux conclusions suivantes

Dans la doctrine eacutepicurienne la raison nous met en contact avec la reacutealiteacute et en tire le

discours de la phusiologia ou science de la nature des choses Crsquoest dans ce cadre qursquoEacutepicure

pense lrsquohumain et ses affects parmi lesquels le deacutesir Le deacutesir participe de la nature humaine

puisqursquoil est lrsquoeacutelan qui deacutenote un manque de matiegravere ndash laquelle est rappelons-le le tout de la

reacutealiteacute ndash et pousse agrave le combler supprimant ainsi la douleur provoquant ainsi le plaisir

Lrsquoeacutepicurisme ne comprend pas cet affect pourtant symptocircme du manque comme un signe de

deacutefaillance de la nature humaine puisque crsquoest sans jugement de valeur que cette-derniegravere est

comprise ndash comme tout ce qui est consideacutereacute comme reacuteel drsquoailleurs ndash Au contraire le deacutesir

accomplit la perfection de notre nature nous rendant ainsi semblable aux dieux par le

comblement qursquoil incite il megravene lrsquohumain agrave la perfection physique reacutealisant ainsi

lrsquoincorruptibiliteacute divine mecircme si crsquoest le temps drsquoune vie borneacutee par la mort par ce qursquoil

vise il donne accegraves au souverain bien le plaisir rendant lrsquohumain bienheureux sur le modegravele

du dieu Comme nous lrsquoavons vu le sage est si semblable aux dieux que les eacutepicuriens se sont

demandeacute si les dieux reacutealisaient les mecircmes actions de reacutegeacuteneacuteration atomique que celles que

font les hommes pour parvenir agrave la vie totale

Ougrave que se termine lrsquoanalogie entre lrsquoecirctre humain parfait et le dieu on ne peut que

conclure pour lrsquohumain agrave la positiviteacute du deacutesir autant dans le sens de reacutealiteacute que de

valorisation en bien en teacutemoigne le choix mecircme drsquoἐπιθυμία comme terme geacuteneacuterique pour

deacutesigner le deacutesir qui srsquoaffirme en srsquoaffranchissant des connotations neacutegatives preacuteceacutedentes Sa

valeur positive est non seulement comme celle de toute chose existante due agrave sa preacutesence

181Sur le rapport entre eacutenonceacute et eacutenonciation voir P VESPERINI La philosophia et sespratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit p 17

88

mais surtout agrave son caractegravere beacuteneacutefique lorsqursquoil est bien compris et deacutefini La description du

fonctionnement physique du deacutesir-type permet de deacutelimiter une eacutetendue naturelle du deacutesir qui

va du manque atomique ndash douloureux ou non ndash agrave lrsquoabsence de souffrance ou mecircme jusqursquoau

le plaisir plein autrement dit la perfection

Encore faut-il ajouter agrave ce meacutecanisme global la structure inteacuterieure du deacutesir par deux

oppositions celle du naturel ou du vain drsquoune part celle du neacutecessaire et du non-neacutecessaire

drsquoautre part La premiegravere permet de penser la preacutesence ou non du deacutesir dans son champ

naturel autrement dit de juger de faccedilon absolue de lrsquoexistence ou non du lien entre la nature

humaine et celle de lrsquoobjet drsquoun deacutesir en effet des deacutesirs peuvent naicirctre en lrsquohomme qui

nrsquoont pas de rapport avec le corps humain Ces deacutesirs non-naturels encore appeleacutes vides ou

vains sont le fruit de sensations mal informeacutees qui issus de la capaciteacute de deacutemultiplication de

lrsquoacircme par lrsquoabsence drsquointeacutegration du savoir sur la nature des choses outrepassent les limites

naturelles Ils lancent alors lrsquoindividu dans une recherche de satisfaction sans fin et sans fond

transformant ainsi en laquo racine de tous les maux raquo182 comme le fit graver Diogegravene drsquoOinoanda

lrsquoaffect qui devait conduire au seul bien Ce nrsquoest cependant pas ici le deacutesir en tant que tel qui

est remis en cause mais bien son deacutevoiement ducirc agrave lrsquoabsence de raison et de savoir sur la

nature du deacutesir Cette connaissance nous apprend que seuls les deacutesirs ayant rapport avec notre

nature dits naturels sont dignes drsquoecirctre examineacutes La seconde opposition entre le neacutecessaire et

le non-neacutecessaire permet drsquoenvisager la preacutesence de la douleur dans lrsquoabandon de la poursuite

du deacutesir effective dans les deacutesirs neacutecessaires nulle pour les autres Ce nrsquoest cependant pas

elle qui prend en compte les autres douleurs notamment dans les conseacutequences deacuteplaisantes

de la poursuite du deacutesir Cette opposition-lagrave ne touche pas agrave lrsquoessence des ecirctres comme la

preacuteceacutedente puisque des consideacuterations de circonstances interviennent aussi dans la neacutecessiteacute

Cette structure interne du champ des deacutesirs en tant qursquoelle appartient au discours

qursquoest la phusiologia demeure une abstraction qui permet de penser les deacutesirs eacuteprouveacutes par

les hommes mais elle nrsquoest pas assez concregravete pour lrsquoaction elle demeure un arriegravere-plan

theacuteorique dans le cadre duquel la deacutecision et lrsquoaction de poursuite ou de rejet drsquoun deacutesir va se

former La ceacutelegravebre tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure a certes un rapport avec lrsquoaction mais il

est bien plus lointain que lrsquoon ne le pense et son statut de theacuteorie geacuteneacuterale nrsquoautorise pas agrave

exemplifier de maniegravere certaine ni ne suffit agrave deacutecider dans les cas particuliers Le veacuteritable

182DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

89

principe directeur de lrsquoaction consiste agrave laquo interdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun bien qui ne

soit pas par nature agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon rejette aucun qui nrsquoempecircche

pas drsquoavoir du plaisir raquo183 Crsquoest donc la suppression de la douleur et la preacutesence de plaisir

toutes deux effectives qui constituent les deux motivations valables pour poursuivre un deacutesir

Cela neacutecessite lrsquoapplication de la raison au cas concret agrave lrsquoobjet particulier agrave la situation

donneacutee agrave lrsquoeacutetat actuel du corps singulier Bien eacutevidemment ces choix et rejets selon la raison

pratique peuvent ecirctre rapporteacutes au cadre theacuteorique qui les comprend sans que celui-ci suffise

pour lrsquoaction Pour Eacutepicure le traitement des deacutesirs consiste donc dans le travail de la raison

sur un deacutesir afin drsquoen deacuteterminer les beacuteneacutefices et les nuisances au regard du plaisir et de la

douleur

Ce qui informe communeacutement la penseacutee et lrsquoaction du deacutesir crsquoest la penseacutee du plaisir

En tant que souverain bien le plaisir est au centre de la penseacutee eacutepicurienne et reacutegit le champ

de lrsquoaction morale Nous deacutefendons lrsquoideacutee que le plaisir est positif et que srsquoil se fonde certes

sur la suppression de la douleur ndash ce qui ne nous semble pas ecirctre le stade de la perfection mais

le retour au seuil non-critique de manque ndash il neacutecessite une matiegravere positive des plaisirs

pleins de cet eacuteleacutement positif naicirct la perfection atomique et la penseacutee srsquoempare de cet eacutetat

afin de reacutealiser la vie totale la vie bienheureuse dans lrsquoeacutegaliteacute aux dieux

Le maicirctre du Jardin par sa penseacutee du deacutesir peut ainsi transformer la formule drsquoun

maicirctre de poeacutesie

Borneacute dans sa nature et borneacute dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu sur terre et y vit fort heureux

183PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets trad fr Daniel Delattre in D DELATTRE

et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens opcit p 56490

Table des annexes

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination 92

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 2094

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI97

91

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination

La sentence vaticane 63 fait lrsquoobjet de trois lectures et deux interpreacutetations diffeacuterentes celle de Jean Bollack qui laisse le texte tel qursquoon

le lit dans le manuscrit celle que reprend Jean Salem agrave Peter Von der Muumlhll et celle drsquoHermann Usener propositions dont le sens revient agrave peu

pregraves au mecircme Cette diffeacuterence tient agrave ce que lrsquounique manuscrit le codex Vaticanus Graeligcus 1950 livre un texte qui peut sembler deacuteroutant

certains eacutediteurs du texte ont donc preacutefeacutereacute le modifier afin drsquoen tirer un sens a priori plus satisfaisant

Jean Bollack184 Hermann Usener185 Peter Von der Muumlhll186 (reprise par Jean Salem)

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθάριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πάσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λιτότητι μεθόριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθαριότης ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

laquo Il reste clair mecircme dans cette preacutecision

qui si lrsquoon nrsquoy prend garde megravene agrave peu

pregraves agrave la situation de celui qui se perd

dans lrsquoindeacutetermination raquo

laquo Il existe aussi une limite dans la simplici-

teacute et celui qui ne la considegravere pas se re-

trouve presque comme dans la situation

de celui qui se perd par lrsquoillimitation raquo

laquo Il y a mecircme dans la restriction une me-

sure celui qui nrsquoen tient pas compte se

trouve agrave peu pregraves dans la situation de celui

qui srsquoeacutegare par manque de limitation raquo187

En effet si la tradition manuscrite semble claire les mots qursquoelle transmet le sont beaucoup moins Crsquoest en tentant de trouver un sens que les

eacutediteurs Hermann Usener le premier ont chercheacute agrave modifier le texte En effet la phrase ne preacutesente pas de sujet et le sens courant des mots ne

184EacutePICURE Sentence Vaticane 63 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975p 535-536

185Id in K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr Klassiche Philologie no 10 1888 p 175-201 p196 traduction personnelle

186Id in P VON DER MUEumlHLL Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et Leipzig Teubner 1922 p 67

187J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 94-95 Texte grec citeacute note 1 p 9592

creacutee pas de signification satisfaisante par rapport agrave ce qui eacutetait attendu de lrsquoeacutepicurisme La retouche drsquoUsener concerne deux mots il donne un

sujet (μεθόριος la limite) et remanie le compleacutement de λεπτότητι (finesse) en λιτότητι (simpliciteacute) celle de Von der Muumlhll agrave sa suite est plus

leacutegegravere puisqursquoil propose simplement de transformer lrsquoadjectif καθάριος (pur net) en substantif καθαριότης (frugaliteacute) ce qui agrave par lagrave mecircme

lrsquoavantage de donner un sujet exprimeacute de la phrase Dans les deux cas on retrouve un sens moral ougrave lrsquoexcegraves et lrsquoasceacutetisme sont condamneacutes drsquoun

mecircme geste

Jean Bollack parvient agrave eacutetablir un sens sans retouche agrave partir de sens moins communs des mots preacutecision pour λεπτότης et preacutefegravere

indeacutetermination agrave illimitation pour ἀοριστία Il prend aussi le parti de poser que le sujet nrsquoest pas exprimeacute et que καθάριος est un adjectif qui y

renvoie Crsquoest alors la preacutecision et non la simpliciteacute qui est viseacutee et son pendant nrsquoest plus lrsquoillimitation mais lrsquoindeacutetermination le texte prend

alors le sens de la juste distance qursquoil faut tenir dans la preacutecision du savoir

Pour notre part nous preacutefeacuterons la version avec le moins drsquointervention qui donne donc un sens eacutepisteacutemique et non moral agrave cette sentence

Cependant nous espeacuterons avoir exposeacute les faits de sorte que chacun puisse se faire son avis judicent lectores

93

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 20

Les maxime 29 et sentence 20 sont geacuteneacuteralement consideacutereacutees comme identiques hormis dans lrsquoeacutetablissement du texte de Jean Bollack

qui srsquoen reacutefegravere uniquement aux manuscrits188 Sans ajout par conjoncture on obtient ainsi les deux textes suivants

Maxime 29 Sentence 20

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι

αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ

φυσικαὶ μέν οὐκ ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Φυσικὰς καὶ ἄναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἁλγηδόνας

ἀπολυούσας ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψουςmiddot φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ

τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ

ἄλγημα ὡς πολυτελῆ σιτίαmiddot οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτrsquoἀναγκαίας ὡς

στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacuteces-

saires les autres ni naturels ni neacutecessaires mais ad-

viennent en raison de lrsquoopinion vaine

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires

drsquoautres sont naturels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en rai-

son de lrsquoopinion vaine

Eacutepicure considegravere comme naturels et neacutecessaires ceux qui dis-

sipent les douleurs comme la boisson pour la soif naturels mais

non-neacutecessaires ceux qui varient seulement le plaisir sans suppri-

mer la douleur comme des aliments riches ni naturels ni neacuteces-

saires comme les couronnes et les statues que lrsquoon eacuterige

188Nous reprenons lrsquoargumentation que Jean BOLLACK a deacuteveloppeacute dans La penseacutee du plaisir op cit p 347-349 ainsi que sestraductions (p 448 pour la sentence 20)

94

La Maxime 29 a eacuteteacute jugeacutee incomplegravete degraves la Renaissance ougrave Estienne a transformeacute ainsi le texte

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ ltκαὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶgt καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Sous cette forme elle reprenait la tripartition de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee deacutejagrave connue par Diogegravene Laeumlrce Par ailleurs la scolie agrave cette maxime que

nous reproduisons ici189 la reacutepegravete encore une fois en lrsquoillustrant ce qui peut sembler confirmer la preacutesence de la tripartition agrave cet endroit-lagrave La

deacutecouverte en 1888 des Sentences Vaticanes mdash dont certaines reprennent litteacuteralement des Maximes mdash et surtout de la sentence 20 nrsquoa fait que

donner le sentiment de confirmation Lrsquoerreur du copiste qui srsquoest diffuseacutee serait un saut du mecircme au mecircme pheacutenomegravene dans lequel un

morceau de texte est omis agrave cause drsquoune reacutepeacutetition Ici la confusion entre un premier ἀναγκαῖαι et le deuxiegraveme aurait obstrueacute une cateacutegorie de

deacutesir celle des naturels et neacutecessaires

Alors pourquoi porter le doute lagrave ougrave pour une fois la chose semble claire De fait la cause nrsquoest pas sans ombre

Drsquoune part lrsquoexplication drsquoerreur proposeacutee nrsquoest pas tout agrave fait satisfaisante le saut du mecircme au mecircme nrsquoimplique pas neacutecessairement la

disparition du second δέ que lrsquoon trouve dans la sentence avant la cateacutegorie des deacutesirs vains Drsquoautre part aucun manuscrit consulteacute par Jean

Bollack190 ne porte trace de modification sur ce passage alors mecircme que la scolie aurait pu susciter lrsquoattention drsquoun copiste sur une troisiegraveme

cateacutegorie manquante agrave ne pas oublier Enfin la scolie nrsquoest pas forceacutement une simple illustration des cateacutegories eacutenonceacutees dans la maxime mais

un compleacutement un rappel de la vulgate eacutepicurienne qui trouve ici sa meilleure occasion du fait que lrsquoapophtegme en contienne deacutejagrave deux

189Pour la leacutegitimiteacute de la scolie voir supra p 67 sq

190Il les recense et srsquoexplique de ses choix aux pages 1 agrave 13 de son ouvrage95

Ajoutons qursquoavec une maxime eacutepureacutee on obtient une nouvelle signification et non une reacutepeacutetition de la tripartition qui nous semble plus

inteacuteressante laquo le principe de classification loin de reprendre celui de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction

mecircme raquo eacutecrivait Jean Bollack Nous avons essayeacute drsquoexpliquer lrsquointeacuterecirct drsquoune Maxime 29 sans ajout dans notre deacuteveloppement191

Quant agrave la sentence 20 elle est peut-ecirctre deacuteriveacutee de la maxime mais du fait de son apparition plus tardive son contenu fait selon nous plutocirct

signe vers une simplification de la doctrine qui reprend la tripartition pour ses aspects pratiques sans srsquoencombrer de la motivation theacuteorique

drsquoune telle classification

191Voir supra p 4696

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI

Parmi les textes releveacutes par nous pour eacutetudier la notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens il y a un fragment de Philodegraveme de Gadara dans son livre supposeacute

Περὶ αἰρεσεῶν καὶ φυγῶν Des choix et des rejets (connu aussi sous son titre latin De electionibus et fugis ou son titre anglais On choices and avoidances)

Dans cette fin de traiteacute retrouveacute sur le papyrus numeacuteroteacute Pherc ndeg1251 lrsquoauteur semble eacutetablir apregraves ce qui paraicirct ecirctre une partie de la classification

canonique des deacutesirs une liste sur les deacutesirs tout agrave fait nouvelle qui ne serait pas comprise dans la tripartition classique et porterait sur les diverses faccedilons

drsquoecirctre ou causes des deacutesirs Cependant le texte est fragile un peu mysteacuterieux et les restitutions interpreacutetations et traductions divergent sans solution

satisfaisante ce qui rend son utilisation trop deacutelicate pour nous Nous nous proposons de reacutesumer et de critiquer les positions sur diffeacuterents points que nous

avons pu observer Drsquoabord le texte lui-mecircme tel qursquoon le trouve eacutetabli dans lrsquoouvrage de reacutefeacuterence192 avec la traduction franccedilaise de reacutefeacuterence193

ndash ndash ndash αἱ μέν εἰσιν ἀναγ] | καῖα[ι αἱ δrsquo οὐκ ἀναγκαῖαιmiddotαὐτῶν] | δrsquo ἐκε[ίνω]ν [εἰσὶ]ν ἀναγ[καῖαι] | αἱ μ[ὲν πρὸςτὸ ζ]ῆν αἱ δ[ὲ πρὸς] | τὸ ἄγ[ει]ν [ἐν ὑγι]είαι τὸ σῶ[μα] |αἱ δὲ [πρὸς] τὸ μ[α]καρίως [ζῆ]ν κα|τὰ τά[ς γε]δ[ι]α[φ]ερούσας α[ἰ]τίας | οὐδrsquo ἀ[θρό]ον καὶδιαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] ἔφ[αμ]ε[ν] ὧν αἱ μ[ὲ]ν ὡ[ς]δ[ο] | κε[ῖ δε]ινὰς ἐμποιοῦσ[ι]ν κα|ταιγ[ί]δας α[ἱ]δrsquo οὔ καὶ τινὲς | μὲν ἄ[ω]ροι διrsquo ἐλλειμμάτων | γίνονταίτ[ι]νων αἱ δrsquo ἀprimeπrsquo ἐπαι[σθη] | μάτων [τῶ]ν τοῦ χαίρον-τος καὶ | τινὲς μὲν ἀπὸ συνηθειῶν | τινὲς δὲ καὶ χωρὶςτούτων | καὶ τινὲς μὲν ἀφrsquo ἡμῶν καταρ| [ χ]όμ[ε]ναι τινὲςδὲ τῶν ἔξω| [ θεν ὡσπ]ε[ρε]ὶ τρῶσιν ἐργα|σαμέ[νων] ἤτοι

Col VI(1)

(5)

(10)

ltLes deacutesirsgt sont pour partie neacutecessaires et pour partie non-neacutecessairesParmi les premiers ceux qui sont neacutecessaires il y a ceux qui sont neacutecessaires agrave lavie ceux qui le sont au maintien du corps en bonne santeacute et ceux qui le sont agrave la vie bienheureuse pour prendre du moins les cas dans leur diversiteacute [de cause] et non tous agrave la fois[En outre nous parlons de diffeacuterentes causes parmi lesquelles] les unes semble-t-il provoquent dans lrsquoacircme de terribles ouragans drsquoautres non Certaines restent inassouvies du fait de certains manques drsquoautres reacutesultent de ressentis speacutecifiques pour qui eacuteprouve de la joie Il en est qui reacutesultent drsquohabitudes et drsquoautres qui sont justement indeacutependantes Si les unes trouvent en nous leur point de deacutepart drsquoautres apparaissent par suite drsquoune sorte de blessure infligeacutee par les objets exteacuterieurs ou encore

192PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit 85-100 Les [ ] signalent des lettres illisibles mais preacutesentes et reacutetablieset les lt gt des ajouts de lrsquoeacutediteur

httpstephanustlguciedujanusbiusorbonnefrIrisCite15950113499 (visiteacute le 17 mars 2018)

193PHILODEgraveME Des choix et des rejets trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564-565 traductionmodifieacutee

97

τῶν κατὰ | στέρ[ησι]ν κτητῶν κατrsquo ἐπί| [ ν]οια[ν α]ὐτήνmiddotκαὶ τιν[ὲς μὲν hellip (14)

par des choses que la privation donne envie de posseacuteder rien que drsquoy penser Drsquoautres encore raquo

On le voit le texte du papyrus est assez alteacutereacute et demande des restitutions pour ecirctre compreacutehensible notamment le deacutebut de cette sixiegraveme

colonne ougrave le sujet agrave qui lrsquoon attribue toutes les oppositions qui suivent nrsquoest pas repris Il semble cependant que les lignes 2 agrave 4 reprennent de

pregraves le sect 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee194 avec seulement une inversion du premier et du dernier type Comme il est question ici pour Eacutepicure des

deacutesirs on peut deacuteduire par analogie qursquoil srsquoagit aussi de cela pour Philodegraveme

Or Voula Tsouna-McKirahan qui a eacutetablit et traduit le texte en anglais propose dans son ouvrage sur lrsquoeacutethique de Philodegraveme paru en 2007 un

remaniement agrave sa traduction elle preacutefegravere comprendre qursquoil srsquoagit lagrave des plaisirs et non des deacutesirs

[Of natural pleasures some are necessary others not necessary and of the necessary pleasures themselves] some are

necessary for life others for the health of the body others for living happily according to their different causes but not

all of them taken together Further [we call] different causes those causes some of which as it seems produce terrible

storms while others do not some are formed prematurely because of certain defects and others because of our feelings

of joy some are the result of habit while others come to be even regardless of our habits yet some originate in ourselves

while others arise because of external factors or because things which became desirable due to the fact that we lacked

them inflicted (on us) [somethong like] a wound by the very thought of them195

Nous ne comprenons pas ce qui motive ce changement qui rompt la continuiteacute du texte puisqursquoil semble ensuite ecirctre question des deacutesirs via la

description des diffeacuterentes effets et causes (l 6 sq) deacutejagrave annonceacutes agrave la ligne 5 Parler de cause de plaisir qui produirait un trouble (l 7) voilagrave qui

serait non seulement singulier mais aussi contradictoire avec le bien qursquoest le plaisir et surtout on voit mal comment ce trait ne serait pas associeacute

194EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲπρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

195V TSOUNA-MACKIRANHAN The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press 2007 p 1998

au deacutesir qui nous affecte plutocirct qursquoagrave lrsquoobjet du plaisir lui-mecircme De fait le commentaire qui suit montre que la commentatrice identifie

clairement ce passage comme traitant des deacutesirs Philodegraveme modifierait la tripartition drsquoEacutepicure critiqueacutee par Ciceacuteron afin de se rapprocher de

la classification platonicienne196 Cependant elle affirme lrsquoexistence drsquoune classification des plaisirs qui reprend celle des deacutesirs ideacutee envers

laquelle nous eacuteprouvons beaucoup de meacutefiance

Un autre point attire notre attention celui de la traduction franccedilaise En effet nous lrsquoavons modifieacutee afin qursquoelle suive le texte grec eacutetabli

Daniel Delattre propose de lire agrave la ligne 6 ἔφεσις (envie) alors que lrsquoeacutetablissement de texte donne αἰτίας (cause) Il srsquoen explique197 en

rapprochant ce terme drsquoὄρεξις (appeacutetit) agrave la colonne preacuteceacutedente lequel est donneacute pour synonyme drsquoἔφεσις dans un Lexique datant du VIe siegravecle

celui drsquoHeacutesychios198 Ce choix est sans doute une reacuteaction agrave lrsquoeacutetrangeteacute du passage ougrave les deacutesirs et leurs causes nrsquoeacutetant pas clairement distingueacutes

on ne sait si ce qui est preacutediqueacute srsquoapplique aux uns ndash ce que nous deacuteduirions du sens ndash ou aux autres ndash ce qui apparaicirct grammaticalement ndash

Trois objections nous viennent La premiegravere vient de ce que le mot αἰ| [ τίας] (l6) cause ne semble pas faire lrsquoobjet de doute dans son

reacutetablissement autant par la reacutepeacutetition et le lien qursquoil forme avec la preacuteceacutedente occurrence lrsquoapparat critique ne propose pas drsquoautres variantes

La deuxiegraveme tient agrave ce que le mot ἔφεσις (envie) est drsquousage rare avant notre egravere mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas inexistant La troisiegraveme porte sur la

signification que prendrait alors le passage cette modification impliquerait qursquoil y aurait agrave cocircteacute des ἐπιθυμιαῖ (deacutesirs) et des ὄρεξεις

(appeacutetits) des envies dont le texte ne nous permettrait pas de saisir la diffeacuterence ni les rapports avec les autres Philodegraveme peut innover certes

196Id p 19-20 Qursquoil y ait un motif platonicien agrave ne reprendre que les cateacutegories neacutecessaire et non-neacutecessaire est assez probablemais nous doutons que Philodegraveme corrige Eacutepicure il reprend seulement lrsquoopposition qui lrsquointeacuteresse quant agrave lrsquoobjection de Ciceacuteronnous semble assez mal fondeacutee

197D Delattre Les eacutepicuriens op cit note 13 p 1246

198Disponible en grec sur httpselwikisourceorgwikiCE93CEBBE1BFB6CF83CF83CEB1CEB9(consulteacute le 23 avril 2018)

99

mais nous nous voyons pas ce qursquoapporte une telle cateacutegorie par rapports aux preacuteceacutedentes Lrsquoensemble de ces consideacuterations fait que nous

trouvons la proposition de M Delattre trop audacieuse mecircme si elle reste dans le champ du possible

Crsquoest finalement le διαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] de la ligne 6 qui pose problegraveme Le texte est fragile la restitution table sur la reacutepeacutetition

en deacutebut de phrase drsquoun syntagme en fin de la phrase preacuteceacutedente il faut neacuteanmoins parier sur la reacutepeacutetition exacte ce qui oblige agrave rajouter des

lettres et eacutecarter lrsquoideacutee aussi possible de la reprise du terme διαφερούσας sous une autre forme Mais plus que cette proposition qui reste fort

probable crsquoest le sens qursquoelle semble indiquer qui est probleacutematique En effet voilagrave qui est eacutetrange Philodegraveme nous parle de causes mais

semble dans les faits traiter des deacutesirs Ce qui rend le passage difficilement compreacutehensible crsquoest finalement la difficulteacute agrave eacutetablir la transition de

la ligne 6 entre deux phrases fragmentaires En effet crsquoest ce manque qui pose problegraveme on ne sait pas de quoi exactement il est question dans

cette liste agrave moins de recourir aux interpreacutetations dont nous avons vu qursquoelles eacutetaient toutes aussi varieacutees que cette liste de Philodegraveme et nous

souhaitons ajouter la nocirctre afin de faire reacutefleacutechir sur une nouvelle proposition

Nous pensons pour notre part que ce mot αἰτίας (cause) renvoie aux τὰ ποιητικὰ τῶν ἡδονῶν ce qui produit le plaisir que nous

assimilons aux objets du deacutesir ce drsquoautant plus qursquoil a eacuteteacute question du rapport entre deacutesir et ce qui produit le plaisir dans un passage anteacuterieur (V

3-7)199 Notre phrase traiterait alors des diverses causes du deacutesir et des effets provoqueraient diffeacuterents objets produisant le deacutesir en nous Nous

proposons le sens suivant agrave la phrase deacutebutant ligne 6 les diffeacuterents objets du deacutesir causent des deacutesirs tels que les uns nous perturbent et les

autres non etc puis vient une liste des divers effets ou origines de deacutesirs causeacute en fonction de diffeacuterents objets En traduction cela donnerait

laquo nous affirmons que ltviennentgt de diffeacuterentes causes [ie objets de deacutesirs] ltdes deacutesirsgt parmi lesquels les uns provoquent des tempecirctes dans

lrsquoacircme et drsquoautres non etc raquo

199Μετὰ δὲ ταῦτα καὶ τὰς τῶν ἐπιθυμιῶν περί τε τὰς ἡδονὰς καὶ τὰ ποιητικὰ διαφορὰς ἀναλογιστέονhellip laquo Apregraves quoi il faut prendre en compteles diffeacuterences entre des deacutesirs de plaisirs et ce qui produit le plaisir raquo PHILODEgraveME Des choix et des rejets op cit V 3-7 p 564 Les deacutesirs ontpour objet ce qui est reacuteputeacute produire le plaisir et ce qui produit le plaisir ce manque de distinction confusion entraicircne des mauvais choixen privileacutegiant des deacutesirs vains et en meacuteprisant les deacutesirs neacutecessaires Ce passage se trouve dans la colonne immeacutediatement preacuteceacutedantnotre texte (ndegV) mais ne le preacutecegravede pas immeacutediatement car il existe une lacune estimeacutee agrave 20 lignes en fin de cette colonne

100

101

Bibliographie

Sources

I- EacutePICURE

A-EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- BOLLACK Jean Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1971

- CONCHE Marcel Lettres et maximes Paris Pr Univ de France coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987

- LAKS ANDREacute laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la Vie drsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PUL Lille coll laquo Cahiers dePhilologie raquo no 1 1976 p 1-118

- USENER HERMANN (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

- VON DER MUEumlHLL Peter Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et LeipzigTeubner 1922

- WOKTE Karl et Hermann USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlrKlassiche Philologie no 10 1888 p 175-201

B-TRADUCTIONS

- DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie drsquoEacutepicure in Vies et doctrines des philosophes illustres Marie-OdileGoulet-Cazeacute (eacuted) Jean-Francois Balaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaisecoll laquo La pochothegraveque raquo 1999

II- PHILODEgraveME DE GADARA

- PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in DELATTRE DANIEL et JACKIE PIGEAUD

(eacuted) Les eacutepicuriens Daniel Delattre (trad) Paris Gallimard coll laquo Bibliothegraveque de laPleacuteiade raquo no 564 2010 p 534-740

- PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances Voula Tsouna-MacKiranhan etGiovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro raquo no 15 1995

- PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquoira Giovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuoladi Epicuro raquo no 5 1988

III- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in DELATTRE DANIEL et JACKIE

PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens Pierre-Marie Morel (trad) Paris Gallimard colllaquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 564 2010 p 1028-1072

102

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription Martin Ferguson Smith (eacuted) NapoliBibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro Supplementi raquo no 1 1993

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscriptionMartin Ferguson Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di EpicuroSupplementi raquo no 3 2003

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen laquo Review of Supplement to Diogenes of Oenoanda the EpicureanInscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 79 2007 p 30-34

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen et Martin F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica no 42 2009 p 1-48

IV- AUTRES AUTEURS DE LrsquoANTIQUITEacute

LUCREgraveCE

- LUCREgraveCE De rerum natura Joseacute Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion coll laquo GF raquono 993 1997

ARISTIPPE

- E MANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill1961

- M ONFRAY (eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie GeacuteneacuteraleFranccedilaise 2006

ARISTOTE

- ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris colllaquo CUF raquo 1966

- ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris coll laquo Bibliothegraveque des textesphilosophiques raquo 1959

CICEacuteRON

- CICEacuteRON De finibus bonum et malorum Jules Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922

DEacuteMOCRITE

- DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques Jean-Paul Dumont et Hermann Diels (eacuted) ParisGallimard coll laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 345 1988

PLATON

- PLATON Oeuvres complegravetes Luc Brisson (eacuted) Monique Dixsaut (trad) Paris Flammarion2014

103

- PLATON Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967 vol 1

- PLATON Phegravedre Victor Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI

Commentaires

- BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le vocabulaire drsquoEpicure Paris Ellipses 2002

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997

- FREgraveRE Jean Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacutedLes belles Lettres coll laquo Collection drsquoeacutetudes anciennes raquo 1982

- MOREAU Joseph laquo Eacutepicure et la physique des Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70no 3 1968 p 286-294

- PIETTRE Reneacutee laquo Eacutepicure dieu et image de dieu  une autarcie extatique raquo Revue delrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

- RODIS-LEWIS Geneviegraveve Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975

- SALEM Jean Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin colllaquo Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie raquo 1989

- SEDLEY David laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille coll laquo Cahiers de philologie raquo no 1 1976 p 119-159

- TSOUNA-MACKIRANHAN Voula The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press2007

- VESPERINI Pierre Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard colllaquo Lrsquoeacutepreuve de lrsquohistoire raquo 2017

- VESPERINI Pierre laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine

httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 (consulteacute en ligne le 18 mars 2019)

- VESPERINI Pierre La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome EacutecoleFranccedilaise de Rome coll laquo Bibliothegraveque des Eacutecoles Franccedilaises drsquoAthegravenes et de Rome raquono 348 2012

104

Glossaire

Agrave lrsquoattention de mes amis et de ceux qui nrsquoeacutetudient pas la philosophie et lrsquoAntiquiteacute

Un glossaire est un pont entre la techniciteacute drsquoun travail et lrsquoenvie de le partagerIl ne srsquoadresse donc pas aux speacutecialistes qui roulent en VTT sur le vocabulairespeacutecialiseacute mais agrave ceux qui pourrait buter sur un mot avec leur veacutelo quotidienEt comme il nrsquoy a pas mieux qursquoun peu de rire pour agreacutementer lrsquoeffort monbut est ici de placere et docere plaire et instruire ce qui oblige parfois agrave sortirde la mine quelque peu grave et neutre du chercheur Qursquoon mrsquoen excuse etque lrsquoon poursuive son chemin

Les mots preacutesents dans ce glossaire sont ceux qui sont suivis drsquoune asteacuterisquedans le corps du texte

bull Apophtegme du grec ἀπόφθεγμα synonyme de sentence (tregraves utile quand on parledeacutejagrave des Maximes Capitales et des Sentences Vaticanes)

bull Axiologique qui touche agrave un systegraveme de valeurs

bull Cyreacutenaiumlque philosophie antique initieacutee par Aristippe de Cyregravene ougrave chaque plaisirisoleacute constituait le souverain bien Si vous avez bien lu ce meacutemoire vous savezpourquoi il nrsquoen va pas de mecircme chez Eacutepicure

bull Dialectique art de diviser pour mieux reacutegner sur les choses Non en veacuteriteacute crsquoest unepartie reacutecurrente de certaines philosophies antiques qui vise entre autres agrave cateacutegoriserles choses sous des concepts individueacutes autrement dit lrsquoart de distinguer les chosesentre elles et de produire des deacutefinitions comme je le fais en ce moment

Autre sens possible en philosophie antique art du dialogue qui avance ndash les sourds ensont malheureusement exclus (Hors-sujet Chez Hegel il faut comprendre qursquoil srsquoagitdu dialogue des ideacutees qui avancent en se contredisant puis en deacutepassant leurscontradictions ce qui est selon lui la structure du reacuteelhellip Et si vous nrsquoecirctes pas drsquoaccordavec cette thegravese crsquoest bien la preuve que vous ecirctes tout agrave fait dedans et que vous allezbientocirct ecirctre deacutepasseacute Pas tregraves facile de dialoguer avec Hegel )

bull Dichotomie division en deux parties

Pourquoi pas un autre mot Le problegraveme du mot franccedilais division est qursquoil nepreacutecise pas en lui-mecircme combien de part reacutesultent de cette opeacuteration sinon les tablesde division seraient beaucoup plus simples agrave meacutemoriser

105

bull Doxographe celui qui rapporte les doctrines (doxa) des autres

Diogegravene Laeumlrce (IIe-IIIe siegravecles de notre egravere) est le grand doxographe de lrsquoAntiquiteacutegracircce auquel nous sont parvenues bien des noms et des penseacutees qui nrsquoauraient que peuvoire pas du tout eacuteteacute transmises comme celle drsquoEacutepicure Vous ne pouvez qursquoimaginerla sympathie et lrsquointeacuterecirct que je lui portehellip

bull Ecdotique discipline qui concerne lrsquoeacutetablissement de texte Dans drsquoautres languescomme lrsquoitalien ou lrsquoallemand on appelle ccedila Philologie (ou filologia) mais pourquoifaire simple quand on peut faire compliqueacute

bull Eacutepisteacutemologie domaine de la philosophie qui srsquointeacuteresse agrave la maniegravere de connaicirctreaux processus de creacuteation de connaissance ainsi qursquoagrave sa valeur

bull Heacutetaiumlre du grec ἐταῖρος compagnon puis au feacuteminin courtisane

bull Heacuteteacuterogegravene qui nrsquoest pas de mecircme nature comme les grumeaux et la pacircte lorsquevous preacuteparez des crecircpes

bull ie pour id est agrave savoir autrement dit Crsquoest eacutecrit en italique crsquoest-agrave-dire que crsquoestune locution eacutetrangegravere ie latine dans mon cas

bull Informer Nrsquoallumez pas votre radio ou teacuteleacutevision car voilagrave lrsquoexplication en directLitteacuteralement crsquoest donner une forme de lrsquointeacuterieur (in-formare) crsquoest-agrave-dire unestructure agrave quelque chose qui nrsquoen a pas

Typiquement des philosophies comme celles de Platon ou drsquoAristote pensent que lamatiegravere nrsquoa pas de forme (in-forme avec le preacutefixe franccedilais privatif in- qursquoil ne fautpas confondre avec le preacutefixe latin in- agrave lrsquointeacuterieur) et que lrsquoideacutee rentre dedans pour lastructurer Exemple pour ceux qui ont bien suivi la pierre informe que le sculpteur vainformer selon lrsquoideacutee de son sujet pour qursquoelle en prenne lrsquoimage

bull Loci pluriel de locus version latine de τόπος qui signifie de maniegravere pas tregravescommune pour les non-latinistes lieux communs

bull Lyceacutee (lyceacuteen) Aristote nrsquoest plus tout jeune il nrsquoa pas dix-sept ans et des problegravemespour srsquoinscrire dans des formations du supeacuterieur via ParcourSup Il fait mieux il creacuteesa propre eacutecole en 355 av J-C Et pour mieux embrouiller les esprits dans vingt-cinqsiegravecles lrsquoancien membre de lrsquoAcadeacutemie creacutee le Lyceacutee (un signe de reacutegression dirontcertains de ses collegravegues envieux) Lyceacutee vient de λύκειον lieu pregraves duquel Aristotedeacutelivrait son enseignement il deacutesigne donc lrsquoeacutecole drsquoAristote Vous retiendrez doncque les lyceacuteens sont vieux de plus de deux milleacutenaires

106

bull Lycien Non ce nrsquoest pas une faute de frappe ou un autre accent pour deacutesigner leterme preacuteceacutedent mais un habitant de la Lycie province antique de lrsquoAsie Mineureactuellement au Sud-Ouest de la Turquie agrave lrsquointeacuterieur des terres Crsquoest dans cetteprovince que se situait Oinoanda ougrave un mur graveacute eacutepicuriennement par un certainDiogegravene a eacuteteacute retrouveacute crsquoest donc lui que nous deacutesignons sous cet adjectif

bull Ontologiquement par deacutefinition par nature par essence intrinsegravequement hellip Si vousavez drsquoautres caracteacuteristiques essentielles qui deacutefinissent mieux lrsquoontologie nrsquoheacutesitezpas agrave les ajouter hellip

bull Paraclausithuron thegraveme litteacuteraire latin ougrave lrsquoamant eacuteploreacute attend devant la portefermeacutee de sa dulcineacutee

bull Reacuteduire dans la cuisine philosophique pouvoir ramener totalement une chose agrave uneautre

bull Scholarque du grec σχόλη eacutecole et ἀρχῶν commandant le scholarque est celuiqui dirige une eacutecole philosophique dans lrsquoAntiquiteacute apregraves son fondateur Le premierscholarque eacutepicurien fut Hermarque ami drsquoEacutepicure qui pris la succession de lrsquoeacutecole agravesa mort

bull Synoptique qui donne une vision drsquoensemble

bull Terminus post quem locution latine (ccedila ne vous eacutetonnera pas de moi) qui deacutesigneune borne apregraves laquelle un eacuteveacutenement a eu lieu Son pendant chronologique est leterminus ante quem

Par exemple la remise du meacutemoire a pour terminus ante quem le 7 juin au soir et lecontentement de lrsquoauteur aura pour terminus post quem cette mecircme date

107

Table des matiegraveres

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat3

Sommaire6

Introduction7

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

1- Lucregravece une Veacutenus cynique 58

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non 61

α - Saisie du problegraveme61

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute63

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)64

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions65

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence67

ζ- Conclusion68

3- Questionnement de la question69

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

108

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

Conclusion geacuteneacuterale88

Table des annexes91

Bibliographie102

Glossaire105

Table des matiegraveres108

109

REacuteSUMEacute

Le deacutesir ne pouvant ecirctre reacuteduit agrave la raison lrsquoappreacutehension de cet affect par une philosophie lacontrait agrave reacuteveacuteler ses partis-pris eacutethiques Lrsquoeacutepicurisme en placcedilant le plaisir comme souverain bien et butde tous les vœux ne peut eacutechapper agrave la question du deacutesir Au fil des textes et des fragments qui nous restentse dessine par petites touches une certaine penseacutee du deacutesir Crsquoest ce traitement eacutepicurien des deacutesirs que cemeacutemoire se propose de deacutegager La logique physique de cet affect que lrsquoon peut tirer de lrsquoatomismeeacutepicurien permet de comprendre le fonctionnement du deacutesir ainsi que ses limites crsquoest-agrave-dire sa deacutefinitiondans le cadre du corps humain De la douleur agrave lrsquoapaisement du manque agrave la satisfaction le deacutesir donnelrsquoeacutelan vers la limite du corps qui est la perfection laquelle nous rend divin Au-delagrave de cette limite cebeacuteneacutefice nrsquoest plus valide et se transforme en source de maux sans fin sans satisfaction possible Une foisbien deacutelimiteacute ce champ du deacutesir on peut en deacutegager une cartographie interne agrave partir des termes deacutesignantles deacutesirs et de la ceacutelegravebre classification de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui structure la theacuteorie eacutethique du deacutesirCependant ce cadre ne suffit pas agrave deacutecider de la poursuite ou lrsquoabandon drsquoun deacutesir concret Seul le plaisiren tant que but est le critegravere drsquoun tel choix Mais ce plaisir doit ecirctre conccedilu comme le souverain bien quicomprend en positif des plaisirs particuliers et en neacutegatif lrsquoabsence de trouble du corps et de lrsquoacircme ce quineacutecessite de renoncer agrave la poursuite de certains plaisirs

Cette eacutetude srsquoappuie sur les textes eacutethiques drsquoEacutepicure dans la traduction proposeacutee par JeanBollack ainsi que sur les fragments de Diogegravene drsquoOinoanda et sur ceux du traiteacute de Philodegraveme de GadaraDes choix et des rejets (dont la colonne VI est interpreacuteteacutee en annexe) Lucregravece est pris comme un teacutemoinindispensable de lrsquoeacutepicurisme sans en ecirctre pour autant acteur selon la thegravese de Pierre Vesperini

MOTS CLEacuteS Eacutepicure eacutepicurisme deacutesir philosophie antique classification des deacutesirs tripartition desdeacutesirs Diogegravene drsquoOinoanda Philodegraveme de Gadara Des choix et des rejets Jean Bollack

SUMMARY

The notion of desire in Epicurean philosophy

As desire cannot be reduced to reason a philosophy attempting to understand this passion is forced toreveal its ethical postulates Moreover it is impossible for a philosophy positing pleasure both as the sovereigngood and as the object of all wishes to sidestep the study of desire Hence this dissertation intends to identifyand analyse the epicurean theory of desire The phyiscal logic of desire which finds its roots in epicureanatomism enables to discern not only the inner workings of this passion but also its definition that is itsdelimitation in relation to human nature From pain to assuagement from want to satisfaction desire gives theimpetus towards the limit of perfection the attainment of which confers divine status But as soon as this limit iscrossed desire starts working against us becoming impossible to satisfy and thereby an endless source oftorment Once this realm of desire is defined one can draw up its inner map notably thanks to the Letter toMenoeceus which also enables to understand the epicurean ethical theory of desire However the classificationcontained in the Letter should not be conceived as an infallible guide that explicitly tells us how to handle ourdesires When a choice has to be made it is only by following the criterion of pleasure that one can be sure totake the right decision But this requires to understand the exact nature of the ultimate pleasure that is ofperfection Its first element consists in the absence of bodily and spiritual trouble a state attained by the pursuitof specific types of pleasures But perfection also implies the attainment of positive pleasureThis study that primarily relies on the ethical texts written by Epicurus (in Jean Bollacks translation) iscompleted by analyses of fragments from Diogenes of Oenoanda and of Philodemus de Gadaras treatise OnChoices and Avoidances (the column VI of which is interpreted in the annex) This work also draws from thetexts of Lucretius but following Pierre Vesperinis thesis he is considered as a witness of epicurism rather thanas a follower of this school of thought

KEYWORDS Epicurus epicureanism desire Ancient philosophy classification of desires Diogenes ofOinoanda Philodemus of Gadara On choices and avoidances Jean Bollack

  • Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir
  • Conclusion
  • Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs
  • Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour
  • Conclusion
Page 3: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat

Je soussigneacute(e)helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip deacuteclare sur

lrsquohonneur

- ecirctre pleinement conscient(e) que le plagiat de documents ou drsquoune partie drsquoun document

publieacutes sur toutes formes de support y compris lrsquoInternet constitue une violation des droits

drsquoauteur et un deacutelit de contrefaccedilon sanctionneacute drsquoune part par lrsquoarticle L335-2 du Code de la

Proprieacuteteacute intellectuelle et drsquoautre part par lrsquouniversiteacute

- que ce meacutemoire est ineacutedit et de ma composition hormis les eacuteleacutements utiliseacutes pour illustrer

mon propos (courtes citations photographies illustrations etc) pour lesquels je mrsquoengage agrave

citer la source

- que mon texte ne viole aucun droit drsquoauteur ni celui drsquoaucune personne et qursquoil ne contient

aucun propos diffamatoire

- que les analyses et les conclusions de ce meacutemoire nengagent pas la responsabiliteacute de mon

universiteacute de soutenance

Fait agrave

Le

Signature de lrsquoauteur du meacutemoire

Agrave tous mes enseignants de latin et de grec

qui mrsquoont initieacutee agrave ces deux langues ces deux

cultures Cette Antiquiteacute

laquo elle vit de vie elle ne me quitte pas raquo

Et comme un meacutemoire ne srsquoeacutecrit pas tout seul hellip

Je remercie M Michel FATTAL mon directeur de meacutemoire pour lrsquoattention

qursquoil a donneacute agrave ma parole lors de nos eacutechanges

Je remercie M Bernard ECK et M Florian BARRIEgraveRE pour avoir bien voulu

reacutepondre agrave mes questions sur le scholies et les apparats critiques

Je remercie mes relectrices Manon PICQUETTE et Bernadette CHAOUITE ainsi

que mes relecteurs de parents Caroline et Bertrand CHARLOIS pour leur soin

dans la relecture et leurs remarques toujours pointues

Un grand merci aussi Olivia DEGOND pour son anglais sa relecture son

soutien sa capaciteacute agrave faire accoucher mon acircmehellip et son amitieacute

Enfin jrsquoai une penseacutee toute particuliegravere pour mes camarades de promotion qui

ont contribueacute par leur preacutesence et leur bienveillance agrave ce que ce travail se fasse

dans plus drsquoassurance et de joie Alban Adrien Alexis Baptiste Eacutelisa

Eacutezeacutequiel Marianna Marius Meacutelissa Morgane William hellip soyez-en

remercieacutes

Et un remerciement particulier agrave Baptiste PICHOT relecteur du glossaire et

avec qui jrsquoai partageacute jusqursquoau bout lrsquoeacutepreuve du meacutemoire

Sommaire

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

6

Introduction

Borneacute dans sa nature infinie dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu tombeacute qui se souvient descieux

Ces vers drsquoAlphonse de Lamartine1 illustrent dans la veine romantique un pan tragique de la

condition humaine la deacutemesure du deacutesir de lrsquohumain par rapport agrave sa nature Il semble

impossible au deacutesir drsquoecirctre mesureacute et fait toucher agrave lrsquohomme un infini qui ne peut ecirctre que

divin par essence excessif qursquoon ne peut raisonner le deacutesir est un principe de lrsquoaction

humaine concurrent de la raison Ce caractegravere non-rationnel ne se traduit-il pas par ses

ambiguiumlteacutes multiples Agrave la fois puissant moteur de lrsquoaction et facteur de vaines illusions agrave la

fois caracteacuterisant lrsquoindividu et le deacutepassant agrave la fois promesse et danger pour la satisfaction le

deacutesir semble deacutenoter un manque mais produit une tension un surplus dynamique pour le

combler

En tant que pheacutenomegravene humain incontournable et principe axiologique2 diffeacuterent de la

raison le deacutesir met cette-derniegravere agrave lrsquoeacutepreuve lorsqursquoelle cherche agrave le saisir dans un acte

reacuteflexif elle se confronte agrave un pheacutenomegravene radicalement autre qursquoelle-mecircme et force ainsi une

philosophie agrave reacuteveacuteler ses partis pris sur deux points fondamentaux Drsquoune part cette-derniegravere

laisse voir sa maniegravere de concevoir lrsquohumain son fonctionnement et ses affects Drsquoautre part

elle manifeste le statut de la raison ainsi que sa puissance humaine ou surhumaine en la

situant par rapport agrave un affect heacuteteacuterogegravene

Degraves lors nous pensons que le traitement des deacutesirs caracteacuterise de maniegravere speacutecifique ce

domaine de la philosophie qui srsquooccupe de lrsquohomme et de la bonne vie agrave mener agrave savoir

lrsquoeacutethique En effet il permet notamment de fixer la valeur du deacutesir et de ce qui fait lrsquoobjet ou

non du deacutesir Voilagrave pourquoi nous irons jusqursquoagrave dire qursquoil est une voie royale pour

comprendre une eacutethique

Nous choisissons de comprendre une penseacutee qui possegravede des partis pris peu partageacutes

en matiegravere eacutethique car crsquoest aussi par ce deacutecalage que lrsquoon prend pleinement conscience des

1Alphonse DE LAMARTINE laquo LrsquoHomme raquo Meacuteditations poeacutetiques 1820

2Les mots suivis drsquoune asteacuterisque sont deacutefinis dans la Glossaire agrave la fin de ce meacutemoire(p 101)

7

enjeux du traitement des deacutesirs Nous allons nous pencher sur lrsquoeacutepicurisme antique qui loin

de la plainte romantique nous semble penser un deacutesir mesureacute Cette doctrine promeut le

plaisir au rang de souverain bien tout en le reacuteduisant agrave une portion congrue et le deacutesir en

tant qursquoaffect humain qui tend vers le plaisir ne peut pas y ecirctre condamneacute radicalement mais

doit plutocirct avoir un traitement singulier

Mais eacuteclipseacute par des consideacuterations sur le plaisir le deacutesir ne fait pas lrsquoobjet drsquoune analyse

fileacutee chez les commentateurs reacutecents ceux-ci srsquoen tiennent souvent agrave des commentaires

eacuteparpilleacutes au greacute des traductions ou dans les livres consacreacutes agrave la doctrine eacutepicurienne agrave

expliciter et illustrer la ceacutelegravebre classification des deacutesirs Ce manque drsquoanalyse globale produit

souvent la confusion au sein drsquoun mecircme commentaire Par exemple on peut relever dans

lrsquoouvrage drsquoAndreacute-Jean Festugiegravere Eacutepicure et ses dieux par ailleurs inteacuteressant ces deux

propos contradictoires

Sous drsquoautres climats avec drsquoautres tempeacuteraments une telle meacutethode [de

gestion des deacutesirs] aurait pu conduire agrave une sorte drsquoaneacuteantissement de la per-

sonnaliteacute analogue au nirvacircna bouddhique Srsquoil est vrai que la sagesse consiste agrave

eacuteteindre en soi tous les deacutesirs [] lrsquoideacuteal serait drsquoecirctre complegravetement insensible

complegravetement atone et inerte [hellip] Le fait est que [cette voie] ne preacutesente avec la

doctrine eacutepicurienne que des analogies de surface3

Et plus loin

Un mecircme fait drsquoexpeacuterience les angoisses et les incertitudes de lrsquoeacutepoque [hellip]

a conduit Eacutepicure et Pyrrhon au mecircme terme lrsquoextinction des deacutesirs avec cette diffeacute-

rence que toutefois Pyrrhon a pousseacute plus loin le deacutetachement universel4

Ces deux extraits illustrent la tension non-reacutesolue et partant la confusion sur le sort que

lrsquoeacutepicurisme reacuteserve au deacutesir en procircne-t-il lrsquoextinction (mais un peu moins que ceux qui la

procircnent vraiment) Que faire alors de sa valorisation du plaisir En fin de compte propose-t-

il un nirvacircna modeacutereacute ou agrave lrsquoinverse un cyreacutenaiumlsme tempeacutereacute Cette tentative de

compreacutehension de la position drsquoEacutepicure sur les deacutesirs en la pensant comme un milieu entre

deux extrecircmes rate ce qui fait lrsquooriginaliteacute de sa penseacutee du deacutesir Malheureusement cet auteur

est victime drsquoun preacutejugeacute de simpliciteacute eacutetabli agrave lrsquoaune de philosophies tregraves eacuteloigneacutees alors

mecircme que par exemple la briegraveveteacute de son style est un gage de difficulteacute drsquointerpreacutetation

puisqursquoelle srsquoappuye sur lrsquoeacutevidence drsquoun temps qui nrsquoest plus le nocirctre drsquoougrave le risque de

3A-J FESTUGIEgraveRE Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997 p46-47 Crsquoest nous qui soulignons

4Id p 123 Crsquoest nous qui soulignons8

recourir et projeter des cateacutegories modernes sur des probleacutematiques et des enjeux antiques

pourtant tregraves diffeacuterents En plus de preacuteparer le terrain agrave ces deacuteformations ce preacutejugeacute a aussi

tendance agrave preacutesenter un Eacutepicure simplifieacute enlevant ainsi leur complexiteacute et leur force agrave

certains de ses raisonnements Nous affirmons donc avoir affaire agrave un auteur agrave la penseacutee

complexe qui meacuterite qursquoon tente de le comprendre agrave partir de sa doctrine mecircme Crsquoest agrave partir

de lrsquoeacutepicurisme mecircme que lrsquoon cherchera donc agrave cerner cette notion5 de deacutesir dans la doctrine

eacutepicurienne

Nous nous poserons donc la question suivante quel est le traitement de la notion de

deacutesir chez Eacutepicure Preacutecisons le questionnement puisque crsquoest un auteur original quelle est

la speacutecificiteacute de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir Quelles sont les caracteacuteristiques du deacutesir

selon lui Qursquoest-ce qui porte structure limite cet affect Et aussi quelle est la valeur du

deacutesir

Pour aborder la penseacutee eacutepicurienne il est essentiel de mettre en lumiegravere le cadre fondamental

de cette doctrine Le deacutesir comme tout reacutealiteacute chez Eacutepicure est traiteacute du point de vue

atomique et pris dans la science de la nature Agrave partir de cela il apparaicirct que cette science

nous deacutefinit le deacutesir par son extension entre la douleur et le plaisir permise par la limite du

corps humain Agrave lrsquointeacuterieur de cette nature la science nous apprend de faccedilon abstraite ce qui

structure les diffeacuterents rapports entre le corps humain lrsquoobjet du deacutesir et le plaisir ndash tel est le

veacuteritable objet de la classification des deacutesirs ndash De faccedilon concregravete crsquoest la consideacuteration du

corps actuel face agrave un objet particulier et dans une circonstance donneacutee qui permet de deacutecider

si le plaisir deacutecoule de la poursuite du deacutesir ou non Le plaisir est baseacute sur lrsquoabsence de

douleur mais comporte une dimension positive Ce but du deacutesir une fois atteint permet

drsquoacceacuteder agrave la perfection physique de lrsquohomme semblable agrave celle des dieux

Pour appuyer notre conception de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir nous proceacutederons

ainsi Il faut drsquoabord comprendre par quoi cet affect est deacutefini et eacutetudier son fonctionnement

normal Trois eacutetats atomiques du corps humain marquent la meacutecanique du deacutesir le manque

douloureux duquel naicirct le deacutesir la limite du corps combleacute vers laquelle il tend et la perfection

qui srsquoensuit Mais le deacutesir peut encore dysfonctionner et outrepasser cette limite et finir dans

lrsquoexcegraves il faudra saisir ce qui le fait sortir des limites qui constituent sa nature

5Nous parlons de notion de deacutesir et non pas de concept car on peut faire le tour drsquounconcept et clore la penseacutee or le deacutesir nrsquoest pas fixe arrecircteacute de maniegravere deacutefinitivemais cerneacute par des concepts des images des lieux communs hellip

9

Une fois les deacutefinitions exteacuterieures poseacutees nous nous pencherons sur les bornes inteacuterieures au

champ des deacutesirs en srsquoattachant aux sens particuliers des mots deacutesignant les deacutesirs et surtout

aux structures qui deacutepartagent des types de deacutesirs Drsquoabord nous montrerons la speacutecificiteacute du

terme ἐπιθυμία qursquoemploye Eacutepicure pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral par rapport agrave drsquoautres

philosophies antiques Puis nous nous pencherons sur la classification des deacutesirs qui

cateacutegorise les deacutesirs en essayant drsquoen deacutegager la structure Enfin nous nous attarderons sur

des deacutesirs complexes les deacutesirs amoureux et sexuels et montrerons qursquoil est probleacutematique

de tirer des conclusions concregravetes de cette classification geacuteneacuterale

Enfin connaicirctre la destination des deacutesirs le plaisir nous permettra drsquoappreacutecier lrsquoorientation

des deacutesirs Nous montrerons que la deacutecision de poursuivre un deacutesir est lieacute agrave la consideacuteration

de lrsquoeacutetat particulier par rapport au plaisir Le plaisir but et critegravere de lrsquoaction du deacutesir

demeure difficile agrave saisir dans son uniteacute en tant que bien isoleacute et souverain bien agrave la fois

Mais il semble qursquoil revecirct un caractegravere pleinement positif ce qui deacuteteint sur le deacutesir qui le

vise

Meacutethode

Afin de reacutepondre agrave ces questionnements nous devons nous tourner vers les textes En

effet crsquoest en eux que se manifeste la notion de deacutesir dans les mots employeacutes pour le

deacutesigner mais aussi dans leurs rapports avec drsquoautres termes qursquoils soient des concepts

mobiliseacutes dans des logiques ou des associations reacutecurrentes Lrsquoeacutetat fragmentaire des textes

eacutepicuriens nrsquoest sans doute pas ideacuteal pour faire le tour de la question mais la forte coheacuterence

doctrinale qui anime lrsquoeacutecole (-IIIendashIIIe siegravecles) tregraves fidegravele agrave la penseacutee du fondateur et son

recours aux textes synoptiques permettent de deacutegager une penseacutee assez consistante pour ecirctre

eacutetudieacutee

Corpus

Pour ces mecircmes raisons nous avons choisi de baser notre eacutetude sur les textes du

fondateur les plus importants mais de regarder aussi chez drsquoautres eacutepicuriens grecs

Philodegraveme de Gadara et Diogegravene drsquoOinoanda en lrsquooccurrence lorsqursquoils explicitent Eacutepicure

poursuivent sa penseacutee apportent des preacutecisions voire des nouveauteacutes Enfin certains teacutemoins

de lrsquoeacutepicurisme au premier rang desquels Lucregravece pourront nous fournir des informations

importantes mecircme srsquoil faudra eacutevaluer leur pertinence Nous nous sommes concentreacute sur les10

textes eacutethiques mais la physique eacutetant omnipreacutesente dans la penseacutee du Jardin nous

eacutevoquerons parfois les textes sur la science de la nature Nous allons deacutetailler par auteur les

textes principaux pour notre eacutetude et leurs eacuteditions de reacutefeacuterence

Commenccedilons par les eacutecrits drsquoEacutepicure (341-270 av J-C) fondateur du Jardin agrave

Athegravenes en 306 avant notre egravere La majoriteacute de son œuvre nous est transmise par le

doxographe Diogegravene Laeumlrce (~IIIe siegravecle ap J-C) au dixiegraveme livre de ses Vies doctrines et

sentences des philosophes illustres Apregraves des eacuteleacutements biographiques sur Eacutepicure lrsquoouvrage

se clocirct sur ses Lettres philosophiques Lettre agrave Heacuterodote (sect 35-83) sur les principes du savoir

et la physique puis agrave Pythoclegraves (sect 84-116) sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes puis la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee (sect 122-135) sur les principes eacutethiques suivie des Maximes capitales (sect 139-154)

Diogegravene Laeumlrce entrecoupe les passages de reacutesumeacute de doctrine un sur le sage (sect 117-121)

lrsquoautre sur le plaisir (sect 136-138) Agrave ces textes on ajoute les Sentences Vaticanes retrouveacutees au

XIXe siegravecle dans un manuscrit du Vatican et publieacutees pour la premiegravere fois en 18886

Lrsquoensemble des textes eacutethiques drsquoEacutepicure et sur Eacutepicure (la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee les Maximes et

les Sentences) a eacuteteacute reacuteuni eacutetabli traduit et commenteacute par Jean Bollack dans La penseacutee du

plaisir7 Les textes drsquoEacutepicure que nous utilisons ici diffegraverent en certains points de ceux

communeacutement utiliseacutes car lrsquoeacutetablissement de texte prend le parti de la fideacuteliteacute aux manuscrits

et la traduction moins simple tente de comprendre agrave nouveau frais la philosophie du Jardin

Nous avons choisi cette eacutedition par affiniteacute avec les partis-pris qui y sont affirmeacutes notamment

la complexiteacute de lrsquoauteur et surtout pour la justification des choix ecdotiques et de

traduction

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee est un reacutesumeacute de lrsquoenseignement eacutethique drsquoEacutepicure De fait elle

deacuteveloppe les principales theacuteories en parcourant tout le chemin eacutethique de la doctrine Crsquoest

pour cela qursquoil sera un texte central dans nos analyses

Les Maximes capitales au nombre de quarante constituent un recueil vraisemblablement

eacutetabli dans les deacutebuts de lrsquoeacutepicurisme et rassemblent des maximes sur les sujets divers Les

Sentences vaticanes se preacutesentent eacutegalement comme une recollection de dictons eacutepicuriens au

nombre de quatre-vingt-un mais dont la composition ne semble pas aussi eacutetudieacutee que pour les

Maximes il est sans doute plus tardif

6K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr KlassichePhilologie no 10 1888 p 175-201

7J BOLLACK et al La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit 1975

11

Nous lisons le reste du texte de Diogegravene Laeumlrce dans la traduction franccedilaise parue en 1999

proposeacutee par Jean-Franccedilois Balaudeacute pour le livre X8 et nous signalons un ouvrage qui nrsquoa

pas perdu son inteacuterecirct depuis 1887 notamment parce qursquoil regroupe des extraits de textes

antiques parlant drsquoEacutepicure les Epicurea drsquoHermann Usener9

Nous avons eacutegalement trouveacute des passages forts inteacuteressants dans le dernier texte

eacutepicurien connu Il srsquoagit drsquoune inscription murale monumentale due agrave un notable du nom de

Diogegravene (dont on estime qursquoil veacutecut agrave la fin de IIe siegravecle de notre egravere) qui expose aux passants

de la ville drsquoOinoanda en Lycie la doctrine drsquoEacutepicure Malgreacute son eacutetat fragmentaire (on

estime nrsquoavoir deacutecouvert qursquoun quart de lrsquoinscription)10 on peut en tirer des deacuteveloppements

de thegravemes et drsquoarguments eacutepicuriens le tout agreacutementeacute drsquoeacutecrits drsquoEacutepicure lui-mecircme et de

Maximes Capitales ce texte demeure tregraves orthodoxe et a surtout le meacuterite drsquoillustrer

diffeacuteremment ou drsquoapporter des deacutetails nouveaux

Depuis la deacutecouverte du mur au XIXe siegravecle plusieurs campagnes de fouilles ont eacuteteacute meneacutees

Le texte le plus reacutecent a eacuteteacute eacutetabli par Martin Ferguson Smith en 199311 augmenteacute dix ans

plus tard12 puis compleacuteteacute par des bilans de fouilles de 2006 agrave 2014 Nous nous en sommes

tenu agrave lrsquoeacutetat du texte en 2010 la traduction franccedilaise proposeacutee par Pierre-Marie Morel elle

se base sur le texte de 200913

Nous avons eacutegalement eu recours agrave Philodegraveme de Gadara (~110-~40 av J-C) dont

nous avons les fragments de ses traiteacutes laisseacutes dans la bibliothegraveque des Papyrii que les

cendres du Veacutesuve ensevelirent en 70 de notre egravere Philodegraveme perpeacutetue la doctrine

eacutepicurienne et innove agrave la fois Parmi ses nombreux traiteacutes un a retenu notre attention en

matiegravere de deacutesir Des choix et des rejets court fin de traiteacute situeacute agrave la fin du rouleau PHerc

1251 dont le titre supposeacute indique clairement qursquoil srsquoagit drsquoun traiteacute eacutethique portant sur le

8DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999

9H USENER (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

10Pierre-Marie MOREL laquo Notice raquo in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensParis Gallimard 2010 p 1403

11DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription M F Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis1993

12DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscription M FSmith (eacuted) Napoli Bibliopolis 2003

13DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit trad fr P-M Morel p 1029-1072

12

comportement agrave adopter pour atteindre le bonheur Il contient quelques fragments

malheureusement pas toujours utilisables sur le traitement des deacutesirs Situeacutes agrave la fin du

rouleau PHerc 1251 les fragments comportent des passages sur ce thegraveme Le texte original

est publieacute avec une traduction anglaise14 et la traduction franccedilaise est le fait de Daniel

Delattre15

Enfin nous utiliserons aussi lrsquoeacutecrit de Lucregravece De rerum natura dans lrsquoeacutedition

bilingue de Joseacute Kany-Turpin16 Cependant nous ne lui donnerons pas le mecircme statut que les

preacuteceacutedents textes La lecture de lrsquoouvrage de Pierre Vesperini Lucregravece Archeacuteologie drsquoun

classique europeacuteen17 nous a convaincu de penser Lucregravece comme un poegravete ayant pour matiegravere

les dogmes eacutepicuriens et non plus comme un philosophe eacutepicurien un peu speacutecial Degraves lors

on srsquoautorise agrave penser que tout est loin drsquoecirctre eacutepicurien dans ce texte en ce que drsquoautres

eacutecoles philosophiques srsquoy font sentir et qursquoil joue dans le domaine de la litteacuterature Pour ce

qui tient agrave la philosophie lrsquoauteur rapproche le De rerum natura dans certains de ses discours

aux cyniques et sa deacutemarche agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote18 Il note lrsquoeffacement de lrsquoeacutethique

eacutepicurienne19 et la preacutepondeacuterance de la physique atomique20

Cette theacuteorie nous amegravene donc agrave reconsideacuterer ce texte comme un teacutemoignage indispensable de

lrsquoeacutepicurisme ndash parce qursquoil nous livre des preacutecisions ineacutedites surtout en matiegravere physique ndash

qursquoil faut sous-peser agrave lrsquoaune drsquoautres origines que celle drsquoEacutepicure afin drsquoen deacuteterminer la

compatibiliteacute ou non

14PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances V Tsouna-MacKiranhan et G Indelli(eacuted) Napoli Bibliopolis 1995

15PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit trad fr Daniel Delattre p 563-570

16LUCREgraveCE De rerum natura J Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion 1997

17P VESPERINI Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard 2017

18Id p 166-167

19Id p 125-126

20Id p 164-166 Voir aussi infra note 9413

Partie 1

-

Le fonctionnement du deacutesir deacutefinition atomique de

lrsquoaffect et physique du sujet deacutesirant

Avant drsquoecirctre une question eacutethique le deacutesir est chez Eacutepicure une question physique Le

philosophe du Jardin propose une approche physicaliste de cet affect en le pensant en termes

de quantiteacute drsquoatomes de matiegravere suivant des lois deacuteterminables par la raison Toutes les

eacutetapes ici deacutecrites ndash le manque la limite la perfection et lrsquooutrepassement ndash sont donc agrave

comprendre dans un acception physique Cependant il ne faudrait pas se laisser tromper par

le sens de ce dernier mot et croire que ce modegravele de deacutesir ne srsquoappliquerait qursquoau corps car

lrsquoacircme aussi est mateacuterielle21 et peut connaicirctre agrave lrsquoinstar du corps le manque et le deacutesordre

atomique

Cette penseacutee du deacutesir cherche agrave ecirctre descriptive et normative agrave la fois ce qui entraicircne des

divergences entre ce que lrsquoἐπιθυμία (deacutesir) est censeacute ecirctre et ce qursquoil est parfois Cependant

ces tensions nous amegravenent agrave deacutegager un modegravele de fonctionnement normal ndash autant dans le

sens habituel que le sens de norme22 ndash du deacutesir dans lequel peuvent se glisser des cailloux qui

font deacuterailler la meacutecanique car un modegravele de fonctionnement nrsquoempecircche en rien des

21 Ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι laquo lrsquoacircme est un corps raquo rappelle Eacutepicure au sect 63 de la Lettre agraveHeacuterodote

22 Nous prions le lecteur beacuteneacutevole de bien vouloir garder en tecircte les deux possibiliteacutesdes significations de norme ou de devoir soit habituel et normatif car elles noussemblent indissociables pour bien comprendre le modegravele physique du deacutesir

14

dysfonctionnements Crsquoest ce que nous avons cru reconnaicirctre dans les textes eacutepicuriens et que

nous allons preacutesenter suivant ces deux temps

15

Chapitre 1 ndash Modegravele de fonctionnement du deacutesir

Nous deacuteroulons ici le fonctionnement physique du deacutesir selon la norme eacutepicurienne

Ce modegravele comporte trois temps le manque la limite et son revers la perfection Ces trois

eacutetapes pourraient former un cycle reacutepeacuteteacute agrave lrsquoidentique sans fin si la derniegravere sans pour autant

supprimer les deux autres nrsquoapportait pas agrave lrsquohomme une modification fondamentale

a) Du manque

Le deacutesir trouve son origine dans le manque Ce manque est ducirc agrave la perte atomique que nous

subissons du fait mecircme de vivre notre corps se deacutepense de diverses maniegraveres qui lui font

perdre des atomes Chez Lucregravece on trouve agrave plusieurs reprises des exemples de ce

pheacutenomegravene

Quippe etenim fluere et recedere corpora rebus multa modis docui sed

plurima debent ex animalibursquo quae quia exercita motu

En effet jrsquoai montreacute que mille corpuscules eacutemanent et srsquoenfuient diverse-

ment des choses parce qursquoils sont en mouvement23

Ici le poegravete pointe le mouvement comme cause de lrsquoeacutechappement de ces corpora rebus une

des traductions de Lucregravece pour le grec ἀτόμος (atome) ailleurs crsquoest la voix qui se fatigue

apregraves une longue conversation preuve de sa corporeacuteiteacute24 Toute deacutepense physique entraicircne la

fatigue Or lrsquoeacutepicurisme laquo conccediloit tout agir et tout pacirctir exclusivement comme un transfert

drsquoatomes raquo25 ainsi que lrsquoexplique Jean Salem Faire une action revient agrave expulser des atomes

hors de soi quand ressentir la fatigue signifie que lrsquoon eacuteprouve un manque cette sensation

est donc le signe drsquoune modification atomique Preacutecisons que pour autant ce changement

demeure imperceptible agrave lrsquoœil nu La Lettre agrave Heacuterodote sur la physique drsquoEacutepicure explique

bien ce paradoxe entre lrsquoeacutemission continue de particules et la constance de lrsquoapparence Καὶ

γὰρ ῥεῦσις ἀπὸ τῶν σωμάτων [hellip] ἐπίδηλος σημειώσει διὰ τὴν ἀνταναπλήρωσιν

laquo crsquoest qursquoun flot qui srsquoeacutechappe drsquoune partie quelconque des corps [hellip] ne se laisse pas

marquer avec eacutevidence du fait de la substitution raquo26 Une reacutegeacuteneacuteration constante agrave la surface

23LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 860-862 p 290-291

24Id IV v 540-541 p 272-273

25J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 17

26EacutePICURE Lettre agrave Heacuterodote in J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicureParis Eacuteditions de Minuit 1971 sect 48 p 94-95

16

de lrsquoobjet permet de substituer aux particules alleacutees former des perceptions de nouvelles

images de sorte que les contours de lrsquoindividu demeurent constants Cette opeacuteration nommeacutee

ἀνταναπληρῶσις nrsquoest pas sans contrepartie puisqursquoelle eacutepuise progressivement et

sucircrement les corps Ainsi le fait mecircme de se rendre perceptible en coucircte agrave lrsquoorganisme

comme le souligne Lucregravece puisqursquoau fil du temps nous dit-il on voit srsquoamoindrir les statues

souvent toucheacutees27 sur le long terme cette reacutegeacuteneacuteration est le privilegravege des vivants

Mais contrairement aux statues les vivants ont la sensation douloureuse de leur manque

laquo His igitur rebus rarescit corpus et omnis subruitur natura dolor quam consequitur rem raquo

preacutecise Lucregravece au chant IV laquo ainsi leur corps se rareacutefie et leur nature se mine entiegraverement

survient une souffrance raquo28 Cocircteacute grec crsquoest le terme ἡ ἔνδεια et ses variantes que lrsquoon

retrouve pour exprimer le manque celui-ci se voit souvent attacheacute agrave lrsquoinsatisfaction ou agrave la

douleur comme dans la Maxime 18 ougrave Eacutepicure parle de lrsquoἔνδειαν ἀλγοῦν (douleur du

manque) en preacutecisant qursquoil faut lrsquoabolir De cette souffrance va naicirctre un eacutelan qui vise agrave

reacutegeacuteneacuterer le corps crsquoest le deacutesir Le deacutesir apparaicirct donc suite au manque et agrave la douleur en

poursuivant la lecture de ce mecircme passage de Lucregravece on voit le poegravete justifier ainsi lrsquoamor

edendi (amour de manger v 869) ou le ieiuna cupido (le deacutesir affameacute la faim v 875)

preuve de la correacutelation eacutetroite entre le manque devenu souffrance et le deacutesir Lrsquoauteur pousse

mecircme le deacutetail jusqursquoagrave faire le reacutecit de lrsquoabsorption des atomes aux vers 867-876 ougrave ceux-ci

reacuteintegravegrent et apaisent les membres qui les reacuteclamaient

Cette sensation douloureuse qui provoque la naissance du deacutesir nous semble pouvoir

constituer dans lrsquoeacutepicurisme la limite basse du deacutesir crsquoest-agrave dire le point en-dessous duquel il

est impossible de reacuteduire le deacutesir En effet la philosophie du Jardin se soucie plus de

deacuteterminer la limite haute des deacutesirs celle au-delagrave de laquelle il faut reacuteduire ses deacutesirs qursquoune

limite basse ce qui lui a parfois valu drsquoecirctre qualifieacutee drsquoasceacutetique Contre cette penseacutee Jean

Salem a voulu valoriser la laquo fonction anti-asceacutetique raquo29 de lrsquoeacutepicurisme en srsquoappuyant sur la

Sentence Vaticane 63 En effet il voit dans ce texte une prescription eacutethique ougrave laquo mecircme dans

la restriction il y a une mesure raquo30 selon la traduction qursquoil retient Cette traduction ne fait

cependant pas lrsquounanimiteacute puisque Jean Bollack lui donne un autre sens De fait

lrsquohermeacuteneute lillois comprend la sentence comme exprimant un principe eacutepisteacutemologique

lrsquoexcegraves de preacutecisions comme le manque de deacutetails nuisent agrave la clarteacute qui megravene agrave

27LUCREgraveCE De rerum natura op cit I v 312-318 p 68-71

28Id IV v 865-866 p 290-291

29J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 94

30Id p 9517

lrsquoindeacutetermination Pour le deacutetail de cette controverse avec les textes grecs et leurs traductions

nous vous renvoyons agrave lrsquoannexe 1 Si nous preacutefeacuterons lrsquooption que propose M Bollack nous

nrsquoen rejetons pas pour autant lrsquointuition de M Salem lrsquoeacutepicurisme nrsquoest pas un asceacutetisme

dans le sens ougrave il ne procircne pas une reacuteduction agrave lrsquoinfini des deacutesirs et des satisfactions Mais le

problegraveme de lrsquoasceacutetisme se pose-t-il vraiment Tel qursquoil semble deacutefini dans ce deacutebat cette

conception reste assez eacuteloigneacutee du contexte ou du moins des preacuteoccupations de lrsquoeacutepicurisme

antique crsquoest en fait une probleacutematique moderne qui srsquoest attacheacutee aux textes drsquoEacutepicure et

nous allons montrer en quoi elle nous paraicirct nulle et non-avenue31 En effet y a-t-il vraiment

besoin de preacuteciser une limite basse La douleur paraicirct eacutevidemment le point que lrsquoon ne peut

pas franchir pour finir dans des privations insupportables pour notre nature et qui

provoqueraient la mort Il est impossible pour le deacutesir de disparaicirctre en tant que reacuteaction agrave la

douleur du manque et ce serait folie mortifegravere que de srsquoexercer dans ce sens Aussi peut-on

arguer qursquoune telle limite des deacutesirs est subie plutocirct que choisie du fait par exemple de la

pauvreteacute elle preacutesente degraves lors beaucoup moins drsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutethique en tant que choix de

vie On pourrait dire qursquoun sens commun voire naturel reconnaicirct cette limite basse qursquoil

nrsquoest alors plus besoin de theacuteoriser En revanche la limite haute par sa transgression

potentielle et effective reste la seule probleacutematique Raison pourquoi crsquoest cette-derniegravere qui

fait lrsquoobjet des analyses et des prescriptions eacutepicuriennes

Le manque comme origine du deacutesir connaicirct cependant une exception notable le deacutesir

sexuel tel qursquoil est deacutecrit chez Lucregravece En effet si le manque fonctionne bien avec la faim

comme manque de nourriture la soif comme manque drsquoeau etc il est contredit par le deacutesir

sexuel qui prend sa source selon une optique exclusivement masculine dans le

remplissement des testicules

[decet] iacere umorem conlectum in corpara quaeque nec retinere semel

conuersum unius amore et servare sibi curam certumque dolorem

[il convient] de jeter en toute autre personne [que lrsquoecirctre aimeacute] le liquide

amasseacute au lieu de le garder au mecircme amour voueacute et de nous assurer la

peine et la souffrance32

Le deacutesir deacuterive drsquoun trop-plein de liquide seacuteminal (umor conlectus) qursquoil faut eacutevacuer sous

peine de douleur Jean Salem parle drsquoun laquo besoin tregraves reacuteel drsquoune certaine deacuteperdition de

31Nous rappelons que le mot asceacutetisme a un sens diffeacuterent pour les Grecs ἄσχεσις

veut dire exercice Agrave cause de la confusion que peut entraicircner la polyseacutemie du mot ilest drsquoautant plus souhaitable de renoncer agrave parler drsquoasceacutetisme eacutepicurien dans unsens moderne

32LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-1067 p 300-30118

matiegravere raquo33 Agrave notre connaissance il nrsquoest pas drsquoautres textes eacutepicuriens qui soient aussi preacutecis

sur le sujet pour redoubler Lucregravece qui comme nous lrsquoavons preacuteceacutedemment poseacute34 doit ecirctre

pris avec preacutecaution surtout lorsqursquoil parle drsquoeacutethique Sans trancher pour autant cette question

de la fideacuteliteacute de la parole lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme en matiegravere de sexualiteacute35 il est possible

qursquoEacutepicure approuve agrave lrsquoexcegraves comme origine du deacutesir Cessons drsquoopposer manque et excegraves et

voyons-les tous deux plutocirct comme le contraire de lrsquoeacutequilibre Si alors le deacutesir se manifeste

lorsqursquoil y a deacuteseacutequilibre atomique trop-plein et manque peuvent eacutegalement faire naicirctre le

deacutesir Si les textes parlent avant tout du manque crsquoest qursquoil est la principale modaliteacute du

deacuteseacutequilibre la plus courante Mais rien nrsquointerdit que lrsquoaccumulation lrsquoexcegraves ndash en

lrsquooccurrence les commentateurs rappellent souvent agrave la suite de la scolie au sect 66 de la Lettre

agrave Heacuterodote que les organes sexuels se remplissent drsquoatomes venus de tout le corps36 ndash ait

aussi lieu provoquant un deacutesir de perdre le surplus Pour nous cette hypothegravese que nous

retenons aurait besoin drsquoecirctre confirmeacutee par des textes eacutepicuriens autres que celui de Lucregravece

afin de srsquoassurer que lrsquoeacutepicurisme va bien dans ce sens

Quoiqursquoil en soit que le manque soit la seule condition du deacutesir ou que le trop-plein srsquoy

ajoute aussi lrsquoaffect provoqueacute cherche un eacutequilibre une limite ougrave se reacutesolve cet eacutelan

b) De la limite

La penseacutee de la limite occupe une place importante dans la physique et lrsquoeacutethique

eacutepicurienne Nous explorons ici sa dimension physique en rapport avec le deacutesir Ici la limite

du deacutesir se comprend comme lrsquohorizon vers lequel doit tendre le deacutesir

La limite est une notion tregraves deacutetermineacutee Pas question en effet de srsquoen remettre

uniquement aux sensations de chacun pour la trouver elle se fonde par la theacuteorie Crsquoest la

φυσιολογία la science de la nature qui nous lrsquoenseigne

Εἰ μηθὲν ἡμᾶς αἱ τῶν μετεώρων ὑποψίαι ἠνωχλοῦν καὶ αἱ περὶ θανάτου

μή ποτε πρὸς ἡμᾶς ᾖ τι ἔτι τε τὸ μὴ κατανοεῖν τοὺς ὅρους τῶν

ἀλγηδόνων καὶ τῶν ἐπιθυμιῶν οὐκ ἂν προσεδεόμεθα φυσιολογίας

33J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

34Voir supra p 13

35 Sur ce sujet voir infra p 56-59

36Voir M CONCHE Lettres et maximes Paris Pr Univ de France 1987 p 66 parexemple

19

Si les appreacutehensions des pheacutenomegravenes du ciel ne nous tracassaient pas et

celles qursquoon eacuteprouve au sujet de la mort mdash qursquoelle puisse ecirctre quelque

chose en rapport avec nous mdash et encore le fait de ne pas connaicirctre les deacute-

finitions (ὅροι) des douleurs et des deacutesirs nous nrsquoaurions pas en plus be-

soin de la science des substances (φυσιολογία)37

Rappelons drsquoabord lrsquoimportance de cette science de la nature des choses Une mauvaise

lecture de cette maxime 11 peut donner lrsquoimpression que dans sa signification centrale elle

cherche agrave minimiser la science de la nature des choses en la reacuteduisant aux reacuteponses qursquoelle

permet dans le domaine eacutethique Or crsquoest bien son caractegravere indispensable qursquoelle souligne en

formulant son raisonnement agrave lrsquoirreacuteel du preacutesent les verbes agrave lrsquoimparfait (ἠνωχλοῦν et

προσεδεόμεθα) la preacutesence de la particule ἂν nous conduisent agrave comprendre le si comme

un si jamais la condition nrsquoeacutetant pas reacutealiseacutee et en lrsquooccurrence impossible agrave reacutealiser Jean

Bollack met en avant dans son commentaire que le raisonnement drsquoEacutepicure laquo montre que

nous avons besoin de cette science parce que nous ne pouvons pas ne pas nous former

drsquoopinions sur le soleil sur la mort ou sur notre propre nature raquo38 La theacuteorie a donc pour rocircle

drsquoinformer la sensation afin qursquoelle reconnaisse la limite et ne soit pas sous lrsquoemprise de

lrsquoopinion dont lrsquoapparition est ineacutevitable mais qui la deacuteforme Lrsquohabitation de la sensation

par la penseacutee reacutefleacutechie est nous le verrons encore par la suite une caracteacuteristique importante

de la penseacutee drsquoEacutepicure39

La maxime souligne aussi le lien entre savoir physique et eacutethique il srsquoagit bien de connaicirctre

(τὸ κατανοεῖν) action theacuteorique srsquoil en est pour eacuteviter un affect indeacutesirable le tracas

(ἠνωχλοῦν) Ce qui fait preacuteciseacutement ici lrsquoobjet du savoir concernant les deacutesirs crsquoest lrsquoὅρος

(borne) Jean Bollack propose de diffeacuterencier ὅρος de πέρας (limite) mot proche que lrsquoon

retrouve dans la maxime preacuteceacutedente en comprenant le premier comme laquo les limites qui

permettent de distinguer les diffeacuterentes cateacutegories [du deacutesir] raquo40 et le second comme

37EacutePICURE Maxime Capitale 11 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes morauxcommentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975 p 277 Le traducteur a choisilrsquoexpression laquo science de substances raquo qui pourra en gecircner certains il ne cherchepas agrave rappeler drsquoautres traditions philosophiques mais vise par lagrave la science de lanature des choses (de rerum natura comme dirait certains) pour bien distinguer laphusiologia drsquoune science de la nature qui ne serait qursquoune physique au sens modernedu terme Nous renvoyons agrave son commentaire 21 (p 278 de son ouvrage) quipreacutecise lrsquoeacutetendue exacte drsquoune telle science

38Id p 278

39Voir la maxime 20 qui exprime bien cette ideacutee

40J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 274 1120

laquo exprimant la nature limiteacutee du deacutesir raquo41 Dans la maxime 11 il est donc question de

deacutelimitations internes au deacutesir que nous apprend la physique et non de la deacutelimitation

externe Quoiqursquoil en soit ces deux limites constituent les seules deacutefinitions du deacutesir que nous

trouvons dans les textes eacutepicuriens il faut ici prendre deacutefinition dans son sens drsquoextension

une extension agrave la fois deacutetermineacutee et structureacutee inteacuterieurement42 Nous traitons ici de son

eacutetendue et sa structure inteacuterieure sera eacutetudieacutee plus tard43

Ce qui limite exteacuterieurement le deacutesir la phusiologia nous enseigne que crsquoest la

reacutepleacutetion atomique qui est un non-manque et un non-surplus agrave la fois Un non-manque drsquoune

part crsquoest ce que nous disent ces mots que lrsquoon retrouve dans les passages traitant du deacutesir

formeacutes sur la racine -πληρ- signifiant remplir συμπληρῶ agrave la maxime 26 εἰσπληρῶ dans

la 10 ἐκπληρῶ chez la sentence 21 ou encore πλήρωμα pour la 59 ou encore συντελῶ

qui signifie accomplir dans la maxime 30 hellip La variation des preacuteverbes peut indiquer un peu

plus finement le processus44 mais lrsquohorizon reste le mecircme qui est la reacutepleacutetion Un non-

surplus drsquoautre part crsquoest ce que nous dit en creux la maxime 10

Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς

διανοίας τοὺς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων ἔτι τε τὸ

πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα

αὐτοῖς πανταχόθεν εἰσπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καί οὐθαμόθεν οὔτε τὸ

ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπουμένoν ἔχουσιν ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν

Si ce qui produit les plaisirs des deacutebaucheacutes dissipait les craintes de la pen-

seacutee et particuliegraverement celles qui portent sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes

sur la mort et sur les douleurs et si en plus cela enseignait la limite des

deacutesirs nous nrsquoaurions jamais rien agrave leur reprocher combleacutes qursquoils seraient

41Id

42Pour ceux de nos lecteurs qui seraient plus familier avec Aristote nous rapportonsla traduction de cette penseacutee eacutepicurienne en termes lyceacuteens agrave laquelle srsquoest livreacuteeJean-Franccedilois Balaudeacute laquo Drsquoune certaine maniegravere la limite est lrsquoeacutequivalent de laforme dans la penseacutee aristoteacutelicienne les limites drsquoune chose deacuteterminent en effetles proprieacuteteacutes et sa forme ou sa configuration raquo J-F BALAUDEacute Le vocabulaire drsquoEpicureParis Ellipses 2002 laquo Limite raquo p 37

43Voir infra p 44

44Dans son commentaire agrave la maxime 10 Jean Bollack conccediloit ainsi la diffeacuterenceentre εἰσπληρῶ et ἐκπληρῶ laquo Alors que ἐκπληροῦν marque lrsquoachegravevement [hellip] lepreacuteverbe εἰς- deacutecrirait mieux le dynamisme qui tend agrave chaque instant agrave reconstituerla pleacutenitude disparue raquo J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 275

21

de tous cocircteacutes par les plaisirs et nulle part soumis ni agrave la douleur ni agrave lrsquoaf-

fliction ce qui est tout le mal45

Les deacutebaucheacutes manquent entre autres τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν la limite exteacuterieure des

deacutesirs du fait on le voit encore ici qursquoils nrsquoont pas de savoir sur la nature des choses Ils ne

peuvent donc pas les deacutefinir en deacutelimiter lrsquoextension et se retrouvent par-delagrave la limite dans

un deacutesir deacutenatureacute par son excegraves et peuvent atteindre le deacuteplaisir soit lrsquoinverse de ce qursquoils

cherchaient Au contraire le plaisir est provoqueacute avec assurance par le juste remplissement

Finalement le deacutesir a pour horizon sa deacutefinition crsquoest-agrave-dire les limites de sa nature Le

Jardin le conccediloit de sorte agrave en reacuteduire le champ en la bornant agrave la reacutepleacutetion mais cela

constitue ce nous semble non pas une volonteacute drsquoannihiler cet affect mais une invite agrave son

approfondissement agrave pour reprendre un propos de Jean Salem sur le plaisir laquo concentrer [agrave]

focaliser la penseacutee afin de lui faire gagner en profondeur ce qursquo[il] perdrait en extension raquo46

La borne du deacutesir poseacutee par lrsquoeacutepicurisme se situe donc sur lrsquoeacutequilibre du remplissement

atomique ou pour le dire autrement de la pleacutenitude Crsquoest maintenant cet autre revers de la

limite que nous allons eacutetudier

c) De la perfection

Le remplissement atomique la pleacutenitude crsquoest un eacutetat de perfection physique

puisqursquoaucun manque ne subsiste et que rien ne peut ecirctre ajouteacute Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eacutepicure

dans sa Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

Ὅταν δὲ ἅπαξ τοῦτο περὶ ἡμᾶς γένηται λύεται πᾶς ὁ τῆς ψυχῆς χειμών

οὐκ ἔχοντος τοῦ ζῴου βαδίζειν ὡς πρὸς ἐνδέον τι καὶ ζητεῖν ἕτερον ᾧ τὸ

τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀγαθὸν συμπληρώσεταιmiddot

Or une fois cela [ie le plaisir] accompli en nous srsquoapaise toute la tempecircte

de lrsquoacircme quand le vivant nrsquoa plus agrave marcher comme vers quelque chose

qui lui manque ni agrave chercher autre chose par quoi il puisse parfaire le bien

de lrsquoacircme et du corps47

La perfection dont le plaisir ndash qui constitue le bonheur ndash est un symptocircme provoque un

apaisement crsquoest la fin de lrsquoeacutelan (βαδίζειν) pour combler le manque (ὡς πρὸς ἐνδέον τι)

45EacutePICURE Maxime Capitale 10 in Id p 273

46J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 22 Nous soulignons

47EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit sect 128 p 70-71

22

agrave savoir le deacutesir qui a atteint sa fin puisque lrsquoindividu est plein (συμπληρῶ) et nrsquoa plus

besoin de quelque chose qui lui soit exteacuterieur (ἕτερον) degraves lors tout manque ne serait

qursquoillusoire comme le signale le ὡς comme qui se trouve avant le ἐνδέον τι quelque

manque Cette perfection dans le sens ougrave lrsquoindividu est paracheveacute est donc le but du deacutesir

qui se supprime en se comblant Une expression preacutecise lrsquoexprime ὁ ὅλος βίος48 la vie

totale dont Bollack preacutecise qursquoelle signifie laquo non [hellip] la totaliteacute de la vie veacutecue dans le

temps mais la vie dans son inteacutegraliteacute raquo49 Le commentateur lillois relie cet eacutetat agrave la capaciteacute

pour le corps de laquo projet[er] en faveur de la sagesse lrsquoimage de soi qui se conforme au

dieu raquo50 Il souligne lagrave un point fondamental cette reacutepleacutetion est une pleacutenitude physique qui

megravene agrave la perfection physique Or il y a des ecirctres dont la caracteacuteristique est cet eacutetat de

perfection ce sont les dieux La reacutepleacutetion est donc un eacutetat divin

Nous voudrions avant tout rappeler lrsquoimportance de la theacuteologie dans lrsquoeacutepicurisme

souvent trop ignoreacutee agrave cause de lrsquoeacutetat des sources et de lrsquointerfeacuterence anti-religieuse

lucreacutetienne Pierre Vesperini affirme en srsquoappuyant sur les travaux de Reneacutee Koch-Piettre

que la doctrine drsquoEacutepicure laquo eacutetait avant toutes choses une doctrine theacuteologique dont deacutecoulait

une eacutethique raquo51 En effet les dieux constituent le veacuteritable modegravele moral de lrsquoeacutepicurisme il

rappelle que agrave lrsquoinstar des autres eacutecoles antiques le Jardin propose de se faire dieu devenir

dieu comme le dit le verbe theacuteothegravenai52 Dans sa structure mecircme la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee reacutealise

ce chemin son enseignement srsquoouvre avec la juste deacutefinition des dieux (sect 123-124) et se clocirct

sur lrsquoapotheacuteose de celui qui reacutealise la sagesse (sect 135) Tout le cheminement eacutethique entre les

deux vise donc agrave nous faire ressembler aux dieux Il est certain que leur repreacutesentation a tout

drsquoattrayant moralement ils goucirctent agrave la feacuteliciteacute (μακάρια) vivent dans une absence totale

de soucis entre autres parce qursquoils ne srsquooccupent pas des hommes hellip Ce bonheur tient agrave leur

constitution physique parfaite ils sont incorruptibles (ἄφθαρσία) autrement dit ils

possegravedent une perfection atomique neacutecessaire et constante ndash de quoi nous pouvons deacuteduire

qursquoils sont immortels ndash Celle-ci nrsquoest pas due agrave un corps qui garderait eacuteternellement les

mecircmes atomes ndash car alors nous ne pourrions en avoir de vision ndash mais agrave un corps qui est

constamment renouveleacute par un processus dont nous avons deacutejagrave parleacute lrsquoἀνταναπλήρωσις

48On la trouve dans les maximes 21 27 (correspondant agrave la sentence 13) et dans lamaxime 20 sous la forme ὁ παντελής βίος

49J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 13 p 316

50Id p 579

51P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome Eacutecole Franccedilaisede Rome 2012 p 355

52P VESPERINI Lucregravece op cit p 1623

(antanatplegraverosis) la reacutegeacuteneacuteration53 Cette reacutegeacuteneacuteration est spontaneacutee chez les dieux elle est le

fruit de leur nature et de leur environnement54 et leur est donc agrave jamais assureacutee Ainsi ne

souffrent-ils jamais du manque ne connaissaient-ils pas le deacuteseacutequilibre et nous aimerions

conclure qursquoils ne sont donc pas sujet au deacutesir

En effet ce serait lagrave une diffeacuterence notable entre les dieux et nous alors que leur

reacutegeacuteneacuteration est naturelle la nocirctre passe par lrsquoexpression drsquoun deacutesir lequel nous megravene agrave

passer de la souffrance agrave la perfection Se poserait alors la question de savoir si cette

diffeacuterence de nature entre ecirctre corruptible soumis au deacutesir et agrave la mort et ecirctre incorruptible

nrsquoinstaurerait pas une seacuteparation infranchissable entre hommes et dieux comme drsquoautres

traditions de penseacutee ont pu lrsquoaffirmer Or un passage du mur eacutepicurien que Diogegravene

drsquoOinoanda fit faire qui reprendrait une lettre drsquoEacutepicure agrave sa megravere est tregraves clair agrave ce sujet

περιγείνεται ἡμεῖν τάδrsquo οἷα τὴν διάθεσιν ἡμῶν ἰσόθεον ποιεῖ καὶ οὐδὲ διὰ

τὴν θνητότητα τῆς ἀφθάρτου καὶ μακαρίας φύσεως λειπομένους ἡμᾶς

δείκνυσιν55

[Nos progregraves vers la sagesse] produisent en nous une disposition eacutegale agrave

celle des dieux (ἰσόθεον) et nous montrent que le fait que nous sommes

mortels ne nous rend pas infeacuterieurs agrave la nature incorruptible et bienheu-

reuse [ie celle des dieux]56

Notre nature autre nrsquoempecircche nullement notre eacutegaliteacute aux dieux nos perfections sont eacutegales

et mecircme identiques Simplement les dieux eacutetant toujours neacutecessairement bienheureux ils

constituent un modegravele de feacuteliciteacute qursquoil nous faut contempler et faire nocirctre57 Ainsi la reacutepleacutetion

nous donne la perfection physique divine et nous nous faisons dieu gracircce aux deacutesirs combleacutes

53laquo Le processus par lequel srsquoentretient la reacutealiteacute corporelle des dieux [hellip] estdeacutesigneacute sous le nom grec drsquoἀνταναπλήρωσις raquo in J MOREAU laquo Eacutepicure et la physiquedes Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70 no 3 1968 p 286-294 p 290

54Pour lrsquoenvironnement des dieux ils vivent dans les intermondes ougrave les fluxatomiques sont sans doute moins chaotiques que dans les espaces intramondainsLeur environnement reste stable et il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier lrsquoinfluence de cetteconception sur lrsquoideacuteal social de lrsquoeacutepicurisme

55DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit consulteacute en ligne le 15deacutecembre 2017

56DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensop cit frag 125 (3-4) p 1066 lrsquoattribution agrave Eacutepicure demeure incertaine

57Voir eacutegalement PHILODEgraveME DE GADARA Peri eusebeia citeacute dans A-J FESTUGIEgraveREEpicure et ses dieux op cit p 92 note 2 sur le rapport des sages eacutepicuriens auxdieux voir aussi lrsquoarticle de Reneacutee Koch-Piettre laquo Eacutepicure dieu et image de dieu une autarcie extatique raquo Revue de lrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

24

Cette proximiteacute entre le dieu et le sage est si forte dans lrsquoeacutepicurisme qursquoon ne sait jusqursquoougrave

elle va les dieux sont-ils soumis aux deacutesirs ou non Une querelle datant du moyen-

eacutepicurisme (II-Ier siegravecle av J-C) nous montre des avis contraires sur la porteacutee de lrsquoanalogie

aux dieux En effet le traiteacute attribueacute agrave Deacutemeacutetrius Lacon Sur la forme des dieux fait eacutetat de

dieux qui laquo dans leurs inter-mondes[] bougent [] respirent mangent dorment (mais tregraves

leacutegegraverement) et bien sucircr ndash car comment concevoir le bonheur sans les entretiens entre

semblables (homoioi) ndash ils parlent et ils parlent la langue des sages le grec raquo58 Mais cette

position aurait fait deacutebat drsquoapregraves des papyrii drsquoHerculanum et mecircme creacuteeacute une dissidence avec

les Eacutepicuriens de Rhodes car le besoin de dormir et de manger y aurait eacuteteacute jugeacute contraire agrave

lrsquoincorruptibiliteacute divine59 Si les dieux accomplissent des actes de reacutegeacuteneacuteration comme les

hommes selon lrsquoavis qui aurait triompheacute on peut penser qursquoils sont soumis eacutegalement au

deacutesir hellip Mais on le voit il y a lagrave une tension dans lrsquoeacutepicurisme qui propose une analogie

entre le sage et le dieu sans en deacutefinir la limite doit-on rapprocher le dieu du sage en lui

attribuant les mecircmes activiteacutes y compris celles que font les hommes pour le bonheur Ou

bien le penser bienheureux sans ce que font et ce que subissent les hommes Dans tous les

cas deacutesirants ou non les dieux voient leur incorruptibiliteacute assureacutee en ce qursquoils finissent

neacutecessairement satisfaits soit qursquoils y pourvoient sans faillir soit que leur nature et leur

environnement y pourvoient pour eux sans qursquoils aient agrave agir

Les hommes contrairement aux dieux nrsquoont pas un eacutetat divin spontaneacutement assureacute

En effet une fois le deacutesir rempli le corps recommence agrave se vider du fait de son activiteacute et

signe ainsi son eacuteloignement de la perfection divine Le cycle du manque et de la reacutepleacutetion

recommence alors et lrsquoon pourrait penser que nous ne sommes que des intermittents du divin

Or ce nrsquoest pas le cas Lrsquoeacutepicurisme ne pense pas un bonheur agrave rapporter seulement agrave lrsquoinstant

de la perfection effective mais une extension du bonheur dans le temps Deux constats

permettent de le faire durer au-delagrave de lrsquoinstant de pleacutenitude Premier point si certes le cycle

58P VESPERINI laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 2(consulteacute le 18 mars 2019)

Dans la note 19 lrsquoauteur rapporte que laquo le dernier point [le sommeil] comme celuide la nourriture suscita une vive discussion et mecircme une dissidence chez lesEacutepicuriens de Rhodes dont nous avons un eacutecho gracircce aux papyrus drsquoHerculanum raquoOn le voit cette reacutealisation par les dieux drsquoacte de reacutegeacuteneacuteration donc de dieuxsoumis au manque mecircme temporairement et sans possibiliteacute de finir danslrsquoinsatisfaction nrsquoest pas forceacutement eacutevidente et accepteacutee par des eacutepicuriens

59Id 2 note 19 Voir note preacuteceacutedente25

reprend le fait de se savoir sur la bonne route pour revenir agrave un tel eacutetat est une occasion de

jouissance comme le montre la sentence 33

Σαρκὸς φωνὴ τὸ μὴ πεινῆν τὸ μὴ διψῆν τὸ μὴ ῥιγοῦνmiddot ταῦτα γὰρ ἔχων

τις καὶ ἐλπίζων ἕξειν καὶ ὑπὲρ εὐδαιμονίας μαχέσαιτο

La voix de la chair ne pas avoir faim ne pas avoir soif ne pas avoir froid

Si lrsquoon a cela en effet et que lrsquoon srsquoattend agrave lrsquoavoir on peut lutter pour la

feacuteliciteacute aussi60

Pour le peu que demande le corps on peut ecirctre satisfait au preacutesent mais aussi au futur ainsi

que lrsquoindique lrsquoinfinitif futur du verbe avoir ἕξειν Le bonheur comprend donc et neacutecessite

eacutegalement lrsquoavenir Crsquoest dans ce mecircme sens que nous prenons la fin du paragraphe 128 de la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui avait fait lrsquoobjet drsquoajouts dans le texte pour le comprendre et que Jean

Bollack enlegraveve pour livrer le texte suivant

τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν

ἀλγῶμενmiddot οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα

En effet crsquoest lagrave [ie quand rien ne peut plus parfaire la vie] que nous

avons lrsquousage drsquoun plaisir quand nous souffrons de ce que le plaisir ne soit

pas preacutesent Nous ne sommes plus dans le manque du plaisir61

Ce passage affirme qursquoune fois la perfection atteinte lrsquoabsence de plaisir est compenseacutee par

un usage (χρεία) du plaisir qui annule le besoin (δεόν) ayant eu un plaisir qui nous a meneacute agrave

la perfection nous pouvons faire appel agrave ce plaisir pour nous mettre agrave lrsquoabri de son absence

preacutesente Cela ne se peut et crsquoest notre deuxiegraveme point que parce que tout ne revient pas tout

agrave fait comme avant en effet le cycle que nous avons deacutecrit ndash qui va du manque agrave la limite et

perfection ndash constitue un dynamisme physiologique qui nrsquoest pas le tout de lrsquoecirctre Certes cette

vie purement organique τὸ ζῆν demeure premiegravere et fondamentale mais celle qursquoEacutepicure

vise crsquoest la vie speacutecifiquement humaine la βίος qui comprend notamment la penseacutee Crsquoest

dans cette-derniegravere que va se jouer la prolongation de la feacuteliciteacute Crsquoest ce que met en lumiegravere

Jean Bollack en commentant la maxime 20 laquo Lrsquouniteacute ainsi creacuteeacutee [par la penseacutee] transforme

le corps en un moi qui substitut de lrsquoorganisme se soustrait entiegraverement au temps

60EacutePICURE Sentence Vaticane 33 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 469sq lrsquoeacutediteur a choisi de comprendre la phrase sans lrsquoajout de la comparaison avecZeus qui avait eacuteteacute introduite par conjecture en la rapprochant drsquoautres citationssemblables (notamment fr 602 Us) en lrsquoestimant inutile le bonheur eacutetantforceacutement celui des dieux

61EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in Id p 70-7126

physiologique des plaisirs du corps sans que la penseacutee ait agrave y renoncer raquo62 Il est donc une

pleacutenitude irreacuteversible fruit de la penseacutee qui surplombe les cycles infinis du corps tout en en

jouissant et permet de demeurer dans un eacutetat divin alors mecircme que le manque reacuteapparaicirct En

effet nous avons subi par lrsquoeacutepicurisme une laquo mutation irreacuteversible raquo qui laquo doit consister

preacuteciseacutement dans lὁμοίωσις θεῷ dans un changement radical deacutetat mental et partant

neacutecessairement physique - selon la theacuteorie mateacuterialiste dEacutepicure - qui sopegravere chez le sage

lorsquil atteint la semblance au dieu raquo63 Nous voilagrave donc divinement transfigureacutes dans cette

vie totale ὁ ὅλος βίος qui reste complegravete en deacutepit du manque physique chronique

Nous pourrions condenser ce modegravele physique du deacutesir chez Eacutepicure en nous penchant

sur le deacutebut de la maxime 21

Ὁ τὰ πέρατα τοῦ βίου κατειδὼς οἶδεν ὡς εὐπόριστὸν ἐστι τὸ ἀλγοῦν κατrsquo

ἔνδειαν ἐξαιροῦν καὶ τὸ τὸν ὅλον βίον παντελῆ καθιστᾶνmiddot

Celui qui considegravere les limites de la vie (βίος) sait qursquoest facile agrave gagner le

moyen de supprimer ce qui par le manque fait la douleur et ainsi de

conduire agrave sa perfection la vie totale64

Le deacutesir est lrsquoagent ici silencieux qui fait passer du manque agrave la perfection La douleur le fait

naicirctre et le plaisir le fait nrsquoecirctre plus Il faut pour cela lrsquoavoir avant tout bien deacutefini il srsquoeacutetend

entre la souffrance du manque atomique et le plaisir de la reacutepleacutetion physique Une fois atteinte

cette limite advient la perfection qui nous rend irreacuteversiblement lrsquoeacutegal des dieux si elle nrsquoest

physiologiquement que temporaire la penseacutee sait lrsquoen faire sortir en la reacuteactualisant Ainsi

atteignons-nous la vie totale qui comprend autant le physiologique en nous ndash pour lequel il

faut srsquoassurer de pouvoir combler les manques cycliques ndash que la penseacutee qui jouit de

connaicirctre reacuteactualiser et maintenir un tel eacutetat de bonheur laquo La vie mecircme constamment

menaceacutee aspire agrave srsquoaccomplir agrave se reconstituer dans son inteacutegriteacute raquo eacutecrit Jean Bollack65

crsquoest le deacutesir qui en traduisant cette aspiration se charge de cette lourde et noble tacircche Si

nous nous posions la question de la valeur du deacutesir nous pourrions dire que lrsquoeacutepicurisme ne

meacutejuge pas le manque dont il est le fruit au contraire cela fait partie de notre nature humaine

propre qui a elle aussi sa perfection ndash qui est eacutegalement celle des dieux ndash qui peut justement

62J BOLLACK Id 22 p 314

63Ibid p 579

64 EacutePICURE Maxime Capitale 21 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 316

65Ibid p 57927

ecirctre atteinte par cet affect Il srsquoagit donc drsquoun affect tregraves positif Agrave une condition respecter sa

deacutefinition autrement dit ne pas outrepasser la limite

28

Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir

La limite est ce qui permet au modegravele de fonctionner cependant elle peut ecirctre

franchie Crsquoest mecircme un constat assez reacutepandu dans la philosophie antique que les hommes

souffrent souvent de lrsquoillimitation en matiegravere de deacutesir ce qui amegravene parfois agrave une

condamnation radicale du deacutesir Pour Eacutepicure nous lrsquoavons vu il nrsquoest pas question de cela

le deacutesir peut ecirctre tregraves beacuteneacutefique autant que lrsquoon respecte les bornes de sa nature srsquoil sort de ce

cadre il devient tregraves nocif pour lrsquohomme Mais cette transgression nrsquoest pas due au deacutesir

mecircme Dans un renversement du platonisme lrsquoeacutepicurisme accuse lrsquoacircme et non le corps

drsquoecirctre agrave lrsquoorigine du dysfonctionnement du deacutesir Nous allons donc eacutetudier les deacuteterminations

de lrsquoacircme agrave tomber dans lrsquoillimitation et les conseacutequences de ce penchant

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple

Nous lrsquoavons dit lrsquoacircme en tant que corps et dans le corps obeacuteit aux mecircmes lois que

ce-dernier et ne doit pas ecirctre seacutepareacutee des pheacutenomegravenes physiques qui lrsquoatteignent tout autant

Cependant elle est un corps particulier elle se compose drsquoatomes subtils de souffle et de

chaud reacutepartis dans toute la chair et cette finesse est agrave lrsquoorigine de la sensibiliteacute de

lrsquoorganisme entier Le corps comprend donc lrsquoacircme qui lui donne la sensation et laquo pour cette

raison elle ne srsquoarrecircte pas de produire des perceptions raquo66 Sa sensibiliteacute naturelle autorise

donc une grande agitation qursquoil faut attentivement surveiller Ainsi par ses caracteacuteristiques

propres lrsquoacircme est un corps certes indissociable du corps mais qui se comporte autrement que

lui

Diogegravene drsquoOinoanda dans le traiteacute eacutepicurien qursquoil fit graver sur un mur de sa patrie parle agrave

plusieurs reprises de leurs diffeacuterences Il souligne surtout les excegraves de lrsquoacircme comme par

exemple dans ce passage ἔχει δrsquoἡ ψυχὴ πάθη τῆς γεγεννηκυίας αὐτὰ αἰτίας μακρῷ

μείζονα laquo lrsquoacircme eacuteprouve des affections beaucoup plus grandes que la cause qui les a

produites raquo67 Ici lrsquoeacutepicurien pointe la puissance de deacutemultiplication de lrsquoacircme drsquoun fait

donneacute drsquoune sensation limiteacutee peuvent srsquoen suivre des affects excessifs qui sont donc parce

qursquoils ne renvoient plus agrave la reacutealiteacute sensible des affects vides Cette disposition de lrsquoacircme agrave

66J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure op cit p 58 cette pagedeacuteveloppe les paragraphes 63 agrave 66 de la Lettre agrave Heacuterodote

67DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 44 I p 226 trad fr Pierre-Marie Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 44 I p 1051

29

lrsquoexcegraves touche eacutegalement aux penseacutees sans cesse elle forme des opinions qui si elles ne sont

pas informeacutees par la science finissent elles aussi deacuteconnecteacutees du sensible Degraves lors cette

caracteacuteristique psychique ne peut ecirctre que condamneacutee dans la penseacutee du Jardin dans sa cause

ndash le vide lrsquoabsence de reacutefeacuterents sensibles ndash et dans son effet neacutecessaire ndash le trouble ndash Crsquoest la

penseacutee rationnelle qui gracircce agrave la science de la nature des choses doit purifier lrsquoacircme de ses

excegraves et reacuteintroduire la mesure du sensible dans celle-ci

Au contraire le corps se caracteacuterise par sa simpliciteacute et Diogegravene drsquoOinoanda met clairement

en balance leurs dispositions contraires au fragment 2

τὰ μὲν γὰρ ὑπὸ αὐτοῦ [ie τοῦ σώματος] ζητούμενα μείκρα εἶναι καὶ

εὐπόριστα [] τὰ δrsquo ὑπὸ τῆς ψυχῆς μεγάλα τε καὶ δυσπόριστα πρὸς δὲ

τῷ μηδὲν ὠφελεῖν τὴν φύσιν καὶ κινδύνους ἐπιφέροντα

Ce que recherche le corps ce sont des choses petites faciles agrave acqueacuterir

[hellip] tandis que ce que lrsquoacircme recherche ce sont de grandes choses diffi-

ciles agrave acqueacuterir et qui outre le fait qursquoelles ne sont drsquoaucune utiliteacute agrave

notre nature sont aussi source de dangers68

Le lycien joue sur lrsquoopposition des demandes corporelles et psychiques celles du premier

sont εὐπόριστα faciles agrave satisfaire celles de la seconde δυσπόριστα difficiles agrave satisfaire

Lrsquoacircme demande trop et nous met en danger alors que le corps est facile agrave satisfaire et prudent

Drsquoailleurs il supporte mal lrsquoexcegraves par exemple srsquoil mange trop il sera malade Il est en fait

incapable de deacutepasser lui-mecircme ses propres limites lorsqursquoil vit des deacutebordements crsquoest

sous lrsquoimpulsion de lrsquoacircme qui lui fournit des sensations deacuteformeacutees par de faux jugements

Lrsquoinscription murale rappelle cette domination de lrsquoacircme sur le corps en parlant de la

preacuteeacuteminence des affections psychiques ἡ τῶν ψυχικῶν τούτων ὑπεροχὴ παθῶν69 Lrsquoacircme

en tant qursquoelle donne au corps la sensibiliteacute lrsquoentraicircne dans la mesure comme dans le

deacutemesure elle est donc lrsquounique facteur drsquoexcegraves Cependant le psychique nrsquoest pas

condamneacute absolument en effet dans ce mecircme fragment 2 nous avions enleveacute afin de mieux

mettre en lumiegravere lrsquoopposition cette proposition subordonneacutee ὧν δύναται καὶ ἡ ψυχὴ

συναπολαύουσα καλῶς δίαγειν laquo [ce que recherche le corps ce sont des choses petites

faciles agrave acqueacuterir] ce qui permet agrave lrsquoacircme quand elle en jouit aussi drsquoavoir une vie belle raquo70

Crsquoest donc aux attentes du corps que lrsquoacircme doit srsquoen tenir qui lui procurent un grand plaisir

68DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 2 I p 247 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 2 I p 1030

69Id fr 44 trad fr P-M Morel in Id fr 44 p 1051

70Id fr 2 p 247 trad fr P-M Morel in Id fr 2 I p 103030

Ce passage nrsquoest que le deacuteveloppement des accusations du corps envers lrsquoacircme que Diogegravene

met ici en scegravene le physiologique srsquoavegravere ecirctre lrsquoinnocente victime drsquoun bourreau qui pacirctit lui-

mecircme de ses agissements Par ces justes reproches le corps tente de faire entendre raison agrave

lrsquoacircme pour la ramener vers leur bien respectif et commun Ainsi le corps devient-il pour

lrsquoacircme un modegravele en matiegravere de traitement des affections au premier rang desquelles le deacutesir

Nous trouvons lagrave le renversement conceptuel drsquoun passage du Pheacutedon de Platon dans ce

dialogue preacuteciseacutement le corps est accuseacute par Socrate drsquoecirctre le fauteur de trouble car il se

situe du cocircteacute du deacutesir excessif Voilagrave quelle diatribe le mourant adresse agrave ce qursquoil va bientocirct

laisser

μυρίας μὲν γὰρ ἡμῖν ἀσχολίας παρέχει τὸ σῶμα διὰ τὴν ἀναγκαίαν

τροφήνmiddot ἔτι δέ ἄν τινες νόσοι προσπέσωσιν ἐμποδίζουσιν ἡμῶν τὴν τοῦ

ὄντος θήραν ἐρώτων δὲ καὶ ἐπιθυμιῶν καὶ φόβων καὶ εἰδώλων

παντοδαπῶν καὶ φλυαρίας ἐμπίμπλησιν ἡμᾶς πολλῆς ὥστε τὸ λεγόμενον

ὡς ἀληθῶς τῷ ὄντι ὑπrsquoαὐτοῦ οὐδὲ φρονῆσαι ἡμῖν ἐγγίγνεται οὐδέποτε

οὐδέν καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ

σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες

οἱ πόλεμοι γίγνονται τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ

σῶμα δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳmiddot

Le corps en effet est pour nous une source de mille affairements car il est

neacutecessaire de le nourrir en outre si des maladies surviennent elles sont

autant drsquoobstacles agrave notre chasse agrave ce qui est Deacutesirs appeacutetits peurs si-

mulacres en tout genre futiliteacutes il nous en remplit si bien que comme on

dit pour de vrai et pour de bon agrave cause de lui il ne nous sera jamais pos-

sible de penser et sur rien Prenons les guerres les reacutevolutions les

conflit rien drsquoautre ne les suscite que le corps et ses appeacutetits (ἐπιθυμίαι) Car

toutes le guerres ont pour origine lrsquoappropriation des richesses Or ces ri-

chesses crsquoest le corps qui nous force agrave les acqueacuterir crsquoest son service qui

nous rend esclave71

Le corps est ici accuseacute drsquoune part de troubler la penseacutee lrsquoacircme par ses affections propres et

drsquoautre part de deacutetourner lrsquoeacutenergie humaine dans lrsquounique but de sa satisfaction qui semble

sans fond Ses besoins mecircmes les plus eacuteleacutementaires nous deacutetournent du travail de lrsquoacircme et il

nrsquoest pas mecircme capable de srsquoy tenir Il nrsquoest pas fiable il nous entraicircne dans des situations

71PLATON Phaidron in Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967vol 1 trad fr Monique Dixsaut in PLATON Oeuvres complegravetes L Brisson (eacuted) MDixsaut (trad) Paris Flammarion 2014 Pheacutedon 66b-66d p 1182

31

peacuterilleuses agrave la poursuite de ce qui ne nous comble mecircme pas les richesses Le deacutesir des

richesses est agrave lrsquoimage de celles-ci illimiteacute Telle est lrsquoillusion qui nous deacutetourne de

lrsquoessentiel qui est dans lrsquoacircme et ce qui lui est propre On voit bien agrave quel point lrsquoeacutepicurisme

srsquooppose agrave ce passage du Pheacutedon en innocentant le corps et en chargeant le psychique des

potentiels excegraves le corps est simple lrsquoacircme excessive et elle doit srsquoinspirer du corps pour ne

pas tomber dans lrsquoillimiteacute

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir

Lrsquoexcegraves dans lrsquoacircme tient nous lrsquoavons dit agrave un jugement eacuteloigneacute de la reacutealiteacute sensible

que les textes expriment sous le nom de κενὴ δόξη jugement vide ou de κενοδοξία vaniteacute

du jugement avec eux elle pense pouvoir contenir au-delagrave de ce que peut lrsquoorganisme Son

erreur porte sur la nature des choses elle vient de ce qursquoelle deacutesire un contenu sans contenant

pour lrsquoaccueillir ce qui fait que ce contenu ne peut de fait pas se constituer Mais cette

illusion tenace reporte geacuteneacuteralement la faute sur le corps

Ἄπληστον οὐ γαστήρ ὥσπερ οἱ πολλοί φασιν ἀλλὰ δόξα ψευδὴς ὑπὲρ

τοῦ γαστρὸς ἀορίστου πληρώματος

Inassouvissable non le ventre comme on le dit souvent mais lrsquoideacutee

fausse que lrsquoon se fait de lrsquoassouvissement illimiteacute du ventre72

Ce qui est sans satisfaction possible nrsquoest pas ici le corps et ses deacutesirs en eux-mecircmes mais

une penseacutee sans fondement qui outrepasse les bornes physiques le corps ne fait que suivre

cette sensibiliteacute deacuteformeacutee qui imagine de faccedilon paradoxale une satisfaction sans borne Or

comme toute reacutealiteacute ne tient qursquoagrave sa limite la reacutepleacutetion nrsquoest reacutealisable que srsquoil existe une

borne bien eacutetablie au preacutealable Ce thegraveme du jugement vide montre encore une fois que le

corps a une deacutelimitation deacutetermineacutee et infranchissable tandis que lrsquoacircme possegravede une certaine

eacutelasticiteacute sans doute due agrave sa subtiliteacute qui peut former de vains jugements deacutenaturant le deacutesir

En effet celui-ci eacutetant par essence lieacute agrave la limitation du corps il se voit deacutetourneacute par une

penseacutee qui nie la borne physique donc les propres bornes de son extension Il se retrouve

alors sans deacutelimitations deacutepouilleacute de sa nature et devient un eacutelan sans limite crsquoest ce deacutesir

qui est anormal pour les eacutepicuriens bien qursquoil soit peut-ecirctre plus reacutepandu que la norme agrave

laquelle ils aspirent

72EacutePICURE Sentence Vaticane 59 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 52332

Cet affect sans borne sans fond pousse lrsquoindividu dans une course sans fin Diogegravene

drsquoOinoanda eacutetablit une liste de tourments dans laquelle ces deacutesirs illimiteacutes occupent une

grande place

ἐπιθυμῖαι τοὺς φυσικοὺς ὅρους ἐκτρέχουσαι αἰ γὰρ ῥίζαι κακῶν πάντων

εἰσιν αὗται κἂν ταύτας μὴ ὑποτέμωμεν ὄχλος κακῶν ἡμεῖν προσφύσετα

Les deacutesirs qui outrepassent les limites naturelles [hellip] sont en effet les ra-

cines de tous les maux et si nous ne les coupons pas agrave la base une multi-

tude de maux va croicirctre en nous73

En les deacutesignant comme racine de tous les maux αἰ ῥίζαι κακῶν πάντων le lycien

marque lrsquoimportance du deacuteregraveglement de cet affect dans le deacuteseacutequilibre individuel En tant que

moteur de lrsquoaction il pousse lrsquohomme agrave suivre des choses indistinctes sans mesure avec son

corps cette deacutemesure ou πλεονέξια comme drsquoautres la nommeront provoque tous les

troubles possibles puisque le corps et lrsquoacircme se perdent dans des objets des situations ou des

quantiteacutes qui nrsquoont plus rien agrave voir avec leur nature et les besoins qui en deacutecoulent et que leur

enseigne la phusiologia Lrsquoillusion qui suit lrsquoopinion sans science megravene arbitrairement

chacun de chimegraveres en chimegraveres et le deacuteconnecte ainsi de la reacutealiteacute pourtant seule source

possible du bien La reacutealiteacute se caracteacuterise par la limitation des choses le deacutesir irreacuteel est donc

illimiteacute et surtout insatiable comme le montre toujours Diogegravene

Αἰ κεναὶ τῶν ἐπιθυμιῶν ὥσπερ αἰ δόξης καὶ τῶν ὁμοίων οὑ μόνον εἰσὶν

κεναὶ πρὸς δὲ τῷ κεναὶ καὶ δυσπόριστοι Οὐκ ἀπέοικε τοῦ πολλὰ μὲν

πίνειν αἰεὶ δὲ διψᾶν τὸ πολλὰ μὲν κτᾶσθαι πλειόνων δrsquoἐπιθυμεῖν

Les deacutesirs vides comme ceux de gloire et de choses semblables non

seulement sont vides mais en plus drsquoecirctre vides difficiles aussi agrave satisfaire

Ce nrsquoest pas diffeacuterent du fait de boire beaucoup et drsquoavoir toujours soif

que de posseacuteder beaucoup et de deacutesirer davantage74

73DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

74DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT laquo Review of Supplement to Diogenes ofOenoanda the Epicurean Inscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 792007 p 30-34 NF 131 p 34 traduction personnelle Dans lrsquoarticle lrsquoauteur proposeune correction agrave la fin de ce passage que nous avons reprise agrave lrsquoeacutedition de SmithCelui-ci lisait apregraves διψᾶν Τὸ Πέλλα[ν] μὲν ltκεgtκτῇσθαι μετrsquoἀ[ν]ιῶν δrsquoἐ[στι κενὸν] et lepensait comme la deacutenonciation de lrsquointranquilliteacute drsquoAlexandre le Grand

33

Lrsquoimage de lrsquoassoiffeacute sans fond illustre lrsquoideacutee que le pire dans la vaniteacute au-delagrave des dangers

qursquoelle nous fait prendre reacuteside dans lrsquoimpossibiliteacute radicale drsquoen retirer une vrai satisfaction

un plaisir profond

Les conseacutequences terribles de lrsquoillimitation font ressortir agrave nos yeux lrsquoimportance de

la science de la nature agrave qui nous voudrions faire la part belle dans la vie bonne autant

qursquoaux dieux si ce nrsquoest plus Crsquoest ce fragment du mur drsquoOinoanda qui nous invite agrave le

faire

τῶν δrsquoἄλλων ἀποφαίνομαι τοὺς μὲν φυσικῶν ἁπτομένους λόγων μὴ διὰ

τοὺς θεοὺς εἶναι δικαίους διὰ δὲ τὸ βλέπειν ὀρθῶς τάς τε ἐπιθυμίας

τίνrsquoἔχουσιν φύσιν καὶ τὰς ἀλγηδόνας καὶ τὸν θάνατον (πάντῃ τε γὰρ

πάντως ἢ διὰ φόβον ἢ διὰ ἡδονὰς ἀδικοῦσιν ἄνθρωποι)

Mais je le proclame parmi les autres hommes [ie ceux qui sont pieux]

[ceux] qui srsquoattachent agrave la science de la nature doivent drsquoecirctre justes non

pas aux dieux mais au fait qursquoils ont une vision correcte de la nature des

deacutesirs des souffrances et de la mort (car en tout cas crsquoest toujours agrave

cause de la peur ou bien des plaisirs que les hommes commettent des in-

justices)75

Le bon comportement drsquoun homme nrsquoest pas en premier lieu lieacute agrave une pieacuteteacute que nous

nommerions morale mais surtout agrave sa connaissance de la nature des choses qui lrsquoentourent

En effet ses mauvaises actions proviennent drsquoune mauvaise saisie intellectuelle de ce qursquoest

le plaisir et la souffrance et lrsquohomme se trompe alors dans ses craintes et dans ses deacutesirs

Connaicirctre la constitution et la structure du deacutesir est donc un eacuteleacutement essentiel de la vie bonne

Crsquoest donc la phusiologia qui est la cadre de la reacutealiteacute et lrsquooutil qui nous permet de la saisir

ce qursquoil en est reacuteellement du plaisir et de la souffrance du deacutesir et de lrsquoaversion hellip et aussi

des dieux modegraveles du bonheur la pieacuteteacute envers eux consiste agrave les connaicirctre dans les

caracteacuteristiques de perfection que les eacutepicuriens exposent Cependant ce ne sont pas eux qui

nous mettent en contact avec la reacutealiteacute mais bien la science de la nature qui elle seule nous

permet drsquoappreacutehender avec justesse le reacuteel

75DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica ndeg 42 2009 p 1-48 NF167-c p 7 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citNF 167-c p 1038

34

Ce que la raison combat dans lrsquoeacutepicurisme crsquoest la forme illimiteacutee du deacutesir et non le

deacutesir radicalement En effet un deacutesir limiteacute est le fruit de la raison et du reacuteel puisqursquoil prend

en compte le savoir sur sa nature et celle des besoins et use drsquoun raisonnement pour srsquoassurer

qursquoil fait agir en sorte drsquoecirctre combleacute La seule source de dysfonctionnement possible est

lrsquoacircme En ce qursquoelle produit constamment les sensations eacuteprouveacutees par le corps elle est

responsable de la bonne reacutealisation de la nature du deacutesir dans les bornes qui nous deacutefinissent

ou de tomber dans des deacutelires Le travestissement de la reacutealiteacute tient agrave la mauvaise information

des sensations par des opinions sans fondements plutocirct que par le savoir et provoque un

eacuteloignement de la reacutealiteacute dangereux et nocif

35

Conclusion

Dans le cadre de lrsquoatomisme eacutepicurien tout pheacutenomegravene doit srsquoenvisager sous lrsquoangle

de la physique et le deacutesir nrsquoy eacutechappe pas Eacutepicure pose un modegravele de fonctionnement autant

descriptif que normatif En effet lorsqursquoil envisage le manque atomique qui creacutee un eacutelan vers

sa propre reacutesorption et la limite agrave atteindre pour ressentir une pleacutenitude digne des dieux

lrsquoeacutepicurisme veut agrave la fois rendre compte drsquoune reacutealiteacute et prescrire ce parcours par lequel on

touche au bonheur bonheur non seulement drsquoavoir satisfait agrave une demande biologique sans

cesse renouveleacutee mais aussi plaisir constant deacutetacheacute du cycle physiologique de se savoir

vivre la vie totale Cette constance nous rend veacuteritablement semblable aux dieux alors mecircme

que lrsquoassurance pour eux drsquoecirctre combleacute qursquoils deacutesirent ou non ndash et leur incorruptibiliteacute de

maniegravere geacuteneacuterale ndash devrait nous en seacuteparer mais lrsquoeacutepicurisme ne voit pas lagrave de raison

suffisante pour nous les rendre inaccessibles Bien plutocirct le deacutesir est le processus speacutecifique

par lequel lrsquoespegravece des hommes ndash voire celle des dieux ndash atteint sa perfection physique Y voir

un signe de la faiblesse humaine ne serait pas du tout eacutepicurien puisque cette penseacutee

comprend seulement que lrsquoespegravece humaine diffegravere des dieux dans sa complexion physique et

son environnement sans jugement de valeur aucun Le deacutesir ainsi deacutefini se trouve donc ecirctre

un affect tregraves positif puisqursquoil est celui qui nous megravene parfaitement au bonheur En

contrepartie sa deacutenaturation dans lrsquoillimitation passe pour catastrophique En effet la

positiviteacute du deacutesir disparaicirct alors et crsquoest un basculement violent et sans fond dans lrsquoirreacutealiteacute

par rapport agrave la physique celle drsquoun corps qui pourrait contenir plus que sa nature drsquoune

satisfaction sans borne qui repousse toujours plus loin lrsquoillusion de son comblement toujours

plus loin que la reacutealiteacute Le deacutesir erre alors et lrsquohumain qursquoil anime avec Ce qui devrait ecirctre la

racine du plus grand bien se deacutenature alors en laquo racine de tous les maux raquo la reacutealiteacute existante

parce que limiteacutee srsquoeacuteloigne alors mecircme qursquoelle est lrsquounique source de bonheur de reacutealisation

de la perfection possible pour lrsquohumain

Du deacutesir cet affect si important dans lrsquoeacutequilibre humain nous nous sommes pencheacutes

sur ce que nous appellerions dans nos mots modernes la physique il srsquoagit en fait du

meacutecanisme atomique et de sa constitution en rapport avec les pheacutenomegravenes qui lui sont

exteacuterieurs qui posent les bornes exteacuterieures du deacutesir soit sa deacutefinition autrement dit sa

nature Mais comme nous le suggeacuterait la maxime 11 la phusiologia en tant que science de la

nature des choses nous apprend aussi les deacutelimitations internes des deacutesirs ce que nous

classerions dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc agrave cette eacutethique que permet la science physique que nous

36

allons nous inteacuteresser et qui nous conduira apregraves avoir appris la cause et la nature des deacutesirs

agrave en connaicirctre leurs caracteacuteristiques et leur cateacutegorisation

37

Partie 2

-

Typologie des deacutesirs eacutetat des lieux de la structure interne

du champ des deacutesirs

Dans le cadre de la nature eacutepicurienne du deacutesir telle que nous venons de la deacutecrire on

peut relever deux maniegraveres de cateacutegoriser les deacutesirs La premiegravere et la plus connue est la

classification formuleacutee au paragraphe 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee crsquoest la fameuse

tripartition des deacutesirs naturels et neacutecessaires naturels mais non neacutecessaires et deacutesirs vains ou

vides Une seconde plus informelle se construit tout au long des textes et repose dans les

diffeacuterents mots utiliseacutes pour parler du deacutesir de certaines formes du deacutesir ἐπιθυμία πόθος

ἔρως ou ἐρωτίκη πάθη ἀφροδίσιον et ὄρεξις Chacun revecirct un sens particulier possegravede

une utilisation dans un contexte speacutecifique qui permet drsquoidentifier certains deacutesirs particuliers

ou formes de deacutesirs et donc de proposer une typologie compleacutementaire agrave la premiegravere qui

meacuterite elle aussi drsquoecirctre plus approfondie que ce que lrsquoon nous apprend au premier abord Nous

tenterons ici de dresser un tableau aussi exhaustif que possible des diffeacuterents types de deacutesir

afin de les expliciter tout en mecirclant les deux typologies Pour cela nous eacutetudierons drsquoabord la

deacutesignation la plus courante du deacutesir ἐπιθυμία Puis nous exposerons la tripartition des

deacutesirs en tentant de faire ressortir la structure de cette classification Enfin nous ferons le

tour des problegravemes drsquoun deacutesir difficile agrave classer lrsquoamour hellip Ce qui ne laissera pas indemne

ce que nous pensons savoir de la theacuteorie eacutethique du deacutesir chez Eacutepicure

Chapitre 3 ndash Du choix du mot ἐπιθυμία

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)

Il convient drsquoabord de se pencher sur le terme qui exprime le plus couramment le deacutesir

dans le corpus eacutepicurien ἐπιθυμία que nous avons deacutejagrave croiseacute Il srsquoagit du deacutesir-type celui

qui sert agrave deacutesigner un processus de deacutesir modegravele tel que nous avons pu le deacutecrire mais il

couvre aussi tous types de deacutesir du plus neacutecessaire au plus vide Cette double possibiliteacute de

signification le deacutesigne donc comme le mot le plus large et le plus courant pour parler du

deacutesir

Il nous faut ecirctre un peu plus preacutecis en ajoutant que la plupart de ses occurrences sont au

pluriel (ἐπιθυμῖαι) Ce pluriel permet une concreacutetisation des deacutesirs en visant la pluraliteacute des

cas drsquoailleurs lorsqursquoil est employeacute au singulier ce mot est toujours deacutesir de quelque chose

et se trouve grammaticalement compleacuteteacute par lrsquoobjet du deacutesir par exemple dans la sentence 35

ἐπιθυμίᾳ τῶν ἀπόντων (le deacutesir des choses absentes) Il nrsquoest donc pas question de cerner

lrsquoIdeacutee du Deacutesir mais de deacutesigner chaque deacutesir affecteacute par lrsquoobjet dont il est le deacutesir Lrsquoessence

du deacutesir crsquoest un processus une constitution une deacutefinition que nous avons preacutesenteacutee dans

notre premiegravere partie qui se creacutee dans un rapport entre notre nature et celle de la chose

deacutesireacutee elle ne peut donc pas constituer un invariant qui pourrait se passer drsquoobjet ou

drsquoillusion drsquoobjet ni drsquoecirctre deacutesirant Lrsquoobjet est donc tout aussi essentiel dans la nature drsquoun

deacutesir que son fonctionnement Nous utiliserons cependant un singulier geacuteneacuteralisant en parlant

du deacutesir suivant lrsquousage du franccedilais et de la lexicographie76 nous demandons au lecteur

beacuteneacutevole de bien se souvenir qursquoil ne srsquoagit pas pour autant de deacutesigner une geacuteneacuteraliteacute lisse

mais la notion dans toute sa diversiteacute variant par les divers rapports entre les objets du deacutesir

et les ecirctres deacutesirants

Lrsquoeacutequivalent en latin de ce terme ne fait pas lrsquounanimiteacute drsquoun cocircteacute Lucregravece utilise

cupido inis au singulier et compleacuteteacute par un objet de lrsquoautre Ciceacuteron preacutefegravere cupiditas atis

Les deux termes qui renvoient au laquo deacutesir passionneacute raquo sont tregraves semblables si ce nrsquoest que le

premier bascule un peu plus vite que son camarade dans lrsquoacception de deacutesir sexuel si lrsquoon

suit les notices de Oxford Latin Dictionnary77

76Soulignons que cette coutume peut parfois masquer lrsquoeacutevidence drsquoun emploihabituellement au pluriel

77laquo Cupido inis raquo et laquo cupiditas atis raquo in Oxford Latin Dictionnary Oxford ClarendonPress 1968 p 472

39

Lrsquoutilisation eacutepicurienne drsquoἐπιθυμία ne fait que reprendre lrsquoacception courante du

terme en grec Ainsi serait-ce un abus de langage que de parler ici de concept eacutepicurien nous

preacutefeacuterons le terme de notion eacutepicurienne qui deacutesigne une signification non speacutecifique agrave cette

doctrine mais comprise et eacutevalueacutee selon la penseacutee eacutepicurienne Pour autant ἐπιθυμία en tant

que terme geacuteneacuterique pour le deacutesir nrsquoest pas partageacute par toutes les philosophies antiques Pour

ne parler que des preacutedeacutecesseurs drsquoEacutepicure Aristote et Deacutemocrite preacutefegraverent ὄρεξις pour le

deacutesigner tandis que Platon utilise bien ἐπιθυμῖαι au pluriel pour deacutesigner la partie des trois

de lrsquoacircme qui deacutesire78 Lrsquoinfluence de Platon sur Eacutepicure est certaine David Sedley le deacutesigne

mecircme comme un preacutecurseur (forerunner) en expliquant que laquo le platonisme paraicirct avoir offert

au jeune Eacutepicure sa premiegravere excursion en philosophie raquo79 M Sedley fait allusion au premier

maicirctre drsquoEacutepicure dont nous apprenons par Diogegravene Laeumlrce qursquoil srsquoagissait drsquoun platonicien

du nom de Pamphile80 Ainsi la penseacutee drsquoEacutepicure possegravede-t-elle un fond platonicien

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις

Eacutepicure connaissait aussi Aristote et Deacutemocrite mais il semble avoir reacuteagi agrave leurs

physiques plus qursquoagrave leurs eacutethiques En effet pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral ces deux

penseurs employaient le mot ὄρεξις Ce terme nrsquoest employeacute qursquoune seule fois chez Eacutepicure

dans la maxime 26 comme une partie drsquoἐπιθυμία (deacutesir) puisqursquoil est le sujet du verbe

ἔχουσιν (avoir) dont ὄρεξις est lrsquoobjet Par ce mot Eacutepicure semble deacutesigner lrsquoappeacutetit ndash tel

qursquoon le deacutefinissait au XVIIe siegravecle ndash la partie passive aveugle et sans conscience du deacutesir

tandis que lrsquoἐπιθυμία comprendrait aussi une part de conscience de savoir drsquoinformation de

cette sensation brute une direction vers lrsquoaction aussi Les rapports entre ἐπιθυμία et ὄρεξις

srsquoinverse chez Aristote et Deacutemocrite qui privileacutegient tous deux le terme drsquoὄρεξις pour penser

lrsquoaffect deacutesirant en geacuteneacuteral Dans son traiteacute De lrsquoacircme le Stagirite questionne les faculteacutes de

lrsquoacircme ainsi que lrsquoorigine du mouvement individuel (ce qursquoil nomme mouvement local ἡ

κίνησις κατὰ τόπον) il deacutesigne lrsquointellect pratique et le deacutesir comme les deux principes de

cet eacutelan menant vers lrsquoobjet deacutesirable (III 433 a) Cependant lrsquointellect ne peut rien sans

deacutesir en revanche le deacutesir peut agir sans lrsquointellect Aristote procegravede alors agrave une distinction

inteacuteressante parmi les deacutesirs

78Voir agrave ce sujet G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975 p 172 sq

79D SEDLEY laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille 1976 p 119-159 p 133 traduction personnelle

80DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 14 p 124840

Ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξιςmiddot ὅταν δὲ κατὰ τὸν λογισμὸν κινῆται καὶ κατὰ

βούλησιν κινεῖται Ἡ δrsquoὄρεξις κινεῖ παρὰ τὸν λογισμόνmiddot ἡ γὰρ ἐπιθυμία

ὄρεξίς τις ἐστιν

La volonteacute est une espegravece drsquoappeacutetit (ὄρεξις) lorsqursquoon se meut selon le

raisonnement on se meut selon la volonteacute Mais lrsquoappeacutetit (ὄρεξις) peut

mouvoir contre le raisonnement en effet le deacutesir (ἐπιθυμία) est une

sorte drsquoappeacutetit (ὄρεξις)81

Volonteacute et deacutesir sont deux formes de lrsquoappeacutetit qui se diffeacuterencient parce que la premiegravere

accompagne un raisonnement et lrsquoautre le contredit Lrsquoappeacutetit nrsquoest pas en soi irrationnel

crsquoest sous sa forme drsquoἐπιθυμία qursquoil le devient On sent bien ici la notion irrationnelle qui

pegravese sur le deacutesir deacutesigneacute par ce terme drsquoἐπιθυμία Chez Deacutemocrite la penseacutee du deacutesir a des

traits communs avec celle deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutepicurisme au fragment 223 par exemple

lrsquoatomiste pose que le corps agrave des besoins frugaux qui combleacutes apportent le plaisir tandis

que crsquoest lrsquoesprit mal informeacute qui nous perd Toutefois Deacutemocrite ne vise pas tant le plaisir

que la joie (εὐθυμία) qui neacutecessite un contentement face aux choses preacutesentes Or crsquoest cette

attitude que mettent en danger lrsquoὄρεξις et lἐπιθυμία chacun poussant vers un objet qui est

absent En outre leur existence deacuterive certes de lrsquoutile mais finit dans lrsquoexcegraves Jean Fregravere

propose cependant une distinction entre ὄρεξις et ἐπιθυμία en deacutefinissant le premier comme

laquo lrsquoaspiration en son sens [hellip] le plus geacuteneacuteral [hellip] en son aspect non-raisonneacute son pur

jaillissement instinctif [hellip] qui nrsquoimplique pas de perversiteacute morale raquo82 il srsquoagit donc drsquoun

eacutelan irreacutefleacutechi qui nrsquoa pas encore eacuteteacute informeacute qui peut mener vers quelque chose de bon ou

mauvais mais eacutecornifle le bonheur en ce qursquoil vise un objet absent Lrsquoἐπιθυμία lui paraicirct

plus peacutejoratif il est caracteacuteristiquement lieacute agrave lrsquoexcegraves Drsquoune part il est sans fin comme le dit

Jean Fregravere laquo le deacutesir (ἐπιθυμία) est le regravegne du de nouveau raquo83 des mecircmes choses Drsquoautre

part il est deacutemesure comme on le voit au fragment 224 ἡ τοῦ πλέονος ἐπιθυμίη τὸ

παρεὸν ἀπόλλυσι τῆι Αἰσωπείηι κυνὶ ἰκέλη γινομένη84 laquo deacutesirer davantage que ce que

lrsquoon a crsquoest lacirccher la proie pour lrsquoombre comme dans le cas du chien drsquoEacutesope raquo85 Cette

81ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris1966 III 433 a p 90-91

82J FREgraveRE Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacuted Lesbelles Lettres 1982 p 75

83Id p 76

84DEacuteMOCRITE Fragments 224 in H DIELS et W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratikervol 2 Berlin Weidmann 1952 p 130-224

85DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques J-P Dumont et H Diels (eacuted) Paris Gallimard 1988p 900

41

illimitation dans le temps et dans la quantiteacute provoque non seulement lrsquointempeacuterance qui en

tant que non-maicirctrise de soi-mecircme est neacutegative mais encore le danger elle nous deacutetourne de

ce qui est preacutesent et concret pour une illusion plus geacuteneacutereuse qui en fin de compte nous

laisse sans rien Lrsquoἐπιθυμία ressemble ici plus agrave une volonteacute pervertie une sorte drsquoeacutelan qui

perseacutevegravere dans son erreur Ἐπιθυμία et ὄρεξις troublent tous deux notre preacutesence au preacutesent

mais seul le premier prend un sens immoral parce que au-delagrave du deacutetournement spontaneacute

mais utile il est sans limites La connotation irrationnelle de lrsquoἐπιθυμία se retrouve donc

aussi chez Deacutemocrite On voit ici lrsquoeacutecart entre ces deux penseurs qui deacutesignent sous

ἐπιθυμία une forme particuliegravere drsquoeacutelan qui va contre la raison voire finit dans la deacutemesure et

Eacutepicure qui vise par lagrave soit tous types de deacutesirs soit le deacutesir tel qursquoil devrait ecirctre limiteacute et

beacuteneacutefique En revanche le mot ὄρεξις exprime chez nos trois auteurs un eacutelan avec une

indeacutetermination plus grande une sorte de spontaneacuteiteacute irreacutefleacutechie Cependant si Aristote et

Deacutemocrite en font le type mecircme de lrsquoeacutelan humain Eacutepicure le conccediloit seulement comme une

partie du deacutesir

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon

De fait la notion de deacutesir comme ἐπιθυμία chez Eacutepicure demeure dans les termes

beaucoup plus proche de celle de Platon Geneviegraveve Rodis-Lewis propose mecircme un

rapprochement entre les classifications des deacutesirs platonicienne ndash telle qursquoelle se trouve au

livre VIII de La Reacutepublique (558d-559d)ndash et eacutepicurienne86 En effet elle repegravere que les

cateacutegories structurantes sont dans les deux cas le naturel et le neacutecessaire Cependant elles ne

nrsquoont pas la mecircme disposition que chez Eacutepicure Dans ce passage en effet Socrate fait agrave

Glaucon la proposition suivante πρῶτον ὁρισώμεθα τὰς τε ἀναγκαίους ἐπιθυμίας καὶ

τὰς μή laquo deacutefinissons drsquoabord les deacutesirs neacutecessaires et ceux qui ne le sont pas raquo87 Agrave lrsquoeacuteniegraveme

et preacutevisible approbation de son interlocuteur il eacutetablit les deacutesirs neacutecessaires comme suit

Οὐκοῦν ἅς τε οὐκ ἂν οἶοὶ τrsquoεἶμεν ἀποτρέψαι δικαίως ἂν ἀναγκαῖαι

καλοῖντο καὶ ὅσαι ἀποτελούμεναι ὠφελοῦσιν ἡμᾶς τούτων γὰρ

ἀμφοτέρων ἐφίεσθαι ἡμῶν τῇ φύσει ἀνάγκη

86G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 174-175

87PLATON La Reacutepublique 558d traduction personnelle42

Nrsquoest-il pas juste drsquoappeler neacutecessaires ceux que nous ne pouvons deacutetour-

ner et ceux qui satisfaits nous sont avantageux La neacutecessiteacute de ces

deux-lagrave nous est imposeacutee par la nature88

La neacutecessiteacute en matiegravere de deacutesir est fondeacutee en nature et contient donc la neacutecessiteacute stricte et ce

qui nous est avantageux agrave satisfaire La nature fonde le neacutecessaire mais rien nrsquoest dit dans ce

texte drsquoune cateacutegorie naturelle qui inclurait ou deacutepasserait le neacutecessaire il est simplement dit

qursquoagrave lrsquoorigine de la neacutecessiteacute il y a la nature Par le fait que ce terme ndash ou sa neacutegation

puisqursquoil sera par la suite question des deacutesirs non-neacutecessaires ndash nrsquoapparaisse pas dans la suite

du passage on ne peut pas conclure agrave une structuration des deacutesirs en naturels et non-naturels

Crsquoest bien lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire qui est primordiale chez Platon puisque

crsquoest mecircme ainsi qursquoil nomme les deux cateacutegories de deacutesirs Drsquoautre part le rapprochement

entre les deux penseurs se heurte non seulement agrave la structure mais aussi dans le deacutetail

certaines consideacuterations de Platon ne se comprennent pas agrave la lueur drsquoEacutepicure Par exemple

ce qui est laquo avantageux raquo agrave satisfaire (du verbe ὠφελῶ) renvoie agrave une notion drsquoutiliteacute qui

reste ici indeacutefinie par Platon il semble un peu peacuterilleux de lrsquoassocier au neacutecessaire en

eacutepicurisme alors mecircme que celle-ci correspond tout agrave fait bien agrave la neacutecessiteacute stricte deacutecrite

avant dont on ne peut se deacutetourner LrsquoAcadeacutemicien ne parle pas non plus des deacutesirs vains

mais de deacutesirs non-neacutecessaires

ἅς γέ τις απαλλάξειεν ἄν εἰ μελετῷ ἐκ νέου καὶ πρὸς οὑδὲν ἀγαθὸν

ἐνοῦσαι δρῶσιν αἱ δὲ καὶ τοὐναντίον πάσας ταύτας [] μὴ ἀναγκαίους

φαῖμεν εἶναι

Ceux dont on peut se deacutefaire si lrsquoon y veille depuis lrsquoenfance et qui ne

font en eacutetant lagrave aucun bien et mecircme font du mal tous ceux-lagrave nous di-

sons qursquoils sont non-neacutecessaires89

Il leur applique certes la caracteacuteristique drsquoecirctre nuisible mais pose que crsquoest lrsquoeacuteducation qui

nous en deacutetourne alors que le raisonnement suffit agrave tout acircge chez Eacutepicure et que le

philosophe du Jardin propose un fondement lrsquoopinion vaine agrave leur existence Mais chose

primordiale la classification ne se fait pas dans le mecircme esprit dans sa tripartition de lrsquoacircme

Platon deacutepreacutecie les ἐπιθυμῖαι comme la partie de lrsquoinstabiliteacute qui la deacutetourne de ses buts

intellectuels la plonge dans le corps et surtout lrsquoeacuteparpille par son insatiabiliteacute La prescription

eacutethique de Platon tient agrave dompter les ἐπιθυμῖαι ndash et non forceacutement agrave les annihiler

88Ibid

89Id 559a43

puisqursquoelles restent une puissance de lrsquoacircme ndash pour les tourner vers les objets qui ne font pas

partie de leur penchant naturel agrave savoir ceux de lrsquointellect les Ideacutees On peut donc dire qursquoil

faut deacutenaturer les deacutesirs pour leur donner une respectabiliteacute et les transformer en valets de

lrsquointellect La tripartition drsquoEacutepicure elle se fait sans a priori neacutegatif sur le deacutesir Le travail de

la raison est de reacutealiser leur vrai nature et drsquoeacuteloigner les opinions vides et deacuteformantes afin

que les deacutesirs soient beacuteneacutefiques pour nous La tripartition doit aider agrave critiquer et agrave informer

les deacutesirs et reacutealiser leur nature srsquoils en ont une en tant qursquoils sont naturels Ce travail

drsquoEacutepicure sur les deacutesirs a drsquoailleurs beaucoup plus drsquoimportance dans sa theacuteorie que cet extrait

sur la cateacutegorisation des deacutesirs dans la penseacutee platonicienne

Le mot ἐπιθυμία marque le double rapport drsquoEacutepicure agrave Platon En tant qursquoheacuteritier on

retrouve certains motifs termes ou structures qui sont parentes de celles de lrsquoAcadeacutemicien la

reprise du terme geacuteneacuterique la reacutefeacuterence agrave la neacutecessiteacute alors qursquoAristote et Deacutemocrite pensent

le deacutesir en drsquoautres termes et drsquoautres structures Mais dans le refus de cette mecircme tradition

platonicienne on note un deacutetachement du fond si ce nrsquoest mecircme un retournement

lrsquoἐπιθυμία en tant que deacutesir-type nrsquoest pas vu comme irrationnel mais comme tout agrave fait

leacutegitime dans son expression et dans ses objets et sa limitation nrsquoest pas impossible puisque

crsquoest sa nature mecircme Toutefois Eacutepicure reconnaicirct que tous les deacutesirs ne respectent pas cette

nature crsquoest pour cela que la science de la nature des choses eacutetablit une classification entre

les diffeacuterents deacutesirs

44

Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition

Si la classification des deacutesirs drsquoEacutepicure est tregraves connue elle nrsquoen reste pas moins

lrsquoobjet de meacuteprises et ce degraves lrsquoAntiquiteacute Malgreacute sa simpliciteacute elle demeure mal comprise

non dans ses reacutesultats mais dans sa structure Expliquons-nous chacun sait et agrave juste titre

que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee expose trois types de deacutesirs les naturels et neacutecessaires les naturels

mais non-neacutecessaires et les deacutesirs vains Cependant cette eacutenumeacuteration a tendance agrave occulter

la deacutemarche qui les a deacutetermineacutes et rend ainsi difficile une compreacutehension fine du rapport

qursquoils entretiennent entre eux

Deacutejagrave chez Ciceacuteron on voit ce problegraveme apparaicirctre lorsque dans le De Finibus il

srsquoattaque en ces termes agrave la tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure

Primum divisit ineleganter duo enim genera quae erant fecit tria Hoc est

non dividere sed frangere Qui haec didicerunt quae ille contemnit sic

solent duo genera cupiditatum naturales et inanes naturalim duo neces-

sariae et non necessariae Confecta res esset

Drsquoabord la divison est mal faite de deux genres il en a fait trois Ceci ne

srsquoappelle pas diviser mais mettre en piegravece Ceux qui ont appris les choses

qursquoil meacuteprise [ie la dialectique] ont lrsquohabitude de proceacuteder ainsi il y a

deux genres de deacutesirs les naturels et les vains et parmi les naturels deux types les

neacutecessaires et les non neacutecessaires Crsquoeucirct eacuteteacute mieux ainsi90

Il souligne fort justement que les deacutesirs naturels neacutecessaires ou non peuvent dans leur

ensemble srsquoopposer aux deacutesirs vains Que ne peut-on critiquer Ciceacuteron Car croyant

reprendre Eacutepicure sur la division des deacutesirs il le reprend agrave la lettre En effet le maicirctre du

Jardin srsquoexprime ainsi

Ἀναλογιστέον δὲ ὡς τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαί αἱ δὲ κεναί καὶ

τῶν φυσικῶν αἱ μέν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μόνονmiddot

90CICEacuteRON De finibus bonum et malorum J Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922 I 2 sect 20 p 72-73 traduction modifieacutee Crsquoest nous qui soulignons

45

Il faut dire par analogie que parmi les deacutesirs les uns sont naturels et les

autres vides et parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires et

les autres seulement naturels91

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee se fait ici preacutecise il existe deux cateacutegories de deacutesirs auxquelles srsquoajoute

une subdivision dans la cateacutegorie naturelle Deux genres qui donnent trois types de deacutesirs

Alors certes la lettre drsquoEacutepicure ne comporte pas de consideacuteration dialecticienne sur ce que

pourrait ecirctre un genre par rapport agrave un sous-genre mais cette eacutepicirctre expose clairement une

dichotomie entre le naturel et le vide Bref en drsquoautres circonstances on aurait pu croire que

Ciceacuteron traduisait Eacutepicure

Ici se pose le problegraveme des sources agrave lrsquoeacutepoque antique Par quels biais Ciceacuteron

connaissait-il lrsquoeacutepicurisme Agrave quels textes eacutetait-il confronteacute Ayant freacutequenteacute lrsquoeacutepicurien

Phegravedre92 il connaissait bien certains dogmes il cite des Maximes Capitales mais lisait-il et

mecircme en geacuteneacuteral agrave cette eacutepoque lisait-on la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La meacuteconnaissance de

Ciceacuteron tient soit au fait de la laquo roublardise raquo93 dont il fait parfois preuve soit agrave la moindre

diffusion de ce texte agrave cette eacutepoque les deux hypothegraveses nrsquoeacutetant pas exclusives Si lrsquoon

poursuit la derniegravere on peut se demander si la diffusion de lrsquoeacutepicurisme notamment agrave

Rome94 nrsquoaurait pas privileacutegieacute du moins dans le domaine eacutethique la briegraveveteacute des Maximes au

deacutetriment des textes plus longs ne rendant plus bien compte du deacutetail de ces eacutecrits que les

formes bregraveves compleacutetaient et ne reprenaient pas ainsi la doctrine drsquoEacutepicure se serait

transmise par le biais drsquoune vulgate srsquoappuyant sur une partie des textes ne reprenant qursquoune

partie de la doctrine ce qui en aurait brouilleacute la netteteacute Cela semble drsquoautant plus inteacuteressant

que les Sentences Vaticanes dont la constitution en recueil a pour terminus post quem le

premier eacutepicurisme du ndashIIIe siegravecle laquo repreacutesente[nt] une tradition moins pure qui aplanit

parfois les difficulteacutes raquo95 de cette philosophie En poursuivant la penseacutee de Jean Bollack on

91EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 68-69 Bollack propose de comprendre lrsquoanalogie avec la consistance et lrsquoinconsistancephysique (p 113)

92Sur le rapport complexe de Ciceacuteron agrave lrsquoeacutepicurisme on pourra se reporter agrave lanotice de Carlos Leacutevy sur lrsquoorateur romain dans D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 1312-1318

93laquo Certes son enseignement ne peut exprimer que ce qursquoil comprend donc bienpeu de chose mais il sait agrave lrsquooccasion proceacuteder avec une certaine roublardise leproblegraveme eacutetant de deacuteterminer la limite entre sa malhonnecircteteacute intellectuelle et sacapaciteacute agrave dire litteacuteralement nrsquoimporte quoi raquo in Id p 1314

94Dans le cadre de la discussion savante qursquoappreacuteciaient les Romains du refus dudogmatisme drsquoeacutecole et de la preacutefeacuterence pour les problegravemes physiques agrave la maniegraveredrsquoAristote Voir P VESPERINI Lucregravece op cit p 36-42

95J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 41346

pourrait ainsi penser que le teacutemoignage de Ciceacuteron et des Sentences vont dans le mecircme sens

une connaissance de lrsquoeacutepicurisme plus reacutepandue apregraves le ndashIIIe siegravecle mais qui perdrait en

preacutecision et en vigueur de penseacutee

Ainsi Jean Bollack justifie-t-il la diffeacuterence qursquoil preacuteserve entre la maxime 29 et la

sentence 20 La sentence preacutesente bien la tripartition des deacutesirs

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μέν οὐκ

ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires drsquoautres sont natu-

rels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne sont ni naturels ni neacutecessaires

mais se produisent en raison de lrsquoopinion vide96

Elle reacutepegravete le reacutesultat de la division eacutepicurienne mais non la structure les diffeacuterents deacutesirs

entretiennent entre eux des rapports eacutevidents mais non expliqueacutes Elle tombe ainsi sous la

critique de Ciceacuteron Crsquoest selon Jean Bollack ce que la maxime 29 ne fait pas Contre la

tendance agrave la corriger afin drsquointeacutegrer la cateacutegorie des deacutesirs naturels et neacutecessaires pourtant

manquante dans les manuscrits mdash agrave la Renaissance drsquoabord selon la conjecture drsquoEstienne

puis apregraves 188897 suivant le calque drsquoUsener mdash98 il propose un texte sans retouche ougrave seuls

les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires et les deacutesirs vains sont mis en balance Nous proposerons

le texte dans une analyse plus tard99

Avant il nous faut faire le point sur ce que nous venons de dire la classification des

deacutesirs drsquoEacutepicure est bien connue mais sa compreacutehension srsquoest souvent limiteacutee agrave son reacutesultat

Conseacutequence drsquoune simplification dans la lecture ou dans la transmission des textes cette

compreacutehension doit ecirctre affineacutee par lrsquoanalyse des structures qui preacutesident agrave cette

classification

96EacutePICURE Sentence Vaticane 20 in Id p 448

97Date de deacutecouverte des Sentences Vaticanes

98Pour le deacutetail de cet eacutetablissement de texte et de son histoire nous renvoyons agravelrsquoannexe 2

99Voir infra p 5047

b) Le naturel et le non-naturel

Trois types de deacutesirs mais combien de cateacutegories combien drsquooppositions Lrsquoextrait

de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nous montre bien le premier critegravere de discrimination des deacutesirs celui-

lagrave mecircme que Ciceacuteron proposait la cause naturelle La nature srsquoidentifiant au reacuteel srsquooppose

au vide qui vient du deacutelire de lrsquoopinion (κενὴ δόξα) elle fonde la leacutegitimiteacute du deacutesir De lagrave

viennent deux cateacutegories les deacutesirs naturels et les deacutesirs vains Cette seacuteparation est la plus

deacutecisive car elle permet de penser lrsquoattache agrave la reacutealiteacute ou non drsquoun deacutesir du rapport entre

notre nature et celle de lrsquoobjet deacutesireacute

La nature est un principe comprenant des qualiteacutes intrinsegraveques la premiegravere eacutetant la simpliciteacute

En effet elle est agrave la fois limiteacutee mais suffisante ce qui constitue la vraie richesse comme le

montre la sentence 8

Ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος ὥρισται καὶ εὐπόριστός ἐστιν ὁ δὲ τῶν κενῶν

δοξῶν εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει καὶ ἔστι δυσπόριστος

La richesse de la nature est limiteacutee elle est aiseacutee agrave se procurer celle des

opinions vides tombe dans lrsquoillimiteacute elle est difficile agrave se procurer100

Cette limitation de lrsquoabondance naturelle correspond aux bornes poseacutees par la nature du corps

humain Les deacutesirs naturels sont le signe de la correspondance entre notre nature et la nature

de lrsquoobjet deacutesireacute puisque lrsquohomme en eacuteprouve un besoin reacuteel Par ailleurs il se trouve que ces

objets sont toujours faciles agrave se procurer (εὐπόριστος) la satisfaction en est donc toujours

assureacutee La nature subvient ainsi inconditionnellement agrave nos besoins Autrement dit elle nous

assure de fournir ce agrave quoi nous sommes deacutependants et nous met dans un eacutetat

drsquoindeacutependance Cet eacutetat se nomme αὐταρκεία qui nous semble revecirctir deux dimensions La

premiegravere se situe au niveau individuel

Ὁ σοφὸς εἰς τὰ ἀναγκαῖα συγκριθεὶς μᾶλλον παρίσταται μεταδιδόναι ἢ

μεταλαμβάνειmiddot τηλικοῦτον αὑταρκείας εὗρε θησαυρόν

Lrsquohomme sage accordeacute au neacutecessaire est plus disposeacute agrave donner de ce

qursquoil a qursquoagrave recevoir des autres Tel est le treacutesor qursquoil a deacutecouvert dans le

contentement de soi (αὑταρκεία)101

Ce contentement est la marque drsquoun ecirctre combleacute assureacute contre le manque tout en pouvant ecirctre

geacuteneacutereux et indeacutependant des autres Ce comblement ne peut ecirctre trouveacute que gracircce agrave la nature

100EacutePICURE Sentence Vaticane 8 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 424

101EacutePICURE Sentence Vaticane 44 in Id p 49148

et dans une acception encore plus preacutecise et limiteacutee qursquoest le neacutecessaire nous reviendrons

plus tard agrave cette notion

Cependant lrsquoeacutepicurisme nrsquoenvisage pas lrsquoindividu comme un ecirctre vivant isoleacute srsquoil nrsquoinvestit

pas le cadre politique traditionnel de la citeacute crsquoest pour lui en preacutefeacuterer un plus petit plus

intime de la communauteacute Contrairement au sage cyreacutenaiumlque ou agrave lrsquoideacuteal cynique lrsquoindividu

eacutepicurien eacutelargit son eacutechelle pour obtenir son contentement crsquoest donc eacutegalement au niveau

social que lrsquoαὐταρκεία comme autarcie indeacutependance qui implique et nous semble parfaire

le contentement de soi se reacutealise

Ὅσοι τὴν δύναμιν ἔσχον τοῦ τε θαρρεῖν μάλιστα ἐκ τῶν ὁμορούντων

παρασκευᾶσθαι οὕτω καὶ ἐβίωσαν μετrsquoἀλλήλων ἥδιστον τὸν

βεβαιώτατον πίστωμα ἔχοντες καὶ πληρεστάτην οἰκειότητα

ἀπολαβόντες [hellip]

Toutes ces personnes qui principalement par leurs voisins (ὁμορούντος)

ont pu se procurer la force de la tranquilliteacute aussi crsquoest ainsi qursquoils ont veacute-

cu ensemble le plus voluptueusement du monde la vie la plus solide

gracircce agrave la foi donneacutee et [] ils [ont] eu lrsquoamitieacute la plus pleine []102

Cette maxime 40 relie directement la vie en commun (μετrsquoἀλλήλων) agrave la vie heureuse

comme lrsquoindique lrsquoemploi du superlatif ἥδιστον la plus heureuse Mais ce qui apparaicirct

particuliegraverement inteacuteressant crsquoest de constater lrsquoassociation de cet adjectif agrave valeur adverbiale

avec le compleacutement du verbe ἐβίωσαν (ils ont veacutecu) agrave savoir le superlatif τὸν

βεβαιώτατον ltla viegt la plus solide La communauteacute permet donc de reacutealiser une vie

stable moins en prise avec des contingences exteacuterieures face auxquelles lrsquoindividu isoleacute est

faible Jean Salem parle mecircme drsquoun laquo peacuterimegravetre de seacutecuriteacute raquo103 en effet le rapport constant

et fiable agrave drsquoautres humains finit par creacuteer un environnement solide et sucircr et la vie nrsquoen

gagne que plus de plaisirs Cette vie ensemble est indiqueacutee par le mot οἰκειότητα qui peut

ecirctre un autre terme pour deacutesigner lrsquoamitieacute En effet ici celle-ci se reacutealise parfaitement

lrsquousage du superlatif πληρεστάτην la plus complegravete tient agrave ce que le sentiment de

communauteacute est autant utile qursquoagreacuteable qui constituent les deux caracteacuteristiques ndash

imbriqueacutees ndash de lrsquoamitieacute chez Eacutepicure Au-delagrave des textes on peut se souvenir des pratiques

102EacutePICURE Maxime Capitale 40 in Id p 400 le terme de voisins est ici agrave comprendrecomme ceux qui vivent agrave nos cocircteacutes de faccedilon limitrophe (crsquoest le sens de ὄμορος drsquoougraveest tireacute le mot) Ainsi on comprendra surtout par ce terme les amis puisqursquoils viventtout contre les limites drsquoun individu

103J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 9849

de lrsquoeacutecole eacutepicurienne pour appuyer la dimension sociale agrave lrsquoαὐταρκεία On pense

notamment agrave lrsquoanecdote ougrave malgreacute la famine agrave Athegravenes Eacutepicure et ses disciples parvinrent agrave

subsister gracircce au rationnement des fegraveves mises en commun La communauteacute creacutee un

environnement stable et sucircr qui sans forceacutement ecirctre fermeacute agrave lrsquoexteacuterieur sait en ecirctre

indeacutependant Il nrsquoest pas ininteacuteressant de penser que cette stabiliteacute environnementale prendrait

pour modegravele celle des dieux dans leurs intermondes Enfin lrsquoαὐταρκεία donne accegraves agrave une

valeur tregraves hautement estimeacutee car comme il est dit dans la sentence 77 Τῆς αὐταρκείας

καρπός μέγιστος ἐλευθερία laquo de lrsquoautarcie le fruit le plus grand la liberteacute raquo104 La nature

nous permet jusqursquoagrave la liberteacute rester dans le cadre des deacutesirs naturels crsquoest srsquoassurer de

deacutependre de ce que lrsquoon trouve inconditionnellement et facilement de sorte que la

satisfaction le contentement est certain et lrsquohomme libre de bien vivre

Le deacutesir non-naturel vide constitue un portrait inverseacute du deacutesir naturel sans rapport

avec le reacuteel il vient drsquoun jugement erroneacute soit sur la quantiteacute drsquoune satisfaction que notre

corps ne peut accueillir soit sur la qualiteacute de lrsquoobjet deacutesireacute qui nrsquoentretient aucun rapport

avec notre corps qui ne peut donc pas le recevoir non plus Cette absence de reacutefeacuterence au

sensible Eacutepicure le nomme ὁ πόθος τῆς ἀθανασίας dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee105 en appelant

agrave le supprimer Le terme choisi πόθος oscille entre deacutesir et regret lrsquoideacutee eacutetant qursquoil est une

envie impossible agrave reacutealiser En effet lrsquoimmortaliteacute est le paradigme du deacutesir irreacutealisable

puisqursquoil cherche agrave se soustraire agrave la limite naturelle et essentielle de la vie qursquoest la mort Il

nrsquoy a donc aucun lien possible entre nous mortels et lrsquoimmortaliteacute

Dans le De rerum natura le terme employeacute est desiderium qui renvoie lui aussi freacutequemment

agrave la mort Mais on trouve chez Lucregravece un subtil jeu de deacutecalage le poegravete ne preacutesente pas

avec ce mot le deacutesir drsquoimmortaliteacute mais les regrets qui entourent la mort Au chant III se

deacuteploye tout un argument contre la peur de la mort qui passe par la relativisation des craintes

reacutecurrentes qui lrsquoentourent la perte des joies de la famille (v 894-899) et plus radicalement

encore la possibiliteacute de satisfaire tout deacutesir (v 916-918) Le poegravete en montre lrsquoinaniteacute au vers

922 par ce mot de desiderium qui deacutenote lrsquoimpossible contentement car nec desiderium

nostri nos adficit ullum laquo nul regret ne nous tourmente alors [que nous sommes morts] raquo106

Lrsquoimpossibiliteacute radicale que pose la mort face agrave tout deacutesir posthume est agrave la source du deacutesir le

plus vain celui drsquoy eacutechapper De ce fait il en est le paradigme et se voit accorder lrsquounique

104EacutePICURE Sentence Vaticane 77 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 555

105EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 124 in Id p 63

106LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 922 p 232-23350

exemple du terme πόθος que nous trouvons dans notre corpus de textes eacutepicuriens Il existe

drsquoautres deacutesirs vains explicitement nommeacutes par exemple le deacutesir de gloire et deacutesigneacutes eux

par le terme drsquoἐπιθυμία107

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire

Si la nature est une condition neacutecessaire pour discriminer le bon grain de lrsquoivraie

seule la neacutecessiteacute est suffisante pour suivre inconditionnellement un deacutesir La neacutecessiteacute est

donc la seconde cause qui deacutepartage les deacutesirs La maxime 29 telle que la propose Jean

Bollack est un teacutemoignage de ce second principe

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε

φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γενόμεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacutecessaires les autres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en raison de lrsquoopinion

vaine108

Ce choix philologique de ne pas retoucher le texte des manuscrits permet agrave Bollack drsquoaffirmer

que laquo le principe de classification [de la maxime] loin de reprendre celui de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction mecircme raquo109 La force de cette

maxime nrsquoest donc pas la reacutepeacutetition de la classification tripartite mais bien plutocirct de reacutealiser la

cateacutegorie des deacutesirs non-neacutecessaires Elle montre les liens entre les deux deacutesirs que le critegravere

de naturaliteacute distingue radicalement mais que leur aspect non-neacutecessaire rapproche En effet

il srsquoagit ici des deacutesirs que lrsquoon ne peut suivre de faccedilon inconditionnelle puisque non-

neacutecessaires mais ceux qui sont vides ont une cause qui les rend par essence illusoire donc agrave

fuir absolument alors que la nature ndash qui est la cause eacutevidente des premiers ndash nrsquoinvalide pas

les deacutesirs mais nrsquoest pas suffisante pour en engager la poursuite

Mais puisqursquoils demeurent plus faciles agrave distinguer commenccedilons donc par examiner les

deacutesirs neacutecessaires dont il faut rappeler qursquoils ont les caracteacuteristiques des deacutesirs naturels

Eacutepicure les eacutenumegravere dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

107Voir supra p 32

108EacutePICURE Maxime Capitale 29 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 347 signalons que Jean-Franccedilois BALAUDEacute dans lrsquoeacutedition du livre X de Diogegravene Laeumlrce(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 p 1321) va jusqursquoagravepreacuteciser dans sa traduction laquo Parmi les deacutesirs ltnon-neacutecessairesgt raquo

109J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 21 p 34851

τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς

τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲ πρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

Parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires au bonheur les

autres agrave lrsquoabsence de souffrances dans le corps les autres agrave la vie

mecircme110

Drsquoaucuns nrsquoont pas manqueacute de reprocher au philosophe du Jardin de parler en reacutealiteacute des

besoins certes il est question ndash quoi de moins eacutetonnant ndash de la survie lrsquoaponie pourrait agrave la

limite y ecirctre rameneacutee mais agrave notre eacutepoque nous ne parlerions pas du bonheur comme drsquoun

besoin En son temps Ciceacuteron cherchait deacutejagrave querelle agrave la deacutenomination eacutepicurienne de deacutesir

en preacutefeacuterant pour ceux-lagrave le terme drsquoinclinaison naturelle (desideria naturae)111 mais son

problegraveme reacuteside plus que dans une incoheacuterence drsquoEacutepicure dans sa propre conception tregraves

neacutegative du deacutesir en teacutemoignent ces mots An potest cupiditas finiri Tollenda est atque

extrahenda radicitus laquo le deacutesir peut-il donc ecirctre limiteacute Non il faut le supprimer lrsquoextirper

jusqursquoagrave la racine raquo112 Comme nous lrsquoavons vu Eacutepicure ne partage nullement cette vue sur le

deacutesir puisque dans sa penseacutee la limite du deacutesir est non seulement possible et souhaitable mais

encore comprise dans la nature mecircme de cet affect bien compris

Mais ce qui nous donne la caracteacuteristique principale des deacutesirs neacutecessaires crsquoest la maxime

26 qui deacutebute ainsi laquo Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires raquo On comprend en creux que les deacutesirs

neacutecessaires apportent la douleur srsquoils ne sont pas satisfaits ce qui est leur marqueur distinctif

principal Cette douleur crsquoest la douleur du manque dont nous parlions tantocirct celle qursquoil faut

neacutecessairement calmer et qui touche agrave la limite basse du deacutesir Preacutecisons qursquoelle comprend

seulement la douleur du sujet qui manque mais non celle des conseacutequences La neacutecessiteacute en

matiegravere de deacutesir est drsquoune part incontournable drsquoautre part impeacuterieuse par la douleur qursquoelle

cause au sujet

La non-neacutecessiteacute signifie donc que les deacutesirs peuvent se dissiper sans douleur alors

mecircme qursquoils ne sont pas satisfaits Reprenons la maxime 26

110EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in Id p 68-69

111Appellet haec desideria naturae cupiditatis nomen seruet alio ut eam cum de auaritia cumde intemperantia cum de maximis uitiis loquetur tamquam capitis accuset laquo QursquoEacutepicureemploie donc lrsquoexpression drsquoinclinations naturelles que le mot de deacutesir il le reacuteservepour ailleurs et quand il parlera de la cupiditeacute de lrsquointempeacuterance et des plus grandsvices que ce soit au deacutesir qursquoil srsquoen prenne pour le charger comme drsquoune accusationcapitale raquo Ciceacuteron De finibus op cit I 2 sect 28 p 73

112Ibid52

Τῶν ἐπιθυμιῶν ὅσαι μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν ἐπανάγουσιν ἐὰν μὴ συμπληρωθῶσιν

οὐκ εἰσὶν ἀναγκαῖαι ἀλλrsquo εὐδιάχυτον τὴν ὄρεξιν ἔχουσιν ὅταν

δυσπόριστον ἢ βλάβης ἀπεργαστικαὶ δόξωσιν εἶναι

Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne sont

pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires mais ils comportent un appeacutetit fa-

cile agrave dissiper quand crsquoest un appeacutetit difficile agrave avoir ou lorsqursquoils sont ju-

geacutes capables de produire un mal113

Les deux cas de deacutesirs non-neacutecessaires envisageacutes ici recoupent pensons-nous les deacutesirs

naturels et les deacutesirs vains En effet ces derniers sont identifiables par un appeacutetit

δυσπόριστον difficile agrave trouver parce que vide sans rapport avec la nature et qui ne reacutesiste

pas agrave lrsquoexercice de la dissipation puisqursquoil nrsquoa rien de concret agrave y opposer Les deacutesirs naturels

eux se trouvent aussi soumis agrave cette fin srsquoils entraicircnent au bout du compte plus de maux que

de plaisirs Cependant si lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire existe crsquoest que la distinction

entre naturel et vide nrsquoest pas tout agrave fait eacutetanche et les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires agrave la

frontiegravere entre les deux sont complexes comme le montre la maxime 30

Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ

συντελεσθῶσιν ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος παρὰ κενὴν δόξαν αὗται

γίνονται καὶ οὐ παρὰ ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ

ἀνθρώπου κενοδοξίαν

Ceux des deacutesir naturels mais qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas accomplis ougrave lrsquoenvie est violente ceux-lagrave se produisent en raison

de lrsquoopinion vaine et srsquoils ne se dissipent pas ce nrsquoest pas en raison de

leur propre nature mais en raison de la vaniteacute de lrsquohomme114

Ici le vide vient contaminer le naturel par le biais de lrsquoopinion eacutevidemment erroneacutee

puisqursquoelle donne trop de force agrave un deacutesir dont la non-satisfaction ne serait pourtant pas suivie

de douleur Lrsquoimportance qui lui est accordeacutee le gonfle de maniegravere agrave paraicirctre aussi impeacuterieux

que le deacutesir neacutecessaire or cette neacutecessiteacute est superflue Ce statut drsquoentre-deux des deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires en fait un affect tregraves deacutelicat agrave traiter srsquoils font lrsquoobjet de tant de

maximes (26 29 et 30) crsquoest parce qursquoils sont agrave la fois acceptables car naturels mais plus

enclins agrave la vaniteacute puisque non-neacutecessaires Le vide peut de fait srsquoattaquer aux deacutesirs naturels

sur deux points la quantiteacute et la qualiteacute Drsquoabord la quantiteacute lrsquoopinion vaine peut alors

113EacutePICURE Maxime Capitale 26 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 339

114EacutePICURE Maxime Capitale 30 in Id p 35053

atteindre jusqursquoaux deacutesirs neacutecessaires en srsquoillusionnant sur la quantiteacute de lrsquoobjet qui apporte

la satisfaction Typiquement le deacutesir de nourriture est neacutecessaire mais il peut devenir vide si

lrsquoon croit neacutecessaire drsquoavaler un buffet entier pour se rassasier Puis la qualiteacute cela ne touche

que les deacutesirs naturels non-neacutecessaires puisque la qualiteacute de lrsquoobjet est deacuteformeacutee passant de

non-neacutecessaire agrave neacutecessaire Par exemple manger un mets un peu plus raffineacute peut ecirctre un

souhait naturel mais crsquoest une opinion vide qui nous le fait voir comme neacutecessaire Les deux

illusions peuvent eacutevidemment se combiner crsquoest le propre des deacutesirs vains Le deacutesir de

richesse est qualitativement sans fondement naturel et il est eacutegalement sans fin sur la quantiteacute

de biens agrave posseacuteder Par ces mots nous cherchons agrave pointer le fait que les cateacutegories ne sont

pas eacutetanches car elles peuvent ecirctre toutes deacuteformeacutees drsquoune maniegravere ou drsquoune autre par

lrsquoopinion vide La cateacutegorie drsquoentre-deux est eacutevidemment la plus poreuse

Ainsi deux oppositions structurent lrsquoespace des deacutesirs le naturel et le non-naturel

drsquoune part le neacutecessaire et le non-neacutecessaire drsquoautre part Cette double partition ou laquo double

dichotomie raquo115 comme la nomme Geneviegraveve Rodis-Lewis dresse un tableau exhaustif des

deacutesirs chez Eacutepicure116

Mais voilagrave que nous arrivons agrave quatre cateacutegories pour les deacutesirs les naturels et les non-

naturels les neacutecessaires et les non-neacutecessaires Pourquoi en reacutesulte-il une tripartition

Comme lrsquoillustre la lettre de lrsquoeacutepicirctre agrave Meacuteneacuteceacutee ces deux oppositions se superposent la

seconde est comprise dans la premiegravere En effet la neacutecessiteacute ne peut se situer qursquoagrave lrsquointeacuterieur

de la nature Un deacutesir non-naturel ne peut donc en aucun cas ecirctre neacutecessaire mais la nature

deacutebordant la neacutecessiteacute un deacutesir naturel peut nrsquoecirctre pas neacutecessaire Ainsi la nature est-elle un

critegravere plus deacuteterminant mais la neacutecessiteacute une preacutecision qui permet drsquoaffiner de faccedilon non-

neacutegligeable son jugement

Nous voyons qursquoil est conceptuellement possible de saisir et de distinguer chacune de ces

trois classes de deacutesirs les comprendre crsquoest aussi savoir quels sont leur rapport et la porositeacute

qui peut exister entre elles Cependant agrave un niveau non-conceptuel la difficulteacute agrave les saisir

sont reacuteels surtout srsquoagissant des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires Nous allons illustrer ce

115G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 175

116Nous voudrions signaler au lecteur qursquoun texte de Philodegraveme malheureusementendommageacute et trop peu consensuel dans son interpreacutetation semble dresser une listecompleacutementaire de types de deacutesirs en fonction de leurs effets puis de leurs originesIl srsquoagit du fragment 6 de Des Choix et des Rejets Nous proposons dans notre annexe 3le texte eacutetabli une traduction anglaise la traduction franccedilaise disponible ainsi quenos remarques

54

problegraveme en interrogeant le statut drsquoun deacutesir complexe le deacutesir amoureux reacuteputeacute appartenir

au deacutesir naturel et non-neacutecessaire

55

Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour

Lrsquoamour au sens large est assez peu abordeacute et dans des textes qui semblent parfois

contradictoires Ce terme drsquoamour recouvre en reacutealiteacute deux notions que nous ne devrions pas

confondre le sentiment qui se situe plutocirct du cocircteacute drsquoἔρως et la sexualiteacute qursquoexprime

ἀφροδίσιον Les eacutepicuriens se concentrent drsquoailleurs plus sur la sexualiteacute que sur la

sentimentaliteacute Nous traiterons drsquoabord de lrsquoamour comme ἔρως puis de la sexualiteacute

a) Lrsquoamour comme sentiment

Traitons en premier la question la moins complexe lrsquoamour comme sentiment On

observe tout drsquoabord que les textes eacutepicuriens nrsquoutilisent pas beaucoup le mot ἔρως Dans les

textes de notre corpus on ne le trouve que chez Diogegravene Laeumlrce qui reprend lrsquoideacutee drsquoun texte

du scholarque eacutepicurien Diogegravene de Tarse οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα laquo [ils ne

pensent pas non plus] que lrsquoamour (ἔρως) soit envoyeacute par le dieu raquo117 Cette occurrence isoleacutee

nrsquoest sans doute pas anodine et contient en elle lrsquoexplication du peu drsquousage du terme et pour

tout dire son eacutevitement En effet cette affirmation se comprend comme une reacuteaction au

platonisme dans certains des traiteacutes de Platon notamment le Phegravedre et le Banquet lrsquoamour

se pare drsquoun caractegravere divin par lequel les deux amants vont pouvoir srsquoeacutelever vers la veacuteriteacute

mecirclant ainsi eacutetroitement quecircte du savoir et sentiment amoureux veacuteriteacute de lrsquoecirctre et mystegravere de

lrsquoinspiration passionnelle Le refus eacutepicurien de toute passion contraire agrave la sagesse et agrave la

diviniteacute par le trouble qursquoelle engendre ne peut entraicircner qursquoun deacutesaccord profond avec

Platon la passion vient de lrsquoopinion vide et non des dieux qui nrsquoaccordent de toute faccedilon pas

drsquoimportance aux hommes Bref la penseacutee eacutepicurienne est profondeacutement anti-platonicienne

sur ce point en particulier point important car il touche au rapport entre hommes et dieux et

sans doute jusqursquoagrave eacuteviter ce mot mecircme dἔρως On peut se demander si ce terme nrsquoa pas eacuteteacute

approprieacute dans son usage philosophique du moins par le sens platonicien au point qursquoil

faille employer drsquoautres expressions pour se deacutetacher des connotations que lrsquoAcadeacutemie y avait

imprimeacutees

En effet les textes eacutepicuriens traitent toujours de τὸ ἐρωτικὸν πάθος la passion amoureuse

Elle est toujours condamneacutee toujours ce dont il faut se deacutefaire comme lrsquoindique la sentence

vaticane 18 qui nous donne des clefs pour nous en deacutetacher Elle semble mecircme constituer le

117DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 130656

paradigme de la passion En effet dans le traiteacute Sur la colegravere de Philodegraveme lrsquoardeur du

coleacuterique se trouve plusieurs fois compareacutee avec la passion amoureuse Le philosophe de

Gadara recommande drsquoutiliser la mecircme approche οὕτω δεῖ τὴν εἰλικρίνειαν

ἐπιλογίσασθαι τοῦ κακοῦ καθάπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐρωτικῆς εἰώθαμεν ποιεῖν

ἐπιθυμίας laquo nous devons prendre en compte le mal agrave lrsquoeacutetat pur comme justement nous

avons lrsquohabitude de le faire quand il srsquoagit du deacutesir amoureux raquo118 pour illustrer la force de

la colegravere il la compare agrave celle de la passion amoureuse ἀμέλει γὰρ καὶ φιλοτιμότερόν

ἐστι καὶ τῆς ἐρωτικῆς ἐπιθυμίας τὸ κακόν laquo De fait assureacutement ce mal [ie la colegravere]

megravene agrave la surenchegravere plus que ne le fait le deacutesir amoureux raquo119 En tant que passion la plus

typique lrsquoamour sert de reacutefeacuterence aux autres passions et concentre aussi les critiques agrave leur

endroit Finalement lrsquoeacutepicurisme produit une condamnation de lrsquoamour-passion assez peu

originale ce thegraveme eacutetant largement reacutepandu dans la philosophie Srsquoil faut trouver une

sentimentaliteacute agrave preacutefeacuterer agrave cet amour et telle peut ecirctre lrsquooriginaliteacute du Jardin on pensera agrave

lrsquoamitieacute que les eacutepicuriens ont la reacuteputation drsquoavoir mise agrave lrsquohonneur

Lucregravece nrsquoest pas en reste pour critiquer lrsquoamour Dans son long deacuteveloppement du

livre IV il srsquoattaque avec feacuterociteacute au ridicule des amoureux

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci et tribuunt ea quae non

sunt his commoda uere

Ainsi font les hommes que le deacutesir aveugle ils precirctent agrave celles qursquoils

aiment des meacuterites irreacuteels120

Lrsquoillusion amoureuse est pointeacutee dans la ceacuteciteacute des amants (caeci) le poegravete livre ensuite une

savoureuse liste de deacutefauts que les amants prennent pour des qualiteacutes chez leur maicirctresse

Mais il deacutenonce non lrsquoexcegraves qui prend forme amoureuse mais lrsquoamour lui-mecircme en

teacutemoigne ce vers amer qui conclut la description peu glorieuse drsquoune relation amoureuse

Atque in amore mala haec proprio summeque secundo inveniuntur laquo voilagrave quels maux on

trouve dans un amour juste et combleacute raquo121 Le poegravete attaque radicalement le sentiment122 les

118PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira G Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis 1988 fr 17 col 7 trad fr D Delattre et A Monet in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citp 574

119PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira op cit col 14 D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 577

120LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1153-1154 p 306-307

121Id IV v 1141-1142 p 304-305

122Cette approche de Lucregravece a sans doute beaucoup agrave voir avec les loci de lapoeacutesie amoureuse par exemple on peut lire les vers 1175-1184 comme un

57

Grecs ne sont pas aussi trancheacutes sur le sujet et il est difficile de deacuteterminer srsquoils condamnent agrave

la racine un sentiment qui serait par essence excessif ou seulement lrsquoamour dans ses excegraves

Mais plus que le fond crsquoest le ton caustique et un peu deacutesespeacutereacute de Lucregravece la longueur et la

cruelle preacutecision des deacuteboires amoureux123 qui tranchent par rapport agrave lrsquoapproche distancieacutee

et raisonnante des eacutepicuriens Toutefois lagrave ougrave cet eacutecart srsquoexprime le mieux ce nrsquoest pas tant

dans lrsquoamour comme sentiment que comme sexualiteacute

b) La sexualiteacute

1- Lucregravece une Veacutenus cynique

Lucregravece mecircle eacutetroitement sa critique du sentiment et de la sexualiteacute condamnant

absolument le premier afin de libeacuterer la seconde Nous lrsquoavons dit ce premier mouvement en

tant que condamnation de la passion peut convenir agrave lrsquoeacutepicurisme si ce nrsquoest que lrsquoaigreur

que le poegravete met agrave lrsquoattaquer paraicirct contrevenir agrave lrsquoapproche deacutepassionneacutee des eacutepicuriens

Quant au second il faut srsquoarrecircter un instant pour en examiner les diffeacuterents eacuteleacutements Lrsquoideacutee

de seacuteparer amour et sexualiteacute a eacuteteacute retrouveacutee dans un court fragment de Diogegravene drsquoOinoanda

(NF 157)

ἀτυχὲς ἀγνοεῖν τοὺς τὸ ἐρωτικὸν νοσοῦντας πάθος ὅτι τὴν μὲν ἀπὸ τῆς

ὄψεως ἡδονὴν καὶ δίχα συνπλοκῆς ἔχουσιν τελείαν το δrsquoἀφροδείσιον

αὐτὸ καὶ ἐπὶ βελτείονος μορφῆς καὶ ἐπὶ χείρονος ὅμοιόν ἐστιν

Il est malheureux que ceux qui sont malades de passion amoureuse ne se

rendent pas compte qursquoils reacutealisent tout agrave fait leur plaisir par la vue [de

lrsquoecirctre aimeacute] mecircme sans relation sexuelle lrsquoacte sexuel lui-mecircme que ce

soit avec quelqursquoun drsquoune plus belle ou drsquoune moins belle apparence de-

meure le mecircme124

Dans ce passage Diogegravene vise agrave seacuteparer ce que les amoureux confondent leur sentiment tire

son agreacutement de la beauteacute de lrsquoaimeacute et non drsquoune relation physique dont la vraie source de

plaisir ne se trouve pas dans lrsquoapparence de lrsquoautre cette phrase ne preacutecise pas drsquoougrave le plaisir

deacutetournement de paraclausithuron

123Une centaine de vers (IV v 1058-1191)

124DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda the discoveries of 2009 (NF 167-181) raquo art cit NF 157 p 19 traductionpersonnelle

58

sexuel est tireacute Les deux eacutediteurs Juumlrgen Hammerstaedt et Martin Ferguson Smith divergent

sur lrsquointerpreacutetation preacutecise de ce passage et proposent chacun au lecteur leur lecture125 Parmi

les points de divergence il y a la proximiteacute (totale selon Smith) ou la distance (selon

Hammerstaedt) avec ce que dit Lucregravece Ce fragment rappelle en effet quelques vers du poegravete

deacutenonccedilant lrsquoinsatisfaction du deacutesir sexuel avec lrsquoecirctre aimeacute les plus marquants eacutetant ceux-ci

Nam certe purast sanis magis inde voluptas quam miseris Etenim potiun-

di tempore in ipso fluctuat incertis erroribus ardor amantum nec constat

quid premium oculis manibusque fruantur

Oui la volupteacute est plus pure aux hommes senseacutes qursquoagrave ces malheureux

dont lrsquoardeur amoureuse erre et flotte indeacutecise agrave lrsquoinstant de posseacuteder les

yeux les mains ne sachant de quoi drsquoabord jouir126

Le poegravete y montre non seulement la seacuteparation des deux pheacutenomegravenes mais surtout la

pollution que creacutee lrsquoamour autour du plaisir sexuel qui se trouve gacirccheacute par lrsquoillusion que cet

acte aboutira agrave combler le corps de lrsquoamant avec la beauteacute de son partenaire (v 1094-1096)

or comme le deacuteveloppera Lucregravece par la suite avec une explication plutocirct eacutepicurienne (v

1108-1120) le transfert atomique du corps de lrsquoecirctre aimeacute agrave lrsquoamant est impossible Ainsi le

deacutesir amoureux est-il impossible agrave satisfaire et il gacircche en outre le plaisir sexuel Crsquoest donc

en pratiquant une sexualiteacute sans lrsquoecirctre aimeacute que lrsquoon pourra jouir veacuteritablement de ce plaisir

Si lrsquoon y prend garde ce nrsquoest pas tout agrave fait ce que dit Diogegravene127 qui distingue simplement

la source du plaisir sans pour autant dire que les amants ne retirent pas de plaisir de la

sexualiteacute il srsquoagit seulement de dire que lagrave nrsquoest pas la source du plaisir du sentiment

amoureux Rien nrsquoest dit sur lrsquoeacuteventuel gacircchis du plaisir sexuel si lrsquoacte est accompli avec une

personne aimeacutee passionneacutement Ainsi ce qui fondait chez Lucregravece la neacutecessiteacute de srsquoen

remettre agrave la Venus voglivaga la Veacutenus volage (v 1072) crsquoest-agrave-dire la satisfaction sexuelle

avec le premier amour qui se preacutesente nrsquoest absolument pas attesteacute chez les eacutepicuriens

Nous nous sentons donc plus proche de la lecture de Juumlrgen Hammerstaedt qui pointe les

divergences entre Diogegravene drsquoOinoanda et Lucregravece Mais nous approuvons tout agrave fait Smith

125Nous ne reprendrons les arguments qursquoils deacuteveloppent on les trouvera auxpages 20 agrave 23 de leur article

126LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1075-1078 p 302-303

127Smith propose une traduction du passage qui le rapproche de Lucregravece encomprenant non pas que les amoureux reacutealisent leur plaisir laquo mecircme sans relationsexuelle raquo mais laquo et non de la relation sexuelle raquo cependant cette interpreacutetationnrsquoempecircche pas de ressentir un vrai plaisir dans une relation avec lrsquoobjet de lrsquoamourpassionneacute elle seacutepare les deux plaisirs sentimental et sexuel

59

lorsqursquoil affirme laquo Pas de doute que Diogegravene aurait aussi eacuteteacute drsquoaccord avec Lucregravece (IV

1073-1076 [le passage que nous venons de citer]) que ceux qui tirent le plus de plaisir drsquoune

relation sexuelle sont ceux qui ne sont pas amoureux raquo128 hellip si lrsquoon pense agrave un autre Diogegravene

que celui de Lycie Lucregravece est en effet singuliegraverement proche de la position de Diogegravene non

pas drsquoOinoanda pas non plus de Laeumlrce mais de Diogegravene de Sinope On trouve chez Diogegravene

Laeumlrce (le doxographe) parmi les propos tenus par Diogegravene le Cynique (celui qui venait de

Sinope) celui que voici τοὺς ἐρῶντας ἔφη πρὸς ἠδονὴν ἀτυχεῖν129 laquo ceux qui

eacuteprouvent la passion amoureuse rencontrent lrsquoeacutechec agrave lrsquoeacutegard du plaisir raquo130 Il nous semble

que si Lucregravece se rapproche drsquoune penseacutee sur ce point du moins crsquoest bien plus des ideacutees

cyniques car il nous apparaicirct que le Chien drsquoAthegravenes131 dit exactement la mecircme chose que le

poegravete latin agrave savoir que la passion amoureuse empecircche le plaisir sexuel De plus lrsquoideacutee

drsquoavoir recours agrave la Venus voglivaga trouve des eacutechos dans drsquoautres passages de la vie des

cyniques132 Les proximiteacutes de Lucregravece avec les cyniques ne sont pas agrave neacutegliger dans le De

rerum natura certains passages tiennent mecircme de la citation par exemple la meacutetaphore de

la philosophie comme un remegravede amer ndash que le poegravete pare de son art doux afin de le faire

avaler ndash (IV 11-25) reprend un propos drsquoAntisthegravene133 Mais pas plus qursquoil nrsquoest eacutepicurien

Lucregravece ne peut ecirctre rangeacute dans la cateacutegorie des cyniques Pierre Vesperini propose de penser

sa posture litteacuteraire comme celle du laquo paracynique crsquoest-agrave-dire qui utilise des discours

cyniques sans pour autant srsquoinscrire dans leur tradition raquo134 Or cette tendance cynique il la

voit preacutesente notamment quand il est question de lrsquoamour135

128M F SMITH in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo op cit p 22

129DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in HS Long Diogenis Laertii vitae philosophorum 2 vols OxfordClarendon Press 1964 (repr 1966)

130DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit VI sect 36 p 735

131 Le cynique de Sinope

132Pour la deacutesolidarisation de lrsquoamour et de la sexualiteacute agrave rapprocher de Diogegravene sect72 laquo il demandait la communauteacute des femmes ne parlant mecircme pas le mariagemais de lrsquoaccouplement drsquoun homme qui a seacuteduit une femme avec la femme seacuteduite raquo et demaniegravere plus lointaine drsquoAntisthegravene sect 3 laquo Il faut srsquounir agrave des femmes qui vous ensauront greacute raquo

133laquo Comme on lui avait demandeacute pourquoi il recourait pour corriger ses disciples agravedes recettes amegraveres il reacutepond Les meacutedecins en font autant avec leurs patients raquoin DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit trad M-O Goulet-Cazeacute VI sect 3 p 683

134P VESPERINI Lucregravece op cit p 142-143

135laquo un trait typique de philosophes cyniques [hellip] au livre IV avec une deacutenonciationde la folie de lrsquoamour raquo Id p 166 voir eacutegalement p 126-127

60

Ce meacutelange drsquoinfluences philosophiques que nous pointons lagrave fait du poegraveme de Lucregravece un

texte deacutelicat agrave utiliser ougrave si le dogme eacutepicurien est la matiegravere majeure du poegraveme il se trouve

parfois mecircleacute agrave des dogmes exteacuterieurs ou mobiliseacute dans un cadre heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoeacutepicurisme

en lrsquooccurrence nous pensons que la remobilisation de la theacuteorie atomique drsquoEacutepicure pour

expliquer lrsquoinsatisfaction des amants (IV 1108-1120) sert un propos cynique Toutefois ces

influences heacuteteacuterogegravenes sont parfois difficiles agrave deacutegager car elles peuvent ecirctre compatibles

avec lrsquoeacutepicurisme en effet le fait que la passion amoureuse qui est un mal en soi nuise au

plaisir sexuel nrsquoest nullement interdit par ce que nous savons de la doctrine eacutepicurienne mais

puisque nous nrsquoavons pas de texte qui lrsquoaffirme nous pensons preacutefeacuterable de ne pas ramener

lrsquoaffirmation lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme Ici crsquoest parce que nous avons pu clairement

identifier une source diffeacuterente que nous pouvons mieux penser que cette ideacutee sans ecirctre

incompatible avec lrsquoeacutepicurisme nrsquoa du moins pas une origine eacutepicurienne et se trouve ecirctre

avant tout cynique

En matiegravere drsquoamour et de sexualiteacute Lucregravece nrsquoest donc pas une source sucircre pour lrsquoeacutepicurisme

du fait de son inspiration cynique sur le sujet qui rend sa parole non-eacutepicurienne bien qursquoon

puisse envisager qursquoelle ne soit pas incompatible avec lrsquoeacutepicurisme Crsquoest donc seulement agrave

partir des eacutepicuriens que lrsquoon pourra comprendre comment ils envisagent la sexualiteacute

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non

Nous comprenons souvent la sexualiteacute dans la penseacutee eacutepicurienne agrave partir de la

classification de ce deacutesir dans la cateacutegorie naturelle et neacutecessaire Crsquoest donc en eacutetudiant les

arguments et la leacutegitimiteacute drsquoune telle classification que lrsquoon abordera de faccedilon la plus

exhaustive le sujet

α - Saisie du problegraveme

Les commentateurs modernes ont tendance agrave ranger les deacutesirs sexuels dans la

cateacutegorie des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires en soulignant le laquo ton beaucoup plus reacuteserveacute agrave

lrsquoeacutegard de ce mecircme plaisir raquo ou la prescription laquo de nrsquoen user que prudemment raquo136 chez Jean

Salem ou que sa poursuite laquo relegraveve de la sagesse pratique raquo137 selon Marcel Conche

Cependant certains eacuteleacutements viennent porter le doute sur une telle cateacutegorisation Plus

136J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

137M CONCHE Lettres et maximes op cit p 6661

nuanceacutee que ses homologues Geneviegraveve Rodis-Lewis eacutecrit de ce deacutesir laquo qursquoil soit naturel est

eacutevident non neacutecessaire comme si son insatisfaction nrsquoeacutetait jamais peacutenible apparaissant plus

discutable raquo138 Cette peacutenibiliteacute est preacuteciseacutement celle pointeacutee par Lucregravece lorsqursquoil dit

[decet] iacere umorem conlectum in corpora quaeque nec retinere [hellip] et

servare sibi curam certumque dolorem

[il faut] jeter en quelque corps le liquide amasseacute au lieu de le garder [hellip]

et de nous assurer la peine et la souffrance139

Si le deacutesir sexuel ramegravene agrave la douleur crsquoest le consideacuterer comme neacutecessaire selon la maxime

26140 Toutefois nous ne pouvons pas nous fier agrave Lucregravece sur un tel sujet car nous nrsquoavons

pas agrave notre connaissance drsquoautres textes eacutepicuriens pour confirmer ses dires et la tradition

cynique nrsquoest jamais loin lorsque Lucregravece parle drsquoamour141 comme nous venons de le

montrer Or ce que dit lagrave Lucregravece rentre en eacutecho avec des ideacutees cyniques Cette neacutecessiteacute

douloureuse peut tout aussi bien trouver sa source chez Diogegravene le Cynique lorsque se

masturbant sur la place publique il regrette de ne pas pouvoir satisfaire aussi aiseacutement sa

faim142 il indique par lagrave lrsquoeacutegaliteacute en neacutecessiteacute qui anime les deux deacutesirs

Devant ces soupccedilons et ces incertitudes nous voudrions reposer la question la sexualiteacute est-

elle un deacutesir neacutecessaire ou non Quels faits nous font pencher vers cette option et quels

autres nous incitent agrave le consideacuterer neacutecessaire Drsquoougrave vient que nous cateacutegorisons ce deacutesir

comme naturel mais non-neacutecessaire

Partons de cette derniegravere interrogation Le commentaire classique a des sources pour

eacutetayer sa penseacutee143 quelles sont-elles La plus explicite sur la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute

agrave laquelle on est renvoyeacute se trouve dans le fragment 456 des Epicurea drsquoUsener aux lignes

12 agrave 19 Ce passage signale la speacutecificiteacute du classement drsquoEacutepicure rappelle les trois

cateacutegories de deacutesirs puis les exemplifie comme suit

138G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 184-185

139LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-67 p 300-301

140Voir supra p 51

141Voir supra notes 132 et 135

142DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute(trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 VI sect 69 p 736

143Pour un reacutesumeacute de ces sources on pourra se reporter au deacuteveloppement assezriche en reacutefeacuterences que font les eacutediteurs de Diogegravene drsquoOinoanda sur le NF 157 p 19-23 dans J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo art cit p 1-48

62

ἡ μὲν οὖν τῆς τροφῆς ἐπιθυμία καὶ τῆς ἐσθῆτος ἀναγκαίαmiddot ἡ δὲ τῶν

ἀφροδισίων φυσικὴ μὲν οὐκ ἀναγκαία δέmiddot ἡ δὲ τοιῶνδε σιτίων ἢ τοιᾶσδε

ἐσθῆτος ἢ τοιῶνδε ἀφροδισίων οὔτε φυσικὴ οὔτε ἀναγκαία

Donc le deacutesir de nourriture et celui de vecirctements sont neacutecessaires Le deacute-

sir sexuel est naturel mais non-neacutecessaire Le deacutesir drsquoune certaine nourri-

ture drsquoun certain vecirctement ou drsquoun certain rapport sexuel nrsquoest ni naturel

ni neacutecessaire144

Ce passage fonde donc clairement lrsquoattribution de non-neacutecessiteacute au deacutesir sexuel Mais drsquoougrave

vient ce texte et quelle leacutegitimiteacute a-t-il Ce texte srsquoavegravere ecirctre une scolie agrave Aristote nous

preacutecise Hermann Usener qui commente le passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote

parle du deacutesir sexuel comme naturel au mecircme titre que le deacutesir de nourriture et ils prennent

des formes variables selon les individus145 Le texte nrsquoappartient donc pas agrave la tradition directe

de lrsquoeacutepicurisme antique ce qui ne permet pas de le consideacuterer absolument valide Cependant

nous avons pu trouver dans la tradition indirecte de lrsquoeacutepicurisme des eacuteleacutements fiables au

regard de ce que nous connaissons de cette philosophie antique mais il srsquoagit pour nous agrave

chaque fois que nous avons recours agrave ces eacutecrits drsquoeacutevaluer autant que possible ce qui est dit au

regard de ce que nous savons ou pas agrave propos de la doctrine du Jardin ainsi que drsquoougrave cela est

dit afin de mieux comprendre la position eacutenonceacutee Cette scolie comme beaucoup de ses

semblables preacutesente bien des inconveacutenients pour notre questionnement drsquoune part nous ne

saurions en deacuteterminer la date du moins nrsquoest-il pas agrave notre porteacutee de le deacuteterminer drsquoautre

part nous nrsquoavons pas de nom ou seulement drsquoindice de lrsquoidentiteacute de son auteur Aucun

ancrage ni personnel ni temporel ne nous permet de situer cet eacutenonceacute ce qui rend sa validiteacute

infondable en lui-mecircme Accorder du creacutedit agrave ce qui y est dit tient alors agrave lrsquointerpreacutetation

drsquoautres textes plus leacutegitimes qui iraient dans le mecircme sens que lui

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute

Et effectivement de pareils textes existent mais preacutecisons aussitocirct qursquoaucun texte ne

procegravede agrave une superposition de la classification des deacutesirs sur des exemples de deacutesirs On

trouve donc toujours agrave lrsquoexception de la scolie que nous venons de citer et de celle de la

maxime 29146 soit le rappel de la tripartition des deacutesirs soit le traitement du deacutesir sexuel mais

jamais les deux ensemble Crsquoest donc par la seule eacutetude du traitement reacuteserveacute aux deacutesirs

144ANONYME in H USENER (eacuted) Epicurea op cit fr 456 15-19 p 295 traductionpersonnelle

145ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris 1959 III 13 (1118 b) 5-25 p 163-164

63

drsquoAphrodite que nous pouvons deacuteduire une cateacutegorie pour eux En effet plusieurs textes font

penser qursquoils sont naturels mais non-neacutecessaires puisqursquoils teacutemoignent de remarques

neacutegatives sur la sexualiteacute Le plus probant est celui que Diogegravene Laeumlrce et drsquoautres citateurs

donnent Συνουσίη δὲ φασίν ὤνησεν μὲν οὐδὲποτε ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ ἔβλαψε laquo on

nrsquoa jamais tireacute aucun profit de la relation sexuelle disent-ils et lrsquoon peut ecirctre satisfait de ne

pas en subir de dommage raquo147 Ce teacutemoignage nous invite agrave penser le deacutesir sexuel non sans

danger Par cette vision neacutegative on pense ce deacutesir comme ne produisant pas de bien il serait

alors agrave eacuteviter donc il est possible de srsquoen passer De lagrave la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)

Toutefois la mise en avant de ce passage minore souvent la positiviteacute certaine qui

entoure ce deacutesir Un extrait du traiteacute Sur les Fins drsquoEacutepicure rapporteacute par Diogegravene Laeumlrce est

tregraves clair agrave ce sujet

Οὐ γὰρ ἔγωγε ἔχω τί νοήσω τἀγαθόν ἀφαιρῶν μὲν τὰς διὰ χυλῶν

ἡδονάς ἀφαιρῶν δὲ τὰς διrsquoἀφροδισίων καὶ τὰς διrsquoἀκροαμάτων καὶ τὰς

διὰ μορφάς

Car pour moi je ne peux en aucune maniegravere me repreacutesenter ce qursquoest le

bien si je supprime les plaisirs que procurent les saveurs que je supprime

ceux que procure lrsquoamour (ἀφροδισίων) et ceux que procurent les sons

et ceux qui proviennent des formes148

Le deacutesir sexuel fait partie des bonnes choses ce qui prouve qursquoils peuvent ecirctre rattacheacutes agrave

lrsquoagreacuteable ou au plaisant sans ecirctre essentiellement nuisibles Drsquoautres sources pegravesent en

faveur de cette vision Pierre Vesperini eacutecrit qursquoun buste drsquoEacutepicure laquo fut placeacute peut-ecirctre degraves

son vivant dans le temple drsquoAphrodite agrave Paphos raquo149 et rappelle aussi la preacutesence des

heacutetaiumlres dans le Jardin Tous ces eacuteleacutements concourent agrave montrer la positiviteacute de ce deacutesir dans

lrsquoeacutepicurisme

146Qui ne donne drsquoailleurs pas les mecircmes exemples et surtout pas le deacutesir sexuelcomme naturel et non-neacutecessaire mais parle du deacutesir drsquoaliments riches Pour le texteet sa traduction se reporter agrave lrsquoannexe 2

147DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 1306 pour les autres citateurs voir HUSENER (eacuted) Epicurea op cit fr 62

148DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies X sect 6 in A LAKS laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la ViedrsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X 1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PULLille 1976 p 1-118 p 10-11

149P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit chap 7 p 35464

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions

La sentence 51 que lrsquoon preacutesente comme une lettre de Meacutetrodore ami drsquoEacutepicure au

jeune Pythoclegraves reacutesume agrave elle seule ces tensions

Πυνθάνομαί σου τὴν κατὰ σάρκα κίνησιν ἀφθονωτέραν διακεῖσθαι πρὸς

ἀφροδίσιον ἔντευξινmiddot σὺ δὲ εἰ μὴ τοὺς νόμους καταλύεις μὴτε τὰ καλῶς

ἔθη κείμενα κινεῖς μὴτε τῶν πλησίων τινὰ λυπεῖς μὴτε τινὰ τὴν σάρκα

καταξαίνεις μὴτε τὰ ἀναγκαῖα καταναλίσκεις χρῶ τῇ ἑαυτοῦ

προαιρέσει ὡς βούλειmiddot ἀμήχανον μέντοι γε τῷ μὴ οὐχ ἑνί γέ τινι τοῦτων

συνέχεσθαιmiddot ἀφροδίσια γὰρ οὐδέποτε ὤνησεν ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ

ἔβλαψεν

Jrsquoapprends que le mouvement de la chair est chez toi plus geacuteneacutereux agrave

lrsquoeacutegard de la relation drsquoamour Pour toi si tu nrsquoenfreins pas les lois et que

tu ne portes pas atteinte agrave lrsquohonnecircteteacute eacutetablie en coutume que tu nrsquoat-

tristes pas lrsquoun de tes proches que tu nrsquouses pas ta chair et que tu ne

consumes pas le neacutecessaire suis le choix qui est de toi comme tu veux

Et pourtant il nrsquoy a pas moyen de le faire quand on est retenu par lrsquoun au

moins de ces obstacles Car les plaisirs de lrsquoamour ne sont jamais utiles il

faut ecirctre content srsquoils ne nuisent pas150

Lrsquoadresse qui srsquoeacutelargit au lecteur met en balance le choix de poursuivre le deacutesir sexuel et les

contraintes agrave la bonne reacutealisation de ce deacutesir Arrecirctons-nous un instant sur ces obstacles Le

premier ne pas enfreindre les lois touche au politique et impose la non-illeacutegaliteacute de lrsquoacte

sous peine drsquoecirctre deacutecouvert et drsquoen ecirctre chacirctieacute151 Le deuxiegraveme transgresser les codes des

mœurs nous semble la deacuteclinaison du premier dans le domaine social et contraint agrave une

non-illeacutegitimiteacute dans la reacutealisation de ce deacutesir Le troisiegraveme ne pas causer de peine agrave un

proche revient agrave ne pas abicircmer une relation de notre environnement afin drsquoen preacuteserver la

stabiliteacute contre la satisfaction passagegravere drsquoun deacutesir La quatriegraveme lrsquousure de la chair se

ramegravene agrave la neacutecessiteacute de chercher la santeacute du corps qui compose le plaisir152 Le cinquiegraveme et

dernier la preacuteservation du neacutecessaire se ramegravene eacutegalement aux eacuteleacutements de la survie du

calme du corps et du bonheur qursquoil ne faut pas remettre en question pour accomplir ce deacutesir

Y a-t-il lagrave vraiment quelque chose drsquoexceptionnel dans ces prescriptions Il nous semble que

150EacutePICURE Sentences Vaticanes 51 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p505 traduction modifieacutee

151Sur la conception de la justice voir les maximes 31 agrave 38 notamment la 35 pour lechacirctiment

152Voir la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 12865

ces obstacles sont valables pour tous les deacutesirs sauf peut-ecirctre les deuxiegraveme et troisiegraveme

points qui apparaissent particuliers au deacutesir sexuel on voit surgir avec eux une dimension

sociale qui si elle nrsquoest peut-ecirctre pas invalide pour les autres deacutesirs nrsquoest exprimeacutee que dans

ce cas Mais ce qui deacuteciderait de la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute ndash le fait qursquoelle ne ramegravene

pas agrave la douleur si elle nrsquoest pas reacutealiseacutee ndash ne se trouve pas dans ces contraintes en tant que

telles

Crsquoest la phrase finale que nous avons vu tantocirct chez Diogegravene Laeumlrce qui donne une ideacutee

peacutejorative de la sexualiteacute Il faut toutefois souligner qursquoelle deacutecoule ici de cette eacutenumeacuteration

de preacutealables puisque les conseacutequences nuisibles dont il est question agrave la fin rappellent entre

autres les limitations qui viennent drsquoecirctre rapporteacutees Mais que dit preacuteciseacutement cette phrase

Agrave quoi renvoie lrsquoinutiliteacute essentielle (οὐδέποτε ὤνησεν) des deacutesirs amoureux Le

commentaire qursquoen a livreacute Jean Bollack nous paraicirct inteacuteressant

Les deux membres de la derniegravere phrase ne sont pas compleacutementaires Agrave

la preacutesence vraisemblable du mal srsquoadjoint lrsquoabsence neacutecessaire drsquoun au-

delagrave dans le temps dont on puisse faire son profit Crsquoest ainsi qursquoil faut en-

tendre comme srsquoappliquant agrave lrsquoavenir le bien dont il est dit que ces plaisirs

ne le procure jamais153

Crsquoest donc en regard du futur que lrsquoon ne tire en aucun cas de bien de la satisfaction de ce

deacutesir et que lrsquoon peut en revanche en tirer des nuisances On tire toutefois que en creux il

existe un reacuteel plaisir agrave la sexualiteacute sur lrsquoinstant154 Le but de ce discours est de mettre en

balance lrsquoinstantaneacuteiteacute du plaisir ndash peut-ecirctre si eacutevident qursquoil nrsquoest pas besoin de le mentionner

ndash et lrsquoapregraves qui ne jouit plus de ce plaisir mais peut comporter des deacuteplaisirs Cela croyons-

nous ne suffit pas agrave preacutejuger de la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel en effet ce qui est preacutesenteacute

ici ce sont les peines qui peuvent suivre un tel acte agrave mettre en balance avec le plaisir

momentaneacute de sa reacutealisation et non lrsquoaffirmation drsquoune absence de douleur si la satisfaction

est absente Cela pourrait peut-ecirctre mecircme en indiquer la neacutecessiteacute puisqursquoon peut lire cette

preacutesentation des inconveacutenients douloureux comme ce qursquoil faut faire peser face agrave la douleur

153J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 22 p 509 nous avons changeacute latraduction de Bollack de le bien par lrsquoutile dans la traduction que nous avons proposeacuteafin de faire mieux faire sentir au lecteur qursquoil ne srsquoagissait pas du bien commeplaisir mais comme ce qui est profitable

154Pour la simultaneacuteiteacute du plaisir sexuel avec lrsquoacte qui le produit voir DiogegravenedrsquoOinoanda NF 128 col 6-7 trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit p 1047 Il est eacutegalement question dans cette mecircme cateacutegoriede la simultaneacuteiteacute du plaisir et de lrsquoacte de lrsquoacte de manger

66

de la non-satisfaction155 Peut-ecirctre aussi cette preacutesentation neacutegative nrsquoest-elle pas sans rapport

avec lrsquoadresse qui vise un deacutesir deacutesigneacute comme excessif car ἀφθονωτέρας abondant en plus

du sens de lrsquoadjectif se trouve ecirctre un comparatif de supeacuterioriteacute assez abondant Le rappel des

preacutealables agrave respecter en vue de la reacutealisation non-nuisible de ce deacutesir vient dresser un tableau

fait non pour rendre justice au deacutesir sexuel mais pour contrebalancer la preacutegnance drsquoun deacutesir

plutocirct geacuteneacutereux Pour finir notre travail drsquoavocat de la partie moins deacutefendue nous ajouterons

qursquoen fin de compte ainsi que le fait remarquer Geneviegraveve Rodis-Lewis laquo le deacutesir sexuel

nrsquoest condamneacute que dans ses excegraves et dans leurs conseacutequences facirccheuses raquo156 Ne pourrait-on

pas soutenir qursquoil en va de mecircme avec la gloutonnerie qui est lrsquoexcegraves du deacutesir de nourriture

Personne ne songe agrave assigner lrsquoalimentation agrave la non-neacutecessiteacute alors mecircme que son excegraves est

nuisible

Crsquoest pour cela cher lecteur qursquoen vertu du principe ndash bien leacutegitime avouons-le ndash du

beacuteneacutefice du doute nous trsquoenjoignons agrave ne pas condamner le deacutesir sexuel agrave la non-neacutecessiteacute

car aucun texte non aucun nrsquoa pu nous apporter la preuve mecircme de lrsquoabsence de douleur si

ce deacutesir nrsquoest pas combleacute lrsquounique eacuteleacutement qui caracteacuteriserait lrsquoinfraction Pas plus il est vrai

qursquoil nrsquoa pu ecirctre deacutemontreacute son innocence et la douleur de sa non-satisfaction nous nrsquoavons pu

prouver lrsquoinverse Ainsi de gracircce ne lrsquoassigne pas agrave reacutesidence du non-neacutecessaire Si le

disculper crsquoest peut-ecirctre laisser un coupable en liberteacute le condamner revient agrave envoyer un

innocent ndash soit douteux mais un innocent quand mecircme ndash derriegravere les barreaux Mais si nous

voulons comparaicirctre agrave la barre devant la Connaissance il nous faut nous deacutepouiller de ces

excegraves oratoires et avouer que dans tous les cas quelque soit la lecture pour laquelle on opte

elle srsquoappuye sur un cadre drsquointerpreacutetation exteacuterieur au texte Il nrsquoest rien qui nous aide agrave

eacutetablir lrsquoun ou lrsquoautre caractegravere drsquoune cateacutegorie autant que nous ne trouvons aucun eacutecrit

fiable qui nous confirme lrsquoun ou lrsquoautre il est plus prudent de dire que le deacutesir sexuel reste

indeacuteterminable

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence

Agrave ceux qui diraient que la simple ambivalence que lrsquoon trouve dans ce deacutesir autorise agrave

le classer comme non-neacutecessaire nous reacutepondrons que lrsquoargument est un peu faible On lrsquoa

vu des deacutesirs naturels et neacutecessaires comme le deacutesir de nourriture peuvent aussi ecirctre agrave limiter

155Agrave moins que lrsquoon oppose la maxime 30 ougrave crsquoest lrsquoopinion vaine qui rend le toutfaussement douloureux mais crsquoest preacutesupposer que la sexualiteacute peut se ramener agravela non-neacutecessiteacute ce qui est preacuteciseacutement ce que nous interrogeons

156G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 18567

Drsquoabord rappelons que lrsquoopinion vaine peut tout aussi bien srsquoen emparer en eacutetendant la

neacutecessiteacute agrave une quantiteacute disproportionneacutee ou une qualiteacute particuliegravere Ensuite nous proposons

lrsquoexemple suivant si la faim survient en nous alors que nous nous trouvons devant une

nourriture avarieacutee allons faire taire notre faim avec cela sous preacutetexte que le deacutesir de manger

est naturel et neacutecessaire ou allons nous passer notre chemin puisqursquoune telle nourriture nous

procurerait de la douleur Il nous paraicirct que la deuxiegraveme option serait veacuteritablement

eacutepicurienne on aurait pu choisir la premiegravere en brandissant lrsquoinconditionnaliteacute en matiegravere de

deacutesir naturel et neacutecessaire hellip Or ce qui est inconditionnel dans les deacutesirs naturels et

neacutecessaires crsquoest que lrsquoon puisse accomplir ce besoin en eacutetant pourvu de ce dont nous avons

besoin et non de se satisfaire de tout objet qui correspondrait agrave ce type de besoin En

lrsquooccurrence en refusant cette nourriture nous sommes tout de mecircme assureacutes de trouver dans

la nature un autre aliment pour nous sustenter La neacutecessiteacute se trouve dans lrsquoacte de manger

mais le reacutealiser avec cet aliment avarieacute nrsquoest pas neacutecessaire et mecircme nuisible Ainsi pour le

deacutesir sexuel pourrions-nous dire que nous sommes en mesure de trouver un partenaire qui ne

soit pas pris dans les obstacles deacutecrits mecircme si pour cela nous devons il est vrai nous

deacutetourner drsquoun certain nombre de personnes

ζ- Conclusion

Nous parvenons donc agrave une conclusion qui ne tranche pas la question Ou bien lrsquoon

pense que le deacutesir sexuel doit ecirctre satisfait sous peine de douleur et qursquoil a une satisfaction

conditionneacutee agrave des regravegles qui peuvent eacutegalement srsquoappliquer aux autres deacutesirs neacutecessaires

mecircme si crsquoest lorsqursquoon traite de ce deacutesir qursquoil convient de les formuler Il semble un peu plus

limiteacute et de satisfaction un peu moins aiseacutee que les autres ce qui ne veut pas pour autant dire

qursquoil est difficile agrave accomplir Ce traitement un peu plus speacutecifique tiendrait eacuteventuellement agrave

ce qursquoil est un peu plus sujet que ses semblables aux deacuteformations de lrsquoopinion vide ce serait

donc un deacutesir neacutecessaire dont il faut alors plus parler pour bien lrsquoinformer contre la vaniteacute de

lrsquoopinion157 Soit on estime qursquoil demeure non-neacutecessaire mais qursquoil est effectivement tregraves

prenant en raison drsquoune opinion vide particuliegraverement violente comme le dit la maxime 30 et

qursquoil peut rester insatisfait sans engendrer de douleur ou qursquoil suffit de le deacutetourner ce qui

pose alors le problegraveme des moyens de ce deacutetournement158

157Son aspect social peut aussi tenir lieu drsquoexplication agrave sa diffeacuterence

158Crsquoest Marcel Conche qui propose un laquo deacutetournement raquo des atomes qui viennentremplir les parties geacutenitales puisqursquoils viennent de tout le corps il conccediloit qursquounexercice physique intense userait agrave autre chose ces atomes et annihilerait ainsi ledeacutesir sexuel (voir M CONCHE Lettres et maximes op cit p 66) Pour notre part nous

68

3- Questionnement de la question

Apregraves avoir eacutepuiseacute ce raisonnement sans parvenir agrave une position satisfaisante un fait

ne laisse pas de nous eacutetonner cette entreprise de classification de deacutesirs concrets agrave partir de la

tripartition des deacutesirs est absente des textes eacutepicuriens qui parlent du deacutesir et mecircme plus

largement des eacutecrits de la tradition indirecte que lrsquoon sait antiques hellip On ne la trouve que dans

la scolie dont nous avons parleacute ainsi que dans celle qui commente la maxime 29 et jamais

chez Ciceacuteron Plutarque ou Porphyre Or si nous pouvons dater ces auteurs une scolie est en

revanche difficilement datable Nous vient alors lrsquoideacutee qursquoune telle tentative drsquoexemplification

nrsquoappartient pas agrave la perspective antique mais est plutocirct le produit drsquoune tentative de

compreacutehension de lrsquoeacutepicurisme posteacuterieure agrave son egravere drsquoavegravenement Lrsquoideacutee en effet est

tentante cette classification eacutepicurienne deacutepouilleacutee drsquoexemples que Geneviegraveve Rodis-Lewis

qualifiait agrave juste titre de laquo sec scheacutema raquo159 en regard de celle de Platon donne envie drsquoecirctre

saisie par le concret au travers drsquoexemples qui redoublent la saisie intellectuelle par le cas

particulier Sans rejeter lrsquointeacuterecirct drsquoune compreacutehension posteacuterieure il se trouve que celle-ci

pose tout de mecircme des problegravemes insolubles comme nous avons pu le montrer avec le

paradigme du deacutesir sexuel Lrsquoisolement de la deacutemarche que nous pensons due agrave une posteacuteriteacute

chronologique combineacutee agrave son caractegravere probleacutematique fait signe pour nous vers le caractegravere

nul et non-avenu drsquoune exemplification des types de la tripartition des deacutesirs Malgreacute une

certaine coheacuterence avec ce que dit Eacutepicure elle exige pour sa reacutealisation des consideacuterations

dont nous nrsquoavons pas trace et procegravede donc agrave des ajouts qui deacuteforment de maniegravere leacutegegravere

mais non-neacutegligeable la perception que nous avons de lrsquoeacutepicurisme Nous preacutefeacuterons pour

notre part retirer ces ajouts afin drsquoen rester agrave la doctrine antique et se permettre drsquoen avoir une

approche plus exacte

Il nous faut alors redeacutefinir le rocircle de cette fameuse tripartition Puisqursquoelle ne saurait

ecirctre exemplifieacutee nous pensons que la classification des deacutesirs telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans

la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nrsquoest pas faite pour srsquoappliquer directement aux cas concrets Elle

ne sommes pas convaincue de cette possibiliteacute car il nrsquoest pas dit qursquoun tel transfertsoit autoriseacute dans la physique eacutepicurienne Drsquoautre part remarquons que la simpleideacutee drsquoun deacutetournement semble induire qursquoil est neacutecessaire drsquoagir pour ne pasressentir de douleur donc qursquoil y a tout de mecircme une douleur potentielle dans cesdeacutesirs senseacutes nrsquoen comporter aucunehellip

159G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 17569

preacutesente une abstraction le discours geacuteneacuteral issu de la science de la nature des choses et ne

prend donc pas en compte les corps particuliers face agrave des objets singuliers dans des

situations donneacutees Par lrsquoopposition entre deacutesirs naturels et deacutesirs vains elle signale le rapport

entre une nature humaine abstraite et une nature drsquoobjet abstrait Elle aide agrave penser ce lien

entre un corps humain en geacuteneacuteral et une cateacutegorie drsquoobjet en le placcedilant sous le signe de la

naturaliteacute srsquoil existe ndash que lrsquoobjet peut ecirctre contenu par le corps ndash de la vaniteacute srsquoil est

inexistant Crsquoest en cela seulement qursquoelle peut suffire agrave deacuteterminer certains cas preacutecis les

deacutesirs vains sont agrave rejeter absolument car ils nrsquoont en aucun cas rapport avec la nature de tout

homme Typiquement le deacutesir drsquoimmortaliteacute doit ecirctre rejeteacute comme deacutesir vain parce que tout

corps humain par sa constitution mecircme est limiteacute dans le temps et interdit essentiellement

lrsquoillimitation temporelle Crsquoest donc du corps humain en geacuteneacuteral de lrsquoespegravece humaine qursquoon

exprime les limites les objets qui lui sont propres et ceux qui lui sont absolument eacutetrangers agrave

travers lrsquoopposition ndash qui est premiegravere dans la Lettre drsquoEacutepicure ndash entre deacutesirs naturels et deacutesirs

vains Cette cateacutegorisation dit quelque chose de lrsquoessence de lrsquohomme ainsi que celle de

lrsquoobjet et du lien ou non qursquoils entretiennent Quant agrave lrsquoopposition entre neacutecessaire et non-

neacutecessaire elle preacutecise agrave lrsquointeacuterieur de ce qui est naturel le rapport agrave la douleur pour lrsquoagent

dans la non-satisfaction du deacutesir reacuteel si le deacutesir est neacutecessaire illusoire srsquoil ne lrsquoest point

elle ne prend pas en compte la douleur des conseacutequences nous semble-t-il Cependant malgreacute

cette preacutecision sur leur neacutecessiteacute ces deacutesirs nrsquoen restent pas moins abstraits Reprenons les

trois types de deacutesirs neacutecessaires qursquoEacutepicure eacutenumegravere agrave la suite de sa classification la survie

le calme du corps le bonheur hellip On se rend compte que ces trois cateacutegories sont trop larges

pour reacutegler des situations concregravetes Si lrsquoon prend par exemple le calme du corps notre

scholiaste anonyme en tire la neacutecessiteacute du vecirctement (ἐσθής) mais qui dit que par temps

extrecircmement chaud ce nrsquoest pas le deacutesir du non-vecirctement qui viendrait satisfaire au bien-ecirctre

physique Ici intervient la circonstance qui fait varier le deacutesir pour atteindre un mecircme but

Car mecircme si les limites humaines prescrivent des besoins comme manger et boire ce nrsquoest

pas une raison pour les accomplir dans nrsquoimporte quelle circonstance et en nrsquoimporte quelle

faccedilon Encore une fois une pomme empoisonneacutee pourra paraicirctre appeacutetissante au premier

abord mais le savoir nous fera renoncer agrave la neacutecessiteacute du deacutesir bien naturel de la manger

Nous nous tournerons vers drsquoautres aliments qui accompliront mieux le deacutesir neacutecessaire agrave

notre survie de se nourrir En fait la neacutecessiteacute dit quelque chose du sujet et non de lrsquoobjet du

deacutesir que la neacutecessiteacute srsquoaccomplisse pour le sujet est neacutecessaire mais qursquoelle se reacutealise avec

tel ou tel objet est contingent deacutepend de la circonstance

70

On le voit la classification eacutepicurienne des deacutesirs nrsquoa pas telle quelle drsquoapplication

immeacutediate dans lrsquoaction concregravete elle nous tient un propos sur lrsquoessence du corps humain et

ses limites mais elle nrsquoest pas faite pour trancher les situations quotidiennes du deacutesir160 La

classification eacutepicurienne des deacutesirs permet de penser mais permettre de penser nrsquoest pas

permettre de deacutecider La deacutecision est bien sucircr un acte de penseacutee mais il est plus speacutecifique

puisqursquoil touche au monde concret de lrsquoaction dans une situation donneacutee quand la penseacutee

theacuteorique perd en preacutecision ce qursquoelle gagne en geacuteneacuteraliteacute Cette indeacutetermination par

lrsquoexemple explique la neacutecessiteacute de textes autres que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee pour affiner ce qui ne

peut que rester agrave un niveau drsquoabstraction puisqursquoEacutepicure demeure dans la geacuteneacuteraliteacute au

niveau de la theacuteorie physiologique Crsquoest pourquoi Jean Bollack maintient une diffeacuterence

entre la Lettre et les maximes sur le deacutesir (26 29 et 30)

Les maximes nrsquoont pas pour but drsquoeacutetablir le cadre de classification Il est le

preacutealable agrave lrsquoexamen des cas particuliers et crsquoest parce que les cas speacuteci-

fiques auxquels le cadre est appliqueacute ne sont pas inclus drsquoavance qursquoil est

lui-mecircme mis agrave lrsquoeacutepreuve par lrsquoapplication particuliegravere161

Agrave lrsquointeacuterieur de cette geacuteneacuteraliteacute les maximes permettent de cerner des situations que la

tripartition de la Lettre ne prend pas en charge la maxime 26 assure que les deacutesirs non-

neacutecessaires malgreacute lrsquoappeacutetit qui les anime sont indolores et srsquoils reacutepondent aux cas deacutecrits

sont aiseacutement dissipables la maxime 29 constitue cette classe des deacutesirs non-neacutecessaires donc

non douloureux en pointant leur origine naturelle ou non la maxime 30 affronte les deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires violents en deacuteleacutegitimant la source de leur ardeur lrsquoopinion vaine

Les maximes nrsquoont pas pour fonction de reacutepeacuteter la Lettre celle-ci nrsquoest qursquoune preacutevision qui

nrsquoinclut pas laquo drsquoavance raquo les cas qui neacutecessiteraient un affinement Les maximes preacutecisent ces

principes apregraves une confrontation avec du particulier elles retournent au niveau

drsquoabstraction theacuteorique de la cateacutegorisation afin de la raffiner Agrave lrsquoinverse les eacutecrits

notamment les sentences traitant de cas concrets (comme la sentence 51) se passent de ces

consideacuterations de cateacutegorisation pour poser les obstacles ou les incitations particuliegraveres agrave tel

ou tel deacutesir dans telle ou telle situation

Puisque la classification des deacutesirs srsquoavegravere nrsquoecirctre qursquoun cadre une theacuteorie preacutealable qui ne

suffit pas agrave deacuteterminer la poursuite ou non drsquoun deacutesir qursquoest-ce qui agit dans ce cadre

160Et mecircme si lrsquoon pensait qursquoelle autorise agrave deacutecider le cas probleacutematique desdeacutesirs naturels et non-neacutecessaires ne cesserait de montrer qursquoelle est insuffisante enelle-mecircme

161J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 35271

Qursquoest-ce qui permet de prendre une deacutecision informeacutee conforme au savoir et aboutissant agrave

lrsquoaction Quel est cet intermeacutediaire qui lui donne une application concregravete Faisons

confiance agrave Eacutepicure et laissons poursuivre sa Lettre car il y a apregraves sa classification du sect

127 un motif inteacuteressant agrave penser pour lrsquoaction le thegraveme des choix et des rejets

72

Conclusion

Dans la question du deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme la tripartition des deacutesirs occupe une place

centrale elle theacuteorise la structure du champ inteacuterieur du deacutesir par lrsquoaxe de la neacutecessiteacute et celui

de la naturaliteacute La douleur de la non-satisfaction caracteacuterise la neacutecessiteacute et explique

lrsquointensiteacute des deacutesirs neacutecessaires le rapport entre la nature de notre corps et la nature de

lrsquoobjet deacutesireacute fonde la naturaliteacute drsquoun deacutesir une qualiteacute ou une quantiteacute ndash illimiteacutee ndash drsquoobjet

sans rapport avec nous caracteacuterise le vide qui naicirct drsquoune sensation deacuteformeacutee par une opinion

sans raison

Cependant la tripartition ne constitue pas le tout de la notion de deacutesir Drsquoune part le choix de

deacutesigner cet affect par le mot geacuteneacuterique drsquoἐπιθυμία montre la preacutepondeacuterance du deacutesir

informeacute sur lrsquoeacutelan aveugle de lrsquoὄρεξις contrairement agrave ce que lrsquoon trouve chez Aristote et

Deacutemocrite ainsi que sa reacutehabilitation en tant qursquoaffect leacutegitime en lui ocirctant la connotation

neacutegative qui le suivait jusque chez Platon Drsquoautre part cette classification nrsquoest pas

directement mise en relation avec des cas du quotidien Hormis des exemples eacutevidents peu

concrets ou lrsquoutilisation drsquoun terme qui porte une notion particuliegravere ndash comme celui de πόθος

rapporte la vaniteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute ndash il faut attendre une tradition tardive et la glose des

textes drsquoEacutepicure pour assister agrave lrsquoassociation drsquoun type de deacutesir agrave un exemple concret ainsi

que nous lrsquoavons vu pour ἀφροδυσίον le deacutesir sexuel Ce constat nous amegravene donc agrave reacutefuter

la pertinence des exemples canoniques puisqursquoun tel exercice ne nous semble pas avoir lieu

drsquoecirctre agrave partir de la doctrine eacutepicurienne antique et que outre le fait qursquoil pose des problegravemes

insolubles il cache la nature tregraves abstraite de ce motif eacutepicurien et rate ainsi la pratique du

deacutesir particulier qui ne trouve pas son fondement dans la classification mais bien dans le

thegraveme des choix et des rejets Crsquoest cette mise en œuvre du deacutesir la prescription et lrsquoaction

eacutethique que nous allons doreacutenavant interroger

73

Partie 3

-

Destination des deacutesirs le plaisir but et critegravere des deacutesirs

Au cours des deux derniers mouvements nous avons pu voir combien lrsquoinformation

des sensations par la raison est importante chez Eacutepicure Nous avons pris la question du deacutesir

sous cet angle eacutepicurien rationnel et deacutefini les bornes et le fonctionnement physique ndash selon

nos termes contemporains ndash des deacutesirs puis la structure interne de leur champ drsquoextension

plus proche de notre eacutethique Lrsquointeacutegration en nous de ce que nous enseigne la science

trouve son aboutissement dans la pratique dans le traitement effectif des deacutesirs Crsquoest cette

pratique que nous tentons ici drsquoexposer

Nous devons composer entre les deacuteductions que nous autorisent la theacuteorie eacutethique du deacutesir ndash

qui ne peut ecirctre simplement appliqueacutee telle quelle comme on aurait pu le croire ndash et les textes

eacutepicuriens aux consideacuterations qui vont jusqursquoagrave la prescription et qui touchent directement au

traitement effectif des deacutesirs Ces deux faits sont regroupeacutes sous le thegraveme des choix et des re-

jets qui constitue la veacuteritable charniegravere entre theacuteorie et pratique

Le deacutesir srsquoavegravere surtout deacutependant de son but agrave savoir le plaisir Mais qursquoest-ce que le plaisir

chez Eacutepicure En effet quelque conception du plaisir qursquoon retienne drsquoEacutepicure on agit sur sa

conception du deacutesir en lui donnant une destination diffeacuterente Agrave quel plaisir le deacutesir mis en

pratique doit-il aboutir Nous voulons reprendre agrave nouveau ce deacutebat eacutepineux ndash sans forceacute-

ment proposer une solution totale ndash sur la conception eacutepicurienne du plaisir pour aller dans

un sens de lecture particulier qui nous semble rendre lrsquoheacutedonisme eacutepicurien et par lagrave mecircme

le deacutesir eacutepicurien plus inteacuteressant et plus profond

Chapitre 6 ndash Un Fondamental Critegravere que choisir que ne paschoisir

a) Le thegraveme des choix et des rejets

Chez Eacutepicure la deacutecision pratique de reacutealisation drsquoun deacutesir est traiteacutee dans le thegraveme

des choix et des rejets Περὶ αἰρέσεως καὶ φυγῆς Sur le choix et le rejet est un motif

eacutethique eacutepicurien qui traite de la poursuite ou de lrsquoabandon des deacutesirs particuliers pour

parvenir au souverain bien le plaisir Crsquoest eacutegalement le titre drsquoun ouvrage perdu drsquoEacutepicure

mais dont Diogegravene Laeumlrce cite le nom et un extrait162 ainsi que le titre preacutesumeacute drsquoun traiteacute

fragmentaire de Philodegraveme de Gadara crsquoest donc que le thegraveme avait son importance au point

de pouvoir meacuteriter un ouvrage agrave lui seul Des textes qui nous sont parvenus le passage le plus

complet que nous avons sur le sujet se trouve dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee aux paragraphes 128

et 129 Le premier extrait se trouve immeacutediatement apregraves lrsquoexposeacute sur la classification des

deacutesirs et marque le basculement des principes theacuteoriques aux principes pratiques

Τούτων γὰρ ἀπλανὴς θεωρία πᾶσαν αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἐπανάγειν οἶδεν

ἐπὶ τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τοῦ σώματος ἀταραξίαν ἐπεὶ τοῦτο

τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλοςmiddot

Une vision de ces cateacutegories qui ne srsquoeacutegare pas sait chaque fois ramener

choix (αἵρεσις) et refus (φυγῆ) agrave la santeacute du corps et agrave lrsquoataraxie du corps

puisque crsquoest cela ndash la vie bienheureuse ndash qui est la fin163

Il relie la θεωρία vision ndash qui nrsquoest pas speacuteculation mais repreacutesentation de la connaissance ndash

de ce que nous montre la science de la nature agrave lrsquoaction pour atteindre la vie agreacuteable qui est

la bonne vie but eacutethique par excellence Cette vision informe le choix ou le rejet non pas en

se cantonnant aux cateacutegories de deacutesirs qui nous lrsquoavons dit sont insuffisantes pour deacutecider

mais en ajoutant une fin agrave la deacutecision cette vie bienheureuse qui est composeacutee entre autres

de la santeacute et de lrsquoataraxie du corps Crsquoest donc dire que la classification des deacutesirs nrsquoest pas le

critegravere de deacutecision elle est le cadre theacuteorique preacutealable et joue un rocircle en nous informant que

nous pouvons eacuteprouver des deacutesirs sans rapport avec notre corps agrave savoir les deacutesirs vains qui

par essence ne peuvent pas trouver de cas ougrave ils megraveneraient agrave la vie bienheureuse Ainsi pour

deacuteterminer le choix ou le rejet des deacutesirs naturels lrsquoactiviteacute theacuteorique ramegravene le deacutesir

162DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X 27 et X 136 p 1257 et 1315

163EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p70-71

75

(ἐπανάγειν) au plaisir tel que le pense la theacuteorie eacutepicurienne qui neacutecessite le calme du

corps le calme de lrsquoacircme nrsquoest pas ici citeacute car il est entrain de srsquoaccomplir par le biais de cette

vue theacuteorique juste menant agrave la bonne action il srsquoaccomplira agrave la suite du bien du corps agrave la

fin de ce mecircme paragraphe 128 Lrsquooutil pour atteindre le plaisir crsquoest donc la deacutecision du

choix ou du rejet il srsquoagit drsquoestimer le rapport entre un deacutesir concret qui rappelons-le est le

rapport entre le corps actuel et un objet particulier dans des circonstances particuliegraveres et le

plaisir effectif qursquoen procurera la satisfaction en accomplissant le calme du corps La

classification du deacutesir oriente la reacuteflexion en posant les questions du rapport avec notre corps

et de celui agrave la douleur mais elle nrsquoest ni le moyen ni le critegravere de deacutecision Le vrai critegravere du

choix ou du rejet est le plaisir crsquoest donc bien plus la theacuteorisation eacutepicurienne du plaisir qui

joue un rocircle fondamental dans la reacutealisation des deacutesirs

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur

Au principe de tout choix et de tout rejet se trouve donc le plaisir On ne srsquoen eacutetonnera

pas au vu de lrsquoimportance qursquoil occupe dans un heacutedonisme il est le souverain bien la fin de

la vie bienheureuse Mais le plaisir deacuteborde souvent ce simple statut Jean Bollack rappelle

que chez Eacutepicure laquo il reccediloit une triple deacutetermination fin instinctive de lrsquoanimal critegravere des

choix bien en soi raquo164 Crsquoest ce qursquoexprime le deacutebut du paragraphe 129 de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee

Ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν καὶ ἀπὸ ταύτης

καταρχόμεθα πάσης αἰρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς

κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες

Car crsquoest lui que nous reconnaissons comme le bien premier et congeacutenital

crsquoest lui le commencement qui dans chaque cas nous conduit vers un

choix et un refus crsquoest agrave lui que nous aboutissons quand nous deacutecidons

dans chaque cas de ce qui est bien avec comme canon lrsquoeacutetat dans lequel

nous sommes165

En tant que ἀγαθὸς πρῶτος καὶ συγγενικός bien premier et congeacutenital le plaisir est

compris comme convenant tout agrave fait agrave la nature humaine Il nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil

164Id p 55

165EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 129 in Id p 72-7376

encadre lrsquoaction theacuteoriquement drsquoabord comme principe sur la charniegravere comme critegravere

pratiquement comme conseacutequence Il oriente vers lui-mecircme et autorise agrave rejeter la douleur

Mais le choix est loin drsquoecirctre binaire qui associerait tout plaisir agrave un choix et toute

douleur agrave un refus

πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν οὐ πᾶσα μέντοι

αἰρετήmiddot καθάπερ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν οὐ πᾶσα φευκτὴ πεφυκυῖα

Donc toute espegravece de plaisir du fait qursquoil a une constitution propre est un

bien cependant le plaisir ne doit pas ecirctre choisi dans chaque cas de

mecircme que si la souffrance est un mal dans tous les cas toute espegravece de

souffrance nrsquoest pas toujours de nature agrave ecirctre refuseacutee166

En effet lrsquoeacutepicurisme prend en compte plus que lrsquoaction isoleacutee crsquoest lrsquoensemble des

conseacutequences qursquoil faut preacutevoir Ainsi srsquoinstaure un calcul ougrave la quantiteacute de plaisir se voit

compareacutee agrave la quantiteacute de douleur une supeacuterioriteacute de bien entraicircnera lrsquoaction mecircme srsquoil y a

de la douleur sur le chemin Crsquoest le plaisir qui reste rechercheacute agrave la fin Par lagrave Eacutepicure donne

agrave son heacutedonisme une nouvelle dimension en nrsquoidentifiant pas le plaisir comme souverain bien

au plaisir singulier Il eacutetablit deux niveaux de consideacuteration qui font que le second ne recoupe

pas totalement par le premier et mecircme qursquoil le limite aux conditions de reacutealisation du

souverain bien

Crsquoest chez Philodegraveme que lrsquoon trouve sans doute cet eacutequilibre formuleacute dans un

principe clairement eacutenonceacute

περιγίνεται γὰρ ἐκ τῶν γνώσεων τούτων τό τε μηθὲν διώκειν ὃ μὴ

πέφυκεν ἀλγηδόνα περιαιρεῖν [hellip] μήτε φεύγειν ὃ μὴ κωλύει τὴν ἡδονὴν

ἔχειν

Ces connaissances [sur le plaisir et la douleur] ont en effet pour reacutesultat

drsquointerdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun [bien] qui ne soit pas par nature

agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon en rejette aucun qui nrsquoem-

pecircche pas drsquoavoir du plaisir167

Le philosophe pose ici deux bornes agrave la poursuite du deacutesir celui-ci doit supprimer la douleur

etou donner du plaisir Ces deux jalons forment un terrain entre la non-souffrance et le plaisir

166Ibid

167PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit col IV p 85-100 trad frDaniel Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564

77

qui constitue le domaine de la poursuite du deacutesir Crsquoest donc les conditions de minimiser le

deacuteplaisir et de maximiser le plaisir ndash et qui ne sont pas forceacutement correacuteleacutees ndash qui constituent le

critegravere de choix drsquoun deacutesir

c) La raison dans le choix

En tout cas la theacuteorie informe la pratique nous en donne une ideacutee mais ne la reacutealise

pas mecircme ce principe de Philodegraveme le plus clair en matiegravere drsquoaction demeure inopeacuterant srsquoil

nrsquoest pas rapporteacute agrave la situation preacutesente Seule la raison peut mettre en œuvre la theacuteorie

rapporter agrave elle la deacutecision et lrsquoaction afin drsquoy faire correspondre au choix particulier Crsquoest

elle qui reacutealise le calcul laquo agrave chaque fois raquo comme le dit la sentence 71

Πρὸς πάσας τὰς ἐπιθυμίας προσακτέον τὸ ἐπερώτημα τοῦτοmiddot τί μοι

γενήσεται ἂν τελεσθῇ τὸ κατὰ ἐπιθυμίαν ἐπιζητούμενον καὶ τί ἐὰν μὴ

τελεσθῇ

Agrave tous les deacutesirs il faut appliquer la question que voici que mrsquoarrivera-t-il

si la chose qui est poursuivie par ce deacutesir srsquoaccomplit et qursquoarrivera-t-il si

elle ne srsquoaccomplit pas 168

La question de la satisfaction ou non ndash que la classification prend partiellement en charge ndash et

celle des dangers encourus ou de leur absence doit preacuteceacuteder lrsquoaction La reacuteflexion sur les

conseacutequences plaisir ou douleur participe du calcul qui doit nous deacutecider agrave choisir ou agrave

refuser Mais crsquoest aussi par le raisonnement que lrsquoon affermit lrsquoacceptation des reacutesultats

Οὐ βιαστέον τὴν φύσιν ἀλλὰ πειστέονmiddot πείσομεν δὲ τὰς ἀναγκαίας

ἐπιθυμίας ἐκπληροῦντες τάς τε φυσικὰς ἂν μὴ βλάπτωσι τὰς δὲ

βλαβερὰς πικρῶς ἐλέγχοντες

Il ne faut pas faire violence agrave la nature il faut la persuader Nous la per-

suaderons en assouvissant les deacutesirs neacutecessaires et aussi les naturels

srsquoils ne sont pas nuisibles et en mettant agrave rude eacutepreuve les nuisibles169

Le rapport au deacutesir est tout impreacutegneacute de raison le refus de la violence le recours au discours

(πειστέον) agrave lrsquoacceptation des bons et la reacutefutation des mauvais (ἐλέγχοντες) Notons que

lrsquoon voit se dessiner ici une typologie du deacutesir nouvelle qui nrsquoest pas reacuteductible agrave celle que

168EacutePICURE Sentence Vaticane 71 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 547

169EacutePICURE Sentence Vaticane 21 in Id p 44978

nous avons eacutetudieacutee les deacutesirs beacuteneacutefiques et les deacutesirs nuisibles Elle constitue la distinction

qui inteacuteresse directement lrsquoaction mais qui a besoin pour avoir un reacuteel contenu de srsquoappuyer

sur la phusiologia la theacuteorie geacuteneacuterale notamment sur la classification des deacutesirs pour

comprendre les causes de ce qui est beacuteneacutefique et de ce qui est nuisible tout en ajoutant la

consideacuteration concregravete du cas particulier Par ailleurs cette sentence par son exergue

frappante semble ecirctre lrsquoeacutecho inverseacute drsquoun passage du Phegravedre de Platon Socrate brosse agrave

Phegravedre la meacutetaphore du cocher et des deux chevaux repreacutesentant les trois parties de lrsquoacircme

apregraves une description tregraves neacutegative du coursier des ἐπιθυμῖαι qui incarne la bestialiteacute (253-

e) il peint en 254 e la reacuteaction du cocher face agrave lrsquoincartade de sa monture

ἔτι μᾶλλον τοῦ ὑβριστοῦ ἵππου ἐκ τῶν ὀδόντων βίᾳ ὀπίσω σπάσας τὸν

χαλινόν τήν τε κακηγόρον γλῶτταν καὶ τὰς γνάθους καθῄμαξεν καὶ τὰ

σκέλη τε καὶ τὰ ἰσχία πρὸς τὴν γῆν ἐρείσας ὀδύναις ἔδωκεν Ὅταν δὲ

ταὐτὸν πολλάκις πάσχων ὁ πονηρὸς τῆς ὕβρεως λήξῃ

[Le cocher] retire avec plus de violence que jamais le frein entre les dents

du coursier rebelle ensanglante sa bouche et sa langue insolente et

meurtrissant contre terre les jambes et les cuisses de lanimal fougueux il

le dompte par la douleur Lorsquagrave force dendurer les mecircmes souffrances

le meacutechant renonce agrave la deacutemesure 170

Lrsquousage de la violence caracteacuterise ce passage lrsquoanimal nrsquoest pas tant maicirctriseacute que rosseacute Crsquoest

par la meacutethode forte qursquoon lui fait passer ses envies et non par la raison Cette image platoni-

cienne semble prescrire la meacutethode forte agrave lrsquoendroit des deacutesirs Si crsquoest la raison qui les regravegle

au contraire chez Eacutepicure crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils sont compris comme tout agrave fait com-

patibles avec la raison

Ainsi le choix et le rejet est un thegraveme eacutepicurien qui expose le critegravere et lrsquooutil de la

deacutecision de reacutealiser ou non un deacutesir Le critegravere est le plaisir en tant que souverain bien eacutetendu

dans le temps ce qui neacutecessite de faire un calcul rationnel entre les peines et les plaisirs pour

savoir lequel des deux est en plus grande quantiteacute dans la reacutealisation de cet eacutelan

La classification est un cadre preacutealable elle est lieacutee agrave la theacuteorie du plaisir car elle permet de

penser si les deacutesirs peuvent contenir du plaisir en eux mecircme par leur naturaliteacute et srsquoils

contiennent de la douleur srsquoils ne sont pas reacutealiseacutes par leur neacutecessiteacute Mais on le voit elle ne

170PLATON Phegravedre in Œuvres de Platon V Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI254 e p 67 traduction modifieacutee

79

suffit pour prendre la deacutecision elle peut aider en entrant en compte dans le calcul mais ne

prend pas en compte toutes les douleurs des conseacutequences ni le cas particulier Crsquoest lrsquoœuvre

de la raison que de rapporter la theacuteorie agrave la pratique et de deacuteterminer effectivement le

beacuteneacutefice ou la nuisance drsquoun deacutesir soit le plaisir ou la douleur qursquoon obtiendra agrave la satisfaire

Le critegravere et la fin drsquoun deacutesir est donc le plaisir Mais en quoi consiste vraiment ce

plaisir qui est viseacute

80

Chapitre 7 ndash Du plaisir eacutepicurien

Dans de nombreux systegravemes philosophiques le plus difficile agrave saisir nrsquoest pas tant

quelle est la clef de voucircte que ce en quoi elle consiste Crsquoest elle qui contient les forces

contraires et par lagrave mecircme permet la stabiliteacute de lrsquoeacutedifice de penseacutee Le plaisir chez Eacutepicure ne

fait pas exception nommeacutement deacutesigneacute comme le souverain bien deacutecrit dans ses

composantes il nrsquoen fait pas moins lrsquoobjet de deacutebats et drsquointerpreacutetations diverses entre les

commentateurs Entre uniteacute et multipliciteacute le plaisir et tous ses aspects sont en effet

complexes agrave saisir et agrave agencer tous ensemble

Crsquoest en tant qursquoil est le but unique du deacutesir que le plaisir nous inteacuteresse Deacutesirer

crsquoest vouloir un plaisir mais en quoi ce plaisir consiste-t-il Preacuteciser la destination du deacutesir

crsquoest redessiner ce que nous savons de cet affect vers une orientation particuliegravere Cependant

nous ne pouvons donner en quelques pages une solution agrave un problegraveme aussi vaste que la

consistance du plaisir chez Eacutepicure mais nous voudrions neacuteanmoins tirer les leccedilons de nos

recherches sur le deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme et mettre agrave lrsquohonneur les propositions qui nous

paraissent agrave cet eacutegard les plus inteacuteressantes

Une question meacuterite pour nous drsquoecirctre lieacutee agrave lrsquoeacutetude du deacutesir le plaisir est-il

simplement neacutegatif ou positif Autrement dit consiste-t-il en une absence de douleur ou une

preacutesence en sus drsquoun plaisir qui ne srsquoy reacuteduit pas La connotation positive ou neacutegative du

deacutesir nous semble deacuteterminante pour comprendre quelle valeur le deacutesir aspire agrave reacutealiser

a) Le plaisir en neacutegatif

Pour savoir ce qursquoest le plaisir chez Eacutepicure on peut commencer par savoir ce qursquoil

nrsquoest pas Il nrsquoest eacutevidemment pas un plaisir illimiteacute agrave lrsquoinstar des deacutesirs chez Eacutepicure ndash et

crsquoest drsquoautant plus valable pour le souverain bien ndash il tire sa nature de sa limite Ce nrsquoest pas

dire qursquoil nrsquoy a pas de plaisir dans lrsquoexcegraves on peut eacuteprouver un plaisir qui ne soit pas rattacheacute

agrave une borne tout comme on eacuteprouve des deacutesirs illimiteacutes Crsquoest pour cela qursquoEacutepicure dans la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee en posant le plaisir comme souverain bien se doit de critiquer les plaisirs

sans limites preacuteeacutetablies des deacutebaucheacutes

81

ὄταν οὗν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς

καὶ τὰς τῶν ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ

οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν

κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήνmiddot

Ainsi quand nous disons que le plaisir est la fin ce ne sont pas les plaisirs

des libertins (ἀσώτοι) et de ceux qui vivent dans la jouissance dont nous

disons qursquoils sont le fondement (κειμέναι) comme certains le croient

parce qursquoils ne savent pas et nrsquoen conviennent pas ou bien parce qursquoils

lrsquoacceptent mal mais lrsquoabsence de douleur dans le corps et de deacutesordre

dans lrsquoacircme171

La doctrine du Jardin marque ici clairement son refus drsquoecirctre assimileacute agrave un heacutedonisme sans

mesure en rappelant la distinction des deux niveaux de plaisirs qui ordonne le calcul tout

plaisir est isoleacutement un bien mais il est pris dans une continuiteacute de vie qui fait qursquoil peut ecirctre

encadreacute par un mal plus grand Or crsquoest dans ces plaisirs que vivent les deacutebaucheacutes en ignorant

que la souffrance tient agrave un eacutetat de deacuteseacutequilibre bien que celui-ci soit ponctueacute de plaisirs

Eacutepicure pour sa part en eacuterigeant le plaisir comme souverain bien en modifie la

compreacutehension puisqursquoil est doreacutenavant saisi sur le long temps celui de la vie humaine Il

nrsquoest degraves lors plus question de regarder comme le faisait Aristippe de Cyregravene des plaisirs

isoleacutes drsquoautres plaisirs et surtout des peines Le philosophe du Jardin condamne chez les

deacutebaucheacutes cette poursuite du plaisir qui ne prend pas en compte la minimisation de la

souffrance Par cette position les eacutepicuriens nous indiquent clairement que le plaisir doit ecirctre

compris dans son rapport agrave la douleur En effet dans ce passage de la Lettre lrsquoabsence de

douleur dans le corps (ou aponie) et de trouble dans lrsquoacircme (ou ataraxie) srsquoopposent agrave la

deacutebauche dans la construction drsquoun plaisir eacutepicurien Par lagrave cet heacutedonisme particulier cherche

agrave infirmer le soupccedilon drsquoillimitation qui pegravese sur toute penseacutee placcedilant au sommet des valeurs le

plaisir

Cependant cela suffit-il agrave affirmer que laquo le bien est drsquoessence neacutegative raquo 172 De fait

lrsquoabsence de douleur totale a souvent eacuteteacute comprise comme eacutetant le plaisir ce qui nrsquoa pas

manqueacute de faire reacuteagir degraves lrsquoAntiquiteacute en peignant le plaisir drsquoEacutepicure comme eacutegal agrave lrsquoeacutetat

drsquoun cadavre Mais une phrase nous retient drsquoaller dans ce sens agrave savoir celle de Philodegraveme

171EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 131 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p76-77

172M CONCHE Lettres et maximes op cit p 7082

sur les choix et les rejets que nous avons citeacutee tantocirct173 En effet dans le systegraveme de deacutecision

il pose deux jalons qui autorisent la poursuite drsquoun deacutesir le premier correspondant agrave la

suppression de la douleur et le second agrave lrsquoacquisition drsquoun plaisir Ce deacutedoublement signale

pour nous que ces deux donneacutees ne sont pas eacutequivalentes nous deacuteduisons alors que le plaisir

ne se reacuteduit pas agrave lrsquoabsence de douleur pour Eacutepicure Degraves lors le plaisir aurait une reacuteelle

positiviteacute Deacutejagrave Jean Bollack affirmait dans son commentaire laquo il y a entre la preacutesence du

plaisir et lrsquoabsence de douleur le mecircme eacutecart qursquoentre lrsquoabsence de douleur et la douleur raquo174

Mais puisque nous affirmons que le plaisir ne srsquoidentifie pas agrave lrsquoaponie et lrsquoataraxie tout en

ne pouvant srsquoaffranchir drsquoeux ndash sinon ce serait le plaisir des deacutebaucheacutes ndash quel rapport exact

entretiennent plaisir et absence de douleur

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

Revenons agrave ce paragraphe 131 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La traduction de Jean Bollack

fait bien ressortir le lien entre les deux affections En effet alors que nombre de traductions

pensent que le deacutebut de la phrase ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν le plaisir est le but se voit

expliciteacute par la fin qui preacutesenterait son contenu comme suppression de la douleur dans le

corps et de trouble dans lrsquoacircme lrsquohermeacuteneute lillois voit dans le mot κειμέναι une charniegravere

qui interdit la correspondance veacuteritable entre les deux termes Plutocirct que de le rapporter aux

plaisirs qui reacutesideraient dans la jouissance (en enlevant ainsi le second τῶν qui introduisait

une deuxiegraveme cateacutegorie de personnes) M Bollack le pense comme un attribut du sujet

drsquoἡδοναῖ plaisirs175 Ainsi Eacutepicure nrsquoaffirme pas simplement ne pas vouloir renvoyer aux

plaisirs des deacutebaucheacutes en parlant du souverain bien mais pose que ces plaisirs-lagrave ne sont pas

le fondement du souverain bien Les plaisirs sans limitation parce qursquoils sont contraires agrave

lrsquoataraxie et agrave lrsquoaponie ne peuvent ecirctre agrave la base du souverain bien Crsquoest dire en creux que

lrsquoabsence de douleur constitue de faccedilon neacutecessaire le plaisir en tant que souverain bien ce qui

ne signifie pas pour autant de faccedilon suffisante

Or plusieurs indices nous poussent agrave consideacuterer qursquoataraxie et aponie sont insuffisantes dans

la constitution du plaisir La simple assignation de lrsquoabsence de douleur au fondement du

173Voir supra p 74

174J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 54-55

175Pour lrsquoexplication deacutetailleacutee voir Id p 127 583

plaisir nous semble une preacutecision qui laisse alors toute sa place agrave un plaisir positif lequel

donc ne se reacuteduit pas agrave son fondement En effet lrsquoabsence de douleur si elle fonde le

souverain bien nrsquoa pas agrave voir avec le plaisir hellip comme bien en soi isoleacute Crsquoest sans doute la

difficulteacute agrave saisir cette multipliciteacute du plaisir qui amegravene agrave des confusions Sous le nom de

plaisir se cache agrave la fois le bien isoleacute vers lequel nous tendons naturellement et le souverain

bien qui neacutecessite lui lrsquoinformation par la raison la connaissance de la phusiologia et son

application dans les sensations Le premier est une consideacuteration temporellement limiteacutee agrave une

action preacutecise lrsquoautre prend en charge la vie dans son entiegravereteacute temporelle entre autres

Aponie et ataraxie nrsquoont pas le mecircme rapport agrave ces deux acceptions du plaisir Nous venons

de le dire elles sont neacutecessaires au souverain bien mais les plaisirs isoleacutes existent

indeacutependamment drsquoelles La force de la penseacutee drsquoEacutepicure est de parvenir agrave combiner ces deux

faits lrsquoeacutethique du Jardin cherche les plaisirs comme bien en soi qui constituent la positiviteacute

du souverain bien tout en refusant ceux qui deacutetruiraient le souverain bien dans son extension

en apportant plus de souffrance que drsquoagreacuteable

Crsquoest agrave la lueur de cette exigence que nous comprenons plus avant la maxime de

Philodegraveme176 Elle place une deacutefinition en neacutegatif du souverain bien ndash lrsquoabsence de souffrance

ndash et une autre en positif ndash les plaisirs eux-mecircmes ndash la premiegravere limite la seconde mais la

seconde ne srsquoy reacuteduit pas Cette limite doit ecirctre penseacutee agrave lrsquoinstar de celle qui structure

exteacuterieurement les deacutesirs elle peut certes ecirctre deacutepasseacutee mais lrsquoaffect se verra alors deacutenatureacute

Non seulement il ne pourra pas produire de satisfaction assureacutee mais il amegravenera des dangers

Au contraire le respect de la limite lui donnera une nature crsquoest-agrave-dire un champ drsquoextension

bien deacutelimiteacute mais qui lui est propre Affirmer la neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur crsquoest poser

les bornes exteacuterieures du plaisir mais lrsquohabitation en positif du champ ainsi deacutelimiteacute est le fait

de plaisirs indeacutependants drsquoelle

Finalement cette neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur pour atteindre le plaisir en tant que

souverain bien nous paraicirct plutocirct un garde-fou pour des plaisirs isoleacutes que son ecirctre mecircme On

peut dire qursquoelle protegravege le plaisir comme souverain bien des deacutebordements ou des

conseacutequences facirccheuses des plaisirs isoleacutes Cette positiviteacute nous semble drsquoailleurs expliquer le

non-refus de la magnificence exposeacute au paragraphe 130 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee autant qursquoelle

ne ramegravene pas agrave la douleur ni agrave la deacutependance177

176Citeacutee supra p 7484

Atteindre le souverain bien constitue la perfection Rappelons que crsquoest le travail de la

raison qui permet de constituer le souverain bien en pensant sa deacutelimitation neacutegative Mais il

le fait aussi en positif en reacutealisant le souverain bien par lrsquousage du plaisir comme le nommait

Jean Bollack178 crsquoest-agrave-dire par lrsquoactualisation du plaisir mecircme lorsqursquoun plaisir comme bien

isoleacute nrsquoest plus preacutesent en positif La perfection nous lrsquoavons vu179 consiste en un

comblement atomique du corps soit agrave sa reacutepleacutetion jusqursquoagrave la limite Nous voudrions preacuteciser

agrave la lueur du double jalon poseacute par Philodegraveme en quoi peut consister plus preacuteciseacutement cette

borne Nous pensons que la perfection en tant que satisfaction complegravete du corps est due aux

plaisirs positifs qui remplissent atomiquement jusqursquoaux deacutelimitations du corps Lrsquoabsence de

douleur qui fonde cet eacutetat ne deacutenote pas une suppression totale du manque soit un

comblement atomique total du corps mais le retour agrave un seuil de manque non-critique soit

qui nrsquoentraicircne pas la douleur Notre ideacutee est de dire que le manque nrsquoest douloureux qursquoagrave

partir drsquoun certain niveau et non degraves qursquoil manque un atome au corps Ainsi les deacutesirs

naturels et neacutecessaires ont pour but de revenir agrave un seuil non-douloureux de manque ce qui ne

les empecircche pas par ailleurs de combler totalement le corps Mais les deacutesirs naturels mais

non-neacutecessaires ne ramegravenent pas agrave la douleur parce qursquoils naissent dans cet espace

intermeacutediaire entre la douleur et le plaisir pour nous rapprocher de ce-dernier et que leur

abandon ne constitue alors pas de douleur

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques

Nous voudrions pour finir esquisser un rapprochement entre ce deacutedoublement du

plaisir dans son fondement de plaisir neacutegatif et plaisir positif et le deacutebat entre plaisir cineacutetique

et plaisir catasteacutematique Nous nous interrogeons pour savoir si les deux eacutetats se

correspondent si le plaisir cineacutetique deacutesignerait un plaisir positif et le catasteacutematique

177Καὶ τὴν αὑτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα ἀλλrsquoὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδισταπολυτελείας ἀπολαύσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοιlaquo Et nous croyons que le contentement(αὐτάρκεια) est un grand bien non pour que nous fassions usage du peu drsquoune faccedilongeacuteneacuterale mais afin que nous fassions usage du peu si nous nrsquoavons pas lrsquoabondancepersuadeacutes veacuteritablement que jouissent de la magnificence avec plus de plaisir ceuxqui en manquent le moins raquo EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 130 in Id p 74-75

178J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 119 En commentant la fin du sect 128 de laLettre agrave Meacuteneacuteceacutee il distingue le besoin de lrsquousage et choisit pour le mot χρεία le sensdrsquousage comprenant ainsi qursquoEacutepicure theacuteorise un usage du plaisir voir supra p 26

179Voir supra p 22 sq85

lrsquoabsence de douleur En effet puisque nous affirmons la positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

nous obtenons trois eacutetats possibles la douleur lrsquoabsence de douleur la preacutesence de plaisir

comme chez les Cyreacutenaiumlques180 Sauf qursquoeux ne reconnaissent pas lrsquoeacutetat intermeacutediaire comme

le fondement du plaisir positif mais comme absolument neutre ce qui ne lui confegravere aucun

lien avec le plaisir Plaisir catasteacutematique et plaisir cineacutetique seraient-ils des avatars de

lrsquoabsence de douleur fondatrice du plaisir et plaisir positif Il se peut que ce rapprochement

nrsquoait pas lieu drsquoecirctre nous posons simplement la question Nous nrsquoirons pas plus loin car les

deacutebats entre plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques meacuteriteraient un travail complet agrave eux seuls

la controverse de longue date oppose Cyreacutenaiumlques et Eacutepicuriens dans la doxographie depuis

lrsquoAntiquiteacute Il est difficile de deacutemecircler la signification de ces termes et lrsquoapport de chacune des

deux doctrines dans ces deacutebats ainsi que les deacuteformations auxquelles la deacutebat doxographique

a donneacute lieu Nous pointons seulement qursquoil faudrait examiner lrsquoideacutee qui consisterait agrave

rapprocher plaisir catasteacutematique et absence de douleur et plaisir cineacutetique et plaisir comme

bien en soi chez Eacutepicure

Au terme de notre eacutetude du deacutesir nous pensons que le plaisir chez Eacutepicure nrsquoest pas

drsquoessence neacutegative Il se fonde certes sur quelque chose de neacutegatif lrsquoabsence de douleur mais

cette neacutegation constitue pour nous une limite qui encadre les plaisirs positifs Cette deacutefinition

du plaisir rend possible la transformation des plaisirs comme biens isoleacutes en plaisir comme

bien eacutetendu autrement dit comme souverain bien Cette transformation change la temporaliteacute

de sa valeur on ne regarde plus le plaisir ou deacuteplaisir immeacutediat la conseacutequence prochaine de

lrsquoaction mais agrave lrsquoeacutechelle de la vie authentiquement humaine sur une dureacutee plus longue Telle

est ce qui fait la vie entiegravere ὁ ὅλος βίος la perfection que vise Eacutepicure Cette entiegravereteacute ne se

joue pas qursquoagrave lrsquoeacutechelle du temps elle se trouve aussi agrave lrsquoeacutechelle humaine puisqursquoelle reacutealise

la perfection de la vie organique agrave lrsquoaide de la raison En effet si les plaisirs isoleacutes deacutenotent la

perfection atomique du corps la raison les peacuterennise en srsquoappropriant cet eacutetat positif en

lrsquoactualisant tout au long du temps et reacutealise ainsi lrsquousage du plaisir dont parlait Jean Bollack

Par cette positiviteacute du plaisir nous pensons que seuls les plaisirs positifs provoquent la

perfection atomique du corps lrsquoabsence de douleur elle ramegravene simplement le manque agrave un

180Voir EUSEgraveBE DE CEacuteSAREacuteE Preacutepartaion eacutevangeacutelique XIV 18 746 b citeacute dans EMANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill 1961 p47 fr 201 pour une traduction franccedilaise des fragments sur Aristippe voir M ONFRAY

(eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise2006

86

seuil non-douloureux car non-critique Les deacutesirs visent donc le plaisir soit en reacuteduisant le

manque atomique de sorte agrave ce qursquoil soit indolore ndash permettant ainsi au plaisir de devenir

possible ndash soit en comblant tout agrave fait le corps les deux nrsquoeacutetant pas exclusifs

87

Conclusion geacuteneacuterale

Agrave lrsquoheure du bilan nous voudrions revenir sur les ideacutees meacutethodologiques qui nous ont

servi de guide pour notre analyse Nous avons appris lrsquoimportance de laisser parler le texte

afin drsquoeacuteviter agrave la fois de faire des raccourcis dans la penseacutee et de projeter nos cateacutegories

modernes sur lui Pour ce faire il faut accorder autant drsquoimportance agrave lrsquoeacutenonceacute qursquoagrave

lrsquoeacutenonciation drsquoun ouvrage181 mieux le resituer dans son contexte et limiter ainsi de maniegravere

pertinente les possibiliteacutes drsquointerpreacutetations Crsquoest en suivant ces principes que nous sommes

parvenus aux conclusions suivantes

Dans la doctrine eacutepicurienne la raison nous met en contact avec la reacutealiteacute et en tire le

discours de la phusiologia ou science de la nature des choses Crsquoest dans ce cadre qursquoEacutepicure

pense lrsquohumain et ses affects parmi lesquels le deacutesir Le deacutesir participe de la nature humaine

puisqursquoil est lrsquoeacutelan qui deacutenote un manque de matiegravere ndash laquelle est rappelons-le le tout de la

reacutealiteacute ndash et pousse agrave le combler supprimant ainsi la douleur provoquant ainsi le plaisir

Lrsquoeacutepicurisme ne comprend pas cet affect pourtant symptocircme du manque comme un signe de

deacutefaillance de la nature humaine puisque crsquoest sans jugement de valeur que cette-derniegravere est

comprise ndash comme tout ce qui est consideacutereacute comme reacuteel drsquoailleurs ndash Au contraire le deacutesir

accomplit la perfection de notre nature nous rendant ainsi semblable aux dieux par le

comblement qursquoil incite il megravene lrsquohumain agrave la perfection physique reacutealisant ainsi

lrsquoincorruptibiliteacute divine mecircme si crsquoest le temps drsquoune vie borneacutee par la mort par ce qursquoil

vise il donne accegraves au souverain bien le plaisir rendant lrsquohumain bienheureux sur le modegravele

du dieu Comme nous lrsquoavons vu le sage est si semblable aux dieux que les eacutepicuriens se sont

demandeacute si les dieux reacutealisaient les mecircmes actions de reacutegeacuteneacuteration atomique que celles que

font les hommes pour parvenir agrave la vie totale

Ougrave que se termine lrsquoanalogie entre lrsquoecirctre humain parfait et le dieu on ne peut que

conclure pour lrsquohumain agrave la positiviteacute du deacutesir autant dans le sens de reacutealiteacute que de

valorisation en bien en teacutemoigne le choix mecircme drsquoἐπιθυμία comme terme geacuteneacuterique pour

deacutesigner le deacutesir qui srsquoaffirme en srsquoaffranchissant des connotations neacutegatives preacuteceacutedentes Sa

valeur positive est non seulement comme celle de toute chose existante due agrave sa preacutesence

181Sur le rapport entre eacutenonceacute et eacutenonciation voir P VESPERINI La philosophia et sespratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit p 17

88

mais surtout agrave son caractegravere beacuteneacutefique lorsqursquoil est bien compris et deacutefini La description du

fonctionnement physique du deacutesir-type permet de deacutelimiter une eacutetendue naturelle du deacutesir qui

va du manque atomique ndash douloureux ou non ndash agrave lrsquoabsence de souffrance ou mecircme jusqursquoau

le plaisir plein autrement dit la perfection

Encore faut-il ajouter agrave ce meacutecanisme global la structure inteacuterieure du deacutesir par deux

oppositions celle du naturel ou du vain drsquoune part celle du neacutecessaire et du non-neacutecessaire

drsquoautre part La premiegravere permet de penser la preacutesence ou non du deacutesir dans son champ

naturel autrement dit de juger de faccedilon absolue de lrsquoexistence ou non du lien entre la nature

humaine et celle de lrsquoobjet drsquoun deacutesir en effet des deacutesirs peuvent naicirctre en lrsquohomme qui

nrsquoont pas de rapport avec le corps humain Ces deacutesirs non-naturels encore appeleacutes vides ou

vains sont le fruit de sensations mal informeacutees qui issus de la capaciteacute de deacutemultiplication de

lrsquoacircme par lrsquoabsence drsquointeacutegration du savoir sur la nature des choses outrepassent les limites

naturelles Ils lancent alors lrsquoindividu dans une recherche de satisfaction sans fin et sans fond

transformant ainsi en laquo racine de tous les maux raquo182 comme le fit graver Diogegravene drsquoOinoanda

lrsquoaffect qui devait conduire au seul bien Ce nrsquoest cependant pas ici le deacutesir en tant que tel qui

est remis en cause mais bien son deacutevoiement ducirc agrave lrsquoabsence de raison et de savoir sur la

nature du deacutesir Cette connaissance nous apprend que seuls les deacutesirs ayant rapport avec notre

nature dits naturels sont dignes drsquoecirctre examineacutes La seconde opposition entre le neacutecessaire et

le non-neacutecessaire permet drsquoenvisager la preacutesence de la douleur dans lrsquoabandon de la poursuite

du deacutesir effective dans les deacutesirs neacutecessaires nulle pour les autres Ce nrsquoest cependant pas

elle qui prend en compte les autres douleurs notamment dans les conseacutequences deacuteplaisantes

de la poursuite du deacutesir Cette opposition-lagrave ne touche pas agrave lrsquoessence des ecirctres comme la

preacuteceacutedente puisque des consideacuterations de circonstances interviennent aussi dans la neacutecessiteacute

Cette structure interne du champ des deacutesirs en tant qursquoelle appartient au discours

qursquoest la phusiologia demeure une abstraction qui permet de penser les deacutesirs eacuteprouveacutes par

les hommes mais elle nrsquoest pas assez concregravete pour lrsquoaction elle demeure un arriegravere-plan

theacuteorique dans le cadre duquel la deacutecision et lrsquoaction de poursuite ou de rejet drsquoun deacutesir va se

former La ceacutelegravebre tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure a certes un rapport avec lrsquoaction mais il

est bien plus lointain que lrsquoon ne le pense et son statut de theacuteorie geacuteneacuterale nrsquoautorise pas agrave

exemplifier de maniegravere certaine ni ne suffit agrave deacutecider dans les cas particuliers Le veacuteritable

182DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

89

principe directeur de lrsquoaction consiste agrave laquo interdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun bien qui ne

soit pas par nature agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon rejette aucun qui nrsquoempecircche

pas drsquoavoir du plaisir raquo183 Crsquoest donc la suppression de la douleur et la preacutesence de plaisir

toutes deux effectives qui constituent les deux motivations valables pour poursuivre un deacutesir

Cela neacutecessite lrsquoapplication de la raison au cas concret agrave lrsquoobjet particulier agrave la situation

donneacutee agrave lrsquoeacutetat actuel du corps singulier Bien eacutevidemment ces choix et rejets selon la raison

pratique peuvent ecirctre rapporteacutes au cadre theacuteorique qui les comprend sans que celui-ci suffise

pour lrsquoaction Pour Eacutepicure le traitement des deacutesirs consiste donc dans le travail de la raison

sur un deacutesir afin drsquoen deacuteterminer les beacuteneacutefices et les nuisances au regard du plaisir et de la

douleur

Ce qui informe communeacutement la penseacutee et lrsquoaction du deacutesir crsquoest la penseacutee du plaisir

En tant que souverain bien le plaisir est au centre de la penseacutee eacutepicurienne et reacutegit le champ

de lrsquoaction morale Nous deacutefendons lrsquoideacutee que le plaisir est positif et que srsquoil se fonde certes

sur la suppression de la douleur ndash ce qui ne nous semble pas ecirctre le stade de la perfection mais

le retour au seuil non-critique de manque ndash il neacutecessite une matiegravere positive des plaisirs

pleins de cet eacuteleacutement positif naicirct la perfection atomique et la penseacutee srsquoempare de cet eacutetat

afin de reacutealiser la vie totale la vie bienheureuse dans lrsquoeacutegaliteacute aux dieux

Le maicirctre du Jardin par sa penseacutee du deacutesir peut ainsi transformer la formule drsquoun

maicirctre de poeacutesie

Borneacute dans sa nature et borneacute dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu sur terre et y vit fort heureux

183PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets trad fr Daniel Delattre in D DELATTRE

et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens opcit p 56490

Table des annexes

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination 92

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 2094

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI97

91

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination

La sentence vaticane 63 fait lrsquoobjet de trois lectures et deux interpreacutetations diffeacuterentes celle de Jean Bollack qui laisse le texte tel qursquoon

le lit dans le manuscrit celle que reprend Jean Salem agrave Peter Von der Muumlhll et celle drsquoHermann Usener propositions dont le sens revient agrave peu

pregraves au mecircme Cette diffeacuterence tient agrave ce que lrsquounique manuscrit le codex Vaticanus Graeligcus 1950 livre un texte qui peut sembler deacuteroutant

certains eacutediteurs du texte ont donc preacutefeacutereacute le modifier afin drsquoen tirer un sens a priori plus satisfaisant

Jean Bollack184 Hermann Usener185 Peter Von der Muumlhll186 (reprise par Jean Salem)

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθάριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πάσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λιτότητι μεθόριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθαριότης ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

laquo Il reste clair mecircme dans cette preacutecision

qui si lrsquoon nrsquoy prend garde megravene agrave peu

pregraves agrave la situation de celui qui se perd

dans lrsquoindeacutetermination raquo

laquo Il existe aussi une limite dans la simplici-

teacute et celui qui ne la considegravere pas se re-

trouve presque comme dans la situation

de celui qui se perd par lrsquoillimitation raquo

laquo Il y a mecircme dans la restriction une me-

sure celui qui nrsquoen tient pas compte se

trouve agrave peu pregraves dans la situation de celui

qui srsquoeacutegare par manque de limitation raquo187

En effet si la tradition manuscrite semble claire les mots qursquoelle transmet le sont beaucoup moins Crsquoest en tentant de trouver un sens que les

eacutediteurs Hermann Usener le premier ont chercheacute agrave modifier le texte En effet la phrase ne preacutesente pas de sujet et le sens courant des mots ne

184EacutePICURE Sentence Vaticane 63 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975p 535-536

185Id in K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr Klassiche Philologie no 10 1888 p 175-201 p196 traduction personnelle

186Id in P VON DER MUEumlHLL Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et Leipzig Teubner 1922 p 67

187J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 94-95 Texte grec citeacute note 1 p 9592

creacutee pas de signification satisfaisante par rapport agrave ce qui eacutetait attendu de lrsquoeacutepicurisme La retouche drsquoUsener concerne deux mots il donne un

sujet (μεθόριος la limite) et remanie le compleacutement de λεπτότητι (finesse) en λιτότητι (simpliciteacute) celle de Von der Muumlhll agrave sa suite est plus

leacutegegravere puisqursquoil propose simplement de transformer lrsquoadjectif καθάριος (pur net) en substantif καθαριότης (frugaliteacute) ce qui agrave par lagrave mecircme

lrsquoavantage de donner un sujet exprimeacute de la phrase Dans les deux cas on retrouve un sens moral ougrave lrsquoexcegraves et lrsquoasceacutetisme sont condamneacutes drsquoun

mecircme geste

Jean Bollack parvient agrave eacutetablir un sens sans retouche agrave partir de sens moins communs des mots preacutecision pour λεπτότης et preacutefegravere

indeacutetermination agrave illimitation pour ἀοριστία Il prend aussi le parti de poser que le sujet nrsquoest pas exprimeacute et que καθάριος est un adjectif qui y

renvoie Crsquoest alors la preacutecision et non la simpliciteacute qui est viseacutee et son pendant nrsquoest plus lrsquoillimitation mais lrsquoindeacutetermination le texte prend

alors le sens de la juste distance qursquoil faut tenir dans la preacutecision du savoir

Pour notre part nous preacutefeacuterons la version avec le moins drsquointervention qui donne donc un sens eacutepisteacutemique et non moral agrave cette sentence

Cependant nous espeacuterons avoir exposeacute les faits de sorte que chacun puisse se faire son avis judicent lectores

93

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 20

Les maxime 29 et sentence 20 sont geacuteneacuteralement consideacutereacutees comme identiques hormis dans lrsquoeacutetablissement du texte de Jean Bollack

qui srsquoen reacutefegravere uniquement aux manuscrits188 Sans ajout par conjoncture on obtient ainsi les deux textes suivants

Maxime 29 Sentence 20

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι

αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ

φυσικαὶ μέν οὐκ ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Φυσικὰς καὶ ἄναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἁλγηδόνας

ἀπολυούσας ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψουςmiddot φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ

τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ

ἄλγημα ὡς πολυτελῆ σιτίαmiddot οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτrsquoἀναγκαίας ὡς

στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacuteces-

saires les autres ni naturels ni neacutecessaires mais ad-

viennent en raison de lrsquoopinion vaine

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires

drsquoautres sont naturels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en rai-

son de lrsquoopinion vaine

Eacutepicure considegravere comme naturels et neacutecessaires ceux qui dis-

sipent les douleurs comme la boisson pour la soif naturels mais

non-neacutecessaires ceux qui varient seulement le plaisir sans suppri-

mer la douleur comme des aliments riches ni naturels ni neacuteces-

saires comme les couronnes et les statues que lrsquoon eacuterige

188Nous reprenons lrsquoargumentation que Jean BOLLACK a deacuteveloppeacute dans La penseacutee du plaisir op cit p 347-349 ainsi que sestraductions (p 448 pour la sentence 20)

94

La Maxime 29 a eacuteteacute jugeacutee incomplegravete degraves la Renaissance ougrave Estienne a transformeacute ainsi le texte

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ ltκαὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶgt καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Sous cette forme elle reprenait la tripartition de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee deacutejagrave connue par Diogegravene Laeumlrce Par ailleurs la scolie agrave cette maxime que

nous reproduisons ici189 la reacutepegravete encore une fois en lrsquoillustrant ce qui peut sembler confirmer la preacutesence de la tripartition agrave cet endroit-lagrave La

deacutecouverte en 1888 des Sentences Vaticanes mdash dont certaines reprennent litteacuteralement des Maximes mdash et surtout de la sentence 20 nrsquoa fait que

donner le sentiment de confirmation Lrsquoerreur du copiste qui srsquoest diffuseacutee serait un saut du mecircme au mecircme pheacutenomegravene dans lequel un

morceau de texte est omis agrave cause drsquoune reacutepeacutetition Ici la confusion entre un premier ἀναγκαῖαι et le deuxiegraveme aurait obstrueacute une cateacutegorie de

deacutesir celle des naturels et neacutecessaires

Alors pourquoi porter le doute lagrave ougrave pour une fois la chose semble claire De fait la cause nrsquoest pas sans ombre

Drsquoune part lrsquoexplication drsquoerreur proposeacutee nrsquoest pas tout agrave fait satisfaisante le saut du mecircme au mecircme nrsquoimplique pas neacutecessairement la

disparition du second δέ que lrsquoon trouve dans la sentence avant la cateacutegorie des deacutesirs vains Drsquoautre part aucun manuscrit consulteacute par Jean

Bollack190 ne porte trace de modification sur ce passage alors mecircme que la scolie aurait pu susciter lrsquoattention drsquoun copiste sur une troisiegraveme

cateacutegorie manquante agrave ne pas oublier Enfin la scolie nrsquoest pas forceacutement une simple illustration des cateacutegories eacutenonceacutees dans la maxime mais

un compleacutement un rappel de la vulgate eacutepicurienne qui trouve ici sa meilleure occasion du fait que lrsquoapophtegme en contienne deacutejagrave deux

189Pour la leacutegitimiteacute de la scolie voir supra p 67 sq

190Il les recense et srsquoexplique de ses choix aux pages 1 agrave 13 de son ouvrage95

Ajoutons qursquoavec une maxime eacutepureacutee on obtient une nouvelle signification et non une reacutepeacutetition de la tripartition qui nous semble plus

inteacuteressante laquo le principe de classification loin de reprendre celui de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction

mecircme raquo eacutecrivait Jean Bollack Nous avons essayeacute drsquoexpliquer lrsquointeacuterecirct drsquoune Maxime 29 sans ajout dans notre deacuteveloppement191

Quant agrave la sentence 20 elle est peut-ecirctre deacuteriveacutee de la maxime mais du fait de son apparition plus tardive son contenu fait selon nous plutocirct

signe vers une simplification de la doctrine qui reprend la tripartition pour ses aspects pratiques sans srsquoencombrer de la motivation theacuteorique

drsquoune telle classification

191Voir supra p 4696

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI

Parmi les textes releveacutes par nous pour eacutetudier la notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens il y a un fragment de Philodegraveme de Gadara dans son livre supposeacute

Περὶ αἰρεσεῶν καὶ φυγῶν Des choix et des rejets (connu aussi sous son titre latin De electionibus et fugis ou son titre anglais On choices and avoidances)

Dans cette fin de traiteacute retrouveacute sur le papyrus numeacuteroteacute Pherc ndeg1251 lrsquoauteur semble eacutetablir apregraves ce qui paraicirct ecirctre une partie de la classification

canonique des deacutesirs une liste sur les deacutesirs tout agrave fait nouvelle qui ne serait pas comprise dans la tripartition classique et porterait sur les diverses faccedilons

drsquoecirctre ou causes des deacutesirs Cependant le texte est fragile un peu mysteacuterieux et les restitutions interpreacutetations et traductions divergent sans solution

satisfaisante ce qui rend son utilisation trop deacutelicate pour nous Nous nous proposons de reacutesumer et de critiquer les positions sur diffeacuterents points que nous

avons pu observer Drsquoabord le texte lui-mecircme tel qursquoon le trouve eacutetabli dans lrsquoouvrage de reacutefeacuterence192 avec la traduction franccedilaise de reacutefeacuterence193

ndash ndash ndash αἱ μέν εἰσιν ἀναγ] | καῖα[ι αἱ δrsquo οὐκ ἀναγκαῖαιmiddotαὐτῶν] | δrsquo ἐκε[ίνω]ν [εἰσὶ]ν ἀναγ[καῖαι] | αἱ μ[ὲν πρὸςτὸ ζ]ῆν αἱ δ[ὲ πρὸς] | τὸ ἄγ[ει]ν [ἐν ὑγι]είαι τὸ σῶ[μα] |αἱ δὲ [πρὸς] τὸ μ[α]καρίως [ζῆ]ν κα|τὰ τά[ς γε]δ[ι]α[φ]ερούσας α[ἰ]τίας | οὐδrsquo ἀ[θρό]ον καὶδιαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] ἔφ[αμ]ε[ν] ὧν αἱ μ[ὲ]ν ὡ[ς]δ[ο] | κε[ῖ δε]ινὰς ἐμποιοῦσ[ι]ν κα|ταιγ[ί]δας α[ἱ]δrsquo οὔ καὶ τινὲς | μὲν ἄ[ω]ροι διrsquo ἐλλειμμάτων | γίνονταίτ[ι]νων αἱ δrsquo ἀprimeπrsquo ἐπαι[σθη] | μάτων [τῶ]ν τοῦ χαίρον-τος καὶ | τινὲς μὲν ἀπὸ συνηθειῶν | τινὲς δὲ καὶ χωρὶςτούτων | καὶ τινὲς μὲν ἀφrsquo ἡμῶν καταρ| [ χ]όμ[ε]ναι τινὲςδὲ τῶν ἔξω| [ θεν ὡσπ]ε[ρε]ὶ τρῶσιν ἐργα|σαμέ[νων] ἤτοι

Col VI(1)

(5)

(10)

ltLes deacutesirsgt sont pour partie neacutecessaires et pour partie non-neacutecessairesParmi les premiers ceux qui sont neacutecessaires il y a ceux qui sont neacutecessaires agrave lavie ceux qui le sont au maintien du corps en bonne santeacute et ceux qui le sont agrave la vie bienheureuse pour prendre du moins les cas dans leur diversiteacute [de cause] et non tous agrave la fois[En outre nous parlons de diffeacuterentes causes parmi lesquelles] les unes semble-t-il provoquent dans lrsquoacircme de terribles ouragans drsquoautres non Certaines restent inassouvies du fait de certains manques drsquoautres reacutesultent de ressentis speacutecifiques pour qui eacuteprouve de la joie Il en est qui reacutesultent drsquohabitudes et drsquoautres qui sont justement indeacutependantes Si les unes trouvent en nous leur point de deacutepart drsquoautres apparaissent par suite drsquoune sorte de blessure infligeacutee par les objets exteacuterieurs ou encore

192PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit 85-100 Les [ ] signalent des lettres illisibles mais preacutesentes et reacutetablieset les lt gt des ajouts de lrsquoeacutediteur

httpstephanustlguciedujanusbiusorbonnefrIrisCite15950113499 (visiteacute le 17 mars 2018)

193PHILODEgraveME Des choix et des rejets trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564-565 traductionmodifieacutee

97

τῶν κατὰ | στέρ[ησι]ν κτητῶν κατrsquo ἐπί| [ ν]οια[ν α]ὐτήνmiddotκαὶ τιν[ὲς μὲν hellip (14)

par des choses que la privation donne envie de posseacuteder rien que drsquoy penser Drsquoautres encore raquo

On le voit le texte du papyrus est assez alteacutereacute et demande des restitutions pour ecirctre compreacutehensible notamment le deacutebut de cette sixiegraveme

colonne ougrave le sujet agrave qui lrsquoon attribue toutes les oppositions qui suivent nrsquoest pas repris Il semble cependant que les lignes 2 agrave 4 reprennent de

pregraves le sect 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee194 avec seulement une inversion du premier et du dernier type Comme il est question ici pour Eacutepicure des

deacutesirs on peut deacuteduire par analogie qursquoil srsquoagit aussi de cela pour Philodegraveme

Or Voula Tsouna-McKirahan qui a eacutetablit et traduit le texte en anglais propose dans son ouvrage sur lrsquoeacutethique de Philodegraveme paru en 2007 un

remaniement agrave sa traduction elle preacutefegravere comprendre qursquoil srsquoagit lagrave des plaisirs et non des deacutesirs

[Of natural pleasures some are necessary others not necessary and of the necessary pleasures themselves] some are

necessary for life others for the health of the body others for living happily according to their different causes but not

all of them taken together Further [we call] different causes those causes some of which as it seems produce terrible

storms while others do not some are formed prematurely because of certain defects and others because of our feelings

of joy some are the result of habit while others come to be even regardless of our habits yet some originate in ourselves

while others arise because of external factors or because things which became desirable due to the fact that we lacked

them inflicted (on us) [somethong like] a wound by the very thought of them195

Nous ne comprenons pas ce qui motive ce changement qui rompt la continuiteacute du texte puisqursquoil semble ensuite ecirctre question des deacutesirs via la

description des diffeacuterentes effets et causes (l 6 sq) deacutejagrave annonceacutes agrave la ligne 5 Parler de cause de plaisir qui produirait un trouble (l 7) voilagrave qui

serait non seulement singulier mais aussi contradictoire avec le bien qursquoest le plaisir et surtout on voit mal comment ce trait ne serait pas associeacute

194EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲπρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

195V TSOUNA-MACKIRANHAN The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press 2007 p 1998

au deacutesir qui nous affecte plutocirct qursquoagrave lrsquoobjet du plaisir lui-mecircme De fait le commentaire qui suit montre que la commentatrice identifie

clairement ce passage comme traitant des deacutesirs Philodegraveme modifierait la tripartition drsquoEacutepicure critiqueacutee par Ciceacuteron afin de se rapprocher de

la classification platonicienne196 Cependant elle affirme lrsquoexistence drsquoune classification des plaisirs qui reprend celle des deacutesirs ideacutee envers

laquelle nous eacuteprouvons beaucoup de meacutefiance

Un autre point attire notre attention celui de la traduction franccedilaise En effet nous lrsquoavons modifieacutee afin qursquoelle suive le texte grec eacutetabli

Daniel Delattre propose de lire agrave la ligne 6 ἔφεσις (envie) alors que lrsquoeacutetablissement de texte donne αἰτίας (cause) Il srsquoen explique197 en

rapprochant ce terme drsquoὄρεξις (appeacutetit) agrave la colonne preacuteceacutedente lequel est donneacute pour synonyme drsquoἔφεσις dans un Lexique datant du VIe siegravecle

celui drsquoHeacutesychios198 Ce choix est sans doute une reacuteaction agrave lrsquoeacutetrangeteacute du passage ougrave les deacutesirs et leurs causes nrsquoeacutetant pas clairement distingueacutes

on ne sait si ce qui est preacutediqueacute srsquoapplique aux uns ndash ce que nous deacuteduirions du sens ndash ou aux autres ndash ce qui apparaicirct grammaticalement ndash

Trois objections nous viennent La premiegravere vient de ce que le mot αἰ| [ τίας] (l6) cause ne semble pas faire lrsquoobjet de doute dans son

reacutetablissement autant par la reacutepeacutetition et le lien qursquoil forme avec la preacuteceacutedente occurrence lrsquoapparat critique ne propose pas drsquoautres variantes

La deuxiegraveme tient agrave ce que le mot ἔφεσις (envie) est drsquousage rare avant notre egravere mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas inexistant La troisiegraveme porte sur la

signification que prendrait alors le passage cette modification impliquerait qursquoil y aurait agrave cocircteacute des ἐπιθυμιαῖ (deacutesirs) et des ὄρεξεις

(appeacutetits) des envies dont le texte ne nous permettrait pas de saisir la diffeacuterence ni les rapports avec les autres Philodegraveme peut innover certes

196Id p 19-20 Qursquoil y ait un motif platonicien agrave ne reprendre que les cateacutegories neacutecessaire et non-neacutecessaire est assez probablemais nous doutons que Philodegraveme corrige Eacutepicure il reprend seulement lrsquoopposition qui lrsquointeacuteresse quant agrave lrsquoobjection de Ciceacuteronnous semble assez mal fondeacutee

197D Delattre Les eacutepicuriens op cit note 13 p 1246

198Disponible en grec sur httpselwikisourceorgwikiCE93CEBBE1BFB6CF83CF83CEB1CEB9(consulteacute le 23 avril 2018)

99

mais nous nous voyons pas ce qursquoapporte une telle cateacutegorie par rapports aux preacuteceacutedentes Lrsquoensemble de ces consideacuterations fait que nous

trouvons la proposition de M Delattre trop audacieuse mecircme si elle reste dans le champ du possible

Crsquoest finalement le διαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] de la ligne 6 qui pose problegraveme Le texte est fragile la restitution table sur la reacutepeacutetition

en deacutebut de phrase drsquoun syntagme en fin de la phrase preacuteceacutedente il faut neacuteanmoins parier sur la reacutepeacutetition exacte ce qui oblige agrave rajouter des

lettres et eacutecarter lrsquoideacutee aussi possible de la reprise du terme διαφερούσας sous une autre forme Mais plus que cette proposition qui reste fort

probable crsquoest le sens qursquoelle semble indiquer qui est probleacutematique En effet voilagrave qui est eacutetrange Philodegraveme nous parle de causes mais

semble dans les faits traiter des deacutesirs Ce qui rend le passage difficilement compreacutehensible crsquoest finalement la difficulteacute agrave eacutetablir la transition de

la ligne 6 entre deux phrases fragmentaires En effet crsquoest ce manque qui pose problegraveme on ne sait pas de quoi exactement il est question dans

cette liste agrave moins de recourir aux interpreacutetations dont nous avons vu qursquoelles eacutetaient toutes aussi varieacutees que cette liste de Philodegraveme et nous

souhaitons ajouter la nocirctre afin de faire reacutefleacutechir sur une nouvelle proposition

Nous pensons pour notre part que ce mot αἰτίας (cause) renvoie aux τὰ ποιητικὰ τῶν ἡδονῶν ce qui produit le plaisir que nous

assimilons aux objets du deacutesir ce drsquoautant plus qursquoil a eacuteteacute question du rapport entre deacutesir et ce qui produit le plaisir dans un passage anteacuterieur (V

3-7)199 Notre phrase traiterait alors des diverses causes du deacutesir et des effets provoqueraient diffeacuterents objets produisant le deacutesir en nous Nous

proposons le sens suivant agrave la phrase deacutebutant ligne 6 les diffeacuterents objets du deacutesir causent des deacutesirs tels que les uns nous perturbent et les

autres non etc puis vient une liste des divers effets ou origines de deacutesirs causeacute en fonction de diffeacuterents objets En traduction cela donnerait

laquo nous affirmons que ltviennentgt de diffeacuterentes causes [ie objets de deacutesirs] ltdes deacutesirsgt parmi lesquels les uns provoquent des tempecirctes dans

lrsquoacircme et drsquoautres non etc raquo

199Μετὰ δὲ ταῦτα καὶ τὰς τῶν ἐπιθυμιῶν περί τε τὰς ἡδονὰς καὶ τὰ ποιητικὰ διαφορὰς ἀναλογιστέονhellip laquo Apregraves quoi il faut prendre en compteles diffeacuterences entre des deacutesirs de plaisirs et ce qui produit le plaisir raquo PHILODEgraveME Des choix et des rejets op cit V 3-7 p 564 Les deacutesirs ontpour objet ce qui est reacuteputeacute produire le plaisir et ce qui produit le plaisir ce manque de distinction confusion entraicircne des mauvais choixen privileacutegiant des deacutesirs vains et en meacuteprisant les deacutesirs neacutecessaires Ce passage se trouve dans la colonne immeacutediatement preacuteceacutedantnotre texte (ndegV) mais ne le preacutecegravede pas immeacutediatement car il existe une lacune estimeacutee agrave 20 lignes en fin de cette colonne

100

101

Bibliographie

Sources

I- EacutePICURE

A-EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- BOLLACK Jean Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1971

- CONCHE Marcel Lettres et maximes Paris Pr Univ de France coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987

- LAKS ANDREacute laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la Vie drsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PUL Lille coll laquo Cahiers dePhilologie raquo no 1 1976 p 1-118

- USENER HERMANN (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

- VON DER MUEumlHLL Peter Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et LeipzigTeubner 1922

- WOKTE Karl et Hermann USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlrKlassiche Philologie no 10 1888 p 175-201

B-TRADUCTIONS

- DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie drsquoEacutepicure in Vies et doctrines des philosophes illustres Marie-OdileGoulet-Cazeacute (eacuted) Jean-Francois Balaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaisecoll laquo La pochothegraveque raquo 1999

II- PHILODEgraveME DE GADARA

- PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in DELATTRE DANIEL et JACKIE PIGEAUD

(eacuted) Les eacutepicuriens Daniel Delattre (trad) Paris Gallimard coll laquo Bibliothegraveque de laPleacuteiade raquo no 564 2010 p 534-740

- PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances Voula Tsouna-MacKiranhan etGiovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro raquo no 15 1995

- PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquoira Giovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuoladi Epicuro raquo no 5 1988

III- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in DELATTRE DANIEL et JACKIE

PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens Pierre-Marie Morel (trad) Paris Gallimard colllaquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 564 2010 p 1028-1072

102

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription Martin Ferguson Smith (eacuted) NapoliBibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro Supplementi raquo no 1 1993

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscriptionMartin Ferguson Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di EpicuroSupplementi raquo no 3 2003

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen laquo Review of Supplement to Diogenes of Oenoanda the EpicureanInscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 79 2007 p 30-34

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen et Martin F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica no 42 2009 p 1-48

IV- AUTRES AUTEURS DE LrsquoANTIQUITEacute

LUCREgraveCE

- LUCREgraveCE De rerum natura Joseacute Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion coll laquo GF raquono 993 1997

ARISTIPPE

- E MANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill1961

- M ONFRAY (eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie GeacuteneacuteraleFranccedilaise 2006

ARISTOTE

- ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris colllaquo CUF raquo 1966

- ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris coll laquo Bibliothegraveque des textesphilosophiques raquo 1959

CICEacuteRON

- CICEacuteRON De finibus bonum et malorum Jules Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922

DEacuteMOCRITE

- DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques Jean-Paul Dumont et Hermann Diels (eacuted) ParisGallimard coll laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 345 1988

PLATON

- PLATON Oeuvres complegravetes Luc Brisson (eacuted) Monique Dixsaut (trad) Paris Flammarion2014

103

- PLATON Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967 vol 1

- PLATON Phegravedre Victor Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI

Commentaires

- BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le vocabulaire drsquoEpicure Paris Ellipses 2002

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997

- FREgraveRE Jean Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacutedLes belles Lettres coll laquo Collection drsquoeacutetudes anciennes raquo 1982

- MOREAU Joseph laquo Eacutepicure et la physique des Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70no 3 1968 p 286-294

- PIETTRE Reneacutee laquo Eacutepicure dieu et image de dieu  une autarcie extatique raquo Revue delrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

- RODIS-LEWIS Geneviegraveve Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975

- SALEM Jean Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin colllaquo Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie raquo 1989

- SEDLEY David laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille coll laquo Cahiers de philologie raquo no 1 1976 p 119-159

- TSOUNA-MACKIRANHAN Voula The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press2007

- VESPERINI Pierre Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard colllaquo Lrsquoeacutepreuve de lrsquohistoire raquo 2017

- VESPERINI Pierre laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine

httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 (consulteacute en ligne le 18 mars 2019)

- VESPERINI Pierre La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome EacutecoleFranccedilaise de Rome coll laquo Bibliothegraveque des Eacutecoles Franccedilaises drsquoAthegravenes et de Rome raquono 348 2012

104

Glossaire

Agrave lrsquoattention de mes amis et de ceux qui nrsquoeacutetudient pas la philosophie et lrsquoAntiquiteacute

Un glossaire est un pont entre la techniciteacute drsquoun travail et lrsquoenvie de le partagerIl ne srsquoadresse donc pas aux speacutecialistes qui roulent en VTT sur le vocabulairespeacutecialiseacute mais agrave ceux qui pourrait buter sur un mot avec leur veacutelo quotidienEt comme il nrsquoy a pas mieux qursquoun peu de rire pour agreacutementer lrsquoeffort monbut est ici de placere et docere plaire et instruire ce qui oblige parfois agrave sortirde la mine quelque peu grave et neutre du chercheur Qursquoon mrsquoen excuse etque lrsquoon poursuive son chemin

Les mots preacutesents dans ce glossaire sont ceux qui sont suivis drsquoune asteacuterisquedans le corps du texte

bull Apophtegme du grec ἀπόφθεγμα synonyme de sentence (tregraves utile quand on parledeacutejagrave des Maximes Capitales et des Sentences Vaticanes)

bull Axiologique qui touche agrave un systegraveme de valeurs

bull Cyreacutenaiumlque philosophie antique initieacutee par Aristippe de Cyregravene ougrave chaque plaisirisoleacute constituait le souverain bien Si vous avez bien lu ce meacutemoire vous savezpourquoi il nrsquoen va pas de mecircme chez Eacutepicure

bull Dialectique art de diviser pour mieux reacutegner sur les choses Non en veacuteriteacute crsquoest unepartie reacutecurrente de certaines philosophies antiques qui vise entre autres agrave cateacutegoriserles choses sous des concepts individueacutes autrement dit lrsquoart de distinguer les chosesentre elles et de produire des deacutefinitions comme je le fais en ce moment

Autre sens possible en philosophie antique art du dialogue qui avance ndash les sourds ensont malheureusement exclus (Hors-sujet Chez Hegel il faut comprendre qursquoil srsquoagitdu dialogue des ideacutees qui avancent en se contredisant puis en deacutepassant leurscontradictions ce qui est selon lui la structure du reacuteelhellip Et si vous nrsquoecirctes pas drsquoaccordavec cette thegravese crsquoest bien la preuve que vous ecirctes tout agrave fait dedans et que vous allezbientocirct ecirctre deacutepasseacute Pas tregraves facile de dialoguer avec Hegel )

bull Dichotomie division en deux parties

Pourquoi pas un autre mot Le problegraveme du mot franccedilais division est qursquoil nepreacutecise pas en lui-mecircme combien de part reacutesultent de cette opeacuteration sinon les tablesde division seraient beaucoup plus simples agrave meacutemoriser

105

bull Doxographe celui qui rapporte les doctrines (doxa) des autres

Diogegravene Laeumlrce (IIe-IIIe siegravecles de notre egravere) est le grand doxographe de lrsquoAntiquiteacutegracircce auquel nous sont parvenues bien des noms et des penseacutees qui nrsquoauraient que peuvoire pas du tout eacuteteacute transmises comme celle drsquoEacutepicure Vous ne pouvez qursquoimaginerla sympathie et lrsquointeacuterecirct que je lui portehellip

bull Ecdotique discipline qui concerne lrsquoeacutetablissement de texte Dans drsquoautres languescomme lrsquoitalien ou lrsquoallemand on appelle ccedila Philologie (ou filologia) mais pourquoifaire simple quand on peut faire compliqueacute

bull Eacutepisteacutemologie domaine de la philosophie qui srsquointeacuteresse agrave la maniegravere de connaicirctreaux processus de creacuteation de connaissance ainsi qursquoagrave sa valeur

bull Heacutetaiumlre du grec ἐταῖρος compagnon puis au feacuteminin courtisane

bull Heacuteteacuterogegravene qui nrsquoest pas de mecircme nature comme les grumeaux et la pacircte lorsquevous preacuteparez des crecircpes

bull ie pour id est agrave savoir autrement dit Crsquoest eacutecrit en italique crsquoest-agrave-dire que crsquoestune locution eacutetrangegravere ie latine dans mon cas

bull Informer Nrsquoallumez pas votre radio ou teacuteleacutevision car voilagrave lrsquoexplication en directLitteacuteralement crsquoest donner une forme de lrsquointeacuterieur (in-formare) crsquoest-agrave-dire unestructure agrave quelque chose qui nrsquoen a pas

Typiquement des philosophies comme celles de Platon ou drsquoAristote pensent que lamatiegravere nrsquoa pas de forme (in-forme avec le preacutefixe franccedilais privatif in- qursquoil ne fautpas confondre avec le preacutefixe latin in- agrave lrsquointeacuterieur) et que lrsquoideacutee rentre dedans pour lastructurer Exemple pour ceux qui ont bien suivi la pierre informe que le sculpteur vainformer selon lrsquoideacutee de son sujet pour qursquoelle en prenne lrsquoimage

bull Loci pluriel de locus version latine de τόπος qui signifie de maniegravere pas tregravescommune pour les non-latinistes lieux communs

bull Lyceacutee (lyceacuteen) Aristote nrsquoest plus tout jeune il nrsquoa pas dix-sept ans et des problegravemespour srsquoinscrire dans des formations du supeacuterieur via ParcourSup Il fait mieux il creacuteesa propre eacutecole en 355 av J-C Et pour mieux embrouiller les esprits dans vingt-cinqsiegravecles lrsquoancien membre de lrsquoAcadeacutemie creacutee le Lyceacutee (un signe de reacutegression dirontcertains de ses collegravegues envieux) Lyceacutee vient de λύκειον lieu pregraves duquel Aristotedeacutelivrait son enseignement il deacutesigne donc lrsquoeacutecole drsquoAristote Vous retiendrez doncque les lyceacuteens sont vieux de plus de deux milleacutenaires

106

bull Lycien Non ce nrsquoest pas une faute de frappe ou un autre accent pour deacutesigner leterme preacuteceacutedent mais un habitant de la Lycie province antique de lrsquoAsie Mineureactuellement au Sud-Ouest de la Turquie agrave lrsquointeacuterieur des terres Crsquoest dans cetteprovince que se situait Oinoanda ougrave un mur graveacute eacutepicuriennement par un certainDiogegravene a eacuteteacute retrouveacute crsquoest donc lui que nous deacutesignons sous cet adjectif

bull Ontologiquement par deacutefinition par nature par essence intrinsegravequement hellip Si vousavez drsquoautres caracteacuteristiques essentielles qui deacutefinissent mieux lrsquoontologie nrsquoheacutesitezpas agrave les ajouter hellip

bull Paraclausithuron thegraveme litteacuteraire latin ougrave lrsquoamant eacuteploreacute attend devant la portefermeacutee de sa dulcineacutee

bull Reacuteduire dans la cuisine philosophique pouvoir ramener totalement une chose agrave uneautre

bull Scholarque du grec σχόλη eacutecole et ἀρχῶν commandant le scholarque est celuiqui dirige une eacutecole philosophique dans lrsquoAntiquiteacute apregraves son fondateur Le premierscholarque eacutepicurien fut Hermarque ami drsquoEacutepicure qui pris la succession de lrsquoeacutecole agravesa mort

bull Synoptique qui donne une vision drsquoensemble

bull Terminus post quem locution latine (ccedila ne vous eacutetonnera pas de moi) qui deacutesigneune borne apregraves laquelle un eacuteveacutenement a eu lieu Son pendant chronologique est leterminus ante quem

Par exemple la remise du meacutemoire a pour terminus ante quem le 7 juin au soir et lecontentement de lrsquoauteur aura pour terminus post quem cette mecircme date

107

Table des matiegraveres

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat3

Sommaire6

Introduction7

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

1- Lucregravece une Veacutenus cynique 58

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non 61

α - Saisie du problegraveme61

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute63

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)64

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions65

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence67

ζ- Conclusion68

3- Questionnement de la question69

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

108

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

Conclusion geacuteneacuterale88

Table des annexes91

Bibliographie102

Glossaire105

Table des matiegraveres108

109

REacuteSUMEacute

Le deacutesir ne pouvant ecirctre reacuteduit agrave la raison lrsquoappreacutehension de cet affect par une philosophie lacontrait agrave reacuteveacuteler ses partis-pris eacutethiques Lrsquoeacutepicurisme en placcedilant le plaisir comme souverain bien et butde tous les vœux ne peut eacutechapper agrave la question du deacutesir Au fil des textes et des fragments qui nous restentse dessine par petites touches une certaine penseacutee du deacutesir Crsquoest ce traitement eacutepicurien des deacutesirs que cemeacutemoire se propose de deacutegager La logique physique de cet affect que lrsquoon peut tirer de lrsquoatomismeeacutepicurien permet de comprendre le fonctionnement du deacutesir ainsi que ses limites crsquoest-agrave-dire sa deacutefinitiondans le cadre du corps humain De la douleur agrave lrsquoapaisement du manque agrave la satisfaction le deacutesir donnelrsquoeacutelan vers la limite du corps qui est la perfection laquelle nous rend divin Au-delagrave de cette limite cebeacuteneacutefice nrsquoest plus valide et se transforme en source de maux sans fin sans satisfaction possible Une foisbien deacutelimiteacute ce champ du deacutesir on peut en deacutegager une cartographie interne agrave partir des termes deacutesignantles deacutesirs et de la ceacutelegravebre classification de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui structure la theacuteorie eacutethique du deacutesirCependant ce cadre ne suffit pas agrave deacutecider de la poursuite ou lrsquoabandon drsquoun deacutesir concret Seul le plaisiren tant que but est le critegravere drsquoun tel choix Mais ce plaisir doit ecirctre conccedilu comme le souverain bien quicomprend en positif des plaisirs particuliers et en neacutegatif lrsquoabsence de trouble du corps et de lrsquoacircme ce quineacutecessite de renoncer agrave la poursuite de certains plaisirs

Cette eacutetude srsquoappuie sur les textes eacutethiques drsquoEacutepicure dans la traduction proposeacutee par JeanBollack ainsi que sur les fragments de Diogegravene drsquoOinoanda et sur ceux du traiteacute de Philodegraveme de GadaraDes choix et des rejets (dont la colonne VI est interpreacuteteacutee en annexe) Lucregravece est pris comme un teacutemoinindispensable de lrsquoeacutepicurisme sans en ecirctre pour autant acteur selon la thegravese de Pierre Vesperini

MOTS CLEacuteS Eacutepicure eacutepicurisme deacutesir philosophie antique classification des deacutesirs tripartition desdeacutesirs Diogegravene drsquoOinoanda Philodegraveme de Gadara Des choix et des rejets Jean Bollack

SUMMARY

The notion of desire in Epicurean philosophy

As desire cannot be reduced to reason a philosophy attempting to understand this passion is forced toreveal its ethical postulates Moreover it is impossible for a philosophy positing pleasure both as the sovereigngood and as the object of all wishes to sidestep the study of desire Hence this dissertation intends to identifyand analyse the epicurean theory of desire The phyiscal logic of desire which finds its roots in epicureanatomism enables to discern not only the inner workings of this passion but also its definition that is itsdelimitation in relation to human nature From pain to assuagement from want to satisfaction desire gives theimpetus towards the limit of perfection the attainment of which confers divine status But as soon as this limit iscrossed desire starts working against us becoming impossible to satisfy and thereby an endless source oftorment Once this realm of desire is defined one can draw up its inner map notably thanks to the Letter toMenoeceus which also enables to understand the epicurean ethical theory of desire However the classificationcontained in the Letter should not be conceived as an infallible guide that explicitly tells us how to handle ourdesires When a choice has to be made it is only by following the criterion of pleasure that one can be sure totake the right decision But this requires to understand the exact nature of the ultimate pleasure that is ofperfection Its first element consists in the absence of bodily and spiritual trouble a state attained by the pursuitof specific types of pleasures But perfection also implies the attainment of positive pleasureThis study that primarily relies on the ethical texts written by Epicurus (in Jean Bollacks translation) iscompleted by analyses of fragments from Diogenes of Oenoanda and of Philodemus de Gadaras treatise OnChoices and Avoidances (the column VI of which is interpreted in the annex) This work also draws from thetexts of Lucretius but following Pierre Vesperinis thesis he is considered as a witness of epicurism rather thanas a follower of this school of thought

KEYWORDS Epicurus epicureanism desire Ancient philosophy classification of desires Diogenes ofOinoanda Philodemus of Gadara On choices and avoidances Jean Bollack

  • Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir
  • Conclusion
  • Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs
  • Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour
  • Conclusion
Page 4: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens

Agrave tous mes enseignants de latin et de grec

qui mrsquoont initieacutee agrave ces deux langues ces deux

cultures Cette Antiquiteacute

laquo elle vit de vie elle ne me quitte pas raquo

Et comme un meacutemoire ne srsquoeacutecrit pas tout seul hellip

Je remercie M Michel FATTAL mon directeur de meacutemoire pour lrsquoattention

qursquoil a donneacute agrave ma parole lors de nos eacutechanges

Je remercie M Bernard ECK et M Florian BARRIEgraveRE pour avoir bien voulu

reacutepondre agrave mes questions sur le scholies et les apparats critiques

Je remercie mes relectrices Manon PICQUETTE et Bernadette CHAOUITE ainsi

que mes relecteurs de parents Caroline et Bertrand CHARLOIS pour leur soin

dans la relecture et leurs remarques toujours pointues

Un grand merci aussi Olivia DEGOND pour son anglais sa relecture son

soutien sa capaciteacute agrave faire accoucher mon acircmehellip et son amitieacute

Enfin jrsquoai une penseacutee toute particuliegravere pour mes camarades de promotion qui

ont contribueacute par leur preacutesence et leur bienveillance agrave ce que ce travail se fasse

dans plus drsquoassurance et de joie Alban Adrien Alexis Baptiste Eacutelisa

Eacutezeacutequiel Marianna Marius Meacutelissa Morgane William hellip soyez-en

remercieacutes

Et un remerciement particulier agrave Baptiste PICHOT relecteur du glossaire et

avec qui jrsquoai partageacute jusqursquoau bout lrsquoeacutepreuve du meacutemoire

Sommaire

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

6

Introduction

Borneacute dans sa nature infinie dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu tombeacute qui se souvient descieux

Ces vers drsquoAlphonse de Lamartine1 illustrent dans la veine romantique un pan tragique de la

condition humaine la deacutemesure du deacutesir de lrsquohumain par rapport agrave sa nature Il semble

impossible au deacutesir drsquoecirctre mesureacute et fait toucher agrave lrsquohomme un infini qui ne peut ecirctre que

divin par essence excessif qursquoon ne peut raisonner le deacutesir est un principe de lrsquoaction

humaine concurrent de la raison Ce caractegravere non-rationnel ne se traduit-il pas par ses

ambiguiumlteacutes multiples Agrave la fois puissant moteur de lrsquoaction et facteur de vaines illusions agrave la

fois caracteacuterisant lrsquoindividu et le deacutepassant agrave la fois promesse et danger pour la satisfaction le

deacutesir semble deacutenoter un manque mais produit une tension un surplus dynamique pour le

combler

En tant que pheacutenomegravene humain incontournable et principe axiologique2 diffeacuterent de la

raison le deacutesir met cette-derniegravere agrave lrsquoeacutepreuve lorsqursquoelle cherche agrave le saisir dans un acte

reacuteflexif elle se confronte agrave un pheacutenomegravene radicalement autre qursquoelle-mecircme et force ainsi une

philosophie agrave reacuteveacuteler ses partis pris sur deux points fondamentaux Drsquoune part cette-derniegravere

laisse voir sa maniegravere de concevoir lrsquohumain son fonctionnement et ses affects Drsquoautre part

elle manifeste le statut de la raison ainsi que sa puissance humaine ou surhumaine en la

situant par rapport agrave un affect heacuteteacuterogegravene

Degraves lors nous pensons que le traitement des deacutesirs caracteacuterise de maniegravere speacutecifique ce

domaine de la philosophie qui srsquooccupe de lrsquohomme et de la bonne vie agrave mener agrave savoir

lrsquoeacutethique En effet il permet notamment de fixer la valeur du deacutesir et de ce qui fait lrsquoobjet ou

non du deacutesir Voilagrave pourquoi nous irons jusqursquoagrave dire qursquoil est une voie royale pour

comprendre une eacutethique

Nous choisissons de comprendre une penseacutee qui possegravede des partis pris peu partageacutes

en matiegravere eacutethique car crsquoest aussi par ce deacutecalage que lrsquoon prend pleinement conscience des

1Alphonse DE LAMARTINE laquo LrsquoHomme raquo Meacuteditations poeacutetiques 1820

2Les mots suivis drsquoune asteacuterisque sont deacutefinis dans la Glossaire agrave la fin de ce meacutemoire(p 101)

7

enjeux du traitement des deacutesirs Nous allons nous pencher sur lrsquoeacutepicurisme antique qui loin

de la plainte romantique nous semble penser un deacutesir mesureacute Cette doctrine promeut le

plaisir au rang de souverain bien tout en le reacuteduisant agrave une portion congrue et le deacutesir en

tant qursquoaffect humain qui tend vers le plaisir ne peut pas y ecirctre condamneacute radicalement mais

doit plutocirct avoir un traitement singulier

Mais eacuteclipseacute par des consideacuterations sur le plaisir le deacutesir ne fait pas lrsquoobjet drsquoune analyse

fileacutee chez les commentateurs reacutecents ceux-ci srsquoen tiennent souvent agrave des commentaires

eacuteparpilleacutes au greacute des traductions ou dans les livres consacreacutes agrave la doctrine eacutepicurienne agrave

expliciter et illustrer la ceacutelegravebre classification des deacutesirs Ce manque drsquoanalyse globale produit

souvent la confusion au sein drsquoun mecircme commentaire Par exemple on peut relever dans

lrsquoouvrage drsquoAndreacute-Jean Festugiegravere Eacutepicure et ses dieux par ailleurs inteacuteressant ces deux

propos contradictoires

Sous drsquoautres climats avec drsquoautres tempeacuteraments une telle meacutethode [de

gestion des deacutesirs] aurait pu conduire agrave une sorte drsquoaneacuteantissement de la per-

sonnaliteacute analogue au nirvacircna bouddhique Srsquoil est vrai que la sagesse consiste agrave

eacuteteindre en soi tous les deacutesirs [] lrsquoideacuteal serait drsquoecirctre complegravetement insensible

complegravetement atone et inerte [hellip] Le fait est que [cette voie] ne preacutesente avec la

doctrine eacutepicurienne que des analogies de surface3

Et plus loin

Un mecircme fait drsquoexpeacuterience les angoisses et les incertitudes de lrsquoeacutepoque [hellip]

a conduit Eacutepicure et Pyrrhon au mecircme terme lrsquoextinction des deacutesirs avec cette diffeacute-

rence que toutefois Pyrrhon a pousseacute plus loin le deacutetachement universel4

Ces deux extraits illustrent la tension non-reacutesolue et partant la confusion sur le sort que

lrsquoeacutepicurisme reacuteserve au deacutesir en procircne-t-il lrsquoextinction (mais un peu moins que ceux qui la

procircnent vraiment) Que faire alors de sa valorisation du plaisir En fin de compte propose-t-

il un nirvacircna modeacutereacute ou agrave lrsquoinverse un cyreacutenaiumlsme tempeacutereacute Cette tentative de

compreacutehension de la position drsquoEacutepicure sur les deacutesirs en la pensant comme un milieu entre

deux extrecircmes rate ce qui fait lrsquooriginaliteacute de sa penseacutee du deacutesir Malheureusement cet auteur

est victime drsquoun preacutejugeacute de simpliciteacute eacutetabli agrave lrsquoaune de philosophies tregraves eacuteloigneacutees alors

mecircme que par exemple la briegraveveteacute de son style est un gage de difficulteacute drsquointerpreacutetation

puisqursquoelle srsquoappuye sur lrsquoeacutevidence drsquoun temps qui nrsquoest plus le nocirctre drsquoougrave le risque de

3A-J FESTUGIEgraveRE Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997 p46-47 Crsquoest nous qui soulignons

4Id p 123 Crsquoest nous qui soulignons8

recourir et projeter des cateacutegories modernes sur des probleacutematiques et des enjeux antiques

pourtant tregraves diffeacuterents En plus de preacuteparer le terrain agrave ces deacuteformations ce preacutejugeacute a aussi

tendance agrave preacutesenter un Eacutepicure simplifieacute enlevant ainsi leur complexiteacute et leur force agrave

certains de ses raisonnements Nous affirmons donc avoir affaire agrave un auteur agrave la penseacutee

complexe qui meacuterite qursquoon tente de le comprendre agrave partir de sa doctrine mecircme Crsquoest agrave partir

de lrsquoeacutepicurisme mecircme que lrsquoon cherchera donc agrave cerner cette notion5 de deacutesir dans la doctrine

eacutepicurienne

Nous nous poserons donc la question suivante quel est le traitement de la notion de

deacutesir chez Eacutepicure Preacutecisons le questionnement puisque crsquoest un auteur original quelle est

la speacutecificiteacute de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir Quelles sont les caracteacuteristiques du deacutesir

selon lui Qursquoest-ce qui porte structure limite cet affect Et aussi quelle est la valeur du

deacutesir

Pour aborder la penseacutee eacutepicurienne il est essentiel de mettre en lumiegravere le cadre fondamental

de cette doctrine Le deacutesir comme tout reacutealiteacute chez Eacutepicure est traiteacute du point de vue

atomique et pris dans la science de la nature Agrave partir de cela il apparaicirct que cette science

nous deacutefinit le deacutesir par son extension entre la douleur et le plaisir permise par la limite du

corps humain Agrave lrsquointeacuterieur de cette nature la science nous apprend de faccedilon abstraite ce qui

structure les diffeacuterents rapports entre le corps humain lrsquoobjet du deacutesir et le plaisir ndash tel est le

veacuteritable objet de la classification des deacutesirs ndash De faccedilon concregravete crsquoest la consideacuteration du

corps actuel face agrave un objet particulier et dans une circonstance donneacutee qui permet de deacutecider

si le plaisir deacutecoule de la poursuite du deacutesir ou non Le plaisir est baseacute sur lrsquoabsence de

douleur mais comporte une dimension positive Ce but du deacutesir une fois atteint permet

drsquoacceacuteder agrave la perfection physique de lrsquohomme semblable agrave celle des dieux

Pour appuyer notre conception de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir nous proceacutederons

ainsi Il faut drsquoabord comprendre par quoi cet affect est deacutefini et eacutetudier son fonctionnement

normal Trois eacutetats atomiques du corps humain marquent la meacutecanique du deacutesir le manque

douloureux duquel naicirct le deacutesir la limite du corps combleacute vers laquelle il tend et la perfection

qui srsquoensuit Mais le deacutesir peut encore dysfonctionner et outrepasser cette limite et finir dans

lrsquoexcegraves il faudra saisir ce qui le fait sortir des limites qui constituent sa nature

5Nous parlons de notion de deacutesir et non pas de concept car on peut faire le tour drsquounconcept et clore la penseacutee or le deacutesir nrsquoest pas fixe arrecircteacute de maniegravere deacutefinitivemais cerneacute par des concepts des images des lieux communs hellip

9

Une fois les deacutefinitions exteacuterieures poseacutees nous nous pencherons sur les bornes inteacuterieures au

champ des deacutesirs en srsquoattachant aux sens particuliers des mots deacutesignant les deacutesirs et surtout

aux structures qui deacutepartagent des types de deacutesirs Drsquoabord nous montrerons la speacutecificiteacute du

terme ἐπιθυμία qursquoemploye Eacutepicure pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral par rapport agrave drsquoautres

philosophies antiques Puis nous nous pencherons sur la classification des deacutesirs qui

cateacutegorise les deacutesirs en essayant drsquoen deacutegager la structure Enfin nous nous attarderons sur

des deacutesirs complexes les deacutesirs amoureux et sexuels et montrerons qursquoil est probleacutematique

de tirer des conclusions concregravetes de cette classification geacuteneacuterale

Enfin connaicirctre la destination des deacutesirs le plaisir nous permettra drsquoappreacutecier lrsquoorientation

des deacutesirs Nous montrerons que la deacutecision de poursuivre un deacutesir est lieacute agrave la consideacuteration

de lrsquoeacutetat particulier par rapport au plaisir Le plaisir but et critegravere de lrsquoaction du deacutesir

demeure difficile agrave saisir dans son uniteacute en tant que bien isoleacute et souverain bien agrave la fois

Mais il semble qursquoil revecirct un caractegravere pleinement positif ce qui deacuteteint sur le deacutesir qui le

vise

Meacutethode

Afin de reacutepondre agrave ces questionnements nous devons nous tourner vers les textes En

effet crsquoest en eux que se manifeste la notion de deacutesir dans les mots employeacutes pour le

deacutesigner mais aussi dans leurs rapports avec drsquoautres termes qursquoils soient des concepts

mobiliseacutes dans des logiques ou des associations reacutecurrentes Lrsquoeacutetat fragmentaire des textes

eacutepicuriens nrsquoest sans doute pas ideacuteal pour faire le tour de la question mais la forte coheacuterence

doctrinale qui anime lrsquoeacutecole (-IIIendashIIIe siegravecles) tregraves fidegravele agrave la penseacutee du fondateur et son

recours aux textes synoptiques permettent de deacutegager une penseacutee assez consistante pour ecirctre

eacutetudieacutee

Corpus

Pour ces mecircmes raisons nous avons choisi de baser notre eacutetude sur les textes du

fondateur les plus importants mais de regarder aussi chez drsquoautres eacutepicuriens grecs

Philodegraveme de Gadara et Diogegravene drsquoOinoanda en lrsquooccurrence lorsqursquoils explicitent Eacutepicure

poursuivent sa penseacutee apportent des preacutecisions voire des nouveauteacutes Enfin certains teacutemoins

de lrsquoeacutepicurisme au premier rang desquels Lucregravece pourront nous fournir des informations

importantes mecircme srsquoil faudra eacutevaluer leur pertinence Nous nous sommes concentreacute sur les10

textes eacutethiques mais la physique eacutetant omnipreacutesente dans la penseacutee du Jardin nous

eacutevoquerons parfois les textes sur la science de la nature Nous allons deacutetailler par auteur les

textes principaux pour notre eacutetude et leurs eacuteditions de reacutefeacuterence

Commenccedilons par les eacutecrits drsquoEacutepicure (341-270 av J-C) fondateur du Jardin agrave

Athegravenes en 306 avant notre egravere La majoriteacute de son œuvre nous est transmise par le

doxographe Diogegravene Laeumlrce (~IIIe siegravecle ap J-C) au dixiegraveme livre de ses Vies doctrines et

sentences des philosophes illustres Apregraves des eacuteleacutements biographiques sur Eacutepicure lrsquoouvrage

se clocirct sur ses Lettres philosophiques Lettre agrave Heacuterodote (sect 35-83) sur les principes du savoir

et la physique puis agrave Pythoclegraves (sect 84-116) sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes puis la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee (sect 122-135) sur les principes eacutethiques suivie des Maximes capitales (sect 139-154)

Diogegravene Laeumlrce entrecoupe les passages de reacutesumeacute de doctrine un sur le sage (sect 117-121)

lrsquoautre sur le plaisir (sect 136-138) Agrave ces textes on ajoute les Sentences Vaticanes retrouveacutees au

XIXe siegravecle dans un manuscrit du Vatican et publieacutees pour la premiegravere fois en 18886

Lrsquoensemble des textes eacutethiques drsquoEacutepicure et sur Eacutepicure (la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee les Maximes et

les Sentences) a eacuteteacute reacuteuni eacutetabli traduit et commenteacute par Jean Bollack dans La penseacutee du

plaisir7 Les textes drsquoEacutepicure que nous utilisons ici diffegraverent en certains points de ceux

communeacutement utiliseacutes car lrsquoeacutetablissement de texte prend le parti de la fideacuteliteacute aux manuscrits

et la traduction moins simple tente de comprendre agrave nouveau frais la philosophie du Jardin

Nous avons choisi cette eacutedition par affiniteacute avec les partis-pris qui y sont affirmeacutes notamment

la complexiteacute de lrsquoauteur et surtout pour la justification des choix ecdotiques et de

traduction

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee est un reacutesumeacute de lrsquoenseignement eacutethique drsquoEacutepicure De fait elle

deacuteveloppe les principales theacuteories en parcourant tout le chemin eacutethique de la doctrine Crsquoest

pour cela qursquoil sera un texte central dans nos analyses

Les Maximes capitales au nombre de quarante constituent un recueil vraisemblablement

eacutetabli dans les deacutebuts de lrsquoeacutepicurisme et rassemblent des maximes sur les sujets divers Les

Sentences vaticanes se preacutesentent eacutegalement comme une recollection de dictons eacutepicuriens au

nombre de quatre-vingt-un mais dont la composition ne semble pas aussi eacutetudieacutee que pour les

Maximes il est sans doute plus tardif

6K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr KlassichePhilologie no 10 1888 p 175-201

7J BOLLACK et al La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit 1975

11

Nous lisons le reste du texte de Diogegravene Laeumlrce dans la traduction franccedilaise parue en 1999

proposeacutee par Jean-Franccedilois Balaudeacute pour le livre X8 et nous signalons un ouvrage qui nrsquoa

pas perdu son inteacuterecirct depuis 1887 notamment parce qursquoil regroupe des extraits de textes

antiques parlant drsquoEacutepicure les Epicurea drsquoHermann Usener9

Nous avons eacutegalement trouveacute des passages forts inteacuteressants dans le dernier texte

eacutepicurien connu Il srsquoagit drsquoune inscription murale monumentale due agrave un notable du nom de

Diogegravene (dont on estime qursquoil veacutecut agrave la fin de IIe siegravecle de notre egravere) qui expose aux passants

de la ville drsquoOinoanda en Lycie la doctrine drsquoEacutepicure Malgreacute son eacutetat fragmentaire (on

estime nrsquoavoir deacutecouvert qursquoun quart de lrsquoinscription)10 on peut en tirer des deacuteveloppements

de thegravemes et drsquoarguments eacutepicuriens le tout agreacutementeacute drsquoeacutecrits drsquoEacutepicure lui-mecircme et de

Maximes Capitales ce texte demeure tregraves orthodoxe et a surtout le meacuterite drsquoillustrer

diffeacuteremment ou drsquoapporter des deacutetails nouveaux

Depuis la deacutecouverte du mur au XIXe siegravecle plusieurs campagnes de fouilles ont eacuteteacute meneacutees

Le texte le plus reacutecent a eacuteteacute eacutetabli par Martin Ferguson Smith en 199311 augmenteacute dix ans

plus tard12 puis compleacuteteacute par des bilans de fouilles de 2006 agrave 2014 Nous nous en sommes

tenu agrave lrsquoeacutetat du texte en 2010 la traduction franccedilaise proposeacutee par Pierre-Marie Morel elle

se base sur le texte de 200913

Nous avons eacutegalement eu recours agrave Philodegraveme de Gadara (~110-~40 av J-C) dont

nous avons les fragments de ses traiteacutes laisseacutes dans la bibliothegraveque des Papyrii que les

cendres du Veacutesuve ensevelirent en 70 de notre egravere Philodegraveme perpeacutetue la doctrine

eacutepicurienne et innove agrave la fois Parmi ses nombreux traiteacutes un a retenu notre attention en

matiegravere de deacutesir Des choix et des rejets court fin de traiteacute situeacute agrave la fin du rouleau PHerc

1251 dont le titre supposeacute indique clairement qursquoil srsquoagit drsquoun traiteacute eacutethique portant sur le

8DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999

9H USENER (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

10Pierre-Marie MOREL laquo Notice raquo in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensParis Gallimard 2010 p 1403

11DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription M F Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis1993

12DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscription M FSmith (eacuted) Napoli Bibliopolis 2003

13DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit trad fr P-M Morel p 1029-1072

12

comportement agrave adopter pour atteindre le bonheur Il contient quelques fragments

malheureusement pas toujours utilisables sur le traitement des deacutesirs Situeacutes agrave la fin du

rouleau PHerc 1251 les fragments comportent des passages sur ce thegraveme Le texte original

est publieacute avec une traduction anglaise14 et la traduction franccedilaise est le fait de Daniel

Delattre15

Enfin nous utiliserons aussi lrsquoeacutecrit de Lucregravece De rerum natura dans lrsquoeacutedition

bilingue de Joseacute Kany-Turpin16 Cependant nous ne lui donnerons pas le mecircme statut que les

preacuteceacutedents textes La lecture de lrsquoouvrage de Pierre Vesperini Lucregravece Archeacuteologie drsquoun

classique europeacuteen17 nous a convaincu de penser Lucregravece comme un poegravete ayant pour matiegravere

les dogmes eacutepicuriens et non plus comme un philosophe eacutepicurien un peu speacutecial Degraves lors

on srsquoautorise agrave penser que tout est loin drsquoecirctre eacutepicurien dans ce texte en ce que drsquoautres

eacutecoles philosophiques srsquoy font sentir et qursquoil joue dans le domaine de la litteacuterature Pour ce

qui tient agrave la philosophie lrsquoauteur rapproche le De rerum natura dans certains de ses discours

aux cyniques et sa deacutemarche agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote18 Il note lrsquoeffacement de lrsquoeacutethique

eacutepicurienne19 et la preacutepondeacuterance de la physique atomique20

Cette theacuteorie nous amegravene donc agrave reconsideacuterer ce texte comme un teacutemoignage indispensable de

lrsquoeacutepicurisme ndash parce qursquoil nous livre des preacutecisions ineacutedites surtout en matiegravere physique ndash

qursquoil faut sous-peser agrave lrsquoaune drsquoautres origines que celle drsquoEacutepicure afin drsquoen deacuteterminer la

compatibiliteacute ou non

14PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances V Tsouna-MacKiranhan et G Indelli(eacuted) Napoli Bibliopolis 1995

15PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit trad fr Daniel Delattre p 563-570

16LUCREgraveCE De rerum natura J Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion 1997

17P VESPERINI Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard 2017

18Id p 166-167

19Id p 125-126

20Id p 164-166 Voir aussi infra note 9413

Partie 1

-

Le fonctionnement du deacutesir deacutefinition atomique de

lrsquoaffect et physique du sujet deacutesirant

Avant drsquoecirctre une question eacutethique le deacutesir est chez Eacutepicure une question physique Le

philosophe du Jardin propose une approche physicaliste de cet affect en le pensant en termes

de quantiteacute drsquoatomes de matiegravere suivant des lois deacuteterminables par la raison Toutes les

eacutetapes ici deacutecrites ndash le manque la limite la perfection et lrsquooutrepassement ndash sont donc agrave

comprendre dans un acception physique Cependant il ne faudrait pas se laisser tromper par

le sens de ce dernier mot et croire que ce modegravele de deacutesir ne srsquoappliquerait qursquoau corps car

lrsquoacircme aussi est mateacuterielle21 et peut connaicirctre agrave lrsquoinstar du corps le manque et le deacutesordre

atomique

Cette penseacutee du deacutesir cherche agrave ecirctre descriptive et normative agrave la fois ce qui entraicircne des

divergences entre ce que lrsquoἐπιθυμία (deacutesir) est censeacute ecirctre et ce qursquoil est parfois Cependant

ces tensions nous amegravenent agrave deacutegager un modegravele de fonctionnement normal ndash autant dans le

sens habituel que le sens de norme22 ndash du deacutesir dans lequel peuvent se glisser des cailloux qui

font deacuterailler la meacutecanique car un modegravele de fonctionnement nrsquoempecircche en rien des

21 Ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι laquo lrsquoacircme est un corps raquo rappelle Eacutepicure au sect 63 de la Lettre agraveHeacuterodote

22 Nous prions le lecteur beacuteneacutevole de bien vouloir garder en tecircte les deux possibiliteacutesdes significations de norme ou de devoir soit habituel et normatif car elles noussemblent indissociables pour bien comprendre le modegravele physique du deacutesir

14

dysfonctionnements Crsquoest ce que nous avons cru reconnaicirctre dans les textes eacutepicuriens et que

nous allons preacutesenter suivant ces deux temps

15

Chapitre 1 ndash Modegravele de fonctionnement du deacutesir

Nous deacuteroulons ici le fonctionnement physique du deacutesir selon la norme eacutepicurienne

Ce modegravele comporte trois temps le manque la limite et son revers la perfection Ces trois

eacutetapes pourraient former un cycle reacutepeacuteteacute agrave lrsquoidentique sans fin si la derniegravere sans pour autant

supprimer les deux autres nrsquoapportait pas agrave lrsquohomme une modification fondamentale

a) Du manque

Le deacutesir trouve son origine dans le manque Ce manque est ducirc agrave la perte atomique que nous

subissons du fait mecircme de vivre notre corps se deacutepense de diverses maniegraveres qui lui font

perdre des atomes Chez Lucregravece on trouve agrave plusieurs reprises des exemples de ce

pheacutenomegravene

Quippe etenim fluere et recedere corpora rebus multa modis docui sed

plurima debent ex animalibursquo quae quia exercita motu

En effet jrsquoai montreacute que mille corpuscules eacutemanent et srsquoenfuient diverse-

ment des choses parce qursquoils sont en mouvement23

Ici le poegravete pointe le mouvement comme cause de lrsquoeacutechappement de ces corpora rebus une

des traductions de Lucregravece pour le grec ἀτόμος (atome) ailleurs crsquoest la voix qui se fatigue

apregraves une longue conversation preuve de sa corporeacuteiteacute24 Toute deacutepense physique entraicircne la

fatigue Or lrsquoeacutepicurisme laquo conccediloit tout agir et tout pacirctir exclusivement comme un transfert

drsquoatomes raquo25 ainsi que lrsquoexplique Jean Salem Faire une action revient agrave expulser des atomes

hors de soi quand ressentir la fatigue signifie que lrsquoon eacuteprouve un manque cette sensation

est donc le signe drsquoune modification atomique Preacutecisons que pour autant ce changement

demeure imperceptible agrave lrsquoœil nu La Lettre agrave Heacuterodote sur la physique drsquoEacutepicure explique

bien ce paradoxe entre lrsquoeacutemission continue de particules et la constance de lrsquoapparence Καὶ

γὰρ ῥεῦσις ἀπὸ τῶν σωμάτων [hellip] ἐπίδηλος σημειώσει διὰ τὴν ἀνταναπλήρωσιν

laquo crsquoest qursquoun flot qui srsquoeacutechappe drsquoune partie quelconque des corps [hellip] ne se laisse pas

marquer avec eacutevidence du fait de la substitution raquo26 Une reacutegeacuteneacuteration constante agrave la surface

23LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 860-862 p 290-291

24Id IV v 540-541 p 272-273

25J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 17

26EacutePICURE Lettre agrave Heacuterodote in J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicureParis Eacuteditions de Minuit 1971 sect 48 p 94-95

16

de lrsquoobjet permet de substituer aux particules alleacutees former des perceptions de nouvelles

images de sorte que les contours de lrsquoindividu demeurent constants Cette opeacuteration nommeacutee

ἀνταναπληρῶσις nrsquoest pas sans contrepartie puisqursquoelle eacutepuise progressivement et

sucircrement les corps Ainsi le fait mecircme de se rendre perceptible en coucircte agrave lrsquoorganisme

comme le souligne Lucregravece puisqursquoau fil du temps nous dit-il on voit srsquoamoindrir les statues

souvent toucheacutees27 sur le long terme cette reacutegeacuteneacuteration est le privilegravege des vivants

Mais contrairement aux statues les vivants ont la sensation douloureuse de leur manque

laquo His igitur rebus rarescit corpus et omnis subruitur natura dolor quam consequitur rem raquo

preacutecise Lucregravece au chant IV laquo ainsi leur corps se rareacutefie et leur nature se mine entiegraverement

survient une souffrance raquo28 Cocircteacute grec crsquoest le terme ἡ ἔνδεια et ses variantes que lrsquoon

retrouve pour exprimer le manque celui-ci se voit souvent attacheacute agrave lrsquoinsatisfaction ou agrave la

douleur comme dans la Maxime 18 ougrave Eacutepicure parle de lrsquoἔνδειαν ἀλγοῦν (douleur du

manque) en preacutecisant qursquoil faut lrsquoabolir De cette souffrance va naicirctre un eacutelan qui vise agrave

reacutegeacuteneacuterer le corps crsquoest le deacutesir Le deacutesir apparaicirct donc suite au manque et agrave la douleur en

poursuivant la lecture de ce mecircme passage de Lucregravece on voit le poegravete justifier ainsi lrsquoamor

edendi (amour de manger v 869) ou le ieiuna cupido (le deacutesir affameacute la faim v 875)

preuve de la correacutelation eacutetroite entre le manque devenu souffrance et le deacutesir Lrsquoauteur pousse

mecircme le deacutetail jusqursquoagrave faire le reacutecit de lrsquoabsorption des atomes aux vers 867-876 ougrave ceux-ci

reacuteintegravegrent et apaisent les membres qui les reacuteclamaient

Cette sensation douloureuse qui provoque la naissance du deacutesir nous semble pouvoir

constituer dans lrsquoeacutepicurisme la limite basse du deacutesir crsquoest-agrave dire le point en-dessous duquel il

est impossible de reacuteduire le deacutesir En effet la philosophie du Jardin se soucie plus de

deacuteterminer la limite haute des deacutesirs celle au-delagrave de laquelle il faut reacuteduire ses deacutesirs qursquoune

limite basse ce qui lui a parfois valu drsquoecirctre qualifieacutee drsquoasceacutetique Contre cette penseacutee Jean

Salem a voulu valoriser la laquo fonction anti-asceacutetique raquo29 de lrsquoeacutepicurisme en srsquoappuyant sur la

Sentence Vaticane 63 En effet il voit dans ce texte une prescription eacutethique ougrave laquo mecircme dans

la restriction il y a une mesure raquo30 selon la traduction qursquoil retient Cette traduction ne fait

cependant pas lrsquounanimiteacute puisque Jean Bollack lui donne un autre sens De fait

lrsquohermeacuteneute lillois comprend la sentence comme exprimant un principe eacutepisteacutemologique

lrsquoexcegraves de preacutecisions comme le manque de deacutetails nuisent agrave la clarteacute qui megravene agrave

27LUCREgraveCE De rerum natura op cit I v 312-318 p 68-71

28Id IV v 865-866 p 290-291

29J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 94

30Id p 9517

lrsquoindeacutetermination Pour le deacutetail de cette controverse avec les textes grecs et leurs traductions

nous vous renvoyons agrave lrsquoannexe 1 Si nous preacutefeacuterons lrsquooption que propose M Bollack nous

nrsquoen rejetons pas pour autant lrsquointuition de M Salem lrsquoeacutepicurisme nrsquoest pas un asceacutetisme

dans le sens ougrave il ne procircne pas une reacuteduction agrave lrsquoinfini des deacutesirs et des satisfactions Mais le

problegraveme de lrsquoasceacutetisme se pose-t-il vraiment Tel qursquoil semble deacutefini dans ce deacutebat cette

conception reste assez eacuteloigneacutee du contexte ou du moins des preacuteoccupations de lrsquoeacutepicurisme

antique crsquoest en fait une probleacutematique moderne qui srsquoest attacheacutee aux textes drsquoEacutepicure et

nous allons montrer en quoi elle nous paraicirct nulle et non-avenue31 En effet y a-t-il vraiment

besoin de preacuteciser une limite basse La douleur paraicirct eacutevidemment le point que lrsquoon ne peut

pas franchir pour finir dans des privations insupportables pour notre nature et qui

provoqueraient la mort Il est impossible pour le deacutesir de disparaicirctre en tant que reacuteaction agrave la

douleur du manque et ce serait folie mortifegravere que de srsquoexercer dans ce sens Aussi peut-on

arguer qursquoune telle limite des deacutesirs est subie plutocirct que choisie du fait par exemple de la

pauvreteacute elle preacutesente degraves lors beaucoup moins drsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutethique en tant que choix de

vie On pourrait dire qursquoun sens commun voire naturel reconnaicirct cette limite basse qursquoil

nrsquoest alors plus besoin de theacuteoriser En revanche la limite haute par sa transgression

potentielle et effective reste la seule probleacutematique Raison pourquoi crsquoest cette-derniegravere qui

fait lrsquoobjet des analyses et des prescriptions eacutepicuriennes

Le manque comme origine du deacutesir connaicirct cependant une exception notable le deacutesir

sexuel tel qursquoil est deacutecrit chez Lucregravece En effet si le manque fonctionne bien avec la faim

comme manque de nourriture la soif comme manque drsquoeau etc il est contredit par le deacutesir

sexuel qui prend sa source selon une optique exclusivement masculine dans le

remplissement des testicules

[decet] iacere umorem conlectum in corpara quaeque nec retinere semel

conuersum unius amore et servare sibi curam certumque dolorem

[il convient] de jeter en toute autre personne [que lrsquoecirctre aimeacute] le liquide

amasseacute au lieu de le garder au mecircme amour voueacute et de nous assurer la

peine et la souffrance32

Le deacutesir deacuterive drsquoun trop-plein de liquide seacuteminal (umor conlectus) qursquoil faut eacutevacuer sous

peine de douleur Jean Salem parle drsquoun laquo besoin tregraves reacuteel drsquoune certaine deacuteperdition de

31Nous rappelons que le mot asceacutetisme a un sens diffeacuterent pour les Grecs ἄσχεσις

veut dire exercice Agrave cause de la confusion que peut entraicircner la polyseacutemie du mot ilest drsquoautant plus souhaitable de renoncer agrave parler drsquoasceacutetisme eacutepicurien dans unsens moderne

32LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-1067 p 300-30118

matiegravere raquo33 Agrave notre connaissance il nrsquoest pas drsquoautres textes eacutepicuriens qui soient aussi preacutecis

sur le sujet pour redoubler Lucregravece qui comme nous lrsquoavons preacuteceacutedemment poseacute34 doit ecirctre

pris avec preacutecaution surtout lorsqursquoil parle drsquoeacutethique Sans trancher pour autant cette question

de la fideacuteliteacute de la parole lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme en matiegravere de sexualiteacute35 il est possible

qursquoEacutepicure approuve agrave lrsquoexcegraves comme origine du deacutesir Cessons drsquoopposer manque et excegraves et

voyons-les tous deux plutocirct comme le contraire de lrsquoeacutequilibre Si alors le deacutesir se manifeste

lorsqursquoil y a deacuteseacutequilibre atomique trop-plein et manque peuvent eacutegalement faire naicirctre le

deacutesir Si les textes parlent avant tout du manque crsquoest qursquoil est la principale modaliteacute du

deacuteseacutequilibre la plus courante Mais rien nrsquointerdit que lrsquoaccumulation lrsquoexcegraves ndash en

lrsquooccurrence les commentateurs rappellent souvent agrave la suite de la scolie au sect 66 de la Lettre

agrave Heacuterodote que les organes sexuels se remplissent drsquoatomes venus de tout le corps36 ndash ait

aussi lieu provoquant un deacutesir de perdre le surplus Pour nous cette hypothegravese que nous

retenons aurait besoin drsquoecirctre confirmeacutee par des textes eacutepicuriens autres que celui de Lucregravece

afin de srsquoassurer que lrsquoeacutepicurisme va bien dans ce sens

Quoiqursquoil en soit que le manque soit la seule condition du deacutesir ou que le trop-plein srsquoy

ajoute aussi lrsquoaffect provoqueacute cherche un eacutequilibre une limite ougrave se reacutesolve cet eacutelan

b) De la limite

La penseacutee de la limite occupe une place importante dans la physique et lrsquoeacutethique

eacutepicurienne Nous explorons ici sa dimension physique en rapport avec le deacutesir Ici la limite

du deacutesir se comprend comme lrsquohorizon vers lequel doit tendre le deacutesir

La limite est une notion tregraves deacutetermineacutee Pas question en effet de srsquoen remettre

uniquement aux sensations de chacun pour la trouver elle se fonde par la theacuteorie Crsquoest la

φυσιολογία la science de la nature qui nous lrsquoenseigne

Εἰ μηθὲν ἡμᾶς αἱ τῶν μετεώρων ὑποψίαι ἠνωχλοῦν καὶ αἱ περὶ θανάτου

μή ποτε πρὸς ἡμᾶς ᾖ τι ἔτι τε τὸ μὴ κατανοεῖν τοὺς ὅρους τῶν

ἀλγηδόνων καὶ τῶν ἐπιθυμιῶν οὐκ ἂν προσεδεόμεθα φυσιολογίας

33J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

34Voir supra p 13

35 Sur ce sujet voir infra p 56-59

36Voir M CONCHE Lettres et maximes Paris Pr Univ de France 1987 p 66 parexemple

19

Si les appreacutehensions des pheacutenomegravenes du ciel ne nous tracassaient pas et

celles qursquoon eacuteprouve au sujet de la mort mdash qursquoelle puisse ecirctre quelque

chose en rapport avec nous mdash et encore le fait de ne pas connaicirctre les deacute-

finitions (ὅροι) des douleurs et des deacutesirs nous nrsquoaurions pas en plus be-

soin de la science des substances (φυσιολογία)37

Rappelons drsquoabord lrsquoimportance de cette science de la nature des choses Une mauvaise

lecture de cette maxime 11 peut donner lrsquoimpression que dans sa signification centrale elle

cherche agrave minimiser la science de la nature des choses en la reacuteduisant aux reacuteponses qursquoelle

permet dans le domaine eacutethique Or crsquoest bien son caractegravere indispensable qursquoelle souligne en

formulant son raisonnement agrave lrsquoirreacuteel du preacutesent les verbes agrave lrsquoimparfait (ἠνωχλοῦν et

προσεδεόμεθα) la preacutesence de la particule ἂν nous conduisent agrave comprendre le si comme

un si jamais la condition nrsquoeacutetant pas reacutealiseacutee et en lrsquooccurrence impossible agrave reacutealiser Jean

Bollack met en avant dans son commentaire que le raisonnement drsquoEacutepicure laquo montre que

nous avons besoin de cette science parce que nous ne pouvons pas ne pas nous former

drsquoopinions sur le soleil sur la mort ou sur notre propre nature raquo38 La theacuteorie a donc pour rocircle

drsquoinformer la sensation afin qursquoelle reconnaisse la limite et ne soit pas sous lrsquoemprise de

lrsquoopinion dont lrsquoapparition est ineacutevitable mais qui la deacuteforme Lrsquohabitation de la sensation

par la penseacutee reacutefleacutechie est nous le verrons encore par la suite une caracteacuteristique importante

de la penseacutee drsquoEacutepicure39

La maxime souligne aussi le lien entre savoir physique et eacutethique il srsquoagit bien de connaicirctre

(τὸ κατανοεῖν) action theacuteorique srsquoil en est pour eacuteviter un affect indeacutesirable le tracas

(ἠνωχλοῦν) Ce qui fait preacuteciseacutement ici lrsquoobjet du savoir concernant les deacutesirs crsquoest lrsquoὅρος

(borne) Jean Bollack propose de diffeacuterencier ὅρος de πέρας (limite) mot proche que lrsquoon

retrouve dans la maxime preacuteceacutedente en comprenant le premier comme laquo les limites qui

permettent de distinguer les diffeacuterentes cateacutegories [du deacutesir] raquo40 et le second comme

37EacutePICURE Maxime Capitale 11 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes morauxcommentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975 p 277 Le traducteur a choisilrsquoexpression laquo science de substances raquo qui pourra en gecircner certains il ne cherchepas agrave rappeler drsquoautres traditions philosophiques mais vise par lagrave la science de lanature des choses (de rerum natura comme dirait certains) pour bien distinguer laphusiologia drsquoune science de la nature qui ne serait qursquoune physique au sens modernedu terme Nous renvoyons agrave son commentaire 21 (p 278 de son ouvrage) quipreacutecise lrsquoeacutetendue exacte drsquoune telle science

38Id p 278

39Voir la maxime 20 qui exprime bien cette ideacutee

40J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 274 1120

laquo exprimant la nature limiteacutee du deacutesir raquo41 Dans la maxime 11 il est donc question de

deacutelimitations internes au deacutesir que nous apprend la physique et non de la deacutelimitation

externe Quoiqursquoil en soit ces deux limites constituent les seules deacutefinitions du deacutesir que nous

trouvons dans les textes eacutepicuriens il faut ici prendre deacutefinition dans son sens drsquoextension

une extension agrave la fois deacutetermineacutee et structureacutee inteacuterieurement42 Nous traitons ici de son

eacutetendue et sa structure inteacuterieure sera eacutetudieacutee plus tard43

Ce qui limite exteacuterieurement le deacutesir la phusiologia nous enseigne que crsquoest la

reacutepleacutetion atomique qui est un non-manque et un non-surplus agrave la fois Un non-manque drsquoune

part crsquoest ce que nous disent ces mots que lrsquoon retrouve dans les passages traitant du deacutesir

formeacutes sur la racine -πληρ- signifiant remplir συμπληρῶ agrave la maxime 26 εἰσπληρῶ dans

la 10 ἐκπληρῶ chez la sentence 21 ou encore πλήρωμα pour la 59 ou encore συντελῶ

qui signifie accomplir dans la maxime 30 hellip La variation des preacuteverbes peut indiquer un peu

plus finement le processus44 mais lrsquohorizon reste le mecircme qui est la reacutepleacutetion Un non-

surplus drsquoautre part crsquoest ce que nous dit en creux la maxime 10

Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς

διανοίας τοὺς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων ἔτι τε τὸ

πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα

αὐτοῖς πανταχόθεν εἰσπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καί οὐθαμόθεν οὔτε τὸ

ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπουμένoν ἔχουσιν ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν

Si ce qui produit les plaisirs des deacutebaucheacutes dissipait les craintes de la pen-

seacutee et particuliegraverement celles qui portent sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes

sur la mort et sur les douleurs et si en plus cela enseignait la limite des

deacutesirs nous nrsquoaurions jamais rien agrave leur reprocher combleacutes qursquoils seraient

41Id

42Pour ceux de nos lecteurs qui seraient plus familier avec Aristote nous rapportonsla traduction de cette penseacutee eacutepicurienne en termes lyceacuteens agrave laquelle srsquoest livreacuteeJean-Franccedilois Balaudeacute laquo Drsquoune certaine maniegravere la limite est lrsquoeacutequivalent de laforme dans la penseacutee aristoteacutelicienne les limites drsquoune chose deacuteterminent en effetles proprieacuteteacutes et sa forme ou sa configuration raquo J-F BALAUDEacute Le vocabulaire drsquoEpicureParis Ellipses 2002 laquo Limite raquo p 37

43Voir infra p 44

44Dans son commentaire agrave la maxime 10 Jean Bollack conccediloit ainsi la diffeacuterenceentre εἰσπληρῶ et ἐκπληρῶ laquo Alors que ἐκπληροῦν marque lrsquoachegravevement [hellip] lepreacuteverbe εἰς- deacutecrirait mieux le dynamisme qui tend agrave chaque instant agrave reconstituerla pleacutenitude disparue raquo J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 275

21

de tous cocircteacutes par les plaisirs et nulle part soumis ni agrave la douleur ni agrave lrsquoaf-

fliction ce qui est tout le mal45

Les deacutebaucheacutes manquent entre autres τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν la limite exteacuterieure des

deacutesirs du fait on le voit encore ici qursquoils nrsquoont pas de savoir sur la nature des choses Ils ne

peuvent donc pas les deacutefinir en deacutelimiter lrsquoextension et se retrouvent par-delagrave la limite dans

un deacutesir deacutenatureacute par son excegraves et peuvent atteindre le deacuteplaisir soit lrsquoinverse de ce qursquoils

cherchaient Au contraire le plaisir est provoqueacute avec assurance par le juste remplissement

Finalement le deacutesir a pour horizon sa deacutefinition crsquoest-agrave-dire les limites de sa nature Le

Jardin le conccediloit de sorte agrave en reacuteduire le champ en la bornant agrave la reacutepleacutetion mais cela

constitue ce nous semble non pas une volonteacute drsquoannihiler cet affect mais une invite agrave son

approfondissement agrave pour reprendre un propos de Jean Salem sur le plaisir laquo concentrer [agrave]

focaliser la penseacutee afin de lui faire gagner en profondeur ce qursquo[il] perdrait en extension raquo46

La borne du deacutesir poseacutee par lrsquoeacutepicurisme se situe donc sur lrsquoeacutequilibre du remplissement

atomique ou pour le dire autrement de la pleacutenitude Crsquoest maintenant cet autre revers de la

limite que nous allons eacutetudier

c) De la perfection

Le remplissement atomique la pleacutenitude crsquoest un eacutetat de perfection physique

puisqursquoaucun manque ne subsiste et que rien ne peut ecirctre ajouteacute Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eacutepicure

dans sa Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

Ὅταν δὲ ἅπαξ τοῦτο περὶ ἡμᾶς γένηται λύεται πᾶς ὁ τῆς ψυχῆς χειμών

οὐκ ἔχοντος τοῦ ζῴου βαδίζειν ὡς πρὸς ἐνδέον τι καὶ ζητεῖν ἕτερον ᾧ τὸ

τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀγαθὸν συμπληρώσεταιmiddot

Or une fois cela [ie le plaisir] accompli en nous srsquoapaise toute la tempecircte

de lrsquoacircme quand le vivant nrsquoa plus agrave marcher comme vers quelque chose

qui lui manque ni agrave chercher autre chose par quoi il puisse parfaire le bien

de lrsquoacircme et du corps47

La perfection dont le plaisir ndash qui constitue le bonheur ndash est un symptocircme provoque un

apaisement crsquoest la fin de lrsquoeacutelan (βαδίζειν) pour combler le manque (ὡς πρὸς ἐνδέον τι)

45EacutePICURE Maxime Capitale 10 in Id p 273

46J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 22 Nous soulignons

47EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit sect 128 p 70-71

22

agrave savoir le deacutesir qui a atteint sa fin puisque lrsquoindividu est plein (συμπληρῶ) et nrsquoa plus

besoin de quelque chose qui lui soit exteacuterieur (ἕτερον) degraves lors tout manque ne serait

qursquoillusoire comme le signale le ὡς comme qui se trouve avant le ἐνδέον τι quelque

manque Cette perfection dans le sens ougrave lrsquoindividu est paracheveacute est donc le but du deacutesir

qui se supprime en se comblant Une expression preacutecise lrsquoexprime ὁ ὅλος βίος48 la vie

totale dont Bollack preacutecise qursquoelle signifie laquo non [hellip] la totaliteacute de la vie veacutecue dans le

temps mais la vie dans son inteacutegraliteacute raquo49 Le commentateur lillois relie cet eacutetat agrave la capaciteacute

pour le corps de laquo projet[er] en faveur de la sagesse lrsquoimage de soi qui se conforme au

dieu raquo50 Il souligne lagrave un point fondamental cette reacutepleacutetion est une pleacutenitude physique qui

megravene agrave la perfection physique Or il y a des ecirctres dont la caracteacuteristique est cet eacutetat de

perfection ce sont les dieux La reacutepleacutetion est donc un eacutetat divin

Nous voudrions avant tout rappeler lrsquoimportance de la theacuteologie dans lrsquoeacutepicurisme

souvent trop ignoreacutee agrave cause de lrsquoeacutetat des sources et de lrsquointerfeacuterence anti-religieuse

lucreacutetienne Pierre Vesperini affirme en srsquoappuyant sur les travaux de Reneacutee Koch-Piettre

que la doctrine drsquoEacutepicure laquo eacutetait avant toutes choses une doctrine theacuteologique dont deacutecoulait

une eacutethique raquo51 En effet les dieux constituent le veacuteritable modegravele moral de lrsquoeacutepicurisme il

rappelle que agrave lrsquoinstar des autres eacutecoles antiques le Jardin propose de se faire dieu devenir

dieu comme le dit le verbe theacuteothegravenai52 Dans sa structure mecircme la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee reacutealise

ce chemin son enseignement srsquoouvre avec la juste deacutefinition des dieux (sect 123-124) et se clocirct

sur lrsquoapotheacuteose de celui qui reacutealise la sagesse (sect 135) Tout le cheminement eacutethique entre les

deux vise donc agrave nous faire ressembler aux dieux Il est certain que leur repreacutesentation a tout

drsquoattrayant moralement ils goucirctent agrave la feacuteliciteacute (μακάρια) vivent dans une absence totale

de soucis entre autres parce qursquoils ne srsquooccupent pas des hommes hellip Ce bonheur tient agrave leur

constitution physique parfaite ils sont incorruptibles (ἄφθαρσία) autrement dit ils

possegravedent une perfection atomique neacutecessaire et constante ndash de quoi nous pouvons deacuteduire

qursquoils sont immortels ndash Celle-ci nrsquoest pas due agrave un corps qui garderait eacuteternellement les

mecircmes atomes ndash car alors nous ne pourrions en avoir de vision ndash mais agrave un corps qui est

constamment renouveleacute par un processus dont nous avons deacutejagrave parleacute lrsquoἀνταναπλήρωσις

48On la trouve dans les maximes 21 27 (correspondant agrave la sentence 13) et dans lamaxime 20 sous la forme ὁ παντελής βίος

49J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 13 p 316

50Id p 579

51P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome Eacutecole Franccedilaisede Rome 2012 p 355

52P VESPERINI Lucregravece op cit p 1623

(antanatplegraverosis) la reacutegeacuteneacuteration53 Cette reacutegeacuteneacuteration est spontaneacutee chez les dieux elle est le

fruit de leur nature et de leur environnement54 et leur est donc agrave jamais assureacutee Ainsi ne

souffrent-ils jamais du manque ne connaissaient-ils pas le deacuteseacutequilibre et nous aimerions

conclure qursquoils ne sont donc pas sujet au deacutesir

En effet ce serait lagrave une diffeacuterence notable entre les dieux et nous alors que leur

reacutegeacuteneacuteration est naturelle la nocirctre passe par lrsquoexpression drsquoun deacutesir lequel nous megravene agrave

passer de la souffrance agrave la perfection Se poserait alors la question de savoir si cette

diffeacuterence de nature entre ecirctre corruptible soumis au deacutesir et agrave la mort et ecirctre incorruptible

nrsquoinstaurerait pas une seacuteparation infranchissable entre hommes et dieux comme drsquoautres

traditions de penseacutee ont pu lrsquoaffirmer Or un passage du mur eacutepicurien que Diogegravene

drsquoOinoanda fit faire qui reprendrait une lettre drsquoEacutepicure agrave sa megravere est tregraves clair agrave ce sujet

περιγείνεται ἡμεῖν τάδrsquo οἷα τὴν διάθεσιν ἡμῶν ἰσόθεον ποιεῖ καὶ οὐδὲ διὰ

τὴν θνητότητα τῆς ἀφθάρτου καὶ μακαρίας φύσεως λειπομένους ἡμᾶς

δείκνυσιν55

[Nos progregraves vers la sagesse] produisent en nous une disposition eacutegale agrave

celle des dieux (ἰσόθεον) et nous montrent que le fait que nous sommes

mortels ne nous rend pas infeacuterieurs agrave la nature incorruptible et bienheu-

reuse [ie celle des dieux]56

Notre nature autre nrsquoempecircche nullement notre eacutegaliteacute aux dieux nos perfections sont eacutegales

et mecircme identiques Simplement les dieux eacutetant toujours neacutecessairement bienheureux ils

constituent un modegravele de feacuteliciteacute qursquoil nous faut contempler et faire nocirctre57 Ainsi la reacutepleacutetion

nous donne la perfection physique divine et nous nous faisons dieu gracircce aux deacutesirs combleacutes

53laquo Le processus par lequel srsquoentretient la reacutealiteacute corporelle des dieux [hellip] estdeacutesigneacute sous le nom grec drsquoἀνταναπλήρωσις raquo in J MOREAU laquo Eacutepicure et la physiquedes Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70 no 3 1968 p 286-294 p 290

54Pour lrsquoenvironnement des dieux ils vivent dans les intermondes ougrave les fluxatomiques sont sans doute moins chaotiques que dans les espaces intramondainsLeur environnement reste stable et il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier lrsquoinfluence de cetteconception sur lrsquoideacuteal social de lrsquoeacutepicurisme

55DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit consulteacute en ligne le 15deacutecembre 2017

56DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensop cit frag 125 (3-4) p 1066 lrsquoattribution agrave Eacutepicure demeure incertaine

57Voir eacutegalement PHILODEgraveME DE GADARA Peri eusebeia citeacute dans A-J FESTUGIEgraveREEpicure et ses dieux op cit p 92 note 2 sur le rapport des sages eacutepicuriens auxdieux voir aussi lrsquoarticle de Reneacutee Koch-Piettre laquo Eacutepicure dieu et image de dieu une autarcie extatique raquo Revue de lrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

24

Cette proximiteacute entre le dieu et le sage est si forte dans lrsquoeacutepicurisme qursquoon ne sait jusqursquoougrave

elle va les dieux sont-ils soumis aux deacutesirs ou non Une querelle datant du moyen-

eacutepicurisme (II-Ier siegravecle av J-C) nous montre des avis contraires sur la porteacutee de lrsquoanalogie

aux dieux En effet le traiteacute attribueacute agrave Deacutemeacutetrius Lacon Sur la forme des dieux fait eacutetat de

dieux qui laquo dans leurs inter-mondes[] bougent [] respirent mangent dorment (mais tregraves

leacutegegraverement) et bien sucircr ndash car comment concevoir le bonheur sans les entretiens entre

semblables (homoioi) ndash ils parlent et ils parlent la langue des sages le grec raquo58 Mais cette

position aurait fait deacutebat drsquoapregraves des papyrii drsquoHerculanum et mecircme creacuteeacute une dissidence avec

les Eacutepicuriens de Rhodes car le besoin de dormir et de manger y aurait eacuteteacute jugeacute contraire agrave

lrsquoincorruptibiliteacute divine59 Si les dieux accomplissent des actes de reacutegeacuteneacuteration comme les

hommes selon lrsquoavis qui aurait triompheacute on peut penser qursquoils sont soumis eacutegalement au

deacutesir hellip Mais on le voit il y a lagrave une tension dans lrsquoeacutepicurisme qui propose une analogie

entre le sage et le dieu sans en deacutefinir la limite doit-on rapprocher le dieu du sage en lui

attribuant les mecircmes activiteacutes y compris celles que font les hommes pour le bonheur Ou

bien le penser bienheureux sans ce que font et ce que subissent les hommes Dans tous les

cas deacutesirants ou non les dieux voient leur incorruptibiliteacute assureacutee en ce qursquoils finissent

neacutecessairement satisfaits soit qursquoils y pourvoient sans faillir soit que leur nature et leur

environnement y pourvoient pour eux sans qursquoils aient agrave agir

Les hommes contrairement aux dieux nrsquoont pas un eacutetat divin spontaneacutement assureacute

En effet une fois le deacutesir rempli le corps recommence agrave se vider du fait de son activiteacute et

signe ainsi son eacuteloignement de la perfection divine Le cycle du manque et de la reacutepleacutetion

recommence alors et lrsquoon pourrait penser que nous ne sommes que des intermittents du divin

Or ce nrsquoest pas le cas Lrsquoeacutepicurisme ne pense pas un bonheur agrave rapporter seulement agrave lrsquoinstant

de la perfection effective mais une extension du bonheur dans le temps Deux constats

permettent de le faire durer au-delagrave de lrsquoinstant de pleacutenitude Premier point si certes le cycle

58P VESPERINI laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 2(consulteacute le 18 mars 2019)

Dans la note 19 lrsquoauteur rapporte que laquo le dernier point [le sommeil] comme celuide la nourriture suscita une vive discussion et mecircme une dissidence chez lesEacutepicuriens de Rhodes dont nous avons un eacutecho gracircce aux papyrus drsquoHerculanum raquoOn le voit cette reacutealisation par les dieux drsquoacte de reacutegeacuteneacuteration donc de dieuxsoumis au manque mecircme temporairement et sans possibiliteacute de finir danslrsquoinsatisfaction nrsquoest pas forceacutement eacutevidente et accepteacutee par des eacutepicuriens

59Id 2 note 19 Voir note preacuteceacutedente25

reprend le fait de se savoir sur la bonne route pour revenir agrave un tel eacutetat est une occasion de

jouissance comme le montre la sentence 33

Σαρκὸς φωνὴ τὸ μὴ πεινῆν τὸ μὴ διψῆν τὸ μὴ ῥιγοῦνmiddot ταῦτα γὰρ ἔχων

τις καὶ ἐλπίζων ἕξειν καὶ ὑπὲρ εὐδαιμονίας μαχέσαιτο

La voix de la chair ne pas avoir faim ne pas avoir soif ne pas avoir froid

Si lrsquoon a cela en effet et que lrsquoon srsquoattend agrave lrsquoavoir on peut lutter pour la

feacuteliciteacute aussi60

Pour le peu que demande le corps on peut ecirctre satisfait au preacutesent mais aussi au futur ainsi

que lrsquoindique lrsquoinfinitif futur du verbe avoir ἕξειν Le bonheur comprend donc et neacutecessite

eacutegalement lrsquoavenir Crsquoest dans ce mecircme sens que nous prenons la fin du paragraphe 128 de la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui avait fait lrsquoobjet drsquoajouts dans le texte pour le comprendre et que Jean

Bollack enlegraveve pour livrer le texte suivant

τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν

ἀλγῶμενmiddot οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα

En effet crsquoest lagrave [ie quand rien ne peut plus parfaire la vie] que nous

avons lrsquousage drsquoun plaisir quand nous souffrons de ce que le plaisir ne soit

pas preacutesent Nous ne sommes plus dans le manque du plaisir61

Ce passage affirme qursquoune fois la perfection atteinte lrsquoabsence de plaisir est compenseacutee par

un usage (χρεία) du plaisir qui annule le besoin (δεόν) ayant eu un plaisir qui nous a meneacute agrave

la perfection nous pouvons faire appel agrave ce plaisir pour nous mettre agrave lrsquoabri de son absence

preacutesente Cela ne se peut et crsquoest notre deuxiegraveme point que parce que tout ne revient pas tout

agrave fait comme avant en effet le cycle que nous avons deacutecrit ndash qui va du manque agrave la limite et

perfection ndash constitue un dynamisme physiologique qui nrsquoest pas le tout de lrsquoecirctre Certes cette

vie purement organique τὸ ζῆν demeure premiegravere et fondamentale mais celle qursquoEacutepicure

vise crsquoest la vie speacutecifiquement humaine la βίος qui comprend notamment la penseacutee Crsquoest

dans cette-derniegravere que va se jouer la prolongation de la feacuteliciteacute Crsquoest ce que met en lumiegravere

Jean Bollack en commentant la maxime 20 laquo Lrsquouniteacute ainsi creacuteeacutee [par la penseacutee] transforme

le corps en un moi qui substitut de lrsquoorganisme se soustrait entiegraverement au temps

60EacutePICURE Sentence Vaticane 33 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 469sq lrsquoeacutediteur a choisi de comprendre la phrase sans lrsquoajout de la comparaison avecZeus qui avait eacuteteacute introduite par conjecture en la rapprochant drsquoautres citationssemblables (notamment fr 602 Us) en lrsquoestimant inutile le bonheur eacutetantforceacutement celui des dieux

61EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in Id p 70-7126

physiologique des plaisirs du corps sans que la penseacutee ait agrave y renoncer raquo62 Il est donc une

pleacutenitude irreacuteversible fruit de la penseacutee qui surplombe les cycles infinis du corps tout en en

jouissant et permet de demeurer dans un eacutetat divin alors mecircme que le manque reacuteapparaicirct En

effet nous avons subi par lrsquoeacutepicurisme une laquo mutation irreacuteversible raquo qui laquo doit consister

preacuteciseacutement dans lὁμοίωσις θεῷ dans un changement radical deacutetat mental et partant

neacutecessairement physique - selon la theacuteorie mateacuterialiste dEacutepicure - qui sopegravere chez le sage

lorsquil atteint la semblance au dieu raquo63 Nous voilagrave donc divinement transfigureacutes dans cette

vie totale ὁ ὅλος βίος qui reste complegravete en deacutepit du manque physique chronique

Nous pourrions condenser ce modegravele physique du deacutesir chez Eacutepicure en nous penchant

sur le deacutebut de la maxime 21

Ὁ τὰ πέρατα τοῦ βίου κατειδὼς οἶδεν ὡς εὐπόριστὸν ἐστι τὸ ἀλγοῦν κατrsquo

ἔνδειαν ἐξαιροῦν καὶ τὸ τὸν ὅλον βίον παντελῆ καθιστᾶνmiddot

Celui qui considegravere les limites de la vie (βίος) sait qursquoest facile agrave gagner le

moyen de supprimer ce qui par le manque fait la douleur et ainsi de

conduire agrave sa perfection la vie totale64

Le deacutesir est lrsquoagent ici silencieux qui fait passer du manque agrave la perfection La douleur le fait

naicirctre et le plaisir le fait nrsquoecirctre plus Il faut pour cela lrsquoavoir avant tout bien deacutefini il srsquoeacutetend

entre la souffrance du manque atomique et le plaisir de la reacutepleacutetion physique Une fois atteinte

cette limite advient la perfection qui nous rend irreacuteversiblement lrsquoeacutegal des dieux si elle nrsquoest

physiologiquement que temporaire la penseacutee sait lrsquoen faire sortir en la reacuteactualisant Ainsi

atteignons-nous la vie totale qui comprend autant le physiologique en nous ndash pour lequel il

faut srsquoassurer de pouvoir combler les manques cycliques ndash que la penseacutee qui jouit de

connaicirctre reacuteactualiser et maintenir un tel eacutetat de bonheur laquo La vie mecircme constamment

menaceacutee aspire agrave srsquoaccomplir agrave se reconstituer dans son inteacutegriteacute raquo eacutecrit Jean Bollack65

crsquoest le deacutesir qui en traduisant cette aspiration se charge de cette lourde et noble tacircche Si

nous nous posions la question de la valeur du deacutesir nous pourrions dire que lrsquoeacutepicurisme ne

meacutejuge pas le manque dont il est le fruit au contraire cela fait partie de notre nature humaine

propre qui a elle aussi sa perfection ndash qui est eacutegalement celle des dieux ndash qui peut justement

62J BOLLACK Id 22 p 314

63Ibid p 579

64 EacutePICURE Maxime Capitale 21 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 316

65Ibid p 57927

ecirctre atteinte par cet affect Il srsquoagit donc drsquoun affect tregraves positif Agrave une condition respecter sa

deacutefinition autrement dit ne pas outrepasser la limite

28

Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir

La limite est ce qui permet au modegravele de fonctionner cependant elle peut ecirctre

franchie Crsquoest mecircme un constat assez reacutepandu dans la philosophie antique que les hommes

souffrent souvent de lrsquoillimitation en matiegravere de deacutesir ce qui amegravene parfois agrave une

condamnation radicale du deacutesir Pour Eacutepicure nous lrsquoavons vu il nrsquoest pas question de cela

le deacutesir peut ecirctre tregraves beacuteneacutefique autant que lrsquoon respecte les bornes de sa nature srsquoil sort de ce

cadre il devient tregraves nocif pour lrsquohomme Mais cette transgression nrsquoest pas due au deacutesir

mecircme Dans un renversement du platonisme lrsquoeacutepicurisme accuse lrsquoacircme et non le corps

drsquoecirctre agrave lrsquoorigine du dysfonctionnement du deacutesir Nous allons donc eacutetudier les deacuteterminations

de lrsquoacircme agrave tomber dans lrsquoillimitation et les conseacutequences de ce penchant

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple

Nous lrsquoavons dit lrsquoacircme en tant que corps et dans le corps obeacuteit aux mecircmes lois que

ce-dernier et ne doit pas ecirctre seacutepareacutee des pheacutenomegravenes physiques qui lrsquoatteignent tout autant

Cependant elle est un corps particulier elle se compose drsquoatomes subtils de souffle et de

chaud reacutepartis dans toute la chair et cette finesse est agrave lrsquoorigine de la sensibiliteacute de

lrsquoorganisme entier Le corps comprend donc lrsquoacircme qui lui donne la sensation et laquo pour cette

raison elle ne srsquoarrecircte pas de produire des perceptions raquo66 Sa sensibiliteacute naturelle autorise

donc une grande agitation qursquoil faut attentivement surveiller Ainsi par ses caracteacuteristiques

propres lrsquoacircme est un corps certes indissociable du corps mais qui se comporte autrement que

lui

Diogegravene drsquoOinoanda dans le traiteacute eacutepicurien qursquoil fit graver sur un mur de sa patrie parle agrave

plusieurs reprises de leurs diffeacuterences Il souligne surtout les excegraves de lrsquoacircme comme par

exemple dans ce passage ἔχει δrsquoἡ ψυχὴ πάθη τῆς γεγεννηκυίας αὐτὰ αἰτίας μακρῷ

μείζονα laquo lrsquoacircme eacuteprouve des affections beaucoup plus grandes que la cause qui les a

produites raquo67 Ici lrsquoeacutepicurien pointe la puissance de deacutemultiplication de lrsquoacircme drsquoun fait

donneacute drsquoune sensation limiteacutee peuvent srsquoen suivre des affects excessifs qui sont donc parce

qursquoils ne renvoient plus agrave la reacutealiteacute sensible des affects vides Cette disposition de lrsquoacircme agrave

66J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure op cit p 58 cette pagedeacuteveloppe les paragraphes 63 agrave 66 de la Lettre agrave Heacuterodote

67DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 44 I p 226 trad fr Pierre-Marie Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 44 I p 1051

29

lrsquoexcegraves touche eacutegalement aux penseacutees sans cesse elle forme des opinions qui si elles ne sont

pas informeacutees par la science finissent elles aussi deacuteconnecteacutees du sensible Degraves lors cette

caracteacuteristique psychique ne peut ecirctre que condamneacutee dans la penseacutee du Jardin dans sa cause

ndash le vide lrsquoabsence de reacutefeacuterents sensibles ndash et dans son effet neacutecessaire ndash le trouble ndash Crsquoest la

penseacutee rationnelle qui gracircce agrave la science de la nature des choses doit purifier lrsquoacircme de ses

excegraves et reacuteintroduire la mesure du sensible dans celle-ci

Au contraire le corps se caracteacuterise par sa simpliciteacute et Diogegravene drsquoOinoanda met clairement

en balance leurs dispositions contraires au fragment 2

τὰ μὲν γὰρ ὑπὸ αὐτοῦ [ie τοῦ σώματος] ζητούμενα μείκρα εἶναι καὶ

εὐπόριστα [] τὰ δrsquo ὑπὸ τῆς ψυχῆς μεγάλα τε καὶ δυσπόριστα πρὸς δὲ

τῷ μηδὲν ὠφελεῖν τὴν φύσιν καὶ κινδύνους ἐπιφέροντα

Ce que recherche le corps ce sont des choses petites faciles agrave acqueacuterir

[hellip] tandis que ce que lrsquoacircme recherche ce sont de grandes choses diffi-

ciles agrave acqueacuterir et qui outre le fait qursquoelles ne sont drsquoaucune utiliteacute agrave

notre nature sont aussi source de dangers68

Le lycien joue sur lrsquoopposition des demandes corporelles et psychiques celles du premier

sont εὐπόριστα faciles agrave satisfaire celles de la seconde δυσπόριστα difficiles agrave satisfaire

Lrsquoacircme demande trop et nous met en danger alors que le corps est facile agrave satisfaire et prudent

Drsquoailleurs il supporte mal lrsquoexcegraves par exemple srsquoil mange trop il sera malade Il est en fait

incapable de deacutepasser lui-mecircme ses propres limites lorsqursquoil vit des deacutebordements crsquoest

sous lrsquoimpulsion de lrsquoacircme qui lui fournit des sensations deacuteformeacutees par de faux jugements

Lrsquoinscription murale rappelle cette domination de lrsquoacircme sur le corps en parlant de la

preacuteeacuteminence des affections psychiques ἡ τῶν ψυχικῶν τούτων ὑπεροχὴ παθῶν69 Lrsquoacircme

en tant qursquoelle donne au corps la sensibiliteacute lrsquoentraicircne dans la mesure comme dans le

deacutemesure elle est donc lrsquounique facteur drsquoexcegraves Cependant le psychique nrsquoest pas

condamneacute absolument en effet dans ce mecircme fragment 2 nous avions enleveacute afin de mieux

mettre en lumiegravere lrsquoopposition cette proposition subordonneacutee ὧν δύναται καὶ ἡ ψυχὴ

συναπολαύουσα καλῶς δίαγειν laquo [ce que recherche le corps ce sont des choses petites

faciles agrave acqueacuterir] ce qui permet agrave lrsquoacircme quand elle en jouit aussi drsquoavoir une vie belle raquo70

Crsquoest donc aux attentes du corps que lrsquoacircme doit srsquoen tenir qui lui procurent un grand plaisir

68DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 2 I p 247 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 2 I p 1030

69Id fr 44 trad fr P-M Morel in Id fr 44 p 1051

70Id fr 2 p 247 trad fr P-M Morel in Id fr 2 I p 103030

Ce passage nrsquoest que le deacuteveloppement des accusations du corps envers lrsquoacircme que Diogegravene

met ici en scegravene le physiologique srsquoavegravere ecirctre lrsquoinnocente victime drsquoun bourreau qui pacirctit lui-

mecircme de ses agissements Par ces justes reproches le corps tente de faire entendre raison agrave

lrsquoacircme pour la ramener vers leur bien respectif et commun Ainsi le corps devient-il pour

lrsquoacircme un modegravele en matiegravere de traitement des affections au premier rang desquelles le deacutesir

Nous trouvons lagrave le renversement conceptuel drsquoun passage du Pheacutedon de Platon dans ce

dialogue preacuteciseacutement le corps est accuseacute par Socrate drsquoecirctre le fauteur de trouble car il se

situe du cocircteacute du deacutesir excessif Voilagrave quelle diatribe le mourant adresse agrave ce qursquoil va bientocirct

laisser

μυρίας μὲν γὰρ ἡμῖν ἀσχολίας παρέχει τὸ σῶμα διὰ τὴν ἀναγκαίαν

τροφήνmiddot ἔτι δέ ἄν τινες νόσοι προσπέσωσιν ἐμποδίζουσιν ἡμῶν τὴν τοῦ

ὄντος θήραν ἐρώτων δὲ καὶ ἐπιθυμιῶν καὶ φόβων καὶ εἰδώλων

παντοδαπῶν καὶ φλυαρίας ἐμπίμπλησιν ἡμᾶς πολλῆς ὥστε τὸ λεγόμενον

ὡς ἀληθῶς τῷ ὄντι ὑπrsquoαὐτοῦ οὐδὲ φρονῆσαι ἡμῖν ἐγγίγνεται οὐδέποτε

οὐδέν καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ

σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες

οἱ πόλεμοι γίγνονται τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ

σῶμα δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳmiddot

Le corps en effet est pour nous une source de mille affairements car il est

neacutecessaire de le nourrir en outre si des maladies surviennent elles sont

autant drsquoobstacles agrave notre chasse agrave ce qui est Deacutesirs appeacutetits peurs si-

mulacres en tout genre futiliteacutes il nous en remplit si bien que comme on

dit pour de vrai et pour de bon agrave cause de lui il ne nous sera jamais pos-

sible de penser et sur rien Prenons les guerres les reacutevolutions les

conflit rien drsquoautre ne les suscite que le corps et ses appeacutetits (ἐπιθυμίαι) Car

toutes le guerres ont pour origine lrsquoappropriation des richesses Or ces ri-

chesses crsquoest le corps qui nous force agrave les acqueacuterir crsquoest son service qui

nous rend esclave71

Le corps est ici accuseacute drsquoune part de troubler la penseacutee lrsquoacircme par ses affections propres et

drsquoautre part de deacutetourner lrsquoeacutenergie humaine dans lrsquounique but de sa satisfaction qui semble

sans fond Ses besoins mecircmes les plus eacuteleacutementaires nous deacutetournent du travail de lrsquoacircme et il

nrsquoest pas mecircme capable de srsquoy tenir Il nrsquoest pas fiable il nous entraicircne dans des situations

71PLATON Phaidron in Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967vol 1 trad fr Monique Dixsaut in PLATON Oeuvres complegravetes L Brisson (eacuted) MDixsaut (trad) Paris Flammarion 2014 Pheacutedon 66b-66d p 1182

31

peacuterilleuses agrave la poursuite de ce qui ne nous comble mecircme pas les richesses Le deacutesir des

richesses est agrave lrsquoimage de celles-ci illimiteacute Telle est lrsquoillusion qui nous deacutetourne de

lrsquoessentiel qui est dans lrsquoacircme et ce qui lui est propre On voit bien agrave quel point lrsquoeacutepicurisme

srsquooppose agrave ce passage du Pheacutedon en innocentant le corps et en chargeant le psychique des

potentiels excegraves le corps est simple lrsquoacircme excessive et elle doit srsquoinspirer du corps pour ne

pas tomber dans lrsquoillimiteacute

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir

Lrsquoexcegraves dans lrsquoacircme tient nous lrsquoavons dit agrave un jugement eacuteloigneacute de la reacutealiteacute sensible

que les textes expriment sous le nom de κενὴ δόξη jugement vide ou de κενοδοξία vaniteacute

du jugement avec eux elle pense pouvoir contenir au-delagrave de ce que peut lrsquoorganisme Son

erreur porte sur la nature des choses elle vient de ce qursquoelle deacutesire un contenu sans contenant

pour lrsquoaccueillir ce qui fait que ce contenu ne peut de fait pas se constituer Mais cette

illusion tenace reporte geacuteneacuteralement la faute sur le corps

Ἄπληστον οὐ γαστήρ ὥσπερ οἱ πολλοί φασιν ἀλλὰ δόξα ψευδὴς ὑπὲρ

τοῦ γαστρὸς ἀορίστου πληρώματος

Inassouvissable non le ventre comme on le dit souvent mais lrsquoideacutee

fausse que lrsquoon se fait de lrsquoassouvissement illimiteacute du ventre72

Ce qui est sans satisfaction possible nrsquoest pas ici le corps et ses deacutesirs en eux-mecircmes mais

une penseacutee sans fondement qui outrepasse les bornes physiques le corps ne fait que suivre

cette sensibiliteacute deacuteformeacutee qui imagine de faccedilon paradoxale une satisfaction sans borne Or

comme toute reacutealiteacute ne tient qursquoagrave sa limite la reacutepleacutetion nrsquoest reacutealisable que srsquoil existe une

borne bien eacutetablie au preacutealable Ce thegraveme du jugement vide montre encore une fois que le

corps a une deacutelimitation deacutetermineacutee et infranchissable tandis que lrsquoacircme possegravede une certaine

eacutelasticiteacute sans doute due agrave sa subtiliteacute qui peut former de vains jugements deacutenaturant le deacutesir

En effet celui-ci eacutetant par essence lieacute agrave la limitation du corps il se voit deacutetourneacute par une

penseacutee qui nie la borne physique donc les propres bornes de son extension Il se retrouve

alors sans deacutelimitations deacutepouilleacute de sa nature et devient un eacutelan sans limite crsquoest ce deacutesir

qui est anormal pour les eacutepicuriens bien qursquoil soit peut-ecirctre plus reacutepandu que la norme agrave

laquelle ils aspirent

72EacutePICURE Sentence Vaticane 59 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 52332

Cet affect sans borne sans fond pousse lrsquoindividu dans une course sans fin Diogegravene

drsquoOinoanda eacutetablit une liste de tourments dans laquelle ces deacutesirs illimiteacutes occupent une

grande place

ἐπιθυμῖαι τοὺς φυσικοὺς ὅρους ἐκτρέχουσαι αἰ γὰρ ῥίζαι κακῶν πάντων

εἰσιν αὗται κἂν ταύτας μὴ ὑποτέμωμεν ὄχλος κακῶν ἡμεῖν προσφύσετα

Les deacutesirs qui outrepassent les limites naturelles [hellip] sont en effet les ra-

cines de tous les maux et si nous ne les coupons pas agrave la base une multi-

tude de maux va croicirctre en nous73

En les deacutesignant comme racine de tous les maux αἰ ῥίζαι κακῶν πάντων le lycien

marque lrsquoimportance du deacuteregraveglement de cet affect dans le deacuteseacutequilibre individuel En tant que

moteur de lrsquoaction il pousse lrsquohomme agrave suivre des choses indistinctes sans mesure avec son

corps cette deacutemesure ou πλεονέξια comme drsquoautres la nommeront provoque tous les

troubles possibles puisque le corps et lrsquoacircme se perdent dans des objets des situations ou des

quantiteacutes qui nrsquoont plus rien agrave voir avec leur nature et les besoins qui en deacutecoulent et que leur

enseigne la phusiologia Lrsquoillusion qui suit lrsquoopinion sans science megravene arbitrairement

chacun de chimegraveres en chimegraveres et le deacuteconnecte ainsi de la reacutealiteacute pourtant seule source

possible du bien La reacutealiteacute se caracteacuterise par la limitation des choses le deacutesir irreacuteel est donc

illimiteacute et surtout insatiable comme le montre toujours Diogegravene

Αἰ κεναὶ τῶν ἐπιθυμιῶν ὥσπερ αἰ δόξης καὶ τῶν ὁμοίων οὑ μόνον εἰσὶν

κεναὶ πρὸς δὲ τῷ κεναὶ καὶ δυσπόριστοι Οὐκ ἀπέοικε τοῦ πολλὰ μὲν

πίνειν αἰεὶ δὲ διψᾶν τὸ πολλὰ μὲν κτᾶσθαι πλειόνων δrsquoἐπιθυμεῖν

Les deacutesirs vides comme ceux de gloire et de choses semblables non

seulement sont vides mais en plus drsquoecirctre vides difficiles aussi agrave satisfaire

Ce nrsquoest pas diffeacuterent du fait de boire beaucoup et drsquoavoir toujours soif

que de posseacuteder beaucoup et de deacutesirer davantage74

73DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

74DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT laquo Review of Supplement to Diogenes ofOenoanda the Epicurean Inscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 792007 p 30-34 NF 131 p 34 traduction personnelle Dans lrsquoarticle lrsquoauteur proposeune correction agrave la fin de ce passage que nous avons reprise agrave lrsquoeacutedition de SmithCelui-ci lisait apregraves διψᾶν Τὸ Πέλλα[ν] μὲν ltκεgtκτῇσθαι μετrsquoἀ[ν]ιῶν δrsquoἐ[στι κενὸν] et lepensait comme la deacutenonciation de lrsquointranquilliteacute drsquoAlexandre le Grand

33

Lrsquoimage de lrsquoassoiffeacute sans fond illustre lrsquoideacutee que le pire dans la vaniteacute au-delagrave des dangers

qursquoelle nous fait prendre reacuteside dans lrsquoimpossibiliteacute radicale drsquoen retirer une vrai satisfaction

un plaisir profond

Les conseacutequences terribles de lrsquoillimitation font ressortir agrave nos yeux lrsquoimportance de

la science de la nature agrave qui nous voudrions faire la part belle dans la vie bonne autant

qursquoaux dieux si ce nrsquoest plus Crsquoest ce fragment du mur drsquoOinoanda qui nous invite agrave le

faire

τῶν δrsquoἄλλων ἀποφαίνομαι τοὺς μὲν φυσικῶν ἁπτομένους λόγων μὴ διὰ

τοὺς θεοὺς εἶναι δικαίους διὰ δὲ τὸ βλέπειν ὀρθῶς τάς τε ἐπιθυμίας

τίνrsquoἔχουσιν φύσιν καὶ τὰς ἀλγηδόνας καὶ τὸν θάνατον (πάντῃ τε γὰρ

πάντως ἢ διὰ φόβον ἢ διὰ ἡδονὰς ἀδικοῦσιν ἄνθρωποι)

Mais je le proclame parmi les autres hommes [ie ceux qui sont pieux]

[ceux] qui srsquoattachent agrave la science de la nature doivent drsquoecirctre justes non

pas aux dieux mais au fait qursquoils ont une vision correcte de la nature des

deacutesirs des souffrances et de la mort (car en tout cas crsquoest toujours agrave

cause de la peur ou bien des plaisirs que les hommes commettent des in-

justices)75

Le bon comportement drsquoun homme nrsquoest pas en premier lieu lieacute agrave une pieacuteteacute que nous

nommerions morale mais surtout agrave sa connaissance de la nature des choses qui lrsquoentourent

En effet ses mauvaises actions proviennent drsquoune mauvaise saisie intellectuelle de ce qursquoest

le plaisir et la souffrance et lrsquohomme se trompe alors dans ses craintes et dans ses deacutesirs

Connaicirctre la constitution et la structure du deacutesir est donc un eacuteleacutement essentiel de la vie bonne

Crsquoest donc la phusiologia qui est la cadre de la reacutealiteacute et lrsquooutil qui nous permet de la saisir

ce qursquoil en est reacuteellement du plaisir et de la souffrance du deacutesir et de lrsquoaversion hellip et aussi

des dieux modegraveles du bonheur la pieacuteteacute envers eux consiste agrave les connaicirctre dans les

caracteacuteristiques de perfection que les eacutepicuriens exposent Cependant ce ne sont pas eux qui

nous mettent en contact avec la reacutealiteacute mais bien la science de la nature qui elle seule nous

permet drsquoappreacutehender avec justesse le reacuteel

75DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica ndeg 42 2009 p 1-48 NF167-c p 7 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citNF 167-c p 1038

34

Ce que la raison combat dans lrsquoeacutepicurisme crsquoest la forme illimiteacutee du deacutesir et non le

deacutesir radicalement En effet un deacutesir limiteacute est le fruit de la raison et du reacuteel puisqursquoil prend

en compte le savoir sur sa nature et celle des besoins et use drsquoun raisonnement pour srsquoassurer

qursquoil fait agir en sorte drsquoecirctre combleacute La seule source de dysfonctionnement possible est

lrsquoacircme En ce qursquoelle produit constamment les sensations eacuteprouveacutees par le corps elle est

responsable de la bonne reacutealisation de la nature du deacutesir dans les bornes qui nous deacutefinissent

ou de tomber dans des deacutelires Le travestissement de la reacutealiteacute tient agrave la mauvaise information

des sensations par des opinions sans fondements plutocirct que par le savoir et provoque un

eacuteloignement de la reacutealiteacute dangereux et nocif

35

Conclusion

Dans le cadre de lrsquoatomisme eacutepicurien tout pheacutenomegravene doit srsquoenvisager sous lrsquoangle

de la physique et le deacutesir nrsquoy eacutechappe pas Eacutepicure pose un modegravele de fonctionnement autant

descriptif que normatif En effet lorsqursquoil envisage le manque atomique qui creacutee un eacutelan vers

sa propre reacutesorption et la limite agrave atteindre pour ressentir une pleacutenitude digne des dieux

lrsquoeacutepicurisme veut agrave la fois rendre compte drsquoune reacutealiteacute et prescrire ce parcours par lequel on

touche au bonheur bonheur non seulement drsquoavoir satisfait agrave une demande biologique sans

cesse renouveleacutee mais aussi plaisir constant deacutetacheacute du cycle physiologique de se savoir

vivre la vie totale Cette constance nous rend veacuteritablement semblable aux dieux alors mecircme

que lrsquoassurance pour eux drsquoecirctre combleacute qursquoils deacutesirent ou non ndash et leur incorruptibiliteacute de

maniegravere geacuteneacuterale ndash devrait nous en seacuteparer mais lrsquoeacutepicurisme ne voit pas lagrave de raison

suffisante pour nous les rendre inaccessibles Bien plutocirct le deacutesir est le processus speacutecifique

par lequel lrsquoespegravece des hommes ndash voire celle des dieux ndash atteint sa perfection physique Y voir

un signe de la faiblesse humaine ne serait pas du tout eacutepicurien puisque cette penseacutee

comprend seulement que lrsquoespegravece humaine diffegravere des dieux dans sa complexion physique et

son environnement sans jugement de valeur aucun Le deacutesir ainsi deacutefini se trouve donc ecirctre

un affect tregraves positif puisqursquoil est celui qui nous megravene parfaitement au bonheur En

contrepartie sa deacutenaturation dans lrsquoillimitation passe pour catastrophique En effet la

positiviteacute du deacutesir disparaicirct alors et crsquoest un basculement violent et sans fond dans lrsquoirreacutealiteacute

par rapport agrave la physique celle drsquoun corps qui pourrait contenir plus que sa nature drsquoune

satisfaction sans borne qui repousse toujours plus loin lrsquoillusion de son comblement toujours

plus loin que la reacutealiteacute Le deacutesir erre alors et lrsquohumain qursquoil anime avec Ce qui devrait ecirctre la

racine du plus grand bien se deacutenature alors en laquo racine de tous les maux raquo la reacutealiteacute existante

parce que limiteacutee srsquoeacuteloigne alors mecircme qursquoelle est lrsquounique source de bonheur de reacutealisation

de la perfection possible pour lrsquohumain

Du deacutesir cet affect si important dans lrsquoeacutequilibre humain nous nous sommes pencheacutes

sur ce que nous appellerions dans nos mots modernes la physique il srsquoagit en fait du

meacutecanisme atomique et de sa constitution en rapport avec les pheacutenomegravenes qui lui sont

exteacuterieurs qui posent les bornes exteacuterieures du deacutesir soit sa deacutefinition autrement dit sa

nature Mais comme nous le suggeacuterait la maxime 11 la phusiologia en tant que science de la

nature des choses nous apprend aussi les deacutelimitations internes des deacutesirs ce que nous

classerions dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc agrave cette eacutethique que permet la science physique que nous

36

allons nous inteacuteresser et qui nous conduira apregraves avoir appris la cause et la nature des deacutesirs

agrave en connaicirctre leurs caracteacuteristiques et leur cateacutegorisation

37

Partie 2

-

Typologie des deacutesirs eacutetat des lieux de la structure interne

du champ des deacutesirs

Dans le cadre de la nature eacutepicurienne du deacutesir telle que nous venons de la deacutecrire on

peut relever deux maniegraveres de cateacutegoriser les deacutesirs La premiegravere et la plus connue est la

classification formuleacutee au paragraphe 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee crsquoest la fameuse

tripartition des deacutesirs naturels et neacutecessaires naturels mais non neacutecessaires et deacutesirs vains ou

vides Une seconde plus informelle se construit tout au long des textes et repose dans les

diffeacuterents mots utiliseacutes pour parler du deacutesir de certaines formes du deacutesir ἐπιθυμία πόθος

ἔρως ou ἐρωτίκη πάθη ἀφροδίσιον et ὄρεξις Chacun revecirct un sens particulier possegravede

une utilisation dans un contexte speacutecifique qui permet drsquoidentifier certains deacutesirs particuliers

ou formes de deacutesirs et donc de proposer une typologie compleacutementaire agrave la premiegravere qui

meacuterite elle aussi drsquoecirctre plus approfondie que ce que lrsquoon nous apprend au premier abord Nous

tenterons ici de dresser un tableau aussi exhaustif que possible des diffeacuterents types de deacutesir

afin de les expliciter tout en mecirclant les deux typologies Pour cela nous eacutetudierons drsquoabord la

deacutesignation la plus courante du deacutesir ἐπιθυμία Puis nous exposerons la tripartition des

deacutesirs en tentant de faire ressortir la structure de cette classification Enfin nous ferons le

tour des problegravemes drsquoun deacutesir difficile agrave classer lrsquoamour hellip Ce qui ne laissera pas indemne

ce que nous pensons savoir de la theacuteorie eacutethique du deacutesir chez Eacutepicure

Chapitre 3 ndash Du choix du mot ἐπιθυμία

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)

Il convient drsquoabord de se pencher sur le terme qui exprime le plus couramment le deacutesir

dans le corpus eacutepicurien ἐπιθυμία que nous avons deacutejagrave croiseacute Il srsquoagit du deacutesir-type celui

qui sert agrave deacutesigner un processus de deacutesir modegravele tel que nous avons pu le deacutecrire mais il

couvre aussi tous types de deacutesir du plus neacutecessaire au plus vide Cette double possibiliteacute de

signification le deacutesigne donc comme le mot le plus large et le plus courant pour parler du

deacutesir

Il nous faut ecirctre un peu plus preacutecis en ajoutant que la plupart de ses occurrences sont au

pluriel (ἐπιθυμῖαι) Ce pluriel permet une concreacutetisation des deacutesirs en visant la pluraliteacute des

cas drsquoailleurs lorsqursquoil est employeacute au singulier ce mot est toujours deacutesir de quelque chose

et se trouve grammaticalement compleacuteteacute par lrsquoobjet du deacutesir par exemple dans la sentence 35

ἐπιθυμίᾳ τῶν ἀπόντων (le deacutesir des choses absentes) Il nrsquoest donc pas question de cerner

lrsquoIdeacutee du Deacutesir mais de deacutesigner chaque deacutesir affecteacute par lrsquoobjet dont il est le deacutesir Lrsquoessence

du deacutesir crsquoest un processus une constitution une deacutefinition que nous avons preacutesenteacutee dans

notre premiegravere partie qui se creacutee dans un rapport entre notre nature et celle de la chose

deacutesireacutee elle ne peut donc pas constituer un invariant qui pourrait se passer drsquoobjet ou

drsquoillusion drsquoobjet ni drsquoecirctre deacutesirant Lrsquoobjet est donc tout aussi essentiel dans la nature drsquoun

deacutesir que son fonctionnement Nous utiliserons cependant un singulier geacuteneacuteralisant en parlant

du deacutesir suivant lrsquousage du franccedilais et de la lexicographie76 nous demandons au lecteur

beacuteneacutevole de bien se souvenir qursquoil ne srsquoagit pas pour autant de deacutesigner une geacuteneacuteraliteacute lisse

mais la notion dans toute sa diversiteacute variant par les divers rapports entre les objets du deacutesir

et les ecirctres deacutesirants

Lrsquoeacutequivalent en latin de ce terme ne fait pas lrsquounanimiteacute drsquoun cocircteacute Lucregravece utilise

cupido inis au singulier et compleacuteteacute par un objet de lrsquoautre Ciceacuteron preacutefegravere cupiditas atis

Les deux termes qui renvoient au laquo deacutesir passionneacute raquo sont tregraves semblables si ce nrsquoest que le

premier bascule un peu plus vite que son camarade dans lrsquoacception de deacutesir sexuel si lrsquoon

suit les notices de Oxford Latin Dictionnary77

76Soulignons que cette coutume peut parfois masquer lrsquoeacutevidence drsquoun emploihabituellement au pluriel

77laquo Cupido inis raquo et laquo cupiditas atis raquo in Oxford Latin Dictionnary Oxford ClarendonPress 1968 p 472

39

Lrsquoutilisation eacutepicurienne drsquoἐπιθυμία ne fait que reprendre lrsquoacception courante du

terme en grec Ainsi serait-ce un abus de langage que de parler ici de concept eacutepicurien nous

preacutefeacuterons le terme de notion eacutepicurienne qui deacutesigne une signification non speacutecifique agrave cette

doctrine mais comprise et eacutevalueacutee selon la penseacutee eacutepicurienne Pour autant ἐπιθυμία en tant

que terme geacuteneacuterique pour le deacutesir nrsquoest pas partageacute par toutes les philosophies antiques Pour

ne parler que des preacutedeacutecesseurs drsquoEacutepicure Aristote et Deacutemocrite preacutefegraverent ὄρεξις pour le

deacutesigner tandis que Platon utilise bien ἐπιθυμῖαι au pluriel pour deacutesigner la partie des trois

de lrsquoacircme qui deacutesire78 Lrsquoinfluence de Platon sur Eacutepicure est certaine David Sedley le deacutesigne

mecircme comme un preacutecurseur (forerunner) en expliquant que laquo le platonisme paraicirct avoir offert

au jeune Eacutepicure sa premiegravere excursion en philosophie raquo79 M Sedley fait allusion au premier

maicirctre drsquoEacutepicure dont nous apprenons par Diogegravene Laeumlrce qursquoil srsquoagissait drsquoun platonicien

du nom de Pamphile80 Ainsi la penseacutee drsquoEacutepicure possegravede-t-elle un fond platonicien

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις

Eacutepicure connaissait aussi Aristote et Deacutemocrite mais il semble avoir reacuteagi agrave leurs

physiques plus qursquoagrave leurs eacutethiques En effet pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral ces deux

penseurs employaient le mot ὄρεξις Ce terme nrsquoest employeacute qursquoune seule fois chez Eacutepicure

dans la maxime 26 comme une partie drsquoἐπιθυμία (deacutesir) puisqursquoil est le sujet du verbe

ἔχουσιν (avoir) dont ὄρεξις est lrsquoobjet Par ce mot Eacutepicure semble deacutesigner lrsquoappeacutetit ndash tel

qursquoon le deacutefinissait au XVIIe siegravecle ndash la partie passive aveugle et sans conscience du deacutesir

tandis que lrsquoἐπιθυμία comprendrait aussi une part de conscience de savoir drsquoinformation de

cette sensation brute une direction vers lrsquoaction aussi Les rapports entre ἐπιθυμία et ὄρεξις

srsquoinverse chez Aristote et Deacutemocrite qui privileacutegient tous deux le terme drsquoὄρεξις pour penser

lrsquoaffect deacutesirant en geacuteneacuteral Dans son traiteacute De lrsquoacircme le Stagirite questionne les faculteacutes de

lrsquoacircme ainsi que lrsquoorigine du mouvement individuel (ce qursquoil nomme mouvement local ἡ

κίνησις κατὰ τόπον) il deacutesigne lrsquointellect pratique et le deacutesir comme les deux principes de

cet eacutelan menant vers lrsquoobjet deacutesirable (III 433 a) Cependant lrsquointellect ne peut rien sans

deacutesir en revanche le deacutesir peut agir sans lrsquointellect Aristote procegravede alors agrave une distinction

inteacuteressante parmi les deacutesirs

78Voir agrave ce sujet G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975 p 172 sq

79D SEDLEY laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille 1976 p 119-159 p 133 traduction personnelle

80DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 14 p 124840

Ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξιςmiddot ὅταν δὲ κατὰ τὸν λογισμὸν κινῆται καὶ κατὰ

βούλησιν κινεῖται Ἡ δrsquoὄρεξις κινεῖ παρὰ τὸν λογισμόνmiddot ἡ γὰρ ἐπιθυμία

ὄρεξίς τις ἐστιν

La volonteacute est une espegravece drsquoappeacutetit (ὄρεξις) lorsqursquoon se meut selon le

raisonnement on se meut selon la volonteacute Mais lrsquoappeacutetit (ὄρεξις) peut

mouvoir contre le raisonnement en effet le deacutesir (ἐπιθυμία) est une

sorte drsquoappeacutetit (ὄρεξις)81

Volonteacute et deacutesir sont deux formes de lrsquoappeacutetit qui se diffeacuterencient parce que la premiegravere

accompagne un raisonnement et lrsquoautre le contredit Lrsquoappeacutetit nrsquoest pas en soi irrationnel

crsquoest sous sa forme drsquoἐπιθυμία qursquoil le devient On sent bien ici la notion irrationnelle qui

pegravese sur le deacutesir deacutesigneacute par ce terme drsquoἐπιθυμία Chez Deacutemocrite la penseacutee du deacutesir a des

traits communs avec celle deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutepicurisme au fragment 223 par exemple

lrsquoatomiste pose que le corps agrave des besoins frugaux qui combleacutes apportent le plaisir tandis

que crsquoest lrsquoesprit mal informeacute qui nous perd Toutefois Deacutemocrite ne vise pas tant le plaisir

que la joie (εὐθυμία) qui neacutecessite un contentement face aux choses preacutesentes Or crsquoest cette

attitude que mettent en danger lrsquoὄρεξις et lἐπιθυμία chacun poussant vers un objet qui est

absent En outre leur existence deacuterive certes de lrsquoutile mais finit dans lrsquoexcegraves Jean Fregravere

propose cependant une distinction entre ὄρεξις et ἐπιθυμία en deacutefinissant le premier comme

laquo lrsquoaspiration en son sens [hellip] le plus geacuteneacuteral [hellip] en son aspect non-raisonneacute son pur

jaillissement instinctif [hellip] qui nrsquoimplique pas de perversiteacute morale raquo82 il srsquoagit donc drsquoun

eacutelan irreacutefleacutechi qui nrsquoa pas encore eacuteteacute informeacute qui peut mener vers quelque chose de bon ou

mauvais mais eacutecornifle le bonheur en ce qursquoil vise un objet absent Lrsquoἐπιθυμία lui paraicirct

plus peacutejoratif il est caracteacuteristiquement lieacute agrave lrsquoexcegraves Drsquoune part il est sans fin comme le dit

Jean Fregravere laquo le deacutesir (ἐπιθυμία) est le regravegne du de nouveau raquo83 des mecircmes choses Drsquoautre

part il est deacutemesure comme on le voit au fragment 224 ἡ τοῦ πλέονος ἐπιθυμίη τὸ

παρεὸν ἀπόλλυσι τῆι Αἰσωπείηι κυνὶ ἰκέλη γινομένη84 laquo deacutesirer davantage que ce que

lrsquoon a crsquoest lacirccher la proie pour lrsquoombre comme dans le cas du chien drsquoEacutesope raquo85 Cette

81ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris1966 III 433 a p 90-91

82J FREgraveRE Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacuted Lesbelles Lettres 1982 p 75

83Id p 76

84DEacuteMOCRITE Fragments 224 in H DIELS et W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratikervol 2 Berlin Weidmann 1952 p 130-224

85DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques J-P Dumont et H Diels (eacuted) Paris Gallimard 1988p 900

41

illimitation dans le temps et dans la quantiteacute provoque non seulement lrsquointempeacuterance qui en

tant que non-maicirctrise de soi-mecircme est neacutegative mais encore le danger elle nous deacutetourne de

ce qui est preacutesent et concret pour une illusion plus geacuteneacutereuse qui en fin de compte nous

laisse sans rien Lrsquoἐπιθυμία ressemble ici plus agrave une volonteacute pervertie une sorte drsquoeacutelan qui

perseacutevegravere dans son erreur Ἐπιθυμία et ὄρεξις troublent tous deux notre preacutesence au preacutesent

mais seul le premier prend un sens immoral parce que au-delagrave du deacutetournement spontaneacute

mais utile il est sans limites La connotation irrationnelle de lrsquoἐπιθυμία se retrouve donc

aussi chez Deacutemocrite On voit ici lrsquoeacutecart entre ces deux penseurs qui deacutesignent sous

ἐπιθυμία une forme particuliegravere drsquoeacutelan qui va contre la raison voire finit dans la deacutemesure et

Eacutepicure qui vise par lagrave soit tous types de deacutesirs soit le deacutesir tel qursquoil devrait ecirctre limiteacute et

beacuteneacutefique En revanche le mot ὄρεξις exprime chez nos trois auteurs un eacutelan avec une

indeacutetermination plus grande une sorte de spontaneacuteiteacute irreacutefleacutechie Cependant si Aristote et

Deacutemocrite en font le type mecircme de lrsquoeacutelan humain Eacutepicure le conccediloit seulement comme une

partie du deacutesir

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon

De fait la notion de deacutesir comme ἐπιθυμία chez Eacutepicure demeure dans les termes

beaucoup plus proche de celle de Platon Geneviegraveve Rodis-Lewis propose mecircme un

rapprochement entre les classifications des deacutesirs platonicienne ndash telle qursquoelle se trouve au

livre VIII de La Reacutepublique (558d-559d)ndash et eacutepicurienne86 En effet elle repegravere que les

cateacutegories structurantes sont dans les deux cas le naturel et le neacutecessaire Cependant elles ne

nrsquoont pas la mecircme disposition que chez Eacutepicure Dans ce passage en effet Socrate fait agrave

Glaucon la proposition suivante πρῶτον ὁρισώμεθα τὰς τε ἀναγκαίους ἐπιθυμίας καὶ

τὰς μή laquo deacutefinissons drsquoabord les deacutesirs neacutecessaires et ceux qui ne le sont pas raquo87 Agrave lrsquoeacuteniegraveme

et preacutevisible approbation de son interlocuteur il eacutetablit les deacutesirs neacutecessaires comme suit

Οὐκοῦν ἅς τε οὐκ ἂν οἶοὶ τrsquoεἶμεν ἀποτρέψαι δικαίως ἂν ἀναγκαῖαι

καλοῖντο καὶ ὅσαι ἀποτελούμεναι ὠφελοῦσιν ἡμᾶς τούτων γὰρ

ἀμφοτέρων ἐφίεσθαι ἡμῶν τῇ φύσει ἀνάγκη

86G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 174-175

87PLATON La Reacutepublique 558d traduction personnelle42

Nrsquoest-il pas juste drsquoappeler neacutecessaires ceux que nous ne pouvons deacutetour-

ner et ceux qui satisfaits nous sont avantageux La neacutecessiteacute de ces

deux-lagrave nous est imposeacutee par la nature88

La neacutecessiteacute en matiegravere de deacutesir est fondeacutee en nature et contient donc la neacutecessiteacute stricte et ce

qui nous est avantageux agrave satisfaire La nature fonde le neacutecessaire mais rien nrsquoest dit dans ce

texte drsquoune cateacutegorie naturelle qui inclurait ou deacutepasserait le neacutecessaire il est simplement dit

qursquoagrave lrsquoorigine de la neacutecessiteacute il y a la nature Par le fait que ce terme ndash ou sa neacutegation

puisqursquoil sera par la suite question des deacutesirs non-neacutecessaires ndash nrsquoapparaisse pas dans la suite

du passage on ne peut pas conclure agrave une structuration des deacutesirs en naturels et non-naturels

Crsquoest bien lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire qui est primordiale chez Platon puisque

crsquoest mecircme ainsi qursquoil nomme les deux cateacutegories de deacutesirs Drsquoautre part le rapprochement

entre les deux penseurs se heurte non seulement agrave la structure mais aussi dans le deacutetail

certaines consideacuterations de Platon ne se comprennent pas agrave la lueur drsquoEacutepicure Par exemple

ce qui est laquo avantageux raquo agrave satisfaire (du verbe ὠφελῶ) renvoie agrave une notion drsquoutiliteacute qui

reste ici indeacutefinie par Platon il semble un peu peacuterilleux de lrsquoassocier au neacutecessaire en

eacutepicurisme alors mecircme que celle-ci correspond tout agrave fait bien agrave la neacutecessiteacute stricte deacutecrite

avant dont on ne peut se deacutetourner LrsquoAcadeacutemicien ne parle pas non plus des deacutesirs vains

mais de deacutesirs non-neacutecessaires

ἅς γέ τις απαλλάξειεν ἄν εἰ μελετῷ ἐκ νέου καὶ πρὸς οὑδὲν ἀγαθὸν

ἐνοῦσαι δρῶσιν αἱ δὲ καὶ τοὐναντίον πάσας ταύτας [] μὴ ἀναγκαίους

φαῖμεν εἶναι

Ceux dont on peut se deacutefaire si lrsquoon y veille depuis lrsquoenfance et qui ne

font en eacutetant lagrave aucun bien et mecircme font du mal tous ceux-lagrave nous di-

sons qursquoils sont non-neacutecessaires89

Il leur applique certes la caracteacuteristique drsquoecirctre nuisible mais pose que crsquoest lrsquoeacuteducation qui

nous en deacutetourne alors que le raisonnement suffit agrave tout acircge chez Eacutepicure et que le

philosophe du Jardin propose un fondement lrsquoopinion vaine agrave leur existence Mais chose

primordiale la classification ne se fait pas dans le mecircme esprit dans sa tripartition de lrsquoacircme

Platon deacutepreacutecie les ἐπιθυμῖαι comme la partie de lrsquoinstabiliteacute qui la deacutetourne de ses buts

intellectuels la plonge dans le corps et surtout lrsquoeacuteparpille par son insatiabiliteacute La prescription

eacutethique de Platon tient agrave dompter les ἐπιθυμῖαι ndash et non forceacutement agrave les annihiler

88Ibid

89Id 559a43

puisqursquoelles restent une puissance de lrsquoacircme ndash pour les tourner vers les objets qui ne font pas

partie de leur penchant naturel agrave savoir ceux de lrsquointellect les Ideacutees On peut donc dire qursquoil

faut deacutenaturer les deacutesirs pour leur donner une respectabiliteacute et les transformer en valets de

lrsquointellect La tripartition drsquoEacutepicure elle se fait sans a priori neacutegatif sur le deacutesir Le travail de

la raison est de reacutealiser leur vrai nature et drsquoeacuteloigner les opinions vides et deacuteformantes afin

que les deacutesirs soient beacuteneacutefiques pour nous La tripartition doit aider agrave critiquer et agrave informer

les deacutesirs et reacutealiser leur nature srsquoils en ont une en tant qursquoils sont naturels Ce travail

drsquoEacutepicure sur les deacutesirs a drsquoailleurs beaucoup plus drsquoimportance dans sa theacuteorie que cet extrait

sur la cateacutegorisation des deacutesirs dans la penseacutee platonicienne

Le mot ἐπιθυμία marque le double rapport drsquoEacutepicure agrave Platon En tant qursquoheacuteritier on

retrouve certains motifs termes ou structures qui sont parentes de celles de lrsquoAcadeacutemicien la

reprise du terme geacuteneacuterique la reacutefeacuterence agrave la neacutecessiteacute alors qursquoAristote et Deacutemocrite pensent

le deacutesir en drsquoautres termes et drsquoautres structures Mais dans le refus de cette mecircme tradition

platonicienne on note un deacutetachement du fond si ce nrsquoest mecircme un retournement

lrsquoἐπιθυμία en tant que deacutesir-type nrsquoest pas vu comme irrationnel mais comme tout agrave fait

leacutegitime dans son expression et dans ses objets et sa limitation nrsquoest pas impossible puisque

crsquoest sa nature mecircme Toutefois Eacutepicure reconnaicirct que tous les deacutesirs ne respectent pas cette

nature crsquoest pour cela que la science de la nature des choses eacutetablit une classification entre

les diffeacuterents deacutesirs

44

Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition

Si la classification des deacutesirs drsquoEacutepicure est tregraves connue elle nrsquoen reste pas moins

lrsquoobjet de meacuteprises et ce degraves lrsquoAntiquiteacute Malgreacute sa simpliciteacute elle demeure mal comprise

non dans ses reacutesultats mais dans sa structure Expliquons-nous chacun sait et agrave juste titre

que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee expose trois types de deacutesirs les naturels et neacutecessaires les naturels

mais non-neacutecessaires et les deacutesirs vains Cependant cette eacutenumeacuteration a tendance agrave occulter

la deacutemarche qui les a deacutetermineacutes et rend ainsi difficile une compreacutehension fine du rapport

qursquoils entretiennent entre eux

Deacutejagrave chez Ciceacuteron on voit ce problegraveme apparaicirctre lorsque dans le De Finibus il

srsquoattaque en ces termes agrave la tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure

Primum divisit ineleganter duo enim genera quae erant fecit tria Hoc est

non dividere sed frangere Qui haec didicerunt quae ille contemnit sic

solent duo genera cupiditatum naturales et inanes naturalim duo neces-

sariae et non necessariae Confecta res esset

Drsquoabord la divison est mal faite de deux genres il en a fait trois Ceci ne

srsquoappelle pas diviser mais mettre en piegravece Ceux qui ont appris les choses

qursquoil meacuteprise [ie la dialectique] ont lrsquohabitude de proceacuteder ainsi il y a

deux genres de deacutesirs les naturels et les vains et parmi les naturels deux types les

neacutecessaires et les non neacutecessaires Crsquoeucirct eacuteteacute mieux ainsi90

Il souligne fort justement que les deacutesirs naturels neacutecessaires ou non peuvent dans leur

ensemble srsquoopposer aux deacutesirs vains Que ne peut-on critiquer Ciceacuteron Car croyant

reprendre Eacutepicure sur la division des deacutesirs il le reprend agrave la lettre En effet le maicirctre du

Jardin srsquoexprime ainsi

Ἀναλογιστέον δὲ ὡς τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαί αἱ δὲ κεναί καὶ

τῶν φυσικῶν αἱ μέν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μόνονmiddot

90CICEacuteRON De finibus bonum et malorum J Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922 I 2 sect 20 p 72-73 traduction modifieacutee Crsquoest nous qui soulignons

45

Il faut dire par analogie que parmi les deacutesirs les uns sont naturels et les

autres vides et parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires et

les autres seulement naturels91

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee se fait ici preacutecise il existe deux cateacutegories de deacutesirs auxquelles srsquoajoute

une subdivision dans la cateacutegorie naturelle Deux genres qui donnent trois types de deacutesirs

Alors certes la lettre drsquoEacutepicure ne comporte pas de consideacuteration dialecticienne sur ce que

pourrait ecirctre un genre par rapport agrave un sous-genre mais cette eacutepicirctre expose clairement une

dichotomie entre le naturel et le vide Bref en drsquoautres circonstances on aurait pu croire que

Ciceacuteron traduisait Eacutepicure

Ici se pose le problegraveme des sources agrave lrsquoeacutepoque antique Par quels biais Ciceacuteron

connaissait-il lrsquoeacutepicurisme Agrave quels textes eacutetait-il confronteacute Ayant freacutequenteacute lrsquoeacutepicurien

Phegravedre92 il connaissait bien certains dogmes il cite des Maximes Capitales mais lisait-il et

mecircme en geacuteneacuteral agrave cette eacutepoque lisait-on la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La meacuteconnaissance de

Ciceacuteron tient soit au fait de la laquo roublardise raquo93 dont il fait parfois preuve soit agrave la moindre

diffusion de ce texte agrave cette eacutepoque les deux hypothegraveses nrsquoeacutetant pas exclusives Si lrsquoon

poursuit la derniegravere on peut se demander si la diffusion de lrsquoeacutepicurisme notamment agrave

Rome94 nrsquoaurait pas privileacutegieacute du moins dans le domaine eacutethique la briegraveveteacute des Maximes au

deacutetriment des textes plus longs ne rendant plus bien compte du deacutetail de ces eacutecrits que les

formes bregraveves compleacutetaient et ne reprenaient pas ainsi la doctrine drsquoEacutepicure se serait

transmise par le biais drsquoune vulgate srsquoappuyant sur une partie des textes ne reprenant qursquoune

partie de la doctrine ce qui en aurait brouilleacute la netteteacute Cela semble drsquoautant plus inteacuteressant

que les Sentences Vaticanes dont la constitution en recueil a pour terminus post quem le

premier eacutepicurisme du ndashIIIe siegravecle laquo repreacutesente[nt] une tradition moins pure qui aplanit

parfois les difficulteacutes raquo95 de cette philosophie En poursuivant la penseacutee de Jean Bollack on

91EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 68-69 Bollack propose de comprendre lrsquoanalogie avec la consistance et lrsquoinconsistancephysique (p 113)

92Sur le rapport complexe de Ciceacuteron agrave lrsquoeacutepicurisme on pourra se reporter agrave lanotice de Carlos Leacutevy sur lrsquoorateur romain dans D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 1312-1318

93laquo Certes son enseignement ne peut exprimer que ce qursquoil comprend donc bienpeu de chose mais il sait agrave lrsquooccasion proceacuteder avec une certaine roublardise leproblegraveme eacutetant de deacuteterminer la limite entre sa malhonnecircteteacute intellectuelle et sacapaciteacute agrave dire litteacuteralement nrsquoimporte quoi raquo in Id p 1314

94Dans le cadre de la discussion savante qursquoappreacuteciaient les Romains du refus dudogmatisme drsquoeacutecole et de la preacutefeacuterence pour les problegravemes physiques agrave la maniegraveredrsquoAristote Voir P VESPERINI Lucregravece op cit p 36-42

95J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 41346

pourrait ainsi penser que le teacutemoignage de Ciceacuteron et des Sentences vont dans le mecircme sens

une connaissance de lrsquoeacutepicurisme plus reacutepandue apregraves le ndashIIIe siegravecle mais qui perdrait en

preacutecision et en vigueur de penseacutee

Ainsi Jean Bollack justifie-t-il la diffeacuterence qursquoil preacuteserve entre la maxime 29 et la

sentence 20 La sentence preacutesente bien la tripartition des deacutesirs

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μέν οὐκ

ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires drsquoautres sont natu-

rels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne sont ni naturels ni neacutecessaires

mais se produisent en raison de lrsquoopinion vide96

Elle reacutepegravete le reacutesultat de la division eacutepicurienne mais non la structure les diffeacuterents deacutesirs

entretiennent entre eux des rapports eacutevidents mais non expliqueacutes Elle tombe ainsi sous la

critique de Ciceacuteron Crsquoest selon Jean Bollack ce que la maxime 29 ne fait pas Contre la

tendance agrave la corriger afin drsquointeacutegrer la cateacutegorie des deacutesirs naturels et neacutecessaires pourtant

manquante dans les manuscrits mdash agrave la Renaissance drsquoabord selon la conjecture drsquoEstienne

puis apregraves 188897 suivant le calque drsquoUsener mdash98 il propose un texte sans retouche ougrave seuls

les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires et les deacutesirs vains sont mis en balance Nous proposerons

le texte dans une analyse plus tard99

Avant il nous faut faire le point sur ce que nous venons de dire la classification des

deacutesirs drsquoEacutepicure est bien connue mais sa compreacutehension srsquoest souvent limiteacutee agrave son reacutesultat

Conseacutequence drsquoune simplification dans la lecture ou dans la transmission des textes cette

compreacutehension doit ecirctre affineacutee par lrsquoanalyse des structures qui preacutesident agrave cette

classification

96EacutePICURE Sentence Vaticane 20 in Id p 448

97Date de deacutecouverte des Sentences Vaticanes

98Pour le deacutetail de cet eacutetablissement de texte et de son histoire nous renvoyons agravelrsquoannexe 2

99Voir infra p 5047

b) Le naturel et le non-naturel

Trois types de deacutesirs mais combien de cateacutegories combien drsquooppositions Lrsquoextrait

de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nous montre bien le premier critegravere de discrimination des deacutesirs celui-

lagrave mecircme que Ciceacuteron proposait la cause naturelle La nature srsquoidentifiant au reacuteel srsquooppose

au vide qui vient du deacutelire de lrsquoopinion (κενὴ δόξα) elle fonde la leacutegitimiteacute du deacutesir De lagrave

viennent deux cateacutegories les deacutesirs naturels et les deacutesirs vains Cette seacuteparation est la plus

deacutecisive car elle permet de penser lrsquoattache agrave la reacutealiteacute ou non drsquoun deacutesir du rapport entre

notre nature et celle de lrsquoobjet deacutesireacute

La nature est un principe comprenant des qualiteacutes intrinsegraveques la premiegravere eacutetant la simpliciteacute

En effet elle est agrave la fois limiteacutee mais suffisante ce qui constitue la vraie richesse comme le

montre la sentence 8

Ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος ὥρισται καὶ εὐπόριστός ἐστιν ὁ δὲ τῶν κενῶν

δοξῶν εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει καὶ ἔστι δυσπόριστος

La richesse de la nature est limiteacutee elle est aiseacutee agrave se procurer celle des

opinions vides tombe dans lrsquoillimiteacute elle est difficile agrave se procurer100

Cette limitation de lrsquoabondance naturelle correspond aux bornes poseacutees par la nature du corps

humain Les deacutesirs naturels sont le signe de la correspondance entre notre nature et la nature

de lrsquoobjet deacutesireacute puisque lrsquohomme en eacuteprouve un besoin reacuteel Par ailleurs il se trouve que ces

objets sont toujours faciles agrave se procurer (εὐπόριστος) la satisfaction en est donc toujours

assureacutee La nature subvient ainsi inconditionnellement agrave nos besoins Autrement dit elle nous

assure de fournir ce agrave quoi nous sommes deacutependants et nous met dans un eacutetat

drsquoindeacutependance Cet eacutetat se nomme αὐταρκεία qui nous semble revecirctir deux dimensions La

premiegravere se situe au niveau individuel

Ὁ σοφὸς εἰς τὰ ἀναγκαῖα συγκριθεὶς μᾶλλον παρίσταται μεταδιδόναι ἢ

μεταλαμβάνειmiddot τηλικοῦτον αὑταρκείας εὗρε θησαυρόν

Lrsquohomme sage accordeacute au neacutecessaire est plus disposeacute agrave donner de ce

qursquoil a qursquoagrave recevoir des autres Tel est le treacutesor qursquoil a deacutecouvert dans le

contentement de soi (αὑταρκεία)101

Ce contentement est la marque drsquoun ecirctre combleacute assureacute contre le manque tout en pouvant ecirctre

geacuteneacutereux et indeacutependant des autres Ce comblement ne peut ecirctre trouveacute que gracircce agrave la nature

100EacutePICURE Sentence Vaticane 8 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 424

101EacutePICURE Sentence Vaticane 44 in Id p 49148

et dans une acception encore plus preacutecise et limiteacutee qursquoest le neacutecessaire nous reviendrons

plus tard agrave cette notion

Cependant lrsquoeacutepicurisme nrsquoenvisage pas lrsquoindividu comme un ecirctre vivant isoleacute srsquoil nrsquoinvestit

pas le cadre politique traditionnel de la citeacute crsquoest pour lui en preacutefeacuterer un plus petit plus

intime de la communauteacute Contrairement au sage cyreacutenaiumlque ou agrave lrsquoideacuteal cynique lrsquoindividu

eacutepicurien eacutelargit son eacutechelle pour obtenir son contentement crsquoest donc eacutegalement au niveau

social que lrsquoαὐταρκεία comme autarcie indeacutependance qui implique et nous semble parfaire

le contentement de soi se reacutealise

Ὅσοι τὴν δύναμιν ἔσχον τοῦ τε θαρρεῖν μάλιστα ἐκ τῶν ὁμορούντων

παρασκευᾶσθαι οὕτω καὶ ἐβίωσαν μετrsquoἀλλήλων ἥδιστον τὸν

βεβαιώτατον πίστωμα ἔχοντες καὶ πληρεστάτην οἰκειότητα

ἀπολαβόντες [hellip]

Toutes ces personnes qui principalement par leurs voisins (ὁμορούντος)

ont pu se procurer la force de la tranquilliteacute aussi crsquoest ainsi qursquoils ont veacute-

cu ensemble le plus voluptueusement du monde la vie la plus solide

gracircce agrave la foi donneacutee et [] ils [ont] eu lrsquoamitieacute la plus pleine []102

Cette maxime 40 relie directement la vie en commun (μετrsquoἀλλήλων) agrave la vie heureuse

comme lrsquoindique lrsquoemploi du superlatif ἥδιστον la plus heureuse Mais ce qui apparaicirct

particuliegraverement inteacuteressant crsquoest de constater lrsquoassociation de cet adjectif agrave valeur adverbiale

avec le compleacutement du verbe ἐβίωσαν (ils ont veacutecu) agrave savoir le superlatif τὸν

βεβαιώτατον ltla viegt la plus solide La communauteacute permet donc de reacutealiser une vie

stable moins en prise avec des contingences exteacuterieures face auxquelles lrsquoindividu isoleacute est

faible Jean Salem parle mecircme drsquoun laquo peacuterimegravetre de seacutecuriteacute raquo103 en effet le rapport constant

et fiable agrave drsquoautres humains finit par creacuteer un environnement solide et sucircr et la vie nrsquoen

gagne que plus de plaisirs Cette vie ensemble est indiqueacutee par le mot οἰκειότητα qui peut

ecirctre un autre terme pour deacutesigner lrsquoamitieacute En effet ici celle-ci se reacutealise parfaitement

lrsquousage du superlatif πληρεστάτην la plus complegravete tient agrave ce que le sentiment de

communauteacute est autant utile qursquoagreacuteable qui constituent les deux caracteacuteristiques ndash

imbriqueacutees ndash de lrsquoamitieacute chez Eacutepicure Au-delagrave des textes on peut se souvenir des pratiques

102EacutePICURE Maxime Capitale 40 in Id p 400 le terme de voisins est ici agrave comprendrecomme ceux qui vivent agrave nos cocircteacutes de faccedilon limitrophe (crsquoest le sens de ὄμορος drsquoougraveest tireacute le mot) Ainsi on comprendra surtout par ce terme les amis puisqursquoils viventtout contre les limites drsquoun individu

103J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 9849

de lrsquoeacutecole eacutepicurienne pour appuyer la dimension sociale agrave lrsquoαὐταρκεία On pense

notamment agrave lrsquoanecdote ougrave malgreacute la famine agrave Athegravenes Eacutepicure et ses disciples parvinrent agrave

subsister gracircce au rationnement des fegraveves mises en commun La communauteacute creacutee un

environnement stable et sucircr qui sans forceacutement ecirctre fermeacute agrave lrsquoexteacuterieur sait en ecirctre

indeacutependant Il nrsquoest pas ininteacuteressant de penser que cette stabiliteacute environnementale prendrait

pour modegravele celle des dieux dans leurs intermondes Enfin lrsquoαὐταρκεία donne accegraves agrave une

valeur tregraves hautement estimeacutee car comme il est dit dans la sentence 77 Τῆς αὐταρκείας

καρπός μέγιστος ἐλευθερία laquo de lrsquoautarcie le fruit le plus grand la liberteacute raquo104 La nature

nous permet jusqursquoagrave la liberteacute rester dans le cadre des deacutesirs naturels crsquoest srsquoassurer de

deacutependre de ce que lrsquoon trouve inconditionnellement et facilement de sorte que la

satisfaction le contentement est certain et lrsquohomme libre de bien vivre

Le deacutesir non-naturel vide constitue un portrait inverseacute du deacutesir naturel sans rapport

avec le reacuteel il vient drsquoun jugement erroneacute soit sur la quantiteacute drsquoune satisfaction que notre

corps ne peut accueillir soit sur la qualiteacute de lrsquoobjet deacutesireacute qui nrsquoentretient aucun rapport

avec notre corps qui ne peut donc pas le recevoir non plus Cette absence de reacutefeacuterence au

sensible Eacutepicure le nomme ὁ πόθος τῆς ἀθανασίας dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee105 en appelant

agrave le supprimer Le terme choisi πόθος oscille entre deacutesir et regret lrsquoideacutee eacutetant qursquoil est une

envie impossible agrave reacutealiser En effet lrsquoimmortaliteacute est le paradigme du deacutesir irreacutealisable

puisqursquoil cherche agrave se soustraire agrave la limite naturelle et essentielle de la vie qursquoest la mort Il

nrsquoy a donc aucun lien possible entre nous mortels et lrsquoimmortaliteacute

Dans le De rerum natura le terme employeacute est desiderium qui renvoie lui aussi freacutequemment

agrave la mort Mais on trouve chez Lucregravece un subtil jeu de deacutecalage le poegravete ne preacutesente pas

avec ce mot le deacutesir drsquoimmortaliteacute mais les regrets qui entourent la mort Au chant III se

deacuteploye tout un argument contre la peur de la mort qui passe par la relativisation des craintes

reacutecurrentes qui lrsquoentourent la perte des joies de la famille (v 894-899) et plus radicalement

encore la possibiliteacute de satisfaire tout deacutesir (v 916-918) Le poegravete en montre lrsquoinaniteacute au vers

922 par ce mot de desiderium qui deacutenote lrsquoimpossible contentement car nec desiderium

nostri nos adficit ullum laquo nul regret ne nous tourmente alors [que nous sommes morts] raquo106

Lrsquoimpossibiliteacute radicale que pose la mort face agrave tout deacutesir posthume est agrave la source du deacutesir le

plus vain celui drsquoy eacutechapper De ce fait il en est le paradigme et se voit accorder lrsquounique

104EacutePICURE Sentence Vaticane 77 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 555

105EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 124 in Id p 63

106LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 922 p 232-23350

exemple du terme πόθος que nous trouvons dans notre corpus de textes eacutepicuriens Il existe

drsquoautres deacutesirs vains explicitement nommeacutes par exemple le deacutesir de gloire et deacutesigneacutes eux

par le terme drsquoἐπιθυμία107

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire

Si la nature est une condition neacutecessaire pour discriminer le bon grain de lrsquoivraie

seule la neacutecessiteacute est suffisante pour suivre inconditionnellement un deacutesir La neacutecessiteacute est

donc la seconde cause qui deacutepartage les deacutesirs La maxime 29 telle que la propose Jean

Bollack est un teacutemoignage de ce second principe

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε

φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γενόμεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacutecessaires les autres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en raison de lrsquoopinion

vaine108

Ce choix philologique de ne pas retoucher le texte des manuscrits permet agrave Bollack drsquoaffirmer

que laquo le principe de classification [de la maxime] loin de reprendre celui de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction mecircme raquo109 La force de cette

maxime nrsquoest donc pas la reacutepeacutetition de la classification tripartite mais bien plutocirct de reacutealiser la

cateacutegorie des deacutesirs non-neacutecessaires Elle montre les liens entre les deux deacutesirs que le critegravere

de naturaliteacute distingue radicalement mais que leur aspect non-neacutecessaire rapproche En effet

il srsquoagit ici des deacutesirs que lrsquoon ne peut suivre de faccedilon inconditionnelle puisque non-

neacutecessaires mais ceux qui sont vides ont une cause qui les rend par essence illusoire donc agrave

fuir absolument alors que la nature ndash qui est la cause eacutevidente des premiers ndash nrsquoinvalide pas

les deacutesirs mais nrsquoest pas suffisante pour en engager la poursuite

Mais puisqursquoils demeurent plus faciles agrave distinguer commenccedilons donc par examiner les

deacutesirs neacutecessaires dont il faut rappeler qursquoils ont les caracteacuteristiques des deacutesirs naturels

Eacutepicure les eacutenumegravere dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

107Voir supra p 32

108EacutePICURE Maxime Capitale 29 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 347 signalons que Jean-Franccedilois BALAUDEacute dans lrsquoeacutedition du livre X de Diogegravene Laeumlrce(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 p 1321) va jusqursquoagravepreacuteciser dans sa traduction laquo Parmi les deacutesirs ltnon-neacutecessairesgt raquo

109J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 21 p 34851

τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς

τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲ πρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

Parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires au bonheur les

autres agrave lrsquoabsence de souffrances dans le corps les autres agrave la vie

mecircme110

Drsquoaucuns nrsquoont pas manqueacute de reprocher au philosophe du Jardin de parler en reacutealiteacute des

besoins certes il est question ndash quoi de moins eacutetonnant ndash de la survie lrsquoaponie pourrait agrave la

limite y ecirctre rameneacutee mais agrave notre eacutepoque nous ne parlerions pas du bonheur comme drsquoun

besoin En son temps Ciceacuteron cherchait deacutejagrave querelle agrave la deacutenomination eacutepicurienne de deacutesir

en preacutefeacuterant pour ceux-lagrave le terme drsquoinclinaison naturelle (desideria naturae)111 mais son

problegraveme reacuteside plus que dans une incoheacuterence drsquoEacutepicure dans sa propre conception tregraves

neacutegative du deacutesir en teacutemoignent ces mots An potest cupiditas finiri Tollenda est atque

extrahenda radicitus laquo le deacutesir peut-il donc ecirctre limiteacute Non il faut le supprimer lrsquoextirper

jusqursquoagrave la racine raquo112 Comme nous lrsquoavons vu Eacutepicure ne partage nullement cette vue sur le

deacutesir puisque dans sa penseacutee la limite du deacutesir est non seulement possible et souhaitable mais

encore comprise dans la nature mecircme de cet affect bien compris

Mais ce qui nous donne la caracteacuteristique principale des deacutesirs neacutecessaires crsquoest la maxime

26 qui deacutebute ainsi laquo Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires raquo On comprend en creux que les deacutesirs

neacutecessaires apportent la douleur srsquoils ne sont pas satisfaits ce qui est leur marqueur distinctif

principal Cette douleur crsquoest la douleur du manque dont nous parlions tantocirct celle qursquoil faut

neacutecessairement calmer et qui touche agrave la limite basse du deacutesir Preacutecisons qursquoelle comprend

seulement la douleur du sujet qui manque mais non celle des conseacutequences La neacutecessiteacute en

matiegravere de deacutesir est drsquoune part incontournable drsquoautre part impeacuterieuse par la douleur qursquoelle

cause au sujet

La non-neacutecessiteacute signifie donc que les deacutesirs peuvent se dissiper sans douleur alors

mecircme qursquoils ne sont pas satisfaits Reprenons la maxime 26

110EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in Id p 68-69

111Appellet haec desideria naturae cupiditatis nomen seruet alio ut eam cum de auaritia cumde intemperantia cum de maximis uitiis loquetur tamquam capitis accuset laquo QursquoEacutepicureemploie donc lrsquoexpression drsquoinclinations naturelles que le mot de deacutesir il le reacuteservepour ailleurs et quand il parlera de la cupiditeacute de lrsquointempeacuterance et des plus grandsvices que ce soit au deacutesir qursquoil srsquoen prenne pour le charger comme drsquoune accusationcapitale raquo Ciceacuteron De finibus op cit I 2 sect 28 p 73

112Ibid52

Τῶν ἐπιθυμιῶν ὅσαι μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν ἐπανάγουσιν ἐὰν μὴ συμπληρωθῶσιν

οὐκ εἰσὶν ἀναγκαῖαι ἀλλrsquo εὐδιάχυτον τὴν ὄρεξιν ἔχουσιν ὅταν

δυσπόριστον ἢ βλάβης ἀπεργαστικαὶ δόξωσιν εἶναι

Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne sont

pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires mais ils comportent un appeacutetit fa-

cile agrave dissiper quand crsquoest un appeacutetit difficile agrave avoir ou lorsqursquoils sont ju-

geacutes capables de produire un mal113

Les deux cas de deacutesirs non-neacutecessaires envisageacutes ici recoupent pensons-nous les deacutesirs

naturels et les deacutesirs vains En effet ces derniers sont identifiables par un appeacutetit

δυσπόριστον difficile agrave trouver parce que vide sans rapport avec la nature et qui ne reacutesiste

pas agrave lrsquoexercice de la dissipation puisqursquoil nrsquoa rien de concret agrave y opposer Les deacutesirs naturels

eux se trouvent aussi soumis agrave cette fin srsquoils entraicircnent au bout du compte plus de maux que

de plaisirs Cependant si lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire existe crsquoest que la distinction

entre naturel et vide nrsquoest pas tout agrave fait eacutetanche et les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires agrave la

frontiegravere entre les deux sont complexes comme le montre la maxime 30

Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ

συντελεσθῶσιν ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος παρὰ κενὴν δόξαν αὗται

γίνονται καὶ οὐ παρὰ ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ

ἀνθρώπου κενοδοξίαν

Ceux des deacutesir naturels mais qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas accomplis ougrave lrsquoenvie est violente ceux-lagrave se produisent en raison

de lrsquoopinion vaine et srsquoils ne se dissipent pas ce nrsquoest pas en raison de

leur propre nature mais en raison de la vaniteacute de lrsquohomme114

Ici le vide vient contaminer le naturel par le biais de lrsquoopinion eacutevidemment erroneacutee

puisqursquoelle donne trop de force agrave un deacutesir dont la non-satisfaction ne serait pourtant pas suivie

de douleur Lrsquoimportance qui lui est accordeacutee le gonfle de maniegravere agrave paraicirctre aussi impeacuterieux

que le deacutesir neacutecessaire or cette neacutecessiteacute est superflue Ce statut drsquoentre-deux des deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires en fait un affect tregraves deacutelicat agrave traiter srsquoils font lrsquoobjet de tant de

maximes (26 29 et 30) crsquoest parce qursquoils sont agrave la fois acceptables car naturels mais plus

enclins agrave la vaniteacute puisque non-neacutecessaires Le vide peut de fait srsquoattaquer aux deacutesirs naturels

sur deux points la quantiteacute et la qualiteacute Drsquoabord la quantiteacute lrsquoopinion vaine peut alors

113EacutePICURE Maxime Capitale 26 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 339

114EacutePICURE Maxime Capitale 30 in Id p 35053

atteindre jusqursquoaux deacutesirs neacutecessaires en srsquoillusionnant sur la quantiteacute de lrsquoobjet qui apporte

la satisfaction Typiquement le deacutesir de nourriture est neacutecessaire mais il peut devenir vide si

lrsquoon croit neacutecessaire drsquoavaler un buffet entier pour se rassasier Puis la qualiteacute cela ne touche

que les deacutesirs naturels non-neacutecessaires puisque la qualiteacute de lrsquoobjet est deacuteformeacutee passant de

non-neacutecessaire agrave neacutecessaire Par exemple manger un mets un peu plus raffineacute peut ecirctre un

souhait naturel mais crsquoest une opinion vide qui nous le fait voir comme neacutecessaire Les deux

illusions peuvent eacutevidemment se combiner crsquoest le propre des deacutesirs vains Le deacutesir de

richesse est qualitativement sans fondement naturel et il est eacutegalement sans fin sur la quantiteacute

de biens agrave posseacuteder Par ces mots nous cherchons agrave pointer le fait que les cateacutegories ne sont

pas eacutetanches car elles peuvent ecirctre toutes deacuteformeacutees drsquoune maniegravere ou drsquoune autre par

lrsquoopinion vide La cateacutegorie drsquoentre-deux est eacutevidemment la plus poreuse

Ainsi deux oppositions structurent lrsquoespace des deacutesirs le naturel et le non-naturel

drsquoune part le neacutecessaire et le non-neacutecessaire drsquoautre part Cette double partition ou laquo double

dichotomie raquo115 comme la nomme Geneviegraveve Rodis-Lewis dresse un tableau exhaustif des

deacutesirs chez Eacutepicure116

Mais voilagrave que nous arrivons agrave quatre cateacutegories pour les deacutesirs les naturels et les non-

naturels les neacutecessaires et les non-neacutecessaires Pourquoi en reacutesulte-il une tripartition

Comme lrsquoillustre la lettre de lrsquoeacutepicirctre agrave Meacuteneacuteceacutee ces deux oppositions se superposent la

seconde est comprise dans la premiegravere En effet la neacutecessiteacute ne peut se situer qursquoagrave lrsquointeacuterieur

de la nature Un deacutesir non-naturel ne peut donc en aucun cas ecirctre neacutecessaire mais la nature

deacutebordant la neacutecessiteacute un deacutesir naturel peut nrsquoecirctre pas neacutecessaire Ainsi la nature est-elle un

critegravere plus deacuteterminant mais la neacutecessiteacute une preacutecision qui permet drsquoaffiner de faccedilon non-

neacutegligeable son jugement

Nous voyons qursquoil est conceptuellement possible de saisir et de distinguer chacune de ces

trois classes de deacutesirs les comprendre crsquoest aussi savoir quels sont leur rapport et la porositeacute

qui peut exister entre elles Cependant agrave un niveau non-conceptuel la difficulteacute agrave les saisir

sont reacuteels surtout srsquoagissant des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires Nous allons illustrer ce

115G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 175

116Nous voudrions signaler au lecteur qursquoun texte de Philodegraveme malheureusementendommageacute et trop peu consensuel dans son interpreacutetation semble dresser une listecompleacutementaire de types de deacutesirs en fonction de leurs effets puis de leurs originesIl srsquoagit du fragment 6 de Des Choix et des Rejets Nous proposons dans notre annexe 3le texte eacutetabli une traduction anglaise la traduction franccedilaise disponible ainsi quenos remarques

54

problegraveme en interrogeant le statut drsquoun deacutesir complexe le deacutesir amoureux reacuteputeacute appartenir

au deacutesir naturel et non-neacutecessaire

55

Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour

Lrsquoamour au sens large est assez peu abordeacute et dans des textes qui semblent parfois

contradictoires Ce terme drsquoamour recouvre en reacutealiteacute deux notions que nous ne devrions pas

confondre le sentiment qui se situe plutocirct du cocircteacute drsquoἔρως et la sexualiteacute qursquoexprime

ἀφροδίσιον Les eacutepicuriens se concentrent drsquoailleurs plus sur la sexualiteacute que sur la

sentimentaliteacute Nous traiterons drsquoabord de lrsquoamour comme ἔρως puis de la sexualiteacute

a) Lrsquoamour comme sentiment

Traitons en premier la question la moins complexe lrsquoamour comme sentiment On

observe tout drsquoabord que les textes eacutepicuriens nrsquoutilisent pas beaucoup le mot ἔρως Dans les

textes de notre corpus on ne le trouve que chez Diogegravene Laeumlrce qui reprend lrsquoideacutee drsquoun texte

du scholarque eacutepicurien Diogegravene de Tarse οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα laquo [ils ne

pensent pas non plus] que lrsquoamour (ἔρως) soit envoyeacute par le dieu raquo117 Cette occurrence isoleacutee

nrsquoest sans doute pas anodine et contient en elle lrsquoexplication du peu drsquousage du terme et pour

tout dire son eacutevitement En effet cette affirmation se comprend comme une reacuteaction au

platonisme dans certains des traiteacutes de Platon notamment le Phegravedre et le Banquet lrsquoamour

se pare drsquoun caractegravere divin par lequel les deux amants vont pouvoir srsquoeacutelever vers la veacuteriteacute

mecirclant ainsi eacutetroitement quecircte du savoir et sentiment amoureux veacuteriteacute de lrsquoecirctre et mystegravere de

lrsquoinspiration passionnelle Le refus eacutepicurien de toute passion contraire agrave la sagesse et agrave la

diviniteacute par le trouble qursquoelle engendre ne peut entraicircner qursquoun deacutesaccord profond avec

Platon la passion vient de lrsquoopinion vide et non des dieux qui nrsquoaccordent de toute faccedilon pas

drsquoimportance aux hommes Bref la penseacutee eacutepicurienne est profondeacutement anti-platonicienne

sur ce point en particulier point important car il touche au rapport entre hommes et dieux et

sans doute jusqursquoagrave eacuteviter ce mot mecircme dἔρως On peut se demander si ce terme nrsquoa pas eacuteteacute

approprieacute dans son usage philosophique du moins par le sens platonicien au point qursquoil

faille employer drsquoautres expressions pour se deacutetacher des connotations que lrsquoAcadeacutemie y avait

imprimeacutees

En effet les textes eacutepicuriens traitent toujours de τὸ ἐρωτικὸν πάθος la passion amoureuse

Elle est toujours condamneacutee toujours ce dont il faut se deacutefaire comme lrsquoindique la sentence

vaticane 18 qui nous donne des clefs pour nous en deacutetacher Elle semble mecircme constituer le

117DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 130656

paradigme de la passion En effet dans le traiteacute Sur la colegravere de Philodegraveme lrsquoardeur du

coleacuterique se trouve plusieurs fois compareacutee avec la passion amoureuse Le philosophe de

Gadara recommande drsquoutiliser la mecircme approche οὕτω δεῖ τὴν εἰλικρίνειαν

ἐπιλογίσασθαι τοῦ κακοῦ καθάπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐρωτικῆς εἰώθαμεν ποιεῖν

ἐπιθυμίας laquo nous devons prendre en compte le mal agrave lrsquoeacutetat pur comme justement nous

avons lrsquohabitude de le faire quand il srsquoagit du deacutesir amoureux raquo118 pour illustrer la force de

la colegravere il la compare agrave celle de la passion amoureuse ἀμέλει γὰρ καὶ φιλοτιμότερόν

ἐστι καὶ τῆς ἐρωτικῆς ἐπιθυμίας τὸ κακόν laquo De fait assureacutement ce mal [ie la colegravere]

megravene agrave la surenchegravere plus que ne le fait le deacutesir amoureux raquo119 En tant que passion la plus

typique lrsquoamour sert de reacutefeacuterence aux autres passions et concentre aussi les critiques agrave leur

endroit Finalement lrsquoeacutepicurisme produit une condamnation de lrsquoamour-passion assez peu

originale ce thegraveme eacutetant largement reacutepandu dans la philosophie Srsquoil faut trouver une

sentimentaliteacute agrave preacutefeacuterer agrave cet amour et telle peut ecirctre lrsquooriginaliteacute du Jardin on pensera agrave

lrsquoamitieacute que les eacutepicuriens ont la reacuteputation drsquoavoir mise agrave lrsquohonneur

Lucregravece nrsquoest pas en reste pour critiquer lrsquoamour Dans son long deacuteveloppement du

livre IV il srsquoattaque avec feacuterociteacute au ridicule des amoureux

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci et tribuunt ea quae non

sunt his commoda uere

Ainsi font les hommes que le deacutesir aveugle ils precirctent agrave celles qursquoils

aiment des meacuterites irreacuteels120

Lrsquoillusion amoureuse est pointeacutee dans la ceacuteciteacute des amants (caeci) le poegravete livre ensuite une

savoureuse liste de deacutefauts que les amants prennent pour des qualiteacutes chez leur maicirctresse

Mais il deacutenonce non lrsquoexcegraves qui prend forme amoureuse mais lrsquoamour lui-mecircme en

teacutemoigne ce vers amer qui conclut la description peu glorieuse drsquoune relation amoureuse

Atque in amore mala haec proprio summeque secundo inveniuntur laquo voilagrave quels maux on

trouve dans un amour juste et combleacute raquo121 Le poegravete attaque radicalement le sentiment122 les

118PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira G Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis 1988 fr 17 col 7 trad fr D Delattre et A Monet in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citp 574

119PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira op cit col 14 D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 577

120LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1153-1154 p 306-307

121Id IV v 1141-1142 p 304-305

122Cette approche de Lucregravece a sans doute beaucoup agrave voir avec les loci de lapoeacutesie amoureuse par exemple on peut lire les vers 1175-1184 comme un

57

Grecs ne sont pas aussi trancheacutes sur le sujet et il est difficile de deacuteterminer srsquoils condamnent agrave

la racine un sentiment qui serait par essence excessif ou seulement lrsquoamour dans ses excegraves

Mais plus que le fond crsquoest le ton caustique et un peu deacutesespeacutereacute de Lucregravece la longueur et la

cruelle preacutecision des deacuteboires amoureux123 qui tranchent par rapport agrave lrsquoapproche distancieacutee

et raisonnante des eacutepicuriens Toutefois lagrave ougrave cet eacutecart srsquoexprime le mieux ce nrsquoest pas tant

dans lrsquoamour comme sentiment que comme sexualiteacute

b) La sexualiteacute

1- Lucregravece une Veacutenus cynique

Lucregravece mecircle eacutetroitement sa critique du sentiment et de la sexualiteacute condamnant

absolument le premier afin de libeacuterer la seconde Nous lrsquoavons dit ce premier mouvement en

tant que condamnation de la passion peut convenir agrave lrsquoeacutepicurisme si ce nrsquoest que lrsquoaigreur

que le poegravete met agrave lrsquoattaquer paraicirct contrevenir agrave lrsquoapproche deacutepassionneacutee des eacutepicuriens

Quant au second il faut srsquoarrecircter un instant pour en examiner les diffeacuterents eacuteleacutements Lrsquoideacutee

de seacuteparer amour et sexualiteacute a eacuteteacute retrouveacutee dans un court fragment de Diogegravene drsquoOinoanda

(NF 157)

ἀτυχὲς ἀγνοεῖν τοὺς τὸ ἐρωτικὸν νοσοῦντας πάθος ὅτι τὴν μὲν ἀπὸ τῆς

ὄψεως ἡδονὴν καὶ δίχα συνπλοκῆς ἔχουσιν τελείαν το δrsquoἀφροδείσιον

αὐτὸ καὶ ἐπὶ βελτείονος μορφῆς καὶ ἐπὶ χείρονος ὅμοιόν ἐστιν

Il est malheureux que ceux qui sont malades de passion amoureuse ne se

rendent pas compte qursquoils reacutealisent tout agrave fait leur plaisir par la vue [de

lrsquoecirctre aimeacute] mecircme sans relation sexuelle lrsquoacte sexuel lui-mecircme que ce

soit avec quelqursquoun drsquoune plus belle ou drsquoune moins belle apparence de-

meure le mecircme124

Dans ce passage Diogegravene vise agrave seacuteparer ce que les amoureux confondent leur sentiment tire

son agreacutement de la beauteacute de lrsquoaimeacute et non drsquoune relation physique dont la vraie source de

plaisir ne se trouve pas dans lrsquoapparence de lrsquoautre cette phrase ne preacutecise pas drsquoougrave le plaisir

deacutetournement de paraclausithuron

123Une centaine de vers (IV v 1058-1191)

124DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda the discoveries of 2009 (NF 167-181) raquo art cit NF 157 p 19 traductionpersonnelle

58

sexuel est tireacute Les deux eacutediteurs Juumlrgen Hammerstaedt et Martin Ferguson Smith divergent

sur lrsquointerpreacutetation preacutecise de ce passage et proposent chacun au lecteur leur lecture125 Parmi

les points de divergence il y a la proximiteacute (totale selon Smith) ou la distance (selon

Hammerstaedt) avec ce que dit Lucregravece Ce fragment rappelle en effet quelques vers du poegravete

deacutenonccedilant lrsquoinsatisfaction du deacutesir sexuel avec lrsquoecirctre aimeacute les plus marquants eacutetant ceux-ci

Nam certe purast sanis magis inde voluptas quam miseris Etenim potiun-

di tempore in ipso fluctuat incertis erroribus ardor amantum nec constat

quid premium oculis manibusque fruantur

Oui la volupteacute est plus pure aux hommes senseacutes qursquoagrave ces malheureux

dont lrsquoardeur amoureuse erre et flotte indeacutecise agrave lrsquoinstant de posseacuteder les

yeux les mains ne sachant de quoi drsquoabord jouir126

Le poegravete y montre non seulement la seacuteparation des deux pheacutenomegravenes mais surtout la

pollution que creacutee lrsquoamour autour du plaisir sexuel qui se trouve gacirccheacute par lrsquoillusion que cet

acte aboutira agrave combler le corps de lrsquoamant avec la beauteacute de son partenaire (v 1094-1096)

or comme le deacuteveloppera Lucregravece par la suite avec une explication plutocirct eacutepicurienne (v

1108-1120) le transfert atomique du corps de lrsquoecirctre aimeacute agrave lrsquoamant est impossible Ainsi le

deacutesir amoureux est-il impossible agrave satisfaire et il gacircche en outre le plaisir sexuel Crsquoest donc

en pratiquant une sexualiteacute sans lrsquoecirctre aimeacute que lrsquoon pourra jouir veacuteritablement de ce plaisir

Si lrsquoon y prend garde ce nrsquoest pas tout agrave fait ce que dit Diogegravene127 qui distingue simplement

la source du plaisir sans pour autant dire que les amants ne retirent pas de plaisir de la

sexualiteacute il srsquoagit seulement de dire que lagrave nrsquoest pas la source du plaisir du sentiment

amoureux Rien nrsquoest dit sur lrsquoeacuteventuel gacircchis du plaisir sexuel si lrsquoacte est accompli avec une

personne aimeacutee passionneacutement Ainsi ce qui fondait chez Lucregravece la neacutecessiteacute de srsquoen

remettre agrave la Venus voglivaga la Veacutenus volage (v 1072) crsquoest-agrave-dire la satisfaction sexuelle

avec le premier amour qui se preacutesente nrsquoest absolument pas attesteacute chez les eacutepicuriens

Nous nous sentons donc plus proche de la lecture de Juumlrgen Hammerstaedt qui pointe les

divergences entre Diogegravene drsquoOinoanda et Lucregravece Mais nous approuvons tout agrave fait Smith

125Nous ne reprendrons les arguments qursquoils deacuteveloppent on les trouvera auxpages 20 agrave 23 de leur article

126LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1075-1078 p 302-303

127Smith propose une traduction du passage qui le rapproche de Lucregravece encomprenant non pas que les amoureux reacutealisent leur plaisir laquo mecircme sans relationsexuelle raquo mais laquo et non de la relation sexuelle raquo cependant cette interpreacutetationnrsquoempecircche pas de ressentir un vrai plaisir dans une relation avec lrsquoobjet de lrsquoamourpassionneacute elle seacutepare les deux plaisirs sentimental et sexuel

59

lorsqursquoil affirme laquo Pas de doute que Diogegravene aurait aussi eacuteteacute drsquoaccord avec Lucregravece (IV

1073-1076 [le passage que nous venons de citer]) que ceux qui tirent le plus de plaisir drsquoune

relation sexuelle sont ceux qui ne sont pas amoureux raquo128 hellip si lrsquoon pense agrave un autre Diogegravene

que celui de Lycie Lucregravece est en effet singuliegraverement proche de la position de Diogegravene non

pas drsquoOinoanda pas non plus de Laeumlrce mais de Diogegravene de Sinope On trouve chez Diogegravene

Laeumlrce (le doxographe) parmi les propos tenus par Diogegravene le Cynique (celui qui venait de

Sinope) celui que voici τοὺς ἐρῶντας ἔφη πρὸς ἠδονὴν ἀτυχεῖν129 laquo ceux qui

eacuteprouvent la passion amoureuse rencontrent lrsquoeacutechec agrave lrsquoeacutegard du plaisir raquo130 Il nous semble

que si Lucregravece se rapproche drsquoune penseacutee sur ce point du moins crsquoest bien plus des ideacutees

cyniques car il nous apparaicirct que le Chien drsquoAthegravenes131 dit exactement la mecircme chose que le

poegravete latin agrave savoir que la passion amoureuse empecircche le plaisir sexuel De plus lrsquoideacutee

drsquoavoir recours agrave la Venus voglivaga trouve des eacutechos dans drsquoautres passages de la vie des

cyniques132 Les proximiteacutes de Lucregravece avec les cyniques ne sont pas agrave neacutegliger dans le De

rerum natura certains passages tiennent mecircme de la citation par exemple la meacutetaphore de

la philosophie comme un remegravede amer ndash que le poegravete pare de son art doux afin de le faire

avaler ndash (IV 11-25) reprend un propos drsquoAntisthegravene133 Mais pas plus qursquoil nrsquoest eacutepicurien

Lucregravece ne peut ecirctre rangeacute dans la cateacutegorie des cyniques Pierre Vesperini propose de penser

sa posture litteacuteraire comme celle du laquo paracynique crsquoest-agrave-dire qui utilise des discours

cyniques sans pour autant srsquoinscrire dans leur tradition raquo134 Or cette tendance cynique il la

voit preacutesente notamment quand il est question de lrsquoamour135

128M F SMITH in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo op cit p 22

129DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in HS Long Diogenis Laertii vitae philosophorum 2 vols OxfordClarendon Press 1964 (repr 1966)

130DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit VI sect 36 p 735

131 Le cynique de Sinope

132Pour la deacutesolidarisation de lrsquoamour et de la sexualiteacute agrave rapprocher de Diogegravene sect72 laquo il demandait la communauteacute des femmes ne parlant mecircme pas le mariagemais de lrsquoaccouplement drsquoun homme qui a seacuteduit une femme avec la femme seacuteduite raquo et demaniegravere plus lointaine drsquoAntisthegravene sect 3 laquo Il faut srsquounir agrave des femmes qui vous ensauront greacute raquo

133laquo Comme on lui avait demandeacute pourquoi il recourait pour corriger ses disciples agravedes recettes amegraveres il reacutepond Les meacutedecins en font autant avec leurs patients raquoin DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit trad M-O Goulet-Cazeacute VI sect 3 p 683

134P VESPERINI Lucregravece op cit p 142-143

135laquo un trait typique de philosophes cyniques [hellip] au livre IV avec une deacutenonciationde la folie de lrsquoamour raquo Id p 166 voir eacutegalement p 126-127

60

Ce meacutelange drsquoinfluences philosophiques que nous pointons lagrave fait du poegraveme de Lucregravece un

texte deacutelicat agrave utiliser ougrave si le dogme eacutepicurien est la matiegravere majeure du poegraveme il se trouve

parfois mecircleacute agrave des dogmes exteacuterieurs ou mobiliseacute dans un cadre heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoeacutepicurisme

en lrsquooccurrence nous pensons que la remobilisation de la theacuteorie atomique drsquoEacutepicure pour

expliquer lrsquoinsatisfaction des amants (IV 1108-1120) sert un propos cynique Toutefois ces

influences heacuteteacuterogegravenes sont parfois difficiles agrave deacutegager car elles peuvent ecirctre compatibles

avec lrsquoeacutepicurisme en effet le fait que la passion amoureuse qui est un mal en soi nuise au

plaisir sexuel nrsquoest nullement interdit par ce que nous savons de la doctrine eacutepicurienne mais

puisque nous nrsquoavons pas de texte qui lrsquoaffirme nous pensons preacutefeacuterable de ne pas ramener

lrsquoaffirmation lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme Ici crsquoest parce que nous avons pu clairement

identifier une source diffeacuterente que nous pouvons mieux penser que cette ideacutee sans ecirctre

incompatible avec lrsquoeacutepicurisme nrsquoa du moins pas une origine eacutepicurienne et se trouve ecirctre

avant tout cynique

En matiegravere drsquoamour et de sexualiteacute Lucregravece nrsquoest donc pas une source sucircre pour lrsquoeacutepicurisme

du fait de son inspiration cynique sur le sujet qui rend sa parole non-eacutepicurienne bien qursquoon

puisse envisager qursquoelle ne soit pas incompatible avec lrsquoeacutepicurisme Crsquoest donc seulement agrave

partir des eacutepicuriens que lrsquoon pourra comprendre comment ils envisagent la sexualiteacute

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non

Nous comprenons souvent la sexualiteacute dans la penseacutee eacutepicurienne agrave partir de la

classification de ce deacutesir dans la cateacutegorie naturelle et neacutecessaire Crsquoest donc en eacutetudiant les

arguments et la leacutegitimiteacute drsquoune telle classification que lrsquoon abordera de faccedilon la plus

exhaustive le sujet

α - Saisie du problegraveme

Les commentateurs modernes ont tendance agrave ranger les deacutesirs sexuels dans la

cateacutegorie des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires en soulignant le laquo ton beaucoup plus reacuteserveacute agrave

lrsquoeacutegard de ce mecircme plaisir raquo ou la prescription laquo de nrsquoen user que prudemment raquo136 chez Jean

Salem ou que sa poursuite laquo relegraveve de la sagesse pratique raquo137 selon Marcel Conche

Cependant certains eacuteleacutements viennent porter le doute sur une telle cateacutegorisation Plus

136J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

137M CONCHE Lettres et maximes op cit p 6661

nuanceacutee que ses homologues Geneviegraveve Rodis-Lewis eacutecrit de ce deacutesir laquo qursquoil soit naturel est

eacutevident non neacutecessaire comme si son insatisfaction nrsquoeacutetait jamais peacutenible apparaissant plus

discutable raquo138 Cette peacutenibiliteacute est preacuteciseacutement celle pointeacutee par Lucregravece lorsqursquoil dit

[decet] iacere umorem conlectum in corpora quaeque nec retinere [hellip] et

servare sibi curam certumque dolorem

[il faut] jeter en quelque corps le liquide amasseacute au lieu de le garder [hellip]

et de nous assurer la peine et la souffrance139

Si le deacutesir sexuel ramegravene agrave la douleur crsquoest le consideacuterer comme neacutecessaire selon la maxime

26140 Toutefois nous ne pouvons pas nous fier agrave Lucregravece sur un tel sujet car nous nrsquoavons

pas agrave notre connaissance drsquoautres textes eacutepicuriens pour confirmer ses dires et la tradition

cynique nrsquoest jamais loin lorsque Lucregravece parle drsquoamour141 comme nous venons de le

montrer Or ce que dit lagrave Lucregravece rentre en eacutecho avec des ideacutees cyniques Cette neacutecessiteacute

douloureuse peut tout aussi bien trouver sa source chez Diogegravene le Cynique lorsque se

masturbant sur la place publique il regrette de ne pas pouvoir satisfaire aussi aiseacutement sa

faim142 il indique par lagrave lrsquoeacutegaliteacute en neacutecessiteacute qui anime les deux deacutesirs

Devant ces soupccedilons et ces incertitudes nous voudrions reposer la question la sexualiteacute est-

elle un deacutesir neacutecessaire ou non Quels faits nous font pencher vers cette option et quels

autres nous incitent agrave le consideacuterer neacutecessaire Drsquoougrave vient que nous cateacutegorisons ce deacutesir

comme naturel mais non-neacutecessaire

Partons de cette derniegravere interrogation Le commentaire classique a des sources pour

eacutetayer sa penseacutee143 quelles sont-elles La plus explicite sur la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute

agrave laquelle on est renvoyeacute se trouve dans le fragment 456 des Epicurea drsquoUsener aux lignes

12 agrave 19 Ce passage signale la speacutecificiteacute du classement drsquoEacutepicure rappelle les trois

cateacutegories de deacutesirs puis les exemplifie comme suit

138G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 184-185

139LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-67 p 300-301

140Voir supra p 51

141Voir supra notes 132 et 135

142DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute(trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 VI sect 69 p 736

143Pour un reacutesumeacute de ces sources on pourra se reporter au deacuteveloppement assezriche en reacutefeacuterences que font les eacutediteurs de Diogegravene drsquoOinoanda sur le NF 157 p 19-23 dans J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo art cit p 1-48

62

ἡ μὲν οὖν τῆς τροφῆς ἐπιθυμία καὶ τῆς ἐσθῆτος ἀναγκαίαmiddot ἡ δὲ τῶν

ἀφροδισίων φυσικὴ μὲν οὐκ ἀναγκαία δέmiddot ἡ δὲ τοιῶνδε σιτίων ἢ τοιᾶσδε

ἐσθῆτος ἢ τοιῶνδε ἀφροδισίων οὔτε φυσικὴ οὔτε ἀναγκαία

Donc le deacutesir de nourriture et celui de vecirctements sont neacutecessaires Le deacute-

sir sexuel est naturel mais non-neacutecessaire Le deacutesir drsquoune certaine nourri-

ture drsquoun certain vecirctement ou drsquoun certain rapport sexuel nrsquoest ni naturel

ni neacutecessaire144

Ce passage fonde donc clairement lrsquoattribution de non-neacutecessiteacute au deacutesir sexuel Mais drsquoougrave

vient ce texte et quelle leacutegitimiteacute a-t-il Ce texte srsquoavegravere ecirctre une scolie agrave Aristote nous

preacutecise Hermann Usener qui commente le passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote

parle du deacutesir sexuel comme naturel au mecircme titre que le deacutesir de nourriture et ils prennent

des formes variables selon les individus145 Le texte nrsquoappartient donc pas agrave la tradition directe

de lrsquoeacutepicurisme antique ce qui ne permet pas de le consideacuterer absolument valide Cependant

nous avons pu trouver dans la tradition indirecte de lrsquoeacutepicurisme des eacuteleacutements fiables au

regard de ce que nous connaissons de cette philosophie antique mais il srsquoagit pour nous agrave

chaque fois que nous avons recours agrave ces eacutecrits drsquoeacutevaluer autant que possible ce qui est dit au

regard de ce que nous savons ou pas agrave propos de la doctrine du Jardin ainsi que drsquoougrave cela est

dit afin de mieux comprendre la position eacutenonceacutee Cette scolie comme beaucoup de ses

semblables preacutesente bien des inconveacutenients pour notre questionnement drsquoune part nous ne

saurions en deacuteterminer la date du moins nrsquoest-il pas agrave notre porteacutee de le deacuteterminer drsquoautre

part nous nrsquoavons pas de nom ou seulement drsquoindice de lrsquoidentiteacute de son auteur Aucun

ancrage ni personnel ni temporel ne nous permet de situer cet eacutenonceacute ce qui rend sa validiteacute

infondable en lui-mecircme Accorder du creacutedit agrave ce qui y est dit tient alors agrave lrsquointerpreacutetation

drsquoautres textes plus leacutegitimes qui iraient dans le mecircme sens que lui

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute

Et effectivement de pareils textes existent mais preacutecisons aussitocirct qursquoaucun texte ne

procegravede agrave une superposition de la classification des deacutesirs sur des exemples de deacutesirs On

trouve donc toujours agrave lrsquoexception de la scolie que nous venons de citer et de celle de la

maxime 29146 soit le rappel de la tripartition des deacutesirs soit le traitement du deacutesir sexuel mais

jamais les deux ensemble Crsquoest donc par la seule eacutetude du traitement reacuteserveacute aux deacutesirs

144ANONYME in H USENER (eacuted) Epicurea op cit fr 456 15-19 p 295 traductionpersonnelle

145ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris 1959 III 13 (1118 b) 5-25 p 163-164

63

drsquoAphrodite que nous pouvons deacuteduire une cateacutegorie pour eux En effet plusieurs textes font

penser qursquoils sont naturels mais non-neacutecessaires puisqursquoils teacutemoignent de remarques

neacutegatives sur la sexualiteacute Le plus probant est celui que Diogegravene Laeumlrce et drsquoautres citateurs

donnent Συνουσίη δὲ φασίν ὤνησεν μὲν οὐδὲποτε ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ ἔβλαψε laquo on

nrsquoa jamais tireacute aucun profit de la relation sexuelle disent-ils et lrsquoon peut ecirctre satisfait de ne

pas en subir de dommage raquo147 Ce teacutemoignage nous invite agrave penser le deacutesir sexuel non sans

danger Par cette vision neacutegative on pense ce deacutesir comme ne produisant pas de bien il serait

alors agrave eacuteviter donc il est possible de srsquoen passer De lagrave la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)

Toutefois la mise en avant de ce passage minore souvent la positiviteacute certaine qui

entoure ce deacutesir Un extrait du traiteacute Sur les Fins drsquoEacutepicure rapporteacute par Diogegravene Laeumlrce est

tregraves clair agrave ce sujet

Οὐ γὰρ ἔγωγε ἔχω τί νοήσω τἀγαθόν ἀφαιρῶν μὲν τὰς διὰ χυλῶν

ἡδονάς ἀφαιρῶν δὲ τὰς διrsquoἀφροδισίων καὶ τὰς διrsquoἀκροαμάτων καὶ τὰς

διὰ μορφάς

Car pour moi je ne peux en aucune maniegravere me repreacutesenter ce qursquoest le

bien si je supprime les plaisirs que procurent les saveurs que je supprime

ceux que procure lrsquoamour (ἀφροδισίων) et ceux que procurent les sons

et ceux qui proviennent des formes148

Le deacutesir sexuel fait partie des bonnes choses ce qui prouve qursquoils peuvent ecirctre rattacheacutes agrave

lrsquoagreacuteable ou au plaisant sans ecirctre essentiellement nuisibles Drsquoautres sources pegravesent en

faveur de cette vision Pierre Vesperini eacutecrit qursquoun buste drsquoEacutepicure laquo fut placeacute peut-ecirctre degraves

son vivant dans le temple drsquoAphrodite agrave Paphos raquo149 et rappelle aussi la preacutesence des

heacutetaiumlres dans le Jardin Tous ces eacuteleacutements concourent agrave montrer la positiviteacute de ce deacutesir dans

lrsquoeacutepicurisme

146Qui ne donne drsquoailleurs pas les mecircmes exemples et surtout pas le deacutesir sexuelcomme naturel et non-neacutecessaire mais parle du deacutesir drsquoaliments riches Pour le texteet sa traduction se reporter agrave lrsquoannexe 2

147DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 1306 pour les autres citateurs voir HUSENER (eacuted) Epicurea op cit fr 62

148DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies X sect 6 in A LAKS laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la ViedrsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X 1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PULLille 1976 p 1-118 p 10-11

149P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit chap 7 p 35464

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions

La sentence 51 que lrsquoon preacutesente comme une lettre de Meacutetrodore ami drsquoEacutepicure au

jeune Pythoclegraves reacutesume agrave elle seule ces tensions

Πυνθάνομαί σου τὴν κατὰ σάρκα κίνησιν ἀφθονωτέραν διακεῖσθαι πρὸς

ἀφροδίσιον ἔντευξινmiddot σὺ δὲ εἰ μὴ τοὺς νόμους καταλύεις μὴτε τὰ καλῶς

ἔθη κείμενα κινεῖς μὴτε τῶν πλησίων τινὰ λυπεῖς μὴτε τινὰ τὴν σάρκα

καταξαίνεις μὴτε τὰ ἀναγκαῖα καταναλίσκεις χρῶ τῇ ἑαυτοῦ

προαιρέσει ὡς βούλειmiddot ἀμήχανον μέντοι γε τῷ μὴ οὐχ ἑνί γέ τινι τοῦτων

συνέχεσθαιmiddot ἀφροδίσια γὰρ οὐδέποτε ὤνησεν ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ

ἔβλαψεν

Jrsquoapprends que le mouvement de la chair est chez toi plus geacuteneacutereux agrave

lrsquoeacutegard de la relation drsquoamour Pour toi si tu nrsquoenfreins pas les lois et que

tu ne portes pas atteinte agrave lrsquohonnecircteteacute eacutetablie en coutume que tu nrsquoat-

tristes pas lrsquoun de tes proches que tu nrsquouses pas ta chair et que tu ne

consumes pas le neacutecessaire suis le choix qui est de toi comme tu veux

Et pourtant il nrsquoy a pas moyen de le faire quand on est retenu par lrsquoun au

moins de ces obstacles Car les plaisirs de lrsquoamour ne sont jamais utiles il

faut ecirctre content srsquoils ne nuisent pas150

Lrsquoadresse qui srsquoeacutelargit au lecteur met en balance le choix de poursuivre le deacutesir sexuel et les

contraintes agrave la bonne reacutealisation de ce deacutesir Arrecirctons-nous un instant sur ces obstacles Le

premier ne pas enfreindre les lois touche au politique et impose la non-illeacutegaliteacute de lrsquoacte

sous peine drsquoecirctre deacutecouvert et drsquoen ecirctre chacirctieacute151 Le deuxiegraveme transgresser les codes des

mœurs nous semble la deacuteclinaison du premier dans le domaine social et contraint agrave une

non-illeacutegitimiteacute dans la reacutealisation de ce deacutesir Le troisiegraveme ne pas causer de peine agrave un

proche revient agrave ne pas abicircmer une relation de notre environnement afin drsquoen preacuteserver la

stabiliteacute contre la satisfaction passagegravere drsquoun deacutesir La quatriegraveme lrsquousure de la chair se

ramegravene agrave la neacutecessiteacute de chercher la santeacute du corps qui compose le plaisir152 Le cinquiegraveme et

dernier la preacuteservation du neacutecessaire se ramegravene eacutegalement aux eacuteleacutements de la survie du

calme du corps et du bonheur qursquoil ne faut pas remettre en question pour accomplir ce deacutesir

Y a-t-il lagrave vraiment quelque chose drsquoexceptionnel dans ces prescriptions Il nous semble que

150EacutePICURE Sentences Vaticanes 51 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p505 traduction modifieacutee

151Sur la conception de la justice voir les maximes 31 agrave 38 notamment la 35 pour lechacirctiment

152Voir la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 12865

ces obstacles sont valables pour tous les deacutesirs sauf peut-ecirctre les deuxiegraveme et troisiegraveme

points qui apparaissent particuliers au deacutesir sexuel on voit surgir avec eux une dimension

sociale qui si elle nrsquoest peut-ecirctre pas invalide pour les autres deacutesirs nrsquoest exprimeacutee que dans

ce cas Mais ce qui deacuteciderait de la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute ndash le fait qursquoelle ne ramegravene

pas agrave la douleur si elle nrsquoest pas reacutealiseacutee ndash ne se trouve pas dans ces contraintes en tant que

telles

Crsquoest la phrase finale que nous avons vu tantocirct chez Diogegravene Laeumlrce qui donne une ideacutee

peacutejorative de la sexualiteacute Il faut toutefois souligner qursquoelle deacutecoule ici de cette eacutenumeacuteration

de preacutealables puisque les conseacutequences nuisibles dont il est question agrave la fin rappellent entre

autres les limitations qui viennent drsquoecirctre rapporteacutees Mais que dit preacuteciseacutement cette phrase

Agrave quoi renvoie lrsquoinutiliteacute essentielle (οὐδέποτε ὤνησεν) des deacutesirs amoureux Le

commentaire qursquoen a livreacute Jean Bollack nous paraicirct inteacuteressant

Les deux membres de la derniegravere phrase ne sont pas compleacutementaires Agrave

la preacutesence vraisemblable du mal srsquoadjoint lrsquoabsence neacutecessaire drsquoun au-

delagrave dans le temps dont on puisse faire son profit Crsquoest ainsi qursquoil faut en-

tendre comme srsquoappliquant agrave lrsquoavenir le bien dont il est dit que ces plaisirs

ne le procure jamais153

Crsquoest donc en regard du futur que lrsquoon ne tire en aucun cas de bien de la satisfaction de ce

deacutesir et que lrsquoon peut en revanche en tirer des nuisances On tire toutefois que en creux il

existe un reacuteel plaisir agrave la sexualiteacute sur lrsquoinstant154 Le but de ce discours est de mettre en

balance lrsquoinstantaneacuteiteacute du plaisir ndash peut-ecirctre si eacutevident qursquoil nrsquoest pas besoin de le mentionner

ndash et lrsquoapregraves qui ne jouit plus de ce plaisir mais peut comporter des deacuteplaisirs Cela croyons-

nous ne suffit pas agrave preacutejuger de la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel en effet ce qui est preacutesenteacute

ici ce sont les peines qui peuvent suivre un tel acte agrave mettre en balance avec le plaisir

momentaneacute de sa reacutealisation et non lrsquoaffirmation drsquoune absence de douleur si la satisfaction

est absente Cela pourrait peut-ecirctre mecircme en indiquer la neacutecessiteacute puisqursquoon peut lire cette

preacutesentation des inconveacutenients douloureux comme ce qursquoil faut faire peser face agrave la douleur

153J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 22 p 509 nous avons changeacute latraduction de Bollack de le bien par lrsquoutile dans la traduction que nous avons proposeacuteafin de faire mieux faire sentir au lecteur qursquoil ne srsquoagissait pas du bien commeplaisir mais comme ce qui est profitable

154Pour la simultaneacuteiteacute du plaisir sexuel avec lrsquoacte qui le produit voir DiogegravenedrsquoOinoanda NF 128 col 6-7 trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit p 1047 Il est eacutegalement question dans cette mecircme cateacutegoriede la simultaneacuteiteacute du plaisir et de lrsquoacte de lrsquoacte de manger

66

de la non-satisfaction155 Peut-ecirctre aussi cette preacutesentation neacutegative nrsquoest-elle pas sans rapport

avec lrsquoadresse qui vise un deacutesir deacutesigneacute comme excessif car ἀφθονωτέρας abondant en plus

du sens de lrsquoadjectif se trouve ecirctre un comparatif de supeacuterioriteacute assez abondant Le rappel des

preacutealables agrave respecter en vue de la reacutealisation non-nuisible de ce deacutesir vient dresser un tableau

fait non pour rendre justice au deacutesir sexuel mais pour contrebalancer la preacutegnance drsquoun deacutesir

plutocirct geacuteneacutereux Pour finir notre travail drsquoavocat de la partie moins deacutefendue nous ajouterons

qursquoen fin de compte ainsi que le fait remarquer Geneviegraveve Rodis-Lewis laquo le deacutesir sexuel

nrsquoest condamneacute que dans ses excegraves et dans leurs conseacutequences facirccheuses raquo156 Ne pourrait-on

pas soutenir qursquoil en va de mecircme avec la gloutonnerie qui est lrsquoexcegraves du deacutesir de nourriture

Personne ne songe agrave assigner lrsquoalimentation agrave la non-neacutecessiteacute alors mecircme que son excegraves est

nuisible

Crsquoest pour cela cher lecteur qursquoen vertu du principe ndash bien leacutegitime avouons-le ndash du

beacuteneacutefice du doute nous trsquoenjoignons agrave ne pas condamner le deacutesir sexuel agrave la non-neacutecessiteacute

car aucun texte non aucun nrsquoa pu nous apporter la preuve mecircme de lrsquoabsence de douleur si

ce deacutesir nrsquoest pas combleacute lrsquounique eacuteleacutement qui caracteacuteriserait lrsquoinfraction Pas plus il est vrai

qursquoil nrsquoa pu ecirctre deacutemontreacute son innocence et la douleur de sa non-satisfaction nous nrsquoavons pu

prouver lrsquoinverse Ainsi de gracircce ne lrsquoassigne pas agrave reacutesidence du non-neacutecessaire Si le

disculper crsquoest peut-ecirctre laisser un coupable en liberteacute le condamner revient agrave envoyer un

innocent ndash soit douteux mais un innocent quand mecircme ndash derriegravere les barreaux Mais si nous

voulons comparaicirctre agrave la barre devant la Connaissance il nous faut nous deacutepouiller de ces

excegraves oratoires et avouer que dans tous les cas quelque soit la lecture pour laquelle on opte

elle srsquoappuye sur un cadre drsquointerpreacutetation exteacuterieur au texte Il nrsquoest rien qui nous aide agrave

eacutetablir lrsquoun ou lrsquoautre caractegravere drsquoune cateacutegorie autant que nous ne trouvons aucun eacutecrit

fiable qui nous confirme lrsquoun ou lrsquoautre il est plus prudent de dire que le deacutesir sexuel reste

indeacuteterminable

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence

Agrave ceux qui diraient que la simple ambivalence que lrsquoon trouve dans ce deacutesir autorise agrave

le classer comme non-neacutecessaire nous reacutepondrons que lrsquoargument est un peu faible On lrsquoa

vu des deacutesirs naturels et neacutecessaires comme le deacutesir de nourriture peuvent aussi ecirctre agrave limiter

155Agrave moins que lrsquoon oppose la maxime 30 ougrave crsquoest lrsquoopinion vaine qui rend le toutfaussement douloureux mais crsquoest preacutesupposer que la sexualiteacute peut se ramener agravela non-neacutecessiteacute ce qui est preacuteciseacutement ce que nous interrogeons

156G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 18567

Drsquoabord rappelons que lrsquoopinion vaine peut tout aussi bien srsquoen emparer en eacutetendant la

neacutecessiteacute agrave une quantiteacute disproportionneacutee ou une qualiteacute particuliegravere Ensuite nous proposons

lrsquoexemple suivant si la faim survient en nous alors que nous nous trouvons devant une

nourriture avarieacutee allons faire taire notre faim avec cela sous preacutetexte que le deacutesir de manger

est naturel et neacutecessaire ou allons nous passer notre chemin puisqursquoune telle nourriture nous

procurerait de la douleur Il nous paraicirct que la deuxiegraveme option serait veacuteritablement

eacutepicurienne on aurait pu choisir la premiegravere en brandissant lrsquoinconditionnaliteacute en matiegravere de

deacutesir naturel et neacutecessaire hellip Or ce qui est inconditionnel dans les deacutesirs naturels et

neacutecessaires crsquoest que lrsquoon puisse accomplir ce besoin en eacutetant pourvu de ce dont nous avons

besoin et non de se satisfaire de tout objet qui correspondrait agrave ce type de besoin En

lrsquooccurrence en refusant cette nourriture nous sommes tout de mecircme assureacutes de trouver dans

la nature un autre aliment pour nous sustenter La neacutecessiteacute se trouve dans lrsquoacte de manger

mais le reacutealiser avec cet aliment avarieacute nrsquoest pas neacutecessaire et mecircme nuisible Ainsi pour le

deacutesir sexuel pourrions-nous dire que nous sommes en mesure de trouver un partenaire qui ne

soit pas pris dans les obstacles deacutecrits mecircme si pour cela nous devons il est vrai nous

deacutetourner drsquoun certain nombre de personnes

ζ- Conclusion

Nous parvenons donc agrave une conclusion qui ne tranche pas la question Ou bien lrsquoon

pense que le deacutesir sexuel doit ecirctre satisfait sous peine de douleur et qursquoil a une satisfaction

conditionneacutee agrave des regravegles qui peuvent eacutegalement srsquoappliquer aux autres deacutesirs neacutecessaires

mecircme si crsquoest lorsqursquoon traite de ce deacutesir qursquoil convient de les formuler Il semble un peu plus

limiteacute et de satisfaction un peu moins aiseacutee que les autres ce qui ne veut pas pour autant dire

qursquoil est difficile agrave accomplir Ce traitement un peu plus speacutecifique tiendrait eacuteventuellement agrave

ce qursquoil est un peu plus sujet que ses semblables aux deacuteformations de lrsquoopinion vide ce serait

donc un deacutesir neacutecessaire dont il faut alors plus parler pour bien lrsquoinformer contre la vaniteacute de

lrsquoopinion157 Soit on estime qursquoil demeure non-neacutecessaire mais qursquoil est effectivement tregraves

prenant en raison drsquoune opinion vide particuliegraverement violente comme le dit la maxime 30 et

qursquoil peut rester insatisfait sans engendrer de douleur ou qursquoil suffit de le deacutetourner ce qui

pose alors le problegraveme des moyens de ce deacutetournement158

157Son aspect social peut aussi tenir lieu drsquoexplication agrave sa diffeacuterence

158Crsquoest Marcel Conche qui propose un laquo deacutetournement raquo des atomes qui viennentremplir les parties geacutenitales puisqursquoils viennent de tout le corps il conccediloit qursquounexercice physique intense userait agrave autre chose ces atomes et annihilerait ainsi ledeacutesir sexuel (voir M CONCHE Lettres et maximes op cit p 66) Pour notre part nous

68

3- Questionnement de la question

Apregraves avoir eacutepuiseacute ce raisonnement sans parvenir agrave une position satisfaisante un fait

ne laisse pas de nous eacutetonner cette entreprise de classification de deacutesirs concrets agrave partir de la

tripartition des deacutesirs est absente des textes eacutepicuriens qui parlent du deacutesir et mecircme plus

largement des eacutecrits de la tradition indirecte que lrsquoon sait antiques hellip On ne la trouve que dans

la scolie dont nous avons parleacute ainsi que dans celle qui commente la maxime 29 et jamais

chez Ciceacuteron Plutarque ou Porphyre Or si nous pouvons dater ces auteurs une scolie est en

revanche difficilement datable Nous vient alors lrsquoideacutee qursquoune telle tentative drsquoexemplification

nrsquoappartient pas agrave la perspective antique mais est plutocirct le produit drsquoune tentative de

compreacutehension de lrsquoeacutepicurisme posteacuterieure agrave son egravere drsquoavegravenement Lrsquoideacutee en effet est

tentante cette classification eacutepicurienne deacutepouilleacutee drsquoexemples que Geneviegraveve Rodis-Lewis

qualifiait agrave juste titre de laquo sec scheacutema raquo159 en regard de celle de Platon donne envie drsquoecirctre

saisie par le concret au travers drsquoexemples qui redoublent la saisie intellectuelle par le cas

particulier Sans rejeter lrsquointeacuterecirct drsquoune compreacutehension posteacuterieure il se trouve que celle-ci

pose tout de mecircme des problegravemes insolubles comme nous avons pu le montrer avec le

paradigme du deacutesir sexuel Lrsquoisolement de la deacutemarche que nous pensons due agrave une posteacuteriteacute

chronologique combineacutee agrave son caractegravere probleacutematique fait signe pour nous vers le caractegravere

nul et non-avenu drsquoune exemplification des types de la tripartition des deacutesirs Malgreacute une

certaine coheacuterence avec ce que dit Eacutepicure elle exige pour sa reacutealisation des consideacuterations

dont nous nrsquoavons pas trace et procegravede donc agrave des ajouts qui deacuteforment de maniegravere leacutegegravere

mais non-neacutegligeable la perception que nous avons de lrsquoeacutepicurisme Nous preacutefeacuterons pour

notre part retirer ces ajouts afin drsquoen rester agrave la doctrine antique et se permettre drsquoen avoir une

approche plus exacte

Il nous faut alors redeacutefinir le rocircle de cette fameuse tripartition Puisqursquoelle ne saurait

ecirctre exemplifieacutee nous pensons que la classification des deacutesirs telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans

la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nrsquoest pas faite pour srsquoappliquer directement aux cas concrets Elle

ne sommes pas convaincue de cette possibiliteacute car il nrsquoest pas dit qursquoun tel transfertsoit autoriseacute dans la physique eacutepicurienne Drsquoautre part remarquons que la simpleideacutee drsquoun deacutetournement semble induire qursquoil est neacutecessaire drsquoagir pour ne pasressentir de douleur donc qursquoil y a tout de mecircme une douleur potentielle dans cesdeacutesirs senseacutes nrsquoen comporter aucunehellip

159G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 17569

preacutesente une abstraction le discours geacuteneacuteral issu de la science de la nature des choses et ne

prend donc pas en compte les corps particuliers face agrave des objets singuliers dans des

situations donneacutees Par lrsquoopposition entre deacutesirs naturels et deacutesirs vains elle signale le rapport

entre une nature humaine abstraite et une nature drsquoobjet abstrait Elle aide agrave penser ce lien

entre un corps humain en geacuteneacuteral et une cateacutegorie drsquoobjet en le placcedilant sous le signe de la

naturaliteacute srsquoil existe ndash que lrsquoobjet peut ecirctre contenu par le corps ndash de la vaniteacute srsquoil est

inexistant Crsquoest en cela seulement qursquoelle peut suffire agrave deacuteterminer certains cas preacutecis les

deacutesirs vains sont agrave rejeter absolument car ils nrsquoont en aucun cas rapport avec la nature de tout

homme Typiquement le deacutesir drsquoimmortaliteacute doit ecirctre rejeteacute comme deacutesir vain parce que tout

corps humain par sa constitution mecircme est limiteacute dans le temps et interdit essentiellement

lrsquoillimitation temporelle Crsquoest donc du corps humain en geacuteneacuteral de lrsquoespegravece humaine qursquoon

exprime les limites les objets qui lui sont propres et ceux qui lui sont absolument eacutetrangers agrave

travers lrsquoopposition ndash qui est premiegravere dans la Lettre drsquoEacutepicure ndash entre deacutesirs naturels et deacutesirs

vains Cette cateacutegorisation dit quelque chose de lrsquoessence de lrsquohomme ainsi que celle de

lrsquoobjet et du lien ou non qursquoils entretiennent Quant agrave lrsquoopposition entre neacutecessaire et non-

neacutecessaire elle preacutecise agrave lrsquointeacuterieur de ce qui est naturel le rapport agrave la douleur pour lrsquoagent

dans la non-satisfaction du deacutesir reacuteel si le deacutesir est neacutecessaire illusoire srsquoil ne lrsquoest point

elle ne prend pas en compte la douleur des conseacutequences nous semble-t-il Cependant malgreacute

cette preacutecision sur leur neacutecessiteacute ces deacutesirs nrsquoen restent pas moins abstraits Reprenons les

trois types de deacutesirs neacutecessaires qursquoEacutepicure eacutenumegravere agrave la suite de sa classification la survie

le calme du corps le bonheur hellip On se rend compte que ces trois cateacutegories sont trop larges

pour reacutegler des situations concregravetes Si lrsquoon prend par exemple le calme du corps notre

scholiaste anonyme en tire la neacutecessiteacute du vecirctement (ἐσθής) mais qui dit que par temps

extrecircmement chaud ce nrsquoest pas le deacutesir du non-vecirctement qui viendrait satisfaire au bien-ecirctre

physique Ici intervient la circonstance qui fait varier le deacutesir pour atteindre un mecircme but

Car mecircme si les limites humaines prescrivent des besoins comme manger et boire ce nrsquoest

pas une raison pour les accomplir dans nrsquoimporte quelle circonstance et en nrsquoimporte quelle

faccedilon Encore une fois une pomme empoisonneacutee pourra paraicirctre appeacutetissante au premier

abord mais le savoir nous fera renoncer agrave la neacutecessiteacute du deacutesir bien naturel de la manger

Nous nous tournerons vers drsquoautres aliments qui accompliront mieux le deacutesir neacutecessaire agrave

notre survie de se nourrir En fait la neacutecessiteacute dit quelque chose du sujet et non de lrsquoobjet du

deacutesir que la neacutecessiteacute srsquoaccomplisse pour le sujet est neacutecessaire mais qursquoelle se reacutealise avec

tel ou tel objet est contingent deacutepend de la circonstance

70

On le voit la classification eacutepicurienne des deacutesirs nrsquoa pas telle quelle drsquoapplication

immeacutediate dans lrsquoaction concregravete elle nous tient un propos sur lrsquoessence du corps humain et

ses limites mais elle nrsquoest pas faite pour trancher les situations quotidiennes du deacutesir160 La

classification eacutepicurienne des deacutesirs permet de penser mais permettre de penser nrsquoest pas

permettre de deacutecider La deacutecision est bien sucircr un acte de penseacutee mais il est plus speacutecifique

puisqursquoil touche au monde concret de lrsquoaction dans une situation donneacutee quand la penseacutee

theacuteorique perd en preacutecision ce qursquoelle gagne en geacuteneacuteraliteacute Cette indeacutetermination par

lrsquoexemple explique la neacutecessiteacute de textes autres que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee pour affiner ce qui ne

peut que rester agrave un niveau drsquoabstraction puisqursquoEacutepicure demeure dans la geacuteneacuteraliteacute au

niveau de la theacuteorie physiologique Crsquoest pourquoi Jean Bollack maintient une diffeacuterence

entre la Lettre et les maximes sur le deacutesir (26 29 et 30)

Les maximes nrsquoont pas pour but drsquoeacutetablir le cadre de classification Il est le

preacutealable agrave lrsquoexamen des cas particuliers et crsquoest parce que les cas speacuteci-

fiques auxquels le cadre est appliqueacute ne sont pas inclus drsquoavance qursquoil est

lui-mecircme mis agrave lrsquoeacutepreuve par lrsquoapplication particuliegravere161

Agrave lrsquointeacuterieur de cette geacuteneacuteraliteacute les maximes permettent de cerner des situations que la

tripartition de la Lettre ne prend pas en charge la maxime 26 assure que les deacutesirs non-

neacutecessaires malgreacute lrsquoappeacutetit qui les anime sont indolores et srsquoils reacutepondent aux cas deacutecrits

sont aiseacutement dissipables la maxime 29 constitue cette classe des deacutesirs non-neacutecessaires donc

non douloureux en pointant leur origine naturelle ou non la maxime 30 affronte les deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires violents en deacuteleacutegitimant la source de leur ardeur lrsquoopinion vaine

Les maximes nrsquoont pas pour fonction de reacutepeacuteter la Lettre celle-ci nrsquoest qursquoune preacutevision qui

nrsquoinclut pas laquo drsquoavance raquo les cas qui neacutecessiteraient un affinement Les maximes preacutecisent ces

principes apregraves une confrontation avec du particulier elles retournent au niveau

drsquoabstraction theacuteorique de la cateacutegorisation afin de la raffiner Agrave lrsquoinverse les eacutecrits

notamment les sentences traitant de cas concrets (comme la sentence 51) se passent de ces

consideacuterations de cateacutegorisation pour poser les obstacles ou les incitations particuliegraveres agrave tel

ou tel deacutesir dans telle ou telle situation

Puisque la classification des deacutesirs srsquoavegravere nrsquoecirctre qursquoun cadre une theacuteorie preacutealable qui ne

suffit pas agrave deacuteterminer la poursuite ou non drsquoun deacutesir qursquoest-ce qui agit dans ce cadre

160Et mecircme si lrsquoon pensait qursquoelle autorise agrave deacutecider le cas probleacutematique desdeacutesirs naturels et non-neacutecessaires ne cesserait de montrer qursquoelle est insuffisante enelle-mecircme

161J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 35271

Qursquoest-ce qui permet de prendre une deacutecision informeacutee conforme au savoir et aboutissant agrave

lrsquoaction Quel est cet intermeacutediaire qui lui donne une application concregravete Faisons

confiance agrave Eacutepicure et laissons poursuivre sa Lettre car il y a apregraves sa classification du sect

127 un motif inteacuteressant agrave penser pour lrsquoaction le thegraveme des choix et des rejets

72

Conclusion

Dans la question du deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme la tripartition des deacutesirs occupe une place

centrale elle theacuteorise la structure du champ inteacuterieur du deacutesir par lrsquoaxe de la neacutecessiteacute et celui

de la naturaliteacute La douleur de la non-satisfaction caracteacuterise la neacutecessiteacute et explique

lrsquointensiteacute des deacutesirs neacutecessaires le rapport entre la nature de notre corps et la nature de

lrsquoobjet deacutesireacute fonde la naturaliteacute drsquoun deacutesir une qualiteacute ou une quantiteacute ndash illimiteacutee ndash drsquoobjet

sans rapport avec nous caracteacuterise le vide qui naicirct drsquoune sensation deacuteformeacutee par une opinion

sans raison

Cependant la tripartition ne constitue pas le tout de la notion de deacutesir Drsquoune part le choix de

deacutesigner cet affect par le mot geacuteneacuterique drsquoἐπιθυμία montre la preacutepondeacuterance du deacutesir

informeacute sur lrsquoeacutelan aveugle de lrsquoὄρεξις contrairement agrave ce que lrsquoon trouve chez Aristote et

Deacutemocrite ainsi que sa reacutehabilitation en tant qursquoaffect leacutegitime en lui ocirctant la connotation

neacutegative qui le suivait jusque chez Platon Drsquoautre part cette classification nrsquoest pas

directement mise en relation avec des cas du quotidien Hormis des exemples eacutevidents peu

concrets ou lrsquoutilisation drsquoun terme qui porte une notion particuliegravere ndash comme celui de πόθος

rapporte la vaniteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute ndash il faut attendre une tradition tardive et la glose des

textes drsquoEacutepicure pour assister agrave lrsquoassociation drsquoun type de deacutesir agrave un exemple concret ainsi

que nous lrsquoavons vu pour ἀφροδυσίον le deacutesir sexuel Ce constat nous amegravene donc agrave reacutefuter

la pertinence des exemples canoniques puisqursquoun tel exercice ne nous semble pas avoir lieu

drsquoecirctre agrave partir de la doctrine eacutepicurienne antique et que outre le fait qursquoil pose des problegravemes

insolubles il cache la nature tregraves abstraite de ce motif eacutepicurien et rate ainsi la pratique du

deacutesir particulier qui ne trouve pas son fondement dans la classification mais bien dans le

thegraveme des choix et des rejets Crsquoest cette mise en œuvre du deacutesir la prescription et lrsquoaction

eacutethique que nous allons doreacutenavant interroger

73

Partie 3

-

Destination des deacutesirs le plaisir but et critegravere des deacutesirs

Au cours des deux derniers mouvements nous avons pu voir combien lrsquoinformation

des sensations par la raison est importante chez Eacutepicure Nous avons pris la question du deacutesir

sous cet angle eacutepicurien rationnel et deacutefini les bornes et le fonctionnement physique ndash selon

nos termes contemporains ndash des deacutesirs puis la structure interne de leur champ drsquoextension

plus proche de notre eacutethique Lrsquointeacutegration en nous de ce que nous enseigne la science

trouve son aboutissement dans la pratique dans le traitement effectif des deacutesirs Crsquoest cette

pratique que nous tentons ici drsquoexposer

Nous devons composer entre les deacuteductions que nous autorisent la theacuteorie eacutethique du deacutesir ndash

qui ne peut ecirctre simplement appliqueacutee telle quelle comme on aurait pu le croire ndash et les textes

eacutepicuriens aux consideacuterations qui vont jusqursquoagrave la prescription et qui touchent directement au

traitement effectif des deacutesirs Ces deux faits sont regroupeacutes sous le thegraveme des choix et des re-

jets qui constitue la veacuteritable charniegravere entre theacuteorie et pratique

Le deacutesir srsquoavegravere surtout deacutependant de son but agrave savoir le plaisir Mais qursquoest-ce que le plaisir

chez Eacutepicure En effet quelque conception du plaisir qursquoon retienne drsquoEacutepicure on agit sur sa

conception du deacutesir en lui donnant une destination diffeacuterente Agrave quel plaisir le deacutesir mis en

pratique doit-il aboutir Nous voulons reprendre agrave nouveau ce deacutebat eacutepineux ndash sans forceacute-

ment proposer une solution totale ndash sur la conception eacutepicurienne du plaisir pour aller dans

un sens de lecture particulier qui nous semble rendre lrsquoheacutedonisme eacutepicurien et par lagrave mecircme

le deacutesir eacutepicurien plus inteacuteressant et plus profond

Chapitre 6 ndash Un Fondamental Critegravere que choisir que ne paschoisir

a) Le thegraveme des choix et des rejets

Chez Eacutepicure la deacutecision pratique de reacutealisation drsquoun deacutesir est traiteacutee dans le thegraveme

des choix et des rejets Περὶ αἰρέσεως καὶ φυγῆς Sur le choix et le rejet est un motif

eacutethique eacutepicurien qui traite de la poursuite ou de lrsquoabandon des deacutesirs particuliers pour

parvenir au souverain bien le plaisir Crsquoest eacutegalement le titre drsquoun ouvrage perdu drsquoEacutepicure

mais dont Diogegravene Laeumlrce cite le nom et un extrait162 ainsi que le titre preacutesumeacute drsquoun traiteacute

fragmentaire de Philodegraveme de Gadara crsquoest donc que le thegraveme avait son importance au point

de pouvoir meacuteriter un ouvrage agrave lui seul Des textes qui nous sont parvenus le passage le plus

complet que nous avons sur le sujet se trouve dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee aux paragraphes 128

et 129 Le premier extrait se trouve immeacutediatement apregraves lrsquoexposeacute sur la classification des

deacutesirs et marque le basculement des principes theacuteoriques aux principes pratiques

Τούτων γὰρ ἀπλανὴς θεωρία πᾶσαν αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἐπανάγειν οἶδεν

ἐπὶ τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τοῦ σώματος ἀταραξίαν ἐπεὶ τοῦτο

τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλοςmiddot

Une vision de ces cateacutegories qui ne srsquoeacutegare pas sait chaque fois ramener

choix (αἵρεσις) et refus (φυγῆ) agrave la santeacute du corps et agrave lrsquoataraxie du corps

puisque crsquoest cela ndash la vie bienheureuse ndash qui est la fin163

Il relie la θεωρία vision ndash qui nrsquoest pas speacuteculation mais repreacutesentation de la connaissance ndash

de ce que nous montre la science de la nature agrave lrsquoaction pour atteindre la vie agreacuteable qui est

la bonne vie but eacutethique par excellence Cette vision informe le choix ou le rejet non pas en

se cantonnant aux cateacutegories de deacutesirs qui nous lrsquoavons dit sont insuffisantes pour deacutecider

mais en ajoutant une fin agrave la deacutecision cette vie bienheureuse qui est composeacutee entre autres

de la santeacute et de lrsquoataraxie du corps Crsquoest donc dire que la classification des deacutesirs nrsquoest pas le

critegravere de deacutecision elle est le cadre theacuteorique preacutealable et joue un rocircle en nous informant que

nous pouvons eacuteprouver des deacutesirs sans rapport avec notre corps agrave savoir les deacutesirs vains qui

par essence ne peuvent pas trouver de cas ougrave ils megraveneraient agrave la vie bienheureuse Ainsi pour

deacuteterminer le choix ou le rejet des deacutesirs naturels lrsquoactiviteacute theacuteorique ramegravene le deacutesir

162DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X 27 et X 136 p 1257 et 1315

163EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p70-71

75

(ἐπανάγειν) au plaisir tel que le pense la theacuteorie eacutepicurienne qui neacutecessite le calme du

corps le calme de lrsquoacircme nrsquoest pas ici citeacute car il est entrain de srsquoaccomplir par le biais de cette

vue theacuteorique juste menant agrave la bonne action il srsquoaccomplira agrave la suite du bien du corps agrave la

fin de ce mecircme paragraphe 128 Lrsquooutil pour atteindre le plaisir crsquoest donc la deacutecision du

choix ou du rejet il srsquoagit drsquoestimer le rapport entre un deacutesir concret qui rappelons-le est le

rapport entre le corps actuel et un objet particulier dans des circonstances particuliegraveres et le

plaisir effectif qursquoen procurera la satisfaction en accomplissant le calme du corps La

classification du deacutesir oriente la reacuteflexion en posant les questions du rapport avec notre corps

et de celui agrave la douleur mais elle nrsquoest ni le moyen ni le critegravere de deacutecision Le vrai critegravere du

choix ou du rejet est le plaisir crsquoest donc bien plus la theacuteorisation eacutepicurienne du plaisir qui

joue un rocircle fondamental dans la reacutealisation des deacutesirs

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur

Au principe de tout choix et de tout rejet se trouve donc le plaisir On ne srsquoen eacutetonnera

pas au vu de lrsquoimportance qursquoil occupe dans un heacutedonisme il est le souverain bien la fin de

la vie bienheureuse Mais le plaisir deacuteborde souvent ce simple statut Jean Bollack rappelle

que chez Eacutepicure laquo il reccediloit une triple deacutetermination fin instinctive de lrsquoanimal critegravere des

choix bien en soi raquo164 Crsquoest ce qursquoexprime le deacutebut du paragraphe 129 de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee

Ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν καὶ ἀπὸ ταύτης

καταρχόμεθα πάσης αἰρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς

κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες

Car crsquoest lui que nous reconnaissons comme le bien premier et congeacutenital

crsquoest lui le commencement qui dans chaque cas nous conduit vers un

choix et un refus crsquoest agrave lui que nous aboutissons quand nous deacutecidons

dans chaque cas de ce qui est bien avec comme canon lrsquoeacutetat dans lequel

nous sommes165

En tant que ἀγαθὸς πρῶτος καὶ συγγενικός bien premier et congeacutenital le plaisir est

compris comme convenant tout agrave fait agrave la nature humaine Il nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil

164Id p 55

165EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 129 in Id p 72-7376

encadre lrsquoaction theacuteoriquement drsquoabord comme principe sur la charniegravere comme critegravere

pratiquement comme conseacutequence Il oriente vers lui-mecircme et autorise agrave rejeter la douleur

Mais le choix est loin drsquoecirctre binaire qui associerait tout plaisir agrave un choix et toute

douleur agrave un refus

πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν οὐ πᾶσα μέντοι

αἰρετήmiddot καθάπερ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν οὐ πᾶσα φευκτὴ πεφυκυῖα

Donc toute espegravece de plaisir du fait qursquoil a une constitution propre est un

bien cependant le plaisir ne doit pas ecirctre choisi dans chaque cas de

mecircme que si la souffrance est un mal dans tous les cas toute espegravece de

souffrance nrsquoest pas toujours de nature agrave ecirctre refuseacutee166

En effet lrsquoeacutepicurisme prend en compte plus que lrsquoaction isoleacutee crsquoest lrsquoensemble des

conseacutequences qursquoil faut preacutevoir Ainsi srsquoinstaure un calcul ougrave la quantiteacute de plaisir se voit

compareacutee agrave la quantiteacute de douleur une supeacuterioriteacute de bien entraicircnera lrsquoaction mecircme srsquoil y a

de la douleur sur le chemin Crsquoest le plaisir qui reste rechercheacute agrave la fin Par lagrave Eacutepicure donne

agrave son heacutedonisme une nouvelle dimension en nrsquoidentifiant pas le plaisir comme souverain bien

au plaisir singulier Il eacutetablit deux niveaux de consideacuteration qui font que le second ne recoupe

pas totalement par le premier et mecircme qursquoil le limite aux conditions de reacutealisation du

souverain bien

Crsquoest chez Philodegraveme que lrsquoon trouve sans doute cet eacutequilibre formuleacute dans un

principe clairement eacutenonceacute

περιγίνεται γὰρ ἐκ τῶν γνώσεων τούτων τό τε μηθὲν διώκειν ὃ μὴ

πέφυκεν ἀλγηδόνα περιαιρεῖν [hellip] μήτε φεύγειν ὃ μὴ κωλύει τὴν ἡδονὴν

ἔχειν

Ces connaissances [sur le plaisir et la douleur] ont en effet pour reacutesultat

drsquointerdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun [bien] qui ne soit pas par nature

agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon en rejette aucun qui nrsquoem-

pecircche pas drsquoavoir du plaisir167

Le philosophe pose ici deux bornes agrave la poursuite du deacutesir celui-ci doit supprimer la douleur

etou donner du plaisir Ces deux jalons forment un terrain entre la non-souffrance et le plaisir

166Ibid

167PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit col IV p 85-100 trad frDaniel Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564

77

qui constitue le domaine de la poursuite du deacutesir Crsquoest donc les conditions de minimiser le

deacuteplaisir et de maximiser le plaisir ndash et qui ne sont pas forceacutement correacuteleacutees ndash qui constituent le

critegravere de choix drsquoun deacutesir

c) La raison dans le choix

En tout cas la theacuteorie informe la pratique nous en donne une ideacutee mais ne la reacutealise

pas mecircme ce principe de Philodegraveme le plus clair en matiegravere drsquoaction demeure inopeacuterant srsquoil

nrsquoest pas rapporteacute agrave la situation preacutesente Seule la raison peut mettre en œuvre la theacuteorie

rapporter agrave elle la deacutecision et lrsquoaction afin drsquoy faire correspondre au choix particulier Crsquoest

elle qui reacutealise le calcul laquo agrave chaque fois raquo comme le dit la sentence 71

Πρὸς πάσας τὰς ἐπιθυμίας προσακτέον τὸ ἐπερώτημα τοῦτοmiddot τί μοι

γενήσεται ἂν τελεσθῇ τὸ κατὰ ἐπιθυμίαν ἐπιζητούμενον καὶ τί ἐὰν μὴ

τελεσθῇ

Agrave tous les deacutesirs il faut appliquer la question que voici que mrsquoarrivera-t-il

si la chose qui est poursuivie par ce deacutesir srsquoaccomplit et qursquoarrivera-t-il si

elle ne srsquoaccomplit pas 168

La question de la satisfaction ou non ndash que la classification prend partiellement en charge ndash et

celle des dangers encourus ou de leur absence doit preacuteceacuteder lrsquoaction La reacuteflexion sur les

conseacutequences plaisir ou douleur participe du calcul qui doit nous deacutecider agrave choisir ou agrave

refuser Mais crsquoest aussi par le raisonnement que lrsquoon affermit lrsquoacceptation des reacutesultats

Οὐ βιαστέον τὴν φύσιν ἀλλὰ πειστέονmiddot πείσομεν δὲ τὰς ἀναγκαίας

ἐπιθυμίας ἐκπληροῦντες τάς τε φυσικὰς ἂν μὴ βλάπτωσι τὰς δὲ

βλαβερὰς πικρῶς ἐλέγχοντες

Il ne faut pas faire violence agrave la nature il faut la persuader Nous la per-

suaderons en assouvissant les deacutesirs neacutecessaires et aussi les naturels

srsquoils ne sont pas nuisibles et en mettant agrave rude eacutepreuve les nuisibles169

Le rapport au deacutesir est tout impreacutegneacute de raison le refus de la violence le recours au discours

(πειστέον) agrave lrsquoacceptation des bons et la reacutefutation des mauvais (ἐλέγχοντες) Notons que

lrsquoon voit se dessiner ici une typologie du deacutesir nouvelle qui nrsquoest pas reacuteductible agrave celle que

168EacutePICURE Sentence Vaticane 71 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 547

169EacutePICURE Sentence Vaticane 21 in Id p 44978

nous avons eacutetudieacutee les deacutesirs beacuteneacutefiques et les deacutesirs nuisibles Elle constitue la distinction

qui inteacuteresse directement lrsquoaction mais qui a besoin pour avoir un reacuteel contenu de srsquoappuyer

sur la phusiologia la theacuteorie geacuteneacuterale notamment sur la classification des deacutesirs pour

comprendre les causes de ce qui est beacuteneacutefique et de ce qui est nuisible tout en ajoutant la

consideacuteration concregravete du cas particulier Par ailleurs cette sentence par son exergue

frappante semble ecirctre lrsquoeacutecho inverseacute drsquoun passage du Phegravedre de Platon Socrate brosse agrave

Phegravedre la meacutetaphore du cocher et des deux chevaux repreacutesentant les trois parties de lrsquoacircme

apregraves une description tregraves neacutegative du coursier des ἐπιθυμῖαι qui incarne la bestialiteacute (253-

e) il peint en 254 e la reacuteaction du cocher face agrave lrsquoincartade de sa monture

ἔτι μᾶλλον τοῦ ὑβριστοῦ ἵππου ἐκ τῶν ὀδόντων βίᾳ ὀπίσω σπάσας τὸν

χαλινόν τήν τε κακηγόρον γλῶτταν καὶ τὰς γνάθους καθῄμαξεν καὶ τὰ

σκέλη τε καὶ τὰ ἰσχία πρὸς τὴν γῆν ἐρείσας ὀδύναις ἔδωκεν Ὅταν δὲ

ταὐτὸν πολλάκις πάσχων ὁ πονηρὸς τῆς ὕβρεως λήξῃ

[Le cocher] retire avec plus de violence que jamais le frein entre les dents

du coursier rebelle ensanglante sa bouche et sa langue insolente et

meurtrissant contre terre les jambes et les cuisses de lanimal fougueux il

le dompte par la douleur Lorsquagrave force dendurer les mecircmes souffrances

le meacutechant renonce agrave la deacutemesure 170

Lrsquousage de la violence caracteacuterise ce passage lrsquoanimal nrsquoest pas tant maicirctriseacute que rosseacute Crsquoest

par la meacutethode forte qursquoon lui fait passer ses envies et non par la raison Cette image platoni-

cienne semble prescrire la meacutethode forte agrave lrsquoendroit des deacutesirs Si crsquoest la raison qui les regravegle

au contraire chez Eacutepicure crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils sont compris comme tout agrave fait com-

patibles avec la raison

Ainsi le choix et le rejet est un thegraveme eacutepicurien qui expose le critegravere et lrsquooutil de la

deacutecision de reacutealiser ou non un deacutesir Le critegravere est le plaisir en tant que souverain bien eacutetendu

dans le temps ce qui neacutecessite de faire un calcul rationnel entre les peines et les plaisirs pour

savoir lequel des deux est en plus grande quantiteacute dans la reacutealisation de cet eacutelan

La classification est un cadre preacutealable elle est lieacutee agrave la theacuteorie du plaisir car elle permet de

penser si les deacutesirs peuvent contenir du plaisir en eux mecircme par leur naturaliteacute et srsquoils

contiennent de la douleur srsquoils ne sont pas reacutealiseacutes par leur neacutecessiteacute Mais on le voit elle ne

170PLATON Phegravedre in Œuvres de Platon V Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI254 e p 67 traduction modifieacutee

79

suffit pour prendre la deacutecision elle peut aider en entrant en compte dans le calcul mais ne

prend pas en compte toutes les douleurs des conseacutequences ni le cas particulier Crsquoest lrsquoœuvre

de la raison que de rapporter la theacuteorie agrave la pratique et de deacuteterminer effectivement le

beacuteneacutefice ou la nuisance drsquoun deacutesir soit le plaisir ou la douleur qursquoon obtiendra agrave la satisfaire

Le critegravere et la fin drsquoun deacutesir est donc le plaisir Mais en quoi consiste vraiment ce

plaisir qui est viseacute

80

Chapitre 7 ndash Du plaisir eacutepicurien

Dans de nombreux systegravemes philosophiques le plus difficile agrave saisir nrsquoest pas tant

quelle est la clef de voucircte que ce en quoi elle consiste Crsquoest elle qui contient les forces

contraires et par lagrave mecircme permet la stabiliteacute de lrsquoeacutedifice de penseacutee Le plaisir chez Eacutepicure ne

fait pas exception nommeacutement deacutesigneacute comme le souverain bien deacutecrit dans ses

composantes il nrsquoen fait pas moins lrsquoobjet de deacutebats et drsquointerpreacutetations diverses entre les

commentateurs Entre uniteacute et multipliciteacute le plaisir et tous ses aspects sont en effet

complexes agrave saisir et agrave agencer tous ensemble

Crsquoest en tant qursquoil est le but unique du deacutesir que le plaisir nous inteacuteresse Deacutesirer

crsquoest vouloir un plaisir mais en quoi ce plaisir consiste-t-il Preacuteciser la destination du deacutesir

crsquoest redessiner ce que nous savons de cet affect vers une orientation particuliegravere Cependant

nous ne pouvons donner en quelques pages une solution agrave un problegraveme aussi vaste que la

consistance du plaisir chez Eacutepicure mais nous voudrions neacuteanmoins tirer les leccedilons de nos

recherches sur le deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme et mettre agrave lrsquohonneur les propositions qui nous

paraissent agrave cet eacutegard les plus inteacuteressantes

Une question meacuterite pour nous drsquoecirctre lieacutee agrave lrsquoeacutetude du deacutesir le plaisir est-il

simplement neacutegatif ou positif Autrement dit consiste-t-il en une absence de douleur ou une

preacutesence en sus drsquoun plaisir qui ne srsquoy reacuteduit pas La connotation positive ou neacutegative du

deacutesir nous semble deacuteterminante pour comprendre quelle valeur le deacutesir aspire agrave reacutealiser

a) Le plaisir en neacutegatif

Pour savoir ce qursquoest le plaisir chez Eacutepicure on peut commencer par savoir ce qursquoil

nrsquoest pas Il nrsquoest eacutevidemment pas un plaisir illimiteacute agrave lrsquoinstar des deacutesirs chez Eacutepicure ndash et

crsquoest drsquoautant plus valable pour le souverain bien ndash il tire sa nature de sa limite Ce nrsquoest pas

dire qursquoil nrsquoy a pas de plaisir dans lrsquoexcegraves on peut eacuteprouver un plaisir qui ne soit pas rattacheacute

agrave une borne tout comme on eacuteprouve des deacutesirs illimiteacutes Crsquoest pour cela qursquoEacutepicure dans la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee en posant le plaisir comme souverain bien se doit de critiquer les plaisirs

sans limites preacuteeacutetablies des deacutebaucheacutes

81

ὄταν οὗν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς

καὶ τὰς τῶν ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ

οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν

κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήνmiddot

Ainsi quand nous disons que le plaisir est la fin ce ne sont pas les plaisirs

des libertins (ἀσώτοι) et de ceux qui vivent dans la jouissance dont nous

disons qursquoils sont le fondement (κειμέναι) comme certains le croient

parce qursquoils ne savent pas et nrsquoen conviennent pas ou bien parce qursquoils

lrsquoacceptent mal mais lrsquoabsence de douleur dans le corps et de deacutesordre

dans lrsquoacircme171

La doctrine du Jardin marque ici clairement son refus drsquoecirctre assimileacute agrave un heacutedonisme sans

mesure en rappelant la distinction des deux niveaux de plaisirs qui ordonne le calcul tout

plaisir est isoleacutement un bien mais il est pris dans une continuiteacute de vie qui fait qursquoil peut ecirctre

encadreacute par un mal plus grand Or crsquoest dans ces plaisirs que vivent les deacutebaucheacutes en ignorant

que la souffrance tient agrave un eacutetat de deacuteseacutequilibre bien que celui-ci soit ponctueacute de plaisirs

Eacutepicure pour sa part en eacuterigeant le plaisir comme souverain bien en modifie la

compreacutehension puisqursquoil est doreacutenavant saisi sur le long temps celui de la vie humaine Il

nrsquoest degraves lors plus question de regarder comme le faisait Aristippe de Cyregravene des plaisirs

isoleacutes drsquoautres plaisirs et surtout des peines Le philosophe du Jardin condamne chez les

deacutebaucheacutes cette poursuite du plaisir qui ne prend pas en compte la minimisation de la

souffrance Par cette position les eacutepicuriens nous indiquent clairement que le plaisir doit ecirctre

compris dans son rapport agrave la douleur En effet dans ce passage de la Lettre lrsquoabsence de

douleur dans le corps (ou aponie) et de trouble dans lrsquoacircme (ou ataraxie) srsquoopposent agrave la

deacutebauche dans la construction drsquoun plaisir eacutepicurien Par lagrave cet heacutedonisme particulier cherche

agrave infirmer le soupccedilon drsquoillimitation qui pegravese sur toute penseacutee placcedilant au sommet des valeurs le

plaisir

Cependant cela suffit-il agrave affirmer que laquo le bien est drsquoessence neacutegative raquo 172 De fait

lrsquoabsence de douleur totale a souvent eacuteteacute comprise comme eacutetant le plaisir ce qui nrsquoa pas

manqueacute de faire reacuteagir degraves lrsquoAntiquiteacute en peignant le plaisir drsquoEacutepicure comme eacutegal agrave lrsquoeacutetat

drsquoun cadavre Mais une phrase nous retient drsquoaller dans ce sens agrave savoir celle de Philodegraveme

171EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 131 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p76-77

172M CONCHE Lettres et maximes op cit p 7082

sur les choix et les rejets que nous avons citeacutee tantocirct173 En effet dans le systegraveme de deacutecision

il pose deux jalons qui autorisent la poursuite drsquoun deacutesir le premier correspondant agrave la

suppression de la douleur et le second agrave lrsquoacquisition drsquoun plaisir Ce deacutedoublement signale

pour nous que ces deux donneacutees ne sont pas eacutequivalentes nous deacuteduisons alors que le plaisir

ne se reacuteduit pas agrave lrsquoabsence de douleur pour Eacutepicure Degraves lors le plaisir aurait une reacuteelle

positiviteacute Deacutejagrave Jean Bollack affirmait dans son commentaire laquo il y a entre la preacutesence du

plaisir et lrsquoabsence de douleur le mecircme eacutecart qursquoentre lrsquoabsence de douleur et la douleur raquo174

Mais puisque nous affirmons que le plaisir ne srsquoidentifie pas agrave lrsquoaponie et lrsquoataraxie tout en

ne pouvant srsquoaffranchir drsquoeux ndash sinon ce serait le plaisir des deacutebaucheacutes ndash quel rapport exact

entretiennent plaisir et absence de douleur

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

Revenons agrave ce paragraphe 131 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La traduction de Jean Bollack

fait bien ressortir le lien entre les deux affections En effet alors que nombre de traductions

pensent que le deacutebut de la phrase ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν le plaisir est le but se voit

expliciteacute par la fin qui preacutesenterait son contenu comme suppression de la douleur dans le

corps et de trouble dans lrsquoacircme lrsquohermeacuteneute lillois voit dans le mot κειμέναι une charniegravere

qui interdit la correspondance veacuteritable entre les deux termes Plutocirct que de le rapporter aux

plaisirs qui reacutesideraient dans la jouissance (en enlevant ainsi le second τῶν qui introduisait

une deuxiegraveme cateacutegorie de personnes) M Bollack le pense comme un attribut du sujet

drsquoἡδοναῖ plaisirs175 Ainsi Eacutepicure nrsquoaffirme pas simplement ne pas vouloir renvoyer aux

plaisirs des deacutebaucheacutes en parlant du souverain bien mais pose que ces plaisirs-lagrave ne sont pas

le fondement du souverain bien Les plaisirs sans limitation parce qursquoils sont contraires agrave

lrsquoataraxie et agrave lrsquoaponie ne peuvent ecirctre agrave la base du souverain bien Crsquoest dire en creux que

lrsquoabsence de douleur constitue de faccedilon neacutecessaire le plaisir en tant que souverain bien ce qui

ne signifie pas pour autant de faccedilon suffisante

Or plusieurs indices nous poussent agrave consideacuterer qursquoataraxie et aponie sont insuffisantes dans

la constitution du plaisir La simple assignation de lrsquoabsence de douleur au fondement du

173Voir supra p 74

174J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 54-55

175Pour lrsquoexplication deacutetailleacutee voir Id p 127 583

plaisir nous semble une preacutecision qui laisse alors toute sa place agrave un plaisir positif lequel

donc ne se reacuteduit pas agrave son fondement En effet lrsquoabsence de douleur si elle fonde le

souverain bien nrsquoa pas agrave voir avec le plaisir hellip comme bien en soi isoleacute Crsquoest sans doute la

difficulteacute agrave saisir cette multipliciteacute du plaisir qui amegravene agrave des confusions Sous le nom de

plaisir se cache agrave la fois le bien isoleacute vers lequel nous tendons naturellement et le souverain

bien qui neacutecessite lui lrsquoinformation par la raison la connaissance de la phusiologia et son

application dans les sensations Le premier est une consideacuteration temporellement limiteacutee agrave une

action preacutecise lrsquoautre prend en charge la vie dans son entiegravereteacute temporelle entre autres

Aponie et ataraxie nrsquoont pas le mecircme rapport agrave ces deux acceptions du plaisir Nous venons

de le dire elles sont neacutecessaires au souverain bien mais les plaisirs isoleacutes existent

indeacutependamment drsquoelles La force de la penseacutee drsquoEacutepicure est de parvenir agrave combiner ces deux

faits lrsquoeacutethique du Jardin cherche les plaisirs comme bien en soi qui constituent la positiviteacute

du souverain bien tout en refusant ceux qui deacutetruiraient le souverain bien dans son extension

en apportant plus de souffrance que drsquoagreacuteable

Crsquoest agrave la lueur de cette exigence que nous comprenons plus avant la maxime de

Philodegraveme176 Elle place une deacutefinition en neacutegatif du souverain bien ndash lrsquoabsence de souffrance

ndash et une autre en positif ndash les plaisirs eux-mecircmes ndash la premiegravere limite la seconde mais la

seconde ne srsquoy reacuteduit pas Cette limite doit ecirctre penseacutee agrave lrsquoinstar de celle qui structure

exteacuterieurement les deacutesirs elle peut certes ecirctre deacutepasseacutee mais lrsquoaffect se verra alors deacutenatureacute

Non seulement il ne pourra pas produire de satisfaction assureacutee mais il amegravenera des dangers

Au contraire le respect de la limite lui donnera une nature crsquoest-agrave-dire un champ drsquoextension

bien deacutelimiteacute mais qui lui est propre Affirmer la neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur crsquoest poser

les bornes exteacuterieures du plaisir mais lrsquohabitation en positif du champ ainsi deacutelimiteacute est le fait

de plaisirs indeacutependants drsquoelle

Finalement cette neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur pour atteindre le plaisir en tant que

souverain bien nous paraicirct plutocirct un garde-fou pour des plaisirs isoleacutes que son ecirctre mecircme On

peut dire qursquoelle protegravege le plaisir comme souverain bien des deacutebordements ou des

conseacutequences facirccheuses des plaisirs isoleacutes Cette positiviteacute nous semble drsquoailleurs expliquer le

non-refus de la magnificence exposeacute au paragraphe 130 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee autant qursquoelle

ne ramegravene pas agrave la douleur ni agrave la deacutependance177

176Citeacutee supra p 7484

Atteindre le souverain bien constitue la perfection Rappelons que crsquoest le travail de la

raison qui permet de constituer le souverain bien en pensant sa deacutelimitation neacutegative Mais il

le fait aussi en positif en reacutealisant le souverain bien par lrsquousage du plaisir comme le nommait

Jean Bollack178 crsquoest-agrave-dire par lrsquoactualisation du plaisir mecircme lorsqursquoun plaisir comme bien

isoleacute nrsquoest plus preacutesent en positif La perfection nous lrsquoavons vu179 consiste en un

comblement atomique du corps soit agrave sa reacutepleacutetion jusqursquoagrave la limite Nous voudrions preacuteciser

agrave la lueur du double jalon poseacute par Philodegraveme en quoi peut consister plus preacuteciseacutement cette

borne Nous pensons que la perfection en tant que satisfaction complegravete du corps est due aux

plaisirs positifs qui remplissent atomiquement jusqursquoaux deacutelimitations du corps Lrsquoabsence de

douleur qui fonde cet eacutetat ne deacutenote pas une suppression totale du manque soit un

comblement atomique total du corps mais le retour agrave un seuil de manque non-critique soit

qui nrsquoentraicircne pas la douleur Notre ideacutee est de dire que le manque nrsquoest douloureux qursquoagrave

partir drsquoun certain niveau et non degraves qursquoil manque un atome au corps Ainsi les deacutesirs

naturels et neacutecessaires ont pour but de revenir agrave un seuil non-douloureux de manque ce qui ne

les empecircche pas par ailleurs de combler totalement le corps Mais les deacutesirs naturels mais

non-neacutecessaires ne ramegravenent pas agrave la douleur parce qursquoils naissent dans cet espace

intermeacutediaire entre la douleur et le plaisir pour nous rapprocher de ce-dernier et que leur

abandon ne constitue alors pas de douleur

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques

Nous voudrions pour finir esquisser un rapprochement entre ce deacutedoublement du

plaisir dans son fondement de plaisir neacutegatif et plaisir positif et le deacutebat entre plaisir cineacutetique

et plaisir catasteacutematique Nous nous interrogeons pour savoir si les deux eacutetats se

correspondent si le plaisir cineacutetique deacutesignerait un plaisir positif et le catasteacutematique

177Καὶ τὴν αὑτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα ἀλλrsquoὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδισταπολυτελείας ἀπολαύσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοιlaquo Et nous croyons que le contentement(αὐτάρκεια) est un grand bien non pour que nous fassions usage du peu drsquoune faccedilongeacuteneacuterale mais afin que nous fassions usage du peu si nous nrsquoavons pas lrsquoabondancepersuadeacutes veacuteritablement que jouissent de la magnificence avec plus de plaisir ceuxqui en manquent le moins raquo EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 130 in Id p 74-75

178J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 119 En commentant la fin du sect 128 de laLettre agrave Meacuteneacuteceacutee il distingue le besoin de lrsquousage et choisit pour le mot χρεία le sensdrsquousage comprenant ainsi qursquoEacutepicure theacuteorise un usage du plaisir voir supra p 26

179Voir supra p 22 sq85

lrsquoabsence de douleur En effet puisque nous affirmons la positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

nous obtenons trois eacutetats possibles la douleur lrsquoabsence de douleur la preacutesence de plaisir

comme chez les Cyreacutenaiumlques180 Sauf qursquoeux ne reconnaissent pas lrsquoeacutetat intermeacutediaire comme

le fondement du plaisir positif mais comme absolument neutre ce qui ne lui confegravere aucun

lien avec le plaisir Plaisir catasteacutematique et plaisir cineacutetique seraient-ils des avatars de

lrsquoabsence de douleur fondatrice du plaisir et plaisir positif Il se peut que ce rapprochement

nrsquoait pas lieu drsquoecirctre nous posons simplement la question Nous nrsquoirons pas plus loin car les

deacutebats entre plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques meacuteriteraient un travail complet agrave eux seuls

la controverse de longue date oppose Cyreacutenaiumlques et Eacutepicuriens dans la doxographie depuis

lrsquoAntiquiteacute Il est difficile de deacutemecircler la signification de ces termes et lrsquoapport de chacune des

deux doctrines dans ces deacutebats ainsi que les deacuteformations auxquelles la deacutebat doxographique

a donneacute lieu Nous pointons seulement qursquoil faudrait examiner lrsquoideacutee qui consisterait agrave

rapprocher plaisir catasteacutematique et absence de douleur et plaisir cineacutetique et plaisir comme

bien en soi chez Eacutepicure

Au terme de notre eacutetude du deacutesir nous pensons que le plaisir chez Eacutepicure nrsquoest pas

drsquoessence neacutegative Il se fonde certes sur quelque chose de neacutegatif lrsquoabsence de douleur mais

cette neacutegation constitue pour nous une limite qui encadre les plaisirs positifs Cette deacutefinition

du plaisir rend possible la transformation des plaisirs comme biens isoleacutes en plaisir comme

bien eacutetendu autrement dit comme souverain bien Cette transformation change la temporaliteacute

de sa valeur on ne regarde plus le plaisir ou deacuteplaisir immeacutediat la conseacutequence prochaine de

lrsquoaction mais agrave lrsquoeacutechelle de la vie authentiquement humaine sur une dureacutee plus longue Telle

est ce qui fait la vie entiegravere ὁ ὅλος βίος la perfection que vise Eacutepicure Cette entiegravereteacute ne se

joue pas qursquoagrave lrsquoeacutechelle du temps elle se trouve aussi agrave lrsquoeacutechelle humaine puisqursquoelle reacutealise

la perfection de la vie organique agrave lrsquoaide de la raison En effet si les plaisirs isoleacutes deacutenotent la

perfection atomique du corps la raison les peacuterennise en srsquoappropriant cet eacutetat positif en

lrsquoactualisant tout au long du temps et reacutealise ainsi lrsquousage du plaisir dont parlait Jean Bollack

Par cette positiviteacute du plaisir nous pensons que seuls les plaisirs positifs provoquent la

perfection atomique du corps lrsquoabsence de douleur elle ramegravene simplement le manque agrave un

180Voir EUSEgraveBE DE CEacuteSAREacuteE Preacutepartaion eacutevangeacutelique XIV 18 746 b citeacute dans EMANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill 1961 p47 fr 201 pour une traduction franccedilaise des fragments sur Aristippe voir M ONFRAY

(eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise2006

86

seuil non-douloureux car non-critique Les deacutesirs visent donc le plaisir soit en reacuteduisant le

manque atomique de sorte agrave ce qursquoil soit indolore ndash permettant ainsi au plaisir de devenir

possible ndash soit en comblant tout agrave fait le corps les deux nrsquoeacutetant pas exclusifs

87

Conclusion geacuteneacuterale

Agrave lrsquoheure du bilan nous voudrions revenir sur les ideacutees meacutethodologiques qui nous ont

servi de guide pour notre analyse Nous avons appris lrsquoimportance de laisser parler le texte

afin drsquoeacuteviter agrave la fois de faire des raccourcis dans la penseacutee et de projeter nos cateacutegories

modernes sur lui Pour ce faire il faut accorder autant drsquoimportance agrave lrsquoeacutenonceacute qursquoagrave

lrsquoeacutenonciation drsquoun ouvrage181 mieux le resituer dans son contexte et limiter ainsi de maniegravere

pertinente les possibiliteacutes drsquointerpreacutetations Crsquoest en suivant ces principes que nous sommes

parvenus aux conclusions suivantes

Dans la doctrine eacutepicurienne la raison nous met en contact avec la reacutealiteacute et en tire le

discours de la phusiologia ou science de la nature des choses Crsquoest dans ce cadre qursquoEacutepicure

pense lrsquohumain et ses affects parmi lesquels le deacutesir Le deacutesir participe de la nature humaine

puisqursquoil est lrsquoeacutelan qui deacutenote un manque de matiegravere ndash laquelle est rappelons-le le tout de la

reacutealiteacute ndash et pousse agrave le combler supprimant ainsi la douleur provoquant ainsi le plaisir

Lrsquoeacutepicurisme ne comprend pas cet affect pourtant symptocircme du manque comme un signe de

deacutefaillance de la nature humaine puisque crsquoest sans jugement de valeur que cette-derniegravere est

comprise ndash comme tout ce qui est consideacutereacute comme reacuteel drsquoailleurs ndash Au contraire le deacutesir

accomplit la perfection de notre nature nous rendant ainsi semblable aux dieux par le

comblement qursquoil incite il megravene lrsquohumain agrave la perfection physique reacutealisant ainsi

lrsquoincorruptibiliteacute divine mecircme si crsquoest le temps drsquoune vie borneacutee par la mort par ce qursquoil

vise il donne accegraves au souverain bien le plaisir rendant lrsquohumain bienheureux sur le modegravele

du dieu Comme nous lrsquoavons vu le sage est si semblable aux dieux que les eacutepicuriens se sont

demandeacute si les dieux reacutealisaient les mecircmes actions de reacutegeacuteneacuteration atomique que celles que

font les hommes pour parvenir agrave la vie totale

Ougrave que se termine lrsquoanalogie entre lrsquoecirctre humain parfait et le dieu on ne peut que

conclure pour lrsquohumain agrave la positiviteacute du deacutesir autant dans le sens de reacutealiteacute que de

valorisation en bien en teacutemoigne le choix mecircme drsquoἐπιθυμία comme terme geacuteneacuterique pour

deacutesigner le deacutesir qui srsquoaffirme en srsquoaffranchissant des connotations neacutegatives preacuteceacutedentes Sa

valeur positive est non seulement comme celle de toute chose existante due agrave sa preacutesence

181Sur le rapport entre eacutenonceacute et eacutenonciation voir P VESPERINI La philosophia et sespratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit p 17

88

mais surtout agrave son caractegravere beacuteneacutefique lorsqursquoil est bien compris et deacutefini La description du

fonctionnement physique du deacutesir-type permet de deacutelimiter une eacutetendue naturelle du deacutesir qui

va du manque atomique ndash douloureux ou non ndash agrave lrsquoabsence de souffrance ou mecircme jusqursquoau

le plaisir plein autrement dit la perfection

Encore faut-il ajouter agrave ce meacutecanisme global la structure inteacuterieure du deacutesir par deux

oppositions celle du naturel ou du vain drsquoune part celle du neacutecessaire et du non-neacutecessaire

drsquoautre part La premiegravere permet de penser la preacutesence ou non du deacutesir dans son champ

naturel autrement dit de juger de faccedilon absolue de lrsquoexistence ou non du lien entre la nature

humaine et celle de lrsquoobjet drsquoun deacutesir en effet des deacutesirs peuvent naicirctre en lrsquohomme qui

nrsquoont pas de rapport avec le corps humain Ces deacutesirs non-naturels encore appeleacutes vides ou

vains sont le fruit de sensations mal informeacutees qui issus de la capaciteacute de deacutemultiplication de

lrsquoacircme par lrsquoabsence drsquointeacutegration du savoir sur la nature des choses outrepassent les limites

naturelles Ils lancent alors lrsquoindividu dans une recherche de satisfaction sans fin et sans fond

transformant ainsi en laquo racine de tous les maux raquo182 comme le fit graver Diogegravene drsquoOinoanda

lrsquoaffect qui devait conduire au seul bien Ce nrsquoest cependant pas ici le deacutesir en tant que tel qui

est remis en cause mais bien son deacutevoiement ducirc agrave lrsquoabsence de raison et de savoir sur la

nature du deacutesir Cette connaissance nous apprend que seuls les deacutesirs ayant rapport avec notre

nature dits naturels sont dignes drsquoecirctre examineacutes La seconde opposition entre le neacutecessaire et

le non-neacutecessaire permet drsquoenvisager la preacutesence de la douleur dans lrsquoabandon de la poursuite

du deacutesir effective dans les deacutesirs neacutecessaires nulle pour les autres Ce nrsquoest cependant pas

elle qui prend en compte les autres douleurs notamment dans les conseacutequences deacuteplaisantes

de la poursuite du deacutesir Cette opposition-lagrave ne touche pas agrave lrsquoessence des ecirctres comme la

preacuteceacutedente puisque des consideacuterations de circonstances interviennent aussi dans la neacutecessiteacute

Cette structure interne du champ des deacutesirs en tant qursquoelle appartient au discours

qursquoest la phusiologia demeure une abstraction qui permet de penser les deacutesirs eacuteprouveacutes par

les hommes mais elle nrsquoest pas assez concregravete pour lrsquoaction elle demeure un arriegravere-plan

theacuteorique dans le cadre duquel la deacutecision et lrsquoaction de poursuite ou de rejet drsquoun deacutesir va se

former La ceacutelegravebre tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure a certes un rapport avec lrsquoaction mais il

est bien plus lointain que lrsquoon ne le pense et son statut de theacuteorie geacuteneacuterale nrsquoautorise pas agrave

exemplifier de maniegravere certaine ni ne suffit agrave deacutecider dans les cas particuliers Le veacuteritable

182DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

89

principe directeur de lrsquoaction consiste agrave laquo interdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun bien qui ne

soit pas par nature agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon rejette aucun qui nrsquoempecircche

pas drsquoavoir du plaisir raquo183 Crsquoest donc la suppression de la douleur et la preacutesence de plaisir

toutes deux effectives qui constituent les deux motivations valables pour poursuivre un deacutesir

Cela neacutecessite lrsquoapplication de la raison au cas concret agrave lrsquoobjet particulier agrave la situation

donneacutee agrave lrsquoeacutetat actuel du corps singulier Bien eacutevidemment ces choix et rejets selon la raison

pratique peuvent ecirctre rapporteacutes au cadre theacuteorique qui les comprend sans que celui-ci suffise

pour lrsquoaction Pour Eacutepicure le traitement des deacutesirs consiste donc dans le travail de la raison

sur un deacutesir afin drsquoen deacuteterminer les beacuteneacutefices et les nuisances au regard du plaisir et de la

douleur

Ce qui informe communeacutement la penseacutee et lrsquoaction du deacutesir crsquoest la penseacutee du plaisir

En tant que souverain bien le plaisir est au centre de la penseacutee eacutepicurienne et reacutegit le champ

de lrsquoaction morale Nous deacutefendons lrsquoideacutee que le plaisir est positif et que srsquoil se fonde certes

sur la suppression de la douleur ndash ce qui ne nous semble pas ecirctre le stade de la perfection mais

le retour au seuil non-critique de manque ndash il neacutecessite une matiegravere positive des plaisirs

pleins de cet eacuteleacutement positif naicirct la perfection atomique et la penseacutee srsquoempare de cet eacutetat

afin de reacutealiser la vie totale la vie bienheureuse dans lrsquoeacutegaliteacute aux dieux

Le maicirctre du Jardin par sa penseacutee du deacutesir peut ainsi transformer la formule drsquoun

maicirctre de poeacutesie

Borneacute dans sa nature et borneacute dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu sur terre et y vit fort heureux

183PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets trad fr Daniel Delattre in D DELATTRE

et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens opcit p 56490

Table des annexes

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination 92

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 2094

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI97

91

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination

La sentence vaticane 63 fait lrsquoobjet de trois lectures et deux interpreacutetations diffeacuterentes celle de Jean Bollack qui laisse le texte tel qursquoon

le lit dans le manuscrit celle que reprend Jean Salem agrave Peter Von der Muumlhll et celle drsquoHermann Usener propositions dont le sens revient agrave peu

pregraves au mecircme Cette diffeacuterence tient agrave ce que lrsquounique manuscrit le codex Vaticanus Graeligcus 1950 livre un texte qui peut sembler deacuteroutant

certains eacutediteurs du texte ont donc preacutefeacutereacute le modifier afin drsquoen tirer un sens a priori plus satisfaisant

Jean Bollack184 Hermann Usener185 Peter Von der Muumlhll186 (reprise par Jean Salem)

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθάριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πάσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λιτότητι μεθόριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθαριότης ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

laquo Il reste clair mecircme dans cette preacutecision

qui si lrsquoon nrsquoy prend garde megravene agrave peu

pregraves agrave la situation de celui qui se perd

dans lrsquoindeacutetermination raquo

laquo Il existe aussi une limite dans la simplici-

teacute et celui qui ne la considegravere pas se re-

trouve presque comme dans la situation

de celui qui se perd par lrsquoillimitation raquo

laquo Il y a mecircme dans la restriction une me-

sure celui qui nrsquoen tient pas compte se

trouve agrave peu pregraves dans la situation de celui

qui srsquoeacutegare par manque de limitation raquo187

En effet si la tradition manuscrite semble claire les mots qursquoelle transmet le sont beaucoup moins Crsquoest en tentant de trouver un sens que les

eacutediteurs Hermann Usener le premier ont chercheacute agrave modifier le texte En effet la phrase ne preacutesente pas de sujet et le sens courant des mots ne

184EacutePICURE Sentence Vaticane 63 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975p 535-536

185Id in K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr Klassiche Philologie no 10 1888 p 175-201 p196 traduction personnelle

186Id in P VON DER MUEumlHLL Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et Leipzig Teubner 1922 p 67

187J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 94-95 Texte grec citeacute note 1 p 9592

creacutee pas de signification satisfaisante par rapport agrave ce qui eacutetait attendu de lrsquoeacutepicurisme La retouche drsquoUsener concerne deux mots il donne un

sujet (μεθόριος la limite) et remanie le compleacutement de λεπτότητι (finesse) en λιτότητι (simpliciteacute) celle de Von der Muumlhll agrave sa suite est plus

leacutegegravere puisqursquoil propose simplement de transformer lrsquoadjectif καθάριος (pur net) en substantif καθαριότης (frugaliteacute) ce qui agrave par lagrave mecircme

lrsquoavantage de donner un sujet exprimeacute de la phrase Dans les deux cas on retrouve un sens moral ougrave lrsquoexcegraves et lrsquoasceacutetisme sont condamneacutes drsquoun

mecircme geste

Jean Bollack parvient agrave eacutetablir un sens sans retouche agrave partir de sens moins communs des mots preacutecision pour λεπτότης et preacutefegravere

indeacutetermination agrave illimitation pour ἀοριστία Il prend aussi le parti de poser que le sujet nrsquoest pas exprimeacute et que καθάριος est un adjectif qui y

renvoie Crsquoest alors la preacutecision et non la simpliciteacute qui est viseacutee et son pendant nrsquoest plus lrsquoillimitation mais lrsquoindeacutetermination le texte prend

alors le sens de la juste distance qursquoil faut tenir dans la preacutecision du savoir

Pour notre part nous preacutefeacuterons la version avec le moins drsquointervention qui donne donc un sens eacutepisteacutemique et non moral agrave cette sentence

Cependant nous espeacuterons avoir exposeacute les faits de sorte que chacun puisse se faire son avis judicent lectores

93

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 20

Les maxime 29 et sentence 20 sont geacuteneacuteralement consideacutereacutees comme identiques hormis dans lrsquoeacutetablissement du texte de Jean Bollack

qui srsquoen reacutefegravere uniquement aux manuscrits188 Sans ajout par conjoncture on obtient ainsi les deux textes suivants

Maxime 29 Sentence 20

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι

αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ

φυσικαὶ μέν οὐκ ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Φυσικὰς καὶ ἄναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἁλγηδόνας

ἀπολυούσας ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψουςmiddot φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ

τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ

ἄλγημα ὡς πολυτελῆ σιτίαmiddot οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτrsquoἀναγκαίας ὡς

στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacuteces-

saires les autres ni naturels ni neacutecessaires mais ad-

viennent en raison de lrsquoopinion vaine

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires

drsquoautres sont naturels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en rai-

son de lrsquoopinion vaine

Eacutepicure considegravere comme naturels et neacutecessaires ceux qui dis-

sipent les douleurs comme la boisson pour la soif naturels mais

non-neacutecessaires ceux qui varient seulement le plaisir sans suppri-

mer la douleur comme des aliments riches ni naturels ni neacuteces-

saires comme les couronnes et les statues que lrsquoon eacuterige

188Nous reprenons lrsquoargumentation que Jean BOLLACK a deacuteveloppeacute dans La penseacutee du plaisir op cit p 347-349 ainsi que sestraductions (p 448 pour la sentence 20)

94

La Maxime 29 a eacuteteacute jugeacutee incomplegravete degraves la Renaissance ougrave Estienne a transformeacute ainsi le texte

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ ltκαὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶgt καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Sous cette forme elle reprenait la tripartition de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee deacutejagrave connue par Diogegravene Laeumlrce Par ailleurs la scolie agrave cette maxime que

nous reproduisons ici189 la reacutepegravete encore une fois en lrsquoillustrant ce qui peut sembler confirmer la preacutesence de la tripartition agrave cet endroit-lagrave La

deacutecouverte en 1888 des Sentences Vaticanes mdash dont certaines reprennent litteacuteralement des Maximes mdash et surtout de la sentence 20 nrsquoa fait que

donner le sentiment de confirmation Lrsquoerreur du copiste qui srsquoest diffuseacutee serait un saut du mecircme au mecircme pheacutenomegravene dans lequel un

morceau de texte est omis agrave cause drsquoune reacutepeacutetition Ici la confusion entre un premier ἀναγκαῖαι et le deuxiegraveme aurait obstrueacute une cateacutegorie de

deacutesir celle des naturels et neacutecessaires

Alors pourquoi porter le doute lagrave ougrave pour une fois la chose semble claire De fait la cause nrsquoest pas sans ombre

Drsquoune part lrsquoexplication drsquoerreur proposeacutee nrsquoest pas tout agrave fait satisfaisante le saut du mecircme au mecircme nrsquoimplique pas neacutecessairement la

disparition du second δέ que lrsquoon trouve dans la sentence avant la cateacutegorie des deacutesirs vains Drsquoautre part aucun manuscrit consulteacute par Jean

Bollack190 ne porte trace de modification sur ce passage alors mecircme que la scolie aurait pu susciter lrsquoattention drsquoun copiste sur une troisiegraveme

cateacutegorie manquante agrave ne pas oublier Enfin la scolie nrsquoest pas forceacutement une simple illustration des cateacutegories eacutenonceacutees dans la maxime mais

un compleacutement un rappel de la vulgate eacutepicurienne qui trouve ici sa meilleure occasion du fait que lrsquoapophtegme en contienne deacutejagrave deux

189Pour la leacutegitimiteacute de la scolie voir supra p 67 sq

190Il les recense et srsquoexplique de ses choix aux pages 1 agrave 13 de son ouvrage95

Ajoutons qursquoavec une maxime eacutepureacutee on obtient une nouvelle signification et non une reacutepeacutetition de la tripartition qui nous semble plus

inteacuteressante laquo le principe de classification loin de reprendre celui de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction

mecircme raquo eacutecrivait Jean Bollack Nous avons essayeacute drsquoexpliquer lrsquointeacuterecirct drsquoune Maxime 29 sans ajout dans notre deacuteveloppement191

Quant agrave la sentence 20 elle est peut-ecirctre deacuteriveacutee de la maxime mais du fait de son apparition plus tardive son contenu fait selon nous plutocirct

signe vers une simplification de la doctrine qui reprend la tripartition pour ses aspects pratiques sans srsquoencombrer de la motivation theacuteorique

drsquoune telle classification

191Voir supra p 4696

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI

Parmi les textes releveacutes par nous pour eacutetudier la notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens il y a un fragment de Philodegraveme de Gadara dans son livre supposeacute

Περὶ αἰρεσεῶν καὶ φυγῶν Des choix et des rejets (connu aussi sous son titre latin De electionibus et fugis ou son titre anglais On choices and avoidances)

Dans cette fin de traiteacute retrouveacute sur le papyrus numeacuteroteacute Pherc ndeg1251 lrsquoauteur semble eacutetablir apregraves ce qui paraicirct ecirctre une partie de la classification

canonique des deacutesirs une liste sur les deacutesirs tout agrave fait nouvelle qui ne serait pas comprise dans la tripartition classique et porterait sur les diverses faccedilons

drsquoecirctre ou causes des deacutesirs Cependant le texte est fragile un peu mysteacuterieux et les restitutions interpreacutetations et traductions divergent sans solution

satisfaisante ce qui rend son utilisation trop deacutelicate pour nous Nous nous proposons de reacutesumer et de critiquer les positions sur diffeacuterents points que nous

avons pu observer Drsquoabord le texte lui-mecircme tel qursquoon le trouve eacutetabli dans lrsquoouvrage de reacutefeacuterence192 avec la traduction franccedilaise de reacutefeacuterence193

ndash ndash ndash αἱ μέν εἰσιν ἀναγ] | καῖα[ι αἱ δrsquo οὐκ ἀναγκαῖαιmiddotαὐτῶν] | δrsquo ἐκε[ίνω]ν [εἰσὶ]ν ἀναγ[καῖαι] | αἱ μ[ὲν πρὸςτὸ ζ]ῆν αἱ δ[ὲ πρὸς] | τὸ ἄγ[ει]ν [ἐν ὑγι]είαι τὸ σῶ[μα] |αἱ δὲ [πρὸς] τὸ μ[α]καρίως [ζῆ]ν κα|τὰ τά[ς γε]δ[ι]α[φ]ερούσας α[ἰ]τίας | οὐδrsquo ἀ[θρό]ον καὶδιαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] ἔφ[αμ]ε[ν] ὧν αἱ μ[ὲ]ν ὡ[ς]δ[ο] | κε[ῖ δε]ινὰς ἐμποιοῦσ[ι]ν κα|ταιγ[ί]δας α[ἱ]δrsquo οὔ καὶ τινὲς | μὲν ἄ[ω]ροι διrsquo ἐλλειμμάτων | γίνονταίτ[ι]νων αἱ δrsquo ἀprimeπrsquo ἐπαι[σθη] | μάτων [τῶ]ν τοῦ χαίρον-τος καὶ | τινὲς μὲν ἀπὸ συνηθειῶν | τινὲς δὲ καὶ χωρὶςτούτων | καὶ τινὲς μὲν ἀφrsquo ἡμῶν καταρ| [ χ]όμ[ε]ναι τινὲςδὲ τῶν ἔξω| [ θεν ὡσπ]ε[ρε]ὶ τρῶσιν ἐργα|σαμέ[νων] ἤτοι

Col VI(1)

(5)

(10)

ltLes deacutesirsgt sont pour partie neacutecessaires et pour partie non-neacutecessairesParmi les premiers ceux qui sont neacutecessaires il y a ceux qui sont neacutecessaires agrave lavie ceux qui le sont au maintien du corps en bonne santeacute et ceux qui le sont agrave la vie bienheureuse pour prendre du moins les cas dans leur diversiteacute [de cause] et non tous agrave la fois[En outre nous parlons de diffeacuterentes causes parmi lesquelles] les unes semble-t-il provoquent dans lrsquoacircme de terribles ouragans drsquoautres non Certaines restent inassouvies du fait de certains manques drsquoautres reacutesultent de ressentis speacutecifiques pour qui eacuteprouve de la joie Il en est qui reacutesultent drsquohabitudes et drsquoautres qui sont justement indeacutependantes Si les unes trouvent en nous leur point de deacutepart drsquoautres apparaissent par suite drsquoune sorte de blessure infligeacutee par les objets exteacuterieurs ou encore

192PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit 85-100 Les [ ] signalent des lettres illisibles mais preacutesentes et reacutetablieset les lt gt des ajouts de lrsquoeacutediteur

httpstephanustlguciedujanusbiusorbonnefrIrisCite15950113499 (visiteacute le 17 mars 2018)

193PHILODEgraveME Des choix et des rejets trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564-565 traductionmodifieacutee

97

τῶν κατὰ | στέρ[ησι]ν κτητῶν κατrsquo ἐπί| [ ν]οια[ν α]ὐτήνmiddotκαὶ τιν[ὲς μὲν hellip (14)

par des choses que la privation donne envie de posseacuteder rien que drsquoy penser Drsquoautres encore raquo

On le voit le texte du papyrus est assez alteacutereacute et demande des restitutions pour ecirctre compreacutehensible notamment le deacutebut de cette sixiegraveme

colonne ougrave le sujet agrave qui lrsquoon attribue toutes les oppositions qui suivent nrsquoest pas repris Il semble cependant que les lignes 2 agrave 4 reprennent de

pregraves le sect 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee194 avec seulement une inversion du premier et du dernier type Comme il est question ici pour Eacutepicure des

deacutesirs on peut deacuteduire par analogie qursquoil srsquoagit aussi de cela pour Philodegraveme

Or Voula Tsouna-McKirahan qui a eacutetablit et traduit le texte en anglais propose dans son ouvrage sur lrsquoeacutethique de Philodegraveme paru en 2007 un

remaniement agrave sa traduction elle preacutefegravere comprendre qursquoil srsquoagit lagrave des plaisirs et non des deacutesirs

[Of natural pleasures some are necessary others not necessary and of the necessary pleasures themselves] some are

necessary for life others for the health of the body others for living happily according to their different causes but not

all of them taken together Further [we call] different causes those causes some of which as it seems produce terrible

storms while others do not some are formed prematurely because of certain defects and others because of our feelings

of joy some are the result of habit while others come to be even regardless of our habits yet some originate in ourselves

while others arise because of external factors or because things which became desirable due to the fact that we lacked

them inflicted (on us) [somethong like] a wound by the very thought of them195

Nous ne comprenons pas ce qui motive ce changement qui rompt la continuiteacute du texte puisqursquoil semble ensuite ecirctre question des deacutesirs via la

description des diffeacuterentes effets et causes (l 6 sq) deacutejagrave annonceacutes agrave la ligne 5 Parler de cause de plaisir qui produirait un trouble (l 7) voilagrave qui

serait non seulement singulier mais aussi contradictoire avec le bien qursquoest le plaisir et surtout on voit mal comment ce trait ne serait pas associeacute

194EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲπρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

195V TSOUNA-MACKIRANHAN The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press 2007 p 1998

au deacutesir qui nous affecte plutocirct qursquoagrave lrsquoobjet du plaisir lui-mecircme De fait le commentaire qui suit montre que la commentatrice identifie

clairement ce passage comme traitant des deacutesirs Philodegraveme modifierait la tripartition drsquoEacutepicure critiqueacutee par Ciceacuteron afin de se rapprocher de

la classification platonicienne196 Cependant elle affirme lrsquoexistence drsquoune classification des plaisirs qui reprend celle des deacutesirs ideacutee envers

laquelle nous eacuteprouvons beaucoup de meacutefiance

Un autre point attire notre attention celui de la traduction franccedilaise En effet nous lrsquoavons modifieacutee afin qursquoelle suive le texte grec eacutetabli

Daniel Delattre propose de lire agrave la ligne 6 ἔφεσις (envie) alors que lrsquoeacutetablissement de texte donne αἰτίας (cause) Il srsquoen explique197 en

rapprochant ce terme drsquoὄρεξις (appeacutetit) agrave la colonne preacuteceacutedente lequel est donneacute pour synonyme drsquoἔφεσις dans un Lexique datant du VIe siegravecle

celui drsquoHeacutesychios198 Ce choix est sans doute une reacuteaction agrave lrsquoeacutetrangeteacute du passage ougrave les deacutesirs et leurs causes nrsquoeacutetant pas clairement distingueacutes

on ne sait si ce qui est preacutediqueacute srsquoapplique aux uns ndash ce que nous deacuteduirions du sens ndash ou aux autres ndash ce qui apparaicirct grammaticalement ndash

Trois objections nous viennent La premiegravere vient de ce que le mot αἰ| [ τίας] (l6) cause ne semble pas faire lrsquoobjet de doute dans son

reacutetablissement autant par la reacutepeacutetition et le lien qursquoil forme avec la preacuteceacutedente occurrence lrsquoapparat critique ne propose pas drsquoautres variantes

La deuxiegraveme tient agrave ce que le mot ἔφεσις (envie) est drsquousage rare avant notre egravere mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas inexistant La troisiegraveme porte sur la

signification que prendrait alors le passage cette modification impliquerait qursquoil y aurait agrave cocircteacute des ἐπιθυμιαῖ (deacutesirs) et des ὄρεξεις

(appeacutetits) des envies dont le texte ne nous permettrait pas de saisir la diffeacuterence ni les rapports avec les autres Philodegraveme peut innover certes

196Id p 19-20 Qursquoil y ait un motif platonicien agrave ne reprendre que les cateacutegories neacutecessaire et non-neacutecessaire est assez probablemais nous doutons que Philodegraveme corrige Eacutepicure il reprend seulement lrsquoopposition qui lrsquointeacuteresse quant agrave lrsquoobjection de Ciceacuteronnous semble assez mal fondeacutee

197D Delattre Les eacutepicuriens op cit note 13 p 1246

198Disponible en grec sur httpselwikisourceorgwikiCE93CEBBE1BFB6CF83CF83CEB1CEB9(consulteacute le 23 avril 2018)

99

mais nous nous voyons pas ce qursquoapporte une telle cateacutegorie par rapports aux preacuteceacutedentes Lrsquoensemble de ces consideacuterations fait que nous

trouvons la proposition de M Delattre trop audacieuse mecircme si elle reste dans le champ du possible

Crsquoest finalement le διαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] de la ligne 6 qui pose problegraveme Le texte est fragile la restitution table sur la reacutepeacutetition

en deacutebut de phrase drsquoun syntagme en fin de la phrase preacuteceacutedente il faut neacuteanmoins parier sur la reacutepeacutetition exacte ce qui oblige agrave rajouter des

lettres et eacutecarter lrsquoideacutee aussi possible de la reprise du terme διαφερούσας sous une autre forme Mais plus que cette proposition qui reste fort

probable crsquoest le sens qursquoelle semble indiquer qui est probleacutematique En effet voilagrave qui est eacutetrange Philodegraveme nous parle de causes mais

semble dans les faits traiter des deacutesirs Ce qui rend le passage difficilement compreacutehensible crsquoest finalement la difficulteacute agrave eacutetablir la transition de

la ligne 6 entre deux phrases fragmentaires En effet crsquoest ce manque qui pose problegraveme on ne sait pas de quoi exactement il est question dans

cette liste agrave moins de recourir aux interpreacutetations dont nous avons vu qursquoelles eacutetaient toutes aussi varieacutees que cette liste de Philodegraveme et nous

souhaitons ajouter la nocirctre afin de faire reacutefleacutechir sur une nouvelle proposition

Nous pensons pour notre part que ce mot αἰτίας (cause) renvoie aux τὰ ποιητικὰ τῶν ἡδονῶν ce qui produit le plaisir que nous

assimilons aux objets du deacutesir ce drsquoautant plus qursquoil a eacuteteacute question du rapport entre deacutesir et ce qui produit le plaisir dans un passage anteacuterieur (V

3-7)199 Notre phrase traiterait alors des diverses causes du deacutesir et des effets provoqueraient diffeacuterents objets produisant le deacutesir en nous Nous

proposons le sens suivant agrave la phrase deacutebutant ligne 6 les diffeacuterents objets du deacutesir causent des deacutesirs tels que les uns nous perturbent et les

autres non etc puis vient une liste des divers effets ou origines de deacutesirs causeacute en fonction de diffeacuterents objets En traduction cela donnerait

laquo nous affirmons que ltviennentgt de diffeacuterentes causes [ie objets de deacutesirs] ltdes deacutesirsgt parmi lesquels les uns provoquent des tempecirctes dans

lrsquoacircme et drsquoautres non etc raquo

199Μετὰ δὲ ταῦτα καὶ τὰς τῶν ἐπιθυμιῶν περί τε τὰς ἡδονὰς καὶ τὰ ποιητικὰ διαφορὰς ἀναλογιστέονhellip laquo Apregraves quoi il faut prendre en compteles diffeacuterences entre des deacutesirs de plaisirs et ce qui produit le plaisir raquo PHILODEgraveME Des choix et des rejets op cit V 3-7 p 564 Les deacutesirs ontpour objet ce qui est reacuteputeacute produire le plaisir et ce qui produit le plaisir ce manque de distinction confusion entraicircne des mauvais choixen privileacutegiant des deacutesirs vains et en meacuteprisant les deacutesirs neacutecessaires Ce passage se trouve dans la colonne immeacutediatement preacuteceacutedantnotre texte (ndegV) mais ne le preacutecegravede pas immeacutediatement car il existe une lacune estimeacutee agrave 20 lignes en fin de cette colonne

100

101

Bibliographie

Sources

I- EacutePICURE

A-EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- BOLLACK Jean Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1971

- CONCHE Marcel Lettres et maximes Paris Pr Univ de France coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987

- LAKS ANDREacute laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la Vie drsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PUL Lille coll laquo Cahiers dePhilologie raquo no 1 1976 p 1-118

- USENER HERMANN (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

- VON DER MUEumlHLL Peter Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et LeipzigTeubner 1922

- WOKTE Karl et Hermann USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlrKlassiche Philologie no 10 1888 p 175-201

B-TRADUCTIONS

- DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie drsquoEacutepicure in Vies et doctrines des philosophes illustres Marie-OdileGoulet-Cazeacute (eacuted) Jean-Francois Balaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaisecoll laquo La pochothegraveque raquo 1999

II- PHILODEgraveME DE GADARA

- PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in DELATTRE DANIEL et JACKIE PIGEAUD

(eacuted) Les eacutepicuriens Daniel Delattre (trad) Paris Gallimard coll laquo Bibliothegraveque de laPleacuteiade raquo no 564 2010 p 534-740

- PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances Voula Tsouna-MacKiranhan etGiovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro raquo no 15 1995

- PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquoira Giovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuoladi Epicuro raquo no 5 1988

III- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in DELATTRE DANIEL et JACKIE

PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens Pierre-Marie Morel (trad) Paris Gallimard colllaquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 564 2010 p 1028-1072

102

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription Martin Ferguson Smith (eacuted) NapoliBibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro Supplementi raquo no 1 1993

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscriptionMartin Ferguson Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di EpicuroSupplementi raquo no 3 2003

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen laquo Review of Supplement to Diogenes of Oenoanda the EpicureanInscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 79 2007 p 30-34

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen et Martin F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica no 42 2009 p 1-48

IV- AUTRES AUTEURS DE LrsquoANTIQUITEacute

LUCREgraveCE

- LUCREgraveCE De rerum natura Joseacute Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion coll laquo GF raquono 993 1997

ARISTIPPE

- E MANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill1961

- M ONFRAY (eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie GeacuteneacuteraleFranccedilaise 2006

ARISTOTE

- ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris colllaquo CUF raquo 1966

- ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris coll laquo Bibliothegraveque des textesphilosophiques raquo 1959

CICEacuteRON

- CICEacuteRON De finibus bonum et malorum Jules Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922

DEacuteMOCRITE

- DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques Jean-Paul Dumont et Hermann Diels (eacuted) ParisGallimard coll laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 345 1988

PLATON

- PLATON Oeuvres complegravetes Luc Brisson (eacuted) Monique Dixsaut (trad) Paris Flammarion2014

103

- PLATON Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967 vol 1

- PLATON Phegravedre Victor Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI

Commentaires

- BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le vocabulaire drsquoEpicure Paris Ellipses 2002

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997

- FREgraveRE Jean Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacutedLes belles Lettres coll laquo Collection drsquoeacutetudes anciennes raquo 1982

- MOREAU Joseph laquo Eacutepicure et la physique des Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70no 3 1968 p 286-294

- PIETTRE Reneacutee laquo Eacutepicure dieu et image de dieu  une autarcie extatique raquo Revue delrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

- RODIS-LEWIS Geneviegraveve Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975

- SALEM Jean Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin colllaquo Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie raquo 1989

- SEDLEY David laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille coll laquo Cahiers de philologie raquo no 1 1976 p 119-159

- TSOUNA-MACKIRANHAN Voula The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press2007

- VESPERINI Pierre Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard colllaquo Lrsquoeacutepreuve de lrsquohistoire raquo 2017

- VESPERINI Pierre laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine

httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 (consulteacute en ligne le 18 mars 2019)

- VESPERINI Pierre La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome EacutecoleFranccedilaise de Rome coll laquo Bibliothegraveque des Eacutecoles Franccedilaises drsquoAthegravenes et de Rome raquono 348 2012

104

Glossaire

Agrave lrsquoattention de mes amis et de ceux qui nrsquoeacutetudient pas la philosophie et lrsquoAntiquiteacute

Un glossaire est un pont entre la techniciteacute drsquoun travail et lrsquoenvie de le partagerIl ne srsquoadresse donc pas aux speacutecialistes qui roulent en VTT sur le vocabulairespeacutecialiseacute mais agrave ceux qui pourrait buter sur un mot avec leur veacutelo quotidienEt comme il nrsquoy a pas mieux qursquoun peu de rire pour agreacutementer lrsquoeffort monbut est ici de placere et docere plaire et instruire ce qui oblige parfois agrave sortirde la mine quelque peu grave et neutre du chercheur Qursquoon mrsquoen excuse etque lrsquoon poursuive son chemin

Les mots preacutesents dans ce glossaire sont ceux qui sont suivis drsquoune asteacuterisquedans le corps du texte

bull Apophtegme du grec ἀπόφθεγμα synonyme de sentence (tregraves utile quand on parledeacutejagrave des Maximes Capitales et des Sentences Vaticanes)

bull Axiologique qui touche agrave un systegraveme de valeurs

bull Cyreacutenaiumlque philosophie antique initieacutee par Aristippe de Cyregravene ougrave chaque plaisirisoleacute constituait le souverain bien Si vous avez bien lu ce meacutemoire vous savezpourquoi il nrsquoen va pas de mecircme chez Eacutepicure

bull Dialectique art de diviser pour mieux reacutegner sur les choses Non en veacuteriteacute crsquoest unepartie reacutecurrente de certaines philosophies antiques qui vise entre autres agrave cateacutegoriserles choses sous des concepts individueacutes autrement dit lrsquoart de distinguer les chosesentre elles et de produire des deacutefinitions comme je le fais en ce moment

Autre sens possible en philosophie antique art du dialogue qui avance ndash les sourds ensont malheureusement exclus (Hors-sujet Chez Hegel il faut comprendre qursquoil srsquoagitdu dialogue des ideacutees qui avancent en se contredisant puis en deacutepassant leurscontradictions ce qui est selon lui la structure du reacuteelhellip Et si vous nrsquoecirctes pas drsquoaccordavec cette thegravese crsquoest bien la preuve que vous ecirctes tout agrave fait dedans et que vous allezbientocirct ecirctre deacutepasseacute Pas tregraves facile de dialoguer avec Hegel )

bull Dichotomie division en deux parties

Pourquoi pas un autre mot Le problegraveme du mot franccedilais division est qursquoil nepreacutecise pas en lui-mecircme combien de part reacutesultent de cette opeacuteration sinon les tablesde division seraient beaucoup plus simples agrave meacutemoriser

105

bull Doxographe celui qui rapporte les doctrines (doxa) des autres

Diogegravene Laeumlrce (IIe-IIIe siegravecles de notre egravere) est le grand doxographe de lrsquoAntiquiteacutegracircce auquel nous sont parvenues bien des noms et des penseacutees qui nrsquoauraient que peuvoire pas du tout eacuteteacute transmises comme celle drsquoEacutepicure Vous ne pouvez qursquoimaginerla sympathie et lrsquointeacuterecirct que je lui portehellip

bull Ecdotique discipline qui concerne lrsquoeacutetablissement de texte Dans drsquoautres languescomme lrsquoitalien ou lrsquoallemand on appelle ccedila Philologie (ou filologia) mais pourquoifaire simple quand on peut faire compliqueacute

bull Eacutepisteacutemologie domaine de la philosophie qui srsquointeacuteresse agrave la maniegravere de connaicirctreaux processus de creacuteation de connaissance ainsi qursquoagrave sa valeur

bull Heacutetaiumlre du grec ἐταῖρος compagnon puis au feacuteminin courtisane

bull Heacuteteacuterogegravene qui nrsquoest pas de mecircme nature comme les grumeaux et la pacircte lorsquevous preacuteparez des crecircpes

bull ie pour id est agrave savoir autrement dit Crsquoest eacutecrit en italique crsquoest-agrave-dire que crsquoestune locution eacutetrangegravere ie latine dans mon cas

bull Informer Nrsquoallumez pas votre radio ou teacuteleacutevision car voilagrave lrsquoexplication en directLitteacuteralement crsquoest donner une forme de lrsquointeacuterieur (in-formare) crsquoest-agrave-dire unestructure agrave quelque chose qui nrsquoen a pas

Typiquement des philosophies comme celles de Platon ou drsquoAristote pensent que lamatiegravere nrsquoa pas de forme (in-forme avec le preacutefixe franccedilais privatif in- qursquoil ne fautpas confondre avec le preacutefixe latin in- agrave lrsquointeacuterieur) et que lrsquoideacutee rentre dedans pour lastructurer Exemple pour ceux qui ont bien suivi la pierre informe que le sculpteur vainformer selon lrsquoideacutee de son sujet pour qursquoelle en prenne lrsquoimage

bull Loci pluriel de locus version latine de τόπος qui signifie de maniegravere pas tregravescommune pour les non-latinistes lieux communs

bull Lyceacutee (lyceacuteen) Aristote nrsquoest plus tout jeune il nrsquoa pas dix-sept ans et des problegravemespour srsquoinscrire dans des formations du supeacuterieur via ParcourSup Il fait mieux il creacuteesa propre eacutecole en 355 av J-C Et pour mieux embrouiller les esprits dans vingt-cinqsiegravecles lrsquoancien membre de lrsquoAcadeacutemie creacutee le Lyceacutee (un signe de reacutegression dirontcertains de ses collegravegues envieux) Lyceacutee vient de λύκειον lieu pregraves duquel Aristotedeacutelivrait son enseignement il deacutesigne donc lrsquoeacutecole drsquoAristote Vous retiendrez doncque les lyceacuteens sont vieux de plus de deux milleacutenaires

106

bull Lycien Non ce nrsquoest pas une faute de frappe ou un autre accent pour deacutesigner leterme preacuteceacutedent mais un habitant de la Lycie province antique de lrsquoAsie Mineureactuellement au Sud-Ouest de la Turquie agrave lrsquointeacuterieur des terres Crsquoest dans cetteprovince que se situait Oinoanda ougrave un mur graveacute eacutepicuriennement par un certainDiogegravene a eacuteteacute retrouveacute crsquoest donc lui que nous deacutesignons sous cet adjectif

bull Ontologiquement par deacutefinition par nature par essence intrinsegravequement hellip Si vousavez drsquoautres caracteacuteristiques essentielles qui deacutefinissent mieux lrsquoontologie nrsquoheacutesitezpas agrave les ajouter hellip

bull Paraclausithuron thegraveme litteacuteraire latin ougrave lrsquoamant eacuteploreacute attend devant la portefermeacutee de sa dulcineacutee

bull Reacuteduire dans la cuisine philosophique pouvoir ramener totalement une chose agrave uneautre

bull Scholarque du grec σχόλη eacutecole et ἀρχῶν commandant le scholarque est celuiqui dirige une eacutecole philosophique dans lrsquoAntiquiteacute apregraves son fondateur Le premierscholarque eacutepicurien fut Hermarque ami drsquoEacutepicure qui pris la succession de lrsquoeacutecole agravesa mort

bull Synoptique qui donne une vision drsquoensemble

bull Terminus post quem locution latine (ccedila ne vous eacutetonnera pas de moi) qui deacutesigneune borne apregraves laquelle un eacuteveacutenement a eu lieu Son pendant chronologique est leterminus ante quem

Par exemple la remise du meacutemoire a pour terminus ante quem le 7 juin au soir et lecontentement de lrsquoauteur aura pour terminus post quem cette mecircme date

107

Table des matiegraveres

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat3

Sommaire6

Introduction7

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

1- Lucregravece une Veacutenus cynique 58

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non 61

α - Saisie du problegraveme61

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute63

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)64

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions65

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence67

ζ- Conclusion68

3- Questionnement de la question69

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

108

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

Conclusion geacuteneacuterale88

Table des annexes91

Bibliographie102

Glossaire105

Table des matiegraveres108

109

REacuteSUMEacute

Le deacutesir ne pouvant ecirctre reacuteduit agrave la raison lrsquoappreacutehension de cet affect par une philosophie lacontrait agrave reacuteveacuteler ses partis-pris eacutethiques Lrsquoeacutepicurisme en placcedilant le plaisir comme souverain bien et butde tous les vœux ne peut eacutechapper agrave la question du deacutesir Au fil des textes et des fragments qui nous restentse dessine par petites touches une certaine penseacutee du deacutesir Crsquoest ce traitement eacutepicurien des deacutesirs que cemeacutemoire se propose de deacutegager La logique physique de cet affect que lrsquoon peut tirer de lrsquoatomismeeacutepicurien permet de comprendre le fonctionnement du deacutesir ainsi que ses limites crsquoest-agrave-dire sa deacutefinitiondans le cadre du corps humain De la douleur agrave lrsquoapaisement du manque agrave la satisfaction le deacutesir donnelrsquoeacutelan vers la limite du corps qui est la perfection laquelle nous rend divin Au-delagrave de cette limite cebeacuteneacutefice nrsquoest plus valide et se transforme en source de maux sans fin sans satisfaction possible Une foisbien deacutelimiteacute ce champ du deacutesir on peut en deacutegager une cartographie interne agrave partir des termes deacutesignantles deacutesirs et de la ceacutelegravebre classification de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui structure la theacuteorie eacutethique du deacutesirCependant ce cadre ne suffit pas agrave deacutecider de la poursuite ou lrsquoabandon drsquoun deacutesir concret Seul le plaisiren tant que but est le critegravere drsquoun tel choix Mais ce plaisir doit ecirctre conccedilu comme le souverain bien quicomprend en positif des plaisirs particuliers et en neacutegatif lrsquoabsence de trouble du corps et de lrsquoacircme ce quineacutecessite de renoncer agrave la poursuite de certains plaisirs

Cette eacutetude srsquoappuie sur les textes eacutethiques drsquoEacutepicure dans la traduction proposeacutee par JeanBollack ainsi que sur les fragments de Diogegravene drsquoOinoanda et sur ceux du traiteacute de Philodegraveme de GadaraDes choix et des rejets (dont la colonne VI est interpreacuteteacutee en annexe) Lucregravece est pris comme un teacutemoinindispensable de lrsquoeacutepicurisme sans en ecirctre pour autant acteur selon la thegravese de Pierre Vesperini

MOTS CLEacuteS Eacutepicure eacutepicurisme deacutesir philosophie antique classification des deacutesirs tripartition desdeacutesirs Diogegravene drsquoOinoanda Philodegraveme de Gadara Des choix et des rejets Jean Bollack

SUMMARY

The notion of desire in Epicurean philosophy

As desire cannot be reduced to reason a philosophy attempting to understand this passion is forced toreveal its ethical postulates Moreover it is impossible for a philosophy positing pleasure both as the sovereigngood and as the object of all wishes to sidestep the study of desire Hence this dissertation intends to identifyand analyse the epicurean theory of desire The phyiscal logic of desire which finds its roots in epicureanatomism enables to discern not only the inner workings of this passion but also its definition that is itsdelimitation in relation to human nature From pain to assuagement from want to satisfaction desire gives theimpetus towards the limit of perfection the attainment of which confers divine status But as soon as this limit iscrossed desire starts working against us becoming impossible to satisfy and thereby an endless source oftorment Once this realm of desire is defined one can draw up its inner map notably thanks to the Letter toMenoeceus which also enables to understand the epicurean ethical theory of desire However the classificationcontained in the Letter should not be conceived as an infallible guide that explicitly tells us how to handle ourdesires When a choice has to be made it is only by following the criterion of pleasure that one can be sure totake the right decision But this requires to understand the exact nature of the ultimate pleasure that is ofperfection Its first element consists in the absence of bodily and spiritual trouble a state attained by the pursuitof specific types of pleasures But perfection also implies the attainment of positive pleasureThis study that primarily relies on the ethical texts written by Epicurus (in Jean Bollacks translation) iscompleted by analyses of fragments from Diogenes of Oenoanda and of Philodemus de Gadaras treatise OnChoices and Avoidances (the column VI of which is interpreted in the annex) This work also draws from thetexts of Lucretius but following Pierre Vesperinis thesis he is considered as a witness of epicurism rather thanas a follower of this school of thought

KEYWORDS Epicurus epicureanism desire Ancient philosophy classification of desires Diogenes ofOinoanda Philodemus of Gadara On choices and avoidances Jean Bollack

  • Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir
  • Conclusion
  • Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs
  • Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour
  • Conclusion
Page 5: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens

Et comme un meacutemoire ne srsquoeacutecrit pas tout seul hellip

Je remercie M Michel FATTAL mon directeur de meacutemoire pour lrsquoattention

qursquoil a donneacute agrave ma parole lors de nos eacutechanges

Je remercie M Bernard ECK et M Florian BARRIEgraveRE pour avoir bien voulu

reacutepondre agrave mes questions sur le scholies et les apparats critiques

Je remercie mes relectrices Manon PICQUETTE et Bernadette CHAOUITE ainsi

que mes relecteurs de parents Caroline et Bertrand CHARLOIS pour leur soin

dans la relecture et leurs remarques toujours pointues

Un grand merci aussi Olivia DEGOND pour son anglais sa relecture son

soutien sa capaciteacute agrave faire accoucher mon acircmehellip et son amitieacute

Enfin jrsquoai une penseacutee toute particuliegravere pour mes camarades de promotion qui

ont contribueacute par leur preacutesence et leur bienveillance agrave ce que ce travail se fasse

dans plus drsquoassurance et de joie Alban Adrien Alexis Baptiste Eacutelisa

Eacutezeacutequiel Marianna Marius Meacutelissa Morgane William hellip soyez-en

remercieacutes

Et un remerciement particulier agrave Baptiste PICHOT relecteur du glossaire et

avec qui jrsquoai partageacute jusqursquoau bout lrsquoeacutepreuve du meacutemoire

Sommaire

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

6

Introduction

Borneacute dans sa nature infinie dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu tombeacute qui se souvient descieux

Ces vers drsquoAlphonse de Lamartine1 illustrent dans la veine romantique un pan tragique de la

condition humaine la deacutemesure du deacutesir de lrsquohumain par rapport agrave sa nature Il semble

impossible au deacutesir drsquoecirctre mesureacute et fait toucher agrave lrsquohomme un infini qui ne peut ecirctre que

divin par essence excessif qursquoon ne peut raisonner le deacutesir est un principe de lrsquoaction

humaine concurrent de la raison Ce caractegravere non-rationnel ne se traduit-il pas par ses

ambiguiumlteacutes multiples Agrave la fois puissant moteur de lrsquoaction et facteur de vaines illusions agrave la

fois caracteacuterisant lrsquoindividu et le deacutepassant agrave la fois promesse et danger pour la satisfaction le

deacutesir semble deacutenoter un manque mais produit une tension un surplus dynamique pour le

combler

En tant que pheacutenomegravene humain incontournable et principe axiologique2 diffeacuterent de la

raison le deacutesir met cette-derniegravere agrave lrsquoeacutepreuve lorsqursquoelle cherche agrave le saisir dans un acte

reacuteflexif elle se confronte agrave un pheacutenomegravene radicalement autre qursquoelle-mecircme et force ainsi une

philosophie agrave reacuteveacuteler ses partis pris sur deux points fondamentaux Drsquoune part cette-derniegravere

laisse voir sa maniegravere de concevoir lrsquohumain son fonctionnement et ses affects Drsquoautre part

elle manifeste le statut de la raison ainsi que sa puissance humaine ou surhumaine en la

situant par rapport agrave un affect heacuteteacuterogegravene

Degraves lors nous pensons que le traitement des deacutesirs caracteacuterise de maniegravere speacutecifique ce

domaine de la philosophie qui srsquooccupe de lrsquohomme et de la bonne vie agrave mener agrave savoir

lrsquoeacutethique En effet il permet notamment de fixer la valeur du deacutesir et de ce qui fait lrsquoobjet ou

non du deacutesir Voilagrave pourquoi nous irons jusqursquoagrave dire qursquoil est une voie royale pour

comprendre une eacutethique

Nous choisissons de comprendre une penseacutee qui possegravede des partis pris peu partageacutes

en matiegravere eacutethique car crsquoest aussi par ce deacutecalage que lrsquoon prend pleinement conscience des

1Alphonse DE LAMARTINE laquo LrsquoHomme raquo Meacuteditations poeacutetiques 1820

2Les mots suivis drsquoune asteacuterisque sont deacutefinis dans la Glossaire agrave la fin de ce meacutemoire(p 101)

7

enjeux du traitement des deacutesirs Nous allons nous pencher sur lrsquoeacutepicurisme antique qui loin

de la plainte romantique nous semble penser un deacutesir mesureacute Cette doctrine promeut le

plaisir au rang de souverain bien tout en le reacuteduisant agrave une portion congrue et le deacutesir en

tant qursquoaffect humain qui tend vers le plaisir ne peut pas y ecirctre condamneacute radicalement mais

doit plutocirct avoir un traitement singulier

Mais eacuteclipseacute par des consideacuterations sur le plaisir le deacutesir ne fait pas lrsquoobjet drsquoune analyse

fileacutee chez les commentateurs reacutecents ceux-ci srsquoen tiennent souvent agrave des commentaires

eacuteparpilleacutes au greacute des traductions ou dans les livres consacreacutes agrave la doctrine eacutepicurienne agrave

expliciter et illustrer la ceacutelegravebre classification des deacutesirs Ce manque drsquoanalyse globale produit

souvent la confusion au sein drsquoun mecircme commentaire Par exemple on peut relever dans

lrsquoouvrage drsquoAndreacute-Jean Festugiegravere Eacutepicure et ses dieux par ailleurs inteacuteressant ces deux

propos contradictoires

Sous drsquoautres climats avec drsquoautres tempeacuteraments une telle meacutethode [de

gestion des deacutesirs] aurait pu conduire agrave une sorte drsquoaneacuteantissement de la per-

sonnaliteacute analogue au nirvacircna bouddhique Srsquoil est vrai que la sagesse consiste agrave

eacuteteindre en soi tous les deacutesirs [] lrsquoideacuteal serait drsquoecirctre complegravetement insensible

complegravetement atone et inerte [hellip] Le fait est que [cette voie] ne preacutesente avec la

doctrine eacutepicurienne que des analogies de surface3

Et plus loin

Un mecircme fait drsquoexpeacuterience les angoisses et les incertitudes de lrsquoeacutepoque [hellip]

a conduit Eacutepicure et Pyrrhon au mecircme terme lrsquoextinction des deacutesirs avec cette diffeacute-

rence que toutefois Pyrrhon a pousseacute plus loin le deacutetachement universel4

Ces deux extraits illustrent la tension non-reacutesolue et partant la confusion sur le sort que

lrsquoeacutepicurisme reacuteserve au deacutesir en procircne-t-il lrsquoextinction (mais un peu moins que ceux qui la

procircnent vraiment) Que faire alors de sa valorisation du plaisir En fin de compte propose-t-

il un nirvacircna modeacutereacute ou agrave lrsquoinverse un cyreacutenaiumlsme tempeacutereacute Cette tentative de

compreacutehension de la position drsquoEacutepicure sur les deacutesirs en la pensant comme un milieu entre

deux extrecircmes rate ce qui fait lrsquooriginaliteacute de sa penseacutee du deacutesir Malheureusement cet auteur

est victime drsquoun preacutejugeacute de simpliciteacute eacutetabli agrave lrsquoaune de philosophies tregraves eacuteloigneacutees alors

mecircme que par exemple la briegraveveteacute de son style est un gage de difficulteacute drsquointerpreacutetation

puisqursquoelle srsquoappuye sur lrsquoeacutevidence drsquoun temps qui nrsquoest plus le nocirctre drsquoougrave le risque de

3A-J FESTUGIEgraveRE Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997 p46-47 Crsquoest nous qui soulignons

4Id p 123 Crsquoest nous qui soulignons8

recourir et projeter des cateacutegories modernes sur des probleacutematiques et des enjeux antiques

pourtant tregraves diffeacuterents En plus de preacuteparer le terrain agrave ces deacuteformations ce preacutejugeacute a aussi

tendance agrave preacutesenter un Eacutepicure simplifieacute enlevant ainsi leur complexiteacute et leur force agrave

certains de ses raisonnements Nous affirmons donc avoir affaire agrave un auteur agrave la penseacutee

complexe qui meacuterite qursquoon tente de le comprendre agrave partir de sa doctrine mecircme Crsquoest agrave partir

de lrsquoeacutepicurisme mecircme que lrsquoon cherchera donc agrave cerner cette notion5 de deacutesir dans la doctrine

eacutepicurienne

Nous nous poserons donc la question suivante quel est le traitement de la notion de

deacutesir chez Eacutepicure Preacutecisons le questionnement puisque crsquoest un auteur original quelle est

la speacutecificiteacute de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir Quelles sont les caracteacuteristiques du deacutesir

selon lui Qursquoest-ce qui porte structure limite cet affect Et aussi quelle est la valeur du

deacutesir

Pour aborder la penseacutee eacutepicurienne il est essentiel de mettre en lumiegravere le cadre fondamental

de cette doctrine Le deacutesir comme tout reacutealiteacute chez Eacutepicure est traiteacute du point de vue

atomique et pris dans la science de la nature Agrave partir de cela il apparaicirct que cette science

nous deacutefinit le deacutesir par son extension entre la douleur et le plaisir permise par la limite du

corps humain Agrave lrsquointeacuterieur de cette nature la science nous apprend de faccedilon abstraite ce qui

structure les diffeacuterents rapports entre le corps humain lrsquoobjet du deacutesir et le plaisir ndash tel est le

veacuteritable objet de la classification des deacutesirs ndash De faccedilon concregravete crsquoest la consideacuteration du

corps actuel face agrave un objet particulier et dans une circonstance donneacutee qui permet de deacutecider

si le plaisir deacutecoule de la poursuite du deacutesir ou non Le plaisir est baseacute sur lrsquoabsence de

douleur mais comporte une dimension positive Ce but du deacutesir une fois atteint permet

drsquoacceacuteder agrave la perfection physique de lrsquohomme semblable agrave celle des dieux

Pour appuyer notre conception de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir nous proceacutederons

ainsi Il faut drsquoabord comprendre par quoi cet affect est deacutefini et eacutetudier son fonctionnement

normal Trois eacutetats atomiques du corps humain marquent la meacutecanique du deacutesir le manque

douloureux duquel naicirct le deacutesir la limite du corps combleacute vers laquelle il tend et la perfection

qui srsquoensuit Mais le deacutesir peut encore dysfonctionner et outrepasser cette limite et finir dans

lrsquoexcegraves il faudra saisir ce qui le fait sortir des limites qui constituent sa nature

5Nous parlons de notion de deacutesir et non pas de concept car on peut faire le tour drsquounconcept et clore la penseacutee or le deacutesir nrsquoest pas fixe arrecircteacute de maniegravere deacutefinitivemais cerneacute par des concepts des images des lieux communs hellip

9

Une fois les deacutefinitions exteacuterieures poseacutees nous nous pencherons sur les bornes inteacuterieures au

champ des deacutesirs en srsquoattachant aux sens particuliers des mots deacutesignant les deacutesirs et surtout

aux structures qui deacutepartagent des types de deacutesirs Drsquoabord nous montrerons la speacutecificiteacute du

terme ἐπιθυμία qursquoemploye Eacutepicure pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral par rapport agrave drsquoautres

philosophies antiques Puis nous nous pencherons sur la classification des deacutesirs qui

cateacutegorise les deacutesirs en essayant drsquoen deacutegager la structure Enfin nous nous attarderons sur

des deacutesirs complexes les deacutesirs amoureux et sexuels et montrerons qursquoil est probleacutematique

de tirer des conclusions concregravetes de cette classification geacuteneacuterale

Enfin connaicirctre la destination des deacutesirs le plaisir nous permettra drsquoappreacutecier lrsquoorientation

des deacutesirs Nous montrerons que la deacutecision de poursuivre un deacutesir est lieacute agrave la consideacuteration

de lrsquoeacutetat particulier par rapport au plaisir Le plaisir but et critegravere de lrsquoaction du deacutesir

demeure difficile agrave saisir dans son uniteacute en tant que bien isoleacute et souverain bien agrave la fois

Mais il semble qursquoil revecirct un caractegravere pleinement positif ce qui deacuteteint sur le deacutesir qui le

vise

Meacutethode

Afin de reacutepondre agrave ces questionnements nous devons nous tourner vers les textes En

effet crsquoest en eux que se manifeste la notion de deacutesir dans les mots employeacutes pour le

deacutesigner mais aussi dans leurs rapports avec drsquoautres termes qursquoils soient des concepts

mobiliseacutes dans des logiques ou des associations reacutecurrentes Lrsquoeacutetat fragmentaire des textes

eacutepicuriens nrsquoest sans doute pas ideacuteal pour faire le tour de la question mais la forte coheacuterence

doctrinale qui anime lrsquoeacutecole (-IIIendashIIIe siegravecles) tregraves fidegravele agrave la penseacutee du fondateur et son

recours aux textes synoptiques permettent de deacutegager une penseacutee assez consistante pour ecirctre

eacutetudieacutee

Corpus

Pour ces mecircmes raisons nous avons choisi de baser notre eacutetude sur les textes du

fondateur les plus importants mais de regarder aussi chez drsquoautres eacutepicuriens grecs

Philodegraveme de Gadara et Diogegravene drsquoOinoanda en lrsquooccurrence lorsqursquoils explicitent Eacutepicure

poursuivent sa penseacutee apportent des preacutecisions voire des nouveauteacutes Enfin certains teacutemoins

de lrsquoeacutepicurisme au premier rang desquels Lucregravece pourront nous fournir des informations

importantes mecircme srsquoil faudra eacutevaluer leur pertinence Nous nous sommes concentreacute sur les10

textes eacutethiques mais la physique eacutetant omnipreacutesente dans la penseacutee du Jardin nous

eacutevoquerons parfois les textes sur la science de la nature Nous allons deacutetailler par auteur les

textes principaux pour notre eacutetude et leurs eacuteditions de reacutefeacuterence

Commenccedilons par les eacutecrits drsquoEacutepicure (341-270 av J-C) fondateur du Jardin agrave

Athegravenes en 306 avant notre egravere La majoriteacute de son œuvre nous est transmise par le

doxographe Diogegravene Laeumlrce (~IIIe siegravecle ap J-C) au dixiegraveme livre de ses Vies doctrines et

sentences des philosophes illustres Apregraves des eacuteleacutements biographiques sur Eacutepicure lrsquoouvrage

se clocirct sur ses Lettres philosophiques Lettre agrave Heacuterodote (sect 35-83) sur les principes du savoir

et la physique puis agrave Pythoclegraves (sect 84-116) sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes puis la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee (sect 122-135) sur les principes eacutethiques suivie des Maximes capitales (sect 139-154)

Diogegravene Laeumlrce entrecoupe les passages de reacutesumeacute de doctrine un sur le sage (sect 117-121)

lrsquoautre sur le plaisir (sect 136-138) Agrave ces textes on ajoute les Sentences Vaticanes retrouveacutees au

XIXe siegravecle dans un manuscrit du Vatican et publieacutees pour la premiegravere fois en 18886

Lrsquoensemble des textes eacutethiques drsquoEacutepicure et sur Eacutepicure (la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee les Maximes et

les Sentences) a eacuteteacute reacuteuni eacutetabli traduit et commenteacute par Jean Bollack dans La penseacutee du

plaisir7 Les textes drsquoEacutepicure que nous utilisons ici diffegraverent en certains points de ceux

communeacutement utiliseacutes car lrsquoeacutetablissement de texte prend le parti de la fideacuteliteacute aux manuscrits

et la traduction moins simple tente de comprendre agrave nouveau frais la philosophie du Jardin

Nous avons choisi cette eacutedition par affiniteacute avec les partis-pris qui y sont affirmeacutes notamment

la complexiteacute de lrsquoauteur et surtout pour la justification des choix ecdotiques et de

traduction

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee est un reacutesumeacute de lrsquoenseignement eacutethique drsquoEacutepicure De fait elle

deacuteveloppe les principales theacuteories en parcourant tout le chemin eacutethique de la doctrine Crsquoest

pour cela qursquoil sera un texte central dans nos analyses

Les Maximes capitales au nombre de quarante constituent un recueil vraisemblablement

eacutetabli dans les deacutebuts de lrsquoeacutepicurisme et rassemblent des maximes sur les sujets divers Les

Sentences vaticanes se preacutesentent eacutegalement comme une recollection de dictons eacutepicuriens au

nombre de quatre-vingt-un mais dont la composition ne semble pas aussi eacutetudieacutee que pour les

Maximes il est sans doute plus tardif

6K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr KlassichePhilologie no 10 1888 p 175-201

7J BOLLACK et al La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit 1975

11

Nous lisons le reste du texte de Diogegravene Laeumlrce dans la traduction franccedilaise parue en 1999

proposeacutee par Jean-Franccedilois Balaudeacute pour le livre X8 et nous signalons un ouvrage qui nrsquoa

pas perdu son inteacuterecirct depuis 1887 notamment parce qursquoil regroupe des extraits de textes

antiques parlant drsquoEacutepicure les Epicurea drsquoHermann Usener9

Nous avons eacutegalement trouveacute des passages forts inteacuteressants dans le dernier texte

eacutepicurien connu Il srsquoagit drsquoune inscription murale monumentale due agrave un notable du nom de

Diogegravene (dont on estime qursquoil veacutecut agrave la fin de IIe siegravecle de notre egravere) qui expose aux passants

de la ville drsquoOinoanda en Lycie la doctrine drsquoEacutepicure Malgreacute son eacutetat fragmentaire (on

estime nrsquoavoir deacutecouvert qursquoun quart de lrsquoinscription)10 on peut en tirer des deacuteveloppements

de thegravemes et drsquoarguments eacutepicuriens le tout agreacutementeacute drsquoeacutecrits drsquoEacutepicure lui-mecircme et de

Maximes Capitales ce texte demeure tregraves orthodoxe et a surtout le meacuterite drsquoillustrer

diffeacuteremment ou drsquoapporter des deacutetails nouveaux

Depuis la deacutecouverte du mur au XIXe siegravecle plusieurs campagnes de fouilles ont eacuteteacute meneacutees

Le texte le plus reacutecent a eacuteteacute eacutetabli par Martin Ferguson Smith en 199311 augmenteacute dix ans

plus tard12 puis compleacuteteacute par des bilans de fouilles de 2006 agrave 2014 Nous nous en sommes

tenu agrave lrsquoeacutetat du texte en 2010 la traduction franccedilaise proposeacutee par Pierre-Marie Morel elle

se base sur le texte de 200913

Nous avons eacutegalement eu recours agrave Philodegraveme de Gadara (~110-~40 av J-C) dont

nous avons les fragments de ses traiteacutes laisseacutes dans la bibliothegraveque des Papyrii que les

cendres du Veacutesuve ensevelirent en 70 de notre egravere Philodegraveme perpeacutetue la doctrine

eacutepicurienne et innove agrave la fois Parmi ses nombreux traiteacutes un a retenu notre attention en

matiegravere de deacutesir Des choix et des rejets court fin de traiteacute situeacute agrave la fin du rouleau PHerc

1251 dont le titre supposeacute indique clairement qursquoil srsquoagit drsquoun traiteacute eacutethique portant sur le

8DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999

9H USENER (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

10Pierre-Marie MOREL laquo Notice raquo in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensParis Gallimard 2010 p 1403

11DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription M F Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis1993

12DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscription M FSmith (eacuted) Napoli Bibliopolis 2003

13DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit trad fr P-M Morel p 1029-1072

12

comportement agrave adopter pour atteindre le bonheur Il contient quelques fragments

malheureusement pas toujours utilisables sur le traitement des deacutesirs Situeacutes agrave la fin du

rouleau PHerc 1251 les fragments comportent des passages sur ce thegraveme Le texte original

est publieacute avec une traduction anglaise14 et la traduction franccedilaise est le fait de Daniel

Delattre15

Enfin nous utiliserons aussi lrsquoeacutecrit de Lucregravece De rerum natura dans lrsquoeacutedition

bilingue de Joseacute Kany-Turpin16 Cependant nous ne lui donnerons pas le mecircme statut que les

preacuteceacutedents textes La lecture de lrsquoouvrage de Pierre Vesperini Lucregravece Archeacuteologie drsquoun

classique europeacuteen17 nous a convaincu de penser Lucregravece comme un poegravete ayant pour matiegravere

les dogmes eacutepicuriens et non plus comme un philosophe eacutepicurien un peu speacutecial Degraves lors

on srsquoautorise agrave penser que tout est loin drsquoecirctre eacutepicurien dans ce texte en ce que drsquoautres

eacutecoles philosophiques srsquoy font sentir et qursquoil joue dans le domaine de la litteacuterature Pour ce

qui tient agrave la philosophie lrsquoauteur rapproche le De rerum natura dans certains de ses discours

aux cyniques et sa deacutemarche agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote18 Il note lrsquoeffacement de lrsquoeacutethique

eacutepicurienne19 et la preacutepondeacuterance de la physique atomique20

Cette theacuteorie nous amegravene donc agrave reconsideacuterer ce texte comme un teacutemoignage indispensable de

lrsquoeacutepicurisme ndash parce qursquoil nous livre des preacutecisions ineacutedites surtout en matiegravere physique ndash

qursquoil faut sous-peser agrave lrsquoaune drsquoautres origines que celle drsquoEacutepicure afin drsquoen deacuteterminer la

compatibiliteacute ou non

14PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances V Tsouna-MacKiranhan et G Indelli(eacuted) Napoli Bibliopolis 1995

15PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit trad fr Daniel Delattre p 563-570

16LUCREgraveCE De rerum natura J Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion 1997

17P VESPERINI Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard 2017

18Id p 166-167

19Id p 125-126

20Id p 164-166 Voir aussi infra note 9413

Partie 1

-

Le fonctionnement du deacutesir deacutefinition atomique de

lrsquoaffect et physique du sujet deacutesirant

Avant drsquoecirctre une question eacutethique le deacutesir est chez Eacutepicure une question physique Le

philosophe du Jardin propose une approche physicaliste de cet affect en le pensant en termes

de quantiteacute drsquoatomes de matiegravere suivant des lois deacuteterminables par la raison Toutes les

eacutetapes ici deacutecrites ndash le manque la limite la perfection et lrsquooutrepassement ndash sont donc agrave

comprendre dans un acception physique Cependant il ne faudrait pas se laisser tromper par

le sens de ce dernier mot et croire que ce modegravele de deacutesir ne srsquoappliquerait qursquoau corps car

lrsquoacircme aussi est mateacuterielle21 et peut connaicirctre agrave lrsquoinstar du corps le manque et le deacutesordre

atomique

Cette penseacutee du deacutesir cherche agrave ecirctre descriptive et normative agrave la fois ce qui entraicircne des

divergences entre ce que lrsquoἐπιθυμία (deacutesir) est censeacute ecirctre et ce qursquoil est parfois Cependant

ces tensions nous amegravenent agrave deacutegager un modegravele de fonctionnement normal ndash autant dans le

sens habituel que le sens de norme22 ndash du deacutesir dans lequel peuvent se glisser des cailloux qui

font deacuterailler la meacutecanique car un modegravele de fonctionnement nrsquoempecircche en rien des

21 Ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι laquo lrsquoacircme est un corps raquo rappelle Eacutepicure au sect 63 de la Lettre agraveHeacuterodote

22 Nous prions le lecteur beacuteneacutevole de bien vouloir garder en tecircte les deux possibiliteacutesdes significations de norme ou de devoir soit habituel et normatif car elles noussemblent indissociables pour bien comprendre le modegravele physique du deacutesir

14

dysfonctionnements Crsquoest ce que nous avons cru reconnaicirctre dans les textes eacutepicuriens et que

nous allons preacutesenter suivant ces deux temps

15

Chapitre 1 ndash Modegravele de fonctionnement du deacutesir

Nous deacuteroulons ici le fonctionnement physique du deacutesir selon la norme eacutepicurienne

Ce modegravele comporte trois temps le manque la limite et son revers la perfection Ces trois

eacutetapes pourraient former un cycle reacutepeacuteteacute agrave lrsquoidentique sans fin si la derniegravere sans pour autant

supprimer les deux autres nrsquoapportait pas agrave lrsquohomme une modification fondamentale

a) Du manque

Le deacutesir trouve son origine dans le manque Ce manque est ducirc agrave la perte atomique que nous

subissons du fait mecircme de vivre notre corps se deacutepense de diverses maniegraveres qui lui font

perdre des atomes Chez Lucregravece on trouve agrave plusieurs reprises des exemples de ce

pheacutenomegravene

Quippe etenim fluere et recedere corpora rebus multa modis docui sed

plurima debent ex animalibursquo quae quia exercita motu

En effet jrsquoai montreacute que mille corpuscules eacutemanent et srsquoenfuient diverse-

ment des choses parce qursquoils sont en mouvement23

Ici le poegravete pointe le mouvement comme cause de lrsquoeacutechappement de ces corpora rebus une

des traductions de Lucregravece pour le grec ἀτόμος (atome) ailleurs crsquoest la voix qui se fatigue

apregraves une longue conversation preuve de sa corporeacuteiteacute24 Toute deacutepense physique entraicircne la

fatigue Or lrsquoeacutepicurisme laquo conccediloit tout agir et tout pacirctir exclusivement comme un transfert

drsquoatomes raquo25 ainsi que lrsquoexplique Jean Salem Faire une action revient agrave expulser des atomes

hors de soi quand ressentir la fatigue signifie que lrsquoon eacuteprouve un manque cette sensation

est donc le signe drsquoune modification atomique Preacutecisons que pour autant ce changement

demeure imperceptible agrave lrsquoœil nu La Lettre agrave Heacuterodote sur la physique drsquoEacutepicure explique

bien ce paradoxe entre lrsquoeacutemission continue de particules et la constance de lrsquoapparence Καὶ

γὰρ ῥεῦσις ἀπὸ τῶν σωμάτων [hellip] ἐπίδηλος σημειώσει διὰ τὴν ἀνταναπλήρωσιν

laquo crsquoest qursquoun flot qui srsquoeacutechappe drsquoune partie quelconque des corps [hellip] ne se laisse pas

marquer avec eacutevidence du fait de la substitution raquo26 Une reacutegeacuteneacuteration constante agrave la surface

23LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 860-862 p 290-291

24Id IV v 540-541 p 272-273

25J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 17

26EacutePICURE Lettre agrave Heacuterodote in J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicureParis Eacuteditions de Minuit 1971 sect 48 p 94-95

16

de lrsquoobjet permet de substituer aux particules alleacutees former des perceptions de nouvelles

images de sorte que les contours de lrsquoindividu demeurent constants Cette opeacuteration nommeacutee

ἀνταναπληρῶσις nrsquoest pas sans contrepartie puisqursquoelle eacutepuise progressivement et

sucircrement les corps Ainsi le fait mecircme de se rendre perceptible en coucircte agrave lrsquoorganisme

comme le souligne Lucregravece puisqursquoau fil du temps nous dit-il on voit srsquoamoindrir les statues

souvent toucheacutees27 sur le long terme cette reacutegeacuteneacuteration est le privilegravege des vivants

Mais contrairement aux statues les vivants ont la sensation douloureuse de leur manque

laquo His igitur rebus rarescit corpus et omnis subruitur natura dolor quam consequitur rem raquo

preacutecise Lucregravece au chant IV laquo ainsi leur corps se rareacutefie et leur nature se mine entiegraverement

survient une souffrance raquo28 Cocircteacute grec crsquoest le terme ἡ ἔνδεια et ses variantes que lrsquoon

retrouve pour exprimer le manque celui-ci se voit souvent attacheacute agrave lrsquoinsatisfaction ou agrave la

douleur comme dans la Maxime 18 ougrave Eacutepicure parle de lrsquoἔνδειαν ἀλγοῦν (douleur du

manque) en preacutecisant qursquoil faut lrsquoabolir De cette souffrance va naicirctre un eacutelan qui vise agrave

reacutegeacuteneacuterer le corps crsquoest le deacutesir Le deacutesir apparaicirct donc suite au manque et agrave la douleur en

poursuivant la lecture de ce mecircme passage de Lucregravece on voit le poegravete justifier ainsi lrsquoamor

edendi (amour de manger v 869) ou le ieiuna cupido (le deacutesir affameacute la faim v 875)

preuve de la correacutelation eacutetroite entre le manque devenu souffrance et le deacutesir Lrsquoauteur pousse

mecircme le deacutetail jusqursquoagrave faire le reacutecit de lrsquoabsorption des atomes aux vers 867-876 ougrave ceux-ci

reacuteintegravegrent et apaisent les membres qui les reacuteclamaient

Cette sensation douloureuse qui provoque la naissance du deacutesir nous semble pouvoir

constituer dans lrsquoeacutepicurisme la limite basse du deacutesir crsquoest-agrave dire le point en-dessous duquel il

est impossible de reacuteduire le deacutesir En effet la philosophie du Jardin se soucie plus de

deacuteterminer la limite haute des deacutesirs celle au-delagrave de laquelle il faut reacuteduire ses deacutesirs qursquoune

limite basse ce qui lui a parfois valu drsquoecirctre qualifieacutee drsquoasceacutetique Contre cette penseacutee Jean

Salem a voulu valoriser la laquo fonction anti-asceacutetique raquo29 de lrsquoeacutepicurisme en srsquoappuyant sur la

Sentence Vaticane 63 En effet il voit dans ce texte une prescription eacutethique ougrave laquo mecircme dans

la restriction il y a une mesure raquo30 selon la traduction qursquoil retient Cette traduction ne fait

cependant pas lrsquounanimiteacute puisque Jean Bollack lui donne un autre sens De fait

lrsquohermeacuteneute lillois comprend la sentence comme exprimant un principe eacutepisteacutemologique

lrsquoexcegraves de preacutecisions comme le manque de deacutetails nuisent agrave la clarteacute qui megravene agrave

27LUCREgraveCE De rerum natura op cit I v 312-318 p 68-71

28Id IV v 865-866 p 290-291

29J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 94

30Id p 9517

lrsquoindeacutetermination Pour le deacutetail de cette controverse avec les textes grecs et leurs traductions

nous vous renvoyons agrave lrsquoannexe 1 Si nous preacutefeacuterons lrsquooption que propose M Bollack nous

nrsquoen rejetons pas pour autant lrsquointuition de M Salem lrsquoeacutepicurisme nrsquoest pas un asceacutetisme

dans le sens ougrave il ne procircne pas une reacuteduction agrave lrsquoinfini des deacutesirs et des satisfactions Mais le

problegraveme de lrsquoasceacutetisme se pose-t-il vraiment Tel qursquoil semble deacutefini dans ce deacutebat cette

conception reste assez eacuteloigneacutee du contexte ou du moins des preacuteoccupations de lrsquoeacutepicurisme

antique crsquoest en fait une probleacutematique moderne qui srsquoest attacheacutee aux textes drsquoEacutepicure et

nous allons montrer en quoi elle nous paraicirct nulle et non-avenue31 En effet y a-t-il vraiment

besoin de preacuteciser une limite basse La douleur paraicirct eacutevidemment le point que lrsquoon ne peut

pas franchir pour finir dans des privations insupportables pour notre nature et qui

provoqueraient la mort Il est impossible pour le deacutesir de disparaicirctre en tant que reacuteaction agrave la

douleur du manque et ce serait folie mortifegravere que de srsquoexercer dans ce sens Aussi peut-on

arguer qursquoune telle limite des deacutesirs est subie plutocirct que choisie du fait par exemple de la

pauvreteacute elle preacutesente degraves lors beaucoup moins drsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutethique en tant que choix de

vie On pourrait dire qursquoun sens commun voire naturel reconnaicirct cette limite basse qursquoil

nrsquoest alors plus besoin de theacuteoriser En revanche la limite haute par sa transgression

potentielle et effective reste la seule probleacutematique Raison pourquoi crsquoest cette-derniegravere qui

fait lrsquoobjet des analyses et des prescriptions eacutepicuriennes

Le manque comme origine du deacutesir connaicirct cependant une exception notable le deacutesir

sexuel tel qursquoil est deacutecrit chez Lucregravece En effet si le manque fonctionne bien avec la faim

comme manque de nourriture la soif comme manque drsquoeau etc il est contredit par le deacutesir

sexuel qui prend sa source selon une optique exclusivement masculine dans le

remplissement des testicules

[decet] iacere umorem conlectum in corpara quaeque nec retinere semel

conuersum unius amore et servare sibi curam certumque dolorem

[il convient] de jeter en toute autre personne [que lrsquoecirctre aimeacute] le liquide

amasseacute au lieu de le garder au mecircme amour voueacute et de nous assurer la

peine et la souffrance32

Le deacutesir deacuterive drsquoun trop-plein de liquide seacuteminal (umor conlectus) qursquoil faut eacutevacuer sous

peine de douleur Jean Salem parle drsquoun laquo besoin tregraves reacuteel drsquoune certaine deacuteperdition de

31Nous rappelons que le mot asceacutetisme a un sens diffeacuterent pour les Grecs ἄσχεσις

veut dire exercice Agrave cause de la confusion que peut entraicircner la polyseacutemie du mot ilest drsquoautant plus souhaitable de renoncer agrave parler drsquoasceacutetisme eacutepicurien dans unsens moderne

32LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-1067 p 300-30118

matiegravere raquo33 Agrave notre connaissance il nrsquoest pas drsquoautres textes eacutepicuriens qui soient aussi preacutecis

sur le sujet pour redoubler Lucregravece qui comme nous lrsquoavons preacuteceacutedemment poseacute34 doit ecirctre

pris avec preacutecaution surtout lorsqursquoil parle drsquoeacutethique Sans trancher pour autant cette question

de la fideacuteliteacute de la parole lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme en matiegravere de sexualiteacute35 il est possible

qursquoEacutepicure approuve agrave lrsquoexcegraves comme origine du deacutesir Cessons drsquoopposer manque et excegraves et

voyons-les tous deux plutocirct comme le contraire de lrsquoeacutequilibre Si alors le deacutesir se manifeste

lorsqursquoil y a deacuteseacutequilibre atomique trop-plein et manque peuvent eacutegalement faire naicirctre le

deacutesir Si les textes parlent avant tout du manque crsquoest qursquoil est la principale modaliteacute du

deacuteseacutequilibre la plus courante Mais rien nrsquointerdit que lrsquoaccumulation lrsquoexcegraves ndash en

lrsquooccurrence les commentateurs rappellent souvent agrave la suite de la scolie au sect 66 de la Lettre

agrave Heacuterodote que les organes sexuels se remplissent drsquoatomes venus de tout le corps36 ndash ait

aussi lieu provoquant un deacutesir de perdre le surplus Pour nous cette hypothegravese que nous

retenons aurait besoin drsquoecirctre confirmeacutee par des textes eacutepicuriens autres que celui de Lucregravece

afin de srsquoassurer que lrsquoeacutepicurisme va bien dans ce sens

Quoiqursquoil en soit que le manque soit la seule condition du deacutesir ou que le trop-plein srsquoy

ajoute aussi lrsquoaffect provoqueacute cherche un eacutequilibre une limite ougrave se reacutesolve cet eacutelan

b) De la limite

La penseacutee de la limite occupe une place importante dans la physique et lrsquoeacutethique

eacutepicurienne Nous explorons ici sa dimension physique en rapport avec le deacutesir Ici la limite

du deacutesir se comprend comme lrsquohorizon vers lequel doit tendre le deacutesir

La limite est une notion tregraves deacutetermineacutee Pas question en effet de srsquoen remettre

uniquement aux sensations de chacun pour la trouver elle se fonde par la theacuteorie Crsquoest la

φυσιολογία la science de la nature qui nous lrsquoenseigne

Εἰ μηθὲν ἡμᾶς αἱ τῶν μετεώρων ὑποψίαι ἠνωχλοῦν καὶ αἱ περὶ θανάτου

μή ποτε πρὸς ἡμᾶς ᾖ τι ἔτι τε τὸ μὴ κατανοεῖν τοὺς ὅρους τῶν

ἀλγηδόνων καὶ τῶν ἐπιθυμιῶν οὐκ ἂν προσεδεόμεθα φυσιολογίας

33J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

34Voir supra p 13

35 Sur ce sujet voir infra p 56-59

36Voir M CONCHE Lettres et maximes Paris Pr Univ de France 1987 p 66 parexemple

19

Si les appreacutehensions des pheacutenomegravenes du ciel ne nous tracassaient pas et

celles qursquoon eacuteprouve au sujet de la mort mdash qursquoelle puisse ecirctre quelque

chose en rapport avec nous mdash et encore le fait de ne pas connaicirctre les deacute-

finitions (ὅροι) des douleurs et des deacutesirs nous nrsquoaurions pas en plus be-

soin de la science des substances (φυσιολογία)37

Rappelons drsquoabord lrsquoimportance de cette science de la nature des choses Une mauvaise

lecture de cette maxime 11 peut donner lrsquoimpression que dans sa signification centrale elle

cherche agrave minimiser la science de la nature des choses en la reacuteduisant aux reacuteponses qursquoelle

permet dans le domaine eacutethique Or crsquoest bien son caractegravere indispensable qursquoelle souligne en

formulant son raisonnement agrave lrsquoirreacuteel du preacutesent les verbes agrave lrsquoimparfait (ἠνωχλοῦν et

προσεδεόμεθα) la preacutesence de la particule ἂν nous conduisent agrave comprendre le si comme

un si jamais la condition nrsquoeacutetant pas reacutealiseacutee et en lrsquooccurrence impossible agrave reacutealiser Jean

Bollack met en avant dans son commentaire que le raisonnement drsquoEacutepicure laquo montre que

nous avons besoin de cette science parce que nous ne pouvons pas ne pas nous former

drsquoopinions sur le soleil sur la mort ou sur notre propre nature raquo38 La theacuteorie a donc pour rocircle

drsquoinformer la sensation afin qursquoelle reconnaisse la limite et ne soit pas sous lrsquoemprise de

lrsquoopinion dont lrsquoapparition est ineacutevitable mais qui la deacuteforme Lrsquohabitation de la sensation

par la penseacutee reacutefleacutechie est nous le verrons encore par la suite une caracteacuteristique importante

de la penseacutee drsquoEacutepicure39

La maxime souligne aussi le lien entre savoir physique et eacutethique il srsquoagit bien de connaicirctre

(τὸ κατανοεῖν) action theacuteorique srsquoil en est pour eacuteviter un affect indeacutesirable le tracas

(ἠνωχλοῦν) Ce qui fait preacuteciseacutement ici lrsquoobjet du savoir concernant les deacutesirs crsquoest lrsquoὅρος

(borne) Jean Bollack propose de diffeacuterencier ὅρος de πέρας (limite) mot proche que lrsquoon

retrouve dans la maxime preacuteceacutedente en comprenant le premier comme laquo les limites qui

permettent de distinguer les diffeacuterentes cateacutegories [du deacutesir] raquo40 et le second comme

37EacutePICURE Maxime Capitale 11 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes morauxcommentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975 p 277 Le traducteur a choisilrsquoexpression laquo science de substances raquo qui pourra en gecircner certains il ne cherchepas agrave rappeler drsquoautres traditions philosophiques mais vise par lagrave la science de lanature des choses (de rerum natura comme dirait certains) pour bien distinguer laphusiologia drsquoune science de la nature qui ne serait qursquoune physique au sens modernedu terme Nous renvoyons agrave son commentaire 21 (p 278 de son ouvrage) quipreacutecise lrsquoeacutetendue exacte drsquoune telle science

38Id p 278

39Voir la maxime 20 qui exprime bien cette ideacutee

40J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 274 1120

laquo exprimant la nature limiteacutee du deacutesir raquo41 Dans la maxime 11 il est donc question de

deacutelimitations internes au deacutesir que nous apprend la physique et non de la deacutelimitation

externe Quoiqursquoil en soit ces deux limites constituent les seules deacutefinitions du deacutesir que nous

trouvons dans les textes eacutepicuriens il faut ici prendre deacutefinition dans son sens drsquoextension

une extension agrave la fois deacutetermineacutee et structureacutee inteacuterieurement42 Nous traitons ici de son

eacutetendue et sa structure inteacuterieure sera eacutetudieacutee plus tard43

Ce qui limite exteacuterieurement le deacutesir la phusiologia nous enseigne que crsquoest la

reacutepleacutetion atomique qui est un non-manque et un non-surplus agrave la fois Un non-manque drsquoune

part crsquoest ce que nous disent ces mots que lrsquoon retrouve dans les passages traitant du deacutesir

formeacutes sur la racine -πληρ- signifiant remplir συμπληρῶ agrave la maxime 26 εἰσπληρῶ dans

la 10 ἐκπληρῶ chez la sentence 21 ou encore πλήρωμα pour la 59 ou encore συντελῶ

qui signifie accomplir dans la maxime 30 hellip La variation des preacuteverbes peut indiquer un peu

plus finement le processus44 mais lrsquohorizon reste le mecircme qui est la reacutepleacutetion Un non-

surplus drsquoautre part crsquoest ce que nous dit en creux la maxime 10

Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς

διανοίας τοὺς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων ἔτι τε τὸ

πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα

αὐτοῖς πανταχόθεν εἰσπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καί οὐθαμόθεν οὔτε τὸ

ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπουμένoν ἔχουσιν ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν

Si ce qui produit les plaisirs des deacutebaucheacutes dissipait les craintes de la pen-

seacutee et particuliegraverement celles qui portent sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes

sur la mort et sur les douleurs et si en plus cela enseignait la limite des

deacutesirs nous nrsquoaurions jamais rien agrave leur reprocher combleacutes qursquoils seraient

41Id

42Pour ceux de nos lecteurs qui seraient plus familier avec Aristote nous rapportonsla traduction de cette penseacutee eacutepicurienne en termes lyceacuteens agrave laquelle srsquoest livreacuteeJean-Franccedilois Balaudeacute laquo Drsquoune certaine maniegravere la limite est lrsquoeacutequivalent de laforme dans la penseacutee aristoteacutelicienne les limites drsquoune chose deacuteterminent en effetles proprieacuteteacutes et sa forme ou sa configuration raquo J-F BALAUDEacute Le vocabulaire drsquoEpicureParis Ellipses 2002 laquo Limite raquo p 37

43Voir infra p 44

44Dans son commentaire agrave la maxime 10 Jean Bollack conccediloit ainsi la diffeacuterenceentre εἰσπληρῶ et ἐκπληρῶ laquo Alors que ἐκπληροῦν marque lrsquoachegravevement [hellip] lepreacuteverbe εἰς- deacutecrirait mieux le dynamisme qui tend agrave chaque instant agrave reconstituerla pleacutenitude disparue raquo J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 275

21

de tous cocircteacutes par les plaisirs et nulle part soumis ni agrave la douleur ni agrave lrsquoaf-

fliction ce qui est tout le mal45

Les deacutebaucheacutes manquent entre autres τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν la limite exteacuterieure des

deacutesirs du fait on le voit encore ici qursquoils nrsquoont pas de savoir sur la nature des choses Ils ne

peuvent donc pas les deacutefinir en deacutelimiter lrsquoextension et se retrouvent par-delagrave la limite dans

un deacutesir deacutenatureacute par son excegraves et peuvent atteindre le deacuteplaisir soit lrsquoinverse de ce qursquoils

cherchaient Au contraire le plaisir est provoqueacute avec assurance par le juste remplissement

Finalement le deacutesir a pour horizon sa deacutefinition crsquoest-agrave-dire les limites de sa nature Le

Jardin le conccediloit de sorte agrave en reacuteduire le champ en la bornant agrave la reacutepleacutetion mais cela

constitue ce nous semble non pas une volonteacute drsquoannihiler cet affect mais une invite agrave son

approfondissement agrave pour reprendre un propos de Jean Salem sur le plaisir laquo concentrer [agrave]

focaliser la penseacutee afin de lui faire gagner en profondeur ce qursquo[il] perdrait en extension raquo46

La borne du deacutesir poseacutee par lrsquoeacutepicurisme se situe donc sur lrsquoeacutequilibre du remplissement

atomique ou pour le dire autrement de la pleacutenitude Crsquoest maintenant cet autre revers de la

limite que nous allons eacutetudier

c) De la perfection

Le remplissement atomique la pleacutenitude crsquoest un eacutetat de perfection physique

puisqursquoaucun manque ne subsiste et que rien ne peut ecirctre ajouteacute Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eacutepicure

dans sa Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

Ὅταν δὲ ἅπαξ τοῦτο περὶ ἡμᾶς γένηται λύεται πᾶς ὁ τῆς ψυχῆς χειμών

οὐκ ἔχοντος τοῦ ζῴου βαδίζειν ὡς πρὸς ἐνδέον τι καὶ ζητεῖν ἕτερον ᾧ τὸ

τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀγαθὸν συμπληρώσεταιmiddot

Or une fois cela [ie le plaisir] accompli en nous srsquoapaise toute la tempecircte

de lrsquoacircme quand le vivant nrsquoa plus agrave marcher comme vers quelque chose

qui lui manque ni agrave chercher autre chose par quoi il puisse parfaire le bien

de lrsquoacircme et du corps47

La perfection dont le plaisir ndash qui constitue le bonheur ndash est un symptocircme provoque un

apaisement crsquoest la fin de lrsquoeacutelan (βαδίζειν) pour combler le manque (ὡς πρὸς ἐνδέον τι)

45EacutePICURE Maxime Capitale 10 in Id p 273

46J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 22 Nous soulignons

47EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit sect 128 p 70-71

22

agrave savoir le deacutesir qui a atteint sa fin puisque lrsquoindividu est plein (συμπληρῶ) et nrsquoa plus

besoin de quelque chose qui lui soit exteacuterieur (ἕτερον) degraves lors tout manque ne serait

qursquoillusoire comme le signale le ὡς comme qui se trouve avant le ἐνδέον τι quelque

manque Cette perfection dans le sens ougrave lrsquoindividu est paracheveacute est donc le but du deacutesir

qui se supprime en se comblant Une expression preacutecise lrsquoexprime ὁ ὅλος βίος48 la vie

totale dont Bollack preacutecise qursquoelle signifie laquo non [hellip] la totaliteacute de la vie veacutecue dans le

temps mais la vie dans son inteacutegraliteacute raquo49 Le commentateur lillois relie cet eacutetat agrave la capaciteacute

pour le corps de laquo projet[er] en faveur de la sagesse lrsquoimage de soi qui se conforme au

dieu raquo50 Il souligne lagrave un point fondamental cette reacutepleacutetion est une pleacutenitude physique qui

megravene agrave la perfection physique Or il y a des ecirctres dont la caracteacuteristique est cet eacutetat de

perfection ce sont les dieux La reacutepleacutetion est donc un eacutetat divin

Nous voudrions avant tout rappeler lrsquoimportance de la theacuteologie dans lrsquoeacutepicurisme

souvent trop ignoreacutee agrave cause de lrsquoeacutetat des sources et de lrsquointerfeacuterence anti-religieuse

lucreacutetienne Pierre Vesperini affirme en srsquoappuyant sur les travaux de Reneacutee Koch-Piettre

que la doctrine drsquoEacutepicure laquo eacutetait avant toutes choses une doctrine theacuteologique dont deacutecoulait

une eacutethique raquo51 En effet les dieux constituent le veacuteritable modegravele moral de lrsquoeacutepicurisme il

rappelle que agrave lrsquoinstar des autres eacutecoles antiques le Jardin propose de se faire dieu devenir

dieu comme le dit le verbe theacuteothegravenai52 Dans sa structure mecircme la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee reacutealise

ce chemin son enseignement srsquoouvre avec la juste deacutefinition des dieux (sect 123-124) et se clocirct

sur lrsquoapotheacuteose de celui qui reacutealise la sagesse (sect 135) Tout le cheminement eacutethique entre les

deux vise donc agrave nous faire ressembler aux dieux Il est certain que leur repreacutesentation a tout

drsquoattrayant moralement ils goucirctent agrave la feacuteliciteacute (μακάρια) vivent dans une absence totale

de soucis entre autres parce qursquoils ne srsquooccupent pas des hommes hellip Ce bonheur tient agrave leur

constitution physique parfaite ils sont incorruptibles (ἄφθαρσία) autrement dit ils

possegravedent une perfection atomique neacutecessaire et constante ndash de quoi nous pouvons deacuteduire

qursquoils sont immortels ndash Celle-ci nrsquoest pas due agrave un corps qui garderait eacuteternellement les

mecircmes atomes ndash car alors nous ne pourrions en avoir de vision ndash mais agrave un corps qui est

constamment renouveleacute par un processus dont nous avons deacutejagrave parleacute lrsquoἀνταναπλήρωσις

48On la trouve dans les maximes 21 27 (correspondant agrave la sentence 13) et dans lamaxime 20 sous la forme ὁ παντελής βίος

49J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 13 p 316

50Id p 579

51P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome Eacutecole Franccedilaisede Rome 2012 p 355

52P VESPERINI Lucregravece op cit p 1623

(antanatplegraverosis) la reacutegeacuteneacuteration53 Cette reacutegeacuteneacuteration est spontaneacutee chez les dieux elle est le

fruit de leur nature et de leur environnement54 et leur est donc agrave jamais assureacutee Ainsi ne

souffrent-ils jamais du manque ne connaissaient-ils pas le deacuteseacutequilibre et nous aimerions

conclure qursquoils ne sont donc pas sujet au deacutesir

En effet ce serait lagrave une diffeacuterence notable entre les dieux et nous alors que leur

reacutegeacuteneacuteration est naturelle la nocirctre passe par lrsquoexpression drsquoun deacutesir lequel nous megravene agrave

passer de la souffrance agrave la perfection Se poserait alors la question de savoir si cette

diffeacuterence de nature entre ecirctre corruptible soumis au deacutesir et agrave la mort et ecirctre incorruptible

nrsquoinstaurerait pas une seacuteparation infranchissable entre hommes et dieux comme drsquoautres

traditions de penseacutee ont pu lrsquoaffirmer Or un passage du mur eacutepicurien que Diogegravene

drsquoOinoanda fit faire qui reprendrait une lettre drsquoEacutepicure agrave sa megravere est tregraves clair agrave ce sujet

περιγείνεται ἡμεῖν τάδrsquo οἷα τὴν διάθεσιν ἡμῶν ἰσόθεον ποιεῖ καὶ οὐδὲ διὰ

τὴν θνητότητα τῆς ἀφθάρτου καὶ μακαρίας φύσεως λειπομένους ἡμᾶς

δείκνυσιν55

[Nos progregraves vers la sagesse] produisent en nous une disposition eacutegale agrave

celle des dieux (ἰσόθεον) et nous montrent que le fait que nous sommes

mortels ne nous rend pas infeacuterieurs agrave la nature incorruptible et bienheu-

reuse [ie celle des dieux]56

Notre nature autre nrsquoempecircche nullement notre eacutegaliteacute aux dieux nos perfections sont eacutegales

et mecircme identiques Simplement les dieux eacutetant toujours neacutecessairement bienheureux ils

constituent un modegravele de feacuteliciteacute qursquoil nous faut contempler et faire nocirctre57 Ainsi la reacutepleacutetion

nous donne la perfection physique divine et nous nous faisons dieu gracircce aux deacutesirs combleacutes

53laquo Le processus par lequel srsquoentretient la reacutealiteacute corporelle des dieux [hellip] estdeacutesigneacute sous le nom grec drsquoἀνταναπλήρωσις raquo in J MOREAU laquo Eacutepicure et la physiquedes Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70 no 3 1968 p 286-294 p 290

54Pour lrsquoenvironnement des dieux ils vivent dans les intermondes ougrave les fluxatomiques sont sans doute moins chaotiques que dans les espaces intramondainsLeur environnement reste stable et il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier lrsquoinfluence de cetteconception sur lrsquoideacuteal social de lrsquoeacutepicurisme

55DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit consulteacute en ligne le 15deacutecembre 2017

56DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensop cit frag 125 (3-4) p 1066 lrsquoattribution agrave Eacutepicure demeure incertaine

57Voir eacutegalement PHILODEgraveME DE GADARA Peri eusebeia citeacute dans A-J FESTUGIEgraveREEpicure et ses dieux op cit p 92 note 2 sur le rapport des sages eacutepicuriens auxdieux voir aussi lrsquoarticle de Reneacutee Koch-Piettre laquo Eacutepicure dieu et image de dieu une autarcie extatique raquo Revue de lrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

24

Cette proximiteacute entre le dieu et le sage est si forte dans lrsquoeacutepicurisme qursquoon ne sait jusqursquoougrave

elle va les dieux sont-ils soumis aux deacutesirs ou non Une querelle datant du moyen-

eacutepicurisme (II-Ier siegravecle av J-C) nous montre des avis contraires sur la porteacutee de lrsquoanalogie

aux dieux En effet le traiteacute attribueacute agrave Deacutemeacutetrius Lacon Sur la forme des dieux fait eacutetat de

dieux qui laquo dans leurs inter-mondes[] bougent [] respirent mangent dorment (mais tregraves

leacutegegraverement) et bien sucircr ndash car comment concevoir le bonheur sans les entretiens entre

semblables (homoioi) ndash ils parlent et ils parlent la langue des sages le grec raquo58 Mais cette

position aurait fait deacutebat drsquoapregraves des papyrii drsquoHerculanum et mecircme creacuteeacute une dissidence avec

les Eacutepicuriens de Rhodes car le besoin de dormir et de manger y aurait eacuteteacute jugeacute contraire agrave

lrsquoincorruptibiliteacute divine59 Si les dieux accomplissent des actes de reacutegeacuteneacuteration comme les

hommes selon lrsquoavis qui aurait triompheacute on peut penser qursquoils sont soumis eacutegalement au

deacutesir hellip Mais on le voit il y a lagrave une tension dans lrsquoeacutepicurisme qui propose une analogie

entre le sage et le dieu sans en deacutefinir la limite doit-on rapprocher le dieu du sage en lui

attribuant les mecircmes activiteacutes y compris celles que font les hommes pour le bonheur Ou

bien le penser bienheureux sans ce que font et ce que subissent les hommes Dans tous les

cas deacutesirants ou non les dieux voient leur incorruptibiliteacute assureacutee en ce qursquoils finissent

neacutecessairement satisfaits soit qursquoils y pourvoient sans faillir soit que leur nature et leur

environnement y pourvoient pour eux sans qursquoils aient agrave agir

Les hommes contrairement aux dieux nrsquoont pas un eacutetat divin spontaneacutement assureacute

En effet une fois le deacutesir rempli le corps recommence agrave se vider du fait de son activiteacute et

signe ainsi son eacuteloignement de la perfection divine Le cycle du manque et de la reacutepleacutetion

recommence alors et lrsquoon pourrait penser que nous ne sommes que des intermittents du divin

Or ce nrsquoest pas le cas Lrsquoeacutepicurisme ne pense pas un bonheur agrave rapporter seulement agrave lrsquoinstant

de la perfection effective mais une extension du bonheur dans le temps Deux constats

permettent de le faire durer au-delagrave de lrsquoinstant de pleacutenitude Premier point si certes le cycle

58P VESPERINI laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 2(consulteacute le 18 mars 2019)

Dans la note 19 lrsquoauteur rapporte que laquo le dernier point [le sommeil] comme celuide la nourriture suscita une vive discussion et mecircme une dissidence chez lesEacutepicuriens de Rhodes dont nous avons un eacutecho gracircce aux papyrus drsquoHerculanum raquoOn le voit cette reacutealisation par les dieux drsquoacte de reacutegeacuteneacuteration donc de dieuxsoumis au manque mecircme temporairement et sans possibiliteacute de finir danslrsquoinsatisfaction nrsquoest pas forceacutement eacutevidente et accepteacutee par des eacutepicuriens

59Id 2 note 19 Voir note preacuteceacutedente25

reprend le fait de se savoir sur la bonne route pour revenir agrave un tel eacutetat est une occasion de

jouissance comme le montre la sentence 33

Σαρκὸς φωνὴ τὸ μὴ πεινῆν τὸ μὴ διψῆν τὸ μὴ ῥιγοῦνmiddot ταῦτα γὰρ ἔχων

τις καὶ ἐλπίζων ἕξειν καὶ ὑπὲρ εὐδαιμονίας μαχέσαιτο

La voix de la chair ne pas avoir faim ne pas avoir soif ne pas avoir froid

Si lrsquoon a cela en effet et que lrsquoon srsquoattend agrave lrsquoavoir on peut lutter pour la

feacuteliciteacute aussi60

Pour le peu que demande le corps on peut ecirctre satisfait au preacutesent mais aussi au futur ainsi

que lrsquoindique lrsquoinfinitif futur du verbe avoir ἕξειν Le bonheur comprend donc et neacutecessite

eacutegalement lrsquoavenir Crsquoest dans ce mecircme sens que nous prenons la fin du paragraphe 128 de la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui avait fait lrsquoobjet drsquoajouts dans le texte pour le comprendre et que Jean

Bollack enlegraveve pour livrer le texte suivant

τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν

ἀλγῶμενmiddot οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα

En effet crsquoest lagrave [ie quand rien ne peut plus parfaire la vie] que nous

avons lrsquousage drsquoun plaisir quand nous souffrons de ce que le plaisir ne soit

pas preacutesent Nous ne sommes plus dans le manque du plaisir61

Ce passage affirme qursquoune fois la perfection atteinte lrsquoabsence de plaisir est compenseacutee par

un usage (χρεία) du plaisir qui annule le besoin (δεόν) ayant eu un plaisir qui nous a meneacute agrave

la perfection nous pouvons faire appel agrave ce plaisir pour nous mettre agrave lrsquoabri de son absence

preacutesente Cela ne se peut et crsquoest notre deuxiegraveme point que parce que tout ne revient pas tout

agrave fait comme avant en effet le cycle que nous avons deacutecrit ndash qui va du manque agrave la limite et

perfection ndash constitue un dynamisme physiologique qui nrsquoest pas le tout de lrsquoecirctre Certes cette

vie purement organique τὸ ζῆν demeure premiegravere et fondamentale mais celle qursquoEacutepicure

vise crsquoest la vie speacutecifiquement humaine la βίος qui comprend notamment la penseacutee Crsquoest

dans cette-derniegravere que va se jouer la prolongation de la feacuteliciteacute Crsquoest ce que met en lumiegravere

Jean Bollack en commentant la maxime 20 laquo Lrsquouniteacute ainsi creacuteeacutee [par la penseacutee] transforme

le corps en un moi qui substitut de lrsquoorganisme se soustrait entiegraverement au temps

60EacutePICURE Sentence Vaticane 33 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 469sq lrsquoeacutediteur a choisi de comprendre la phrase sans lrsquoajout de la comparaison avecZeus qui avait eacuteteacute introduite par conjecture en la rapprochant drsquoautres citationssemblables (notamment fr 602 Us) en lrsquoestimant inutile le bonheur eacutetantforceacutement celui des dieux

61EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in Id p 70-7126

physiologique des plaisirs du corps sans que la penseacutee ait agrave y renoncer raquo62 Il est donc une

pleacutenitude irreacuteversible fruit de la penseacutee qui surplombe les cycles infinis du corps tout en en

jouissant et permet de demeurer dans un eacutetat divin alors mecircme que le manque reacuteapparaicirct En

effet nous avons subi par lrsquoeacutepicurisme une laquo mutation irreacuteversible raquo qui laquo doit consister

preacuteciseacutement dans lὁμοίωσις θεῷ dans un changement radical deacutetat mental et partant

neacutecessairement physique - selon la theacuteorie mateacuterialiste dEacutepicure - qui sopegravere chez le sage

lorsquil atteint la semblance au dieu raquo63 Nous voilagrave donc divinement transfigureacutes dans cette

vie totale ὁ ὅλος βίος qui reste complegravete en deacutepit du manque physique chronique

Nous pourrions condenser ce modegravele physique du deacutesir chez Eacutepicure en nous penchant

sur le deacutebut de la maxime 21

Ὁ τὰ πέρατα τοῦ βίου κατειδὼς οἶδεν ὡς εὐπόριστὸν ἐστι τὸ ἀλγοῦν κατrsquo

ἔνδειαν ἐξαιροῦν καὶ τὸ τὸν ὅλον βίον παντελῆ καθιστᾶνmiddot

Celui qui considegravere les limites de la vie (βίος) sait qursquoest facile agrave gagner le

moyen de supprimer ce qui par le manque fait la douleur et ainsi de

conduire agrave sa perfection la vie totale64

Le deacutesir est lrsquoagent ici silencieux qui fait passer du manque agrave la perfection La douleur le fait

naicirctre et le plaisir le fait nrsquoecirctre plus Il faut pour cela lrsquoavoir avant tout bien deacutefini il srsquoeacutetend

entre la souffrance du manque atomique et le plaisir de la reacutepleacutetion physique Une fois atteinte

cette limite advient la perfection qui nous rend irreacuteversiblement lrsquoeacutegal des dieux si elle nrsquoest

physiologiquement que temporaire la penseacutee sait lrsquoen faire sortir en la reacuteactualisant Ainsi

atteignons-nous la vie totale qui comprend autant le physiologique en nous ndash pour lequel il

faut srsquoassurer de pouvoir combler les manques cycliques ndash que la penseacutee qui jouit de

connaicirctre reacuteactualiser et maintenir un tel eacutetat de bonheur laquo La vie mecircme constamment

menaceacutee aspire agrave srsquoaccomplir agrave se reconstituer dans son inteacutegriteacute raquo eacutecrit Jean Bollack65

crsquoest le deacutesir qui en traduisant cette aspiration se charge de cette lourde et noble tacircche Si

nous nous posions la question de la valeur du deacutesir nous pourrions dire que lrsquoeacutepicurisme ne

meacutejuge pas le manque dont il est le fruit au contraire cela fait partie de notre nature humaine

propre qui a elle aussi sa perfection ndash qui est eacutegalement celle des dieux ndash qui peut justement

62J BOLLACK Id 22 p 314

63Ibid p 579

64 EacutePICURE Maxime Capitale 21 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 316

65Ibid p 57927

ecirctre atteinte par cet affect Il srsquoagit donc drsquoun affect tregraves positif Agrave une condition respecter sa

deacutefinition autrement dit ne pas outrepasser la limite

28

Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir

La limite est ce qui permet au modegravele de fonctionner cependant elle peut ecirctre

franchie Crsquoest mecircme un constat assez reacutepandu dans la philosophie antique que les hommes

souffrent souvent de lrsquoillimitation en matiegravere de deacutesir ce qui amegravene parfois agrave une

condamnation radicale du deacutesir Pour Eacutepicure nous lrsquoavons vu il nrsquoest pas question de cela

le deacutesir peut ecirctre tregraves beacuteneacutefique autant que lrsquoon respecte les bornes de sa nature srsquoil sort de ce

cadre il devient tregraves nocif pour lrsquohomme Mais cette transgression nrsquoest pas due au deacutesir

mecircme Dans un renversement du platonisme lrsquoeacutepicurisme accuse lrsquoacircme et non le corps

drsquoecirctre agrave lrsquoorigine du dysfonctionnement du deacutesir Nous allons donc eacutetudier les deacuteterminations

de lrsquoacircme agrave tomber dans lrsquoillimitation et les conseacutequences de ce penchant

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple

Nous lrsquoavons dit lrsquoacircme en tant que corps et dans le corps obeacuteit aux mecircmes lois que

ce-dernier et ne doit pas ecirctre seacutepareacutee des pheacutenomegravenes physiques qui lrsquoatteignent tout autant

Cependant elle est un corps particulier elle se compose drsquoatomes subtils de souffle et de

chaud reacutepartis dans toute la chair et cette finesse est agrave lrsquoorigine de la sensibiliteacute de

lrsquoorganisme entier Le corps comprend donc lrsquoacircme qui lui donne la sensation et laquo pour cette

raison elle ne srsquoarrecircte pas de produire des perceptions raquo66 Sa sensibiliteacute naturelle autorise

donc une grande agitation qursquoil faut attentivement surveiller Ainsi par ses caracteacuteristiques

propres lrsquoacircme est un corps certes indissociable du corps mais qui se comporte autrement que

lui

Diogegravene drsquoOinoanda dans le traiteacute eacutepicurien qursquoil fit graver sur un mur de sa patrie parle agrave

plusieurs reprises de leurs diffeacuterences Il souligne surtout les excegraves de lrsquoacircme comme par

exemple dans ce passage ἔχει δrsquoἡ ψυχὴ πάθη τῆς γεγεννηκυίας αὐτὰ αἰτίας μακρῷ

μείζονα laquo lrsquoacircme eacuteprouve des affections beaucoup plus grandes que la cause qui les a

produites raquo67 Ici lrsquoeacutepicurien pointe la puissance de deacutemultiplication de lrsquoacircme drsquoun fait

donneacute drsquoune sensation limiteacutee peuvent srsquoen suivre des affects excessifs qui sont donc parce

qursquoils ne renvoient plus agrave la reacutealiteacute sensible des affects vides Cette disposition de lrsquoacircme agrave

66J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure op cit p 58 cette pagedeacuteveloppe les paragraphes 63 agrave 66 de la Lettre agrave Heacuterodote

67DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 44 I p 226 trad fr Pierre-Marie Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 44 I p 1051

29

lrsquoexcegraves touche eacutegalement aux penseacutees sans cesse elle forme des opinions qui si elles ne sont

pas informeacutees par la science finissent elles aussi deacuteconnecteacutees du sensible Degraves lors cette

caracteacuteristique psychique ne peut ecirctre que condamneacutee dans la penseacutee du Jardin dans sa cause

ndash le vide lrsquoabsence de reacutefeacuterents sensibles ndash et dans son effet neacutecessaire ndash le trouble ndash Crsquoest la

penseacutee rationnelle qui gracircce agrave la science de la nature des choses doit purifier lrsquoacircme de ses

excegraves et reacuteintroduire la mesure du sensible dans celle-ci

Au contraire le corps se caracteacuterise par sa simpliciteacute et Diogegravene drsquoOinoanda met clairement

en balance leurs dispositions contraires au fragment 2

τὰ μὲν γὰρ ὑπὸ αὐτοῦ [ie τοῦ σώματος] ζητούμενα μείκρα εἶναι καὶ

εὐπόριστα [] τὰ δrsquo ὑπὸ τῆς ψυχῆς μεγάλα τε καὶ δυσπόριστα πρὸς δὲ

τῷ μηδὲν ὠφελεῖν τὴν φύσιν καὶ κινδύνους ἐπιφέροντα

Ce que recherche le corps ce sont des choses petites faciles agrave acqueacuterir

[hellip] tandis que ce que lrsquoacircme recherche ce sont de grandes choses diffi-

ciles agrave acqueacuterir et qui outre le fait qursquoelles ne sont drsquoaucune utiliteacute agrave

notre nature sont aussi source de dangers68

Le lycien joue sur lrsquoopposition des demandes corporelles et psychiques celles du premier

sont εὐπόριστα faciles agrave satisfaire celles de la seconde δυσπόριστα difficiles agrave satisfaire

Lrsquoacircme demande trop et nous met en danger alors que le corps est facile agrave satisfaire et prudent

Drsquoailleurs il supporte mal lrsquoexcegraves par exemple srsquoil mange trop il sera malade Il est en fait

incapable de deacutepasser lui-mecircme ses propres limites lorsqursquoil vit des deacutebordements crsquoest

sous lrsquoimpulsion de lrsquoacircme qui lui fournit des sensations deacuteformeacutees par de faux jugements

Lrsquoinscription murale rappelle cette domination de lrsquoacircme sur le corps en parlant de la

preacuteeacuteminence des affections psychiques ἡ τῶν ψυχικῶν τούτων ὑπεροχὴ παθῶν69 Lrsquoacircme

en tant qursquoelle donne au corps la sensibiliteacute lrsquoentraicircne dans la mesure comme dans le

deacutemesure elle est donc lrsquounique facteur drsquoexcegraves Cependant le psychique nrsquoest pas

condamneacute absolument en effet dans ce mecircme fragment 2 nous avions enleveacute afin de mieux

mettre en lumiegravere lrsquoopposition cette proposition subordonneacutee ὧν δύναται καὶ ἡ ψυχὴ

συναπολαύουσα καλῶς δίαγειν laquo [ce que recherche le corps ce sont des choses petites

faciles agrave acqueacuterir] ce qui permet agrave lrsquoacircme quand elle en jouit aussi drsquoavoir une vie belle raquo70

Crsquoest donc aux attentes du corps que lrsquoacircme doit srsquoen tenir qui lui procurent un grand plaisir

68DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 2 I p 247 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 2 I p 1030

69Id fr 44 trad fr P-M Morel in Id fr 44 p 1051

70Id fr 2 p 247 trad fr P-M Morel in Id fr 2 I p 103030

Ce passage nrsquoest que le deacuteveloppement des accusations du corps envers lrsquoacircme que Diogegravene

met ici en scegravene le physiologique srsquoavegravere ecirctre lrsquoinnocente victime drsquoun bourreau qui pacirctit lui-

mecircme de ses agissements Par ces justes reproches le corps tente de faire entendre raison agrave

lrsquoacircme pour la ramener vers leur bien respectif et commun Ainsi le corps devient-il pour

lrsquoacircme un modegravele en matiegravere de traitement des affections au premier rang desquelles le deacutesir

Nous trouvons lagrave le renversement conceptuel drsquoun passage du Pheacutedon de Platon dans ce

dialogue preacuteciseacutement le corps est accuseacute par Socrate drsquoecirctre le fauteur de trouble car il se

situe du cocircteacute du deacutesir excessif Voilagrave quelle diatribe le mourant adresse agrave ce qursquoil va bientocirct

laisser

μυρίας μὲν γὰρ ἡμῖν ἀσχολίας παρέχει τὸ σῶμα διὰ τὴν ἀναγκαίαν

τροφήνmiddot ἔτι δέ ἄν τινες νόσοι προσπέσωσιν ἐμποδίζουσιν ἡμῶν τὴν τοῦ

ὄντος θήραν ἐρώτων δὲ καὶ ἐπιθυμιῶν καὶ φόβων καὶ εἰδώλων

παντοδαπῶν καὶ φλυαρίας ἐμπίμπλησιν ἡμᾶς πολλῆς ὥστε τὸ λεγόμενον

ὡς ἀληθῶς τῷ ὄντι ὑπrsquoαὐτοῦ οὐδὲ φρονῆσαι ἡμῖν ἐγγίγνεται οὐδέποτε

οὐδέν καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ

σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες

οἱ πόλεμοι γίγνονται τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ

σῶμα δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳmiddot

Le corps en effet est pour nous une source de mille affairements car il est

neacutecessaire de le nourrir en outre si des maladies surviennent elles sont

autant drsquoobstacles agrave notre chasse agrave ce qui est Deacutesirs appeacutetits peurs si-

mulacres en tout genre futiliteacutes il nous en remplit si bien que comme on

dit pour de vrai et pour de bon agrave cause de lui il ne nous sera jamais pos-

sible de penser et sur rien Prenons les guerres les reacutevolutions les

conflit rien drsquoautre ne les suscite que le corps et ses appeacutetits (ἐπιθυμίαι) Car

toutes le guerres ont pour origine lrsquoappropriation des richesses Or ces ri-

chesses crsquoest le corps qui nous force agrave les acqueacuterir crsquoest son service qui

nous rend esclave71

Le corps est ici accuseacute drsquoune part de troubler la penseacutee lrsquoacircme par ses affections propres et

drsquoautre part de deacutetourner lrsquoeacutenergie humaine dans lrsquounique but de sa satisfaction qui semble

sans fond Ses besoins mecircmes les plus eacuteleacutementaires nous deacutetournent du travail de lrsquoacircme et il

nrsquoest pas mecircme capable de srsquoy tenir Il nrsquoest pas fiable il nous entraicircne dans des situations

71PLATON Phaidron in Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967vol 1 trad fr Monique Dixsaut in PLATON Oeuvres complegravetes L Brisson (eacuted) MDixsaut (trad) Paris Flammarion 2014 Pheacutedon 66b-66d p 1182

31

peacuterilleuses agrave la poursuite de ce qui ne nous comble mecircme pas les richesses Le deacutesir des

richesses est agrave lrsquoimage de celles-ci illimiteacute Telle est lrsquoillusion qui nous deacutetourne de

lrsquoessentiel qui est dans lrsquoacircme et ce qui lui est propre On voit bien agrave quel point lrsquoeacutepicurisme

srsquooppose agrave ce passage du Pheacutedon en innocentant le corps et en chargeant le psychique des

potentiels excegraves le corps est simple lrsquoacircme excessive et elle doit srsquoinspirer du corps pour ne

pas tomber dans lrsquoillimiteacute

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir

Lrsquoexcegraves dans lrsquoacircme tient nous lrsquoavons dit agrave un jugement eacuteloigneacute de la reacutealiteacute sensible

que les textes expriment sous le nom de κενὴ δόξη jugement vide ou de κενοδοξία vaniteacute

du jugement avec eux elle pense pouvoir contenir au-delagrave de ce que peut lrsquoorganisme Son

erreur porte sur la nature des choses elle vient de ce qursquoelle deacutesire un contenu sans contenant

pour lrsquoaccueillir ce qui fait que ce contenu ne peut de fait pas se constituer Mais cette

illusion tenace reporte geacuteneacuteralement la faute sur le corps

Ἄπληστον οὐ γαστήρ ὥσπερ οἱ πολλοί φασιν ἀλλὰ δόξα ψευδὴς ὑπὲρ

τοῦ γαστρὸς ἀορίστου πληρώματος

Inassouvissable non le ventre comme on le dit souvent mais lrsquoideacutee

fausse que lrsquoon se fait de lrsquoassouvissement illimiteacute du ventre72

Ce qui est sans satisfaction possible nrsquoest pas ici le corps et ses deacutesirs en eux-mecircmes mais

une penseacutee sans fondement qui outrepasse les bornes physiques le corps ne fait que suivre

cette sensibiliteacute deacuteformeacutee qui imagine de faccedilon paradoxale une satisfaction sans borne Or

comme toute reacutealiteacute ne tient qursquoagrave sa limite la reacutepleacutetion nrsquoest reacutealisable que srsquoil existe une

borne bien eacutetablie au preacutealable Ce thegraveme du jugement vide montre encore une fois que le

corps a une deacutelimitation deacutetermineacutee et infranchissable tandis que lrsquoacircme possegravede une certaine

eacutelasticiteacute sans doute due agrave sa subtiliteacute qui peut former de vains jugements deacutenaturant le deacutesir

En effet celui-ci eacutetant par essence lieacute agrave la limitation du corps il se voit deacutetourneacute par une

penseacutee qui nie la borne physique donc les propres bornes de son extension Il se retrouve

alors sans deacutelimitations deacutepouilleacute de sa nature et devient un eacutelan sans limite crsquoest ce deacutesir

qui est anormal pour les eacutepicuriens bien qursquoil soit peut-ecirctre plus reacutepandu que la norme agrave

laquelle ils aspirent

72EacutePICURE Sentence Vaticane 59 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 52332

Cet affect sans borne sans fond pousse lrsquoindividu dans une course sans fin Diogegravene

drsquoOinoanda eacutetablit une liste de tourments dans laquelle ces deacutesirs illimiteacutes occupent une

grande place

ἐπιθυμῖαι τοὺς φυσικοὺς ὅρους ἐκτρέχουσαι αἰ γὰρ ῥίζαι κακῶν πάντων

εἰσιν αὗται κἂν ταύτας μὴ ὑποτέμωμεν ὄχλος κακῶν ἡμεῖν προσφύσετα

Les deacutesirs qui outrepassent les limites naturelles [hellip] sont en effet les ra-

cines de tous les maux et si nous ne les coupons pas agrave la base une multi-

tude de maux va croicirctre en nous73

En les deacutesignant comme racine de tous les maux αἰ ῥίζαι κακῶν πάντων le lycien

marque lrsquoimportance du deacuteregraveglement de cet affect dans le deacuteseacutequilibre individuel En tant que

moteur de lrsquoaction il pousse lrsquohomme agrave suivre des choses indistinctes sans mesure avec son

corps cette deacutemesure ou πλεονέξια comme drsquoautres la nommeront provoque tous les

troubles possibles puisque le corps et lrsquoacircme se perdent dans des objets des situations ou des

quantiteacutes qui nrsquoont plus rien agrave voir avec leur nature et les besoins qui en deacutecoulent et que leur

enseigne la phusiologia Lrsquoillusion qui suit lrsquoopinion sans science megravene arbitrairement

chacun de chimegraveres en chimegraveres et le deacuteconnecte ainsi de la reacutealiteacute pourtant seule source

possible du bien La reacutealiteacute se caracteacuterise par la limitation des choses le deacutesir irreacuteel est donc

illimiteacute et surtout insatiable comme le montre toujours Diogegravene

Αἰ κεναὶ τῶν ἐπιθυμιῶν ὥσπερ αἰ δόξης καὶ τῶν ὁμοίων οὑ μόνον εἰσὶν

κεναὶ πρὸς δὲ τῷ κεναὶ καὶ δυσπόριστοι Οὐκ ἀπέοικε τοῦ πολλὰ μὲν

πίνειν αἰεὶ δὲ διψᾶν τὸ πολλὰ μὲν κτᾶσθαι πλειόνων δrsquoἐπιθυμεῖν

Les deacutesirs vides comme ceux de gloire et de choses semblables non

seulement sont vides mais en plus drsquoecirctre vides difficiles aussi agrave satisfaire

Ce nrsquoest pas diffeacuterent du fait de boire beaucoup et drsquoavoir toujours soif

que de posseacuteder beaucoup et de deacutesirer davantage74

73DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

74DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT laquo Review of Supplement to Diogenes ofOenoanda the Epicurean Inscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 792007 p 30-34 NF 131 p 34 traduction personnelle Dans lrsquoarticle lrsquoauteur proposeune correction agrave la fin de ce passage que nous avons reprise agrave lrsquoeacutedition de SmithCelui-ci lisait apregraves διψᾶν Τὸ Πέλλα[ν] μὲν ltκεgtκτῇσθαι μετrsquoἀ[ν]ιῶν δrsquoἐ[στι κενὸν] et lepensait comme la deacutenonciation de lrsquointranquilliteacute drsquoAlexandre le Grand

33

Lrsquoimage de lrsquoassoiffeacute sans fond illustre lrsquoideacutee que le pire dans la vaniteacute au-delagrave des dangers

qursquoelle nous fait prendre reacuteside dans lrsquoimpossibiliteacute radicale drsquoen retirer une vrai satisfaction

un plaisir profond

Les conseacutequences terribles de lrsquoillimitation font ressortir agrave nos yeux lrsquoimportance de

la science de la nature agrave qui nous voudrions faire la part belle dans la vie bonne autant

qursquoaux dieux si ce nrsquoest plus Crsquoest ce fragment du mur drsquoOinoanda qui nous invite agrave le

faire

τῶν δrsquoἄλλων ἀποφαίνομαι τοὺς μὲν φυσικῶν ἁπτομένους λόγων μὴ διὰ

τοὺς θεοὺς εἶναι δικαίους διὰ δὲ τὸ βλέπειν ὀρθῶς τάς τε ἐπιθυμίας

τίνrsquoἔχουσιν φύσιν καὶ τὰς ἀλγηδόνας καὶ τὸν θάνατον (πάντῃ τε γὰρ

πάντως ἢ διὰ φόβον ἢ διὰ ἡδονὰς ἀδικοῦσιν ἄνθρωποι)

Mais je le proclame parmi les autres hommes [ie ceux qui sont pieux]

[ceux] qui srsquoattachent agrave la science de la nature doivent drsquoecirctre justes non

pas aux dieux mais au fait qursquoils ont une vision correcte de la nature des

deacutesirs des souffrances et de la mort (car en tout cas crsquoest toujours agrave

cause de la peur ou bien des plaisirs que les hommes commettent des in-

justices)75

Le bon comportement drsquoun homme nrsquoest pas en premier lieu lieacute agrave une pieacuteteacute que nous

nommerions morale mais surtout agrave sa connaissance de la nature des choses qui lrsquoentourent

En effet ses mauvaises actions proviennent drsquoune mauvaise saisie intellectuelle de ce qursquoest

le plaisir et la souffrance et lrsquohomme se trompe alors dans ses craintes et dans ses deacutesirs

Connaicirctre la constitution et la structure du deacutesir est donc un eacuteleacutement essentiel de la vie bonne

Crsquoest donc la phusiologia qui est la cadre de la reacutealiteacute et lrsquooutil qui nous permet de la saisir

ce qursquoil en est reacuteellement du plaisir et de la souffrance du deacutesir et de lrsquoaversion hellip et aussi

des dieux modegraveles du bonheur la pieacuteteacute envers eux consiste agrave les connaicirctre dans les

caracteacuteristiques de perfection que les eacutepicuriens exposent Cependant ce ne sont pas eux qui

nous mettent en contact avec la reacutealiteacute mais bien la science de la nature qui elle seule nous

permet drsquoappreacutehender avec justesse le reacuteel

75DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica ndeg 42 2009 p 1-48 NF167-c p 7 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citNF 167-c p 1038

34

Ce que la raison combat dans lrsquoeacutepicurisme crsquoest la forme illimiteacutee du deacutesir et non le

deacutesir radicalement En effet un deacutesir limiteacute est le fruit de la raison et du reacuteel puisqursquoil prend

en compte le savoir sur sa nature et celle des besoins et use drsquoun raisonnement pour srsquoassurer

qursquoil fait agir en sorte drsquoecirctre combleacute La seule source de dysfonctionnement possible est

lrsquoacircme En ce qursquoelle produit constamment les sensations eacuteprouveacutees par le corps elle est

responsable de la bonne reacutealisation de la nature du deacutesir dans les bornes qui nous deacutefinissent

ou de tomber dans des deacutelires Le travestissement de la reacutealiteacute tient agrave la mauvaise information

des sensations par des opinions sans fondements plutocirct que par le savoir et provoque un

eacuteloignement de la reacutealiteacute dangereux et nocif

35

Conclusion

Dans le cadre de lrsquoatomisme eacutepicurien tout pheacutenomegravene doit srsquoenvisager sous lrsquoangle

de la physique et le deacutesir nrsquoy eacutechappe pas Eacutepicure pose un modegravele de fonctionnement autant

descriptif que normatif En effet lorsqursquoil envisage le manque atomique qui creacutee un eacutelan vers

sa propre reacutesorption et la limite agrave atteindre pour ressentir une pleacutenitude digne des dieux

lrsquoeacutepicurisme veut agrave la fois rendre compte drsquoune reacutealiteacute et prescrire ce parcours par lequel on

touche au bonheur bonheur non seulement drsquoavoir satisfait agrave une demande biologique sans

cesse renouveleacutee mais aussi plaisir constant deacutetacheacute du cycle physiologique de se savoir

vivre la vie totale Cette constance nous rend veacuteritablement semblable aux dieux alors mecircme

que lrsquoassurance pour eux drsquoecirctre combleacute qursquoils deacutesirent ou non ndash et leur incorruptibiliteacute de

maniegravere geacuteneacuterale ndash devrait nous en seacuteparer mais lrsquoeacutepicurisme ne voit pas lagrave de raison

suffisante pour nous les rendre inaccessibles Bien plutocirct le deacutesir est le processus speacutecifique

par lequel lrsquoespegravece des hommes ndash voire celle des dieux ndash atteint sa perfection physique Y voir

un signe de la faiblesse humaine ne serait pas du tout eacutepicurien puisque cette penseacutee

comprend seulement que lrsquoespegravece humaine diffegravere des dieux dans sa complexion physique et

son environnement sans jugement de valeur aucun Le deacutesir ainsi deacutefini se trouve donc ecirctre

un affect tregraves positif puisqursquoil est celui qui nous megravene parfaitement au bonheur En

contrepartie sa deacutenaturation dans lrsquoillimitation passe pour catastrophique En effet la

positiviteacute du deacutesir disparaicirct alors et crsquoest un basculement violent et sans fond dans lrsquoirreacutealiteacute

par rapport agrave la physique celle drsquoun corps qui pourrait contenir plus que sa nature drsquoune

satisfaction sans borne qui repousse toujours plus loin lrsquoillusion de son comblement toujours

plus loin que la reacutealiteacute Le deacutesir erre alors et lrsquohumain qursquoil anime avec Ce qui devrait ecirctre la

racine du plus grand bien se deacutenature alors en laquo racine de tous les maux raquo la reacutealiteacute existante

parce que limiteacutee srsquoeacuteloigne alors mecircme qursquoelle est lrsquounique source de bonheur de reacutealisation

de la perfection possible pour lrsquohumain

Du deacutesir cet affect si important dans lrsquoeacutequilibre humain nous nous sommes pencheacutes

sur ce que nous appellerions dans nos mots modernes la physique il srsquoagit en fait du

meacutecanisme atomique et de sa constitution en rapport avec les pheacutenomegravenes qui lui sont

exteacuterieurs qui posent les bornes exteacuterieures du deacutesir soit sa deacutefinition autrement dit sa

nature Mais comme nous le suggeacuterait la maxime 11 la phusiologia en tant que science de la

nature des choses nous apprend aussi les deacutelimitations internes des deacutesirs ce que nous

classerions dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc agrave cette eacutethique que permet la science physique que nous

36

allons nous inteacuteresser et qui nous conduira apregraves avoir appris la cause et la nature des deacutesirs

agrave en connaicirctre leurs caracteacuteristiques et leur cateacutegorisation

37

Partie 2

-

Typologie des deacutesirs eacutetat des lieux de la structure interne

du champ des deacutesirs

Dans le cadre de la nature eacutepicurienne du deacutesir telle que nous venons de la deacutecrire on

peut relever deux maniegraveres de cateacutegoriser les deacutesirs La premiegravere et la plus connue est la

classification formuleacutee au paragraphe 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee crsquoest la fameuse

tripartition des deacutesirs naturels et neacutecessaires naturels mais non neacutecessaires et deacutesirs vains ou

vides Une seconde plus informelle se construit tout au long des textes et repose dans les

diffeacuterents mots utiliseacutes pour parler du deacutesir de certaines formes du deacutesir ἐπιθυμία πόθος

ἔρως ou ἐρωτίκη πάθη ἀφροδίσιον et ὄρεξις Chacun revecirct un sens particulier possegravede

une utilisation dans un contexte speacutecifique qui permet drsquoidentifier certains deacutesirs particuliers

ou formes de deacutesirs et donc de proposer une typologie compleacutementaire agrave la premiegravere qui

meacuterite elle aussi drsquoecirctre plus approfondie que ce que lrsquoon nous apprend au premier abord Nous

tenterons ici de dresser un tableau aussi exhaustif que possible des diffeacuterents types de deacutesir

afin de les expliciter tout en mecirclant les deux typologies Pour cela nous eacutetudierons drsquoabord la

deacutesignation la plus courante du deacutesir ἐπιθυμία Puis nous exposerons la tripartition des

deacutesirs en tentant de faire ressortir la structure de cette classification Enfin nous ferons le

tour des problegravemes drsquoun deacutesir difficile agrave classer lrsquoamour hellip Ce qui ne laissera pas indemne

ce que nous pensons savoir de la theacuteorie eacutethique du deacutesir chez Eacutepicure

Chapitre 3 ndash Du choix du mot ἐπιθυμία

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)

Il convient drsquoabord de se pencher sur le terme qui exprime le plus couramment le deacutesir

dans le corpus eacutepicurien ἐπιθυμία que nous avons deacutejagrave croiseacute Il srsquoagit du deacutesir-type celui

qui sert agrave deacutesigner un processus de deacutesir modegravele tel que nous avons pu le deacutecrire mais il

couvre aussi tous types de deacutesir du plus neacutecessaire au plus vide Cette double possibiliteacute de

signification le deacutesigne donc comme le mot le plus large et le plus courant pour parler du

deacutesir

Il nous faut ecirctre un peu plus preacutecis en ajoutant que la plupart de ses occurrences sont au

pluriel (ἐπιθυμῖαι) Ce pluriel permet une concreacutetisation des deacutesirs en visant la pluraliteacute des

cas drsquoailleurs lorsqursquoil est employeacute au singulier ce mot est toujours deacutesir de quelque chose

et se trouve grammaticalement compleacuteteacute par lrsquoobjet du deacutesir par exemple dans la sentence 35

ἐπιθυμίᾳ τῶν ἀπόντων (le deacutesir des choses absentes) Il nrsquoest donc pas question de cerner

lrsquoIdeacutee du Deacutesir mais de deacutesigner chaque deacutesir affecteacute par lrsquoobjet dont il est le deacutesir Lrsquoessence

du deacutesir crsquoest un processus une constitution une deacutefinition que nous avons preacutesenteacutee dans

notre premiegravere partie qui se creacutee dans un rapport entre notre nature et celle de la chose

deacutesireacutee elle ne peut donc pas constituer un invariant qui pourrait se passer drsquoobjet ou

drsquoillusion drsquoobjet ni drsquoecirctre deacutesirant Lrsquoobjet est donc tout aussi essentiel dans la nature drsquoun

deacutesir que son fonctionnement Nous utiliserons cependant un singulier geacuteneacuteralisant en parlant

du deacutesir suivant lrsquousage du franccedilais et de la lexicographie76 nous demandons au lecteur

beacuteneacutevole de bien se souvenir qursquoil ne srsquoagit pas pour autant de deacutesigner une geacuteneacuteraliteacute lisse

mais la notion dans toute sa diversiteacute variant par les divers rapports entre les objets du deacutesir

et les ecirctres deacutesirants

Lrsquoeacutequivalent en latin de ce terme ne fait pas lrsquounanimiteacute drsquoun cocircteacute Lucregravece utilise

cupido inis au singulier et compleacuteteacute par un objet de lrsquoautre Ciceacuteron preacutefegravere cupiditas atis

Les deux termes qui renvoient au laquo deacutesir passionneacute raquo sont tregraves semblables si ce nrsquoest que le

premier bascule un peu plus vite que son camarade dans lrsquoacception de deacutesir sexuel si lrsquoon

suit les notices de Oxford Latin Dictionnary77

76Soulignons que cette coutume peut parfois masquer lrsquoeacutevidence drsquoun emploihabituellement au pluriel

77laquo Cupido inis raquo et laquo cupiditas atis raquo in Oxford Latin Dictionnary Oxford ClarendonPress 1968 p 472

39

Lrsquoutilisation eacutepicurienne drsquoἐπιθυμία ne fait que reprendre lrsquoacception courante du

terme en grec Ainsi serait-ce un abus de langage que de parler ici de concept eacutepicurien nous

preacutefeacuterons le terme de notion eacutepicurienne qui deacutesigne une signification non speacutecifique agrave cette

doctrine mais comprise et eacutevalueacutee selon la penseacutee eacutepicurienne Pour autant ἐπιθυμία en tant

que terme geacuteneacuterique pour le deacutesir nrsquoest pas partageacute par toutes les philosophies antiques Pour

ne parler que des preacutedeacutecesseurs drsquoEacutepicure Aristote et Deacutemocrite preacutefegraverent ὄρεξις pour le

deacutesigner tandis que Platon utilise bien ἐπιθυμῖαι au pluriel pour deacutesigner la partie des trois

de lrsquoacircme qui deacutesire78 Lrsquoinfluence de Platon sur Eacutepicure est certaine David Sedley le deacutesigne

mecircme comme un preacutecurseur (forerunner) en expliquant que laquo le platonisme paraicirct avoir offert

au jeune Eacutepicure sa premiegravere excursion en philosophie raquo79 M Sedley fait allusion au premier

maicirctre drsquoEacutepicure dont nous apprenons par Diogegravene Laeumlrce qursquoil srsquoagissait drsquoun platonicien

du nom de Pamphile80 Ainsi la penseacutee drsquoEacutepicure possegravede-t-elle un fond platonicien

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις

Eacutepicure connaissait aussi Aristote et Deacutemocrite mais il semble avoir reacuteagi agrave leurs

physiques plus qursquoagrave leurs eacutethiques En effet pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral ces deux

penseurs employaient le mot ὄρεξις Ce terme nrsquoest employeacute qursquoune seule fois chez Eacutepicure

dans la maxime 26 comme une partie drsquoἐπιθυμία (deacutesir) puisqursquoil est le sujet du verbe

ἔχουσιν (avoir) dont ὄρεξις est lrsquoobjet Par ce mot Eacutepicure semble deacutesigner lrsquoappeacutetit ndash tel

qursquoon le deacutefinissait au XVIIe siegravecle ndash la partie passive aveugle et sans conscience du deacutesir

tandis que lrsquoἐπιθυμία comprendrait aussi une part de conscience de savoir drsquoinformation de

cette sensation brute une direction vers lrsquoaction aussi Les rapports entre ἐπιθυμία et ὄρεξις

srsquoinverse chez Aristote et Deacutemocrite qui privileacutegient tous deux le terme drsquoὄρεξις pour penser

lrsquoaffect deacutesirant en geacuteneacuteral Dans son traiteacute De lrsquoacircme le Stagirite questionne les faculteacutes de

lrsquoacircme ainsi que lrsquoorigine du mouvement individuel (ce qursquoil nomme mouvement local ἡ

κίνησις κατὰ τόπον) il deacutesigne lrsquointellect pratique et le deacutesir comme les deux principes de

cet eacutelan menant vers lrsquoobjet deacutesirable (III 433 a) Cependant lrsquointellect ne peut rien sans

deacutesir en revanche le deacutesir peut agir sans lrsquointellect Aristote procegravede alors agrave une distinction

inteacuteressante parmi les deacutesirs

78Voir agrave ce sujet G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975 p 172 sq

79D SEDLEY laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille 1976 p 119-159 p 133 traduction personnelle

80DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 14 p 124840

Ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξιςmiddot ὅταν δὲ κατὰ τὸν λογισμὸν κινῆται καὶ κατὰ

βούλησιν κινεῖται Ἡ δrsquoὄρεξις κινεῖ παρὰ τὸν λογισμόνmiddot ἡ γὰρ ἐπιθυμία

ὄρεξίς τις ἐστιν

La volonteacute est une espegravece drsquoappeacutetit (ὄρεξις) lorsqursquoon se meut selon le

raisonnement on se meut selon la volonteacute Mais lrsquoappeacutetit (ὄρεξις) peut

mouvoir contre le raisonnement en effet le deacutesir (ἐπιθυμία) est une

sorte drsquoappeacutetit (ὄρεξις)81

Volonteacute et deacutesir sont deux formes de lrsquoappeacutetit qui se diffeacuterencient parce que la premiegravere

accompagne un raisonnement et lrsquoautre le contredit Lrsquoappeacutetit nrsquoest pas en soi irrationnel

crsquoest sous sa forme drsquoἐπιθυμία qursquoil le devient On sent bien ici la notion irrationnelle qui

pegravese sur le deacutesir deacutesigneacute par ce terme drsquoἐπιθυμία Chez Deacutemocrite la penseacutee du deacutesir a des

traits communs avec celle deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutepicurisme au fragment 223 par exemple

lrsquoatomiste pose que le corps agrave des besoins frugaux qui combleacutes apportent le plaisir tandis

que crsquoest lrsquoesprit mal informeacute qui nous perd Toutefois Deacutemocrite ne vise pas tant le plaisir

que la joie (εὐθυμία) qui neacutecessite un contentement face aux choses preacutesentes Or crsquoest cette

attitude que mettent en danger lrsquoὄρεξις et lἐπιθυμία chacun poussant vers un objet qui est

absent En outre leur existence deacuterive certes de lrsquoutile mais finit dans lrsquoexcegraves Jean Fregravere

propose cependant une distinction entre ὄρεξις et ἐπιθυμία en deacutefinissant le premier comme

laquo lrsquoaspiration en son sens [hellip] le plus geacuteneacuteral [hellip] en son aspect non-raisonneacute son pur

jaillissement instinctif [hellip] qui nrsquoimplique pas de perversiteacute morale raquo82 il srsquoagit donc drsquoun

eacutelan irreacutefleacutechi qui nrsquoa pas encore eacuteteacute informeacute qui peut mener vers quelque chose de bon ou

mauvais mais eacutecornifle le bonheur en ce qursquoil vise un objet absent Lrsquoἐπιθυμία lui paraicirct

plus peacutejoratif il est caracteacuteristiquement lieacute agrave lrsquoexcegraves Drsquoune part il est sans fin comme le dit

Jean Fregravere laquo le deacutesir (ἐπιθυμία) est le regravegne du de nouveau raquo83 des mecircmes choses Drsquoautre

part il est deacutemesure comme on le voit au fragment 224 ἡ τοῦ πλέονος ἐπιθυμίη τὸ

παρεὸν ἀπόλλυσι τῆι Αἰσωπείηι κυνὶ ἰκέλη γινομένη84 laquo deacutesirer davantage que ce que

lrsquoon a crsquoest lacirccher la proie pour lrsquoombre comme dans le cas du chien drsquoEacutesope raquo85 Cette

81ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris1966 III 433 a p 90-91

82J FREgraveRE Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacuted Lesbelles Lettres 1982 p 75

83Id p 76

84DEacuteMOCRITE Fragments 224 in H DIELS et W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratikervol 2 Berlin Weidmann 1952 p 130-224

85DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques J-P Dumont et H Diels (eacuted) Paris Gallimard 1988p 900

41

illimitation dans le temps et dans la quantiteacute provoque non seulement lrsquointempeacuterance qui en

tant que non-maicirctrise de soi-mecircme est neacutegative mais encore le danger elle nous deacutetourne de

ce qui est preacutesent et concret pour une illusion plus geacuteneacutereuse qui en fin de compte nous

laisse sans rien Lrsquoἐπιθυμία ressemble ici plus agrave une volonteacute pervertie une sorte drsquoeacutelan qui

perseacutevegravere dans son erreur Ἐπιθυμία et ὄρεξις troublent tous deux notre preacutesence au preacutesent

mais seul le premier prend un sens immoral parce que au-delagrave du deacutetournement spontaneacute

mais utile il est sans limites La connotation irrationnelle de lrsquoἐπιθυμία se retrouve donc

aussi chez Deacutemocrite On voit ici lrsquoeacutecart entre ces deux penseurs qui deacutesignent sous

ἐπιθυμία une forme particuliegravere drsquoeacutelan qui va contre la raison voire finit dans la deacutemesure et

Eacutepicure qui vise par lagrave soit tous types de deacutesirs soit le deacutesir tel qursquoil devrait ecirctre limiteacute et

beacuteneacutefique En revanche le mot ὄρεξις exprime chez nos trois auteurs un eacutelan avec une

indeacutetermination plus grande une sorte de spontaneacuteiteacute irreacutefleacutechie Cependant si Aristote et

Deacutemocrite en font le type mecircme de lrsquoeacutelan humain Eacutepicure le conccediloit seulement comme une

partie du deacutesir

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon

De fait la notion de deacutesir comme ἐπιθυμία chez Eacutepicure demeure dans les termes

beaucoup plus proche de celle de Platon Geneviegraveve Rodis-Lewis propose mecircme un

rapprochement entre les classifications des deacutesirs platonicienne ndash telle qursquoelle se trouve au

livre VIII de La Reacutepublique (558d-559d)ndash et eacutepicurienne86 En effet elle repegravere que les

cateacutegories structurantes sont dans les deux cas le naturel et le neacutecessaire Cependant elles ne

nrsquoont pas la mecircme disposition que chez Eacutepicure Dans ce passage en effet Socrate fait agrave

Glaucon la proposition suivante πρῶτον ὁρισώμεθα τὰς τε ἀναγκαίους ἐπιθυμίας καὶ

τὰς μή laquo deacutefinissons drsquoabord les deacutesirs neacutecessaires et ceux qui ne le sont pas raquo87 Agrave lrsquoeacuteniegraveme

et preacutevisible approbation de son interlocuteur il eacutetablit les deacutesirs neacutecessaires comme suit

Οὐκοῦν ἅς τε οὐκ ἂν οἶοὶ τrsquoεἶμεν ἀποτρέψαι δικαίως ἂν ἀναγκαῖαι

καλοῖντο καὶ ὅσαι ἀποτελούμεναι ὠφελοῦσιν ἡμᾶς τούτων γὰρ

ἀμφοτέρων ἐφίεσθαι ἡμῶν τῇ φύσει ἀνάγκη

86G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 174-175

87PLATON La Reacutepublique 558d traduction personnelle42

Nrsquoest-il pas juste drsquoappeler neacutecessaires ceux que nous ne pouvons deacutetour-

ner et ceux qui satisfaits nous sont avantageux La neacutecessiteacute de ces

deux-lagrave nous est imposeacutee par la nature88

La neacutecessiteacute en matiegravere de deacutesir est fondeacutee en nature et contient donc la neacutecessiteacute stricte et ce

qui nous est avantageux agrave satisfaire La nature fonde le neacutecessaire mais rien nrsquoest dit dans ce

texte drsquoune cateacutegorie naturelle qui inclurait ou deacutepasserait le neacutecessaire il est simplement dit

qursquoagrave lrsquoorigine de la neacutecessiteacute il y a la nature Par le fait que ce terme ndash ou sa neacutegation

puisqursquoil sera par la suite question des deacutesirs non-neacutecessaires ndash nrsquoapparaisse pas dans la suite

du passage on ne peut pas conclure agrave une structuration des deacutesirs en naturels et non-naturels

Crsquoest bien lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire qui est primordiale chez Platon puisque

crsquoest mecircme ainsi qursquoil nomme les deux cateacutegories de deacutesirs Drsquoautre part le rapprochement

entre les deux penseurs se heurte non seulement agrave la structure mais aussi dans le deacutetail

certaines consideacuterations de Platon ne se comprennent pas agrave la lueur drsquoEacutepicure Par exemple

ce qui est laquo avantageux raquo agrave satisfaire (du verbe ὠφελῶ) renvoie agrave une notion drsquoutiliteacute qui

reste ici indeacutefinie par Platon il semble un peu peacuterilleux de lrsquoassocier au neacutecessaire en

eacutepicurisme alors mecircme que celle-ci correspond tout agrave fait bien agrave la neacutecessiteacute stricte deacutecrite

avant dont on ne peut se deacutetourner LrsquoAcadeacutemicien ne parle pas non plus des deacutesirs vains

mais de deacutesirs non-neacutecessaires

ἅς γέ τις απαλλάξειεν ἄν εἰ μελετῷ ἐκ νέου καὶ πρὸς οὑδὲν ἀγαθὸν

ἐνοῦσαι δρῶσιν αἱ δὲ καὶ τοὐναντίον πάσας ταύτας [] μὴ ἀναγκαίους

φαῖμεν εἶναι

Ceux dont on peut se deacutefaire si lrsquoon y veille depuis lrsquoenfance et qui ne

font en eacutetant lagrave aucun bien et mecircme font du mal tous ceux-lagrave nous di-

sons qursquoils sont non-neacutecessaires89

Il leur applique certes la caracteacuteristique drsquoecirctre nuisible mais pose que crsquoest lrsquoeacuteducation qui

nous en deacutetourne alors que le raisonnement suffit agrave tout acircge chez Eacutepicure et que le

philosophe du Jardin propose un fondement lrsquoopinion vaine agrave leur existence Mais chose

primordiale la classification ne se fait pas dans le mecircme esprit dans sa tripartition de lrsquoacircme

Platon deacutepreacutecie les ἐπιθυμῖαι comme la partie de lrsquoinstabiliteacute qui la deacutetourne de ses buts

intellectuels la plonge dans le corps et surtout lrsquoeacuteparpille par son insatiabiliteacute La prescription

eacutethique de Platon tient agrave dompter les ἐπιθυμῖαι ndash et non forceacutement agrave les annihiler

88Ibid

89Id 559a43

puisqursquoelles restent une puissance de lrsquoacircme ndash pour les tourner vers les objets qui ne font pas

partie de leur penchant naturel agrave savoir ceux de lrsquointellect les Ideacutees On peut donc dire qursquoil

faut deacutenaturer les deacutesirs pour leur donner une respectabiliteacute et les transformer en valets de

lrsquointellect La tripartition drsquoEacutepicure elle se fait sans a priori neacutegatif sur le deacutesir Le travail de

la raison est de reacutealiser leur vrai nature et drsquoeacuteloigner les opinions vides et deacuteformantes afin

que les deacutesirs soient beacuteneacutefiques pour nous La tripartition doit aider agrave critiquer et agrave informer

les deacutesirs et reacutealiser leur nature srsquoils en ont une en tant qursquoils sont naturels Ce travail

drsquoEacutepicure sur les deacutesirs a drsquoailleurs beaucoup plus drsquoimportance dans sa theacuteorie que cet extrait

sur la cateacutegorisation des deacutesirs dans la penseacutee platonicienne

Le mot ἐπιθυμία marque le double rapport drsquoEacutepicure agrave Platon En tant qursquoheacuteritier on

retrouve certains motifs termes ou structures qui sont parentes de celles de lrsquoAcadeacutemicien la

reprise du terme geacuteneacuterique la reacutefeacuterence agrave la neacutecessiteacute alors qursquoAristote et Deacutemocrite pensent

le deacutesir en drsquoautres termes et drsquoautres structures Mais dans le refus de cette mecircme tradition

platonicienne on note un deacutetachement du fond si ce nrsquoest mecircme un retournement

lrsquoἐπιθυμία en tant que deacutesir-type nrsquoest pas vu comme irrationnel mais comme tout agrave fait

leacutegitime dans son expression et dans ses objets et sa limitation nrsquoest pas impossible puisque

crsquoest sa nature mecircme Toutefois Eacutepicure reconnaicirct que tous les deacutesirs ne respectent pas cette

nature crsquoest pour cela que la science de la nature des choses eacutetablit une classification entre

les diffeacuterents deacutesirs

44

Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition

Si la classification des deacutesirs drsquoEacutepicure est tregraves connue elle nrsquoen reste pas moins

lrsquoobjet de meacuteprises et ce degraves lrsquoAntiquiteacute Malgreacute sa simpliciteacute elle demeure mal comprise

non dans ses reacutesultats mais dans sa structure Expliquons-nous chacun sait et agrave juste titre

que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee expose trois types de deacutesirs les naturels et neacutecessaires les naturels

mais non-neacutecessaires et les deacutesirs vains Cependant cette eacutenumeacuteration a tendance agrave occulter

la deacutemarche qui les a deacutetermineacutes et rend ainsi difficile une compreacutehension fine du rapport

qursquoils entretiennent entre eux

Deacutejagrave chez Ciceacuteron on voit ce problegraveme apparaicirctre lorsque dans le De Finibus il

srsquoattaque en ces termes agrave la tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure

Primum divisit ineleganter duo enim genera quae erant fecit tria Hoc est

non dividere sed frangere Qui haec didicerunt quae ille contemnit sic

solent duo genera cupiditatum naturales et inanes naturalim duo neces-

sariae et non necessariae Confecta res esset

Drsquoabord la divison est mal faite de deux genres il en a fait trois Ceci ne

srsquoappelle pas diviser mais mettre en piegravece Ceux qui ont appris les choses

qursquoil meacuteprise [ie la dialectique] ont lrsquohabitude de proceacuteder ainsi il y a

deux genres de deacutesirs les naturels et les vains et parmi les naturels deux types les

neacutecessaires et les non neacutecessaires Crsquoeucirct eacuteteacute mieux ainsi90

Il souligne fort justement que les deacutesirs naturels neacutecessaires ou non peuvent dans leur

ensemble srsquoopposer aux deacutesirs vains Que ne peut-on critiquer Ciceacuteron Car croyant

reprendre Eacutepicure sur la division des deacutesirs il le reprend agrave la lettre En effet le maicirctre du

Jardin srsquoexprime ainsi

Ἀναλογιστέον δὲ ὡς τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαί αἱ δὲ κεναί καὶ

τῶν φυσικῶν αἱ μέν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μόνονmiddot

90CICEacuteRON De finibus bonum et malorum J Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922 I 2 sect 20 p 72-73 traduction modifieacutee Crsquoest nous qui soulignons

45

Il faut dire par analogie que parmi les deacutesirs les uns sont naturels et les

autres vides et parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires et

les autres seulement naturels91

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee se fait ici preacutecise il existe deux cateacutegories de deacutesirs auxquelles srsquoajoute

une subdivision dans la cateacutegorie naturelle Deux genres qui donnent trois types de deacutesirs

Alors certes la lettre drsquoEacutepicure ne comporte pas de consideacuteration dialecticienne sur ce que

pourrait ecirctre un genre par rapport agrave un sous-genre mais cette eacutepicirctre expose clairement une

dichotomie entre le naturel et le vide Bref en drsquoautres circonstances on aurait pu croire que

Ciceacuteron traduisait Eacutepicure

Ici se pose le problegraveme des sources agrave lrsquoeacutepoque antique Par quels biais Ciceacuteron

connaissait-il lrsquoeacutepicurisme Agrave quels textes eacutetait-il confronteacute Ayant freacutequenteacute lrsquoeacutepicurien

Phegravedre92 il connaissait bien certains dogmes il cite des Maximes Capitales mais lisait-il et

mecircme en geacuteneacuteral agrave cette eacutepoque lisait-on la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La meacuteconnaissance de

Ciceacuteron tient soit au fait de la laquo roublardise raquo93 dont il fait parfois preuve soit agrave la moindre

diffusion de ce texte agrave cette eacutepoque les deux hypothegraveses nrsquoeacutetant pas exclusives Si lrsquoon

poursuit la derniegravere on peut se demander si la diffusion de lrsquoeacutepicurisme notamment agrave

Rome94 nrsquoaurait pas privileacutegieacute du moins dans le domaine eacutethique la briegraveveteacute des Maximes au

deacutetriment des textes plus longs ne rendant plus bien compte du deacutetail de ces eacutecrits que les

formes bregraveves compleacutetaient et ne reprenaient pas ainsi la doctrine drsquoEacutepicure se serait

transmise par le biais drsquoune vulgate srsquoappuyant sur une partie des textes ne reprenant qursquoune

partie de la doctrine ce qui en aurait brouilleacute la netteteacute Cela semble drsquoautant plus inteacuteressant

que les Sentences Vaticanes dont la constitution en recueil a pour terminus post quem le

premier eacutepicurisme du ndashIIIe siegravecle laquo repreacutesente[nt] une tradition moins pure qui aplanit

parfois les difficulteacutes raquo95 de cette philosophie En poursuivant la penseacutee de Jean Bollack on

91EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 68-69 Bollack propose de comprendre lrsquoanalogie avec la consistance et lrsquoinconsistancephysique (p 113)

92Sur le rapport complexe de Ciceacuteron agrave lrsquoeacutepicurisme on pourra se reporter agrave lanotice de Carlos Leacutevy sur lrsquoorateur romain dans D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 1312-1318

93laquo Certes son enseignement ne peut exprimer que ce qursquoil comprend donc bienpeu de chose mais il sait agrave lrsquooccasion proceacuteder avec une certaine roublardise leproblegraveme eacutetant de deacuteterminer la limite entre sa malhonnecircteteacute intellectuelle et sacapaciteacute agrave dire litteacuteralement nrsquoimporte quoi raquo in Id p 1314

94Dans le cadre de la discussion savante qursquoappreacuteciaient les Romains du refus dudogmatisme drsquoeacutecole et de la preacutefeacuterence pour les problegravemes physiques agrave la maniegraveredrsquoAristote Voir P VESPERINI Lucregravece op cit p 36-42

95J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 41346

pourrait ainsi penser que le teacutemoignage de Ciceacuteron et des Sentences vont dans le mecircme sens

une connaissance de lrsquoeacutepicurisme plus reacutepandue apregraves le ndashIIIe siegravecle mais qui perdrait en

preacutecision et en vigueur de penseacutee

Ainsi Jean Bollack justifie-t-il la diffeacuterence qursquoil preacuteserve entre la maxime 29 et la

sentence 20 La sentence preacutesente bien la tripartition des deacutesirs

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μέν οὐκ

ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires drsquoautres sont natu-

rels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne sont ni naturels ni neacutecessaires

mais se produisent en raison de lrsquoopinion vide96

Elle reacutepegravete le reacutesultat de la division eacutepicurienne mais non la structure les diffeacuterents deacutesirs

entretiennent entre eux des rapports eacutevidents mais non expliqueacutes Elle tombe ainsi sous la

critique de Ciceacuteron Crsquoest selon Jean Bollack ce que la maxime 29 ne fait pas Contre la

tendance agrave la corriger afin drsquointeacutegrer la cateacutegorie des deacutesirs naturels et neacutecessaires pourtant

manquante dans les manuscrits mdash agrave la Renaissance drsquoabord selon la conjecture drsquoEstienne

puis apregraves 188897 suivant le calque drsquoUsener mdash98 il propose un texte sans retouche ougrave seuls

les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires et les deacutesirs vains sont mis en balance Nous proposerons

le texte dans une analyse plus tard99

Avant il nous faut faire le point sur ce que nous venons de dire la classification des

deacutesirs drsquoEacutepicure est bien connue mais sa compreacutehension srsquoest souvent limiteacutee agrave son reacutesultat

Conseacutequence drsquoune simplification dans la lecture ou dans la transmission des textes cette

compreacutehension doit ecirctre affineacutee par lrsquoanalyse des structures qui preacutesident agrave cette

classification

96EacutePICURE Sentence Vaticane 20 in Id p 448

97Date de deacutecouverte des Sentences Vaticanes

98Pour le deacutetail de cet eacutetablissement de texte et de son histoire nous renvoyons agravelrsquoannexe 2

99Voir infra p 5047

b) Le naturel et le non-naturel

Trois types de deacutesirs mais combien de cateacutegories combien drsquooppositions Lrsquoextrait

de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nous montre bien le premier critegravere de discrimination des deacutesirs celui-

lagrave mecircme que Ciceacuteron proposait la cause naturelle La nature srsquoidentifiant au reacuteel srsquooppose

au vide qui vient du deacutelire de lrsquoopinion (κενὴ δόξα) elle fonde la leacutegitimiteacute du deacutesir De lagrave

viennent deux cateacutegories les deacutesirs naturels et les deacutesirs vains Cette seacuteparation est la plus

deacutecisive car elle permet de penser lrsquoattache agrave la reacutealiteacute ou non drsquoun deacutesir du rapport entre

notre nature et celle de lrsquoobjet deacutesireacute

La nature est un principe comprenant des qualiteacutes intrinsegraveques la premiegravere eacutetant la simpliciteacute

En effet elle est agrave la fois limiteacutee mais suffisante ce qui constitue la vraie richesse comme le

montre la sentence 8

Ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος ὥρισται καὶ εὐπόριστός ἐστιν ὁ δὲ τῶν κενῶν

δοξῶν εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει καὶ ἔστι δυσπόριστος

La richesse de la nature est limiteacutee elle est aiseacutee agrave se procurer celle des

opinions vides tombe dans lrsquoillimiteacute elle est difficile agrave se procurer100

Cette limitation de lrsquoabondance naturelle correspond aux bornes poseacutees par la nature du corps

humain Les deacutesirs naturels sont le signe de la correspondance entre notre nature et la nature

de lrsquoobjet deacutesireacute puisque lrsquohomme en eacuteprouve un besoin reacuteel Par ailleurs il se trouve que ces

objets sont toujours faciles agrave se procurer (εὐπόριστος) la satisfaction en est donc toujours

assureacutee La nature subvient ainsi inconditionnellement agrave nos besoins Autrement dit elle nous

assure de fournir ce agrave quoi nous sommes deacutependants et nous met dans un eacutetat

drsquoindeacutependance Cet eacutetat se nomme αὐταρκεία qui nous semble revecirctir deux dimensions La

premiegravere se situe au niveau individuel

Ὁ σοφὸς εἰς τὰ ἀναγκαῖα συγκριθεὶς μᾶλλον παρίσταται μεταδιδόναι ἢ

μεταλαμβάνειmiddot τηλικοῦτον αὑταρκείας εὗρε θησαυρόν

Lrsquohomme sage accordeacute au neacutecessaire est plus disposeacute agrave donner de ce

qursquoil a qursquoagrave recevoir des autres Tel est le treacutesor qursquoil a deacutecouvert dans le

contentement de soi (αὑταρκεία)101

Ce contentement est la marque drsquoun ecirctre combleacute assureacute contre le manque tout en pouvant ecirctre

geacuteneacutereux et indeacutependant des autres Ce comblement ne peut ecirctre trouveacute que gracircce agrave la nature

100EacutePICURE Sentence Vaticane 8 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 424

101EacutePICURE Sentence Vaticane 44 in Id p 49148

et dans une acception encore plus preacutecise et limiteacutee qursquoest le neacutecessaire nous reviendrons

plus tard agrave cette notion

Cependant lrsquoeacutepicurisme nrsquoenvisage pas lrsquoindividu comme un ecirctre vivant isoleacute srsquoil nrsquoinvestit

pas le cadre politique traditionnel de la citeacute crsquoest pour lui en preacutefeacuterer un plus petit plus

intime de la communauteacute Contrairement au sage cyreacutenaiumlque ou agrave lrsquoideacuteal cynique lrsquoindividu

eacutepicurien eacutelargit son eacutechelle pour obtenir son contentement crsquoest donc eacutegalement au niveau

social que lrsquoαὐταρκεία comme autarcie indeacutependance qui implique et nous semble parfaire

le contentement de soi se reacutealise

Ὅσοι τὴν δύναμιν ἔσχον τοῦ τε θαρρεῖν μάλιστα ἐκ τῶν ὁμορούντων

παρασκευᾶσθαι οὕτω καὶ ἐβίωσαν μετrsquoἀλλήλων ἥδιστον τὸν

βεβαιώτατον πίστωμα ἔχοντες καὶ πληρεστάτην οἰκειότητα

ἀπολαβόντες [hellip]

Toutes ces personnes qui principalement par leurs voisins (ὁμορούντος)

ont pu se procurer la force de la tranquilliteacute aussi crsquoest ainsi qursquoils ont veacute-

cu ensemble le plus voluptueusement du monde la vie la plus solide

gracircce agrave la foi donneacutee et [] ils [ont] eu lrsquoamitieacute la plus pleine []102

Cette maxime 40 relie directement la vie en commun (μετrsquoἀλλήλων) agrave la vie heureuse

comme lrsquoindique lrsquoemploi du superlatif ἥδιστον la plus heureuse Mais ce qui apparaicirct

particuliegraverement inteacuteressant crsquoest de constater lrsquoassociation de cet adjectif agrave valeur adverbiale

avec le compleacutement du verbe ἐβίωσαν (ils ont veacutecu) agrave savoir le superlatif τὸν

βεβαιώτατον ltla viegt la plus solide La communauteacute permet donc de reacutealiser une vie

stable moins en prise avec des contingences exteacuterieures face auxquelles lrsquoindividu isoleacute est

faible Jean Salem parle mecircme drsquoun laquo peacuterimegravetre de seacutecuriteacute raquo103 en effet le rapport constant

et fiable agrave drsquoautres humains finit par creacuteer un environnement solide et sucircr et la vie nrsquoen

gagne que plus de plaisirs Cette vie ensemble est indiqueacutee par le mot οἰκειότητα qui peut

ecirctre un autre terme pour deacutesigner lrsquoamitieacute En effet ici celle-ci se reacutealise parfaitement

lrsquousage du superlatif πληρεστάτην la plus complegravete tient agrave ce que le sentiment de

communauteacute est autant utile qursquoagreacuteable qui constituent les deux caracteacuteristiques ndash

imbriqueacutees ndash de lrsquoamitieacute chez Eacutepicure Au-delagrave des textes on peut se souvenir des pratiques

102EacutePICURE Maxime Capitale 40 in Id p 400 le terme de voisins est ici agrave comprendrecomme ceux qui vivent agrave nos cocircteacutes de faccedilon limitrophe (crsquoest le sens de ὄμορος drsquoougraveest tireacute le mot) Ainsi on comprendra surtout par ce terme les amis puisqursquoils viventtout contre les limites drsquoun individu

103J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 9849

de lrsquoeacutecole eacutepicurienne pour appuyer la dimension sociale agrave lrsquoαὐταρκεία On pense

notamment agrave lrsquoanecdote ougrave malgreacute la famine agrave Athegravenes Eacutepicure et ses disciples parvinrent agrave

subsister gracircce au rationnement des fegraveves mises en commun La communauteacute creacutee un

environnement stable et sucircr qui sans forceacutement ecirctre fermeacute agrave lrsquoexteacuterieur sait en ecirctre

indeacutependant Il nrsquoest pas ininteacuteressant de penser que cette stabiliteacute environnementale prendrait

pour modegravele celle des dieux dans leurs intermondes Enfin lrsquoαὐταρκεία donne accegraves agrave une

valeur tregraves hautement estimeacutee car comme il est dit dans la sentence 77 Τῆς αὐταρκείας

καρπός μέγιστος ἐλευθερία laquo de lrsquoautarcie le fruit le plus grand la liberteacute raquo104 La nature

nous permet jusqursquoagrave la liberteacute rester dans le cadre des deacutesirs naturels crsquoest srsquoassurer de

deacutependre de ce que lrsquoon trouve inconditionnellement et facilement de sorte que la

satisfaction le contentement est certain et lrsquohomme libre de bien vivre

Le deacutesir non-naturel vide constitue un portrait inverseacute du deacutesir naturel sans rapport

avec le reacuteel il vient drsquoun jugement erroneacute soit sur la quantiteacute drsquoune satisfaction que notre

corps ne peut accueillir soit sur la qualiteacute de lrsquoobjet deacutesireacute qui nrsquoentretient aucun rapport

avec notre corps qui ne peut donc pas le recevoir non plus Cette absence de reacutefeacuterence au

sensible Eacutepicure le nomme ὁ πόθος τῆς ἀθανασίας dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee105 en appelant

agrave le supprimer Le terme choisi πόθος oscille entre deacutesir et regret lrsquoideacutee eacutetant qursquoil est une

envie impossible agrave reacutealiser En effet lrsquoimmortaliteacute est le paradigme du deacutesir irreacutealisable

puisqursquoil cherche agrave se soustraire agrave la limite naturelle et essentielle de la vie qursquoest la mort Il

nrsquoy a donc aucun lien possible entre nous mortels et lrsquoimmortaliteacute

Dans le De rerum natura le terme employeacute est desiderium qui renvoie lui aussi freacutequemment

agrave la mort Mais on trouve chez Lucregravece un subtil jeu de deacutecalage le poegravete ne preacutesente pas

avec ce mot le deacutesir drsquoimmortaliteacute mais les regrets qui entourent la mort Au chant III se

deacuteploye tout un argument contre la peur de la mort qui passe par la relativisation des craintes

reacutecurrentes qui lrsquoentourent la perte des joies de la famille (v 894-899) et plus radicalement

encore la possibiliteacute de satisfaire tout deacutesir (v 916-918) Le poegravete en montre lrsquoinaniteacute au vers

922 par ce mot de desiderium qui deacutenote lrsquoimpossible contentement car nec desiderium

nostri nos adficit ullum laquo nul regret ne nous tourmente alors [que nous sommes morts] raquo106

Lrsquoimpossibiliteacute radicale que pose la mort face agrave tout deacutesir posthume est agrave la source du deacutesir le

plus vain celui drsquoy eacutechapper De ce fait il en est le paradigme et se voit accorder lrsquounique

104EacutePICURE Sentence Vaticane 77 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 555

105EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 124 in Id p 63

106LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 922 p 232-23350

exemple du terme πόθος que nous trouvons dans notre corpus de textes eacutepicuriens Il existe

drsquoautres deacutesirs vains explicitement nommeacutes par exemple le deacutesir de gloire et deacutesigneacutes eux

par le terme drsquoἐπιθυμία107

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire

Si la nature est une condition neacutecessaire pour discriminer le bon grain de lrsquoivraie

seule la neacutecessiteacute est suffisante pour suivre inconditionnellement un deacutesir La neacutecessiteacute est

donc la seconde cause qui deacutepartage les deacutesirs La maxime 29 telle que la propose Jean

Bollack est un teacutemoignage de ce second principe

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε

φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γενόμεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacutecessaires les autres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en raison de lrsquoopinion

vaine108

Ce choix philologique de ne pas retoucher le texte des manuscrits permet agrave Bollack drsquoaffirmer

que laquo le principe de classification [de la maxime] loin de reprendre celui de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction mecircme raquo109 La force de cette

maxime nrsquoest donc pas la reacutepeacutetition de la classification tripartite mais bien plutocirct de reacutealiser la

cateacutegorie des deacutesirs non-neacutecessaires Elle montre les liens entre les deux deacutesirs que le critegravere

de naturaliteacute distingue radicalement mais que leur aspect non-neacutecessaire rapproche En effet

il srsquoagit ici des deacutesirs que lrsquoon ne peut suivre de faccedilon inconditionnelle puisque non-

neacutecessaires mais ceux qui sont vides ont une cause qui les rend par essence illusoire donc agrave

fuir absolument alors que la nature ndash qui est la cause eacutevidente des premiers ndash nrsquoinvalide pas

les deacutesirs mais nrsquoest pas suffisante pour en engager la poursuite

Mais puisqursquoils demeurent plus faciles agrave distinguer commenccedilons donc par examiner les

deacutesirs neacutecessaires dont il faut rappeler qursquoils ont les caracteacuteristiques des deacutesirs naturels

Eacutepicure les eacutenumegravere dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

107Voir supra p 32

108EacutePICURE Maxime Capitale 29 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 347 signalons que Jean-Franccedilois BALAUDEacute dans lrsquoeacutedition du livre X de Diogegravene Laeumlrce(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 p 1321) va jusqursquoagravepreacuteciser dans sa traduction laquo Parmi les deacutesirs ltnon-neacutecessairesgt raquo

109J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 21 p 34851

τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς

τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲ πρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

Parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires au bonheur les

autres agrave lrsquoabsence de souffrances dans le corps les autres agrave la vie

mecircme110

Drsquoaucuns nrsquoont pas manqueacute de reprocher au philosophe du Jardin de parler en reacutealiteacute des

besoins certes il est question ndash quoi de moins eacutetonnant ndash de la survie lrsquoaponie pourrait agrave la

limite y ecirctre rameneacutee mais agrave notre eacutepoque nous ne parlerions pas du bonheur comme drsquoun

besoin En son temps Ciceacuteron cherchait deacutejagrave querelle agrave la deacutenomination eacutepicurienne de deacutesir

en preacutefeacuterant pour ceux-lagrave le terme drsquoinclinaison naturelle (desideria naturae)111 mais son

problegraveme reacuteside plus que dans une incoheacuterence drsquoEacutepicure dans sa propre conception tregraves

neacutegative du deacutesir en teacutemoignent ces mots An potest cupiditas finiri Tollenda est atque

extrahenda radicitus laquo le deacutesir peut-il donc ecirctre limiteacute Non il faut le supprimer lrsquoextirper

jusqursquoagrave la racine raquo112 Comme nous lrsquoavons vu Eacutepicure ne partage nullement cette vue sur le

deacutesir puisque dans sa penseacutee la limite du deacutesir est non seulement possible et souhaitable mais

encore comprise dans la nature mecircme de cet affect bien compris

Mais ce qui nous donne la caracteacuteristique principale des deacutesirs neacutecessaires crsquoest la maxime

26 qui deacutebute ainsi laquo Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires raquo On comprend en creux que les deacutesirs

neacutecessaires apportent la douleur srsquoils ne sont pas satisfaits ce qui est leur marqueur distinctif

principal Cette douleur crsquoest la douleur du manque dont nous parlions tantocirct celle qursquoil faut

neacutecessairement calmer et qui touche agrave la limite basse du deacutesir Preacutecisons qursquoelle comprend

seulement la douleur du sujet qui manque mais non celle des conseacutequences La neacutecessiteacute en

matiegravere de deacutesir est drsquoune part incontournable drsquoautre part impeacuterieuse par la douleur qursquoelle

cause au sujet

La non-neacutecessiteacute signifie donc que les deacutesirs peuvent se dissiper sans douleur alors

mecircme qursquoils ne sont pas satisfaits Reprenons la maxime 26

110EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in Id p 68-69

111Appellet haec desideria naturae cupiditatis nomen seruet alio ut eam cum de auaritia cumde intemperantia cum de maximis uitiis loquetur tamquam capitis accuset laquo QursquoEacutepicureemploie donc lrsquoexpression drsquoinclinations naturelles que le mot de deacutesir il le reacuteservepour ailleurs et quand il parlera de la cupiditeacute de lrsquointempeacuterance et des plus grandsvices que ce soit au deacutesir qursquoil srsquoen prenne pour le charger comme drsquoune accusationcapitale raquo Ciceacuteron De finibus op cit I 2 sect 28 p 73

112Ibid52

Τῶν ἐπιθυμιῶν ὅσαι μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν ἐπανάγουσιν ἐὰν μὴ συμπληρωθῶσιν

οὐκ εἰσὶν ἀναγκαῖαι ἀλλrsquo εὐδιάχυτον τὴν ὄρεξιν ἔχουσιν ὅταν

δυσπόριστον ἢ βλάβης ἀπεργαστικαὶ δόξωσιν εἶναι

Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne sont

pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires mais ils comportent un appeacutetit fa-

cile agrave dissiper quand crsquoest un appeacutetit difficile agrave avoir ou lorsqursquoils sont ju-

geacutes capables de produire un mal113

Les deux cas de deacutesirs non-neacutecessaires envisageacutes ici recoupent pensons-nous les deacutesirs

naturels et les deacutesirs vains En effet ces derniers sont identifiables par un appeacutetit

δυσπόριστον difficile agrave trouver parce que vide sans rapport avec la nature et qui ne reacutesiste

pas agrave lrsquoexercice de la dissipation puisqursquoil nrsquoa rien de concret agrave y opposer Les deacutesirs naturels

eux se trouvent aussi soumis agrave cette fin srsquoils entraicircnent au bout du compte plus de maux que

de plaisirs Cependant si lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire existe crsquoest que la distinction

entre naturel et vide nrsquoest pas tout agrave fait eacutetanche et les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires agrave la

frontiegravere entre les deux sont complexes comme le montre la maxime 30

Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ

συντελεσθῶσιν ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος παρὰ κενὴν δόξαν αὗται

γίνονται καὶ οὐ παρὰ ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ

ἀνθρώπου κενοδοξίαν

Ceux des deacutesir naturels mais qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas accomplis ougrave lrsquoenvie est violente ceux-lagrave se produisent en raison

de lrsquoopinion vaine et srsquoils ne se dissipent pas ce nrsquoest pas en raison de

leur propre nature mais en raison de la vaniteacute de lrsquohomme114

Ici le vide vient contaminer le naturel par le biais de lrsquoopinion eacutevidemment erroneacutee

puisqursquoelle donne trop de force agrave un deacutesir dont la non-satisfaction ne serait pourtant pas suivie

de douleur Lrsquoimportance qui lui est accordeacutee le gonfle de maniegravere agrave paraicirctre aussi impeacuterieux

que le deacutesir neacutecessaire or cette neacutecessiteacute est superflue Ce statut drsquoentre-deux des deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires en fait un affect tregraves deacutelicat agrave traiter srsquoils font lrsquoobjet de tant de

maximes (26 29 et 30) crsquoest parce qursquoils sont agrave la fois acceptables car naturels mais plus

enclins agrave la vaniteacute puisque non-neacutecessaires Le vide peut de fait srsquoattaquer aux deacutesirs naturels

sur deux points la quantiteacute et la qualiteacute Drsquoabord la quantiteacute lrsquoopinion vaine peut alors

113EacutePICURE Maxime Capitale 26 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 339

114EacutePICURE Maxime Capitale 30 in Id p 35053

atteindre jusqursquoaux deacutesirs neacutecessaires en srsquoillusionnant sur la quantiteacute de lrsquoobjet qui apporte

la satisfaction Typiquement le deacutesir de nourriture est neacutecessaire mais il peut devenir vide si

lrsquoon croit neacutecessaire drsquoavaler un buffet entier pour se rassasier Puis la qualiteacute cela ne touche

que les deacutesirs naturels non-neacutecessaires puisque la qualiteacute de lrsquoobjet est deacuteformeacutee passant de

non-neacutecessaire agrave neacutecessaire Par exemple manger un mets un peu plus raffineacute peut ecirctre un

souhait naturel mais crsquoest une opinion vide qui nous le fait voir comme neacutecessaire Les deux

illusions peuvent eacutevidemment se combiner crsquoest le propre des deacutesirs vains Le deacutesir de

richesse est qualitativement sans fondement naturel et il est eacutegalement sans fin sur la quantiteacute

de biens agrave posseacuteder Par ces mots nous cherchons agrave pointer le fait que les cateacutegories ne sont

pas eacutetanches car elles peuvent ecirctre toutes deacuteformeacutees drsquoune maniegravere ou drsquoune autre par

lrsquoopinion vide La cateacutegorie drsquoentre-deux est eacutevidemment la plus poreuse

Ainsi deux oppositions structurent lrsquoespace des deacutesirs le naturel et le non-naturel

drsquoune part le neacutecessaire et le non-neacutecessaire drsquoautre part Cette double partition ou laquo double

dichotomie raquo115 comme la nomme Geneviegraveve Rodis-Lewis dresse un tableau exhaustif des

deacutesirs chez Eacutepicure116

Mais voilagrave que nous arrivons agrave quatre cateacutegories pour les deacutesirs les naturels et les non-

naturels les neacutecessaires et les non-neacutecessaires Pourquoi en reacutesulte-il une tripartition

Comme lrsquoillustre la lettre de lrsquoeacutepicirctre agrave Meacuteneacuteceacutee ces deux oppositions se superposent la

seconde est comprise dans la premiegravere En effet la neacutecessiteacute ne peut se situer qursquoagrave lrsquointeacuterieur

de la nature Un deacutesir non-naturel ne peut donc en aucun cas ecirctre neacutecessaire mais la nature

deacutebordant la neacutecessiteacute un deacutesir naturel peut nrsquoecirctre pas neacutecessaire Ainsi la nature est-elle un

critegravere plus deacuteterminant mais la neacutecessiteacute une preacutecision qui permet drsquoaffiner de faccedilon non-

neacutegligeable son jugement

Nous voyons qursquoil est conceptuellement possible de saisir et de distinguer chacune de ces

trois classes de deacutesirs les comprendre crsquoest aussi savoir quels sont leur rapport et la porositeacute

qui peut exister entre elles Cependant agrave un niveau non-conceptuel la difficulteacute agrave les saisir

sont reacuteels surtout srsquoagissant des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires Nous allons illustrer ce

115G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 175

116Nous voudrions signaler au lecteur qursquoun texte de Philodegraveme malheureusementendommageacute et trop peu consensuel dans son interpreacutetation semble dresser une listecompleacutementaire de types de deacutesirs en fonction de leurs effets puis de leurs originesIl srsquoagit du fragment 6 de Des Choix et des Rejets Nous proposons dans notre annexe 3le texte eacutetabli une traduction anglaise la traduction franccedilaise disponible ainsi quenos remarques

54

problegraveme en interrogeant le statut drsquoun deacutesir complexe le deacutesir amoureux reacuteputeacute appartenir

au deacutesir naturel et non-neacutecessaire

55

Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour

Lrsquoamour au sens large est assez peu abordeacute et dans des textes qui semblent parfois

contradictoires Ce terme drsquoamour recouvre en reacutealiteacute deux notions que nous ne devrions pas

confondre le sentiment qui se situe plutocirct du cocircteacute drsquoἔρως et la sexualiteacute qursquoexprime

ἀφροδίσιον Les eacutepicuriens se concentrent drsquoailleurs plus sur la sexualiteacute que sur la

sentimentaliteacute Nous traiterons drsquoabord de lrsquoamour comme ἔρως puis de la sexualiteacute

a) Lrsquoamour comme sentiment

Traitons en premier la question la moins complexe lrsquoamour comme sentiment On

observe tout drsquoabord que les textes eacutepicuriens nrsquoutilisent pas beaucoup le mot ἔρως Dans les

textes de notre corpus on ne le trouve que chez Diogegravene Laeumlrce qui reprend lrsquoideacutee drsquoun texte

du scholarque eacutepicurien Diogegravene de Tarse οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα laquo [ils ne

pensent pas non plus] que lrsquoamour (ἔρως) soit envoyeacute par le dieu raquo117 Cette occurrence isoleacutee

nrsquoest sans doute pas anodine et contient en elle lrsquoexplication du peu drsquousage du terme et pour

tout dire son eacutevitement En effet cette affirmation se comprend comme une reacuteaction au

platonisme dans certains des traiteacutes de Platon notamment le Phegravedre et le Banquet lrsquoamour

se pare drsquoun caractegravere divin par lequel les deux amants vont pouvoir srsquoeacutelever vers la veacuteriteacute

mecirclant ainsi eacutetroitement quecircte du savoir et sentiment amoureux veacuteriteacute de lrsquoecirctre et mystegravere de

lrsquoinspiration passionnelle Le refus eacutepicurien de toute passion contraire agrave la sagesse et agrave la

diviniteacute par le trouble qursquoelle engendre ne peut entraicircner qursquoun deacutesaccord profond avec

Platon la passion vient de lrsquoopinion vide et non des dieux qui nrsquoaccordent de toute faccedilon pas

drsquoimportance aux hommes Bref la penseacutee eacutepicurienne est profondeacutement anti-platonicienne

sur ce point en particulier point important car il touche au rapport entre hommes et dieux et

sans doute jusqursquoagrave eacuteviter ce mot mecircme dἔρως On peut se demander si ce terme nrsquoa pas eacuteteacute

approprieacute dans son usage philosophique du moins par le sens platonicien au point qursquoil

faille employer drsquoautres expressions pour se deacutetacher des connotations que lrsquoAcadeacutemie y avait

imprimeacutees

En effet les textes eacutepicuriens traitent toujours de τὸ ἐρωτικὸν πάθος la passion amoureuse

Elle est toujours condamneacutee toujours ce dont il faut se deacutefaire comme lrsquoindique la sentence

vaticane 18 qui nous donne des clefs pour nous en deacutetacher Elle semble mecircme constituer le

117DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 130656

paradigme de la passion En effet dans le traiteacute Sur la colegravere de Philodegraveme lrsquoardeur du

coleacuterique se trouve plusieurs fois compareacutee avec la passion amoureuse Le philosophe de

Gadara recommande drsquoutiliser la mecircme approche οὕτω δεῖ τὴν εἰλικρίνειαν

ἐπιλογίσασθαι τοῦ κακοῦ καθάπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐρωτικῆς εἰώθαμεν ποιεῖν

ἐπιθυμίας laquo nous devons prendre en compte le mal agrave lrsquoeacutetat pur comme justement nous

avons lrsquohabitude de le faire quand il srsquoagit du deacutesir amoureux raquo118 pour illustrer la force de

la colegravere il la compare agrave celle de la passion amoureuse ἀμέλει γὰρ καὶ φιλοτιμότερόν

ἐστι καὶ τῆς ἐρωτικῆς ἐπιθυμίας τὸ κακόν laquo De fait assureacutement ce mal [ie la colegravere]

megravene agrave la surenchegravere plus que ne le fait le deacutesir amoureux raquo119 En tant que passion la plus

typique lrsquoamour sert de reacutefeacuterence aux autres passions et concentre aussi les critiques agrave leur

endroit Finalement lrsquoeacutepicurisme produit une condamnation de lrsquoamour-passion assez peu

originale ce thegraveme eacutetant largement reacutepandu dans la philosophie Srsquoil faut trouver une

sentimentaliteacute agrave preacutefeacuterer agrave cet amour et telle peut ecirctre lrsquooriginaliteacute du Jardin on pensera agrave

lrsquoamitieacute que les eacutepicuriens ont la reacuteputation drsquoavoir mise agrave lrsquohonneur

Lucregravece nrsquoest pas en reste pour critiquer lrsquoamour Dans son long deacuteveloppement du

livre IV il srsquoattaque avec feacuterociteacute au ridicule des amoureux

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci et tribuunt ea quae non

sunt his commoda uere

Ainsi font les hommes que le deacutesir aveugle ils precirctent agrave celles qursquoils

aiment des meacuterites irreacuteels120

Lrsquoillusion amoureuse est pointeacutee dans la ceacuteciteacute des amants (caeci) le poegravete livre ensuite une

savoureuse liste de deacutefauts que les amants prennent pour des qualiteacutes chez leur maicirctresse

Mais il deacutenonce non lrsquoexcegraves qui prend forme amoureuse mais lrsquoamour lui-mecircme en

teacutemoigne ce vers amer qui conclut la description peu glorieuse drsquoune relation amoureuse

Atque in amore mala haec proprio summeque secundo inveniuntur laquo voilagrave quels maux on

trouve dans un amour juste et combleacute raquo121 Le poegravete attaque radicalement le sentiment122 les

118PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira G Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis 1988 fr 17 col 7 trad fr D Delattre et A Monet in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citp 574

119PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira op cit col 14 D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 577

120LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1153-1154 p 306-307

121Id IV v 1141-1142 p 304-305

122Cette approche de Lucregravece a sans doute beaucoup agrave voir avec les loci de lapoeacutesie amoureuse par exemple on peut lire les vers 1175-1184 comme un

57

Grecs ne sont pas aussi trancheacutes sur le sujet et il est difficile de deacuteterminer srsquoils condamnent agrave

la racine un sentiment qui serait par essence excessif ou seulement lrsquoamour dans ses excegraves

Mais plus que le fond crsquoest le ton caustique et un peu deacutesespeacutereacute de Lucregravece la longueur et la

cruelle preacutecision des deacuteboires amoureux123 qui tranchent par rapport agrave lrsquoapproche distancieacutee

et raisonnante des eacutepicuriens Toutefois lagrave ougrave cet eacutecart srsquoexprime le mieux ce nrsquoest pas tant

dans lrsquoamour comme sentiment que comme sexualiteacute

b) La sexualiteacute

1- Lucregravece une Veacutenus cynique

Lucregravece mecircle eacutetroitement sa critique du sentiment et de la sexualiteacute condamnant

absolument le premier afin de libeacuterer la seconde Nous lrsquoavons dit ce premier mouvement en

tant que condamnation de la passion peut convenir agrave lrsquoeacutepicurisme si ce nrsquoest que lrsquoaigreur

que le poegravete met agrave lrsquoattaquer paraicirct contrevenir agrave lrsquoapproche deacutepassionneacutee des eacutepicuriens

Quant au second il faut srsquoarrecircter un instant pour en examiner les diffeacuterents eacuteleacutements Lrsquoideacutee

de seacuteparer amour et sexualiteacute a eacuteteacute retrouveacutee dans un court fragment de Diogegravene drsquoOinoanda

(NF 157)

ἀτυχὲς ἀγνοεῖν τοὺς τὸ ἐρωτικὸν νοσοῦντας πάθος ὅτι τὴν μὲν ἀπὸ τῆς

ὄψεως ἡδονὴν καὶ δίχα συνπλοκῆς ἔχουσιν τελείαν το δrsquoἀφροδείσιον

αὐτὸ καὶ ἐπὶ βελτείονος μορφῆς καὶ ἐπὶ χείρονος ὅμοιόν ἐστιν

Il est malheureux que ceux qui sont malades de passion amoureuse ne se

rendent pas compte qursquoils reacutealisent tout agrave fait leur plaisir par la vue [de

lrsquoecirctre aimeacute] mecircme sans relation sexuelle lrsquoacte sexuel lui-mecircme que ce

soit avec quelqursquoun drsquoune plus belle ou drsquoune moins belle apparence de-

meure le mecircme124

Dans ce passage Diogegravene vise agrave seacuteparer ce que les amoureux confondent leur sentiment tire

son agreacutement de la beauteacute de lrsquoaimeacute et non drsquoune relation physique dont la vraie source de

plaisir ne se trouve pas dans lrsquoapparence de lrsquoautre cette phrase ne preacutecise pas drsquoougrave le plaisir

deacutetournement de paraclausithuron

123Une centaine de vers (IV v 1058-1191)

124DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda the discoveries of 2009 (NF 167-181) raquo art cit NF 157 p 19 traductionpersonnelle

58

sexuel est tireacute Les deux eacutediteurs Juumlrgen Hammerstaedt et Martin Ferguson Smith divergent

sur lrsquointerpreacutetation preacutecise de ce passage et proposent chacun au lecteur leur lecture125 Parmi

les points de divergence il y a la proximiteacute (totale selon Smith) ou la distance (selon

Hammerstaedt) avec ce que dit Lucregravece Ce fragment rappelle en effet quelques vers du poegravete

deacutenonccedilant lrsquoinsatisfaction du deacutesir sexuel avec lrsquoecirctre aimeacute les plus marquants eacutetant ceux-ci

Nam certe purast sanis magis inde voluptas quam miseris Etenim potiun-

di tempore in ipso fluctuat incertis erroribus ardor amantum nec constat

quid premium oculis manibusque fruantur

Oui la volupteacute est plus pure aux hommes senseacutes qursquoagrave ces malheureux

dont lrsquoardeur amoureuse erre et flotte indeacutecise agrave lrsquoinstant de posseacuteder les

yeux les mains ne sachant de quoi drsquoabord jouir126

Le poegravete y montre non seulement la seacuteparation des deux pheacutenomegravenes mais surtout la

pollution que creacutee lrsquoamour autour du plaisir sexuel qui se trouve gacirccheacute par lrsquoillusion que cet

acte aboutira agrave combler le corps de lrsquoamant avec la beauteacute de son partenaire (v 1094-1096)

or comme le deacuteveloppera Lucregravece par la suite avec une explication plutocirct eacutepicurienne (v

1108-1120) le transfert atomique du corps de lrsquoecirctre aimeacute agrave lrsquoamant est impossible Ainsi le

deacutesir amoureux est-il impossible agrave satisfaire et il gacircche en outre le plaisir sexuel Crsquoest donc

en pratiquant une sexualiteacute sans lrsquoecirctre aimeacute que lrsquoon pourra jouir veacuteritablement de ce plaisir

Si lrsquoon y prend garde ce nrsquoest pas tout agrave fait ce que dit Diogegravene127 qui distingue simplement

la source du plaisir sans pour autant dire que les amants ne retirent pas de plaisir de la

sexualiteacute il srsquoagit seulement de dire que lagrave nrsquoest pas la source du plaisir du sentiment

amoureux Rien nrsquoest dit sur lrsquoeacuteventuel gacircchis du plaisir sexuel si lrsquoacte est accompli avec une

personne aimeacutee passionneacutement Ainsi ce qui fondait chez Lucregravece la neacutecessiteacute de srsquoen

remettre agrave la Venus voglivaga la Veacutenus volage (v 1072) crsquoest-agrave-dire la satisfaction sexuelle

avec le premier amour qui se preacutesente nrsquoest absolument pas attesteacute chez les eacutepicuriens

Nous nous sentons donc plus proche de la lecture de Juumlrgen Hammerstaedt qui pointe les

divergences entre Diogegravene drsquoOinoanda et Lucregravece Mais nous approuvons tout agrave fait Smith

125Nous ne reprendrons les arguments qursquoils deacuteveloppent on les trouvera auxpages 20 agrave 23 de leur article

126LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1075-1078 p 302-303

127Smith propose une traduction du passage qui le rapproche de Lucregravece encomprenant non pas que les amoureux reacutealisent leur plaisir laquo mecircme sans relationsexuelle raquo mais laquo et non de la relation sexuelle raquo cependant cette interpreacutetationnrsquoempecircche pas de ressentir un vrai plaisir dans une relation avec lrsquoobjet de lrsquoamourpassionneacute elle seacutepare les deux plaisirs sentimental et sexuel

59

lorsqursquoil affirme laquo Pas de doute que Diogegravene aurait aussi eacuteteacute drsquoaccord avec Lucregravece (IV

1073-1076 [le passage que nous venons de citer]) que ceux qui tirent le plus de plaisir drsquoune

relation sexuelle sont ceux qui ne sont pas amoureux raquo128 hellip si lrsquoon pense agrave un autre Diogegravene

que celui de Lycie Lucregravece est en effet singuliegraverement proche de la position de Diogegravene non

pas drsquoOinoanda pas non plus de Laeumlrce mais de Diogegravene de Sinope On trouve chez Diogegravene

Laeumlrce (le doxographe) parmi les propos tenus par Diogegravene le Cynique (celui qui venait de

Sinope) celui que voici τοὺς ἐρῶντας ἔφη πρὸς ἠδονὴν ἀτυχεῖν129 laquo ceux qui

eacuteprouvent la passion amoureuse rencontrent lrsquoeacutechec agrave lrsquoeacutegard du plaisir raquo130 Il nous semble

que si Lucregravece se rapproche drsquoune penseacutee sur ce point du moins crsquoest bien plus des ideacutees

cyniques car il nous apparaicirct que le Chien drsquoAthegravenes131 dit exactement la mecircme chose que le

poegravete latin agrave savoir que la passion amoureuse empecircche le plaisir sexuel De plus lrsquoideacutee

drsquoavoir recours agrave la Venus voglivaga trouve des eacutechos dans drsquoautres passages de la vie des

cyniques132 Les proximiteacutes de Lucregravece avec les cyniques ne sont pas agrave neacutegliger dans le De

rerum natura certains passages tiennent mecircme de la citation par exemple la meacutetaphore de

la philosophie comme un remegravede amer ndash que le poegravete pare de son art doux afin de le faire

avaler ndash (IV 11-25) reprend un propos drsquoAntisthegravene133 Mais pas plus qursquoil nrsquoest eacutepicurien

Lucregravece ne peut ecirctre rangeacute dans la cateacutegorie des cyniques Pierre Vesperini propose de penser

sa posture litteacuteraire comme celle du laquo paracynique crsquoest-agrave-dire qui utilise des discours

cyniques sans pour autant srsquoinscrire dans leur tradition raquo134 Or cette tendance cynique il la

voit preacutesente notamment quand il est question de lrsquoamour135

128M F SMITH in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo op cit p 22

129DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in HS Long Diogenis Laertii vitae philosophorum 2 vols OxfordClarendon Press 1964 (repr 1966)

130DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit VI sect 36 p 735

131 Le cynique de Sinope

132Pour la deacutesolidarisation de lrsquoamour et de la sexualiteacute agrave rapprocher de Diogegravene sect72 laquo il demandait la communauteacute des femmes ne parlant mecircme pas le mariagemais de lrsquoaccouplement drsquoun homme qui a seacuteduit une femme avec la femme seacuteduite raquo et demaniegravere plus lointaine drsquoAntisthegravene sect 3 laquo Il faut srsquounir agrave des femmes qui vous ensauront greacute raquo

133laquo Comme on lui avait demandeacute pourquoi il recourait pour corriger ses disciples agravedes recettes amegraveres il reacutepond Les meacutedecins en font autant avec leurs patients raquoin DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit trad M-O Goulet-Cazeacute VI sect 3 p 683

134P VESPERINI Lucregravece op cit p 142-143

135laquo un trait typique de philosophes cyniques [hellip] au livre IV avec une deacutenonciationde la folie de lrsquoamour raquo Id p 166 voir eacutegalement p 126-127

60

Ce meacutelange drsquoinfluences philosophiques que nous pointons lagrave fait du poegraveme de Lucregravece un

texte deacutelicat agrave utiliser ougrave si le dogme eacutepicurien est la matiegravere majeure du poegraveme il se trouve

parfois mecircleacute agrave des dogmes exteacuterieurs ou mobiliseacute dans un cadre heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoeacutepicurisme

en lrsquooccurrence nous pensons que la remobilisation de la theacuteorie atomique drsquoEacutepicure pour

expliquer lrsquoinsatisfaction des amants (IV 1108-1120) sert un propos cynique Toutefois ces

influences heacuteteacuterogegravenes sont parfois difficiles agrave deacutegager car elles peuvent ecirctre compatibles

avec lrsquoeacutepicurisme en effet le fait que la passion amoureuse qui est un mal en soi nuise au

plaisir sexuel nrsquoest nullement interdit par ce que nous savons de la doctrine eacutepicurienne mais

puisque nous nrsquoavons pas de texte qui lrsquoaffirme nous pensons preacutefeacuterable de ne pas ramener

lrsquoaffirmation lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme Ici crsquoest parce que nous avons pu clairement

identifier une source diffeacuterente que nous pouvons mieux penser que cette ideacutee sans ecirctre

incompatible avec lrsquoeacutepicurisme nrsquoa du moins pas une origine eacutepicurienne et se trouve ecirctre

avant tout cynique

En matiegravere drsquoamour et de sexualiteacute Lucregravece nrsquoest donc pas une source sucircre pour lrsquoeacutepicurisme

du fait de son inspiration cynique sur le sujet qui rend sa parole non-eacutepicurienne bien qursquoon

puisse envisager qursquoelle ne soit pas incompatible avec lrsquoeacutepicurisme Crsquoest donc seulement agrave

partir des eacutepicuriens que lrsquoon pourra comprendre comment ils envisagent la sexualiteacute

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non

Nous comprenons souvent la sexualiteacute dans la penseacutee eacutepicurienne agrave partir de la

classification de ce deacutesir dans la cateacutegorie naturelle et neacutecessaire Crsquoest donc en eacutetudiant les

arguments et la leacutegitimiteacute drsquoune telle classification que lrsquoon abordera de faccedilon la plus

exhaustive le sujet

α - Saisie du problegraveme

Les commentateurs modernes ont tendance agrave ranger les deacutesirs sexuels dans la

cateacutegorie des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires en soulignant le laquo ton beaucoup plus reacuteserveacute agrave

lrsquoeacutegard de ce mecircme plaisir raquo ou la prescription laquo de nrsquoen user que prudemment raquo136 chez Jean

Salem ou que sa poursuite laquo relegraveve de la sagesse pratique raquo137 selon Marcel Conche

Cependant certains eacuteleacutements viennent porter le doute sur une telle cateacutegorisation Plus

136J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

137M CONCHE Lettres et maximes op cit p 6661

nuanceacutee que ses homologues Geneviegraveve Rodis-Lewis eacutecrit de ce deacutesir laquo qursquoil soit naturel est

eacutevident non neacutecessaire comme si son insatisfaction nrsquoeacutetait jamais peacutenible apparaissant plus

discutable raquo138 Cette peacutenibiliteacute est preacuteciseacutement celle pointeacutee par Lucregravece lorsqursquoil dit

[decet] iacere umorem conlectum in corpora quaeque nec retinere [hellip] et

servare sibi curam certumque dolorem

[il faut] jeter en quelque corps le liquide amasseacute au lieu de le garder [hellip]

et de nous assurer la peine et la souffrance139

Si le deacutesir sexuel ramegravene agrave la douleur crsquoest le consideacuterer comme neacutecessaire selon la maxime

26140 Toutefois nous ne pouvons pas nous fier agrave Lucregravece sur un tel sujet car nous nrsquoavons

pas agrave notre connaissance drsquoautres textes eacutepicuriens pour confirmer ses dires et la tradition

cynique nrsquoest jamais loin lorsque Lucregravece parle drsquoamour141 comme nous venons de le

montrer Or ce que dit lagrave Lucregravece rentre en eacutecho avec des ideacutees cyniques Cette neacutecessiteacute

douloureuse peut tout aussi bien trouver sa source chez Diogegravene le Cynique lorsque se

masturbant sur la place publique il regrette de ne pas pouvoir satisfaire aussi aiseacutement sa

faim142 il indique par lagrave lrsquoeacutegaliteacute en neacutecessiteacute qui anime les deux deacutesirs

Devant ces soupccedilons et ces incertitudes nous voudrions reposer la question la sexualiteacute est-

elle un deacutesir neacutecessaire ou non Quels faits nous font pencher vers cette option et quels

autres nous incitent agrave le consideacuterer neacutecessaire Drsquoougrave vient que nous cateacutegorisons ce deacutesir

comme naturel mais non-neacutecessaire

Partons de cette derniegravere interrogation Le commentaire classique a des sources pour

eacutetayer sa penseacutee143 quelles sont-elles La plus explicite sur la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute

agrave laquelle on est renvoyeacute se trouve dans le fragment 456 des Epicurea drsquoUsener aux lignes

12 agrave 19 Ce passage signale la speacutecificiteacute du classement drsquoEacutepicure rappelle les trois

cateacutegories de deacutesirs puis les exemplifie comme suit

138G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 184-185

139LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-67 p 300-301

140Voir supra p 51

141Voir supra notes 132 et 135

142DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute(trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 VI sect 69 p 736

143Pour un reacutesumeacute de ces sources on pourra se reporter au deacuteveloppement assezriche en reacutefeacuterences que font les eacutediteurs de Diogegravene drsquoOinoanda sur le NF 157 p 19-23 dans J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo art cit p 1-48

62

ἡ μὲν οὖν τῆς τροφῆς ἐπιθυμία καὶ τῆς ἐσθῆτος ἀναγκαίαmiddot ἡ δὲ τῶν

ἀφροδισίων φυσικὴ μὲν οὐκ ἀναγκαία δέmiddot ἡ δὲ τοιῶνδε σιτίων ἢ τοιᾶσδε

ἐσθῆτος ἢ τοιῶνδε ἀφροδισίων οὔτε φυσικὴ οὔτε ἀναγκαία

Donc le deacutesir de nourriture et celui de vecirctements sont neacutecessaires Le deacute-

sir sexuel est naturel mais non-neacutecessaire Le deacutesir drsquoune certaine nourri-

ture drsquoun certain vecirctement ou drsquoun certain rapport sexuel nrsquoest ni naturel

ni neacutecessaire144

Ce passage fonde donc clairement lrsquoattribution de non-neacutecessiteacute au deacutesir sexuel Mais drsquoougrave

vient ce texte et quelle leacutegitimiteacute a-t-il Ce texte srsquoavegravere ecirctre une scolie agrave Aristote nous

preacutecise Hermann Usener qui commente le passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote

parle du deacutesir sexuel comme naturel au mecircme titre que le deacutesir de nourriture et ils prennent

des formes variables selon les individus145 Le texte nrsquoappartient donc pas agrave la tradition directe

de lrsquoeacutepicurisme antique ce qui ne permet pas de le consideacuterer absolument valide Cependant

nous avons pu trouver dans la tradition indirecte de lrsquoeacutepicurisme des eacuteleacutements fiables au

regard de ce que nous connaissons de cette philosophie antique mais il srsquoagit pour nous agrave

chaque fois que nous avons recours agrave ces eacutecrits drsquoeacutevaluer autant que possible ce qui est dit au

regard de ce que nous savons ou pas agrave propos de la doctrine du Jardin ainsi que drsquoougrave cela est

dit afin de mieux comprendre la position eacutenonceacutee Cette scolie comme beaucoup de ses

semblables preacutesente bien des inconveacutenients pour notre questionnement drsquoune part nous ne

saurions en deacuteterminer la date du moins nrsquoest-il pas agrave notre porteacutee de le deacuteterminer drsquoautre

part nous nrsquoavons pas de nom ou seulement drsquoindice de lrsquoidentiteacute de son auteur Aucun

ancrage ni personnel ni temporel ne nous permet de situer cet eacutenonceacute ce qui rend sa validiteacute

infondable en lui-mecircme Accorder du creacutedit agrave ce qui y est dit tient alors agrave lrsquointerpreacutetation

drsquoautres textes plus leacutegitimes qui iraient dans le mecircme sens que lui

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute

Et effectivement de pareils textes existent mais preacutecisons aussitocirct qursquoaucun texte ne

procegravede agrave une superposition de la classification des deacutesirs sur des exemples de deacutesirs On

trouve donc toujours agrave lrsquoexception de la scolie que nous venons de citer et de celle de la

maxime 29146 soit le rappel de la tripartition des deacutesirs soit le traitement du deacutesir sexuel mais

jamais les deux ensemble Crsquoest donc par la seule eacutetude du traitement reacuteserveacute aux deacutesirs

144ANONYME in H USENER (eacuted) Epicurea op cit fr 456 15-19 p 295 traductionpersonnelle

145ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris 1959 III 13 (1118 b) 5-25 p 163-164

63

drsquoAphrodite que nous pouvons deacuteduire une cateacutegorie pour eux En effet plusieurs textes font

penser qursquoils sont naturels mais non-neacutecessaires puisqursquoils teacutemoignent de remarques

neacutegatives sur la sexualiteacute Le plus probant est celui que Diogegravene Laeumlrce et drsquoautres citateurs

donnent Συνουσίη δὲ φασίν ὤνησεν μὲν οὐδὲποτε ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ ἔβλαψε laquo on

nrsquoa jamais tireacute aucun profit de la relation sexuelle disent-ils et lrsquoon peut ecirctre satisfait de ne

pas en subir de dommage raquo147 Ce teacutemoignage nous invite agrave penser le deacutesir sexuel non sans

danger Par cette vision neacutegative on pense ce deacutesir comme ne produisant pas de bien il serait

alors agrave eacuteviter donc il est possible de srsquoen passer De lagrave la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)

Toutefois la mise en avant de ce passage minore souvent la positiviteacute certaine qui

entoure ce deacutesir Un extrait du traiteacute Sur les Fins drsquoEacutepicure rapporteacute par Diogegravene Laeumlrce est

tregraves clair agrave ce sujet

Οὐ γὰρ ἔγωγε ἔχω τί νοήσω τἀγαθόν ἀφαιρῶν μὲν τὰς διὰ χυλῶν

ἡδονάς ἀφαιρῶν δὲ τὰς διrsquoἀφροδισίων καὶ τὰς διrsquoἀκροαμάτων καὶ τὰς

διὰ μορφάς

Car pour moi je ne peux en aucune maniegravere me repreacutesenter ce qursquoest le

bien si je supprime les plaisirs que procurent les saveurs que je supprime

ceux que procure lrsquoamour (ἀφροδισίων) et ceux que procurent les sons

et ceux qui proviennent des formes148

Le deacutesir sexuel fait partie des bonnes choses ce qui prouve qursquoils peuvent ecirctre rattacheacutes agrave

lrsquoagreacuteable ou au plaisant sans ecirctre essentiellement nuisibles Drsquoautres sources pegravesent en

faveur de cette vision Pierre Vesperini eacutecrit qursquoun buste drsquoEacutepicure laquo fut placeacute peut-ecirctre degraves

son vivant dans le temple drsquoAphrodite agrave Paphos raquo149 et rappelle aussi la preacutesence des

heacutetaiumlres dans le Jardin Tous ces eacuteleacutements concourent agrave montrer la positiviteacute de ce deacutesir dans

lrsquoeacutepicurisme

146Qui ne donne drsquoailleurs pas les mecircmes exemples et surtout pas le deacutesir sexuelcomme naturel et non-neacutecessaire mais parle du deacutesir drsquoaliments riches Pour le texteet sa traduction se reporter agrave lrsquoannexe 2

147DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 1306 pour les autres citateurs voir HUSENER (eacuted) Epicurea op cit fr 62

148DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies X sect 6 in A LAKS laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la ViedrsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X 1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PULLille 1976 p 1-118 p 10-11

149P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit chap 7 p 35464

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions

La sentence 51 que lrsquoon preacutesente comme une lettre de Meacutetrodore ami drsquoEacutepicure au

jeune Pythoclegraves reacutesume agrave elle seule ces tensions

Πυνθάνομαί σου τὴν κατὰ σάρκα κίνησιν ἀφθονωτέραν διακεῖσθαι πρὸς

ἀφροδίσιον ἔντευξινmiddot σὺ δὲ εἰ μὴ τοὺς νόμους καταλύεις μὴτε τὰ καλῶς

ἔθη κείμενα κινεῖς μὴτε τῶν πλησίων τινὰ λυπεῖς μὴτε τινὰ τὴν σάρκα

καταξαίνεις μὴτε τὰ ἀναγκαῖα καταναλίσκεις χρῶ τῇ ἑαυτοῦ

προαιρέσει ὡς βούλειmiddot ἀμήχανον μέντοι γε τῷ μὴ οὐχ ἑνί γέ τινι τοῦτων

συνέχεσθαιmiddot ἀφροδίσια γὰρ οὐδέποτε ὤνησεν ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ

ἔβλαψεν

Jrsquoapprends que le mouvement de la chair est chez toi plus geacuteneacutereux agrave

lrsquoeacutegard de la relation drsquoamour Pour toi si tu nrsquoenfreins pas les lois et que

tu ne portes pas atteinte agrave lrsquohonnecircteteacute eacutetablie en coutume que tu nrsquoat-

tristes pas lrsquoun de tes proches que tu nrsquouses pas ta chair et que tu ne

consumes pas le neacutecessaire suis le choix qui est de toi comme tu veux

Et pourtant il nrsquoy a pas moyen de le faire quand on est retenu par lrsquoun au

moins de ces obstacles Car les plaisirs de lrsquoamour ne sont jamais utiles il

faut ecirctre content srsquoils ne nuisent pas150

Lrsquoadresse qui srsquoeacutelargit au lecteur met en balance le choix de poursuivre le deacutesir sexuel et les

contraintes agrave la bonne reacutealisation de ce deacutesir Arrecirctons-nous un instant sur ces obstacles Le

premier ne pas enfreindre les lois touche au politique et impose la non-illeacutegaliteacute de lrsquoacte

sous peine drsquoecirctre deacutecouvert et drsquoen ecirctre chacirctieacute151 Le deuxiegraveme transgresser les codes des

mœurs nous semble la deacuteclinaison du premier dans le domaine social et contraint agrave une

non-illeacutegitimiteacute dans la reacutealisation de ce deacutesir Le troisiegraveme ne pas causer de peine agrave un

proche revient agrave ne pas abicircmer une relation de notre environnement afin drsquoen preacuteserver la

stabiliteacute contre la satisfaction passagegravere drsquoun deacutesir La quatriegraveme lrsquousure de la chair se

ramegravene agrave la neacutecessiteacute de chercher la santeacute du corps qui compose le plaisir152 Le cinquiegraveme et

dernier la preacuteservation du neacutecessaire se ramegravene eacutegalement aux eacuteleacutements de la survie du

calme du corps et du bonheur qursquoil ne faut pas remettre en question pour accomplir ce deacutesir

Y a-t-il lagrave vraiment quelque chose drsquoexceptionnel dans ces prescriptions Il nous semble que

150EacutePICURE Sentences Vaticanes 51 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p505 traduction modifieacutee

151Sur la conception de la justice voir les maximes 31 agrave 38 notamment la 35 pour lechacirctiment

152Voir la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 12865

ces obstacles sont valables pour tous les deacutesirs sauf peut-ecirctre les deuxiegraveme et troisiegraveme

points qui apparaissent particuliers au deacutesir sexuel on voit surgir avec eux une dimension

sociale qui si elle nrsquoest peut-ecirctre pas invalide pour les autres deacutesirs nrsquoest exprimeacutee que dans

ce cas Mais ce qui deacuteciderait de la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute ndash le fait qursquoelle ne ramegravene

pas agrave la douleur si elle nrsquoest pas reacutealiseacutee ndash ne se trouve pas dans ces contraintes en tant que

telles

Crsquoest la phrase finale que nous avons vu tantocirct chez Diogegravene Laeumlrce qui donne une ideacutee

peacutejorative de la sexualiteacute Il faut toutefois souligner qursquoelle deacutecoule ici de cette eacutenumeacuteration

de preacutealables puisque les conseacutequences nuisibles dont il est question agrave la fin rappellent entre

autres les limitations qui viennent drsquoecirctre rapporteacutees Mais que dit preacuteciseacutement cette phrase

Agrave quoi renvoie lrsquoinutiliteacute essentielle (οὐδέποτε ὤνησεν) des deacutesirs amoureux Le

commentaire qursquoen a livreacute Jean Bollack nous paraicirct inteacuteressant

Les deux membres de la derniegravere phrase ne sont pas compleacutementaires Agrave

la preacutesence vraisemblable du mal srsquoadjoint lrsquoabsence neacutecessaire drsquoun au-

delagrave dans le temps dont on puisse faire son profit Crsquoest ainsi qursquoil faut en-

tendre comme srsquoappliquant agrave lrsquoavenir le bien dont il est dit que ces plaisirs

ne le procure jamais153

Crsquoest donc en regard du futur que lrsquoon ne tire en aucun cas de bien de la satisfaction de ce

deacutesir et que lrsquoon peut en revanche en tirer des nuisances On tire toutefois que en creux il

existe un reacuteel plaisir agrave la sexualiteacute sur lrsquoinstant154 Le but de ce discours est de mettre en

balance lrsquoinstantaneacuteiteacute du plaisir ndash peut-ecirctre si eacutevident qursquoil nrsquoest pas besoin de le mentionner

ndash et lrsquoapregraves qui ne jouit plus de ce plaisir mais peut comporter des deacuteplaisirs Cela croyons-

nous ne suffit pas agrave preacutejuger de la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel en effet ce qui est preacutesenteacute

ici ce sont les peines qui peuvent suivre un tel acte agrave mettre en balance avec le plaisir

momentaneacute de sa reacutealisation et non lrsquoaffirmation drsquoune absence de douleur si la satisfaction

est absente Cela pourrait peut-ecirctre mecircme en indiquer la neacutecessiteacute puisqursquoon peut lire cette

preacutesentation des inconveacutenients douloureux comme ce qursquoil faut faire peser face agrave la douleur

153J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 22 p 509 nous avons changeacute latraduction de Bollack de le bien par lrsquoutile dans la traduction que nous avons proposeacuteafin de faire mieux faire sentir au lecteur qursquoil ne srsquoagissait pas du bien commeplaisir mais comme ce qui est profitable

154Pour la simultaneacuteiteacute du plaisir sexuel avec lrsquoacte qui le produit voir DiogegravenedrsquoOinoanda NF 128 col 6-7 trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit p 1047 Il est eacutegalement question dans cette mecircme cateacutegoriede la simultaneacuteiteacute du plaisir et de lrsquoacte de lrsquoacte de manger

66

de la non-satisfaction155 Peut-ecirctre aussi cette preacutesentation neacutegative nrsquoest-elle pas sans rapport

avec lrsquoadresse qui vise un deacutesir deacutesigneacute comme excessif car ἀφθονωτέρας abondant en plus

du sens de lrsquoadjectif se trouve ecirctre un comparatif de supeacuterioriteacute assez abondant Le rappel des

preacutealables agrave respecter en vue de la reacutealisation non-nuisible de ce deacutesir vient dresser un tableau

fait non pour rendre justice au deacutesir sexuel mais pour contrebalancer la preacutegnance drsquoun deacutesir

plutocirct geacuteneacutereux Pour finir notre travail drsquoavocat de la partie moins deacutefendue nous ajouterons

qursquoen fin de compte ainsi que le fait remarquer Geneviegraveve Rodis-Lewis laquo le deacutesir sexuel

nrsquoest condamneacute que dans ses excegraves et dans leurs conseacutequences facirccheuses raquo156 Ne pourrait-on

pas soutenir qursquoil en va de mecircme avec la gloutonnerie qui est lrsquoexcegraves du deacutesir de nourriture

Personne ne songe agrave assigner lrsquoalimentation agrave la non-neacutecessiteacute alors mecircme que son excegraves est

nuisible

Crsquoest pour cela cher lecteur qursquoen vertu du principe ndash bien leacutegitime avouons-le ndash du

beacuteneacutefice du doute nous trsquoenjoignons agrave ne pas condamner le deacutesir sexuel agrave la non-neacutecessiteacute

car aucun texte non aucun nrsquoa pu nous apporter la preuve mecircme de lrsquoabsence de douleur si

ce deacutesir nrsquoest pas combleacute lrsquounique eacuteleacutement qui caracteacuteriserait lrsquoinfraction Pas plus il est vrai

qursquoil nrsquoa pu ecirctre deacutemontreacute son innocence et la douleur de sa non-satisfaction nous nrsquoavons pu

prouver lrsquoinverse Ainsi de gracircce ne lrsquoassigne pas agrave reacutesidence du non-neacutecessaire Si le

disculper crsquoest peut-ecirctre laisser un coupable en liberteacute le condamner revient agrave envoyer un

innocent ndash soit douteux mais un innocent quand mecircme ndash derriegravere les barreaux Mais si nous

voulons comparaicirctre agrave la barre devant la Connaissance il nous faut nous deacutepouiller de ces

excegraves oratoires et avouer que dans tous les cas quelque soit la lecture pour laquelle on opte

elle srsquoappuye sur un cadre drsquointerpreacutetation exteacuterieur au texte Il nrsquoest rien qui nous aide agrave

eacutetablir lrsquoun ou lrsquoautre caractegravere drsquoune cateacutegorie autant que nous ne trouvons aucun eacutecrit

fiable qui nous confirme lrsquoun ou lrsquoautre il est plus prudent de dire que le deacutesir sexuel reste

indeacuteterminable

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence

Agrave ceux qui diraient que la simple ambivalence que lrsquoon trouve dans ce deacutesir autorise agrave

le classer comme non-neacutecessaire nous reacutepondrons que lrsquoargument est un peu faible On lrsquoa

vu des deacutesirs naturels et neacutecessaires comme le deacutesir de nourriture peuvent aussi ecirctre agrave limiter

155Agrave moins que lrsquoon oppose la maxime 30 ougrave crsquoest lrsquoopinion vaine qui rend le toutfaussement douloureux mais crsquoest preacutesupposer que la sexualiteacute peut se ramener agravela non-neacutecessiteacute ce qui est preacuteciseacutement ce que nous interrogeons

156G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 18567

Drsquoabord rappelons que lrsquoopinion vaine peut tout aussi bien srsquoen emparer en eacutetendant la

neacutecessiteacute agrave une quantiteacute disproportionneacutee ou une qualiteacute particuliegravere Ensuite nous proposons

lrsquoexemple suivant si la faim survient en nous alors que nous nous trouvons devant une

nourriture avarieacutee allons faire taire notre faim avec cela sous preacutetexte que le deacutesir de manger

est naturel et neacutecessaire ou allons nous passer notre chemin puisqursquoune telle nourriture nous

procurerait de la douleur Il nous paraicirct que la deuxiegraveme option serait veacuteritablement

eacutepicurienne on aurait pu choisir la premiegravere en brandissant lrsquoinconditionnaliteacute en matiegravere de

deacutesir naturel et neacutecessaire hellip Or ce qui est inconditionnel dans les deacutesirs naturels et

neacutecessaires crsquoest que lrsquoon puisse accomplir ce besoin en eacutetant pourvu de ce dont nous avons

besoin et non de se satisfaire de tout objet qui correspondrait agrave ce type de besoin En

lrsquooccurrence en refusant cette nourriture nous sommes tout de mecircme assureacutes de trouver dans

la nature un autre aliment pour nous sustenter La neacutecessiteacute se trouve dans lrsquoacte de manger

mais le reacutealiser avec cet aliment avarieacute nrsquoest pas neacutecessaire et mecircme nuisible Ainsi pour le

deacutesir sexuel pourrions-nous dire que nous sommes en mesure de trouver un partenaire qui ne

soit pas pris dans les obstacles deacutecrits mecircme si pour cela nous devons il est vrai nous

deacutetourner drsquoun certain nombre de personnes

ζ- Conclusion

Nous parvenons donc agrave une conclusion qui ne tranche pas la question Ou bien lrsquoon

pense que le deacutesir sexuel doit ecirctre satisfait sous peine de douleur et qursquoil a une satisfaction

conditionneacutee agrave des regravegles qui peuvent eacutegalement srsquoappliquer aux autres deacutesirs neacutecessaires

mecircme si crsquoest lorsqursquoon traite de ce deacutesir qursquoil convient de les formuler Il semble un peu plus

limiteacute et de satisfaction un peu moins aiseacutee que les autres ce qui ne veut pas pour autant dire

qursquoil est difficile agrave accomplir Ce traitement un peu plus speacutecifique tiendrait eacuteventuellement agrave

ce qursquoil est un peu plus sujet que ses semblables aux deacuteformations de lrsquoopinion vide ce serait

donc un deacutesir neacutecessaire dont il faut alors plus parler pour bien lrsquoinformer contre la vaniteacute de

lrsquoopinion157 Soit on estime qursquoil demeure non-neacutecessaire mais qursquoil est effectivement tregraves

prenant en raison drsquoune opinion vide particuliegraverement violente comme le dit la maxime 30 et

qursquoil peut rester insatisfait sans engendrer de douleur ou qursquoil suffit de le deacutetourner ce qui

pose alors le problegraveme des moyens de ce deacutetournement158

157Son aspect social peut aussi tenir lieu drsquoexplication agrave sa diffeacuterence

158Crsquoest Marcel Conche qui propose un laquo deacutetournement raquo des atomes qui viennentremplir les parties geacutenitales puisqursquoils viennent de tout le corps il conccediloit qursquounexercice physique intense userait agrave autre chose ces atomes et annihilerait ainsi ledeacutesir sexuel (voir M CONCHE Lettres et maximes op cit p 66) Pour notre part nous

68

3- Questionnement de la question

Apregraves avoir eacutepuiseacute ce raisonnement sans parvenir agrave une position satisfaisante un fait

ne laisse pas de nous eacutetonner cette entreprise de classification de deacutesirs concrets agrave partir de la

tripartition des deacutesirs est absente des textes eacutepicuriens qui parlent du deacutesir et mecircme plus

largement des eacutecrits de la tradition indirecte que lrsquoon sait antiques hellip On ne la trouve que dans

la scolie dont nous avons parleacute ainsi que dans celle qui commente la maxime 29 et jamais

chez Ciceacuteron Plutarque ou Porphyre Or si nous pouvons dater ces auteurs une scolie est en

revanche difficilement datable Nous vient alors lrsquoideacutee qursquoune telle tentative drsquoexemplification

nrsquoappartient pas agrave la perspective antique mais est plutocirct le produit drsquoune tentative de

compreacutehension de lrsquoeacutepicurisme posteacuterieure agrave son egravere drsquoavegravenement Lrsquoideacutee en effet est

tentante cette classification eacutepicurienne deacutepouilleacutee drsquoexemples que Geneviegraveve Rodis-Lewis

qualifiait agrave juste titre de laquo sec scheacutema raquo159 en regard de celle de Platon donne envie drsquoecirctre

saisie par le concret au travers drsquoexemples qui redoublent la saisie intellectuelle par le cas

particulier Sans rejeter lrsquointeacuterecirct drsquoune compreacutehension posteacuterieure il se trouve que celle-ci

pose tout de mecircme des problegravemes insolubles comme nous avons pu le montrer avec le

paradigme du deacutesir sexuel Lrsquoisolement de la deacutemarche que nous pensons due agrave une posteacuteriteacute

chronologique combineacutee agrave son caractegravere probleacutematique fait signe pour nous vers le caractegravere

nul et non-avenu drsquoune exemplification des types de la tripartition des deacutesirs Malgreacute une

certaine coheacuterence avec ce que dit Eacutepicure elle exige pour sa reacutealisation des consideacuterations

dont nous nrsquoavons pas trace et procegravede donc agrave des ajouts qui deacuteforment de maniegravere leacutegegravere

mais non-neacutegligeable la perception que nous avons de lrsquoeacutepicurisme Nous preacutefeacuterons pour

notre part retirer ces ajouts afin drsquoen rester agrave la doctrine antique et se permettre drsquoen avoir une

approche plus exacte

Il nous faut alors redeacutefinir le rocircle de cette fameuse tripartition Puisqursquoelle ne saurait

ecirctre exemplifieacutee nous pensons que la classification des deacutesirs telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans

la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nrsquoest pas faite pour srsquoappliquer directement aux cas concrets Elle

ne sommes pas convaincue de cette possibiliteacute car il nrsquoest pas dit qursquoun tel transfertsoit autoriseacute dans la physique eacutepicurienne Drsquoautre part remarquons que la simpleideacutee drsquoun deacutetournement semble induire qursquoil est neacutecessaire drsquoagir pour ne pasressentir de douleur donc qursquoil y a tout de mecircme une douleur potentielle dans cesdeacutesirs senseacutes nrsquoen comporter aucunehellip

159G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 17569

preacutesente une abstraction le discours geacuteneacuteral issu de la science de la nature des choses et ne

prend donc pas en compte les corps particuliers face agrave des objets singuliers dans des

situations donneacutees Par lrsquoopposition entre deacutesirs naturels et deacutesirs vains elle signale le rapport

entre une nature humaine abstraite et une nature drsquoobjet abstrait Elle aide agrave penser ce lien

entre un corps humain en geacuteneacuteral et une cateacutegorie drsquoobjet en le placcedilant sous le signe de la

naturaliteacute srsquoil existe ndash que lrsquoobjet peut ecirctre contenu par le corps ndash de la vaniteacute srsquoil est

inexistant Crsquoest en cela seulement qursquoelle peut suffire agrave deacuteterminer certains cas preacutecis les

deacutesirs vains sont agrave rejeter absolument car ils nrsquoont en aucun cas rapport avec la nature de tout

homme Typiquement le deacutesir drsquoimmortaliteacute doit ecirctre rejeteacute comme deacutesir vain parce que tout

corps humain par sa constitution mecircme est limiteacute dans le temps et interdit essentiellement

lrsquoillimitation temporelle Crsquoest donc du corps humain en geacuteneacuteral de lrsquoespegravece humaine qursquoon

exprime les limites les objets qui lui sont propres et ceux qui lui sont absolument eacutetrangers agrave

travers lrsquoopposition ndash qui est premiegravere dans la Lettre drsquoEacutepicure ndash entre deacutesirs naturels et deacutesirs

vains Cette cateacutegorisation dit quelque chose de lrsquoessence de lrsquohomme ainsi que celle de

lrsquoobjet et du lien ou non qursquoils entretiennent Quant agrave lrsquoopposition entre neacutecessaire et non-

neacutecessaire elle preacutecise agrave lrsquointeacuterieur de ce qui est naturel le rapport agrave la douleur pour lrsquoagent

dans la non-satisfaction du deacutesir reacuteel si le deacutesir est neacutecessaire illusoire srsquoil ne lrsquoest point

elle ne prend pas en compte la douleur des conseacutequences nous semble-t-il Cependant malgreacute

cette preacutecision sur leur neacutecessiteacute ces deacutesirs nrsquoen restent pas moins abstraits Reprenons les

trois types de deacutesirs neacutecessaires qursquoEacutepicure eacutenumegravere agrave la suite de sa classification la survie

le calme du corps le bonheur hellip On se rend compte que ces trois cateacutegories sont trop larges

pour reacutegler des situations concregravetes Si lrsquoon prend par exemple le calme du corps notre

scholiaste anonyme en tire la neacutecessiteacute du vecirctement (ἐσθής) mais qui dit que par temps

extrecircmement chaud ce nrsquoest pas le deacutesir du non-vecirctement qui viendrait satisfaire au bien-ecirctre

physique Ici intervient la circonstance qui fait varier le deacutesir pour atteindre un mecircme but

Car mecircme si les limites humaines prescrivent des besoins comme manger et boire ce nrsquoest

pas une raison pour les accomplir dans nrsquoimporte quelle circonstance et en nrsquoimporte quelle

faccedilon Encore une fois une pomme empoisonneacutee pourra paraicirctre appeacutetissante au premier

abord mais le savoir nous fera renoncer agrave la neacutecessiteacute du deacutesir bien naturel de la manger

Nous nous tournerons vers drsquoautres aliments qui accompliront mieux le deacutesir neacutecessaire agrave

notre survie de se nourrir En fait la neacutecessiteacute dit quelque chose du sujet et non de lrsquoobjet du

deacutesir que la neacutecessiteacute srsquoaccomplisse pour le sujet est neacutecessaire mais qursquoelle se reacutealise avec

tel ou tel objet est contingent deacutepend de la circonstance

70

On le voit la classification eacutepicurienne des deacutesirs nrsquoa pas telle quelle drsquoapplication

immeacutediate dans lrsquoaction concregravete elle nous tient un propos sur lrsquoessence du corps humain et

ses limites mais elle nrsquoest pas faite pour trancher les situations quotidiennes du deacutesir160 La

classification eacutepicurienne des deacutesirs permet de penser mais permettre de penser nrsquoest pas

permettre de deacutecider La deacutecision est bien sucircr un acte de penseacutee mais il est plus speacutecifique

puisqursquoil touche au monde concret de lrsquoaction dans une situation donneacutee quand la penseacutee

theacuteorique perd en preacutecision ce qursquoelle gagne en geacuteneacuteraliteacute Cette indeacutetermination par

lrsquoexemple explique la neacutecessiteacute de textes autres que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee pour affiner ce qui ne

peut que rester agrave un niveau drsquoabstraction puisqursquoEacutepicure demeure dans la geacuteneacuteraliteacute au

niveau de la theacuteorie physiologique Crsquoest pourquoi Jean Bollack maintient une diffeacuterence

entre la Lettre et les maximes sur le deacutesir (26 29 et 30)

Les maximes nrsquoont pas pour but drsquoeacutetablir le cadre de classification Il est le

preacutealable agrave lrsquoexamen des cas particuliers et crsquoest parce que les cas speacuteci-

fiques auxquels le cadre est appliqueacute ne sont pas inclus drsquoavance qursquoil est

lui-mecircme mis agrave lrsquoeacutepreuve par lrsquoapplication particuliegravere161

Agrave lrsquointeacuterieur de cette geacuteneacuteraliteacute les maximes permettent de cerner des situations que la

tripartition de la Lettre ne prend pas en charge la maxime 26 assure que les deacutesirs non-

neacutecessaires malgreacute lrsquoappeacutetit qui les anime sont indolores et srsquoils reacutepondent aux cas deacutecrits

sont aiseacutement dissipables la maxime 29 constitue cette classe des deacutesirs non-neacutecessaires donc

non douloureux en pointant leur origine naturelle ou non la maxime 30 affronte les deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires violents en deacuteleacutegitimant la source de leur ardeur lrsquoopinion vaine

Les maximes nrsquoont pas pour fonction de reacutepeacuteter la Lettre celle-ci nrsquoest qursquoune preacutevision qui

nrsquoinclut pas laquo drsquoavance raquo les cas qui neacutecessiteraient un affinement Les maximes preacutecisent ces

principes apregraves une confrontation avec du particulier elles retournent au niveau

drsquoabstraction theacuteorique de la cateacutegorisation afin de la raffiner Agrave lrsquoinverse les eacutecrits

notamment les sentences traitant de cas concrets (comme la sentence 51) se passent de ces

consideacuterations de cateacutegorisation pour poser les obstacles ou les incitations particuliegraveres agrave tel

ou tel deacutesir dans telle ou telle situation

Puisque la classification des deacutesirs srsquoavegravere nrsquoecirctre qursquoun cadre une theacuteorie preacutealable qui ne

suffit pas agrave deacuteterminer la poursuite ou non drsquoun deacutesir qursquoest-ce qui agit dans ce cadre

160Et mecircme si lrsquoon pensait qursquoelle autorise agrave deacutecider le cas probleacutematique desdeacutesirs naturels et non-neacutecessaires ne cesserait de montrer qursquoelle est insuffisante enelle-mecircme

161J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 35271

Qursquoest-ce qui permet de prendre une deacutecision informeacutee conforme au savoir et aboutissant agrave

lrsquoaction Quel est cet intermeacutediaire qui lui donne une application concregravete Faisons

confiance agrave Eacutepicure et laissons poursuivre sa Lettre car il y a apregraves sa classification du sect

127 un motif inteacuteressant agrave penser pour lrsquoaction le thegraveme des choix et des rejets

72

Conclusion

Dans la question du deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme la tripartition des deacutesirs occupe une place

centrale elle theacuteorise la structure du champ inteacuterieur du deacutesir par lrsquoaxe de la neacutecessiteacute et celui

de la naturaliteacute La douleur de la non-satisfaction caracteacuterise la neacutecessiteacute et explique

lrsquointensiteacute des deacutesirs neacutecessaires le rapport entre la nature de notre corps et la nature de

lrsquoobjet deacutesireacute fonde la naturaliteacute drsquoun deacutesir une qualiteacute ou une quantiteacute ndash illimiteacutee ndash drsquoobjet

sans rapport avec nous caracteacuterise le vide qui naicirct drsquoune sensation deacuteformeacutee par une opinion

sans raison

Cependant la tripartition ne constitue pas le tout de la notion de deacutesir Drsquoune part le choix de

deacutesigner cet affect par le mot geacuteneacuterique drsquoἐπιθυμία montre la preacutepondeacuterance du deacutesir

informeacute sur lrsquoeacutelan aveugle de lrsquoὄρεξις contrairement agrave ce que lrsquoon trouve chez Aristote et

Deacutemocrite ainsi que sa reacutehabilitation en tant qursquoaffect leacutegitime en lui ocirctant la connotation

neacutegative qui le suivait jusque chez Platon Drsquoautre part cette classification nrsquoest pas

directement mise en relation avec des cas du quotidien Hormis des exemples eacutevidents peu

concrets ou lrsquoutilisation drsquoun terme qui porte une notion particuliegravere ndash comme celui de πόθος

rapporte la vaniteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute ndash il faut attendre une tradition tardive et la glose des

textes drsquoEacutepicure pour assister agrave lrsquoassociation drsquoun type de deacutesir agrave un exemple concret ainsi

que nous lrsquoavons vu pour ἀφροδυσίον le deacutesir sexuel Ce constat nous amegravene donc agrave reacutefuter

la pertinence des exemples canoniques puisqursquoun tel exercice ne nous semble pas avoir lieu

drsquoecirctre agrave partir de la doctrine eacutepicurienne antique et que outre le fait qursquoil pose des problegravemes

insolubles il cache la nature tregraves abstraite de ce motif eacutepicurien et rate ainsi la pratique du

deacutesir particulier qui ne trouve pas son fondement dans la classification mais bien dans le

thegraveme des choix et des rejets Crsquoest cette mise en œuvre du deacutesir la prescription et lrsquoaction

eacutethique que nous allons doreacutenavant interroger

73

Partie 3

-

Destination des deacutesirs le plaisir but et critegravere des deacutesirs

Au cours des deux derniers mouvements nous avons pu voir combien lrsquoinformation

des sensations par la raison est importante chez Eacutepicure Nous avons pris la question du deacutesir

sous cet angle eacutepicurien rationnel et deacutefini les bornes et le fonctionnement physique ndash selon

nos termes contemporains ndash des deacutesirs puis la structure interne de leur champ drsquoextension

plus proche de notre eacutethique Lrsquointeacutegration en nous de ce que nous enseigne la science

trouve son aboutissement dans la pratique dans le traitement effectif des deacutesirs Crsquoest cette

pratique que nous tentons ici drsquoexposer

Nous devons composer entre les deacuteductions que nous autorisent la theacuteorie eacutethique du deacutesir ndash

qui ne peut ecirctre simplement appliqueacutee telle quelle comme on aurait pu le croire ndash et les textes

eacutepicuriens aux consideacuterations qui vont jusqursquoagrave la prescription et qui touchent directement au

traitement effectif des deacutesirs Ces deux faits sont regroupeacutes sous le thegraveme des choix et des re-

jets qui constitue la veacuteritable charniegravere entre theacuteorie et pratique

Le deacutesir srsquoavegravere surtout deacutependant de son but agrave savoir le plaisir Mais qursquoest-ce que le plaisir

chez Eacutepicure En effet quelque conception du plaisir qursquoon retienne drsquoEacutepicure on agit sur sa

conception du deacutesir en lui donnant une destination diffeacuterente Agrave quel plaisir le deacutesir mis en

pratique doit-il aboutir Nous voulons reprendre agrave nouveau ce deacutebat eacutepineux ndash sans forceacute-

ment proposer une solution totale ndash sur la conception eacutepicurienne du plaisir pour aller dans

un sens de lecture particulier qui nous semble rendre lrsquoheacutedonisme eacutepicurien et par lagrave mecircme

le deacutesir eacutepicurien plus inteacuteressant et plus profond

Chapitre 6 ndash Un Fondamental Critegravere que choisir que ne paschoisir

a) Le thegraveme des choix et des rejets

Chez Eacutepicure la deacutecision pratique de reacutealisation drsquoun deacutesir est traiteacutee dans le thegraveme

des choix et des rejets Περὶ αἰρέσεως καὶ φυγῆς Sur le choix et le rejet est un motif

eacutethique eacutepicurien qui traite de la poursuite ou de lrsquoabandon des deacutesirs particuliers pour

parvenir au souverain bien le plaisir Crsquoest eacutegalement le titre drsquoun ouvrage perdu drsquoEacutepicure

mais dont Diogegravene Laeumlrce cite le nom et un extrait162 ainsi que le titre preacutesumeacute drsquoun traiteacute

fragmentaire de Philodegraveme de Gadara crsquoest donc que le thegraveme avait son importance au point

de pouvoir meacuteriter un ouvrage agrave lui seul Des textes qui nous sont parvenus le passage le plus

complet que nous avons sur le sujet se trouve dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee aux paragraphes 128

et 129 Le premier extrait se trouve immeacutediatement apregraves lrsquoexposeacute sur la classification des

deacutesirs et marque le basculement des principes theacuteoriques aux principes pratiques

Τούτων γὰρ ἀπλανὴς θεωρία πᾶσαν αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἐπανάγειν οἶδεν

ἐπὶ τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τοῦ σώματος ἀταραξίαν ἐπεὶ τοῦτο

τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλοςmiddot

Une vision de ces cateacutegories qui ne srsquoeacutegare pas sait chaque fois ramener

choix (αἵρεσις) et refus (φυγῆ) agrave la santeacute du corps et agrave lrsquoataraxie du corps

puisque crsquoest cela ndash la vie bienheureuse ndash qui est la fin163

Il relie la θεωρία vision ndash qui nrsquoest pas speacuteculation mais repreacutesentation de la connaissance ndash

de ce que nous montre la science de la nature agrave lrsquoaction pour atteindre la vie agreacuteable qui est

la bonne vie but eacutethique par excellence Cette vision informe le choix ou le rejet non pas en

se cantonnant aux cateacutegories de deacutesirs qui nous lrsquoavons dit sont insuffisantes pour deacutecider

mais en ajoutant une fin agrave la deacutecision cette vie bienheureuse qui est composeacutee entre autres

de la santeacute et de lrsquoataraxie du corps Crsquoest donc dire que la classification des deacutesirs nrsquoest pas le

critegravere de deacutecision elle est le cadre theacuteorique preacutealable et joue un rocircle en nous informant que

nous pouvons eacuteprouver des deacutesirs sans rapport avec notre corps agrave savoir les deacutesirs vains qui

par essence ne peuvent pas trouver de cas ougrave ils megraveneraient agrave la vie bienheureuse Ainsi pour

deacuteterminer le choix ou le rejet des deacutesirs naturels lrsquoactiviteacute theacuteorique ramegravene le deacutesir

162DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X 27 et X 136 p 1257 et 1315

163EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p70-71

75

(ἐπανάγειν) au plaisir tel que le pense la theacuteorie eacutepicurienne qui neacutecessite le calme du

corps le calme de lrsquoacircme nrsquoest pas ici citeacute car il est entrain de srsquoaccomplir par le biais de cette

vue theacuteorique juste menant agrave la bonne action il srsquoaccomplira agrave la suite du bien du corps agrave la

fin de ce mecircme paragraphe 128 Lrsquooutil pour atteindre le plaisir crsquoest donc la deacutecision du

choix ou du rejet il srsquoagit drsquoestimer le rapport entre un deacutesir concret qui rappelons-le est le

rapport entre le corps actuel et un objet particulier dans des circonstances particuliegraveres et le

plaisir effectif qursquoen procurera la satisfaction en accomplissant le calme du corps La

classification du deacutesir oriente la reacuteflexion en posant les questions du rapport avec notre corps

et de celui agrave la douleur mais elle nrsquoest ni le moyen ni le critegravere de deacutecision Le vrai critegravere du

choix ou du rejet est le plaisir crsquoest donc bien plus la theacuteorisation eacutepicurienne du plaisir qui

joue un rocircle fondamental dans la reacutealisation des deacutesirs

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur

Au principe de tout choix et de tout rejet se trouve donc le plaisir On ne srsquoen eacutetonnera

pas au vu de lrsquoimportance qursquoil occupe dans un heacutedonisme il est le souverain bien la fin de

la vie bienheureuse Mais le plaisir deacuteborde souvent ce simple statut Jean Bollack rappelle

que chez Eacutepicure laquo il reccediloit une triple deacutetermination fin instinctive de lrsquoanimal critegravere des

choix bien en soi raquo164 Crsquoest ce qursquoexprime le deacutebut du paragraphe 129 de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee

Ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν καὶ ἀπὸ ταύτης

καταρχόμεθα πάσης αἰρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς

κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες

Car crsquoest lui que nous reconnaissons comme le bien premier et congeacutenital

crsquoest lui le commencement qui dans chaque cas nous conduit vers un

choix et un refus crsquoest agrave lui que nous aboutissons quand nous deacutecidons

dans chaque cas de ce qui est bien avec comme canon lrsquoeacutetat dans lequel

nous sommes165

En tant que ἀγαθὸς πρῶτος καὶ συγγενικός bien premier et congeacutenital le plaisir est

compris comme convenant tout agrave fait agrave la nature humaine Il nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil

164Id p 55

165EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 129 in Id p 72-7376

encadre lrsquoaction theacuteoriquement drsquoabord comme principe sur la charniegravere comme critegravere

pratiquement comme conseacutequence Il oriente vers lui-mecircme et autorise agrave rejeter la douleur

Mais le choix est loin drsquoecirctre binaire qui associerait tout plaisir agrave un choix et toute

douleur agrave un refus

πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν οὐ πᾶσα μέντοι

αἰρετήmiddot καθάπερ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν οὐ πᾶσα φευκτὴ πεφυκυῖα

Donc toute espegravece de plaisir du fait qursquoil a une constitution propre est un

bien cependant le plaisir ne doit pas ecirctre choisi dans chaque cas de

mecircme que si la souffrance est un mal dans tous les cas toute espegravece de

souffrance nrsquoest pas toujours de nature agrave ecirctre refuseacutee166

En effet lrsquoeacutepicurisme prend en compte plus que lrsquoaction isoleacutee crsquoest lrsquoensemble des

conseacutequences qursquoil faut preacutevoir Ainsi srsquoinstaure un calcul ougrave la quantiteacute de plaisir se voit

compareacutee agrave la quantiteacute de douleur une supeacuterioriteacute de bien entraicircnera lrsquoaction mecircme srsquoil y a

de la douleur sur le chemin Crsquoest le plaisir qui reste rechercheacute agrave la fin Par lagrave Eacutepicure donne

agrave son heacutedonisme une nouvelle dimension en nrsquoidentifiant pas le plaisir comme souverain bien

au plaisir singulier Il eacutetablit deux niveaux de consideacuteration qui font que le second ne recoupe

pas totalement par le premier et mecircme qursquoil le limite aux conditions de reacutealisation du

souverain bien

Crsquoest chez Philodegraveme que lrsquoon trouve sans doute cet eacutequilibre formuleacute dans un

principe clairement eacutenonceacute

περιγίνεται γὰρ ἐκ τῶν γνώσεων τούτων τό τε μηθὲν διώκειν ὃ μὴ

πέφυκεν ἀλγηδόνα περιαιρεῖν [hellip] μήτε φεύγειν ὃ μὴ κωλύει τὴν ἡδονὴν

ἔχειν

Ces connaissances [sur le plaisir et la douleur] ont en effet pour reacutesultat

drsquointerdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun [bien] qui ne soit pas par nature

agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon en rejette aucun qui nrsquoem-

pecircche pas drsquoavoir du plaisir167

Le philosophe pose ici deux bornes agrave la poursuite du deacutesir celui-ci doit supprimer la douleur

etou donner du plaisir Ces deux jalons forment un terrain entre la non-souffrance et le plaisir

166Ibid

167PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit col IV p 85-100 trad frDaniel Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564

77

qui constitue le domaine de la poursuite du deacutesir Crsquoest donc les conditions de minimiser le

deacuteplaisir et de maximiser le plaisir ndash et qui ne sont pas forceacutement correacuteleacutees ndash qui constituent le

critegravere de choix drsquoun deacutesir

c) La raison dans le choix

En tout cas la theacuteorie informe la pratique nous en donne une ideacutee mais ne la reacutealise

pas mecircme ce principe de Philodegraveme le plus clair en matiegravere drsquoaction demeure inopeacuterant srsquoil

nrsquoest pas rapporteacute agrave la situation preacutesente Seule la raison peut mettre en œuvre la theacuteorie

rapporter agrave elle la deacutecision et lrsquoaction afin drsquoy faire correspondre au choix particulier Crsquoest

elle qui reacutealise le calcul laquo agrave chaque fois raquo comme le dit la sentence 71

Πρὸς πάσας τὰς ἐπιθυμίας προσακτέον τὸ ἐπερώτημα τοῦτοmiddot τί μοι

γενήσεται ἂν τελεσθῇ τὸ κατὰ ἐπιθυμίαν ἐπιζητούμενον καὶ τί ἐὰν μὴ

τελεσθῇ

Agrave tous les deacutesirs il faut appliquer la question que voici que mrsquoarrivera-t-il

si la chose qui est poursuivie par ce deacutesir srsquoaccomplit et qursquoarrivera-t-il si

elle ne srsquoaccomplit pas 168

La question de la satisfaction ou non ndash que la classification prend partiellement en charge ndash et

celle des dangers encourus ou de leur absence doit preacuteceacuteder lrsquoaction La reacuteflexion sur les

conseacutequences plaisir ou douleur participe du calcul qui doit nous deacutecider agrave choisir ou agrave

refuser Mais crsquoest aussi par le raisonnement que lrsquoon affermit lrsquoacceptation des reacutesultats

Οὐ βιαστέον τὴν φύσιν ἀλλὰ πειστέονmiddot πείσομεν δὲ τὰς ἀναγκαίας

ἐπιθυμίας ἐκπληροῦντες τάς τε φυσικὰς ἂν μὴ βλάπτωσι τὰς δὲ

βλαβερὰς πικρῶς ἐλέγχοντες

Il ne faut pas faire violence agrave la nature il faut la persuader Nous la per-

suaderons en assouvissant les deacutesirs neacutecessaires et aussi les naturels

srsquoils ne sont pas nuisibles et en mettant agrave rude eacutepreuve les nuisibles169

Le rapport au deacutesir est tout impreacutegneacute de raison le refus de la violence le recours au discours

(πειστέον) agrave lrsquoacceptation des bons et la reacutefutation des mauvais (ἐλέγχοντες) Notons que

lrsquoon voit se dessiner ici une typologie du deacutesir nouvelle qui nrsquoest pas reacuteductible agrave celle que

168EacutePICURE Sentence Vaticane 71 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 547

169EacutePICURE Sentence Vaticane 21 in Id p 44978

nous avons eacutetudieacutee les deacutesirs beacuteneacutefiques et les deacutesirs nuisibles Elle constitue la distinction

qui inteacuteresse directement lrsquoaction mais qui a besoin pour avoir un reacuteel contenu de srsquoappuyer

sur la phusiologia la theacuteorie geacuteneacuterale notamment sur la classification des deacutesirs pour

comprendre les causes de ce qui est beacuteneacutefique et de ce qui est nuisible tout en ajoutant la

consideacuteration concregravete du cas particulier Par ailleurs cette sentence par son exergue

frappante semble ecirctre lrsquoeacutecho inverseacute drsquoun passage du Phegravedre de Platon Socrate brosse agrave

Phegravedre la meacutetaphore du cocher et des deux chevaux repreacutesentant les trois parties de lrsquoacircme

apregraves une description tregraves neacutegative du coursier des ἐπιθυμῖαι qui incarne la bestialiteacute (253-

e) il peint en 254 e la reacuteaction du cocher face agrave lrsquoincartade de sa monture

ἔτι μᾶλλον τοῦ ὑβριστοῦ ἵππου ἐκ τῶν ὀδόντων βίᾳ ὀπίσω σπάσας τὸν

χαλινόν τήν τε κακηγόρον γλῶτταν καὶ τὰς γνάθους καθῄμαξεν καὶ τὰ

σκέλη τε καὶ τὰ ἰσχία πρὸς τὴν γῆν ἐρείσας ὀδύναις ἔδωκεν Ὅταν δὲ

ταὐτὸν πολλάκις πάσχων ὁ πονηρὸς τῆς ὕβρεως λήξῃ

[Le cocher] retire avec plus de violence que jamais le frein entre les dents

du coursier rebelle ensanglante sa bouche et sa langue insolente et

meurtrissant contre terre les jambes et les cuisses de lanimal fougueux il

le dompte par la douleur Lorsquagrave force dendurer les mecircmes souffrances

le meacutechant renonce agrave la deacutemesure 170

Lrsquousage de la violence caracteacuterise ce passage lrsquoanimal nrsquoest pas tant maicirctriseacute que rosseacute Crsquoest

par la meacutethode forte qursquoon lui fait passer ses envies et non par la raison Cette image platoni-

cienne semble prescrire la meacutethode forte agrave lrsquoendroit des deacutesirs Si crsquoest la raison qui les regravegle

au contraire chez Eacutepicure crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils sont compris comme tout agrave fait com-

patibles avec la raison

Ainsi le choix et le rejet est un thegraveme eacutepicurien qui expose le critegravere et lrsquooutil de la

deacutecision de reacutealiser ou non un deacutesir Le critegravere est le plaisir en tant que souverain bien eacutetendu

dans le temps ce qui neacutecessite de faire un calcul rationnel entre les peines et les plaisirs pour

savoir lequel des deux est en plus grande quantiteacute dans la reacutealisation de cet eacutelan

La classification est un cadre preacutealable elle est lieacutee agrave la theacuteorie du plaisir car elle permet de

penser si les deacutesirs peuvent contenir du plaisir en eux mecircme par leur naturaliteacute et srsquoils

contiennent de la douleur srsquoils ne sont pas reacutealiseacutes par leur neacutecessiteacute Mais on le voit elle ne

170PLATON Phegravedre in Œuvres de Platon V Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI254 e p 67 traduction modifieacutee

79

suffit pour prendre la deacutecision elle peut aider en entrant en compte dans le calcul mais ne

prend pas en compte toutes les douleurs des conseacutequences ni le cas particulier Crsquoest lrsquoœuvre

de la raison que de rapporter la theacuteorie agrave la pratique et de deacuteterminer effectivement le

beacuteneacutefice ou la nuisance drsquoun deacutesir soit le plaisir ou la douleur qursquoon obtiendra agrave la satisfaire

Le critegravere et la fin drsquoun deacutesir est donc le plaisir Mais en quoi consiste vraiment ce

plaisir qui est viseacute

80

Chapitre 7 ndash Du plaisir eacutepicurien

Dans de nombreux systegravemes philosophiques le plus difficile agrave saisir nrsquoest pas tant

quelle est la clef de voucircte que ce en quoi elle consiste Crsquoest elle qui contient les forces

contraires et par lagrave mecircme permet la stabiliteacute de lrsquoeacutedifice de penseacutee Le plaisir chez Eacutepicure ne

fait pas exception nommeacutement deacutesigneacute comme le souverain bien deacutecrit dans ses

composantes il nrsquoen fait pas moins lrsquoobjet de deacutebats et drsquointerpreacutetations diverses entre les

commentateurs Entre uniteacute et multipliciteacute le plaisir et tous ses aspects sont en effet

complexes agrave saisir et agrave agencer tous ensemble

Crsquoest en tant qursquoil est le but unique du deacutesir que le plaisir nous inteacuteresse Deacutesirer

crsquoest vouloir un plaisir mais en quoi ce plaisir consiste-t-il Preacuteciser la destination du deacutesir

crsquoest redessiner ce que nous savons de cet affect vers une orientation particuliegravere Cependant

nous ne pouvons donner en quelques pages une solution agrave un problegraveme aussi vaste que la

consistance du plaisir chez Eacutepicure mais nous voudrions neacuteanmoins tirer les leccedilons de nos

recherches sur le deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme et mettre agrave lrsquohonneur les propositions qui nous

paraissent agrave cet eacutegard les plus inteacuteressantes

Une question meacuterite pour nous drsquoecirctre lieacutee agrave lrsquoeacutetude du deacutesir le plaisir est-il

simplement neacutegatif ou positif Autrement dit consiste-t-il en une absence de douleur ou une

preacutesence en sus drsquoun plaisir qui ne srsquoy reacuteduit pas La connotation positive ou neacutegative du

deacutesir nous semble deacuteterminante pour comprendre quelle valeur le deacutesir aspire agrave reacutealiser

a) Le plaisir en neacutegatif

Pour savoir ce qursquoest le plaisir chez Eacutepicure on peut commencer par savoir ce qursquoil

nrsquoest pas Il nrsquoest eacutevidemment pas un plaisir illimiteacute agrave lrsquoinstar des deacutesirs chez Eacutepicure ndash et

crsquoest drsquoautant plus valable pour le souverain bien ndash il tire sa nature de sa limite Ce nrsquoest pas

dire qursquoil nrsquoy a pas de plaisir dans lrsquoexcegraves on peut eacuteprouver un plaisir qui ne soit pas rattacheacute

agrave une borne tout comme on eacuteprouve des deacutesirs illimiteacutes Crsquoest pour cela qursquoEacutepicure dans la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee en posant le plaisir comme souverain bien se doit de critiquer les plaisirs

sans limites preacuteeacutetablies des deacutebaucheacutes

81

ὄταν οὗν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς

καὶ τὰς τῶν ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ

οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν

κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήνmiddot

Ainsi quand nous disons que le plaisir est la fin ce ne sont pas les plaisirs

des libertins (ἀσώτοι) et de ceux qui vivent dans la jouissance dont nous

disons qursquoils sont le fondement (κειμέναι) comme certains le croient

parce qursquoils ne savent pas et nrsquoen conviennent pas ou bien parce qursquoils

lrsquoacceptent mal mais lrsquoabsence de douleur dans le corps et de deacutesordre

dans lrsquoacircme171

La doctrine du Jardin marque ici clairement son refus drsquoecirctre assimileacute agrave un heacutedonisme sans

mesure en rappelant la distinction des deux niveaux de plaisirs qui ordonne le calcul tout

plaisir est isoleacutement un bien mais il est pris dans une continuiteacute de vie qui fait qursquoil peut ecirctre

encadreacute par un mal plus grand Or crsquoest dans ces plaisirs que vivent les deacutebaucheacutes en ignorant

que la souffrance tient agrave un eacutetat de deacuteseacutequilibre bien que celui-ci soit ponctueacute de plaisirs

Eacutepicure pour sa part en eacuterigeant le plaisir comme souverain bien en modifie la

compreacutehension puisqursquoil est doreacutenavant saisi sur le long temps celui de la vie humaine Il

nrsquoest degraves lors plus question de regarder comme le faisait Aristippe de Cyregravene des plaisirs

isoleacutes drsquoautres plaisirs et surtout des peines Le philosophe du Jardin condamne chez les

deacutebaucheacutes cette poursuite du plaisir qui ne prend pas en compte la minimisation de la

souffrance Par cette position les eacutepicuriens nous indiquent clairement que le plaisir doit ecirctre

compris dans son rapport agrave la douleur En effet dans ce passage de la Lettre lrsquoabsence de

douleur dans le corps (ou aponie) et de trouble dans lrsquoacircme (ou ataraxie) srsquoopposent agrave la

deacutebauche dans la construction drsquoun plaisir eacutepicurien Par lagrave cet heacutedonisme particulier cherche

agrave infirmer le soupccedilon drsquoillimitation qui pegravese sur toute penseacutee placcedilant au sommet des valeurs le

plaisir

Cependant cela suffit-il agrave affirmer que laquo le bien est drsquoessence neacutegative raquo 172 De fait

lrsquoabsence de douleur totale a souvent eacuteteacute comprise comme eacutetant le plaisir ce qui nrsquoa pas

manqueacute de faire reacuteagir degraves lrsquoAntiquiteacute en peignant le plaisir drsquoEacutepicure comme eacutegal agrave lrsquoeacutetat

drsquoun cadavre Mais une phrase nous retient drsquoaller dans ce sens agrave savoir celle de Philodegraveme

171EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 131 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p76-77

172M CONCHE Lettres et maximes op cit p 7082

sur les choix et les rejets que nous avons citeacutee tantocirct173 En effet dans le systegraveme de deacutecision

il pose deux jalons qui autorisent la poursuite drsquoun deacutesir le premier correspondant agrave la

suppression de la douleur et le second agrave lrsquoacquisition drsquoun plaisir Ce deacutedoublement signale

pour nous que ces deux donneacutees ne sont pas eacutequivalentes nous deacuteduisons alors que le plaisir

ne se reacuteduit pas agrave lrsquoabsence de douleur pour Eacutepicure Degraves lors le plaisir aurait une reacuteelle

positiviteacute Deacutejagrave Jean Bollack affirmait dans son commentaire laquo il y a entre la preacutesence du

plaisir et lrsquoabsence de douleur le mecircme eacutecart qursquoentre lrsquoabsence de douleur et la douleur raquo174

Mais puisque nous affirmons que le plaisir ne srsquoidentifie pas agrave lrsquoaponie et lrsquoataraxie tout en

ne pouvant srsquoaffranchir drsquoeux ndash sinon ce serait le plaisir des deacutebaucheacutes ndash quel rapport exact

entretiennent plaisir et absence de douleur

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

Revenons agrave ce paragraphe 131 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La traduction de Jean Bollack

fait bien ressortir le lien entre les deux affections En effet alors que nombre de traductions

pensent que le deacutebut de la phrase ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν le plaisir est le but se voit

expliciteacute par la fin qui preacutesenterait son contenu comme suppression de la douleur dans le

corps et de trouble dans lrsquoacircme lrsquohermeacuteneute lillois voit dans le mot κειμέναι une charniegravere

qui interdit la correspondance veacuteritable entre les deux termes Plutocirct que de le rapporter aux

plaisirs qui reacutesideraient dans la jouissance (en enlevant ainsi le second τῶν qui introduisait

une deuxiegraveme cateacutegorie de personnes) M Bollack le pense comme un attribut du sujet

drsquoἡδοναῖ plaisirs175 Ainsi Eacutepicure nrsquoaffirme pas simplement ne pas vouloir renvoyer aux

plaisirs des deacutebaucheacutes en parlant du souverain bien mais pose que ces plaisirs-lagrave ne sont pas

le fondement du souverain bien Les plaisirs sans limitation parce qursquoils sont contraires agrave

lrsquoataraxie et agrave lrsquoaponie ne peuvent ecirctre agrave la base du souverain bien Crsquoest dire en creux que

lrsquoabsence de douleur constitue de faccedilon neacutecessaire le plaisir en tant que souverain bien ce qui

ne signifie pas pour autant de faccedilon suffisante

Or plusieurs indices nous poussent agrave consideacuterer qursquoataraxie et aponie sont insuffisantes dans

la constitution du plaisir La simple assignation de lrsquoabsence de douleur au fondement du

173Voir supra p 74

174J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 54-55

175Pour lrsquoexplication deacutetailleacutee voir Id p 127 583

plaisir nous semble une preacutecision qui laisse alors toute sa place agrave un plaisir positif lequel

donc ne se reacuteduit pas agrave son fondement En effet lrsquoabsence de douleur si elle fonde le

souverain bien nrsquoa pas agrave voir avec le plaisir hellip comme bien en soi isoleacute Crsquoest sans doute la

difficulteacute agrave saisir cette multipliciteacute du plaisir qui amegravene agrave des confusions Sous le nom de

plaisir se cache agrave la fois le bien isoleacute vers lequel nous tendons naturellement et le souverain

bien qui neacutecessite lui lrsquoinformation par la raison la connaissance de la phusiologia et son

application dans les sensations Le premier est une consideacuteration temporellement limiteacutee agrave une

action preacutecise lrsquoautre prend en charge la vie dans son entiegravereteacute temporelle entre autres

Aponie et ataraxie nrsquoont pas le mecircme rapport agrave ces deux acceptions du plaisir Nous venons

de le dire elles sont neacutecessaires au souverain bien mais les plaisirs isoleacutes existent

indeacutependamment drsquoelles La force de la penseacutee drsquoEacutepicure est de parvenir agrave combiner ces deux

faits lrsquoeacutethique du Jardin cherche les plaisirs comme bien en soi qui constituent la positiviteacute

du souverain bien tout en refusant ceux qui deacutetruiraient le souverain bien dans son extension

en apportant plus de souffrance que drsquoagreacuteable

Crsquoest agrave la lueur de cette exigence que nous comprenons plus avant la maxime de

Philodegraveme176 Elle place une deacutefinition en neacutegatif du souverain bien ndash lrsquoabsence de souffrance

ndash et une autre en positif ndash les plaisirs eux-mecircmes ndash la premiegravere limite la seconde mais la

seconde ne srsquoy reacuteduit pas Cette limite doit ecirctre penseacutee agrave lrsquoinstar de celle qui structure

exteacuterieurement les deacutesirs elle peut certes ecirctre deacutepasseacutee mais lrsquoaffect se verra alors deacutenatureacute

Non seulement il ne pourra pas produire de satisfaction assureacutee mais il amegravenera des dangers

Au contraire le respect de la limite lui donnera une nature crsquoest-agrave-dire un champ drsquoextension

bien deacutelimiteacute mais qui lui est propre Affirmer la neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur crsquoest poser

les bornes exteacuterieures du plaisir mais lrsquohabitation en positif du champ ainsi deacutelimiteacute est le fait

de plaisirs indeacutependants drsquoelle

Finalement cette neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur pour atteindre le plaisir en tant que

souverain bien nous paraicirct plutocirct un garde-fou pour des plaisirs isoleacutes que son ecirctre mecircme On

peut dire qursquoelle protegravege le plaisir comme souverain bien des deacutebordements ou des

conseacutequences facirccheuses des plaisirs isoleacutes Cette positiviteacute nous semble drsquoailleurs expliquer le

non-refus de la magnificence exposeacute au paragraphe 130 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee autant qursquoelle

ne ramegravene pas agrave la douleur ni agrave la deacutependance177

176Citeacutee supra p 7484

Atteindre le souverain bien constitue la perfection Rappelons que crsquoest le travail de la

raison qui permet de constituer le souverain bien en pensant sa deacutelimitation neacutegative Mais il

le fait aussi en positif en reacutealisant le souverain bien par lrsquousage du plaisir comme le nommait

Jean Bollack178 crsquoest-agrave-dire par lrsquoactualisation du plaisir mecircme lorsqursquoun plaisir comme bien

isoleacute nrsquoest plus preacutesent en positif La perfection nous lrsquoavons vu179 consiste en un

comblement atomique du corps soit agrave sa reacutepleacutetion jusqursquoagrave la limite Nous voudrions preacuteciser

agrave la lueur du double jalon poseacute par Philodegraveme en quoi peut consister plus preacuteciseacutement cette

borne Nous pensons que la perfection en tant que satisfaction complegravete du corps est due aux

plaisirs positifs qui remplissent atomiquement jusqursquoaux deacutelimitations du corps Lrsquoabsence de

douleur qui fonde cet eacutetat ne deacutenote pas une suppression totale du manque soit un

comblement atomique total du corps mais le retour agrave un seuil de manque non-critique soit

qui nrsquoentraicircne pas la douleur Notre ideacutee est de dire que le manque nrsquoest douloureux qursquoagrave

partir drsquoun certain niveau et non degraves qursquoil manque un atome au corps Ainsi les deacutesirs

naturels et neacutecessaires ont pour but de revenir agrave un seuil non-douloureux de manque ce qui ne

les empecircche pas par ailleurs de combler totalement le corps Mais les deacutesirs naturels mais

non-neacutecessaires ne ramegravenent pas agrave la douleur parce qursquoils naissent dans cet espace

intermeacutediaire entre la douleur et le plaisir pour nous rapprocher de ce-dernier et que leur

abandon ne constitue alors pas de douleur

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques

Nous voudrions pour finir esquisser un rapprochement entre ce deacutedoublement du

plaisir dans son fondement de plaisir neacutegatif et plaisir positif et le deacutebat entre plaisir cineacutetique

et plaisir catasteacutematique Nous nous interrogeons pour savoir si les deux eacutetats se

correspondent si le plaisir cineacutetique deacutesignerait un plaisir positif et le catasteacutematique

177Καὶ τὴν αὑτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα ἀλλrsquoὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδισταπολυτελείας ἀπολαύσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοιlaquo Et nous croyons que le contentement(αὐτάρκεια) est un grand bien non pour que nous fassions usage du peu drsquoune faccedilongeacuteneacuterale mais afin que nous fassions usage du peu si nous nrsquoavons pas lrsquoabondancepersuadeacutes veacuteritablement que jouissent de la magnificence avec plus de plaisir ceuxqui en manquent le moins raquo EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 130 in Id p 74-75

178J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 119 En commentant la fin du sect 128 de laLettre agrave Meacuteneacuteceacutee il distingue le besoin de lrsquousage et choisit pour le mot χρεία le sensdrsquousage comprenant ainsi qursquoEacutepicure theacuteorise un usage du plaisir voir supra p 26

179Voir supra p 22 sq85

lrsquoabsence de douleur En effet puisque nous affirmons la positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

nous obtenons trois eacutetats possibles la douleur lrsquoabsence de douleur la preacutesence de plaisir

comme chez les Cyreacutenaiumlques180 Sauf qursquoeux ne reconnaissent pas lrsquoeacutetat intermeacutediaire comme

le fondement du plaisir positif mais comme absolument neutre ce qui ne lui confegravere aucun

lien avec le plaisir Plaisir catasteacutematique et plaisir cineacutetique seraient-ils des avatars de

lrsquoabsence de douleur fondatrice du plaisir et plaisir positif Il se peut que ce rapprochement

nrsquoait pas lieu drsquoecirctre nous posons simplement la question Nous nrsquoirons pas plus loin car les

deacutebats entre plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques meacuteriteraient un travail complet agrave eux seuls

la controverse de longue date oppose Cyreacutenaiumlques et Eacutepicuriens dans la doxographie depuis

lrsquoAntiquiteacute Il est difficile de deacutemecircler la signification de ces termes et lrsquoapport de chacune des

deux doctrines dans ces deacutebats ainsi que les deacuteformations auxquelles la deacutebat doxographique

a donneacute lieu Nous pointons seulement qursquoil faudrait examiner lrsquoideacutee qui consisterait agrave

rapprocher plaisir catasteacutematique et absence de douleur et plaisir cineacutetique et plaisir comme

bien en soi chez Eacutepicure

Au terme de notre eacutetude du deacutesir nous pensons que le plaisir chez Eacutepicure nrsquoest pas

drsquoessence neacutegative Il se fonde certes sur quelque chose de neacutegatif lrsquoabsence de douleur mais

cette neacutegation constitue pour nous une limite qui encadre les plaisirs positifs Cette deacutefinition

du plaisir rend possible la transformation des plaisirs comme biens isoleacutes en plaisir comme

bien eacutetendu autrement dit comme souverain bien Cette transformation change la temporaliteacute

de sa valeur on ne regarde plus le plaisir ou deacuteplaisir immeacutediat la conseacutequence prochaine de

lrsquoaction mais agrave lrsquoeacutechelle de la vie authentiquement humaine sur une dureacutee plus longue Telle

est ce qui fait la vie entiegravere ὁ ὅλος βίος la perfection que vise Eacutepicure Cette entiegravereteacute ne se

joue pas qursquoagrave lrsquoeacutechelle du temps elle se trouve aussi agrave lrsquoeacutechelle humaine puisqursquoelle reacutealise

la perfection de la vie organique agrave lrsquoaide de la raison En effet si les plaisirs isoleacutes deacutenotent la

perfection atomique du corps la raison les peacuterennise en srsquoappropriant cet eacutetat positif en

lrsquoactualisant tout au long du temps et reacutealise ainsi lrsquousage du plaisir dont parlait Jean Bollack

Par cette positiviteacute du plaisir nous pensons que seuls les plaisirs positifs provoquent la

perfection atomique du corps lrsquoabsence de douleur elle ramegravene simplement le manque agrave un

180Voir EUSEgraveBE DE CEacuteSAREacuteE Preacutepartaion eacutevangeacutelique XIV 18 746 b citeacute dans EMANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill 1961 p47 fr 201 pour une traduction franccedilaise des fragments sur Aristippe voir M ONFRAY

(eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise2006

86

seuil non-douloureux car non-critique Les deacutesirs visent donc le plaisir soit en reacuteduisant le

manque atomique de sorte agrave ce qursquoil soit indolore ndash permettant ainsi au plaisir de devenir

possible ndash soit en comblant tout agrave fait le corps les deux nrsquoeacutetant pas exclusifs

87

Conclusion geacuteneacuterale

Agrave lrsquoheure du bilan nous voudrions revenir sur les ideacutees meacutethodologiques qui nous ont

servi de guide pour notre analyse Nous avons appris lrsquoimportance de laisser parler le texte

afin drsquoeacuteviter agrave la fois de faire des raccourcis dans la penseacutee et de projeter nos cateacutegories

modernes sur lui Pour ce faire il faut accorder autant drsquoimportance agrave lrsquoeacutenonceacute qursquoagrave

lrsquoeacutenonciation drsquoun ouvrage181 mieux le resituer dans son contexte et limiter ainsi de maniegravere

pertinente les possibiliteacutes drsquointerpreacutetations Crsquoest en suivant ces principes que nous sommes

parvenus aux conclusions suivantes

Dans la doctrine eacutepicurienne la raison nous met en contact avec la reacutealiteacute et en tire le

discours de la phusiologia ou science de la nature des choses Crsquoest dans ce cadre qursquoEacutepicure

pense lrsquohumain et ses affects parmi lesquels le deacutesir Le deacutesir participe de la nature humaine

puisqursquoil est lrsquoeacutelan qui deacutenote un manque de matiegravere ndash laquelle est rappelons-le le tout de la

reacutealiteacute ndash et pousse agrave le combler supprimant ainsi la douleur provoquant ainsi le plaisir

Lrsquoeacutepicurisme ne comprend pas cet affect pourtant symptocircme du manque comme un signe de

deacutefaillance de la nature humaine puisque crsquoest sans jugement de valeur que cette-derniegravere est

comprise ndash comme tout ce qui est consideacutereacute comme reacuteel drsquoailleurs ndash Au contraire le deacutesir

accomplit la perfection de notre nature nous rendant ainsi semblable aux dieux par le

comblement qursquoil incite il megravene lrsquohumain agrave la perfection physique reacutealisant ainsi

lrsquoincorruptibiliteacute divine mecircme si crsquoest le temps drsquoune vie borneacutee par la mort par ce qursquoil

vise il donne accegraves au souverain bien le plaisir rendant lrsquohumain bienheureux sur le modegravele

du dieu Comme nous lrsquoavons vu le sage est si semblable aux dieux que les eacutepicuriens se sont

demandeacute si les dieux reacutealisaient les mecircmes actions de reacutegeacuteneacuteration atomique que celles que

font les hommes pour parvenir agrave la vie totale

Ougrave que se termine lrsquoanalogie entre lrsquoecirctre humain parfait et le dieu on ne peut que

conclure pour lrsquohumain agrave la positiviteacute du deacutesir autant dans le sens de reacutealiteacute que de

valorisation en bien en teacutemoigne le choix mecircme drsquoἐπιθυμία comme terme geacuteneacuterique pour

deacutesigner le deacutesir qui srsquoaffirme en srsquoaffranchissant des connotations neacutegatives preacuteceacutedentes Sa

valeur positive est non seulement comme celle de toute chose existante due agrave sa preacutesence

181Sur le rapport entre eacutenonceacute et eacutenonciation voir P VESPERINI La philosophia et sespratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit p 17

88

mais surtout agrave son caractegravere beacuteneacutefique lorsqursquoil est bien compris et deacutefini La description du

fonctionnement physique du deacutesir-type permet de deacutelimiter une eacutetendue naturelle du deacutesir qui

va du manque atomique ndash douloureux ou non ndash agrave lrsquoabsence de souffrance ou mecircme jusqursquoau

le plaisir plein autrement dit la perfection

Encore faut-il ajouter agrave ce meacutecanisme global la structure inteacuterieure du deacutesir par deux

oppositions celle du naturel ou du vain drsquoune part celle du neacutecessaire et du non-neacutecessaire

drsquoautre part La premiegravere permet de penser la preacutesence ou non du deacutesir dans son champ

naturel autrement dit de juger de faccedilon absolue de lrsquoexistence ou non du lien entre la nature

humaine et celle de lrsquoobjet drsquoun deacutesir en effet des deacutesirs peuvent naicirctre en lrsquohomme qui

nrsquoont pas de rapport avec le corps humain Ces deacutesirs non-naturels encore appeleacutes vides ou

vains sont le fruit de sensations mal informeacutees qui issus de la capaciteacute de deacutemultiplication de

lrsquoacircme par lrsquoabsence drsquointeacutegration du savoir sur la nature des choses outrepassent les limites

naturelles Ils lancent alors lrsquoindividu dans une recherche de satisfaction sans fin et sans fond

transformant ainsi en laquo racine de tous les maux raquo182 comme le fit graver Diogegravene drsquoOinoanda

lrsquoaffect qui devait conduire au seul bien Ce nrsquoest cependant pas ici le deacutesir en tant que tel qui

est remis en cause mais bien son deacutevoiement ducirc agrave lrsquoabsence de raison et de savoir sur la

nature du deacutesir Cette connaissance nous apprend que seuls les deacutesirs ayant rapport avec notre

nature dits naturels sont dignes drsquoecirctre examineacutes La seconde opposition entre le neacutecessaire et

le non-neacutecessaire permet drsquoenvisager la preacutesence de la douleur dans lrsquoabandon de la poursuite

du deacutesir effective dans les deacutesirs neacutecessaires nulle pour les autres Ce nrsquoest cependant pas

elle qui prend en compte les autres douleurs notamment dans les conseacutequences deacuteplaisantes

de la poursuite du deacutesir Cette opposition-lagrave ne touche pas agrave lrsquoessence des ecirctres comme la

preacuteceacutedente puisque des consideacuterations de circonstances interviennent aussi dans la neacutecessiteacute

Cette structure interne du champ des deacutesirs en tant qursquoelle appartient au discours

qursquoest la phusiologia demeure une abstraction qui permet de penser les deacutesirs eacuteprouveacutes par

les hommes mais elle nrsquoest pas assez concregravete pour lrsquoaction elle demeure un arriegravere-plan

theacuteorique dans le cadre duquel la deacutecision et lrsquoaction de poursuite ou de rejet drsquoun deacutesir va se

former La ceacutelegravebre tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure a certes un rapport avec lrsquoaction mais il

est bien plus lointain que lrsquoon ne le pense et son statut de theacuteorie geacuteneacuterale nrsquoautorise pas agrave

exemplifier de maniegravere certaine ni ne suffit agrave deacutecider dans les cas particuliers Le veacuteritable

182DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

89

principe directeur de lrsquoaction consiste agrave laquo interdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun bien qui ne

soit pas par nature agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon rejette aucun qui nrsquoempecircche

pas drsquoavoir du plaisir raquo183 Crsquoest donc la suppression de la douleur et la preacutesence de plaisir

toutes deux effectives qui constituent les deux motivations valables pour poursuivre un deacutesir

Cela neacutecessite lrsquoapplication de la raison au cas concret agrave lrsquoobjet particulier agrave la situation

donneacutee agrave lrsquoeacutetat actuel du corps singulier Bien eacutevidemment ces choix et rejets selon la raison

pratique peuvent ecirctre rapporteacutes au cadre theacuteorique qui les comprend sans que celui-ci suffise

pour lrsquoaction Pour Eacutepicure le traitement des deacutesirs consiste donc dans le travail de la raison

sur un deacutesir afin drsquoen deacuteterminer les beacuteneacutefices et les nuisances au regard du plaisir et de la

douleur

Ce qui informe communeacutement la penseacutee et lrsquoaction du deacutesir crsquoest la penseacutee du plaisir

En tant que souverain bien le plaisir est au centre de la penseacutee eacutepicurienne et reacutegit le champ

de lrsquoaction morale Nous deacutefendons lrsquoideacutee que le plaisir est positif et que srsquoil se fonde certes

sur la suppression de la douleur ndash ce qui ne nous semble pas ecirctre le stade de la perfection mais

le retour au seuil non-critique de manque ndash il neacutecessite une matiegravere positive des plaisirs

pleins de cet eacuteleacutement positif naicirct la perfection atomique et la penseacutee srsquoempare de cet eacutetat

afin de reacutealiser la vie totale la vie bienheureuse dans lrsquoeacutegaliteacute aux dieux

Le maicirctre du Jardin par sa penseacutee du deacutesir peut ainsi transformer la formule drsquoun

maicirctre de poeacutesie

Borneacute dans sa nature et borneacute dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu sur terre et y vit fort heureux

183PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets trad fr Daniel Delattre in D DELATTRE

et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens opcit p 56490

Table des annexes

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination 92

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 2094

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI97

91

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination

La sentence vaticane 63 fait lrsquoobjet de trois lectures et deux interpreacutetations diffeacuterentes celle de Jean Bollack qui laisse le texte tel qursquoon

le lit dans le manuscrit celle que reprend Jean Salem agrave Peter Von der Muumlhll et celle drsquoHermann Usener propositions dont le sens revient agrave peu

pregraves au mecircme Cette diffeacuterence tient agrave ce que lrsquounique manuscrit le codex Vaticanus Graeligcus 1950 livre un texte qui peut sembler deacuteroutant

certains eacutediteurs du texte ont donc preacutefeacutereacute le modifier afin drsquoen tirer un sens a priori plus satisfaisant

Jean Bollack184 Hermann Usener185 Peter Von der Muumlhll186 (reprise par Jean Salem)

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθάριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πάσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λιτότητι μεθόριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθαριότης ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

laquo Il reste clair mecircme dans cette preacutecision

qui si lrsquoon nrsquoy prend garde megravene agrave peu

pregraves agrave la situation de celui qui se perd

dans lrsquoindeacutetermination raquo

laquo Il existe aussi une limite dans la simplici-

teacute et celui qui ne la considegravere pas se re-

trouve presque comme dans la situation

de celui qui se perd par lrsquoillimitation raquo

laquo Il y a mecircme dans la restriction une me-

sure celui qui nrsquoen tient pas compte se

trouve agrave peu pregraves dans la situation de celui

qui srsquoeacutegare par manque de limitation raquo187

En effet si la tradition manuscrite semble claire les mots qursquoelle transmet le sont beaucoup moins Crsquoest en tentant de trouver un sens que les

eacutediteurs Hermann Usener le premier ont chercheacute agrave modifier le texte En effet la phrase ne preacutesente pas de sujet et le sens courant des mots ne

184EacutePICURE Sentence Vaticane 63 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975p 535-536

185Id in K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr Klassiche Philologie no 10 1888 p 175-201 p196 traduction personnelle

186Id in P VON DER MUEumlHLL Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et Leipzig Teubner 1922 p 67

187J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 94-95 Texte grec citeacute note 1 p 9592

creacutee pas de signification satisfaisante par rapport agrave ce qui eacutetait attendu de lrsquoeacutepicurisme La retouche drsquoUsener concerne deux mots il donne un

sujet (μεθόριος la limite) et remanie le compleacutement de λεπτότητι (finesse) en λιτότητι (simpliciteacute) celle de Von der Muumlhll agrave sa suite est plus

leacutegegravere puisqursquoil propose simplement de transformer lrsquoadjectif καθάριος (pur net) en substantif καθαριότης (frugaliteacute) ce qui agrave par lagrave mecircme

lrsquoavantage de donner un sujet exprimeacute de la phrase Dans les deux cas on retrouve un sens moral ougrave lrsquoexcegraves et lrsquoasceacutetisme sont condamneacutes drsquoun

mecircme geste

Jean Bollack parvient agrave eacutetablir un sens sans retouche agrave partir de sens moins communs des mots preacutecision pour λεπτότης et preacutefegravere

indeacutetermination agrave illimitation pour ἀοριστία Il prend aussi le parti de poser que le sujet nrsquoest pas exprimeacute et que καθάριος est un adjectif qui y

renvoie Crsquoest alors la preacutecision et non la simpliciteacute qui est viseacutee et son pendant nrsquoest plus lrsquoillimitation mais lrsquoindeacutetermination le texte prend

alors le sens de la juste distance qursquoil faut tenir dans la preacutecision du savoir

Pour notre part nous preacutefeacuterons la version avec le moins drsquointervention qui donne donc un sens eacutepisteacutemique et non moral agrave cette sentence

Cependant nous espeacuterons avoir exposeacute les faits de sorte que chacun puisse se faire son avis judicent lectores

93

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 20

Les maxime 29 et sentence 20 sont geacuteneacuteralement consideacutereacutees comme identiques hormis dans lrsquoeacutetablissement du texte de Jean Bollack

qui srsquoen reacutefegravere uniquement aux manuscrits188 Sans ajout par conjoncture on obtient ainsi les deux textes suivants

Maxime 29 Sentence 20

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι

αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ

φυσικαὶ μέν οὐκ ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Φυσικὰς καὶ ἄναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἁλγηδόνας

ἀπολυούσας ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψουςmiddot φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ

τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ

ἄλγημα ὡς πολυτελῆ σιτίαmiddot οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτrsquoἀναγκαίας ὡς

στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacuteces-

saires les autres ni naturels ni neacutecessaires mais ad-

viennent en raison de lrsquoopinion vaine

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires

drsquoautres sont naturels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en rai-

son de lrsquoopinion vaine

Eacutepicure considegravere comme naturels et neacutecessaires ceux qui dis-

sipent les douleurs comme la boisson pour la soif naturels mais

non-neacutecessaires ceux qui varient seulement le plaisir sans suppri-

mer la douleur comme des aliments riches ni naturels ni neacuteces-

saires comme les couronnes et les statues que lrsquoon eacuterige

188Nous reprenons lrsquoargumentation que Jean BOLLACK a deacuteveloppeacute dans La penseacutee du plaisir op cit p 347-349 ainsi que sestraductions (p 448 pour la sentence 20)

94

La Maxime 29 a eacuteteacute jugeacutee incomplegravete degraves la Renaissance ougrave Estienne a transformeacute ainsi le texte

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ ltκαὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶgt καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Sous cette forme elle reprenait la tripartition de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee deacutejagrave connue par Diogegravene Laeumlrce Par ailleurs la scolie agrave cette maxime que

nous reproduisons ici189 la reacutepegravete encore une fois en lrsquoillustrant ce qui peut sembler confirmer la preacutesence de la tripartition agrave cet endroit-lagrave La

deacutecouverte en 1888 des Sentences Vaticanes mdash dont certaines reprennent litteacuteralement des Maximes mdash et surtout de la sentence 20 nrsquoa fait que

donner le sentiment de confirmation Lrsquoerreur du copiste qui srsquoest diffuseacutee serait un saut du mecircme au mecircme pheacutenomegravene dans lequel un

morceau de texte est omis agrave cause drsquoune reacutepeacutetition Ici la confusion entre un premier ἀναγκαῖαι et le deuxiegraveme aurait obstrueacute une cateacutegorie de

deacutesir celle des naturels et neacutecessaires

Alors pourquoi porter le doute lagrave ougrave pour une fois la chose semble claire De fait la cause nrsquoest pas sans ombre

Drsquoune part lrsquoexplication drsquoerreur proposeacutee nrsquoest pas tout agrave fait satisfaisante le saut du mecircme au mecircme nrsquoimplique pas neacutecessairement la

disparition du second δέ que lrsquoon trouve dans la sentence avant la cateacutegorie des deacutesirs vains Drsquoautre part aucun manuscrit consulteacute par Jean

Bollack190 ne porte trace de modification sur ce passage alors mecircme que la scolie aurait pu susciter lrsquoattention drsquoun copiste sur une troisiegraveme

cateacutegorie manquante agrave ne pas oublier Enfin la scolie nrsquoest pas forceacutement une simple illustration des cateacutegories eacutenonceacutees dans la maxime mais

un compleacutement un rappel de la vulgate eacutepicurienne qui trouve ici sa meilleure occasion du fait que lrsquoapophtegme en contienne deacutejagrave deux

189Pour la leacutegitimiteacute de la scolie voir supra p 67 sq

190Il les recense et srsquoexplique de ses choix aux pages 1 agrave 13 de son ouvrage95

Ajoutons qursquoavec une maxime eacutepureacutee on obtient une nouvelle signification et non une reacutepeacutetition de la tripartition qui nous semble plus

inteacuteressante laquo le principe de classification loin de reprendre celui de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction

mecircme raquo eacutecrivait Jean Bollack Nous avons essayeacute drsquoexpliquer lrsquointeacuterecirct drsquoune Maxime 29 sans ajout dans notre deacuteveloppement191

Quant agrave la sentence 20 elle est peut-ecirctre deacuteriveacutee de la maxime mais du fait de son apparition plus tardive son contenu fait selon nous plutocirct

signe vers une simplification de la doctrine qui reprend la tripartition pour ses aspects pratiques sans srsquoencombrer de la motivation theacuteorique

drsquoune telle classification

191Voir supra p 4696

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI

Parmi les textes releveacutes par nous pour eacutetudier la notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens il y a un fragment de Philodegraveme de Gadara dans son livre supposeacute

Περὶ αἰρεσεῶν καὶ φυγῶν Des choix et des rejets (connu aussi sous son titre latin De electionibus et fugis ou son titre anglais On choices and avoidances)

Dans cette fin de traiteacute retrouveacute sur le papyrus numeacuteroteacute Pherc ndeg1251 lrsquoauteur semble eacutetablir apregraves ce qui paraicirct ecirctre une partie de la classification

canonique des deacutesirs une liste sur les deacutesirs tout agrave fait nouvelle qui ne serait pas comprise dans la tripartition classique et porterait sur les diverses faccedilons

drsquoecirctre ou causes des deacutesirs Cependant le texte est fragile un peu mysteacuterieux et les restitutions interpreacutetations et traductions divergent sans solution

satisfaisante ce qui rend son utilisation trop deacutelicate pour nous Nous nous proposons de reacutesumer et de critiquer les positions sur diffeacuterents points que nous

avons pu observer Drsquoabord le texte lui-mecircme tel qursquoon le trouve eacutetabli dans lrsquoouvrage de reacutefeacuterence192 avec la traduction franccedilaise de reacutefeacuterence193

ndash ndash ndash αἱ μέν εἰσιν ἀναγ] | καῖα[ι αἱ δrsquo οὐκ ἀναγκαῖαιmiddotαὐτῶν] | δrsquo ἐκε[ίνω]ν [εἰσὶ]ν ἀναγ[καῖαι] | αἱ μ[ὲν πρὸςτὸ ζ]ῆν αἱ δ[ὲ πρὸς] | τὸ ἄγ[ει]ν [ἐν ὑγι]είαι τὸ σῶ[μα] |αἱ δὲ [πρὸς] τὸ μ[α]καρίως [ζῆ]ν κα|τὰ τά[ς γε]δ[ι]α[φ]ερούσας α[ἰ]τίας | οὐδrsquo ἀ[θρό]ον καὶδιαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] ἔφ[αμ]ε[ν] ὧν αἱ μ[ὲ]ν ὡ[ς]δ[ο] | κε[ῖ δε]ινὰς ἐμποιοῦσ[ι]ν κα|ταιγ[ί]δας α[ἱ]δrsquo οὔ καὶ τινὲς | μὲν ἄ[ω]ροι διrsquo ἐλλειμμάτων | γίνονταίτ[ι]νων αἱ δrsquo ἀprimeπrsquo ἐπαι[σθη] | μάτων [τῶ]ν τοῦ χαίρον-τος καὶ | τινὲς μὲν ἀπὸ συνηθειῶν | τινὲς δὲ καὶ χωρὶςτούτων | καὶ τινὲς μὲν ἀφrsquo ἡμῶν καταρ| [ χ]όμ[ε]ναι τινὲςδὲ τῶν ἔξω| [ θεν ὡσπ]ε[ρε]ὶ τρῶσιν ἐργα|σαμέ[νων] ἤτοι

Col VI(1)

(5)

(10)

ltLes deacutesirsgt sont pour partie neacutecessaires et pour partie non-neacutecessairesParmi les premiers ceux qui sont neacutecessaires il y a ceux qui sont neacutecessaires agrave lavie ceux qui le sont au maintien du corps en bonne santeacute et ceux qui le sont agrave la vie bienheureuse pour prendre du moins les cas dans leur diversiteacute [de cause] et non tous agrave la fois[En outre nous parlons de diffeacuterentes causes parmi lesquelles] les unes semble-t-il provoquent dans lrsquoacircme de terribles ouragans drsquoautres non Certaines restent inassouvies du fait de certains manques drsquoautres reacutesultent de ressentis speacutecifiques pour qui eacuteprouve de la joie Il en est qui reacutesultent drsquohabitudes et drsquoautres qui sont justement indeacutependantes Si les unes trouvent en nous leur point de deacutepart drsquoautres apparaissent par suite drsquoune sorte de blessure infligeacutee par les objets exteacuterieurs ou encore

192PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit 85-100 Les [ ] signalent des lettres illisibles mais preacutesentes et reacutetablieset les lt gt des ajouts de lrsquoeacutediteur

httpstephanustlguciedujanusbiusorbonnefrIrisCite15950113499 (visiteacute le 17 mars 2018)

193PHILODEgraveME Des choix et des rejets trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564-565 traductionmodifieacutee

97

τῶν κατὰ | στέρ[ησι]ν κτητῶν κατrsquo ἐπί| [ ν]οια[ν α]ὐτήνmiddotκαὶ τιν[ὲς μὲν hellip (14)

par des choses que la privation donne envie de posseacuteder rien que drsquoy penser Drsquoautres encore raquo

On le voit le texte du papyrus est assez alteacutereacute et demande des restitutions pour ecirctre compreacutehensible notamment le deacutebut de cette sixiegraveme

colonne ougrave le sujet agrave qui lrsquoon attribue toutes les oppositions qui suivent nrsquoest pas repris Il semble cependant que les lignes 2 agrave 4 reprennent de

pregraves le sect 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee194 avec seulement une inversion du premier et du dernier type Comme il est question ici pour Eacutepicure des

deacutesirs on peut deacuteduire par analogie qursquoil srsquoagit aussi de cela pour Philodegraveme

Or Voula Tsouna-McKirahan qui a eacutetablit et traduit le texte en anglais propose dans son ouvrage sur lrsquoeacutethique de Philodegraveme paru en 2007 un

remaniement agrave sa traduction elle preacutefegravere comprendre qursquoil srsquoagit lagrave des plaisirs et non des deacutesirs

[Of natural pleasures some are necessary others not necessary and of the necessary pleasures themselves] some are

necessary for life others for the health of the body others for living happily according to their different causes but not

all of them taken together Further [we call] different causes those causes some of which as it seems produce terrible

storms while others do not some are formed prematurely because of certain defects and others because of our feelings

of joy some are the result of habit while others come to be even regardless of our habits yet some originate in ourselves

while others arise because of external factors or because things which became desirable due to the fact that we lacked

them inflicted (on us) [somethong like] a wound by the very thought of them195

Nous ne comprenons pas ce qui motive ce changement qui rompt la continuiteacute du texte puisqursquoil semble ensuite ecirctre question des deacutesirs via la

description des diffeacuterentes effets et causes (l 6 sq) deacutejagrave annonceacutes agrave la ligne 5 Parler de cause de plaisir qui produirait un trouble (l 7) voilagrave qui

serait non seulement singulier mais aussi contradictoire avec le bien qursquoest le plaisir et surtout on voit mal comment ce trait ne serait pas associeacute

194EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲπρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

195V TSOUNA-MACKIRANHAN The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press 2007 p 1998

au deacutesir qui nous affecte plutocirct qursquoagrave lrsquoobjet du plaisir lui-mecircme De fait le commentaire qui suit montre que la commentatrice identifie

clairement ce passage comme traitant des deacutesirs Philodegraveme modifierait la tripartition drsquoEacutepicure critiqueacutee par Ciceacuteron afin de se rapprocher de

la classification platonicienne196 Cependant elle affirme lrsquoexistence drsquoune classification des plaisirs qui reprend celle des deacutesirs ideacutee envers

laquelle nous eacuteprouvons beaucoup de meacutefiance

Un autre point attire notre attention celui de la traduction franccedilaise En effet nous lrsquoavons modifieacutee afin qursquoelle suive le texte grec eacutetabli

Daniel Delattre propose de lire agrave la ligne 6 ἔφεσις (envie) alors que lrsquoeacutetablissement de texte donne αἰτίας (cause) Il srsquoen explique197 en

rapprochant ce terme drsquoὄρεξις (appeacutetit) agrave la colonne preacuteceacutedente lequel est donneacute pour synonyme drsquoἔφεσις dans un Lexique datant du VIe siegravecle

celui drsquoHeacutesychios198 Ce choix est sans doute une reacuteaction agrave lrsquoeacutetrangeteacute du passage ougrave les deacutesirs et leurs causes nrsquoeacutetant pas clairement distingueacutes

on ne sait si ce qui est preacutediqueacute srsquoapplique aux uns ndash ce que nous deacuteduirions du sens ndash ou aux autres ndash ce qui apparaicirct grammaticalement ndash

Trois objections nous viennent La premiegravere vient de ce que le mot αἰ| [ τίας] (l6) cause ne semble pas faire lrsquoobjet de doute dans son

reacutetablissement autant par la reacutepeacutetition et le lien qursquoil forme avec la preacuteceacutedente occurrence lrsquoapparat critique ne propose pas drsquoautres variantes

La deuxiegraveme tient agrave ce que le mot ἔφεσις (envie) est drsquousage rare avant notre egravere mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas inexistant La troisiegraveme porte sur la

signification que prendrait alors le passage cette modification impliquerait qursquoil y aurait agrave cocircteacute des ἐπιθυμιαῖ (deacutesirs) et des ὄρεξεις

(appeacutetits) des envies dont le texte ne nous permettrait pas de saisir la diffeacuterence ni les rapports avec les autres Philodegraveme peut innover certes

196Id p 19-20 Qursquoil y ait un motif platonicien agrave ne reprendre que les cateacutegories neacutecessaire et non-neacutecessaire est assez probablemais nous doutons que Philodegraveme corrige Eacutepicure il reprend seulement lrsquoopposition qui lrsquointeacuteresse quant agrave lrsquoobjection de Ciceacuteronnous semble assez mal fondeacutee

197D Delattre Les eacutepicuriens op cit note 13 p 1246

198Disponible en grec sur httpselwikisourceorgwikiCE93CEBBE1BFB6CF83CF83CEB1CEB9(consulteacute le 23 avril 2018)

99

mais nous nous voyons pas ce qursquoapporte une telle cateacutegorie par rapports aux preacuteceacutedentes Lrsquoensemble de ces consideacuterations fait que nous

trouvons la proposition de M Delattre trop audacieuse mecircme si elle reste dans le champ du possible

Crsquoest finalement le διαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] de la ligne 6 qui pose problegraveme Le texte est fragile la restitution table sur la reacutepeacutetition

en deacutebut de phrase drsquoun syntagme en fin de la phrase preacuteceacutedente il faut neacuteanmoins parier sur la reacutepeacutetition exacte ce qui oblige agrave rajouter des

lettres et eacutecarter lrsquoideacutee aussi possible de la reprise du terme διαφερούσας sous une autre forme Mais plus que cette proposition qui reste fort

probable crsquoest le sens qursquoelle semble indiquer qui est probleacutematique En effet voilagrave qui est eacutetrange Philodegraveme nous parle de causes mais

semble dans les faits traiter des deacutesirs Ce qui rend le passage difficilement compreacutehensible crsquoest finalement la difficulteacute agrave eacutetablir la transition de

la ligne 6 entre deux phrases fragmentaires En effet crsquoest ce manque qui pose problegraveme on ne sait pas de quoi exactement il est question dans

cette liste agrave moins de recourir aux interpreacutetations dont nous avons vu qursquoelles eacutetaient toutes aussi varieacutees que cette liste de Philodegraveme et nous

souhaitons ajouter la nocirctre afin de faire reacutefleacutechir sur une nouvelle proposition

Nous pensons pour notre part que ce mot αἰτίας (cause) renvoie aux τὰ ποιητικὰ τῶν ἡδονῶν ce qui produit le plaisir que nous

assimilons aux objets du deacutesir ce drsquoautant plus qursquoil a eacuteteacute question du rapport entre deacutesir et ce qui produit le plaisir dans un passage anteacuterieur (V

3-7)199 Notre phrase traiterait alors des diverses causes du deacutesir et des effets provoqueraient diffeacuterents objets produisant le deacutesir en nous Nous

proposons le sens suivant agrave la phrase deacutebutant ligne 6 les diffeacuterents objets du deacutesir causent des deacutesirs tels que les uns nous perturbent et les

autres non etc puis vient une liste des divers effets ou origines de deacutesirs causeacute en fonction de diffeacuterents objets En traduction cela donnerait

laquo nous affirmons que ltviennentgt de diffeacuterentes causes [ie objets de deacutesirs] ltdes deacutesirsgt parmi lesquels les uns provoquent des tempecirctes dans

lrsquoacircme et drsquoautres non etc raquo

199Μετὰ δὲ ταῦτα καὶ τὰς τῶν ἐπιθυμιῶν περί τε τὰς ἡδονὰς καὶ τὰ ποιητικὰ διαφορὰς ἀναλογιστέονhellip laquo Apregraves quoi il faut prendre en compteles diffeacuterences entre des deacutesirs de plaisirs et ce qui produit le plaisir raquo PHILODEgraveME Des choix et des rejets op cit V 3-7 p 564 Les deacutesirs ontpour objet ce qui est reacuteputeacute produire le plaisir et ce qui produit le plaisir ce manque de distinction confusion entraicircne des mauvais choixen privileacutegiant des deacutesirs vains et en meacuteprisant les deacutesirs neacutecessaires Ce passage se trouve dans la colonne immeacutediatement preacuteceacutedantnotre texte (ndegV) mais ne le preacutecegravede pas immeacutediatement car il existe une lacune estimeacutee agrave 20 lignes en fin de cette colonne

100

101

Bibliographie

Sources

I- EacutePICURE

A-EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- BOLLACK Jean Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1971

- CONCHE Marcel Lettres et maximes Paris Pr Univ de France coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987

- LAKS ANDREacute laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la Vie drsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PUL Lille coll laquo Cahiers dePhilologie raquo no 1 1976 p 1-118

- USENER HERMANN (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

- VON DER MUEumlHLL Peter Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et LeipzigTeubner 1922

- WOKTE Karl et Hermann USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlrKlassiche Philologie no 10 1888 p 175-201

B-TRADUCTIONS

- DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie drsquoEacutepicure in Vies et doctrines des philosophes illustres Marie-OdileGoulet-Cazeacute (eacuted) Jean-Francois Balaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaisecoll laquo La pochothegraveque raquo 1999

II- PHILODEgraveME DE GADARA

- PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in DELATTRE DANIEL et JACKIE PIGEAUD

(eacuted) Les eacutepicuriens Daniel Delattre (trad) Paris Gallimard coll laquo Bibliothegraveque de laPleacuteiade raquo no 564 2010 p 534-740

- PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances Voula Tsouna-MacKiranhan etGiovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro raquo no 15 1995

- PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquoira Giovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuoladi Epicuro raquo no 5 1988

III- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in DELATTRE DANIEL et JACKIE

PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens Pierre-Marie Morel (trad) Paris Gallimard colllaquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 564 2010 p 1028-1072

102

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription Martin Ferguson Smith (eacuted) NapoliBibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro Supplementi raquo no 1 1993

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscriptionMartin Ferguson Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di EpicuroSupplementi raquo no 3 2003

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen laquo Review of Supplement to Diogenes of Oenoanda the EpicureanInscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 79 2007 p 30-34

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen et Martin F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica no 42 2009 p 1-48

IV- AUTRES AUTEURS DE LrsquoANTIQUITEacute

LUCREgraveCE

- LUCREgraveCE De rerum natura Joseacute Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion coll laquo GF raquono 993 1997

ARISTIPPE

- E MANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill1961

- M ONFRAY (eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie GeacuteneacuteraleFranccedilaise 2006

ARISTOTE

- ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris colllaquo CUF raquo 1966

- ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris coll laquo Bibliothegraveque des textesphilosophiques raquo 1959

CICEacuteRON

- CICEacuteRON De finibus bonum et malorum Jules Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922

DEacuteMOCRITE

- DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques Jean-Paul Dumont et Hermann Diels (eacuted) ParisGallimard coll laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 345 1988

PLATON

- PLATON Oeuvres complegravetes Luc Brisson (eacuted) Monique Dixsaut (trad) Paris Flammarion2014

103

- PLATON Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967 vol 1

- PLATON Phegravedre Victor Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI

Commentaires

- BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le vocabulaire drsquoEpicure Paris Ellipses 2002

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997

- FREgraveRE Jean Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacutedLes belles Lettres coll laquo Collection drsquoeacutetudes anciennes raquo 1982

- MOREAU Joseph laquo Eacutepicure et la physique des Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70no 3 1968 p 286-294

- PIETTRE Reneacutee laquo Eacutepicure dieu et image de dieu  une autarcie extatique raquo Revue delrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

- RODIS-LEWIS Geneviegraveve Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975

- SALEM Jean Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin colllaquo Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie raquo 1989

- SEDLEY David laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille coll laquo Cahiers de philologie raquo no 1 1976 p 119-159

- TSOUNA-MACKIRANHAN Voula The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press2007

- VESPERINI Pierre Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard colllaquo Lrsquoeacutepreuve de lrsquohistoire raquo 2017

- VESPERINI Pierre laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine

httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 (consulteacute en ligne le 18 mars 2019)

- VESPERINI Pierre La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome EacutecoleFranccedilaise de Rome coll laquo Bibliothegraveque des Eacutecoles Franccedilaises drsquoAthegravenes et de Rome raquono 348 2012

104

Glossaire

Agrave lrsquoattention de mes amis et de ceux qui nrsquoeacutetudient pas la philosophie et lrsquoAntiquiteacute

Un glossaire est un pont entre la techniciteacute drsquoun travail et lrsquoenvie de le partagerIl ne srsquoadresse donc pas aux speacutecialistes qui roulent en VTT sur le vocabulairespeacutecialiseacute mais agrave ceux qui pourrait buter sur un mot avec leur veacutelo quotidienEt comme il nrsquoy a pas mieux qursquoun peu de rire pour agreacutementer lrsquoeffort monbut est ici de placere et docere plaire et instruire ce qui oblige parfois agrave sortirde la mine quelque peu grave et neutre du chercheur Qursquoon mrsquoen excuse etque lrsquoon poursuive son chemin

Les mots preacutesents dans ce glossaire sont ceux qui sont suivis drsquoune asteacuterisquedans le corps du texte

bull Apophtegme du grec ἀπόφθεγμα synonyme de sentence (tregraves utile quand on parledeacutejagrave des Maximes Capitales et des Sentences Vaticanes)

bull Axiologique qui touche agrave un systegraveme de valeurs

bull Cyreacutenaiumlque philosophie antique initieacutee par Aristippe de Cyregravene ougrave chaque plaisirisoleacute constituait le souverain bien Si vous avez bien lu ce meacutemoire vous savezpourquoi il nrsquoen va pas de mecircme chez Eacutepicure

bull Dialectique art de diviser pour mieux reacutegner sur les choses Non en veacuteriteacute crsquoest unepartie reacutecurrente de certaines philosophies antiques qui vise entre autres agrave cateacutegoriserles choses sous des concepts individueacutes autrement dit lrsquoart de distinguer les chosesentre elles et de produire des deacutefinitions comme je le fais en ce moment

Autre sens possible en philosophie antique art du dialogue qui avance ndash les sourds ensont malheureusement exclus (Hors-sujet Chez Hegel il faut comprendre qursquoil srsquoagitdu dialogue des ideacutees qui avancent en se contredisant puis en deacutepassant leurscontradictions ce qui est selon lui la structure du reacuteelhellip Et si vous nrsquoecirctes pas drsquoaccordavec cette thegravese crsquoest bien la preuve que vous ecirctes tout agrave fait dedans et que vous allezbientocirct ecirctre deacutepasseacute Pas tregraves facile de dialoguer avec Hegel )

bull Dichotomie division en deux parties

Pourquoi pas un autre mot Le problegraveme du mot franccedilais division est qursquoil nepreacutecise pas en lui-mecircme combien de part reacutesultent de cette opeacuteration sinon les tablesde division seraient beaucoup plus simples agrave meacutemoriser

105

bull Doxographe celui qui rapporte les doctrines (doxa) des autres

Diogegravene Laeumlrce (IIe-IIIe siegravecles de notre egravere) est le grand doxographe de lrsquoAntiquiteacutegracircce auquel nous sont parvenues bien des noms et des penseacutees qui nrsquoauraient que peuvoire pas du tout eacuteteacute transmises comme celle drsquoEacutepicure Vous ne pouvez qursquoimaginerla sympathie et lrsquointeacuterecirct que je lui portehellip

bull Ecdotique discipline qui concerne lrsquoeacutetablissement de texte Dans drsquoautres languescomme lrsquoitalien ou lrsquoallemand on appelle ccedila Philologie (ou filologia) mais pourquoifaire simple quand on peut faire compliqueacute

bull Eacutepisteacutemologie domaine de la philosophie qui srsquointeacuteresse agrave la maniegravere de connaicirctreaux processus de creacuteation de connaissance ainsi qursquoagrave sa valeur

bull Heacutetaiumlre du grec ἐταῖρος compagnon puis au feacuteminin courtisane

bull Heacuteteacuterogegravene qui nrsquoest pas de mecircme nature comme les grumeaux et la pacircte lorsquevous preacuteparez des crecircpes

bull ie pour id est agrave savoir autrement dit Crsquoest eacutecrit en italique crsquoest-agrave-dire que crsquoestune locution eacutetrangegravere ie latine dans mon cas

bull Informer Nrsquoallumez pas votre radio ou teacuteleacutevision car voilagrave lrsquoexplication en directLitteacuteralement crsquoest donner une forme de lrsquointeacuterieur (in-formare) crsquoest-agrave-dire unestructure agrave quelque chose qui nrsquoen a pas

Typiquement des philosophies comme celles de Platon ou drsquoAristote pensent que lamatiegravere nrsquoa pas de forme (in-forme avec le preacutefixe franccedilais privatif in- qursquoil ne fautpas confondre avec le preacutefixe latin in- agrave lrsquointeacuterieur) et que lrsquoideacutee rentre dedans pour lastructurer Exemple pour ceux qui ont bien suivi la pierre informe que le sculpteur vainformer selon lrsquoideacutee de son sujet pour qursquoelle en prenne lrsquoimage

bull Loci pluriel de locus version latine de τόπος qui signifie de maniegravere pas tregravescommune pour les non-latinistes lieux communs

bull Lyceacutee (lyceacuteen) Aristote nrsquoest plus tout jeune il nrsquoa pas dix-sept ans et des problegravemespour srsquoinscrire dans des formations du supeacuterieur via ParcourSup Il fait mieux il creacuteesa propre eacutecole en 355 av J-C Et pour mieux embrouiller les esprits dans vingt-cinqsiegravecles lrsquoancien membre de lrsquoAcadeacutemie creacutee le Lyceacutee (un signe de reacutegression dirontcertains de ses collegravegues envieux) Lyceacutee vient de λύκειον lieu pregraves duquel Aristotedeacutelivrait son enseignement il deacutesigne donc lrsquoeacutecole drsquoAristote Vous retiendrez doncque les lyceacuteens sont vieux de plus de deux milleacutenaires

106

bull Lycien Non ce nrsquoest pas une faute de frappe ou un autre accent pour deacutesigner leterme preacuteceacutedent mais un habitant de la Lycie province antique de lrsquoAsie Mineureactuellement au Sud-Ouest de la Turquie agrave lrsquointeacuterieur des terres Crsquoest dans cetteprovince que se situait Oinoanda ougrave un mur graveacute eacutepicuriennement par un certainDiogegravene a eacuteteacute retrouveacute crsquoest donc lui que nous deacutesignons sous cet adjectif

bull Ontologiquement par deacutefinition par nature par essence intrinsegravequement hellip Si vousavez drsquoautres caracteacuteristiques essentielles qui deacutefinissent mieux lrsquoontologie nrsquoheacutesitezpas agrave les ajouter hellip

bull Paraclausithuron thegraveme litteacuteraire latin ougrave lrsquoamant eacuteploreacute attend devant la portefermeacutee de sa dulcineacutee

bull Reacuteduire dans la cuisine philosophique pouvoir ramener totalement une chose agrave uneautre

bull Scholarque du grec σχόλη eacutecole et ἀρχῶν commandant le scholarque est celuiqui dirige une eacutecole philosophique dans lrsquoAntiquiteacute apregraves son fondateur Le premierscholarque eacutepicurien fut Hermarque ami drsquoEacutepicure qui pris la succession de lrsquoeacutecole agravesa mort

bull Synoptique qui donne une vision drsquoensemble

bull Terminus post quem locution latine (ccedila ne vous eacutetonnera pas de moi) qui deacutesigneune borne apregraves laquelle un eacuteveacutenement a eu lieu Son pendant chronologique est leterminus ante quem

Par exemple la remise du meacutemoire a pour terminus ante quem le 7 juin au soir et lecontentement de lrsquoauteur aura pour terminus post quem cette mecircme date

107

Table des matiegraveres

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat3

Sommaire6

Introduction7

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

1- Lucregravece une Veacutenus cynique 58

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non 61

α - Saisie du problegraveme61

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute63

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)64

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions65

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence67

ζ- Conclusion68

3- Questionnement de la question69

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

108

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

Conclusion geacuteneacuterale88

Table des annexes91

Bibliographie102

Glossaire105

Table des matiegraveres108

109

REacuteSUMEacute

Le deacutesir ne pouvant ecirctre reacuteduit agrave la raison lrsquoappreacutehension de cet affect par une philosophie lacontrait agrave reacuteveacuteler ses partis-pris eacutethiques Lrsquoeacutepicurisme en placcedilant le plaisir comme souverain bien et butde tous les vœux ne peut eacutechapper agrave la question du deacutesir Au fil des textes et des fragments qui nous restentse dessine par petites touches une certaine penseacutee du deacutesir Crsquoest ce traitement eacutepicurien des deacutesirs que cemeacutemoire se propose de deacutegager La logique physique de cet affect que lrsquoon peut tirer de lrsquoatomismeeacutepicurien permet de comprendre le fonctionnement du deacutesir ainsi que ses limites crsquoest-agrave-dire sa deacutefinitiondans le cadre du corps humain De la douleur agrave lrsquoapaisement du manque agrave la satisfaction le deacutesir donnelrsquoeacutelan vers la limite du corps qui est la perfection laquelle nous rend divin Au-delagrave de cette limite cebeacuteneacutefice nrsquoest plus valide et se transforme en source de maux sans fin sans satisfaction possible Une foisbien deacutelimiteacute ce champ du deacutesir on peut en deacutegager une cartographie interne agrave partir des termes deacutesignantles deacutesirs et de la ceacutelegravebre classification de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui structure la theacuteorie eacutethique du deacutesirCependant ce cadre ne suffit pas agrave deacutecider de la poursuite ou lrsquoabandon drsquoun deacutesir concret Seul le plaisiren tant que but est le critegravere drsquoun tel choix Mais ce plaisir doit ecirctre conccedilu comme le souverain bien quicomprend en positif des plaisirs particuliers et en neacutegatif lrsquoabsence de trouble du corps et de lrsquoacircme ce quineacutecessite de renoncer agrave la poursuite de certains plaisirs

Cette eacutetude srsquoappuie sur les textes eacutethiques drsquoEacutepicure dans la traduction proposeacutee par JeanBollack ainsi que sur les fragments de Diogegravene drsquoOinoanda et sur ceux du traiteacute de Philodegraveme de GadaraDes choix et des rejets (dont la colonne VI est interpreacuteteacutee en annexe) Lucregravece est pris comme un teacutemoinindispensable de lrsquoeacutepicurisme sans en ecirctre pour autant acteur selon la thegravese de Pierre Vesperini

MOTS CLEacuteS Eacutepicure eacutepicurisme deacutesir philosophie antique classification des deacutesirs tripartition desdeacutesirs Diogegravene drsquoOinoanda Philodegraveme de Gadara Des choix et des rejets Jean Bollack

SUMMARY

The notion of desire in Epicurean philosophy

As desire cannot be reduced to reason a philosophy attempting to understand this passion is forced toreveal its ethical postulates Moreover it is impossible for a philosophy positing pleasure both as the sovereigngood and as the object of all wishes to sidestep the study of desire Hence this dissertation intends to identifyand analyse the epicurean theory of desire The phyiscal logic of desire which finds its roots in epicureanatomism enables to discern not only the inner workings of this passion but also its definition that is itsdelimitation in relation to human nature From pain to assuagement from want to satisfaction desire gives theimpetus towards the limit of perfection the attainment of which confers divine status But as soon as this limit iscrossed desire starts working against us becoming impossible to satisfy and thereby an endless source oftorment Once this realm of desire is defined one can draw up its inner map notably thanks to the Letter toMenoeceus which also enables to understand the epicurean ethical theory of desire However the classificationcontained in the Letter should not be conceived as an infallible guide that explicitly tells us how to handle ourdesires When a choice has to be made it is only by following the criterion of pleasure that one can be sure totake the right decision But this requires to understand the exact nature of the ultimate pleasure that is ofperfection Its first element consists in the absence of bodily and spiritual trouble a state attained by the pursuitof specific types of pleasures But perfection also implies the attainment of positive pleasureThis study that primarily relies on the ethical texts written by Epicurus (in Jean Bollacks translation) iscompleted by analyses of fragments from Diogenes of Oenoanda and of Philodemus de Gadaras treatise OnChoices and Avoidances (the column VI of which is interpreted in the annex) This work also draws from thetexts of Lucretius but following Pierre Vesperinis thesis he is considered as a witness of epicurism rather thanas a follower of this school of thought

KEYWORDS Epicurus epicureanism desire Ancient philosophy classification of desires Diogenes ofOinoanda Philodemus of Gadara On choices and avoidances Jean Bollack

  • Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir
  • Conclusion
  • Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs
  • Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour
  • Conclusion
Page 6: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens

Sommaire

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

6

Introduction

Borneacute dans sa nature infinie dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu tombeacute qui se souvient descieux

Ces vers drsquoAlphonse de Lamartine1 illustrent dans la veine romantique un pan tragique de la

condition humaine la deacutemesure du deacutesir de lrsquohumain par rapport agrave sa nature Il semble

impossible au deacutesir drsquoecirctre mesureacute et fait toucher agrave lrsquohomme un infini qui ne peut ecirctre que

divin par essence excessif qursquoon ne peut raisonner le deacutesir est un principe de lrsquoaction

humaine concurrent de la raison Ce caractegravere non-rationnel ne se traduit-il pas par ses

ambiguiumlteacutes multiples Agrave la fois puissant moteur de lrsquoaction et facteur de vaines illusions agrave la

fois caracteacuterisant lrsquoindividu et le deacutepassant agrave la fois promesse et danger pour la satisfaction le

deacutesir semble deacutenoter un manque mais produit une tension un surplus dynamique pour le

combler

En tant que pheacutenomegravene humain incontournable et principe axiologique2 diffeacuterent de la

raison le deacutesir met cette-derniegravere agrave lrsquoeacutepreuve lorsqursquoelle cherche agrave le saisir dans un acte

reacuteflexif elle se confronte agrave un pheacutenomegravene radicalement autre qursquoelle-mecircme et force ainsi une

philosophie agrave reacuteveacuteler ses partis pris sur deux points fondamentaux Drsquoune part cette-derniegravere

laisse voir sa maniegravere de concevoir lrsquohumain son fonctionnement et ses affects Drsquoautre part

elle manifeste le statut de la raison ainsi que sa puissance humaine ou surhumaine en la

situant par rapport agrave un affect heacuteteacuterogegravene

Degraves lors nous pensons que le traitement des deacutesirs caracteacuterise de maniegravere speacutecifique ce

domaine de la philosophie qui srsquooccupe de lrsquohomme et de la bonne vie agrave mener agrave savoir

lrsquoeacutethique En effet il permet notamment de fixer la valeur du deacutesir et de ce qui fait lrsquoobjet ou

non du deacutesir Voilagrave pourquoi nous irons jusqursquoagrave dire qursquoil est une voie royale pour

comprendre une eacutethique

Nous choisissons de comprendre une penseacutee qui possegravede des partis pris peu partageacutes

en matiegravere eacutethique car crsquoest aussi par ce deacutecalage que lrsquoon prend pleinement conscience des

1Alphonse DE LAMARTINE laquo LrsquoHomme raquo Meacuteditations poeacutetiques 1820

2Les mots suivis drsquoune asteacuterisque sont deacutefinis dans la Glossaire agrave la fin de ce meacutemoire(p 101)

7

enjeux du traitement des deacutesirs Nous allons nous pencher sur lrsquoeacutepicurisme antique qui loin

de la plainte romantique nous semble penser un deacutesir mesureacute Cette doctrine promeut le

plaisir au rang de souverain bien tout en le reacuteduisant agrave une portion congrue et le deacutesir en

tant qursquoaffect humain qui tend vers le plaisir ne peut pas y ecirctre condamneacute radicalement mais

doit plutocirct avoir un traitement singulier

Mais eacuteclipseacute par des consideacuterations sur le plaisir le deacutesir ne fait pas lrsquoobjet drsquoune analyse

fileacutee chez les commentateurs reacutecents ceux-ci srsquoen tiennent souvent agrave des commentaires

eacuteparpilleacutes au greacute des traductions ou dans les livres consacreacutes agrave la doctrine eacutepicurienne agrave

expliciter et illustrer la ceacutelegravebre classification des deacutesirs Ce manque drsquoanalyse globale produit

souvent la confusion au sein drsquoun mecircme commentaire Par exemple on peut relever dans

lrsquoouvrage drsquoAndreacute-Jean Festugiegravere Eacutepicure et ses dieux par ailleurs inteacuteressant ces deux

propos contradictoires

Sous drsquoautres climats avec drsquoautres tempeacuteraments une telle meacutethode [de

gestion des deacutesirs] aurait pu conduire agrave une sorte drsquoaneacuteantissement de la per-

sonnaliteacute analogue au nirvacircna bouddhique Srsquoil est vrai que la sagesse consiste agrave

eacuteteindre en soi tous les deacutesirs [] lrsquoideacuteal serait drsquoecirctre complegravetement insensible

complegravetement atone et inerte [hellip] Le fait est que [cette voie] ne preacutesente avec la

doctrine eacutepicurienne que des analogies de surface3

Et plus loin

Un mecircme fait drsquoexpeacuterience les angoisses et les incertitudes de lrsquoeacutepoque [hellip]

a conduit Eacutepicure et Pyrrhon au mecircme terme lrsquoextinction des deacutesirs avec cette diffeacute-

rence que toutefois Pyrrhon a pousseacute plus loin le deacutetachement universel4

Ces deux extraits illustrent la tension non-reacutesolue et partant la confusion sur le sort que

lrsquoeacutepicurisme reacuteserve au deacutesir en procircne-t-il lrsquoextinction (mais un peu moins que ceux qui la

procircnent vraiment) Que faire alors de sa valorisation du plaisir En fin de compte propose-t-

il un nirvacircna modeacutereacute ou agrave lrsquoinverse un cyreacutenaiumlsme tempeacutereacute Cette tentative de

compreacutehension de la position drsquoEacutepicure sur les deacutesirs en la pensant comme un milieu entre

deux extrecircmes rate ce qui fait lrsquooriginaliteacute de sa penseacutee du deacutesir Malheureusement cet auteur

est victime drsquoun preacutejugeacute de simpliciteacute eacutetabli agrave lrsquoaune de philosophies tregraves eacuteloigneacutees alors

mecircme que par exemple la briegraveveteacute de son style est un gage de difficulteacute drsquointerpreacutetation

puisqursquoelle srsquoappuye sur lrsquoeacutevidence drsquoun temps qui nrsquoest plus le nocirctre drsquoougrave le risque de

3A-J FESTUGIEgraveRE Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997 p46-47 Crsquoest nous qui soulignons

4Id p 123 Crsquoest nous qui soulignons8

recourir et projeter des cateacutegories modernes sur des probleacutematiques et des enjeux antiques

pourtant tregraves diffeacuterents En plus de preacuteparer le terrain agrave ces deacuteformations ce preacutejugeacute a aussi

tendance agrave preacutesenter un Eacutepicure simplifieacute enlevant ainsi leur complexiteacute et leur force agrave

certains de ses raisonnements Nous affirmons donc avoir affaire agrave un auteur agrave la penseacutee

complexe qui meacuterite qursquoon tente de le comprendre agrave partir de sa doctrine mecircme Crsquoest agrave partir

de lrsquoeacutepicurisme mecircme que lrsquoon cherchera donc agrave cerner cette notion5 de deacutesir dans la doctrine

eacutepicurienne

Nous nous poserons donc la question suivante quel est le traitement de la notion de

deacutesir chez Eacutepicure Preacutecisons le questionnement puisque crsquoest un auteur original quelle est

la speacutecificiteacute de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir Quelles sont les caracteacuteristiques du deacutesir

selon lui Qursquoest-ce qui porte structure limite cet affect Et aussi quelle est la valeur du

deacutesir

Pour aborder la penseacutee eacutepicurienne il est essentiel de mettre en lumiegravere le cadre fondamental

de cette doctrine Le deacutesir comme tout reacutealiteacute chez Eacutepicure est traiteacute du point de vue

atomique et pris dans la science de la nature Agrave partir de cela il apparaicirct que cette science

nous deacutefinit le deacutesir par son extension entre la douleur et le plaisir permise par la limite du

corps humain Agrave lrsquointeacuterieur de cette nature la science nous apprend de faccedilon abstraite ce qui

structure les diffeacuterents rapports entre le corps humain lrsquoobjet du deacutesir et le plaisir ndash tel est le

veacuteritable objet de la classification des deacutesirs ndash De faccedilon concregravete crsquoest la consideacuteration du

corps actuel face agrave un objet particulier et dans une circonstance donneacutee qui permet de deacutecider

si le plaisir deacutecoule de la poursuite du deacutesir ou non Le plaisir est baseacute sur lrsquoabsence de

douleur mais comporte une dimension positive Ce but du deacutesir une fois atteint permet

drsquoacceacuteder agrave la perfection physique de lrsquohomme semblable agrave celle des dieux

Pour appuyer notre conception de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir nous proceacutederons

ainsi Il faut drsquoabord comprendre par quoi cet affect est deacutefini et eacutetudier son fonctionnement

normal Trois eacutetats atomiques du corps humain marquent la meacutecanique du deacutesir le manque

douloureux duquel naicirct le deacutesir la limite du corps combleacute vers laquelle il tend et la perfection

qui srsquoensuit Mais le deacutesir peut encore dysfonctionner et outrepasser cette limite et finir dans

lrsquoexcegraves il faudra saisir ce qui le fait sortir des limites qui constituent sa nature

5Nous parlons de notion de deacutesir et non pas de concept car on peut faire le tour drsquounconcept et clore la penseacutee or le deacutesir nrsquoest pas fixe arrecircteacute de maniegravere deacutefinitivemais cerneacute par des concepts des images des lieux communs hellip

9

Une fois les deacutefinitions exteacuterieures poseacutees nous nous pencherons sur les bornes inteacuterieures au

champ des deacutesirs en srsquoattachant aux sens particuliers des mots deacutesignant les deacutesirs et surtout

aux structures qui deacutepartagent des types de deacutesirs Drsquoabord nous montrerons la speacutecificiteacute du

terme ἐπιθυμία qursquoemploye Eacutepicure pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral par rapport agrave drsquoautres

philosophies antiques Puis nous nous pencherons sur la classification des deacutesirs qui

cateacutegorise les deacutesirs en essayant drsquoen deacutegager la structure Enfin nous nous attarderons sur

des deacutesirs complexes les deacutesirs amoureux et sexuels et montrerons qursquoil est probleacutematique

de tirer des conclusions concregravetes de cette classification geacuteneacuterale

Enfin connaicirctre la destination des deacutesirs le plaisir nous permettra drsquoappreacutecier lrsquoorientation

des deacutesirs Nous montrerons que la deacutecision de poursuivre un deacutesir est lieacute agrave la consideacuteration

de lrsquoeacutetat particulier par rapport au plaisir Le plaisir but et critegravere de lrsquoaction du deacutesir

demeure difficile agrave saisir dans son uniteacute en tant que bien isoleacute et souverain bien agrave la fois

Mais il semble qursquoil revecirct un caractegravere pleinement positif ce qui deacuteteint sur le deacutesir qui le

vise

Meacutethode

Afin de reacutepondre agrave ces questionnements nous devons nous tourner vers les textes En

effet crsquoest en eux que se manifeste la notion de deacutesir dans les mots employeacutes pour le

deacutesigner mais aussi dans leurs rapports avec drsquoautres termes qursquoils soient des concepts

mobiliseacutes dans des logiques ou des associations reacutecurrentes Lrsquoeacutetat fragmentaire des textes

eacutepicuriens nrsquoest sans doute pas ideacuteal pour faire le tour de la question mais la forte coheacuterence

doctrinale qui anime lrsquoeacutecole (-IIIendashIIIe siegravecles) tregraves fidegravele agrave la penseacutee du fondateur et son

recours aux textes synoptiques permettent de deacutegager une penseacutee assez consistante pour ecirctre

eacutetudieacutee

Corpus

Pour ces mecircmes raisons nous avons choisi de baser notre eacutetude sur les textes du

fondateur les plus importants mais de regarder aussi chez drsquoautres eacutepicuriens grecs

Philodegraveme de Gadara et Diogegravene drsquoOinoanda en lrsquooccurrence lorsqursquoils explicitent Eacutepicure

poursuivent sa penseacutee apportent des preacutecisions voire des nouveauteacutes Enfin certains teacutemoins

de lrsquoeacutepicurisme au premier rang desquels Lucregravece pourront nous fournir des informations

importantes mecircme srsquoil faudra eacutevaluer leur pertinence Nous nous sommes concentreacute sur les10

textes eacutethiques mais la physique eacutetant omnipreacutesente dans la penseacutee du Jardin nous

eacutevoquerons parfois les textes sur la science de la nature Nous allons deacutetailler par auteur les

textes principaux pour notre eacutetude et leurs eacuteditions de reacutefeacuterence

Commenccedilons par les eacutecrits drsquoEacutepicure (341-270 av J-C) fondateur du Jardin agrave

Athegravenes en 306 avant notre egravere La majoriteacute de son œuvre nous est transmise par le

doxographe Diogegravene Laeumlrce (~IIIe siegravecle ap J-C) au dixiegraveme livre de ses Vies doctrines et

sentences des philosophes illustres Apregraves des eacuteleacutements biographiques sur Eacutepicure lrsquoouvrage

se clocirct sur ses Lettres philosophiques Lettre agrave Heacuterodote (sect 35-83) sur les principes du savoir

et la physique puis agrave Pythoclegraves (sect 84-116) sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes puis la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee (sect 122-135) sur les principes eacutethiques suivie des Maximes capitales (sect 139-154)

Diogegravene Laeumlrce entrecoupe les passages de reacutesumeacute de doctrine un sur le sage (sect 117-121)

lrsquoautre sur le plaisir (sect 136-138) Agrave ces textes on ajoute les Sentences Vaticanes retrouveacutees au

XIXe siegravecle dans un manuscrit du Vatican et publieacutees pour la premiegravere fois en 18886

Lrsquoensemble des textes eacutethiques drsquoEacutepicure et sur Eacutepicure (la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee les Maximes et

les Sentences) a eacuteteacute reacuteuni eacutetabli traduit et commenteacute par Jean Bollack dans La penseacutee du

plaisir7 Les textes drsquoEacutepicure que nous utilisons ici diffegraverent en certains points de ceux

communeacutement utiliseacutes car lrsquoeacutetablissement de texte prend le parti de la fideacuteliteacute aux manuscrits

et la traduction moins simple tente de comprendre agrave nouveau frais la philosophie du Jardin

Nous avons choisi cette eacutedition par affiniteacute avec les partis-pris qui y sont affirmeacutes notamment

la complexiteacute de lrsquoauteur et surtout pour la justification des choix ecdotiques et de

traduction

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee est un reacutesumeacute de lrsquoenseignement eacutethique drsquoEacutepicure De fait elle

deacuteveloppe les principales theacuteories en parcourant tout le chemin eacutethique de la doctrine Crsquoest

pour cela qursquoil sera un texte central dans nos analyses

Les Maximes capitales au nombre de quarante constituent un recueil vraisemblablement

eacutetabli dans les deacutebuts de lrsquoeacutepicurisme et rassemblent des maximes sur les sujets divers Les

Sentences vaticanes se preacutesentent eacutegalement comme une recollection de dictons eacutepicuriens au

nombre de quatre-vingt-un mais dont la composition ne semble pas aussi eacutetudieacutee que pour les

Maximes il est sans doute plus tardif

6K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr KlassichePhilologie no 10 1888 p 175-201

7J BOLLACK et al La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit 1975

11

Nous lisons le reste du texte de Diogegravene Laeumlrce dans la traduction franccedilaise parue en 1999

proposeacutee par Jean-Franccedilois Balaudeacute pour le livre X8 et nous signalons un ouvrage qui nrsquoa

pas perdu son inteacuterecirct depuis 1887 notamment parce qursquoil regroupe des extraits de textes

antiques parlant drsquoEacutepicure les Epicurea drsquoHermann Usener9

Nous avons eacutegalement trouveacute des passages forts inteacuteressants dans le dernier texte

eacutepicurien connu Il srsquoagit drsquoune inscription murale monumentale due agrave un notable du nom de

Diogegravene (dont on estime qursquoil veacutecut agrave la fin de IIe siegravecle de notre egravere) qui expose aux passants

de la ville drsquoOinoanda en Lycie la doctrine drsquoEacutepicure Malgreacute son eacutetat fragmentaire (on

estime nrsquoavoir deacutecouvert qursquoun quart de lrsquoinscription)10 on peut en tirer des deacuteveloppements

de thegravemes et drsquoarguments eacutepicuriens le tout agreacutementeacute drsquoeacutecrits drsquoEacutepicure lui-mecircme et de

Maximes Capitales ce texte demeure tregraves orthodoxe et a surtout le meacuterite drsquoillustrer

diffeacuteremment ou drsquoapporter des deacutetails nouveaux

Depuis la deacutecouverte du mur au XIXe siegravecle plusieurs campagnes de fouilles ont eacuteteacute meneacutees

Le texte le plus reacutecent a eacuteteacute eacutetabli par Martin Ferguson Smith en 199311 augmenteacute dix ans

plus tard12 puis compleacuteteacute par des bilans de fouilles de 2006 agrave 2014 Nous nous en sommes

tenu agrave lrsquoeacutetat du texte en 2010 la traduction franccedilaise proposeacutee par Pierre-Marie Morel elle

se base sur le texte de 200913

Nous avons eacutegalement eu recours agrave Philodegraveme de Gadara (~110-~40 av J-C) dont

nous avons les fragments de ses traiteacutes laisseacutes dans la bibliothegraveque des Papyrii que les

cendres du Veacutesuve ensevelirent en 70 de notre egravere Philodegraveme perpeacutetue la doctrine

eacutepicurienne et innove agrave la fois Parmi ses nombreux traiteacutes un a retenu notre attention en

matiegravere de deacutesir Des choix et des rejets court fin de traiteacute situeacute agrave la fin du rouleau PHerc

1251 dont le titre supposeacute indique clairement qursquoil srsquoagit drsquoun traiteacute eacutethique portant sur le

8DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999

9H USENER (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

10Pierre-Marie MOREL laquo Notice raquo in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensParis Gallimard 2010 p 1403

11DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription M F Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis1993

12DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscription M FSmith (eacuted) Napoli Bibliopolis 2003

13DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit trad fr P-M Morel p 1029-1072

12

comportement agrave adopter pour atteindre le bonheur Il contient quelques fragments

malheureusement pas toujours utilisables sur le traitement des deacutesirs Situeacutes agrave la fin du

rouleau PHerc 1251 les fragments comportent des passages sur ce thegraveme Le texte original

est publieacute avec une traduction anglaise14 et la traduction franccedilaise est le fait de Daniel

Delattre15

Enfin nous utiliserons aussi lrsquoeacutecrit de Lucregravece De rerum natura dans lrsquoeacutedition

bilingue de Joseacute Kany-Turpin16 Cependant nous ne lui donnerons pas le mecircme statut que les

preacuteceacutedents textes La lecture de lrsquoouvrage de Pierre Vesperini Lucregravece Archeacuteologie drsquoun

classique europeacuteen17 nous a convaincu de penser Lucregravece comme un poegravete ayant pour matiegravere

les dogmes eacutepicuriens et non plus comme un philosophe eacutepicurien un peu speacutecial Degraves lors

on srsquoautorise agrave penser que tout est loin drsquoecirctre eacutepicurien dans ce texte en ce que drsquoautres

eacutecoles philosophiques srsquoy font sentir et qursquoil joue dans le domaine de la litteacuterature Pour ce

qui tient agrave la philosophie lrsquoauteur rapproche le De rerum natura dans certains de ses discours

aux cyniques et sa deacutemarche agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote18 Il note lrsquoeffacement de lrsquoeacutethique

eacutepicurienne19 et la preacutepondeacuterance de la physique atomique20

Cette theacuteorie nous amegravene donc agrave reconsideacuterer ce texte comme un teacutemoignage indispensable de

lrsquoeacutepicurisme ndash parce qursquoil nous livre des preacutecisions ineacutedites surtout en matiegravere physique ndash

qursquoil faut sous-peser agrave lrsquoaune drsquoautres origines que celle drsquoEacutepicure afin drsquoen deacuteterminer la

compatibiliteacute ou non

14PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances V Tsouna-MacKiranhan et G Indelli(eacuted) Napoli Bibliopolis 1995

15PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit trad fr Daniel Delattre p 563-570

16LUCREgraveCE De rerum natura J Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion 1997

17P VESPERINI Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard 2017

18Id p 166-167

19Id p 125-126

20Id p 164-166 Voir aussi infra note 9413

Partie 1

-

Le fonctionnement du deacutesir deacutefinition atomique de

lrsquoaffect et physique du sujet deacutesirant

Avant drsquoecirctre une question eacutethique le deacutesir est chez Eacutepicure une question physique Le

philosophe du Jardin propose une approche physicaliste de cet affect en le pensant en termes

de quantiteacute drsquoatomes de matiegravere suivant des lois deacuteterminables par la raison Toutes les

eacutetapes ici deacutecrites ndash le manque la limite la perfection et lrsquooutrepassement ndash sont donc agrave

comprendre dans un acception physique Cependant il ne faudrait pas se laisser tromper par

le sens de ce dernier mot et croire que ce modegravele de deacutesir ne srsquoappliquerait qursquoau corps car

lrsquoacircme aussi est mateacuterielle21 et peut connaicirctre agrave lrsquoinstar du corps le manque et le deacutesordre

atomique

Cette penseacutee du deacutesir cherche agrave ecirctre descriptive et normative agrave la fois ce qui entraicircne des

divergences entre ce que lrsquoἐπιθυμία (deacutesir) est censeacute ecirctre et ce qursquoil est parfois Cependant

ces tensions nous amegravenent agrave deacutegager un modegravele de fonctionnement normal ndash autant dans le

sens habituel que le sens de norme22 ndash du deacutesir dans lequel peuvent se glisser des cailloux qui

font deacuterailler la meacutecanique car un modegravele de fonctionnement nrsquoempecircche en rien des

21 Ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι laquo lrsquoacircme est un corps raquo rappelle Eacutepicure au sect 63 de la Lettre agraveHeacuterodote

22 Nous prions le lecteur beacuteneacutevole de bien vouloir garder en tecircte les deux possibiliteacutesdes significations de norme ou de devoir soit habituel et normatif car elles noussemblent indissociables pour bien comprendre le modegravele physique du deacutesir

14

dysfonctionnements Crsquoest ce que nous avons cru reconnaicirctre dans les textes eacutepicuriens et que

nous allons preacutesenter suivant ces deux temps

15

Chapitre 1 ndash Modegravele de fonctionnement du deacutesir

Nous deacuteroulons ici le fonctionnement physique du deacutesir selon la norme eacutepicurienne

Ce modegravele comporte trois temps le manque la limite et son revers la perfection Ces trois

eacutetapes pourraient former un cycle reacutepeacuteteacute agrave lrsquoidentique sans fin si la derniegravere sans pour autant

supprimer les deux autres nrsquoapportait pas agrave lrsquohomme une modification fondamentale

a) Du manque

Le deacutesir trouve son origine dans le manque Ce manque est ducirc agrave la perte atomique que nous

subissons du fait mecircme de vivre notre corps se deacutepense de diverses maniegraveres qui lui font

perdre des atomes Chez Lucregravece on trouve agrave plusieurs reprises des exemples de ce

pheacutenomegravene

Quippe etenim fluere et recedere corpora rebus multa modis docui sed

plurima debent ex animalibursquo quae quia exercita motu

En effet jrsquoai montreacute que mille corpuscules eacutemanent et srsquoenfuient diverse-

ment des choses parce qursquoils sont en mouvement23

Ici le poegravete pointe le mouvement comme cause de lrsquoeacutechappement de ces corpora rebus une

des traductions de Lucregravece pour le grec ἀτόμος (atome) ailleurs crsquoest la voix qui se fatigue

apregraves une longue conversation preuve de sa corporeacuteiteacute24 Toute deacutepense physique entraicircne la

fatigue Or lrsquoeacutepicurisme laquo conccediloit tout agir et tout pacirctir exclusivement comme un transfert

drsquoatomes raquo25 ainsi que lrsquoexplique Jean Salem Faire une action revient agrave expulser des atomes

hors de soi quand ressentir la fatigue signifie que lrsquoon eacuteprouve un manque cette sensation

est donc le signe drsquoune modification atomique Preacutecisons que pour autant ce changement

demeure imperceptible agrave lrsquoœil nu La Lettre agrave Heacuterodote sur la physique drsquoEacutepicure explique

bien ce paradoxe entre lrsquoeacutemission continue de particules et la constance de lrsquoapparence Καὶ

γὰρ ῥεῦσις ἀπὸ τῶν σωμάτων [hellip] ἐπίδηλος σημειώσει διὰ τὴν ἀνταναπλήρωσιν

laquo crsquoest qursquoun flot qui srsquoeacutechappe drsquoune partie quelconque des corps [hellip] ne se laisse pas

marquer avec eacutevidence du fait de la substitution raquo26 Une reacutegeacuteneacuteration constante agrave la surface

23LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 860-862 p 290-291

24Id IV v 540-541 p 272-273

25J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 17

26EacutePICURE Lettre agrave Heacuterodote in J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicureParis Eacuteditions de Minuit 1971 sect 48 p 94-95

16

de lrsquoobjet permet de substituer aux particules alleacutees former des perceptions de nouvelles

images de sorte que les contours de lrsquoindividu demeurent constants Cette opeacuteration nommeacutee

ἀνταναπληρῶσις nrsquoest pas sans contrepartie puisqursquoelle eacutepuise progressivement et

sucircrement les corps Ainsi le fait mecircme de se rendre perceptible en coucircte agrave lrsquoorganisme

comme le souligne Lucregravece puisqursquoau fil du temps nous dit-il on voit srsquoamoindrir les statues

souvent toucheacutees27 sur le long terme cette reacutegeacuteneacuteration est le privilegravege des vivants

Mais contrairement aux statues les vivants ont la sensation douloureuse de leur manque

laquo His igitur rebus rarescit corpus et omnis subruitur natura dolor quam consequitur rem raquo

preacutecise Lucregravece au chant IV laquo ainsi leur corps se rareacutefie et leur nature se mine entiegraverement

survient une souffrance raquo28 Cocircteacute grec crsquoest le terme ἡ ἔνδεια et ses variantes que lrsquoon

retrouve pour exprimer le manque celui-ci se voit souvent attacheacute agrave lrsquoinsatisfaction ou agrave la

douleur comme dans la Maxime 18 ougrave Eacutepicure parle de lrsquoἔνδειαν ἀλγοῦν (douleur du

manque) en preacutecisant qursquoil faut lrsquoabolir De cette souffrance va naicirctre un eacutelan qui vise agrave

reacutegeacuteneacuterer le corps crsquoest le deacutesir Le deacutesir apparaicirct donc suite au manque et agrave la douleur en

poursuivant la lecture de ce mecircme passage de Lucregravece on voit le poegravete justifier ainsi lrsquoamor

edendi (amour de manger v 869) ou le ieiuna cupido (le deacutesir affameacute la faim v 875)

preuve de la correacutelation eacutetroite entre le manque devenu souffrance et le deacutesir Lrsquoauteur pousse

mecircme le deacutetail jusqursquoagrave faire le reacutecit de lrsquoabsorption des atomes aux vers 867-876 ougrave ceux-ci

reacuteintegravegrent et apaisent les membres qui les reacuteclamaient

Cette sensation douloureuse qui provoque la naissance du deacutesir nous semble pouvoir

constituer dans lrsquoeacutepicurisme la limite basse du deacutesir crsquoest-agrave dire le point en-dessous duquel il

est impossible de reacuteduire le deacutesir En effet la philosophie du Jardin se soucie plus de

deacuteterminer la limite haute des deacutesirs celle au-delagrave de laquelle il faut reacuteduire ses deacutesirs qursquoune

limite basse ce qui lui a parfois valu drsquoecirctre qualifieacutee drsquoasceacutetique Contre cette penseacutee Jean

Salem a voulu valoriser la laquo fonction anti-asceacutetique raquo29 de lrsquoeacutepicurisme en srsquoappuyant sur la

Sentence Vaticane 63 En effet il voit dans ce texte une prescription eacutethique ougrave laquo mecircme dans

la restriction il y a une mesure raquo30 selon la traduction qursquoil retient Cette traduction ne fait

cependant pas lrsquounanimiteacute puisque Jean Bollack lui donne un autre sens De fait

lrsquohermeacuteneute lillois comprend la sentence comme exprimant un principe eacutepisteacutemologique

lrsquoexcegraves de preacutecisions comme le manque de deacutetails nuisent agrave la clarteacute qui megravene agrave

27LUCREgraveCE De rerum natura op cit I v 312-318 p 68-71

28Id IV v 865-866 p 290-291

29J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 94

30Id p 9517

lrsquoindeacutetermination Pour le deacutetail de cette controverse avec les textes grecs et leurs traductions

nous vous renvoyons agrave lrsquoannexe 1 Si nous preacutefeacuterons lrsquooption que propose M Bollack nous

nrsquoen rejetons pas pour autant lrsquointuition de M Salem lrsquoeacutepicurisme nrsquoest pas un asceacutetisme

dans le sens ougrave il ne procircne pas une reacuteduction agrave lrsquoinfini des deacutesirs et des satisfactions Mais le

problegraveme de lrsquoasceacutetisme se pose-t-il vraiment Tel qursquoil semble deacutefini dans ce deacutebat cette

conception reste assez eacuteloigneacutee du contexte ou du moins des preacuteoccupations de lrsquoeacutepicurisme

antique crsquoest en fait une probleacutematique moderne qui srsquoest attacheacutee aux textes drsquoEacutepicure et

nous allons montrer en quoi elle nous paraicirct nulle et non-avenue31 En effet y a-t-il vraiment

besoin de preacuteciser une limite basse La douleur paraicirct eacutevidemment le point que lrsquoon ne peut

pas franchir pour finir dans des privations insupportables pour notre nature et qui

provoqueraient la mort Il est impossible pour le deacutesir de disparaicirctre en tant que reacuteaction agrave la

douleur du manque et ce serait folie mortifegravere que de srsquoexercer dans ce sens Aussi peut-on

arguer qursquoune telle limite des deacutesirs est subie plutocirct que choisie du fait par exemple de la

pauvreteacute elle preacutesente degraves lors beaucoup moins drsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutethique en tant que choix de

vie On pourrait dire qursquoun sens commun voire naturel reconnaicirct cette limite basse qursquoil

nrsquoest alors plus besoin de theacuteoriser En revanche la limite haute par sa transgression

potentielle et effective reste la seule probleacutematique Raison pourquoi crsquoest cette-derniegravere qui

fait lrsquoobjet des analyses et des prescriptions eacutepicuriennes

Le manque comme origine du deacutesir connaicirct cependant une exception notable le deacutesir

sexuel tel qursquoil est deacutecrit chez Lucregravece En effet si le manque fonctionne bien avec la faim

comme manque de nourriture la soif comme manque drsquoeau etc il est contredit par le deacutesir

sexuel qui prend sa source selon une optique exclusivement masculine dans le

remplissement des testicules

[decet] iacere umorem conlectum in corpara quaeque nec retinere semel

conuersum unius amore et servare sibi curam certumque dolorem

[il convient] de jeter en toute autre personne [que lrsquoecirctre aimeacute] le liquide

amasseacute au lieu de le garder au mecircme amour voueacute et de nous assurer la

peine et la souffrance32

Le deacutesir deacuterive drsquoun trop-plein de liquide seacuteminal (umor conlectus) qursquoil faut eacutevacuer sous

peine de douleur Jean Salem parle drsquoun laquo besoin tregraves reacuteel drsquoune certaine deacuteperdition de

31Nous rappelons que le mot asceacutetisme a un sens diffeacuterent pour les Grecs ἄσχεσις

veut dire exercice Agrave cause de la confusion que peut entraicircner la polyseacutemie du mot ilest drsquoautant plus souhaitable de renoncer agrave parler drsquoasceacutetisme eacutepicurien dans unsens moderne

32LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-1067 p 300-30118

matiegravere raquo33 Agrave notre connaissance il nrsquoest pas drsquoautres textes eacutepicuriens qui soient aussi preacutecis

sur le sujet pour redoubler Lucregravece qui comme nous lrsquoavons preacuteceacutedemment poseacute34 doit ecirctre

pris avec preacutecaution surtout lorsqursquoil parle drsquoeacutethique Sans trancher pour autant cette question

de la fideacuteliteacute de la parole lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme en matiegravere de sexualiteacute35 il est possible

qursquoEacutepicure approuve agrave lrsquoexcegraves comme origine du deacutesir Cessons drsquoopposer manque et excegraves et

voyons-les tous deux plutocirct comme le contraire de lrsquoeacutequilibre Si alors le deacutesir se manifeste

lorsqursquoil y a deacuteseacutequilibre atomique trop-plein et manque peuvent eacutegalement faire naicirctre le

deacutesir Si les textes parlent avant tout du manque crsquoest qursquoil est la principale modaliteacute du

deacuteseacutequilibre la plus courante Mais rien nrsquointerdit que lrsquoaccumulation lrsquoexcegraves ndash en

lrsquooccurrence les commentateurs rappellent souvent agrave la suite de la scolie au sect 66 de la Lettre

agrave Heacuterodote que les organes sexuels se remplissent drsquoatomes venus de tout le corps36 ndash ait

aussi lieu provoquant un deacutesir de perdre le surplus Pour nous cette hypothegravese que nous

retenons aurait besoin drsquoecirctre confirmeacutee par des textes eacutepicuriens autres que celui de Lucregravece

afin de srsquoassurer que lrsquoeacutepicurisme va bien dans ce sens

Quoiqursquoil en soit que le manque soit la seule condition du deacutesir ou que le trop-plein srsquoy

ajoute aussi lrsquoaffect provoqueacute cherche un eacutequilibre une limite ougrave se reacutesolve cet eacutelan

b) De la limite

La penseacutee de la limite occupe une place importante dans la physique et lrsquoeacutethique

eacutepicurienne Nous explorons ici sa dimension physique en rapport avec le deacutesir Ici la limite

du deacutesir se comprend comme lrsquohorizon vers lequel doit tendre le deacutesir

La limite est une notion tregraves deacutetermineacutee Pas question en effet de srsquoen remettre

uniquement aux sensations de chacun pour la trouver elle se fonde par la theacuteorie Crsquoest la

φυσιολογία la science de la nature qui nous lrsquoenseigne

Εἰ μηθὲν ἡμᾶς αἱ τῶν μετεώρων ὑποψίαι ἠνωχλοῦν καὶ αἱ περὶ θανάτου

μή ποτε πρὸς ἡμᾶς ᾖ τι ἔτι τε τὸ μὴ κατανοεῖν τοὺς ὅρους τῶν

ἀλγηδόνων καὶ τῶν ἐπιθυμιῶν οὐκ ἂν προσεδεόμεθα φυσιολογίας

33J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

34Voir supra p 13

35 Sur ce sujet voir infra p 56-59

36Voir M CONCHE Lettres et maximes Paris Pr Univ de France 1987 p 66 parexemple

19

Si les appreacutehensions des pheacutenomegravenes du ciel ne nous tracassaient pas et

celles qursquoon eacuteprouve au sujet de la mort mdash qursquoelle puisse ecirctre quelque

chose en rapport avec nous mdash et encore le fait de ne pas connaicirctre les deacute-

finitions (ὅροι) des douleurs et des deacutesirs nous nrsquoaurions pas en plus be-

soin de la science des substances (φυσιολογία)37

Rappelons drsquoabord lrsquoimportance de cette science de la nature des choses Une mauvaise

lecture de cette maxime 11 peut donner lrsquoimpression que dans sa signification centrale elle

cherche agrave minimiser la science de la nature des choses en la reacuteduisant aux reacuteponses qursquoelle

permet dans le domaine eacutethique Or crsquoest bien son caractegravere indispensable qursquoelle souligne en

formulant son raisonnement agrave lrsquoirreacuteel du preacutesent les verbes agrave lrsquoimparfait (ἠνωχλοῦν et

προσεδεόμεθα) la preacutesence de la particule ἂν nous conduisent agrave comprendre le si comme

un si jamais la condition nrsquoeacutetant pas reacutealiseacutee et en lrsquooccurrence impossible agrave reacutealiser Jean

Bollack met en avant dans son commentaire que le raisonnement drsquoEacutepicure laquo montre que

nous avons besoin de cette science parce que nous ne pouvons pas ne pas nous former

drsquoopinions sur le soleil sur la mort ou sur notre propre nature raquo38 La theacuteorie a donc pour rocircle

drsquoinformer la sensation afin qursquoelle reconnaisse la limite et ne soit pas sous lrsquoemprise de

lrsquoopinion dont lrsquoapparition est ineacutevitable mais qui la deacuteforme Lrsquohabitation de la sensation

par la penseacutee reacutefleacutechie est nous le verrons encore par la suite une caracteacuteristique importante

de la penseacutee drsquoEacutepicure39

La maxime souligne aussi le lien entre savoir physique et eacutethique il srsquoagit bien de connaicirctre

(τὸ κατανοεῖν) action theacuteorique srsquoil en est pour eacuteviter un affect indeacutesirable le tracas

(ἠνωχλοῦν) Ce qui fait preacuteciseacutement ici lrsquoobjet du savoir concernant les deacutesirs crsquoest lrsquoὅρος

(borne) Jean Bollack propose de diffeacuterencier ὅρος de πέρας (limite) mot proche que lrsquoon

retrouve dans la maxime preacuteceacutedente en comprenant le premier comme laquo les limites qui

permettent de distinguer les diffeacuterentes cateacutegories [du deacutesir] raquo40 et le second comme

37EacutePICURE Maxime Capitale 11 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes morauxcommentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975 p 277 Le traducteur a choisilrsquoexpression laquo science de substances raquo qui pourra en gecircner certains il ne cherchepas agrave rappeler drsquoautres traditions philosophiques mais vise par lagrave la science de lanature des choses (de rerum natura comme dirait certains) pour bien distinguer laphusiologia drsquoune science de la nature qui ne serait qursquoune physique au sens modernedu terme Nous renvoyons agrave son commentaire 21 (p 278 de son ouvrage) quipreacutecise lrsquoeacutetendue exacte drsquoune telle science

38Id p 278

39Voir la maxime 20 qui exprime bien cette ideacutee

40J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 274 1120

laquo exprimant la nature limiteacutee du deacutesir raquo41 Dans la maxime 11 il est donc question de

deacutelimitations internes au deacutesir que nous apprend la physique et non de la deacutelimitation

externe Quoiqursquoil en soit ces deux limites constituent les seules deacutefinitions du deacutesir que nous

trouvons dans les textes eacutepicuriens il faut ici prendre deacutefinition dans son sens drsquoextension

une extension agrave la fois deacutetermineacutee et structureacutee inteacuterieurement42 Nous traitons ici de son

eacutetendue et sa structure inteacuterieure sera eacutetudieacutee plus tard43

Ce qui limite exteacuterieurement le deacutesir la phusiologia nous enseigne que crsquoest la

reacutepleacutetion atomique qui est un non-manque et un non-surplus agrave la fois Un non-manque drsquoune

part crsquoest ce que nous disent ces mots que lrsquoon retrouve dans les passages traitant du deacutesir

formeacutes sur la racine -πληρ- signifiant remplir συμπληρῶ agrave la maxime 26 εἰσπληρῶ dans

la 10 ἐκπληρῶ chez la sentence 21 ou encore πλήρωμα pour la 59 ou encore συντελῶ

qui signifie accomplir dans la maxime 30 hellip La variation des preacuteverbes peut indiquer un peu

plus finement le processus44 mais lrsquohorizon reste le mecircme qui est la reacutepleacutetion Un non-

surplus drsquoautre part crsquoest ce que nous dit en creux la maxime 10

Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς

διανοίας τοὺς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων ἔτι τε τὸ

πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα

αὐτοῖς πανταχόθεν εἰσπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καί οὐθαμόθεν οὔτε τὸ

ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπουμένoν ἔχουσιν ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν

Si ce qui produit les plaisirs des deacutebaucheacutes dissipait les craintes de la pen-

seacutee et particuliegraverement celles qui portent sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes

sur la mort et sur les douleurs et si en plus cela enseignait la limite des

deacutesirs nous nrsquoaurions jamais rien agrave leur reprocher combleacutes qursquoils seraient

41Id

42Pour ceux de nos lecteurs qui seraient plus familier avec Aristote nous rapportonsla traduction de cette penseacutee eacutepicurienne en termes lyceacuteens agrave laquelle srsquoest livreacuteeJean-Franccedilois Balaudeacute laquo Drsquoune certaine maniegravere la limite est lrsquoeacutequivalent de laforme dans la penseacutee aristoteacutelicienne les limites drsquoune chose deacuteterminent en effetles proprieacuteteacutes et sa forme ou sa configuration raquo J-F BALAUDEacute Le vocabulaire drsquoEpicureParis Ellipses 2002 laquo Limite raquo p 37

43Voir infra p 44

44Dans son commentaire agrave la maxime 10 Jean Bollack conccediloit ainsi la diffeacuterenceentre εἰσπληρῶ et ἐκπληρῶ laquo Alors que ἐκπληροῦν marque lrsquoachegravevement [hellip] lepreacuteverbe εἰς- deacutecrirait mieux le dynamisme qui tend agrave chaque instant agrave reconstituerla pleacutenitude disparue raquo J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 275

21

de tous cocircteacutes par les plaisirs et nulle part soumis ni agrave la douleur ni agrave lrsquoaf-

fliction ce qui est tout le mal45

Les deacutebaucheacutes manquent entre autres τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν la limite exteacuterieure des

deacutesirs du fait on le voit encore ici qursquoils nrsquoont pas de savoir sur la nature des choses Ils ne

peuvent donc pas les deacutefinir en deacutelimiter lrsquoextension et se retrouvent par-delagrave la limite dans

un deacutesir deacutenatureacute par son excegraves et peuvent atteindre le deacuteplaisir soit lrsquoinverse de ce qursquoils

cherchaient Au contraire le plaisir est provoqueacute avec assurance par le juste remplissement

Finalement le deacutesir a pour horizon sa deacutefinition crsquoest-agrave-dire les limites de sa nature Le

Jardin le conccediloit de sorte agrave en reacuteduire le champ en la bornant agrave la reacutepleacutetion mais cela

constitue ce nous semble non pas une volonteacute drsquoannihiler cet affect mais une invite agrave son

approfondissement agrave pour reprendre un propos de Jean Salem sur le plaisir laquo concentrer [agrave]

focaliser la penseacutee afin de lui faire gagner en profondeur ce qursquo[il] perdrait en extension raquo46

La borne du deacutesir poseacutee par lrsquoeacutepicurisme se situe donc sur lrsquoeacutequilibre du remplissement

atomique ou pour le dire autrement de la pleacutenitude Crsquoest maintenant cet autre revers de la

limite que nous allons eacutetudier

c) De la perfection

Le remplissement atomique la pleacutenitude crsquoest un eacutetat de perfection physique

puisqursquoaucun manque ne subsiste et que rien ne peut ecirctre ajouteacute Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eacutepicure

dans sa Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

Ὅταν δὲ ἅπαξ τοῦτο περὶ ἡμᾶς γένηται λύεται πᾶς ὁ τῆς ψυχῆς χειμών

οὐκ ἔχοντος τοῦ ζῴου βαδίζειν ὡς πρὸς ἐνδέον τι καὶ ζητεῖν ἕτερον ᾧ τὸ

τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀγαθὸν συμπληρώσεταιmiddot

Or une fois cela [ie le plaisir] accompli en nous srsquoapaise toute la tempecircte

de lrsquoacircme quand le vivant nrsquoa plus agrave marcher comme vers quelque chose

qui lui manque ni agrave chercher autre chose par quoi il puisse parfaire le bien

de lrsquoacircme et du corps47

La perfection dont le plaisir ndash qui constitue le bonheur ndash est un symptocircme provoque un

apaisement crsquoest la fin de lrsquoeacutelan (βαδίζειν) pour combler le manque (ὡς πρὸς ἐνδέον τι)

45EacutePICURE Maxime Capitale 10 in Id p 273

46J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 22 Nous soulignons

47EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit sect 128 p 70-71

22

agrave savoir le deacutesir qui a atteint sa fin puisque lrsquoindividu est plein (συμπληρῶ) et nrsquoa plus

besoin de quelque chose qui lui soit exteacuterieur (ἕτερον) degraves lors tout manque ne serait

qursquoillusoire comme le signale le ὡς comme qui se trouve avant le ἐνδέον τι quelque

manque Cette perfection dans le sens ougrave lrsquoindividu est paracheveacute est donc le but du deacutesir

qui se supprime en se comblant Une expression preacutecise lrsquoexprime ὁ ὅλος βίος48 la vie

totale dont Bollack preacutecise qursquoelle signifie laquo non [hellip] la totaliteacute de la vie veacutecue dans le

temps mais la vie dans son inteacutegraliteacute raquo49 Le commentateur lillois relie cet eacutetat agrave la capaciteacute

pour le corps de laquo projet[er] en faveur de la sagesse lrsquoimage de soi qui se conforme au

dieu raquo50 Il souligne lagrave un point fondamental cette reacutepleacutetion est une pleacutenitude physique qui

megravene agrave la perfection physique Or il y a des ecirctres dont la caracteacuteristique est cet eacutetat de

perfection ce sont les dieux La reacutepleacutetion est donc un eacutetat divin

Nous voudrions avant tout rappeler lrsquoimportance de la theacuteologie dans lrsquoeacutepicurisme

souvent trop ignoreacutee agrave cause de lrsquoeacutetat des sources et de lrsquointerfeacuterence anti-religieuse

lucreacutetienne Pierre Vesperini affirme en srsquoappuyant sur les travaux de Reneacutee Koch-Piettre

que la doctrine drsquoEacutepicure laquo eacutetait avant toutes choses une doctrine theacuteologique dont deacutecoulait

une eacutethique raquo51 En effet les dieux constituent le veacuteritable modegravele moral de lrsquoeacutepicurisme il

rappelle que agrave lrsquoinstar des autres eacutecoles antiques le Jardin propose de se faire dieu devenir

dieu comme le dit le verbe theacuteothegravenai52 Dans sa structure mecircme la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee reacutealise

ce chemin son enseignement srsquoouvre avec la juste deacutefinition des dieux (sect 123-124) et se clocirct

sur lrsquoapotheacuteose de celui qui reacutealise la sagesse (sect 135) Tout le cheminement eacutethique entre les

deux vise donc agrave nous faire ressembler aux dieux Il est certain que leur repreacutesentation a tout

drsquoattrayant moralement ils goucirctent agrave la feacuteliciteacute (μακάρια) vivent dans une absence totale

de soucis entre autres parce qursquoils ne srsquooccupent pas des hommes hellip Ce bonheur tient agrave leur

constitution physique parfaite ils sont incorruptibles (ἄφθαρσία) autrement dit ils

possegravedent une perfection atomique neacutecessaire et constante ndash de quoi nous pouvons deacuteduire

qursquoils sont immortels ndash Celle-ci nrsquoest pas due agrave un corps qui garderait eacuteternellement les

mecircmes atomes ndash car alors nous ne pourrions en avoir de vision ndash mais agrave un corps qui est

constamment renouveleacute par un processus dont nous avons deacutejagrave parleacute lrsquoἀνταναπλήρωσις

48On la trouve dans les maximes 21 27 (correspondant agrave la sentence 13) et dans lamaxime 20 sous la forme ὁ παντελής βίος

49J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 13 p 316

50Id p 579

51P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome Eacutecole Franccedilaisede Rome 2012 p 355

52P VESPERINI Lucregravece op cit p 1623

(antanatplegraverosis) la reacutegeacuteneacuteration53 Cette reacutegeacuteneacuteration est spontaneacutee chez les dieux elle est le

fruit de leur nature et de leur environnement54 et leur est donc agrave jamais assureacutee Ainsi ne

souffrent-ils jamais du manque ne connaissaient-ils pas le deacuteseacutequilibre et nous aimerions

conclure qursquoils ne sont donc pas sujet au deacutesir

En effet ce serait lagrave une diffeacuterence notable entre les dieux et nous alors que leur

reacutegeacuteneacuteration est naturelle la nocirctre passe par lrsquoexpression drsquoun deacutesir lequel nous megravene agrave

passer de la souffrance agrave la perfection Se poserait alors la question de savoir si cette

diffeacuterence de nature entre ecirctre corruptible soumis au deacutesir et agrave la mort et ecirctre incorruptible

nrsquoinstaurerait pas une seacuteparation infranchissable entre hommes et dieux comme drsquoautres

traditions de penseacutee ont pu lrsquoaffirmer Or un passage du mur eacutepicurien que Diogegravene

drsquoOinoanda fit faire qui reprendrait une lettre drsquoEacutepicure agrave sa megravere est tregraves clair agrave ce sujet

περιγείνεται ἡμεῖν τάδrsquo οἷα τὴν διάθεσιν ἡμῶν ἰσόθεον ποιεῖ καὶ οὐδὲ διὰ

τὴν θνητότητα τῆς ἀφθάρτου καὶ μακαρίας φύσεως λειπομένους ἡμᾶς

δείκνυσιν55

[Nos progregraves vers la sagesse] produisent en nous une disposition eacutegale agrave

celle des dieux (ἰσόθεον) et nous montrent que le fait que nous sommes

mortels ne nous rend pas infeacuterieurs agrave la nature incorruptible et bienheu-

reuse [ie celle des dieux]56

Notre nature autre nrsquoempecircche nullement notre eacutegaliteacute aux dieux nos perfections sont eacutegales

et mecircme identiques Simplement les dieux eacutetant toujours neacutecessairement bienheureux ils

constituent un modegravele de feacuteliciteacute qursquoil nous faut contempler et faire nocirctre57 Ainsi la reacutepleacutetion

nous donne la perfection physique divine et nous nous faisons dieu gracircce aux deacutesirs combleacutes

53laquo Le processus par lequel srsquoentretient la reacutealiteacute corporelle des dieux [hellip] estdeacutesigneacute sous le nom grec drsquoἀνταναπλήρωσις raquo in J MOREAU laquo Eacutepicure et la physiquedes Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70 no 3 1968 p 286-294 p 290

54Pour lrsquoenvironnement des dieux ils vivent dans les intermondes ougrave les fluxatomiques sont sans doute moins chaotiques que dans les espaces intramondainsLeur environnement reste stable et il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier lrsquoinfluence de cetteconception sur lrsquoideacuteal social de lrsquoeacutepicurisme

55DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit consulteacute en ligne le 15deacutecembre 2017

56DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensop cit frag 125 (3-4) p 1066 lrsquoattribution agrave Eacutepicure demeure incertaine

57Voir eacutegalement PHILODEgraveME DE GADARA Peri eusebeia citeacute dans A-J FESTUGIEgraveREEpicure et ses dieux op cit p 92 note 2 sur le rapport des sages eacutepicuriens auxdieux voir aussi lrsquoarticle de Reneacutee Koch-Piettre laquo Eacutepicure dieu et image de dieu une autarcie extatique raquo Revue de lrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

24

Cette proximiteacute entre le dieu et le sage est si forte dans lrsquoeacutepicurisme qursquoon ne sait jusqursquoougrave

elle va les dieux sont-ils soumis aux deacutesirs ou non Une querelle datant du moyen-

eacutepicurisme (II-Ier siegravecle av J-C) nous montre des avis contraires sur la porteacutee de lrsquoanalogie

aux dieux En effet le traiteacute attribueacute agrave Deacutemeacutetrius Lacon Sur la forme des dieux fait eacutetat de

dieux qui laquo dans leurs inter-mondes[] bougent [] respirent mangent dorment (mais tregraves

leacutegegraverement) et bien sucircr ndash car comment concevoir le bonheur sans les entretiens entre

semblables (homoioi) ndash ils parlent et ils parlent la langue des sages le grec raquo58 Mais cette

position aurait fait deacutebat drsquoapregraves des papyrii drsquoHerculanum et mecircme creacuteeacute une dissidence avec

les Eacutepicuriens de Rhodes car le besoin de dormir et de manger y aurait eacuteteacute jugeacute contraire agrave

lrsquoincorruptibiliteacute divine59 Si les dieux accomplissent des actes de reacutegeacuteneacuteration comme les

hommes selon lrsquoavis qui aurait triompheacute on peut penser qursquoils sont soumis eacutegalement au

deacutesir hellip Mais on le voit il y a lagrave une tension dans lrsquoeacutepicurisme qui propose une analogie

entre le sage et le dieu sans en deacutefinir la limite doit-on rapprocher le dieu du sage en lui

attribuant les mecircmes activiteacutes y compris celles que font les hommes pour le bonheur Ou

bien le penser bienheureux sans ce que font et ce que subissent les hommes Dans tous les

cas deacutesirants ou non les dieux voient leur incorruptibiliteacute assureacutee en ce qursquoils finissent

neacutecessairement satisfaits soit qursquoils y pourvoient sans faillir soit que leur nature et leur

environnement y pourvoient pour eux sans qursquoils aient agrave agir

Les hommes contrairement aux dieux nrsquoont pas un eacutetat divin spontaneacutement assureacute

En effet une fois le deacutesir rempli le corps recommence agrave se vider du fait de son activiteacute et

signe ainsi son eacuteloignement de la perfection divine Le cycle du manque et de la reacutepleacutetion

recommence alors et lrsquoon pourrait penser que nous ne sommes que des intermittents du divin

Or ce nrsquoest pas le cas Lrsquoeacutepicurisme ne pense pas un bonheur agrave rapporter seulement agrave lrsquoinstant

de la perfection effective mais une extension du bonheur dans le temps Deux constats

permettent de le faire durer au-delagrave de lrsquoinstant de pleacutenitude Premier point si certes le cycle

58P VESPERINI laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 2(consulteacute le 18 mars 2019)

Dans la note 19 lrsquoauteur rapporte que laquo le dernier point [le sommeil] comme celuide la nourriture suscita une vive discussion et mecircme une dissidence chez lesEacutepicuriens de Rhodes dont nous avons un eacutecho gracircce aux papyrus drsquoHerculanum raquoOn le voit cette reacutealisation par les dieux drsquoacte de reacutegeacuteneacuteration donc de dieuxsoumis au manque mecircme temporairement et sans possibiliteacute de finir danslrsquoinsatisfaction nrsquoest pas forceacutement eacutevidente et accepteacutee par des eacutepicuriens

59Id 2 note 19 Voir note preacuteceacutedente25

reprend le fait de se savoir sur la bonne route pour revenir agrave un tel eacutetat est une occasion de

jouissance comme le montre la sentence 33

Σαρκὸς φωνὴ τὸ μὴ πεινῆν τὸ μὴ διψῆν τὸ μὴ ῥιγοῦνmiddot ταῦτα γὰρ ἔχων

τις καὶ ἐλπίζων ἕξειν καὶ ὑπὲρ εὐδαιμονίας μαχέσαιτο

La voix de la chair ne pas avoir faim ne pas avoir soif ne pas avoir froid

Si lrsquoon a cela en effet et que lrsquoon srsquoattend agrave lrsquoavoir on peut lutter pour la

feacuteliciteacute aussi60

Pour le peu que demande le corps on peut ecirctre satisfait au preacutesent mais aussi au futur ainsi

que lrsquoindique lrsquoinfinitif futur du verbe avoir ἕξειν Le bonheur comprend donc et neacutecessite

eacutegalement lrsquoavenir Crsquoest dans ce mecircme sens que nous prenons la fin du paragraphe 128 de la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui avait fait lrsquoobjet drsquoajouts dans le texte pour le comprendre et que Jean

Bollack enlegraveve pour livrer le texte suivant

τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν

ἀλγῶμενmiddot οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα

En effet crsquoest lagrave [ie quand rien ne peut plus parfaire la vie] que nous

avons lrsquousage drsquoun plaisir quand nous souffrons de ce que le plaisir ne soit

pas preacutesent Nous ne sommes plus dans le manque du plaisir61

Ce passage affirme qursquoune fois la perfection atteinte lrsquoabsence de plaisir est compenseacutee par

un usage (χρεία) du plaisir qui annule le besoin (δεόν) ayant eu un plaisir qui nous a meneacute agrave

la perfection nous pouvons faire appel agrave ce plaisir pour nous mettre agrave lrsquoabri de son absence

preacutesente Cela ne se peut et crsquoest notre deuxiegraveme point que parce que tout ne revient pas tout

agrave fait comme avant en effet le cycle que nous avons deacutecrit ndash qui va du manque agrave la limite et

perfection ndash constitue un dynamisme physiologique qui nrsquoest pas le tout de lrsquoecirctre Certes cette

vie purement organique τὸ ζῆν demeure premiegravere et fondamentale mais celle qursquoEacutepicure

vise crsquoest la vie speacutecifiquement humaine la βίος qui comprend notamment la penseacutee Crsquoest

dans cette-derniegravere que va se jouer la prolongation de la feacuteliciteacute Crsquoest ce que met en lumiegravere

Jean Bollack en commentant la maxime 20 laquo Lrsquouniteacute ainsi creacuteeacutee [par la penseacutee] transforme

le corps en un moi qui substitut de lrsquoorganisme se soustrait entiegraverement au temps

60EacutePICURE Sentence Vaticane 33 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 469sq lrsquoeacutediteur a choisi de comprendre la phrase sans lrsquoajout de la comparaison avecZeus qui avait eacuteteacute introduite par conjecture en la rapprochant drsquoautres citationssemblables (notamment fr 602 Us) en lrsquoestimant inutile le bonheur eacutetantforceacutement celui des dieux

61EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in Id p 70-7126

physiologique des plaisirs du corps sans que la penseacutee ait agrave y renoncer raquo62 Il est donc une

pleacutenitude irreacuteversible fruit de la penseacutee qui surplombe les cycles infinis du corps tout en en

jouissant et permet de demeurer dans un eacutetat divin alors mecircme que le manque reacuteapparaicirct En

effet nous avons subi par lrsquoeacutepicurisme une laquo mutation irreacuteversible raquo qui laquo doit consister

preacuteciseacutement dans lὁμοίωσις θεῷ dans un changement radical deacutetat mental et partant

neacutecessairement physique - selon la theacuteorie mateacuterialiste dEacutepicure - qui sopegravere chez le sage

lorsquil atteint la semblance au dieu raquo63 Nous voilagrave donc divinement transfigureacutes dans cette

vie totale ὁ ὅλος βίος qui reste complegravete en deacutepit du manque physique chronique

Nous pourrions condenser ce modegravele physique du deacutesir chez Eacutepicure en nous penchant

sur le deacutebut de la maxime 21

Ὁ τὰ πέρατα τοῦ βίου κατειδὼς οἶδεν ὡς εὐπόριστὸν ἐστι τὸ ἀλγοῦν κατrsquo

ἔνδειαν ἐξαιροῦν καὶ τὸ τὸν ὅλον βίον παντελῆ καθιστᾶνmiddot

Celui qui considegravere les limites de la vie (βίος) sait qursquoest facile agrave gagner le

moyen de supprimer ce qui par le manque fait la douleur et ainsi de

conduire agrave sa perfection la vie totale64

Le deacutesir est lrsquoagent ici silencieux qui fait passer du manque agrave la perfection La douleur le fait

naicirctre et le plaisir le fait nrsquoecirctre plus Il faut pour cela lrsquoavoir avant tout bien deacutefini il srsquoeacutetend

entre la souffrance du manque atomique et le plaisir de la reacutepleacutetion physique Une fois atteinte

cette limite advient la perfection qui nous rend irreacuteversiblement lrsquoeacutegal des dieux si elle nrsquoest

physiologiquement que temporaire la penseacutee sait lrsquoen faire sortir en la reacuteactualisant Ainsi

atteignons-nous la vie totale qui comprend autant le physiologique en nous ndash pour lequel il

faut srsquoassurer de pouvoir combler les manques cycliques ndash que la penseacutee qui jouit de

connaicirctre reacuteactualiser et maintenir un tel eacutetat de bonheur laquo La vie mecircme constamment

menaceacutee aspire agrave srsquoaccomplir agrave se reconstituer dans son inteacutegriteacute raquo eacutecrit Jean Bollack65

crsquoest le deacutesir qui en traduisant cette aspiration se charge de cette lourde et noble tacircche Si

nous nous posions la question de la valeur du deacutesir nous pourrions dire que lrsquoeacutepicurisme ne

meacutejuge pas le manque dont il est le fruit au contraire cela fait partie de notre nature humaine

propre qui a elle aussi sa perfection ndash qui est eacutegalement celle des dieux ndash qui peut justement

62J BOLLACK Id 22 p 314

63Ibid p 579

64 EacutePICURE Maxime Capitale 21 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 316

65Ibid p 57927

ecirctre atteinte par cet affect Il srsquoagit donc drsquoun affect tregraves positif Agrave une condition respecter sa

deacutefinition autrement dit ne pas outrepasser la limite

28

Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir

La limite est ce qui permet au modegravele de fonctionner cependant elle peut ecirctre

franchie Crsquoest mecircme un constat assez reacutepandu dans la philosophie antique que les hommes

souffrent souvent de lrsquoillimitation en matiegravere de deacutesir ce qui amegravene parfois agrave une

condamnation radicale du deacutesir Pour Eacutepicure nous lrsquoavons vu il nrsquoest pas question de cela

le deacutesir peut ecirctre tregraves beacuteneacutefique autant que lrsquoon respecte les bornes de sa nature srsquoil sort de ce

cadre il devient tregraves nocif pour lrsquohomme Mais cette transgression nrsquoest pas due au deacutesir

mecircme Dans un renversement du platonisme lrsquoeacutepicurisme accuse lrsquoacircme et non le corps

drsquoecirctre agrave lrsquoorigine du dysfonctionnement du deacutesir Nous allons donc eacutetudier les deacuteterminations

de lrsquoacircme agrave tomber dans lrsquoillimitation et les conseacutequences de ce penchant

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple

Nous lrsquoavons dit lrsquoacircme en tant que corps et dans le corps obeacuteit aux mecircmes lois que

ce-dernier et ne doit pas ecirctre seacutepareacutee des pheacutenomegravenes physiques qui lrsquoatteignent tout autant

Cependant elle est un corps particulier elle se compose drsquoatomes subtils de souffle et de

chaud reacutepartis dans toute la chair et cette finesse est agrave lrsquoorigine de la sensibiliteacute de

lrsquoorganisme entier Le corps comprend donc lrsquoacircme qui lui donne la sensation et laquo pour cette

raison elle ne srsquoarrecircte pas de produire des perceptions raquo66 Sa sensibiliteacute naturelle autorise

donc une grande agitation qursquoil faut attentivement surveiller Ainsi par ses caracteacuteristiques

propres lrsquoacircme est un corps certes indissociable du corps mais qui se comporte autrement que

lui

Diogegravene drsquoOinoanda dans le traiteacute eacutepicurien qursquoil fit graver sur un mur de sa patrie parle agrave

plusieurs reprises de leurs diffeacuterences Il souligne surtout les excegraves de lrsquoacircme comme par

exemple dans ce passage ἔχει δrsquoἡ ψυχὴ πάθη τῆς γεγεννηκυίας αὐτὰ αἰτίας μακρῷ

μείζονα laquo lrsquoacircme eacuteprouve des affections beaucoup plus grandes que la cause qui les a

produites raquo67 Ici lrsquoeacutepicurien pointe la puissance de deacutemultiplication de lrsquoacircme drsquoun fait

donneacute drsquoune sensation limiteacutee peuvent srsquoen suivre des affects excessifs qui sont donc parce

qursquoils ne renvoient plus agrave la reacutealiteacute sensible des affects vides Cette disposition de lrsquoacircme agrave

66J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure op cit p 58 cette pagedeacuteveloppe les paragraphes 63 agrave 66 de la Lettre agrave Heacuterodote

67DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 44 I p 226 trad fr Pierre-Marie Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 44 I p 1051

29

lrsquoexcegraves touche eacutegalement aux penseacutees sans cesse elle forme des opinions qui si elles ne sont

pas informeacutees par la science finissent elles aussi deacuteconnecteacutees du sensible Degraves lors cette

caracteacuteristique psychique ne peut ecirctre que condamneacutee dans la penseacutee du Jardin dans sa cause

ndash le vide lrsquoabsence de reacutefeacuterents sensibles ndash et dans son effet neacutecessaire ndash le trouble ndash Crsquoest la

penseacutee rationnelle qui gracircce agrave la science de la nature des choses doit purifier lrsquoacircme de ses

excegraves et reacuteintroduire la mesure du sensible dans celle-ci

Au contraire le corps se caracteacuterise par sa simpliciteacute et Diogegravene drsquoOinoanda met clairement

en balance leurs dispositions contraires au fragment 2

τὰ μὲν γὰρ ὑπὸ αὐτοῦ [ie τοῦ σώματος] ζητούμενα μείκρα εἶναι καὶ

εὐπόριστα [] τὰ δrsquo ὑπὸ τῆς ψυχῆς μεγάλα τε καὶ δυσπόριστα πρὸς δὲ

τῷ μηδὲν ὠφελεῖν τὴν φύσιν καὶ κινδύνους ἐπιφέροντα

Ce que recherche le corps ce sont des choses petites faciles agrave acqueacuterir

[hellip] tandis que ce que lrsquoacircme recherche ce sont de grandes choses diffi-

ciles agrave acqueacuterir et qui outre le fait qursquoelles ne sont drsquoaucune utiliteacute agrave

notre nature sont aussi source de dangers68

Le lycien joue sur lrsquoopposition des demandes corporelles et psychiques celles du premier

sont εὐπόριστα faciles agrave satisfaire celles de la seconde δυσπόριστα difficiles agrave satisfaire

Lrsquoacircme demande trop et nous met en danger alors que le corps est facile agrave satisfaire et prudent

Drsquoailleurs il supporte mal lrsquoexcegraves par exemple srsquoil mange trop il sera malade Il est en fait

incapable de deacutepasser lui-mecircme ses propres limites lorsqursquoil vit des deacutebordements crsquoest

sous lrsquoimpulsion de lrsquoacircme qui lui fournit des sensations deacuteformeacutees par de faux jugements

Lrsquoinscription murale rappelle cette domination de lrsquoacircme sur le corps en parlant de la

preacuteeacuteminence des affections psychiques ἡ τῶν ψυχικῶν τούτων ὑπεροχὴ παθῶν69 Lrsquoacircme

en tant qursquoelle donne au corps la sensibiliteacute lrsquoentraicircne dans la mesure comme dans le

deacutemesure elle est donc lrsquounique facteur drsquoexcegraves Cependant le psychique nrsquoest pas

condamneacute absolument en effet dans ce mecircme fragment 2 nous avions enleveacute afin de mieux

mettre en lumiegravere lrsquoopposition cette proposition subordonneacutee ὧν δύναται καὶ ἡ ψυχὴ

συναπολαύουσα καλῶς δίαγειν laquo [ce que recherche le corps ce sont des choses petites

faciles agrave acqueacuterir] ce qui permet agrave lrsquoacircme quand elle en jouit aussi drsquoavoir une vie belle raquo70

Crsquoest donc aux attentes du corps que lrsquoacircme doit srsquoen tenir qui lui procurent un grand plaisir

68DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 2 I p 247 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 2 I p 1030

69Id fr 44 trad fr P-M Morel in Id fr 44 p 1051

70Id fr 2 p 247 trad fr P-M Morel in Id fr 2 I p 103030

Ce passage nrsquoest que le deacuteveloppement des accusations du corps envers lrsquoacircme que Diogegravene

met ici en scegravene le physiologique srsquoavegravere ecirctre lrsquoinnocente victime drsquoun bourreau qui pacirctit lui-

mecircme de ses agissements Par ces justes reproches le corps tente de faire entendre raison agrave

lrsquoacircme pour la ramener vers leur bien respectif et commun Ainsi le corps devient-il pour

lrsquoacircme un modegravele en matiegravere de traitement des affections au premier rang desquelles le deacutesir

Nous trouvons lagrave le renversement conceptuel drsquoun passage du Pheacutedon de Platon dans ce

dialogue preacuteciseacutement le corps est accuseacute par Socrate drsquoecirctre le fauteur de trouble car il se

situe du cocircteacute du deacutesir excessif Voilagrave quelle diatribe le mourant adresse agrave ce qursquoil va bientocirct

laisser

μυρίας μὲν γὰρ ἡμῖν ἀσχολίας παρέχει τὸ σῶμα διὰ τὴν ἀναγκαίαν

τροφήνmiddot ἔτι δέ ἄν τινες νόσοι προσπέσωσιν ἐμποδίζουσιν ἡμῶν τὴν τοῦ

ὄντος θήραν ἐρώτων δὲ καὶ ἐπιθυμιῶν καὶ φόβων καὶ εἰδώλων

παντοδαπῶν καὶ φλυαρίας ἐμπίμπλησιν ἡμᾶς πολλῆς ὥστε τὸ λεγόμενον

ὡς ἀληθῶς τῷ ὄντι ὑπrsquoαὐτοῦ οὐδὲ φρονῆσαι ἡμῖν ἐγγίγνεται οὐδέποτε

οὐδέν καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ

σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες

οἱ πόλεμοι γίγνονται τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ

σῶμα δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳmiddot

Le corps en effet est pour nous une source de mille affairements car il est

neacutecessaire de le nourrir en outre si des maladies surviennent elles sont

autant drsquoobstacles agrave notre chasse agrave ce qui est Deacutesirs appeacutetits peurs si-

mulacres en tout genre futiliteacutes il nous en remplit si bien que comme on

dit pour de vrai et pour de bon agrave cause de lui il ne nous sera jamais pos-

sible de penser et sur rien Prenons les guerres les reacutevolutions les

conflit rien drsquoautre ne les suscite que le corps et ses appeacutetits (ἐπιθυμίαι) Car

toutes le guerres ont pour origine lrsquoappropriation des richesses Or ces ri-

chesses crsquoest le corps qui nous force agrave les acqueacuterir crsquoest son service qui

nous rend esclave71

Le corps est ici accuseacute drsquoune part de troubler la penseacutee lrsquoacircme par ses affections propres et

drsquoautre part de deacutetourner lrsquoeacutenergie humaine dans lrsquounique but de sa satisfaction qui semble

sans fond Ses besoins mecircmes les plus eacuteleacutementaires nous deacutetournent du travail de lrsquoacircme et il

nrsquoest pas mecircme capable de srsquoy tenir Il nrsquoest pas fiable il nous entraicircne dans des situations

71PLATON Phaidron in Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967vol 1 trad fr Monique Dixsaut in PLATON Oeuvres complegravetes L Brisson (eacuted) MDixsaut (trad) Paris Flammarion 2014 Pheacutedon 66b-66d p 1182

31

peacuterilleuses agrave la poursuite de ce qui ne nous comble mecircme pas les richesses Le deacutesir des

richesses est agrave lrsquoimage de celles-ci illimiteacute Telle est lrsquoillusion qui nous deacutetourne de

lrsquoessentiel qui est dans lrsquoacircme et ce qui lui est propre On voit bien agrave quel point lrsquoeacutepicurisme

srsquooppose agrave ce passage du Pheacutedon en innocentant le corps et en chargeant le psychique des

potentiels excegraves le corps est simple lrsquoacircme excessive et elle doit srsquoinspirer du corps pour ne

pas tomber dans lrsquoillimiteacute

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir

Lrsquoexcegraves dans lrsquoacircme tient nous lrsquoavons dit agrave un jugement eacuteloigneacute de la reacutealiteacute sensible

que les textes expriment sous le nom de κενὴ δόξη jugement vide ou de κενοδοξία vaniteacute

du jugement avec eux elle pense pouvoir contenir au-delagrave de ce que peut lrsquoorganisme Son

erreur porte sur la nature des choses elle vient de ce qursquoelle deacutesire un contenu sans contenant

pour lrsquoaccueillir ce qui fait que ce contenu ne peut de fait pas se constituer Mais cette

illusion tenace reporte geacuteneacuteralement la faute sur le corps

Ἄπληστον οὐ γαστήρ ὥσπερ οἱ πολλοί φασιν ἀλλὰ δόξα ψευδὴς ὑπὲρ

τοῦ γαστρὸς ἀορίστου πληρώματος

Inassouvissable non le ventre comme on le dit souvent mais lrsquoideacutee

fausse que lrsquoon se fait de lrsquoassouvissement illimiteacute du ventre72

Ce qui est sans satisfaction possible nrsquoest pas ici le corps et ses deacutesirs en eux-mecircmes mais

une penseacutee sans fondement qui outrepasse les bornes physiques le corps ne fait que suivre

cette sensibiliteacute deacuteformeacutee qui imagine de faccedilon paradoxale une satisfaction sans borne Or

comme toute reacutealiteacute ne tient qursquoagrave sa limite la reacutepleacutetion nrsquoest reacutealisable que srsquoil existe une

borne bien eacutetablie au preacutealable Ce thegraveme du jugement vide montre encore une fois que le

corps a une deacutelimitation deacutetermineacutee et infranchissable tandis que lrsquoacircme possegravede une certaine

eacutelasticiteacute sans doute due agrave sa subtiliteacute qui peut former de vains jugements deacutenaturant le deacutesir

En effet celui-ci eacutetant par essence lieacute agrave la limitation du corps il se voit deacutetourneacute par une

penseacutee qui nie la borne physique donc les propres bornes de son extension Il se retrouve

alors sans deacutelimitations deacutepouilleacute de sa nature et devient un eacutelan sans limite crsquoest ce deacutesir

qui est anormal pour les eacutepicuriens bien qursquoil soit peut-ecirctre plus reacutepandu que la norme agrave

laquelle ils aspirent

72EacutePICURE Sentence Vaticane 59 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 52332

Cet affect sans borne sans fond pousse lrsquoindividu dans une course sans fin Diogegravene

drsquoOinoanda eacutetablit une liste de tourments dans laquelle ces deacutesirs illimiteacutes occupent une

grande place

ἐπιθυμῖαι τοὺς φυσικοὺς ὅρους ἐκτρέχουσαι αἰ γὰρ ῥίζαι κακῶν πάντων

εἰσιν αὗται κἂν ταύτας μὴ ὑποτέμωμεν ὄχλος κακῶν ἡμεῖν προσφύσετα

Les deacutesirs qui outrepassent les limites naturelles [hellip] sont en effet les ra-

cines de tous les maux et si nous ne les coupons pas agrave la base une multi-

tude de maux va croicirctre en nous73

En les deacutesignant comme racine de tous les maux αἰ ῥίζαι κακῶν πάντων le lycien

marque lrsquoimportance du deacuteregraveglement de cet affect dans le deacuteseacutequilibre individuel En tant que

moteur de lrsquoaction il pousse lrsquohomme agrave suivre des choses indistinctes sans mesure avec son

corps cette deacutemesure ou πλεονέξια comme drsquoautres la nommeront provoque tous les

troubles possibles puisque le corps et lrsquoacircme se perdent dans des objets des situations ou des

quantiteacutes qui nrsquoont plus rien agrave voir avec leur nature et les besoins qui en deacutecoulent et que leur

enseigne la phusiologia Lrsquoillusion qui suit lrsquoopinion sans science megravene arbitrairement

chacun de chimegraveres en chimegraveres et le deacuteconnecte ainsi de la reacutealiteacute pourtant seule source

possible du bien La reacutealiteacute se caracteacuterise par la limitation des choses le deacutesir irreacuteel est donc

illimiteacute et surtout insatiable comme le montre toujours Diogegravene

Αἰ κεναὶ τῶν ἐπιθυμιῶν ὥσπερ αἰ δόξης καὶ τῶν ὁμοίων οὑ μόνον εἰσὶν

κεναὶ πρὸς δὲ τῷ κεναὶ καὶ δυσπόριστοι Οὐκ ἀπέοικε τοῦ πολλὰ μὲν

πίνειν αἰεὶ δὲ διψᾶν τὸ πολλὰ μὲν κτᾶσθαι πλειόνων δrsquoἐπιθυμεῖν

Les deacutesirs vides comme ceux de gloire et de choses semblables non

seulement sont vides mais en plus drsquoecirctre vides difficiles aussi agrave satisfaire

Ce nrsquoest pas diffeacuterent du fait de boire beaucoup et drsquoavoir toujours soif

que de posseacuteder beaucoup et de deacutesirer davantage74

73DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

74DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT laquo Review of Supplement to Diogenes ofOenoanda the Epicurean Inscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 792007 p 30-34 NF 131 p 34 traduction personnelle Dans lrsquoarticle lrsquoauteur proposeune correction agrave la fin de ce passage que nous avons reprise agrave lrsquoeacutedition de SmithCelui-ci lisait apregraves διψᾶν Τὸ Πέλλα[ν] μὲν ltκεgtκτῇσθαι μετrsquoἀ[ν]ιῶν δrsquoἐ[στι κενὸν] et lepensait comme la deacutenonciation de lrsquointranquilliteacute drsquoAlexandre le Grand

33

Lrsquoimage de lrsquoassoiffeacute sans fond illustre lrsquoideacutee que le pire dans la vaniteacute au-delagrave des dangers

qursquoelle nous fait prendre reacuteside dans lrsquoimpossibiliteacute radicale drsquoen retirer une vrai satisfaction

un plaisir profond

Les conseacutequences terribles de lrsquoillimitation font ressortir agrave nos yeux lrsquoimportance de

la science de la nature agrave qui nous voudrions faire la part belle dans la vie bonne autant

qursquoaux dieux si ce nrsquoest plus Crsquoest ce fragment du mur drsquoOinoanda qui nous invite agrave le

faire

τῶν δrsquoἄλλων ἀποφαίνομαι τοὺς μὲν φυσικῶν ἁπτομένους λόγων μὴ διὰ

τοὺς θεοὺς εἶναι δικαίους διὰ δὲ τὸ βλέπειν ὀρθῶς τάς τε ἐπιθυμίας

τίνrsquoἔχουσιν φύσιν καὶ τὰς ἀλγηδόνας καὶ τὸν θάνατον (πάντῃ τε γὰρ

πάντως ἢ διὰ φόβον ἢ διὰ ἡδονὰς ἀδικοῦσιν ἄνθρωποι)

Mais je le proclame parmi les autres hommes [ie ceux qui sont pieux]

[ceux] qui srsquoattachent agrave la science de la nature doivent drsquoecirctre justes non

pas aux dieux mais au fait qursquoils ont une vision correcte de la nature des

deacutesirs des souffrances et de la mort (car en tout cas crsquoest toujours agrave

cause de la peur ou bien des plaisirs que les hommes commettent des in-

justices)75

Le bon comportement drsquoun homme nrsquoest pas en premier lieu lieacute agrave une pieacuteteacute que nous

nommerions morale mais surtout agrave sa connaissance de la nature des choses qui lrsquoentourent

En effet ses mauvaises actions proviennent drsquoune mauvaise saisie intellectuelle de ce qursquoest

le plaisir et la souffrance et lrsquohomme se trompe alors dans ses craintes et dans ses deacutesirs

Connaicirctre la constitution et la structure du deacutesir est donc un eacuteleacutement essentiel de la vie bonne

Crsquoest donc la phusiologia qui est la cadre de la reacutealiteacute et lrsquooutil qui nous permet de la saisir

ce qursquoil en est reacuteellement du plaisir et de la souffrance du deacutesir et de lrsquoaversion hellip et aussi

des dieux modegraveles du bonheur la pieacuteteacute envers eux consiste agrave les connaicirctre dans les

caracteacuteristiques de perfection que les eacutepicuriens exposent Cependant ce ne sont pas eux qui

nous mettent en contact avec la reacutealiteacute mais bien la science de la nature qui elle seule nous

permet drsquoappreacutehender avec justesse le reacuteel

75DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica ndeg 42 2009 p 1-48 NF167-c p 7 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citNF 167-c p 1038

34

Ce que la raison combat dans lrsquoeacutepicurisme crsquoest la forme illimiteacutee du deacutesir et non le

deacutesir radicalement En effet un deacutesir limiteacute est le fruit de la raison et du reacuteel puisqursquoil prend

en compte le savoir sur sa nature et celle des besoins et use drsquoun raisonnement pour srsquoassurer

qursquoil fait agir en sorte drsquoecirctre combleacute La seule source de dysfonctionnement possible est

lrsquoacircme En ce qursquoelle produit constamment les sensations eacuteprouveacutees par le corps elle est

responsable de la bonne reacutealisation de la nature du deacutesir dans les bornes qui nous deacutefinissent

ou de tomber dans des deacutelires Le travestissement de la reacutealiteacute tient agrave la mauvaise information

des sensations par des opinions sans fondements plutocirct que par le savoir et provoque un

eacuteloignement de la reacutealiteacute dangereux et nocif

35

Conclusion

Dans le cadre de lrsquoatomisme eacutepicurien tout pheacutenomegravene doit srsquoenvisager sous lrsquoangle

de la physique et le deacutesir nrsquoy eacutechappe pas Eacutepicure pose un modegravele de fonctionnement autant

descriptif que normatif En effet lorsqursquoil envisage le manque atomique qui creacutee un eacutelan vers

sa propre reacutesorption et la limite agrave atteindre pour ressentir une pleacutenitude digne des dieux

lrsquoeacutepicurisme veut agrave la fois rendre compte drsquoune reacutealiteacute et prescrire ce parcours par lequel on

touche au bonheur bonheur non seulement drsquoavoir satisfait agrave une demande biologique sans

cesse renouveleacutee mais aussi plaisir constant deacutetacheacute du cycle physiologique de se savoir

vivre la vie totale Cette constance nous rend veacuteritablement semblable aux dieux alors mecircme

que lrsquoassurance pour eux drsquoecirctre combleacute qursquoils deacutesirent ou non ndash et leur incorruptibiliteacute de

maniegravere geacuteneacuterale ndash devrait nous en seacuteparer mais lrsquoeacutepicurisme ne voit pas lagrave de raison

suffisante pour nous les rendre inaccessibles Bien plutocirct le deacutesir est le processus speacutecifique

par lequel lrsquoespegravece des hommes ndash voire celle des dieux ndash atteint sa perfection physique Y voir

un signe de la faiblesse humaine ne serait pas du tout eacutepicurien puisque cette penseacutee

comprend seulement que lrsquoespegravece humaine diffegravere des dieux dans sa complexion physique et

son environnement sans jugement de valeur aucun Le deacutesir ainsi deacutefini se trouve donc ecirctre

un affect tregraves positif puisqursquoil est celui qui nous megravene parfaitement au bonheur En

contrepartie sa deacutenaturation dans lrsquoillimitation passe pour catastrophique En effet la

positiviteacute du deacutesir disparaicirct alors et crsquoest un basculement violent et sans fond dans lrsquoirreacutealiteacute

par rapport agrave la physique celle drsquoun corps qui pourrait contenir plus que sa nature drsquoune

satisfaction sans borne qui repousse toujours plus loin lrsquoillusion de son comblement toujours

plus loin que la reacutealiteacute Le deacutesir erre alors et lrsquohumain qursquoil anime avec Ce qui devrait ecirctre la

racine du plus grand bien se deacutenature alors en laquo racine de tous les maux raquo la reacutealiteacute existante

parce que limiteacutee srsquoeacuteloigne alors mecircme qursquoelle est lrsquounique source de bonheur de reacutealisation

de la perfection possible pour lrsquohumain

Du deacutesir cet affect si important dans lrsquoeacutequilibre humain nous nous sommes pencheacutes

sur ce que nous appellerions dans nos mots modernes la physique il srsquoagit en fait du

meacutecanisme atomique et de sa constitution en rapport avec les pheacutenomegravenes qui lui sont

exteacuterieurs qui posent les bornes exteacuterieures du deacutesir soit sa deacutefinition autrement dit sa

nature Mais comme nous le suggeacuterait la maxime 11 la phusiologia en tant que science de la

nature des choses nous apprend aussi les deacutelimitations internes des deacutesirs ce que nous

classerions dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc agrave cette eacutethique que permet la science physique que nous

36

allons nous inteacuteresser et qui nous conduira apregraves avoir appris la cause et la nature des deacutesirs

agrave en connaicirctre leurs caracteacuteristiques et leur cateacutegorisation

37

Partie 2

-

Typologie des deacutesirs eacutetat des lieux de la structure interne

du champ des deacutesirs

Dans le cadre de la nature eacutepicurienne du deacutesir telle que nous venons de la deacutecrire on

peut relever deux maniegraveres de cateacutegoriser les deacutesirs La premiegravere et la plus connue est la

classification formuleacutee au paragraphe 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee crsquoest la fameuse

tripartition des deacutesirs naturels et neacutecessaires naturels mais non neacutecessaires et deacutesirs vains ou

vides Une seconde plus informelle se construit tout au long des textes et repose dans les

diffeacuterents mots utiliseacutes pour parler du deacutesir de certaines formes du deacutesir ἐπιθυμία πόθος

ἔρως ou ἐρωτίκη πάθη ἀφροδίσιον et ὄρεξις Chacun revecirct un sens particulier possegravede

une utilisation dans un contexte speacutecifique qui permet drsquoidentifier certains deacutesirs particuliers

ou formes de deacutesirs et donc de proposer une typologie compleacutementaire agrave la premiegravere qui

meacuterite elle aussi drsquoecirctre plus approfondie que ce que lrsquoon nous apprend au premier abord Nous

tenterons ici de dresser un tableau aussi exhaustif que possible des diffeacuterents types de deacutesir

afin de les expliciter tout en mecirclant les deux typologies Pour cela nous eacutetudierons drsquoabord la

deacutesignation la plus courante du deacutesir ἐπιθυμία Puis nous exposerons la tripartition des

deacutesirs en tentant de faire ressortir la structure de cette classification Enfin nous ferons le

tour des problegravemes drsquoun deacutesir difficile agrave classer lrsquoamour hellip Ce qui ne laissera pas indemne

ce que nous pensons savoir de la theacuteorie eacutethique du deacutesir chez Eacutepicure

Chapitre 3 ndash Du choix du mot ἐπιθυμία

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)

Il convient drsquoabord de se pencher sur le terme qui exprime le plus couramment le deacutesir

dans le corpus eacutepicurien ἐπιθυμία que nous avons deacutejagrave croiseacute Il srsquoagit du deacutesir-type celui

qui sert agrave deacutesigner un processus de deacutesir modegravele tel que nous avons pu le deacutecrire mais il

couvre aussi tous types de deacutesir du plus neacutecessaire au plus vide Cette double possibiliteacute de

signification le deacutesigne donc comme le mot le plus large et le plus courant pour parler du

deacutesir

Il nous faut ecirctre un peu plus preacutecis en ajoutant que la plupart de ses occurrences sont au

pluriel (ἐπιθυμῖαι) Ce pluriel permet une concreacutetisation des deacutesirs en visant la pluraliteacute des

cas drsquoailleurs lorsqursquoil est employeacute au singulier ce mot est toujours deacutesir de quelque chose

et se trouve grammaticalement compleacuteteacute par lrsquoobjet du deacutesir par exemple dans la sentence 35

ἐπιθυμίᾳ τῶν ἀπόντων (le deacutesir des choses absentes) Il nrsquoest donc pas question de cerner

lrsquoIdeacutee du Deacutesir mais de deacutesigner chaque deacutesir affecteacute par lrsquoobjet dont il est le deacutesir Lrsquoessence

du deacutesir crsquoest un processus une constitution une deacutefinition que nous avons preacutesenteacutee dans

notre premiegravere partie qui se creacutee dans un rapport entre notre nature et celle de la chose

deacutesireacutee elle ne peut donc pas constituer un invariant qui pourrait se passer drsquoobjet ou

drsquoillusion drsquoobjet ni drsquoecirctre deacutesirant Lrsquoobjet est donc tout aussi essentiel dans la nature drsquoun

deacutesir que son fonctionnement Nous utiliserons cependant un singulier geacuteneacuteralisant en parlant

du deacutesir suivant lrsquousage du franccedilais et de la lexicographie76 nous demandons au lecteur

beacuteneacutevole de bien se souvenir qursquoil ne srsquoagit pas pour autant de deacutesigner une geacuteneacuteraliteacute lisse

mais la notion dans toute sa diversiteacute variant par les divers rapports entre les objets du deacutesir

et les ecirctres deacutesirants

Lrsquoeacutequivalent en latin de ce terme ne fait pas lrsquounanimiteacute drsquoun cocircteacute Lucregravece utilise

cupido inis au singulier et compleacuteteacute par un objet de lrsquoautre Ciceacuteron preacutefegravere cupiditas atis

Les deux termes qui renvoient au laquo deacutesir passionneacute raquo sont tregraves semblables si ce nrsquoest que le

premier bascule un peu plus vite que son camarade dans lrsquoacception de deacutesir sexuel si lrsquoon

suit les notices de Oxford Latin Dictionnary77

76Soulignons que cette coutume peut parfois masquer lrsquoeacutevidence drsquoun emploihabituellement au pluriel

77laquo Cupido inis raquo et laquo cupiditas atis raquo in Oxford Latin Dictionnary Oxford ClarendonPress 1968 p 472

39

Lrsquoutilisation eacutepicurienne drsquoἐπιθυμία ne fait que reprendre lrsquoacception courante du

terme en grec Ainsi serait-ce un abus de langage que de parler ici de concept eacutepicurien nous

preacutefeacuterons le terme de notion eacutepicurienne qui deacutesigne une signification non speacutecifique agrave cette

doctrine mais comprise et eacutevalueacutee selon la penseacutee eacutepicurienne Pour autant ἐπιθυμία en tant

que terme geacuteneacuterique pour le deacutesir nrsquoest pas partageacute par toutes les philosophies antiques Pour

ne parler que des preacutedeacutecesseurs drsquoEacutepicure Aristote et Deacutemocrite preacutefegraverent ὄρεξις pour le

deacutesigner tandis que Platon utilise bien ἐπιθυμῖαι au pluriel pour deacutesigner la partie des trois

de lrsquoacircme qui deacutesire78 Lrsquoinfluence de Platon sur Eacutepicure est certaine David Sedley le deacutesigne

mecircme comme un preacutecurseur (forerunner) en expliquant que laquo le platonisme paraicirct avoir offert

au jeune Eacutepicure sa premiegravere excursion en philosophie raquo79 M Sedley fait allusion au premier

maicirctre drsquoEacutepicure dont nous apprenons par Diogegravene Laeumlrce qursquoil srsquoagissait drsquoun platonicien

du nom de Pamphile80 Ainsi la penseacutee drsquoEacutepicure possegravede-t-elle un fond platonicien

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις

Eacutepicure connaissait aussi Aristote et Deacutemocrite mais il semble avoir reacuteagi agrave leurs

physiques plus qursquoagrave leurs eacutethiques En effet pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral ces deux

penseurs employaient le mot ὄρεξις Ce terme nrsquoest employeacute qursquoune seule fois chez Eacutepicure

dans la maxime 26 comme une partie drsquoἐπιθυμία (deacutesir) puisqursquoil est le sujet du verbe

ἔχουσιν (avoir) dont ὄρεξις est lrsquoobjet Par ce mot Eacutepicure semble deacutesigner lrsquoappeacutetit ndash tel

qursquoon le deacutefinissait au XVIIe siegravecle ndash la partie passive aveugle et sans conscience du deacutesir

tandis que lrsquoἐπιθυμία comprendrait aussi une part de conscience de savoir drsquoinformation de

cette sensation brute une direction vers lrsquoaction aussi Les rapports entre ἐπιθυμία et ὄρεξις

srsquoinverse chez Aristote et Deacutemocrite qui privileacutegient tous deux le terme drsquoὄρεξις pour penser

lrsquoaffect deacutesirant en geacuteneacuteral Dans son traiteacute De lrsquoacircme le Stagirite questionne les faculteacutes de

lrsquoacircme ainsi que lrsquoorigine du mouvement individuel (ce qursquoil nomme mouvement local ἡ

κίνησις κατὰ τόπον) il deacutesigne lrsquointellect pratique et le deacutesir comme les deux principes de

cet eacutelan menant vers lrsquoobjet deacutesirable (III 433 a) Cependant lrsquointellect ne peut rien sans

deacutesir en revanche le deacutesir peut agir sans lrsquointellect Aristote procegravede alors agrave une distinction

inteacuteressante parmi les deacutesirs

78Voir agrave ce sujet G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975 p 172 sq

79D SEDLEY laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille 1976 p 119-159 p 133 traduction personnelle

80DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 14 p 124840

Ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξιςmiddot ὅταν δὲ κατὰ τὸν λογισμὸν κινῆται καὶ κατὰ

βούλησιν κινεῖται Ἡ δrsquoὄρεξις κινεῖ παρὰ τὸν λογισμόνmiddot ἡ γὰρ ἐπιθυμία

ὄρεξίς τις ἐστιν

La volonteacute est une espegravece drsquoappeacutetit (ὄρεξις) lorsqursquoon se meut selon le

raisonnement on se meut selon la volonteacute Mais lrsquoappeacutetit (ὄρεξις) peut

mouvoir contre le raisonnement en effet le deacutesir (ἐπιθυμία) est une

sorte drsquoappeacutetit (ὄρεξις)81

Volonteacute et deacutesir sont deux formes de lrsquoappeacutetit qui se diffeacuterencient parce que la premiegravere

accompagne un raisonnement et lrsquoautre le contredit Lrsquoappeacutetit nrsquoest pas en soi irrationnel

crsquoest sous sa forme drsquoἐπιθυμία qursquoil le devient On sent bien ici la notion irrationnelle qui

pegravese sur le deacutesir deacutesigneacute par ce terme drsquoἐπιθυμία Chez Deacutemocrite la penseacutee du deacutesir a des

traits communs avec celle deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutepicurisme au fragment 223 par exemple

lrsquoatomiste pose que le corps agrave des besoins frugaux qui combleacutes apportent le plaisir tandis

que crsquoest lrsquoesprit mal informeacute qui nous perd Toutefois Deacutemocrite ne vise pas tant le plaisir

que la joie (εὐθυμία) qui neacutecessite un contentement face aux choses preacutesentes Or crsquoest cette

attitude que mettent en danger lrsquoὄρεξις et lἐπιθυμία chacun poussant vers un objet qui est

absent En outre leur existence deacuterive certes de lrsquoutile mais finit dans lrsquoexcegraves Jean Fregravere

propose cependant une distinction entre ὄρεξις et ἐπιθυμία en deacutefinissant le premier comme

laquo lrsquoaspiration en son sens [hellip] le plus geacuteneacuteral [hellip] en son aspect non-raisonneacute son pur

jaillissement instinctif [hellip] qui nrsquoimplique pas de perversiteacute morale raquo82 il srsquoagit donc drsquoun

eacutelan irreacutefleacutechi qui nrsquoa pas encore eacuteteacute informeacute qui peut mener vers quelque chose de bon ou

mauvais mais eacutecornifle le bonheur en ce qursquoil vise un objet absent Lrsquoἐπιθυμία lui paraicirct

plus peacutejoratif il est caracteacuteristiquement lieacute agrave lrsquoexcegraves Drsquoune part il est sans fin comme le dit

Jean Fregravere laquo le deacutesir (ἐπιθυμία) est le regravegne du de nouveau raquo83 des mecircmes choses Drsquoautre

part il est deacutemesure comme on le voit au fragment 224 ἡ τοῦ πλέονος ἐπιθυμίη τὸ

παρεὸν ἀπόλλυσι τῆι Αἰσωπείηι κυνὶ ἰκέλη γινομένη84 laquo deacutesirer davantage que ce que

lrsquoon a crsquoest lacirccher la proie pour lrsquoombre comme dans le cas du chien drsquoEacutesope raquo85 Cette

81ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris1966 III 433 a p 90-91

82J FREgraveRE Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacuted Lesbelles Lettres 1982 p 75

83Id p 76

84DEacuteMOCRITE Fragments 224 in H DIELS et W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratikervol 2 Berlin Weidmann 1952 p 130-224

85DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques J-P Dumont et H Diels (eacuted) Paris Gallimard 1988p 900

41

illimitation dans le temps et dans la quantiteacute provoque non seulement lrsquointempeacuterance qui en

tant que non-maicirctrise de soi-mecircme est neacutegative mais encore le danger elle nous deacutetourne de

ce qui est preacutesent et concret pour une illusion plus geacuteneacutereuse qui en fin de compte nous

laisse sans rien Lrsquoἐπιθυμία ressemble ici plus agrave une volonteacute pervertie une sorte drsquoeacutelan qui

perseacutevegravere dans son erreur Ἐπιθυμία et ὄρεξις troublent tous deux notre preacutesence au preacutesent

mais seul le premier prend un sens immoral parce que au-delagrave du deacutetournement spontaneacute

mais utile il est sans limites La connotation irrationnelle de lrsquoἐπιθυμία se retrouve donc

aussi chez Deacutemocrite On voit ici lrsquoeacutecart entre ces deux penseurs qui deacutesignent sous

ἐπιθυμία une forme particuliegravere drsquoeacutelan qui va contre la raison voire finit dans la deacutemesure et

Eacutepicure qui vise par lagrave soit tous types de deacutesirs soit le deacutesir tel qursquoil devrait ecirctre limiteacute et

beacuteneacutefique En revanche le mot ὄρεξις exprime chez nos trois auteurs un eacutelan avec une

indeacutetermination plus grande une sorte de spontaneacuteiteacute irreacutefleacutechie Cependant si Aristote et

Deacutemocrite en font le type mecircme de lrsquoeacutelan humain Eacutepicure le conccediloit seulement comme une

partie du deacutesir

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon

De fait la notion de deacutesir comme ἐπιθυμία chez Eacutepicure demeure dans les termes

beaucoup plus proche de celle de Platon Geneviegraveve Rodis-Lewis propose mecircme un

rapprochement entre les classifications des deacutesirs platonicienne ndash telle qursquoelle se trouve au

livre VIII de La Reacutepublique (558d-559d)ndash et eacutepicurienne86 En effet elle repegravere que les

cateacutegories structurantes sont dans les deux cas le naturel et le neacutecessaire Cependant elles ne

nrsquoont pas la mecircme disposition que chez Eacutepicure Dans ce passage en effet Socrate fait agrave

Glaucon la proposition suivante πρῶτον ὁρισώμεθα τὰς τε ἀναγκαίους ἐπιθυμίας καὶ

τὰς μή laquo deacutefinissons drsquoabord les deacutesirs neacutecessaires et ceux qui ne le sont pas raquo87 Agrave lrsquoeacuteniegraveme

et preacutevisible approbation de son interlocuteur il eacutetablit les deacutesirs neacutecessaires comme suit

Οὐκοῦν ἅς τε οὐκ ἂν οἶοὶ τrsquoεἶμεν ἀποτρέψαι δικαίως ἂν ἀναγκαῖαι

καλοῖντο καὶ ὅσαι ἀποτελούμεναι ὠφελοῦσιν ἡμᾶς τούτων γὰρ

ἀμφοτέρων ἐφίεσθαι ἡμῶν τῇ φύσει ἀνάγκη

86G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 174-175

87PLATON La Reacutepublique 558d traduction personnelle42

Nrsquoest-il pas juste drsquoappeler neacutecessaires ceux que nous ne pouvons deacutetour-

ner et ceux qui satisfaits nous sont avantageux La neacutecessiteacute de ces

deux-lagrave nous est imposeacutee par la nature88

La neacutecessiteacute en matiegravere de deacutesir est fondeacutee en nature et contient donc la neacutecessiteacute stricte et ce

qui nous est avantageux agrave satisfaire La nature fonde le neacutecessaire mais rien nrsquoest dit dans ce

texte drsquoune cateacutegorie naturelle qui inclurait ou deacutepasserait le neacutecessaire il est simplement dit

qursquoagrave lrsquoorigine de la neacutecessiteacute il y a la nature Par le fait que ce terme ndash ou sa neacutegation

puisqursquoil sera par la suite question des deacutesirs non-neacutecessaires ndash nrsquoapparaisse pas dans la suite

du passage on ne peut pas conclure agrave une structuration des deacutesirs en naturels et non-naturels

Crsquoest bien lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire qui est primordiale chez Platon puisque

crsquoest mecircme ainsi qursquoil nomme les deux cateacutegories de deacutesirs Drsquoautre part le rapprochement

entre les deux penseurs se heurte non seulement agrave la structure mais aussi dans le deacutetail

certaines consideacuterations de Platon ne se comprennent pas agrave la lueur drsquoEacutepicure Par exemple

ce qui est laquo avantageux raquo agrave satisfaire (du verbe ὠφελῶ) renvoie agrave une notion drsquoutiliteacute qui

reste ici indeacutefinie par Platon il semble un peu peacuterilleux de lrsquoassocier au neacutecessaire en

eacutepicurisme alors mecircme que celle-ci correspond tout agrave fait bien agrave la neacutecessiteacute stricte deacutecrite

avant dont on ne peut se deacutetourner LrsquoAcadeacutemicien ne parle pas non plus des deacutesirs vains

mais de deacutesirs non-neacutecessaires

ἅς γέ τις απαλλάξειεν ἄν εἰ μελετῷ ἐκ νέου καὶ πρὸς οὑδὲν ἀγαθὸν

ἐνοῦσαι δρῶσιν αἱ δὲ καὶ τοὐναντίον πάσας ταύτας [] μὴ ἀναγκαίους

φαῖμεν εἶναι

Ceux dont on peut se deacutefaire si lrsquoon y veille depuis lrsquoenfance et qui ne

font en eacutetant lagrave aucun bien et mecircme font du mal tous ceux-lagrave nous di-

sons qursquoils sont non-neacutecessaires89

Il leur applique certes la caracteacuteristique drsquoecirctre nuisible mais pose que crsquoest lrsquoeacuteducation qui

nous en deacutetourne alors que le raisonnement suffit agrave tout acircge chez Eacutepicure et que le

philosophe du Jardin propose un fondement lrsquoopinion vaine agrave leur existence Mais chose

primordiale la classification ne se fait pas dans le mecircme esprit dans sa tripartition de lrsquoacircme

Platon deacutepreacutecie les ἐπιθυμῖαι comme la partie de lrsquoinstabiliteacute qui la deacutetourne de ses buts

intellectuels la plonge dans le corps et surtout lrsquoeacuteparpille par son insatiabiliteacute La prescription

eacutethique de Platon tient agrave dompter les ἐπιθυμῖαι ndash et non forceacutement agrave les annihiler

88Ibid

89Id 559a43

puisqursquoelles restent une puissance de lrsquoacircme ndash pour les tourner vers les objets qui ne font pas

partie de leur penchant naturel agrave savoir ceux de lrsquointellect les Ideacutees On peut donc dire qursquoil

faut deacutenaturer les deacutesirs pour leur donner une respectabiliteacute et les transformer en valets de

lrsquointellect La tripartition drsquoEacutepicure elle se fait sans a priori neacutegatif sur le deacutesir Le travail de

la raison est de reacutealiser leur vrai nature et drsquoeacuteloigner les opinions vides et deacuteformantes afin

que les deacutesirs soient beacuteneacutefiques pour nous La tripartition doit aider agrave critiquer et agrave informer

les deacutesirs et reacutealiser leur nature srsquoils en ont une en tant qursquoils sont naturels Ce travail

drsquoEacutepicure sur les deacutesirs a drsquoailleurs beaucoup plus drsquoimportance dans sa theacuteorie que cet extrait

sur la cateacutegorisation des deacutesirs dans la penseacutee platonicienne

Le mot ἐπιθυμία marque le double rapport drsquoEacutepicure agrave Platon En tant qursquoheacuteritier on

retrouve certains motifs termes ou structures qui sont parentes de celles de lrsquoAcadeacutemicien la

reprise du terme geacuteneacuterique la reacutefeacuterence agrave la neacutecessiteacute alors qursquoAristote et Deacutemocrite pensent

le deacutesir en drsquoautres termes et drsquoautres structures Mais dans le refus de cette mecircme tradition

platonicienne on note un deacutetachement du fond si ce nrsquoest mecircme un retournement

lrsquoἐπιθυμία en tant que deacutesir-type nrsquoest pas vu comme irrationnel mais comme tout agrave fait

leacutegitime dans son expression et dans ses objets et sa limitation nrsquoest pas impossible puisque

crsquoest sa nature mecircme Toutefois Eacutepicure reconnaicirct que tous les deacutesirs ne respectent pas cette

nature crsquoest pour cela que la science de la nature des choses eacutetablit une classification entre

les diffeacuterents deacutesirs

44

Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition

Si la classification des deacutesirs drsquoEacutepicure est tregraves connue elle nrsquoen reste pas moins

lrsquoobjet de meacuteprises et ce degraves lrsquoAntiquiteacute Malgreacute sa simpliciteacute elle demeure mal comprise

non dans ses reacutesultats mais dans sa structure Expliquons-nous chacun sait et agrave juste titre

que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee expose trois types de deacutesirs les naturels et neacutecessaires les naturels

mais non-neacutecessaires et les deacutesirs vains Cependant cette eacutenumeacuteration a tendance agrave occulter

la deacutemarche qui les a deacutetermineacutes et rend ainsi difficile une compreacutehension fine du rapport

qursquoils entretiennent entre eux

Deacutejagrave chez Ciceacuteron on voit ce problegraveme apparaicirctre lorsque dans le De Finibus il

srsquoattaque en ces termes agrave la tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure

Primum divisit ineleganter duo enim genera quae erant fecit tria Hoc est

non dividere sed frangere Qui haec didicerunt quae ille contemnit sic

solent duo genera cupiditatum naturales et inanes naturalim duo neces-

sariae et non necessariae Confecta res esset

Drsquoabord la divison est mal faite de deux genres il en a fait trois Ceci ne

srsquoappelle pas diviser mais mettre en piegravece Ceux qui ont appris les choses

qursquoil meacuteprise [ie la dialectique] ont lrsquohabitude de proceacuteder ainsi il y a

deux genres de deacutesirs les naturels et les vains et parmi les naturels deux types les

neacutecessaires et les non neacutecessaires Crsquoeucirct eacuteteacute mieux ainsi90

Il souligne fort justement que les deacutesirs naturels neacutecessaires ou non peuvent dans leur

ensemble srsquoopposer aux deacutesirs vains Que ne peut-on critiquer Ciceacuteron Car croyant

reprendre Eacutepicure sur la division des deacutesirs il le reprend agrave la lettre En effet le maicirctre du

Jardin srsquoexprime ainsi

Ἀναλογιστέον δὲ ὡς τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαί αἱ δὲ κεναί καὶ

τῶν φυσικῶν αἱ μέν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μόνονmiddot

90CICEacuteRON De finibus bonum et malorum J Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922 I 2 sect 20 p 72-73 traduction modifieacutee Crsquoest nous qui soulignons

45

Il faut dire par analogie que parmi les deacutesirs les uns sont naturels et les

autres vides et parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires et

les autres seulement naturels91

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee se fait ici preacutecise il existe deux cateacutegories de deacutesirs auxquelles srsquoajoute

une subdivision dans la cateacutegorie naturelle Deux genres qui donnent trois types de deacutesirs

Alors certes la lettre drsquoEacutepicure ne comporte pas de consideacuteration dialecticienne sur ce que

pourrait ecirctre un genre par rapport agrave un sous-genre mais cette eacutepicirctre expose clairement une

dichotomie entre le naturel et le vide Bref en drsquoautres circonstances on aurait pu croire que

Ciceacuteron traduisait Eacutepicure

Ici se pose le problegraveme des sources agrave lrsquoeacutepoque antique Par quels biais Ciceacuteron

connaissait-il lrsquoeacutepicurisme Agrave quels textes eacutetait-il confronteacute Ayant freacutequenteacute lrsquoeacutepicurien

Phegravedre92 il connaissait bien certains dogmes il cite des Maximes Capitales mais lisait-il et

mecircme en geacuteneacuteral agrave cette eacutepoque lisait-on la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La meacuteconnaissance de

Ciceacuteron tient soit au fait de la laquo roublardise raquo93 dont il fait parfois preuve soit agrave la moindre

diffusion de ce texte agrave cette eacutepoque les deux hypothegraveses nrsquoeacutetant pas exclusives Si lrsquoon

poursuit la derniegravere on peut se demander si la diffusion de lrsquoeacutepicurisme notamment agrave

Rome94 nrsquoaurait pas privileacutegieacute du moins dans le domaine eacutethique la briegraveveteacute des Maximes au

deacutetriment des textes plus longs ne rendant plus bien compte du deacutetail de ces eacutecrits que les

formes bregraveves compleacutetaient et ne reprenaient pas ainsi la doctrine drsquoEacutepicure se serait

transmise par le biais drsquoune vulgate srsquoappuyant sur une partie des textes ne reprenant qursquoune

partie de la doctrine ce qui en aurait brouilleacute la netteteacute Cela semble drsquoautant plus inteacuteressant

que les Sentences Vaticanes dont la constitution en recueil a pour terminus post quem le

premier eacutepicurisme du ndashIIIe siegravecle laquo repreacutesente[nt] une tradition moins pure qui aplanit

parfois les difficulteacutes raquo95 de cette philosophie En poursuivant la penseacutee de Jean Bollack on

91EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 68-69 Bollack propose de comprendre lrsquoanalogie avec la consistance et lrsquoinconsistancephysique (p 113)

92Sur le rapport complexe de Ciceacuteron agrave lrsquoeacutepicurisme on pourra se reporter agrave lanotice de Carlos Leacutevy sur lrsquoorateur romain dans D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 1312-1318

93laquo Certes son enseignement ne peut exprimer que ce qursquoil comprend donc bienpeu de chose mais il sait agrave lrsquooccasion proceacuteder avec une certaine roublardise leproblegraveme eacutetant de deacuteterminer la limite entre sa malhonnecircteteacute intellectuelle et sacapaciteacute agrave dire litteacuteralement nrsquoimporte quoi raquo in Id p 1314

94Dans le cadre de la discussion savante qursquoappreacuteciaient les Romains du refus dudogmatisme drsquoeacutecole et de la preacutefeacuterence pour les problegravemes physiques agrave la maniegraveredrsquoAristote Voir P VESPERINI Lucregravece op cit p 36-42

95J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 41346

pourrait ainsi penser que le teacutemoignage de Ciceacuteron et des Sentences vont dans le mecircme sens

une connaissance de lrsquoeacutepicurisme plus reacutepandue apregraves le ndashIIIe siegravecle mais qui perdrait en

preacutecision et en vigueur de penseacutee

Ainsi Jean Bollack justifie-t-il la diffeacuterence qursquoil preacuteserve entre la maxime 29 et la

sentence 20 La sentence preacutesente bien la tripartition des deacutesirs

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μέν οὐκ

ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires drsquoautres sont natu-

rels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne sont ni naturels ni neacutecessaires

mais se produisent en raison de lrsquoopinion vide96

Elle reacutepegravete le reacutesultat de la division eacutepicurienne mais non la structure les diffeacuterents deacutesirs

entretiennent entre eux des rapports eacutevidents mais non expliqueacutes Elle tombe ainsi sous la

critique de Ciceacuteron Crsquoest selon Jean Bollack ce que la maxime 29 ne fait pas Contre la

tendance agrave la corriger afin drsquointeacutegrer la cateacutegorie des deacutesirs naturels et neacutecessaires pourtant

manquante dans les manuscrits mdash agrave la Renaissance drsquoabord selon la conjecture drsquoEstienne

puis apregraves 188897 suivant le calque drsquoUsener mdash98 il propose un texte sans retouche ougrave seuls

les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires et les deacutesirs vains sont mis en balance Nous proposerons

le texte dans une analyse plus tard99

Avant il nous faut faire le point sur ce que nous venons de dire la classification des

deacutesirs drsquoEacutepicure est bien connue mais sa compreacutehension srsquoest souvent limiteacutee agrave son reacutesultat

Conseacutequence drsquoune simplification dans la lecture ou dans la transmission des textes cette

compreacutehension doit ecirctre affineacutee par lrsquoanalyse des structures qui preacutesident agrave cette

classification

96EacutePICURE Sentence Vaticane 20 in Id p 448

97Date de deacutecouverte des Sentences Vaticanes

98Pour le deacutetail de cet eacutetablissement de texte et de son histoire nous renvoyons agravelrsquoannexe 2

99Voir infra p 5047

b) Le naturel et le non-naturel

Trois types de deacutesirs mais combien de cateacutegories combien drsquooppositions Lrsquoextrait

de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nous montre bien le premier critegravere de discrimination des deacutesirs celui-

lagrave mecircme que Ciceacuteron proposait la cause naturelle La nature srsquoidentifiant au reacuteel srsquooppose

au vide qui vient du deacutelire de lrsquoopinion (κενὴ δόξα) elle fonde la leacutegitimiteacute du deacutesir De lagrave

viennent deux cateacutegories les deacutesirs naturels et les deacutesirs vains Cette seacuteparation est la plus

deacutecisive car elle permet de penser lrsquoattache agrave la reacutealiteacute ou non drsquoun deacutesir du rapport entre

notre nature et celle de lrsquoobjet deacutesireacute

La nature est un principe comprenant des qualiteacutes intrinsegraveques la premiegravere eacutetant la simpliciteacute

En effet elle est agrave la fois limiteacutee mais suffisante ce qui constitue la vraie richesse comme le

montre la sentence 8

Ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος ὥρισται καὶ εὐπόριστός ἐστιν ὁ δὲ τῶν κενῶν

δοξῶν εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει καὶ ἔστι δυσπόριστος

La richesse de la nature est limiteacutee elle est aiseacutee agrave se procurer celle des

opinions vides tombe dans lrsquoillimiteacute elle est difficile agrave se procurer100

Cette limitation de lrsquoabondance naturelle correspond aux bornes poseacutees par la nature du corps

humain Les deacutesirs naturels sont le signe de la correspondance entre notre nature et la nature

de lrsquoobjet deacutesireacute puisque lrsquohomme en eacuteprouve un besoin reacuteel Par ailleurs il se trouve que ces

objets sont toujours faciles agrave se procurer (εὐπόριστος) la satisfaction en est donc toujours

assureacutee La nature subvient ainsi inconditionnellement agrave nos besoins Autrement dit elle nous

assure de fournir ce agrave quoi nous sommes deacutependants et nous met dans un eacutetat

drsquoindeacutependance Cet eacutetat se nomme αὐταρκεία qui nous semble revecirctir deux dimensions La

premiegravere se situe au niveau individuel

Ὁ σοφὸς εἰς τὰ ἀναγκαῖα συγκριθεὶς μᾶλλον παρίσταται μεταδιδόναι ἢ

μεταλαμβάνειmiddot τηλικοῦτον αὑταρκείας εὗρε θησαυρόν

Lrsquohomme sage accordeacute au neacutecessaire est plus disposeacute agrave donner de ce

qursquoil a qursquoagrave recevoir des autres Tel est le treacutesor qursquoil a deacutecouvert dans le

contentement de soi (αὑταρκεία)101

Ce contentement est la marque drsquoun ecirctre combleacute assureacute contre le manque tout en pouvant ecirctre

geacuteneacutereux et indeacutependant des autres Ce comblement ne peut ecirctre trouveacute que gracircce agrave la nature

100EacutePICURE Sentence Vaticane 8 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 424

101EacutePICURE Sentence Vaticane 44 in Id p 49148

et dans une acception encore plus preacutecise et limiteacutee qursquoest le neacutecessaire nous reviendrons

plus tard agrave cette notion

Cependant lrsquoeacutepicurisme nrsquoenvisage pas lrsquoindividu comme un ecirctre vivant isoleacute srsquoil nrsquoinvestit

pas le cadre politique traditionnel de la citeacute crsquoest pour lui en preacutefeacuterer un plus petit plus

intime de la communauteacute Contrairement au sage cyreacutenaiumlque ou agrave lrsquoideacuteal cynique lrsquoindividu

eacutepicurien eacutelargit son eacutechelle pour obtenir son contentement crsquoest donc eacutegalement au niveau

social que lrsquoαὐταρκεία comme autarcie indeacutependance qui implique et nous semble parfaire

le contentement de soi se reacutealise

Ὅσοι τὴν δύναμιν ἔσχον τοῦ τε θαρρεῖν μάλιστα ἐκ τῶν ὁμορούντων

παρασκευᾶσθαι οὕτω καὶ ἐβίωσαν μετrsquoἀλλήλων ἥδιστον τὸν

βεβαιώτατον πίστωμα ἔχοντες καὶ πληρεστάτην οἰκειότητα

ἀπολαβόντες [hellip]

Toutes ces personnes qui principalement par leurs voisins (ὁμορούντος)

ont pu se procurer la force de la tranquilliteacute aussi crsquoest ainsi qursquoils ont veacute-

cu ensemble le plus voluptueusement du monde la vie la plus solide

gracircce agrave la foi donneacutee et [] ils [ont] eu lrsquoamitieacute la plus pleine []102

Cette maxime 40 relie directement la vie en commun (μετrsquoἀλλήλων) agrave la vie heureuse

comme lrsquoindique lrsquoemploi du superlatif ἥδιστον la plus heureuse Mais ce qui apparaicirct

particuliegraverement inteacuteressant crsquoest de constater lrsquoassociation de cet adjectif agrave valeur adverbiale

avec le compleacutement du verbe ἐβίωσαν (ils ont veacutecu) agrave savoir le superlatif τὸν

βεβαιώτατον ltla viegt la plus solide La communauteacute permet donc de reacutealiser une vie

stable moins en prise avec des contingences exteacuterieures face auxquelles lrsquoindividu isoleacute est

faible Jean Salem parle mecircme drsquoun laquo peacuterimegravetre de seacutecuriteacute raquo103 en effet le rapport constant

et fiable agrave drsquoautres humains finit par creacuteer un environnement solide et sucircr et la vie nrsquoen

gagne que plus de plaisirs Cette vie ensemble est indiqueacutee par le mot οἰκειότητα qui peut

ecirctre un autre terme pour deacutesigner lrsquoamitieacute En effet ici celle-ci se reacutealise parfaitement

lrsquousage du superlatif πληρεστάτην la plus complegravete tient agrave ce que le sentiment de

communauteacute est autant utile qursquoagreacuteable qui constituent les deux caracteacuteristiques ndash

imbriqueacutees ndash de lrsquoamitieacute chez Eacutepicure Au-delagrave des textes on peut se souvenir des pratiques

102EacutePICURE Maxime Capitale 40 in Id p 400 le terme de voisins est ici agrave comprendrecomme ceux qui vivent agrave nos cocircteacutes de faccedilon limitrophe (crsquoest le sens de ὄμορος drsquoougraveest tireacute le mot) Ainsi on comprendra surtout par ce terme les amis puisqursquoils viventtout contre les limites drsquoun individu

103J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 9849

de lrsquoeacutecole eacutepicurienne pour appuyer la dimension sociale agrave lrsquoαὐταρκεία On pense

notamment agrave lrsquoanecdote ougrave malgreacute la famine agrave Athegravenes Eacutepicure et ses disciples parvinrent agrave

subsister gracircce au rationnement des fegraveves mises en commun La communauteacute creacutee un

environnement stable et sucircr qui sans forceacutement ecirctre fermeacute agrave lrsquoexteacuterieur sait en ecirctre

indeacutependant Il nrsquoest pas ininteacuteressant de penser que cette stabiliteacute environnementale prendrait

pour modegravele celle des dieux dans leurs intermondes Enfin lrsquoαὐταρκεία donne accegraves agrave une

valeur tregraves hautement estimeacutee car comme il est dit dans la sentence 77 Τῆς αὐταρκείας

καρπός μέγιστος ἐλευθερία laquo de lrsquoautarcie le fruit le plus grand la liberteacute raquo104 La nature

nous permet jusqursquoagrave la liberteacute rester dans le cadre des deacutesirs naturels crsquoest srsquoassurer de

deacutependre de ce que lrsquoon trouve inconditionnellement et facilement de sorte que la

satisfaction le contentement est certain et lrsquohomme libre de bien vivre

Le deacutesir non-naturel vide constitue un portrait inverseacute du deacutesir naturel sans rapport

avec le reacuteel il vient drsquoun jugement erroneacute soit sur la quantiteacute drsquoune satisfaction que notre

corps ne peut accueillir soit sur la qualiteacute de lrsquoobjet deacutesireacute qui nrsquoentretient aucun rapport

avec notre corps qui ne peut donc pas le recevoir non plus Cette absence de reacutefeacuterence au

sensible Eacutepicure le nomme ὁ πόθος τῆς ἀθανασίας dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee105 en appelant

agrave le supprimer Le terme choisi πόθος oscille entre deacutesir et regret lrsquoideacutee eacutetant qursquoil est une

envie impossible agrave reacutealiser En effet lrsquoimmortaliteacute est le paradigme du deacutesir irreacutealisable

puisqursquoil cherche agrave se soustraire agrave la limite naturelle et essentielle de la vie qursquoest la mort Il

nrsquoy a donc aucun lien possible entre nous mortels et lrsquoimmortaliteacute

Dans le De rerum natura le terme employeacute est desiderium qui renvoie lui aussi freacutequemment

agrave la mort Mais on trouve chez Lucregravece un subtil jeu de deacutecalage le poegravete ne preacutesente pas

avec ce mot le deacutesir drsquoimmortaliteacute mais les regrets qui entourent la mort Au chant III se

deacuteploye tout un argument contre la peur de la mort qui passe par la relativisation des craintes

reacutecurrentes qui lrsquoentourent la perte des joies de la famille (v 894-899) et plus radicalement

encore la possibiliteacute de satisfaire tout deacutesir (v 916-918) Le poegravete en montre lrsquoinaniteacute au vers

922 par ce mot de desiderium qui deacutenote lrsquoimpossible contentement car nec desiderium

nostri nos adficit ullum laquo nul regret ne nous tourmente alors [que nous sommes morts] raquo106

Lrsquoimpossibiliteacute radicale que pose la mort face agrave tout deacutesir posthume est agrave la source du deacutesir le

plus vain celui drsquoy eacutechapper De ce fait il en est le paradigme et se voit accorder lrsquounique

104EacutePICURE Sentence Vaticane 77 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 555

105EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 124 in Id p 63

106LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 922 p 232-23350

exemple du terme πόθος que nous trouvons dans notre corpus de textes eacutepicuriens Il existe

drsquoautres deacutesirs vains explicitement nommeacutes par exemple le deacutesir de gloire et deacutesigneacutes eux

par le terme drsquoἐπιθυμία107

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire

Si la nature est une condition neacutecessaire pour discriminer le bon grain de lrsquoivraie

seule la neacutecessiteacute est suffisante pour suivre inconditionnellement un deacutesir La neacutecessiteacute est

donc la seconde cause qui deacutepartage les deacutesirs La maxime 29 telle que la propose Jean

Bollack est un teacutemoignage de ce second principe

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε

φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γενόμεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacutecessaires les autres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en raison de lrsquoopinion

vaine108

Ce choix philologique de ne pas retoucher le texte des manuscrits permet agrave Bollack drsquoaffirmer

que laquo le principe de classification [de la maxime] loin de reprendre celui de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction mecircme raquo109 La force de cette

maxime nrsquoest donc pas la reacutepeacutetition de la classification tripartite mais bien plutocirct de reacutealiser la

cateacutegorie des deacutesirs non-neacutecessaires Elle montre les liens entre les deux deacutesirs que le critegravere

de naturaliteacute distingue radicalement mais que leur aspect non-neacutecessaire rapproche En effet

il srsquoagit ici des deacutesirs que lrsquoon ne peut suivre de faccedilon inconditionnelle puisque non-

neacutecessaires mais ceux qui sont vides ont une cause qui les rend par essence illusoire donc agrave

fuir absolument alors que la nature ndash qui est la cause eacutevidente des premiers ndash nrsquoinvalide pas

les deacutesirs mais nrsquoest pas suffisante pour en engager la poursuite

Mais puisqursquoils demeurent plus faciles agrave distinguer commenccedilons donc par examiner les

deacutesirs neacutecessaires dont il faut rappeler qursquoils ont les caracteacuteristiques des deacutesirs naturels

Eacutepicure les eacutenumegravere dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

107Voir supra p 32

108EacutePICURE Maxime Capitale 29 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 347 signalons que Jean-Franccedilois BALAUDEacute dans lrsquoeacutedition du livre X de Diogegravene Laeumlrce(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 p 1321) va jusqursquoagravepreacuteciser dans sa traduction laquo Parmi les deacutesirs ltnon-neacutecessairesgt raquo

109J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 21 p 34851

τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς

τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲ πρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

Parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires au bonheur les

autres agrave lrsquoabsence de souffrances dans le corps les autres agrave la vie

mecircme110

Drsquoaucuns nrsquoont pas manqueacute de reprocher au philosophe du Jardin de parler en reacutealiteacute des

besoins certes il est question ndash quoi de moins eacutetonnant ndash de la survie lrsquoaponie pourrait agrave la

limite y ecirctre rameneacutee mais agrave notre eacutepoque nous ne parlerions pas du bonheur comme drsquoun

besoin En son temps Ciceacuteron cherchait deacutejagrave querelle agrave la deacutenomination eacutepicurienne de deacutesir

en preacutefeacuterant pour ceux-lagrave le terme drsquoinclinaison naturelle (desideria naturae)111 mais son

problegraveme reacuteside plus que dans une incoheacuterence drsquoEacutepicure dans sa propre conception tregraves

neacutegative du deacutesir en teacutemoignent ces mots An potest cupiditas finiri Tollenda est atque

extrahenda radicitus laquo le deacutesir peut-il donc ecirctre limiteacute Non il faut le supprimer lrsquoextirper

jusqursquoagrave la racine raquo112 Comme nous lrsquoavons vu Eacutepicure ne partage nullement cette vue sur le

deacutesir puisque dans sa penseacutee la limite du deacutesir est non seulement possible et souhaitable mais

encore comprise dans la nature mecircme de cet affect bien compris

Mais ce qui nous donne la caracteacuteristique principale des deacutesirs neacutecessaires crsquoest la maxime

26 qui deacutebute ainsi laquo Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires raquo On comprend en creux que les deacutesirs

neacutecessaires apportent la douleur srsquoils ne sont pas satisfaits ce qui est leur marqueur distinctif

principal Cette douleur crsquoest la douleur du manque dont nous parlions tantocirct celle qursquoil faut

neacutecessairement calmer et qui touche agrave la limite basse du deacutesir Preacutecisons qursquoelle comprend

seulement la douleur du sujet qui manque mais non celle des conseacutequences La neacutecessiteacute en

matiegravere de deacutesir est drsquoune part incontournable drsquoautre part impeacuterieuse par la douleur qursquoelle

cause au sujet

La non-neacutecessiteacute signifie donc que les deacutesirs peuvent se dissiper sans douleur alors

mecircme qursquoils ne sont pas satisfaits Reprenons la maxime 26

110EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in Id p 68-69

111Appellet haec desideria naturae cupiditatis nomen seruet alio ut eam cum de auaritia cumde intemperantia cum de maximis uitiis loquetur tamquam capitis accuset laquo QursquoEacutepicureemploie donc lrsquoexpression drsquoinclinations naturelles que le mot de deacutesir il le reacuteservepour ailleurs et quand il parlera de la cupiditeacute de lrsquointempeacuterance et des plus grandsvices que ce soit au deacutesir qursquoil srsquoen prenne pour le charger comme drsquoune accusationcapitale raquo Ciceacuteron De finibus op cit I 2 sect 28 p 73

112Ibid52

Τῶν ἐπιθυμιῶν ὅσαι μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν ἐπανάγουσιν ἐὰν μὴ συμπληρωθῶσιν

οὐκ εἰσὶν ἀναγκαῖαι ἀλλrsquo εὐδιάχυτον τὴν ὄρεξιν ἔχουσιν ὅταν

δυσπόριστον ἢ βλάβης ἀπεργαστικαὶ δόξωσιν εἶναι

Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne sont

pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires mais ils comportent un appeacutetit fa-

cile agrave dissiper quand crsquoest un appeacutetit difficile agrave avoir ou lorsqursquoils sont ju-

geacutes capables de produire un mal113

Les deux cas de deacutesirs non-neacutecessaires envisageacutes ici recoupent pensons-nous les deacutesirs

naturels et les deacutesirs vains En effet ces derniers sont identifiables par un appeacutetit

δυσπόριστον difficile agrave trouver parce que vide sans rapport avec la nature et qui ne reacutesiste

pas agrave lrsquoexercice de la dissipation puisqursquoil nrsquoa rien de concret agrave y opposer Les deacutesirs naturels

eux se trouvent aussi soumis agrave cette fin srsquoils entraicircnent au bout du compte plus de maux que

de plaisirs Cependant si lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire existe crsquoest que la distinction

entre naturel et vide nrsquoest pas tout agrave fait eacutetanche et les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires agrave la

frontiegravere entre les deux sont complexes comme le montre la maxime 30

Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ

συντελεσθῶσιν ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος παρὰ κενὴν δόξαν αὗται

γίνονται καὶ οὐ παρὰ ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ

ἀνθρώπου κενοδοξίαν

Ceux des deacutesir naturels mais qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas accomplis ougrave lrsquoenvie est violente ceux-lagrave se produisent en raison

de lrsquoopinion vaine et srsquoils ne se dissipent pas ce nrsquoest pas en raison de

leur propre nature mais en raison de la vaniteacute de lrsquohomme114

Ici le vide vient contaminer le naturel par le biais de lrsquoopinion eacutevidemment erroneacutee

puisqursquoelle donne trop de force agrave un deacutesir dont la non-satisfaction ne serait pourtant pas suivie

de douleur Lrsquoimportance qui lui est accordeacutee le gonfle de maniegravere agrave paraicirctre aussi impeacuterieux

que le deacutesir neacutecessaire or cette neacutecessiteacute est superflue Ce statut drsquoentre-deux des deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires en fait un affect tregraves deacutelicat agrave traiter srsquoils font lrsquoobjet de tant de

maximes (26 29 et 30) crsquoest parce qursquoils sont agrave la fois acceptables car naturels mais plus

enclins agrave la vaniteacute puisque non-neacutecessaires Le vide peut de fait srsquoattaquer aux deacutesirs naturels

sur deux points la quantiteacute et la qualiteacute Drsquoabord la quantiteacute lrsquoopinion vaine peut alors

113EacutePICURE Maxime Capitale 26 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 339

114EacutePICURE Maxime Capitale 30 in Id p 35053

atteindre jusqursquoaux deacutesirs neacutecessaires en srsquoillusionnant sur la quantiteacute de lrsquoobjet qui apporte

la satisfaction Typiquement le deacutesir de nourriture est neacutecessaire mais il peut devenir vide si

lrsquoon croit neacutecessaire drsquoavaler un buffet entier pour se rassasier Puis la qualiteacute cela ne touche

que les deacutesirs naturels non-neacutecessaires puisque la qualiteacute de lrsquoobjet est deacuteformeacutee passant de

non-neacutecessaire agrave neacutecessaire Par exemple manger un mets un peu plus raffineacute peut ecirctre un

souhait naturel mais crsquoest une opinion vide qui nous le fait voir comme neacutecessaire Les deux

illusions peuvent eacutevidemment se combiner crsquoest le propre des deacutesirs vains Le deacutesir de

richesse est qualitativement sans fondement naturel et il est eacutegalement sans fin sur la quantiteacute

de biens agrave posseacuteder Par ces mots nous cherchons agrave pointer le fait que les cateacutegories ne sont

pas eacutetanches car elles peuvent ecirctre toutes deacuteformeacutees drsquoune maniegravere ou drsquoune autre par

lrsquoopinion vide La cateacutegorie drsquoentre-deux est eacutevidemment la plus poreuse

Ainsi deux oppositions structurent lrsquoespace des deacutesirs le naturel et le non-naturel

drsquoune part le neacutecessaire et le non-neacutecessaire drsquoautre part Cette double partition ou laquo double

dichotomie raquo115 comme la nomme Geneviegraveve Rodis-Lewis dresse un tableau exhaustif des

deacutesirs chez Eacutepicure116

Mais voilagrave que nous arrivons agrave quatre cateacutegories pour les deacutesirs les naturels et les non-

naturels les neacutecessaires et les non-neacutecessaires Pourquoi en reacutesulte-il une tripartition

Comme lrsquoillustre la lettre de lrsquoeacutepicirctre agrave Meacuteneacuteceacutee ces deux oppositions se superposent la

seconde est comprise dans la premiegravere En effet la neacutecessiteacute ne peut se situer qursquoagrave lrsquointeacuterieur

de la nature Un deacutesir non-naturel ne peut donc en aucun cas ecirctre neacutecessaire mais la nature

deacutebordant la neacutecessiteacute un deacutesir naturel peut nrsquoecirctre pas neacutecessaire Ainsi la nature est-elle un

critegravere plus deacuteterminant mais la neacutecessiteacute une preacutecision qui permet drsquoaffiner de faccedilon non-

neacutegligeable son jugement

Nous voyons qursquoil est conceptuellement possible de saisir et de distinguer chacune de ces

trois classes de deacutesirs les comprendre crsquoest aussi savoir quels sont leur rapport et la porositeacute

qui peut exister entre elles Cependant agrave un niveau non-conceptuel la difficulteacute agrave les saisir

sont reacuteels surtout srsquoagissant des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires Nous allons illustrer ce

115G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 175

116Nous voudrions signaler au lecteur qursquoun texte de Philodegraveme malheureusementendommageacute et trop peu consensuel dans son interpreacutetation semble dresser une listecompleacutementaire de types de deacutesirs en fonction de leurs effets puis de leurs originesIl srsquoagit du fragment 6 de Des Choix et des Rejets Nous proposons dans notre annexe 3le texte eacutetabli une traduction anglaise la traduction franccedilaise disponible ainsi quenos remarques

54

problegraveme en interrogeant le statut drsquoun deacutesir complexe le deacutesir amoureux reacuteputeacute appartenir

au deacutesir naturel et non-neacutecessaire

55

Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour

Lrsquoamour au sens large est assez peu abordeacute et dans des textes qui semblent parfois

contradictoires Ce terme drsquoamour recouvre en reacutealiteacute deux notions que nous ne devrions pas

confondre le sentiment qui se situe plutocirct du cocircteacute drsquoἔρως et la sexualiteacute qursquoexprime

ἀφροδίσιον Les eacutepicuriens se concentrent drsquoailleurs plus sur la sexualiteacute que sur la

sentimentaliteacute Nous traiterons drsquoabord de lrsquoamour comme ἔρως puis de la sexualiteacute

a) Lrsquoamour comme sentiment

Traitons en premier la question la moins complexe lrsquoamour comme sentiment On

observe tout drsquoabord que les textes eacutepicuriens nrsquoutilisent pas beaucoup le mot ἔρως Dans les

textes de notre corpus on ne le trouve que chez Diogegravene Laeumlrce qui reprend lrsquoideacutee drsquoun texte

du scholarque eacutepicurien Diogegravene de Tarse οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα laquo [ils ne

pensent pas non plus] que lrsquoamour (ἔρως) soit envoyeacute par le dieu raquo117 Cette occurrence isoleacutee

nrsquoest sans doute pas anodine et contient en elle lrsquoexplication du peu drsquousage du terme et pour

tout dire son eacutevitement En effet cette affirmation se comprend comme une reacuteaction au

platonisme dans certains des traiteacutes de Platon notamment le Phegravedre et le Banquet lrsquoamour

se pare drsquoun caractegravere divin par lequel les deux amants vont pouvoir srsquoeacutelever vers la veacuteriteacute

mecirclant ainsi eacutetroitement quecircte du savoir et sentiment amoureux veacuteriteacute de lrsquoecirctre et mystegravere de

lrsquoinspiration passionnelle Le refus eacutepicurien de toute passion contraire agrave la sagesse et agrave la

diviniteacute par le trouble qursquoelle engendre ne peut entraicircner qursquoun deacutesaccord profond avec

Platon la passion vient de lrsquoopinion vide et non des dieux qui nrsquoaccordent de toute faccedilon pas

drsquoimportance aux hommes Bref la penseacutee eacutepicurienne est profondeacutement anti-platonicienne

sur ce point en particulier point important car il touche au rapport entre hommes et dieux et

sans doute jusqursquoagrave eacuteviter ce mot mecircme dἔρως On peut se demander si ce terme nrsquoa pas eacuteteacute

approprieacute dans son usage philosophique du moins par le sens platonicien au point qursquoil

faille employer drsquoautres expressions pour se deacutetacher des connotations que lrsquoAcadeacutemie y avait

imprimeacutees

En effet les textes eacutepicuriens traitent toujours de τὸ ἐρωτικὸν πάθος la passion amoureuse

Elle est toujours condamneacutee toujours ce dont il faut se deacutefaire comme lrsquoindique la sentence

vaticane 18 qui nous donne des clefs pour nous en deacutetacher Elle semble mecircme constituer le

117DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 130656

paradigme de la passion En effet dans le traiteacute Sur la colegravere de Philodegraveme lrsquoardeur du

coleacuterique se trouve plusieurs fois compareacutee avec la passion amoureuse Le philosophe de

Gadara recommande drsquoutiliser la mecircme approche οὕτω δεῖ τὴν εἰλικρίνειαν

ἐπιλογίσασθαι τοῦ κακοῦ καθάπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐρωτικῆς εἰώθαμεν ποιεῖν

ἐπιθυμίας laquo nous devons prendre en compte le mal agrave lrsquoeacutetat pur comme justement nous

avons lrsquohabitude de le faire quand il srsquoagit du deacutesir amoureux raquo118 pour illustrer la force de

la colegravere il la compare agrave celle de la passion amoureuse ἀμέλει γὰρ καὶ φιλοτιμότερόν

ἐστι καὶ τῆς ἐρωτικῆς ἐπιθυμίας τὸ κακόν laquo De fait assureacutement ce mal [ie la colegravere]

megravene agrave la surenchegravere plus que ne le fait le deacutesir amoureux raquo119 En tant que passion la plus

typique lrsquoamour sert de reacutefeacuterence aux autres passions et concentre aussi les critiques agrave leur

endroit Finalement lrsquoeacutepicurisme produit une condamnation de lrsquoamour-passion assez peu

originale ce thegraveme eacutetant largement reacutepandu dans la philosophie Srsquoil faut trouver une

sentimentaliteacute agrave preacutefeacuterer agrave cet amour et telle peut ecirctre lrsquooriginaliteacute du Jardin on pensera agrave

lrsquoamitieacute que les eacutepicuriens ont la reacuteputation drsquoavoir mise agrave lrsquohonneur

Lucregravece nrsquoest pas en reste pour critiquer lrsquoamour Dans son long deacuteveloppement du

livre IV il srsquoattaque avec feacuterociteacute au ridicule des amoureux

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci et tribuunt ea quae non

sunt his commoda uere

Ainsi font les hommes que le deacutesir aveugle ils precirctent agrave celles qursquoils

aiment des meacuterites irreacuteels120

Lrsquoillusion amoureuse est pointeacutee dans la ceacuteciteacute des amants (caeci) le poegravete livre ensuite une

savoureuse liste de deacutefauts que les amants prennent pour des qualiteacutes chez leur maicirctresse

Mais il deacutenonce non lrsquoexcegraves qui prend forme amoureuse mais lrsquoamour lui-mecircme en

teacutemoigne ce vers amer qui conclut la description peu glorieuse drsquoune relation amoureuse

Atque in amore mala haec proprio summeque secundo inveniuntur laquo voilagrave quels maux on

trouve dans un amour juste et combleacute raquo121 Le poegravete attaque radicalement le sentiment122 les

118PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira G Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis 1988 fr 17 col 7 trad fr D Delattre et A Monet in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citp 574

119PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira op cit col 14 D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 577

120LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1153-1154 p 306-307

121Id IV v 1141-1142 p 304-305

122Cette approche de Lucregravece a sans doute beaucoup agrave voir avec les loci de lapoeacutesie amoureuse par exemple on peut lire les vers 1175-1184 comme un

57

Grecs ne sont pas aussi trancheacutes sur le sujet et il est difficile de deacuteterminer srsquoils condamnent agrave

la racine un sentiment qui serait par essence excessif ou seulement lrsquoamour dans ses excegraves

Mais plus que le fond crsquoest le ton caustique et un peu deacutesespeacutereacute de Lucregravece la longueur et la

cruelle preacutecision des deacuteboires amoureux123 qui tranchent par rapport agrave lrsquoapproche distancieacutee

et raisonnante des eacutepicuriens Toutefois lagrave ougrave cet eacutecart srsquoexprime le mieux ce nrsquoest pas tant

dans lrsquoamour comme sentiment que comme sexualiteacute

b) La sexualiteacute

1- Lucregravece une Veacutenus cynique

Lucregravece mecircle eacutetroitement sa critique du sentiment et de la sexualiteacute condamnant

absolument le premier afin de libeacuterer la seconde Nous lrsquoavons dit ce premier mouvement en

tant que condamnation de la passion peut convenir agrave lrsquoeacutepicurisme si ce nrsquoest que lrsquoaigreur

que le poegravete met agrave lrsquoattaquer paraicirct contrevenir agrave lrsquoapproche deacutepassionneacutee des eacutepicuriens

Quant au second il faut srsquoarrecircter un instant pour en examiner les diffeacuterents eacuteleacutements Lrsquoideacutee

de seacuteparer amour et sexualiteacute a eacuteteacute retrouveacutee dans un court fragment de Diogegravene drsquoOinoanda

(NF 157)

ἀτυχὲς ἀγνοεῖν τοὺς τὸ ἐρωτικὸν νοσοῦντας πάθος ὅτι τὴν μὲν ἀπὸ τῆς

ὄψεως ἡδονὴν καὶ δίχα συνπλοκῆς ἔχουσιν τελείαν το δrsquoἀφροδείσιον

αὐτὸ καὶ ἐπὶ βελτείονος μορφῆς καὶ ἐπὶ χείρονος ὅμοιόν ἐστιν

Il est malheureux que ceux qui sont malades de passion amoureuse ne se

rendent pas compte qursquoils reacutealisent tout agrave fait leur plaisir par la vue [de

lrsquoecirctre aimeacute] mecircme sans relation sexuelle lrsquoacte sexuel lui-mecircme que ce

soit avec quelqursquoun drsquoune plus belle ou drsquoune moins belle apparence de-

meure le mecircme124

Dans ce passage Diogegravene vise agrave seacuteparer ce que les amoureux confondent leur sentiment tire

son agreacutement de la beauteacute de lrsquoaimeacute et non drsquoune relation physique dont la vraie source de

plaisir ne se trouve pas dans lrsquoapparence de lrsquoautre cette phrase ne preacutecise pas drsquoougrave le plaisir

deacutetournement de paraclausithuron

123Une centaine de vers (IV v 1058-1191)

124DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda the discoveries of 2009 (NF 167-181) raquo art cit NF 157 p 19 traductionpersonnelle

58

sexuel est tireacute Les deux eacutediteurs Juumlrgen Hammerstaedt et Martin Ferguson Smith divergent

sur lrsquointerpreacutetation preacutecise de ce passage et proposent chacun au lecteur leur lecture125 Parmi

les points de divergence il y a la proximiteacute (totale selon Smith) ou la distance (selon

Hammerstaedt) avec ce que dit Lucregravece Ce fragment rappelle en effet quelques vers du poegravete

deacutenonccedilant lrsquoinsatisfaction du deacutesir sexuel avec lrsquoecirctre aimeacute les plus marquants eacutetant ceux-ci

Nam certe purast sanis magis inde voluptas quam miseris Etenim potiun-

di tempore in ipso fluctuat incertis erroribus ardor amantum nec constat

quid premium oculis manibusque fruantur

Oui la volupteacute est plus pure aux hommes senseacutes qursquoagrave ces malheureux

dont lrsquoardeur amoureuse erre et flotte indeacutecise agrave lrsquoinstant de posseacuteder les

yeux les mains ne sachant de quoi drsquoabord jouir126

Le poegravete y montre non seulement la seacuteparation des deux pheacutenomegravenes mais surtout la

pollution que creacutee lrsquoamour autour du plaisir sexuel qui se trouve gacirccheacute par lrsquoillusion que cet

acte aboutira agrave combler le corps de lrsquoamant avec la beauteacute de son partenaire (v 1094-1096)

or comme le deacuteveloppera Lucregravece par la suite avec une explication plutocirct eacutepicurienne (v

1108-1120) le transfert atomique du corps de lrsquoecirctre aimeacute agrave lrsquoamant est impossible Ainsi le

deacutesir amoureux est-il impossible agrave satisfaire et il gacircche en outre le plaisir sexuel Crsquoest donc

en pratiquant une sexualiteacute sans lrsquoecirctre aimeacute que lrsquoon pourra jouir veacuteritablement de ce plaisir

Si lrsquoon y prend garde ce nrsquoest pas tout agrave fait ce que dit Diogegravene127 qui distingue simplement

la source du plaisir sans pour autant dire que les amants ne retirent pas de plaisir de la

sexualiteacute il srsquoagit seulement de dire que lagrave nrsquoest pas la source du plaisir du sentiment

amoureux Rien nrsquoest dit sur lrsquoeacuteventuel gacircchis du plaisir sexuel si lrsquoacte est accompli avec une

personne aimeacutee passionneacutement Ainsi ce qui fondait chez Lucregravece la neacutecessiteacute de srsquoen

remettre agrave la Venus voglivaga la Veacutenus volage (v 1072) crsquoest-agrave-dire la satisfaction sexuelle

avec le premier amour qui se preacutesente nrsquoest absolument pas attesteacute chez les eacutepicuriens

Nous nous sentons donc plus proche de la lecture de Juumlrgen Hammerstaedt qui pointe les

divergences entre Diogegravene drsquoOinoanda et Lucregravece Mais nous approuvons tout agrave fait Smith

125Nous ne reprendrons les arguments qursquoils deacuteveloppent on les trouvera auxpages 20 agrave 23 de leur article

126LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1075-1078 p 302-303

127Smith propose une traduction du passage qui le rapproche de Lucregravece encomprenant non pas que les amoureux reacutealisent leur plaisir laquo mecircme sans relationsexuelle raquo mais laquo et non de la relation sexuelle raquo cependant cette interpreacutetationnrsquoempecircche pas de ressentir un vrai plaisir dans une relation avec lrsquoobjet de lrsquoamourpassionneacute elle seacutepare les deux plaisirs sentimental et sexuel

59

lorsqursquoil affirme laquo Pas de doute que Diogegravene aurait aussi eacuteteacute drsquoaccord avec Lucregravece (IV

1073-1076 [le passage que nous venons de citer]) que ceux qui tirent le plus de plaisir drsquoune

relation sexuelle sont ceux qui ne sont pas amoureux raquo128 hellip si lrsquoon pense agrave un autre Diogegravene

que celui de Lycie Lucregravece est en effet singuliegraverement proche de la position de Diogegravene non

pas drsquoOinoanda pas non plus de Laeumlrce mais de Diogegravene de Sinope On trouve chez Diogegravene

Laeumlrce (le doxographe) parmi les propos tenus par Diogegravene le Cynique (celui qui venait de

Sinope) celui que voici τοὺς ἐρῶντας ἔφη πρὸς ἠδονὴν ἀτυχεῖν129 laquo ceux qui

eacuteprouvent la passion amoureuse rencontrent lrsquoeacutechec agrave lrsquoeacutegard du plaisir raquo130 Il nous semble

que si Lucregravece se rapproche drsquoune penseacutee sur ce point du moins crsquoest bien plus des ideacutees

cyniques car il nous apparaicirct que le Chien drsquoAthegravenes131 dit exactement la mecircme chose que le

poegravete latin agrave savoir que la passion amoureuse empecircche le plaisir sexuel De plus lrsquoideacutee

drsquoavoir recours agrave la Venus voglivaga trouve des eacutechos dans drsquoautres passages de la vie des

cyniques132 Les proximiteacutes de Lucregravece avec les cyniques ne sont pas agrave neacutegliger dans le De

rerum natura certains passages tiennent mecircme de la citation par exemple la meacutetaphore de

la philosophie comme un remegravede amer ndash que le poegravete pare de son art doux afin de le faire

avaler ndash (IV 11-25) reprend un propos drsquoAntisthegravene133 Mais pas plus qursquoil nrsquoest eacutepicurien

Lucregravece ne peut ecirctre rangeacute dans la cateacutegorie des cyniques Pierre Vesperini propose de penser

sa posture litteacuteraire comme celle du laquo paracynique crsquoest-agrave-dire qui utilise des discours

cyniques sans pour autant srsquoinscrire dans leur tradition raquo134 Or cette tendance cynique il la

voit preacutesente notamment quand il est question de lrsquoamour135

128M F SMITH in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo op cit p 22

129DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in HS Long Diogenis Laertii vitae philosophorum 2 vols OxfordClarendon Press 1964 (repr 1966)

130DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit VI sect 36 p 735

131 Le cynique de Sinope

132Pour la deacutesolidarisation de lrsquoamour et de la sexualiteacute agrave rapprocher de Diogegravene sect72 laquo il demandait la communauteacute des femmes ne parlant mecircme pas le mariagemais de lrsquoaccouplement drsquoun homme qui a seacuteduit une femme avec la femme seacuteduite raquo et demaniegravere plus lointaine drsquoAntisthegravene sect 3 laquo Il faut srsquounir agrave des femmes qui vous ensauront greacute raquo

133laquo Comme on lui avait demandeacute pourquoi il recourait pour corriger ses disciples agravedes recettes amegraveres il reacutepond Les meacutedecins en font autant avec leurs patients raquoin DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit trad M-O Goulet-Cazeacute VI sect 3 p 683

134P VESPERINI Lucregravece op cit p 142-143

135laquo un trait typique de philosophes cyniques [hellip] au livre IV avec une deacutenonciationde la folie de lrsquoamour raquo Id p 166 voir eacutegalement p 126-127

60

Ce meacutelange drsquoinfluences philosophiques que nous pointons lagrave fait du poegraveme de Lucregravece un

texte deacutelicat agrave utiliser ougrave si le dogme eacutepicurien est la matiegravere majeure du poegraveme il se trouve

parfois mecircleacute agrave des dogmes exteacuterieurs ou mobiliseacute dans un cadre heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoeacutepicurisme

en lrsquooccurrence nous pensons que la remobilisation de la theacuteorie atomique drsquoEacutepicure pour

expliquer lrsquoinsatisfaction des amants (IV 1108-1120) sert un propos cynique Toutefois ces

influences heacuteteacuterogegravenes sont parfois difficiles agrave deacutegager car elles peuvent ecirctre compatibles

avec lrsquoeacutepicurisme en effet le fait que la passion amoureuse qui est un mal en soi nuise au

plaisir sexuel nrsquoest nullement interdit par ce que nous savons de la doctrine eacutepicurienne mais

puisque nous nrsquoavons pas de texte qui lrsquoaffirme nous pensons preacutefeacuterable de ne pas ramener

lrsquoaffirmation lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme Ici crsquoest parce que nous avons pu clairement

identifier une source diffeacuterente que nous pouvons mieux penser que cette ideacutee sans ecirctre

incompatible avec lrsquoeacutepicurisme nrsquoa du moins pas une origine eacutepicurienne et se trouve ecirctre

avant tout cynique

En matiegravere drsquoamour et de sexualiteacute Lucregravece nrsquoest donc pas une source sucircre pour lrsquoeacutepicurisme

du fait de son inspiration cynique sur le sujet qui rend sa parole non-eacutepicurienne bien qursquoon

puisse envisager qursquoelle ne soit pas incompatible avec lrsquoeacutepicurisme Crsquoest donc seulement agrave

partir des eacutepicuriens que lrsquoon pourra comprendre comment ils envisagent la sexualiteacute

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non

Nous comprenons souvent la sexualiteacute dans la penseacutee eacutepicurienne agrave partir de la

classification de ce deacutesir dans la cateacutegorie naturelle et neacutecessaire Crsquoest donc en eacutetudiant les

arguments et la leacutegitimiteacute drsquoune telle classification que lrsquoon abordera de faccedilon la plus

exhaustive le sujet

α - Saisie du problegraveme

Les commentateurs modernes ont tendance agrave ranger les deacutesirs sexuels dans la

cateacutegorie des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires en soulignant le laquo ton beaucoup plus reacuteserveacute agrave

lrsquoeacutegard de ce mecircme plaisir raquo ou la prescription laquo de nrsquoen user que prudemment raquo136 chez Jean

Salem ou que sa poursuite laquo relegraveve de la sagesse pratique raquo137 selon Marcel Conche

Cependant certains eacuteleacutements viennent porter le doute sur une telle cateacutegorisation Plus

136J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

137M CONCHE Lettres et maximes op cit p 6661

nuanceacutee que ses homologues Geneviegraveve Rodis-Lewis eacutecrit de ce deacutesir laquo qursquoil soit naturel est

eacutevident non neacutecessaire comme si son insatisfaction nrsquoeacutetait jamais peacutenible apparaissant plus

discutable raquo138 Cette peacutenibiliteacute est preacuteciseacutement celle pointeacutee par Lucregravece lorsqursquoil dit

[decet] iacere umorem conlectum in corpora quaeque nec retinere [hellip] et

servare sibi curam certumque dolorem

[il faut] jeter en quelque corps le liquide amasseacute au lieu de le garder [hellip]

et de nous assurer la peine et la souffrance139

Si le deacutesir sexuel ramegravene agrave la douleur crsquoest le consideacuterer comme neacutecessaire selon la maxime

26140 Toutefois nous ne pouvons pas nous fier agrave Lucregravece sur un tel sujet car nous nrsquoavons

pas agrave notre connaissance drsquoautres textes eacutepicuriens pour confirmer ses dires et la tradition

cynique nrsquoest jamais loin lorsque Lucregravece parle drsquoamour141 comme nous venons de le

montrer Or ce que dit lagrave Lucregravece rentre en eacutecho avec des ideacutees cyniques Cette neacutecessiteacute

douloureuse peut tout aussi bien trouver sa source chez Diogegravene le Cynique lorsque se

masturbant sur la place publique il regrette de ne pas pouvoir satisfaire aussi aiseacutement sa

faim142 il indique par lagrave lrsquoeacutegaliteacute en neacutecessiteacute qui anime les deux deacutesirs

Devant ces soupccedilons et ces incertitudes nous voudrions reposer la question la sexualiteacute est-

elle un deacutesir neacutecessaire ou non Quels faits nous font pencher vers cette option et quels

autres nous incitent agrave le consideacuterer neacutecessaire Drsquoougrave vient que nous cateacutegorisons ce deacutesir

comme naturel mais non-neacutecessaire

Partons de cette derniegravere interrogation Le commentaire classique a des sources pour

eacutetayer sa penseacutee143 quelles sont-elles La plus explicite sur la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute

agrave laquelle on est renvoyeacute se trouve dans le fragment 456 des Epicurea drsquoUsener aux lignes

12 agrave 19 Ce passage signale la speacutecificiteacute du classement drsquoEacutepicure rappelle les trois

cateacutegories de deacutesirs puis les exemplifie comme suit

138G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 184-185

139LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-67 p 300-301

140Voir supra p 51

141Voir supra notes 132 et 135

142DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute(trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 VI sect 69 p 736

143Pour un reacutesumeacute de ces sources on pourra se reporter au deacuteveloppement assezriche en reacutefeacuterences que font les eacutediteurs de Diogegravene drsquoOinoanda sur le NF 157 p 19-23 dans J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo art cit p 1-48

62

ἡ μὲν οὖν τῆς τροφῆς ἐπιθυμία καὶ τῆς ἐσθῆτος ἀναγκαίαmiddot ἡ δὲ τῶν

ἀφροδισίων φυσικὴ μὲν οὐκ ἀναγκαία δέmiddot ἡ δὲ τοιῶνδε σιτίων ἢ τοιᾶσδε

ἐσθῆτος ἢ τοιῶνδε ἀφροδισίων οὔτε φυσικὴ οὔτε ἀναγκαία

Donc le deacutesir de nourriture et celui de vecirctements sont neacutecessaires Le deacute-

sir sexuel est naturel mais non-neacutecessaire Le deacutesir drsquoune certaine nourri-

ture drsquoun certain vecirctement ou drsquoun certain rapport sexuel nrsquoest ni naturel

ni neacutecessaire144

Ce passage fonde donc clairement lrsquoattribution de non-neacutecessiteacute au deacutesir sexuel Mais drsquoougrave

vient ce texte et quelle leacutegitimiteacute a-t-il Ce texte srsquoavegravere ecirctre une scolie agrave Aristote nous

preacutecise Hermann Usener qui commente le passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote

parle du deacutesir sexuel comme naturel au mecircme titre que le deacutesir de nourriture et ils prennent

des formes variables selon les individus145 Le texte nrsquoappartient donc pas agrave la tradition directe

de lrsquoeacutepicurisme antique ce qui ne permet pas de le consideacuterer absolument valide Cependant

nous avons pu trouver dans la tradition indirecte de lrsquoeacutepicurisme des eacuteleacutements fiables au

regard de ce que nous connaissons de cette philosophie antique mais il srsquoagit pour nous agrave

chaque fois que nous avons recours agrave ces eacutecrits drsquoeacutevaluer autant que possible ce qui est dit au

regard de ce que nous savons ou pas agrave propos de la doctrine du Jardin ainsi que drsquoougrave cela est

dit afin de mieux comprendre la position eacutenonceacutee Cette scolie comme beaucoup de ses

semblables preacutesente bien des inconveacutenients pour notre questionnement drsquoune part nous ne

saurions en deacuteterminer la date du moins nrsquoest-il pas agrave notre porteacutee de le deacuteterminer drsquoautre

part nous nrsquoavons pas de nom ou seulement drsquoindice de lrsquoidentiteacute de son auteur Aucun

ancrage ni personnel ni temporel ne nous permet de situer cet eacutenonceacute ce qui rend sa validiteacute

infondable en lui-mecircme Accorder du creacutedit agrave ce qui y est dit tient alors agrave lrsquointerpreacutetation

drsquoautres textes plus leacutegitimes qui iraient dans le mecircme sens que lui

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute

Et effectivement de pareils textes existent mais preacutecisons aussitocirct qursquoaucun texte ne

procegravede agrave une superposition de la classification des deacutesirs sur des exemples de deacutesirs On

trouve donc toujours agrave lrsquoexception de la scolie que nous venons de citer et de celle de la

maxime 29146 soit le rappel de la tripartition des deacutesirs soit le traitement du deacutesir sexuel mais

jamais les deux ensemble Crsquoest donc par la seule eacutetude du traitement reacuteserveacute aux deacutesirs

144ANONYME in H USENER (eacuted) Epicurea op cit fr 456 15-19 p 295 traductionpersonnelle

145ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris 1959 III 13 (1118 b) 5-25 p 163-164

63

drsquoAphrodite que nous pouvons deacuteduire une cateacutegorie pour eux En effet plusieurs textes font

penser qursquoils sont naturels mais non-neacutecessaires puisqursquoils teacutemoignent de remarques

neacutegatives sur la sexualiteacute Le plus probant est celui que Diogegravene Laeumlrce et drsquoautres citateurs

donnent Συνουσίη δὲ φασίν ὤνησεν μὲν οὐδὲποτε ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ ἔβλαψε laquo on

nrsquoa jamais tireacute aucun profit de la relation sexuelle disent-ils et lrsquoon peut ecirctre satisfait de ne

pas en subir de dommage raquo147 Ce teacutemoignage nous invite agrave penser le deacutesir sexuel non sans

danger Par cette vision neacutegative on pense ce deacutesir comme ne produisant pas de bien il serait

alors agrave eacuteviter donc il est possible de srsquoen passer De lagrave la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)

Toutefois la mise en avant de ce passage minore souvent la positiviteacute certaine qui

entoure ce deacutesir Un extrait du traiteacute Sur les Fins drsquoEacutepicure rapporteacute par Diogegravene Laeumlrce est

tregraves clair agrave ce sujet

Οὐ γὰρ ἔγωγε ἔχω τί νοήσω τἀγαθόν ἀφαιρῶν μὲν τὰς διὰ χυλῶν

ἡδονάς ἀφαιρῶν δὲ τὰς διrsquoἀφροδισίων καὶ τὰς διrsquoἀκροαμάτων καὶ τὰς

διὰ μορφάς

Car pour moi je ne peux en aucune maniegravere me repreacutesenter ce qursquoest le

bien si je supprime les plaisirs que procurent les saveurs que je supprime

ceux que procure lrsquoamour (ἀφροδισίων) et ceux que procurent les sons

et ceux qui proviennent des formes148

Le deacutesir sexuel fait partie des bonnes choses ce qui prouve qursquoils peuvent ecirctre rattacheacutes agrave

lrsquoagreacuteable ou au plaisant sans ecirctre essentiellement nuisibles Drsquoautres sources pegravesent en

faveur de cette vision Pierre Vesperini eacutecrit qursquoun buste drsquoEacutepicure laquo fut placeacute peut-ecirctre degraves

son vivant dans le temple drsquoAphrodite agrave Paphos raquo149 et rappelle aussi la preacutesence des

heacutetaiumlres dans le Jardin Tous ces eacuteleacutements concourent agrave montrer la positiviteacute de ce deacutesir dans

lrsquoeacutepicurisme

146Qui ne donne drsquoailleurs pas les mecircmes exemples et surtout pas le deacutesir sexuelcomme naturel et non-neacutecessaire mais parle du deacutesir drsquoaliments riches Pour le texteet sa traduction se reporter agrave lrsquoannexe 2

147DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 1306 pour les autres citateurs voir HUSENER (eacuted) Epicurea op cit fr 62

148DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies X sect 6 in A LAKS laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la ViedrsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X 1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PULLille 1976 p 1-118 p 10-11

149P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit chap 7 p 35464

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions

La sentence 51 que lrsquoon preacutesente comme une lettre de Meacutetrodore ami drsquoEacutepicure au

jeune Pythoclegraves reacutesume agrave elle seule ces tensions

Πυνθάνομαί σου τὴν κατὰ σάρκα κίνησιν ἀφθονωτέραν διακεῖσθαι πρὸς

ἀφροδίσιον ἔντευξινmiddot σὺ δὲ εἰ μὴ τοὺς νόμους καταλύεις μὴτε τὰ καλῶς

ἔθη κείμενα κινεῖς μὴτε τῶν πλησίων τινὰ λυπεῖς μὴτε τινὰ τὴν σάρκα

καταξαίνεις μὴτε τὰ ἀναγκαῖα καταναλίσκεις χρῶ τῇ ἑαυτοῦ

προαιρέσει ὡς βούλειmiddot ἀμήχανον μέντοι γε τῷ μὴ οὐχ ἑνί γέ τινι τοῦτων

συνέχεσθαιmiddot ἀφροδίσια γὰρ οὐδέποτε ὤνησεν ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ

ἔβλαψεν

Jrsquoapprends que le mouvement de la chair est chez toi plus geacuteneacutereux agrave

lrsquoeacutegard de la relation drsquoamour Pour toi si tu nrsquoenfreins pas les lois et que

tu ne portes pas atteinte agrave lrsquohonnecircteteacute eacutetablie en coutume que tu nrsquoat-

tristes pas lrsquoun de tes proches que tu nrsquouses pas ta chair et que tu ne

consumes pas le neacutecessaire suis le choix qui est de toi comme tu veux

Et pourtant il nrsquoy a pas moyen de le faire quand on est retenu par lrsquoun au

moins de ces obstacles Car les plaisirs de lrsquoamour ne sont jamais utiles il

faut ecirctre content srsquoils ne nuisent pas150

Lrsquoadresse qui srsquoeacutelargit au lecteur met en balance le choix de poursuivre le deacutesir sexuel et les

contraintes agrave la bonne reacutealisation de ce deacutesir Arrecirctons-nous un instant sur ces obstacles Le

premier ne pas enfreindre les lois touche au politique et impose la non-illeacutegaliteacute de lrsquoacte

sous peine drsquoecirctre deacutecouvert et drsquoen ecirctre chacirctieacute151 Le deuxiegraveme transgresser les codes des

mœurs nous semble la deacuteclinaison du premier dans le domaine social et contraint agrave une

non-illeacutegitimiteacute dans la reacutealisation de ce deacutesir Le troisiegraveme ne pas causer de peine agrave un

proche revient agrave ne pas abicircmer une relation de notre environnement afin drsquoen preacuteserver la

stabiliteacute contre la satisfaction passagegravere drsquoun deacutesir La quatriegraveme lrsquousure de la chair se

ramegravene agrave la neacutecessiteacute de chercher la santeacute du corps qui compose le plaisir152 Le cinquiegraveme et

dernier la preacuteservation du neacutecessaire se ramegravene eacutegalement aux eacuteleacutements de la survie du

calme du corps et du bonheur qursquoil ne faut pas remettre en question pour accomplir ce deacutesir

Y a-t-il lagrave vraiment quelque chose drsquoexceptionnel dans ces prescriptions Il nous semble que

150EacutePICURE Sentences Vaticanes 51 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p505 traduction modifieacutee

151Sur la conception de la justice voir les maximes 31 agrave 38 notamment la 35 pour lechacirctiment

152Voir la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 12865

ces obstacles sont valables pour tous les deacutesirs sauf peut-ecirctre les deuxiegraveme et troisiegraveme

points qui apparaissent particuliers au deacutesir sexuel on voit surgir avec eux une dimension

sociale qui si elle nrsquoest peut-ecirctre pas invalide pour les autres deacutesirs nrsquoest exprimeacutee que dans

ce cas Mais ce qui deacuteciderait de la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute ndash le fait qursquoelle ne ramegravene

pas agrave la douleur si elle nrsquoest pas reacutealiseacutee ndash ne se trouve pas dans ces contraintes en tant que

telles

Crsquoest la phrase finale que nous avons vu tantocirct chez Diogegravene Laeumlrce qui donne une ideacutee

peacutejorative de la sexualiteacute Il faut toutefois souligner qursquoelle deacutecoule ici de cette eacutenumeacuteration

de preacutealables puisque les conseacutequences nuisibles dont il est question agrave la fin rappellent entre

autres les limitations qui viennent drsquoecirctre rapporteacutees Mais que dit preacuteciseacutement cette phrase

Agrave quoi renvoie lrsquoinutiliteacute essentielle (οὐδέποτε ὤνησεν) des deacutesirs amoureux Le

commentaire qursquoen a livreacute Jean Bollack nous paraicirct inteacuteressant

Les deux membres de la derniegravere phrase ne sont pas compleacutementaires Agrave

la preacutesence vraisemblable du mal srsquoadjoint lrsquoabsence neacutecessaire drsquoun au-

delagrave dans le temps dont on puisse faire son profit Crsquoest ainsi qursquoil faut en-

tendre comme srsquoappliquant agrave lrsquoavenir le bien dont il est dit que ces plaisirs

ne le procure jamais153

Crsquoest donc en regard du futur que lrsquoon ne tire en aucun cas de bien de la satisfaction de ce

deacutesir et que lrsquoon peut en revanche en tirer des nuisances On tire toutefois que en creux il

existe un reacuteel plaisir agrave la sexualiteacute sur lrsquoinstant154 Le but de ce discours est de mettre en

balance lrsquoinstantaneacuteiteacute du plaisir ndash peut-ecirctre si eacutevident qursquoil nrsquoest pas besoin de le mentionner

ndash et lrsquoapregraves qui ne jouit plus de ce plaisir mais peut comporter des deacuteplaisirs Cela croyons-

nous ne suffit pas agrave preacutejuger de la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel en effet ce qui est preacutesenteacute

ici ce sont les peines qui peuvent suivre un tel acte agrave mettre en balance avec le plaisir

momentaneacute de sa reacutealisation et non lrsquoaffirmation drsquoune absence de douleur si la satisfaction

est absente Cela pourrait peut-ecirctre mecircme en indiquer la neacutecessiteacute puisqursquoon peut lire cette

preacutesentation des inconveacutenients douloureux comme ce qursquoil faut faire peser face agrave la douleur

153J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 22 p 509 nous avons changeacute latraduction de Bollack de le bien par lrsquoutile dans la traduction que nous avons proposeacuteafin de faire mieux faire sentir au lecteur qursquoil ne srsquoagissait pas du bien commeplaisir mais comme ce qui est profitable

154Pour la simultaneacuteiteacute du plaisir sexuel avec lrsquoacte qui le produit voir DiogegravenedrsquoOinoanda NF 128 col 6-7 trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit p 1047 Il est eacutegalement question dans cette mecircme cateacutegoriede la simultaneacuteiteacute du plaisir et de lrsquoacte de lrsquoacte de manger

66

de la non-satisfaction155 Peut-ecirctre aussi cette preacutesentation neacutegative nrsquoest-elle pas sans rapport

avec lrsquoadresse qui vise un deacutesir deacutesigneacute comme excessif car ἀφθονωτέρας abondant en plus

du sens de lrsquoadjectif se trouve ecirctre un comparatif de supeacuterioriteacute assez abondant Le rappel des

preacutealables agrave respecter en vue de la reacutealisation non-nuisible de ce deacutesir vient dresser un tableau

fait non pour rendre justice au deacutesir sexuel mais pour contrebalancer la preacutegnance drsquoun deacutesir

plutocirct geacuteneacutereux Pour finir notre travail drsquoavocat de la partie moins deacutefendue nous ajouterons

qursquoen fin de compte ainsi que le fait remarquer Geneviegraveve Rodis-Lewis laquo le deacutesir sexuel

nrsquoest condamneacute que dans ses excegraves et dans leurs conseacutequences facirccheuses raquo156 Ne pourrait-on

pas soutenir qursquoil en va de mecircme avec la gloutonnerie qui est lrsquoexcegraves du deacutesir de nourriture

Personne ne songe agrave assigner lrsquoalimentation agrave la non-neacutecessiteacute alors mecircme que son excegraves est

nuisible

Crsquoest pour cela cher lecteur qursquoen vertu du principe ndash bien leacutegitime avouons-le ndash du

beacuteneacutefice du doute nous trsquoenjoignons agrave ne pas condamner le deacutesir sexuel agrave la non-neacutecessiteacute

car aucun texte non aucun nrsquoa pu nous apporter la preuve mecircme de lrsquoabsence de douleur si

ce deacutesir nrsquoest pas combleacute lrsquounique eacuteleacutement qui caracteacuteriserait lrsquoinfraction Pas plus il est vrai

qursquoil nrsquoa pu ecirctre deacutemontreacute son innocence et la douleur de sa non-satisfaction nous nrsquoavons pu

prouver lrsquoinverse Ainsi de gracircce ne lrsquoassigne pas agrave reacutesidence du non-neacutecessaire Si le

disculper crsquoest peut-ecirctre laisser un coupable en liberteacute le condamner revient agrave envoyer un

innocent ndash soit douteux mais un innocent quand mecircme ndash derriegravere les barreaux Mais si nous

voulons comparaicirctre agrave la barre devant la Connaissance il nous faut nous deacutepouiller de ces

excegraves oratoires et avouer que dans tous les cas quelque soit la lecture pour laquelle on opte

elle srsquoappuye sur un cadre drsquointerpreacutetation exteacuterieur au texte Il nrsquoest rien qui nous aide agrave

eacutetablir lrsquoun ou lrsquoautre caractegravere drsquoune cateacutegorie autant que nous ne trouvons aucun eacutecrit

fiable qui nous confirme lrsquoun ou lrsquoautre il est plus prudent de dire que le deacutesir sexuel reste

indeacuteterminable

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence

Agrave ceux qui diraient que la simple ambivalence que lrsquoon trouve dans ce deacutesir autorise agrave

le classer comme non-neacutecessaire nous reacutepondrons que lrsquoargument est un peu faible On lrsquoa

vu des deacutesirs naturels et neacutecessaires comme le deacutesir de nourriture peuvent aussi ecirctre agrave limiter

155Agrave moins que lrsquoon oppose la maxime 30 ougrave crsquoest lrsquoopinion vaine qui rend le toutfaussement douloureux mais crsquoest preacutesupposer que la sexualiteacute peut se ramener agravela non-neacutecessiteacute ce qui est preacuteciseacutement ce que nous interrogeons

156G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 18567

Drsquoabord rappelons que lrsquoopinion vaine peut tout aussi bien srsquoen emparer en eacutetendant la

neacutecessiteacute agrave une quantiteacute disproportionneacutee ou une qualiteacute particuliegravere Ensuite nous proposons

lrsquoexemple suivant si la faim survient en nous alors que nous nous trouvons devant une

nourriture avarieacutee allons faire taire notre faim avec cela sous preacutetexte que le deacutesir de manger

est naturel et neacutecessaire ou allons nous passer notre chemin puisqursquoune telle nourriture nous

procurerait de la douleur Il nous paraicirct que la deuxiegraveme option serait veacuteritablement

eacutepicurienne on aurait pu choisir la premiegravere en brandissant lrsquoinconditionnaliteacute en matiegravere de

deacutesir naturel et neacutecessaire hellip Or ce qui est inconditionnel dans les deacutesirs naturels et

neacutecessaires crsquoest que lrsquoon puisse accomplir ce besoin en eacutetant pourvu de ce dont nous avons

besoin et non de se satisfaire de tout objet qui correspondrait agrave ce type de besoin En

lrsquooccurrence en refusant cette nourriture nous sommes tout de mecircme assureacutes de trouver dans

la nature un autre aliment pour nous sustenter La neacutecessiteacute se trouve dans lrsquoacte de manger

mais le reacutealiser avec cet aliment avarieacute nrsquoest pas neacutecessaire et mecircme nuisible Ainsi pour le

deacutesir sexuel pourrions-nous dire que nous sommes en mesure de trouver un partenaire qui ne

soit pas pris dans les obstacles deacutecrits mecircme si pour cela nous devons il est vrai nous

deacutetourner drsquoun certain nombre de personnes

ζ- Conclusion

Nous parvenons donc agrave une conclusion qui ne tranche pas la question Ou bien lrsquoon

pense que le deacutesir sexuel doit ecirctre satisfait sous peine de douleur et qursquoil a une satisfaction

conditionneacutee agrave des regravegles qui peuvent eacutegalement srsquoappliquer aux autres deacutesirs neacutecessaires

mecircme si crsquoest lorsqursquoon traite de ce deacutesir qursquoil convient de les formuler Il semble un peu plus

limiteacute et de satisfaction un peu moins aiseacutee que les autres ce qui ne veut pas pour autant dire

qursquoil est difficile agrave accomplir Ce traitement un peu plus speacutecifique tiendrait eacuteventuellement agrave

ce qursquoil est un peu plus sujet que ses semblables aux deacuteformations de lrsquoopinion vide ce serait

donc un deacutesir neacutecessaire dont il faut alors plus parler pour bien lrsquoinformer contre la vaniteacute de

lrsquoopinion157 Soit on estime qursquoil demeure non-neacutecessaire mais qursquoil est effectivement tregraves

prenant en raison drsquoune opinion vide particuliegraverement violente comme le dit la maxime 30 et

qursquoil peut rester insatisfait sans engendrer de douleur ou qursquoil suffit de le deacutetourner ce qui

pose alors le problegraveme des moyens de ce deacutetournement158

157Son aspect social peut aussi tenir lieu drsquoexplication agrave sa diffeacuterence

158Crsquoest Marcel Conche qui propose un laquo deacutetournement raquo des atomes qui viennentremplir les parties geacutenitales puisqursquoils viennent de tout le corps il conccediloit qursquounexercice physique intense userait agrave autre chose ces atomes et annihilerait ainsi ledeacutesir sexuel (voir M CONCHE Lettres et maximes op cit p 66) Pour notre part nous

68

3- Questionnement de la question

Apregraves avoir eacutepuiseacute ce raisonnement sans parvenir agrave une position satisfaisante un fait

ne laisse pas de nous eacutetonner cette entreprise de classification de deacutesirs concrets agrave partir de la

tripartition des deacutesirs est absente des textes eacutepicuriens qui parlent du deacutesir et mecircme plus

largement des eacutecrits de la tradition indirecte que lrsquoon sait antiques hellip On ne la trouve que dans

la scolie dont nous avons parleacute ainsi que dans celle qui commente la maxime 29 et jamais

chez Ciceacuteron Plutarque ou Porphyre Or si nous pouvons dater ces auteurs une scolie est en

revanche difficilement datable Nous vient alors lrsquoideacutee qursquoune telle tentative drsquoexemplification

nrsquoappartient pas agrave la perspective antique mais est plutocirct le produit drsquoune tentative de

compreacutehension de lrsquoeacutepicurisme posteacuterieure agrave son egravere drsquoavegravenement Lrsquoideacutee en effet est

tentante cette classification eacutepicurienne deacutepouilleacutee drsquoexemples que Geneviegraveve Rodis-Lewis

qualifiait agrave juste titre de laquo sec scheacutema raquo159 en regard de celle de Platon donne envie drsquoecirctre

saisie par le concret au travers drsquoexemples qui redoublent la saisie intellectuelle par le cas

particulier Sans rejeter lrsquointeacuterecirct drsquoune compreacutehension posteacuterieure il se trouve que celle-ci

pose tout de mecircme des problegravemes insolubles comme nous avons pu le montrer avec le

paradigme du deacutesir sexuel Lrsquoisolement de la deacutemarche que nous pensons due agrave une posteacuteriteacute

chronologique combineacutee agrave son caractegravere probleacutematique fait signe pour nous vers le caractegravere

nul et non-avenu drsquoune exemplification des types de la tripartition des deacutesirs Malgreacute une

certaine coheacuterence avec ce que dit Eacutepicure elle exige pour sa reacutealisation des consideacuterations

dont nous nrsquoavons pas trace et procegravede donc agrave des ajouts qui deacuteforment de maniegravere leacutegegravere

mais non-neacutegligeable la perception que nous avons de lrsquoeacutepicurisme Nous preacutefeacuterons pour

notre part retirer ces ajouts afin drsquoen rester agrave la doctrine antique et se permettre drsquoen avoir une

approche plus exacte

Il nous faut alors redeacutefinir le rocircle de cette fameuse tripartition Puisqursquoelle ne saurait

ecirctre exemplifieacutee nous pensons que la classification des deacutesirs telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans

la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nrsquoest pas faite pour srsquoappliquer directement aux cas concrets Elle

ne sommes pas convaincue de cette possibiliteacute car il nrsquoest pas dit qursquoun tel transfertsoit autoriseacute dans la physique eacutepicurienne Drsquoautre part remarquons que la simpleideacutee drsquoun deacutetournement semble induire qursquoil est neacutecessaire drsquoagir pour ne pasressentir de douleur donc qursquoil y a tout de mecircme une douleur potentielle dans cesdeacutesirs senseacutes nrsquoen comporter aucunehellip

159G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 17569

preacutesente une abstraction le discours geacuteneacuteral issu de la science de la nature des choses et ne

prend donc pas en compte les corps particuliers face agrave des objets singuliers dans des

situations donneacutees Par lrsquoopposition entre deacutesirs naturels et deacutesirs vains elle signale le rapport

entre une nature humaine abstraite et une nature drsquoobjet abstrait Elle aide agrave penser ce lien

entre un corps humain en geacuteneacuteral et une cateacutegorie drsquoobjet en le placcedilant sous le signe de la

naturaliteacute srsquoil existe ndash que lrsquoobjet peut ecirctre contenu par le corps ndash de la vaniteacute srsquoil est

inexistant Crsquoest en cela seulement qursquoelle peut suffire agrave deacuteterminer certains cas preacutecis les

deacutesirs vains sont agrave rejeter absolument car ils nrsquoont en aucun cas rapport avec la nature de tout

homme Typiquement le deacutesir drsquoimmortaliteacute doit ecirctre rejeteacute comme deacutesir vain parce que tout

corps humain par sa constitution mecircme est limiteacute dans le temps et interdit essentiellement

lrsquoillimitation temporelle Crsquoest donc du corps humain en geacuteneacuteral de lrsquoespegravece humaine qursquoon

exprime les limites les objets qui lui sont propres et ceux qui lui sont absolument eacutetrangers agrave

travers lrsquoopposition ndash qui est premiegravere dans la Lettre drsquoEacutepicure ndash entre deacutesirs naturels et deacutesirs

vains Cette cateacutegorisation dit quelque chose de lrsquoessence de lrsquohomme ainsi que celle de

lrsquoobjet et du lien ou non qursquoils entretiennent Quant agrave lrsquoopposition entre neacutecessaire et non-

neacutecessaire elle preacutecise agrave lrsquointeacuterieur de ce qui est naturel le rapport agrave la douleur pour lrsquoagent

dans la non-satisfaction du deacutesir reacuteel si le deacutesir est neacutecessaire illusoire srsquoil ne lrsquoest point

elle ne prend pas en compte la douleur des conseacutequences nous semble-t-il Cependant malgreacute

cette preacutecision sur leur neacutecessiteacute ces deacutesirs nrsquoen restent pas moins abstraits Reprenons les

trois types de deacutesirs neacutecessaires qursquoEacutepicure eacutenumegravere agrave la suite de sa classification la survie

le calme du corps le bonheur hellip On se rend compte que ces trois cateacutegories sont trop larges

pour reacutegler des situations concregravetes Si lrsquoon prend par exemple le calme du corps notre

scholiaste anonyme en tire la neacutecessiteacute du vecirctement (ἐσθής) mais qui dit que par temps

extrecircmement chaud ce nrsquoest pas le deacutesir du non-vecirctement qui viendrait satisfaire au bien-ecirctre

physique Ici intervient la circonstance qui fait varier le deacutesir pour atteindre un mecircme but

Car mecircme si les limites humaines prescrivent des besoins comme manger et boire ce nrsquoest

pas une raison pour les accomplir dans nrsquoimporte quelle circonstance et en nrsquoimporte quelle

faccedilon Encore une fois une pomme empoisonneacutee pourra paraicirctre appeacutetissante au premier

abord mais le savoir nous fera renoncer agrave la neacutecessiteacute du deacutesir bien naturel de la manger

Nous nous tournerons vers drsquoautres aliments qui accompliront mieux le deacutesir neacutecessaire agrave

notre survie de se nourrir En fait la neacutecessiteacute dit quelque chose du sujet et non de lrsquoobjet du

deacutesir que la neacutecessiteacute srsquoaccomplisse pour le sujet est neacutecessaire mais qursquoelle se reacutealise avec

tel ou tel objet est contingent deacutepend de la circonstance

70

On le voit la classification eacutepicurienne des deacutesirs nrsquoa pas telle quelle drsquoapplication

immeacutediate dans lrsquoaction concregravete elle nous tient un propos sur lrsquoessence du corps humain et

ses limites mais elle nrsquoest pas faite pour trancher les situations quotidiennes du deacutesir160 La

classification eacutepicurienne des deacutesirs permet de penser mais permettre de penser nrsquoest pas

permettre de deacutecider La deacutecision est bien sucircr un acte de penseacutee mais il est plus speacutecifique

puisqursquoil touche au monde concret de lrsquoaction dans une situation donneacutee quand la penseacutee

theacuteorique perd en preacutecision ce qursquoelle gagne en geacuteneacuteraliteacute Cette indeacutetermination par

lrsquoexemple explique la neacutecessiteacute de textes autres que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee pour affiner ce qui ne

peut que rester agrave un niveau drsquoabstraction puisqursquoEacutepicure demeure dans la geacuteneacuteraliteacute au

niveau de la theacuteorie physiologique Crsquoest pourquoi Jean Bollack maintient une diffeacuterence

entre la Lettre et les maximes sur le deacutesir (26 29 et 30)

Les maximes nrsquoont pas pour but drsquoeacutetablir le cadre de classification Il est le

preacutealable agrave lrsquoexamen des cas particuliers et crsquoest parce que les cas speacuteci-

fiques auxquels le cadre est appliqueacute ne sont pas inclus drsquoavance qursquoil est

lui-mecircme mis agrave lrsquoeacutepreuve par lrsquoapplication particuliegravere161

Agrave lrsquointeacuterieur de cette geacuteneacuteraliteacute les maximes permettent de cerner des situations que la

tripartition de la Lettre ne prend pas en charge la maxime 26 assure que les deacutesirs non-

neacutecessaires malgreacute lrsquoappeacutetit qui les anime sont indolores et srsquoils reacutepondent aux cas deacutecrits

sont aiseacutement dissipables la maxime 29 constitue cette classe des deacutesirs non-neacutecessaires donc

non douloureux en pointant leur origine naturelle ou non la maxime 30 affronte les deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires violents en deacuteleacutegitimant la source de leur ardeur lrsquoopinion vaine

Les maximes nrsquoont pas pour fonction de reacutepeacuteter la Lettre celle-ci nrsquoest qursquoune preacutevision qui

nrsquoinclut pas laquo drsquoavance raquo les cas qui neacutecessiteraient un affinement Les maximes preacutecisent ces

principes apregraves une confrontation avec du particulier elles retournent au niveau

drsquoabstraction theacuteorique de la cateacutegorisation afin de la raffiner Agrave lrsquoinverse les eacutecrits

notamment les sentences traitant de cas concrets (comme la sentence 51) se passent de ces

consideacuterations de cateacutegorisation pour poser les obstacles ou les incitations particuliegraveres agrave tel

ou tel deacutesir dans telle ou telle situation

Puisque la classification des deacutesirs srsquoavegravere nrsquoecirctre qursquoun cadre une theacuteorie preacutealable qui ne

suffit pas agrave deacuteterminer la poursuite ou non drsquoun deacutesir qursquoest-ce qui agit dans ce cadre

160Et mecircme si lrsquoon pensait qursquoelle autorise agrave deacutecider le cas probleacutematique desdeacutesirs naturels et non-neacutecessaires ne cesserait de montrer qursquoelle est insuffisante enelle-mecircme

161J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 35271

Qursquoest-ce qui permet de prendre une deacutecision informeacutee conforme au savoir et aboutissant agrave

lrsquoaction Quel est cet intermeacutediaire qui lui donne une application concregravete Faisons

confiance agrave Eacutepicure et laissons poursuivre sa Lettre car il y a apregraves sa classification du sect

127 un motif inteacuteressant agrave penser pour lrsquoaction le thegraveme des choix et des rejets

72

Conclusion

Dans la question du deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme la tripartition des deacutesirs occupe une place

centrale elle theacuteorise la structure du champ inteacuterieur du deacutesir par lrsquoaxe de la neacutecessiteacute et celui

de la naturaliteacute La douleur de la non-satisfaction caracteacuterise la neacutecessiteacute et explique

lrsquointensiteacute des deacutesirs neacutecessaires le rapport entre la nature de notre corps et la nature de

lrsquoobjet deacutesireacute fonde la naturaliteacute drsquoun deacutesir une qualiteacute ou une quantiteacute ndash illimiteacutee ndash drsquoobjet

sans rapport avec nous caracteacuterise le vide qui naicirct drsquoune sensation deacuteformeacutee par une opinion

sans raison

Cependant la tripartition ne constitue pas le tout de la notion de deacutesir Drsquoune part le choix de

deacutesigner cet affect par le mot geacuteneacuterique drsquoἐπιθυμία montre la preacutepondeacuterance du deacutesir

informeacute sur lrsquoeacutelan aveugle de lrsquoὄρεξις contrairement agrave ce que lrsquoon trouve chez Aristote et

Deacutemocrite ainsi que sa reacutehabilitation en tant qursquoaffect leacutegitime en lui ocirctant la connotation

neacutegative qui le suivait jusque chez Platon Drsquoautre part cette classification nrsquoest pas

directement mise en relation avec des cas du quotidien Hormis des exemples eacutevidents peu

concrets ou lrsquoutilisation drsquoun terme qui porte une notion particuliegravere ndash comme celui de πόθος

rapporte la vaniteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute ndash il faut attendre une tradition tardive et la glose des

textes drsquoEacutepicure pour assister agrave lrsquoassociation drsquoun type de deacutesir agrave un exemple concret ainsi

que nous lrsquoavons vu pour ἀφροδυσίον le deacutesir sexuel Ce constat nous amegravene donc agrave reacutefuter

la pertinence des exemples canoniques puisqursquoun tel exercice ne nous semble pas avoir lieu

drsquoecirctre agrave partir de la doctrine eacutepicurienne antique et que outre le fait qursquoil pose des problegravemes

insolubles il cache la nature tregraves abstraite de ce motif eacutepicurien et rate ainsi la pratique du

deacutesir particulier qui ne trouve pas son fondement dans la classification mais bien dans le

thegraveme des choix et des rejets Crsquoest cette mise en œuvre du deacutesir la prescription et lrsquoaction

eacutethique que nous allons doreacutenavant interroger

73

Partie 3

-

Destination des deacutesirs le plaisir but et critegravere des deacutesirs

Au cours des deux derniers mouvements nous avons pu voir combien lrsquoinformation

des sensations par la raison est importante chez Eacutepicure Nous avons pris la question du deacutesir

sous cet angle eacutepicurien rationnel et deacutefini les bornes et le fonctionnement physique ndash selon

nos termes contemporains ndash des deacutesirs puis la structure interne de leur champ drsquoextension

plus proche de notre eacutethique Lrsquointeacutegration en nous de ce que nous enseigne la science

trouve son aboutissement dans la pratique dans le traitement effectif des deacutesirs Crsquoest cette

pratique que nous tentons ici drsquoexposer

Nous devons composer entre les deacuteductions que nous autorisent la theacuteorie eacutethique du deacutesir ndash

qui ne peut ecirctre simplement appliqueacutee telle quelle comme on aurait pu le croire ndash et les textes

eacutepicuriens aux consideacuterations qui vont jusqursquoagrave la prescription et qui touchent directement au

traitement effectif des deacutesirs Ces deux faits sont regroupeacutes sous le thegraveme des choix et des re-

jets qui constitue la veacuteritable charniegravere entre theacuteorie et pratique

Le deacutesir srsquoavegravere surtout deacutependant de son but agrave savoir le plaisir Mais qursquoest-ce que le plaisir

chez Eacutepicure En effet quelque conception du plaisir qursquoon retienne drsquoEacutepicure on agit sur sa

conception du deacutesir en lui donnant une destination diffeacuterente Agrave quel plaisir le deacutesir mis en

pratique doit-il aboutir Nous voulons reprendre agrave nouveau ce deacutebat eacutepineux ndash sans forceacute-

ment proposer une solution totale ndash sur la conception eacutepicurienne du plaisir pour aller dans

un sens de lecture particulier qui nous semble rendre lrsquoheacutedonisme eacutepicurien et par lagrave mecircme

le deacutesir eacutepicurien plus inteacuteressant et plus profond

Chapitre 6 ndash Un Fondamental Critegravere que choisir que ne paschoisir

a) Le thegraveme des choix et des rejets

Chez Eacutepicure la deacutecision pratique de reacutealisation drsquoun deacutesir est traiteacutee dans le thegraveme

des choix et des rejets Περὶ αἰρέσεως καὶ φυγῆς Sur le choix et le rejet est un motif

eacutethique eacutepicurien qui traite de la poursuite ou de lrsquoabandon des deacutesirs particuliers pour

parvenir au souverain bien le plaisir Crsquoest eacutegalement le titre drsquoun ouvrage perdu drsquoEacutepicure

mais dont Diogegravene Laeumlrce cite le nom et un extrait162 ainsi que le titre preacutesumeacute drsquoun traiteacute

fragmentaire de Philodegraveme de Gadara crsquoest donc que le thegraveme avait son importance au point

de pouvoir meacuteriter un ouvrage agrave lui seul Des textes qui nous sont parvenus le passage le plus

complet que nous avons sur le sujet se trouve dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee aux paragraphes 128

et 129 Le premier extrait se trouve immeacutediatement apregraves lrsquoexposeacute sur la classification des

deacutesirs et marque le basculement des principes theacuteoriques aux principes pratiques

Τούτων γὰρ ἀπλανὴς θεωρία πᾶσαν αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἐπανάγειν οἶδεν

ἐπὶ τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τοῦ σώματος ἀταραξίαν ἐπεὶ τοῦτο

τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλοςmiddot

Une vision de ces cateacutegories qui ne srsquoeacutegare pas sait chaque fois ramener

choix (αἵρεσις) et refus (φυγῆ) agrave la santeacute du corps et agrave lrsquoataraxie du corps

puisque crsquoest cela ndash la vie bienheureuse ndash qui est la fin163

Il relie la θεωρία vision ndash qui nrsquoest pas speacuteculation mais repreacutesentation de la connaissance ndash

de ce que nous montre la science de la nature agrave lrsquoaction pour atteindre la vie agreacuteable qui est

la bonne vie but eacutethique par excellence Cette vision informe le choix ou le rejet non pas en

se cantonnant aux cateacutegories de deacutesirs qui nous lrsquoavons dit sont insuffisantes pour deacutecider

mais en ajoutant une fin agrave la deacutecision cette vie bienheureuse qui est composeacutee entre autres

de la santeacute et de lrsquoataraxie du corps Crsquoest donc dire que la classification des deacutesirs nrsquoest pas le

critegravere de deacutecision elle est le cadre theacuteorique preacutealable et joue un rocircle en nous informant que

nous pouvons eacuteprouver des deacutesirs sans rapport avec notre corps agrave savoir les deacutesirs vains qui

par essence ne peuvent pas trouver de cas ougrave ils megraveneraient agrave la vie bienheureuse Ainsi pour

deacuteterminer le choix ou le rejet des deacutesirs naturels lrsquoactiviteacute theacuteorique ramegravene le deacutesir

162DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X 27 et X 136 p 1257 et 1315

163EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p70-71

75

(ἐπανάγειν) au plaisir tel que le pense la theacuteorie eacutepicurienne qui neacutecessite le calme du

corps le calme de lrsquoacircme nrsquoest pas ici citeacute car il est entrain de srsquoaccomplir par le biais de cette

vue theacuteorique juste menant agrave la bonne action il srsquoaccomplira agrave la suite du bien du corps agrave la

fin de ce mecircme paragraphe 128 Lrsquooutil pour atteindre le plaisir crsquoest donc la deacutecision du

choix ou du rejet il srsquoagit drsquoestimer le rapport entre un deacutesir concret qui rappelons-le est le

rapport entre le corps actuel et un objet particulier dans des circonstances particuliegraveres et le

plaisir effectif qursquoen procurera la satisfaction en accomplissant le calme du corps La

classification du deacutesir oriente la reacuteflexion en posant les questions du rapport avec notre corps

et de celui agrave la douleur mais elle nrsquoest ni le moyen ni le critegravere de deacutecision Le vrai critegravere du

choix ou du rejet est le plaisir crsquoest donc bien plus la theacuteorisation eacutepicurienne du plaisir qui

joue un rocircle fondamental dans la reacutealisation des deacutesirs

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur

Au principe de tout choix et de tout rejet se trouve donc le plaisir On ne srsquoen eacutetonnera

pas au vu de lrsquoimportance qursquoil occupe dans un heacutedonisme il est le souverain bien la fin de

la vie bienheureuse Mais le plaisir deacuteborde souvent ce simple statut Jean Bollack rappelle

que chez Eacutepicure laquo il reccediloit une triple deacutetermination fin instinctive de lrsquoanimal critegravere des

choix bien en soi raquo164 Crsquoest ce qursquoexprime le deacutebut du paragraphe 129 de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee

Ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν καὶ ἀπὸ ταύτης

καταρχόμεθα πάσης αἰρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς

κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες

Car crsquoest lui que nous reconnaissons comme le bien premier et congeacutenital

crsquoest lui le commencement qui dans chaque cas nous conduit vers un

choix et un refus crsquoest agrave lui que nous aboutissons quand nous deacutecidons

dans chaque cas de ce qui est bien avec comme canon lrsquoeacutetat dans lequel

nous sommes165

En tant que ἀγαθὸς πρῶτος καὶ συγγενικός bien premier et congeacutenital le plaisir est

compris comme convenant tout agrave fait agrave la nature humaine Il nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil

164Id p 55

165EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 129 in Id p 72-7376

encadre lrsquoaction theacuteoriquement drsquoabord comme principe sur la charniegravere comme critegravere

pratiquement comme conseacutequence Il oriente vers lui-mecircme et autorise agrave rejeter la douleur

Mais le choix est loin drsquoecirctre binaire qui associerait tout plaisir agrave un choix et toute

douleur agrave un refus

πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν οὐ πᾶσα μέντοι

αἰρετήmiddot καθάπερ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν οὐ πᾶσα φευκτὴ πεφυκυῖα

Donc toute espegravece de plaisir du fait qursquoil a une constitution propre est un

bien cependant le plaisir ne doit pas ecirctre choisi dans chaque cas de

mecircme que si la souffrance est un mal dans tous les cas toute espegravece de

souffrance nrsquoest pas toujours de nature agrave ecirctre refuseacutee166

En effet lrsquoeacutepicurisme prend en compte plus que lrsquoaction isoleacutee crsquoest lrsquoensemble des

conseacutequences qursquoil faut preacutevoir Ainsi srsquoinstaure un calcul ougrave la quantiteacute de plaisir se voit

compareacutee agrave la quantiteacute de douleur une supeacuterioriteacute de bien entraicircnera lrsquoaction mecircme srsquoil y a

de la douleur sur le chemin Crsquoest le plaisir qui reste rechercheacute agrave la fin Par lagrave Eacutepicure donne

agrave son heacutedonisme une nouvelle dimension en nrsquoidentifiant pas le plaisir comme souverain bien

au plaisir singulier Il eacutetablit deux niveaux de consideacuteration qui font que le second ne recoupe

pas totalement par le premier et mecircme qursquoil le limite aux conditions de reacutealisation du

souverain bien

Crsquoest chez Philodegraveme que lrsquoon trouve sans doute cet eacutequilibre formuleacute dans un

principe clairement eacutenonceacute

περιγίνεται γὰρ ἐκ τῶν γνώσεων τούτων τό τε μηθὲν διώκειν ὃ μὴ

πέφυκεν ἀλγηδόνα περιαιρεῖν [hellip] μήτε φεύγειν ὃ μὴ κωλύει τὴν ἡδονὴν

ἔχειν

Ces connaissances [sur le plaisir et la douleur] ont en effet pour reacutesultat

drsquointerdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun [bien] qui ne soit pas par nature

agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon en rejette aucun qui nrsquoem-

pecircche pas drsquoavoir du plaisir167

Le philosophe pose ici deux bornes agrave la poursuite du deacutesir celui-ci doit supprimer la douleur

etou donner du plaisir Ces deux jalons forment un terrain entre la non-souffrance et le plaisir

166Ibid

167PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit col IV p 85-100 trad frDaniel Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564

77

qui constitue le domaine de la poursuite du deacutesir Crsquoest donc les conditions de minimiser le

deacuteplaisir et de maximiser le plaisir ndash et qui ne sont pas forceacutement correacuteleacutees ndash qui constituent le

critegravere de choix drsquoun deacutesir

c) La raison dans le choix

En tout cas la theacuteorie informe la pratique nous en donne une ideacutee mais ne la reacutealise

pas mecircme ce principe de Philodegraveme le plus clair en matiegravere drsquoaction demeure inopeacuterant srsquoil

nrsquoest pas rapporteacute agrave la situation preacutesente Seule la raison peut mettre en œuvre la theacuteorie

rapporter agrave elle la deacutecision et lrsquoaction afin drsquoy faire correspondre au choix particulier Crsquoest

elle qui reacutealise le calcul laquo agrave chaque fois raquo comme le dit la sentence 71

Πρὸς πάσας τὰς ἐπιθυμίας προσακτέον τὸ ἐπερώτημα τοῦτοmiddot τί μοι

γενήσεται ἂν τελεσθῇ τὸ κατὰ ἐπιθυμίαν ἐπιζητούμενον καὶ τί ἐὰν μὴ

τελεσθῇ

Agrave tous les deacutesirs il faut appliquer la question que voici que mrsquoarrivera-t-il

si la chose qui est poursuivie par ce deacutesir srsquoaccomplit et qursquoarrivera-t-il si

elle ne srsquoaccomplit pas 168

La question de la satisfaction ou non ndash que la classification prend partiellement en charge ndash et

celle des dangers encourus ou de leur absence doit preacuteceacuteder lrsquoaction La reacuteflexion sur les

conseacutequences plaisir ou douleur participe du calcul qui doit nous deacutecider agrave choisir ou agrave

refuser Mais crsquoest aussi par le raisonnement que lrsquoon affermit lrsquoacceptation des reacutesultats

Οὐ βιαστέον τὴν φύσιν ἀλλὰ πειστέονmiddot πείσομεν δὲ τὰς ἀναγκαίας

ἐπιθυμίας ἐκπληροῦντες τάς τε φυσικὰς ἂν μὴ βλάπτωσι τὰς δὲ

βλαβερὰς πικρῶς ἐλέγχοντες

Il ne faut pas faire violence agrave la nature il faut la persuader Nous la per-

suaderons en assouvissant les deacutesirs neacutecessaires et aussi les naturels

srsquoils ne sont pas nuisibles et en mettant agrave rude eacutepreuve les nuisibles169

Le rapport au deacutesir est tout impreacutegneacute de raison le refus de la violence le recours au discours

(πειστέον) agrave lrsquoacceptation des bons et la reacutefutation des mauvais (ἐλέγχοντες) Notons que

lrsquoon voit se dessiner ici une typologie du deacutesir nouvelle qui nrsquoest pas reacuteductible agrave celle que

168EacutePICURE Sentence Vaticane 71 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 547

169EacutePICURE Sentence Vaticane 21 in Id p 44978

nous avons eacutetudieacutee les deacutesirs beacuteneacutefiques et les deacutesirs nuisibles Elle constitue la distinction

qui inteacuteresse directement lrsquoaction mais qui a besoin pour avoir un reacuteel contenu de srsquoappuyer

sur la phusiologia la theacuteorie geacuteneacuterale notamment sur la classification des deacutesirs pour

comprendre les causes de ce qui est beacuteneacutefique et de ce qui est nuisible tout en ajoutant la

consideacuteration concregravete du cas particulier Par ailleurs cette sentence par son exergue

frappante semble ecirctre lrsquoeacutecho inverseacute drsquoun passage du Phegravedre de Platon Socrate brosse agrave

Phegravedre la meacutetaphore du cocher et des deux chevaux repreacutesentant les trois parties de lrsquoacircme

apregraves une description tregraves neacutegative du coursier des ἐπιθυμῖαι qui incarne la bestialiteacute (253-

e) il peint en 254 e la reacuteaction du cocher face agrave lrsquoincartade de sa monture

ἔτι μᾶλλον τοῦ ὑβριστοῦ ἵππου ἐκ τῶν ὀδόντων βίᾳ ὀπίσω σπάσας τὸν

χαλινόν τήν τε κακηγόρον γλῶτταν καὶ τὰς γνάθους καθῄμαξεν καὶ τὰ

σκέλη τε καὶ τὰ ἰσχία πρὸς τὴν γῆν ἐρείσας ὀδύναις ἔδωκεν Ὅταν δὲ

ταὐτὸν πολλάκις πάσχων ὁ πονηρὸς τῆς ὕβρεως λήξῃ

[Le cocher] retire avec plus de violence que jamais le frein entre les dents

du coursier rebelle ensanglante sa bouche et sa langue insolente et

meurtrissant contre terre les jambes et les cuisses de lanimal fougueux il

le dompte par la douleur Lorsquagrave force dendurer les mecircmes souffrances

le meacutechant renonce agrave la deacutemesure 170

Lrsquousage de la violence caracteacuterise ce passage lrsquoanimal nrsquoest pas tant maicirctriseacute que rosseacute Crsquoest

par la meacutethode forte qursquoon lui fait passer ses envies et non par la raison Cette image platoni-

cienne semble prescrire la meacutethode forte agrave lrsquoendroit des deacutesirs Si crsquoest la raison qui les regravegle

au contraire chez Eacutepicure crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils sont compris comme tout agrave fait com-

patibles avec la raison

Ainsi le choix et le rejet est un thegraveme eacutepicurien qui expose le critegravere et lrsquooutil de la

deacutecision de reacutealiser ou non un deacutesir Le critegravere est le plaisir en tant que souverain bien eacutetendu

dans le temps ce qui neacutecessite de faire un calcul rationnel entre les peines et les plaisirs pour

savoir lequel des deux est en plus grande quantiteacute dans la reacutealisation de cet eacutelan

La classification est un cadre preacutealable elle est lieacutee agrave la theacuteorie du plaisir car elle permet de

penser si les deacutesirs peuvent contenir du plaisir en eux mecircme par leur naturaliteacute et srsquoils

contiennent de la douleur srsquoils ne sont pas reacutealiseacutes par leur neacutecessiteacute Mais on le voit elle ne

170PLATON Phegravedre in Œuvres de Platon V Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI254 e p 67 traduction modifieacutee

79

suffit pour prendre la deacutecision elle peut aider en entrant en compte dans le calcul mais ne

prend pas en compte toutes les douleurs des conseacutequences ni le cas particulier Crsquoest lrsquoœuvre

de la raison que de rapporter la theacuteorie agrave la pratique et de deacuteterminer effectivement le

beacuteneacutefice ou la nuisance drsquoun deacutesir soit le plaisir ou la douleur qursquoon obtiendra agrave la satisfaire

Le critegravere et la fin drsquoun deacutesir est donc le plaisir Mais en quoi consiste vraiment ce

plaisir qui est viseacute

80

Chapitre 7 ndash Du plaisir eacutepicurien

Dans de nombreux systegravemes philosophiques le plus difficile agrave saisir nrsquoest pas tant

quelle est la clef de voucircte que ce en quoi elle consiste Crsquoest elle qui contient les forces

contraires et par lagrave mecircme permet la stabiliteacute de lrsquoeacutedifice de penseacutee Le plaisir chez Eacutepicure ne

fait pas exception nommeacutement deacutesigneacute comme le souverain bien deacutecrit dans ses

composantes il nrsquoen fait pas moins lrsquoobjet de deacutebats et drsquointerpreacutetations diverses entre les

commentateurs Entre uniteacute et multipliciteacute le plaisir et tous ses aspects sont en effet

complexes agrave saisir et agrave agencer tous ensemble

Crsquoest en tant qursquoil est le but unique du deacutesir que le plaisir nous inteacuteresse Deacutesirer

crsquoest vouloir un plaisir mais en quoi ce plaisir consiste-t-il Preacuteciser la destination du deacutesir

crsquoest redessiner ce que nous savons de cet affect vers une orientation particuliegravere Cependant

nous ne pouvons donner en quelques pages une solution agrave un problegraveme aussi vaste que la

consistance du plaisir chez Eacutepicure mais nous voudrions neacuteanmoins tirer les leccedilons de nos

recherches sur le deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme et mettre agrave lrsquohonneur les propositions qui nous

paraissent agrave cet eacutegard les plus inteacuteressantes

Une question meacuterite pour nous drsquoecirctre lieacutee agrave lrsquoeacutetude du deacutesir le plaisir est-il

simplement neacutegatif ou positif Autrement dit consiste-t-il en une absence de douleur ou une

preacutesence en sus drsquoun plaisir qui ne srsquoy reacuteduit pas La connotation positive ou neacutegative du

deacutesir nous semble deacuteterminante pour comprendre quelle valeur le deacutesir aspire agrave reacutealiser

a) Le plaisir en neacutegatif

Pour savoir ce qursquoest le plaisir chez Eacutepicure on peut commencer par savoir ce qursquoil

nrsquoest pas Il nrsquoest eacutevidemment pas un plaisir illimiteacute agrave lrsquoinstar des deacutesirs chez Eacutepicure ndash et

crsquoest drsquoautant plus valable pour le souverain bien ndash il tire sa nature de sa limite Ce nrsquoest pas

dire qursquoil nrsquoy a pas de plaisir dans lrsquoexcegraves on peut eacuteprouver un plaisir qui ne soit pas rattacheacute

agrave une borne tout comme on eacuteprouve des deacutesirs illimiteacutes Crsquoest pour cela qursquoEacutepicure dans la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee en posant le plaisir comme souverain bien se doit de critiquer les plaisirs

sans limites preacuteeacutetablies des deacutebaucheacutes

81

ὄταν οὗν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς

καὶ τὰς τῶν ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ

οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν

κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήνmiddot

Ainsi quand nous disons que le plaisir est la fin ce ne sont pas les plaisirs

des libertins (ἀσώτοι) et de ceux qui vivent dans la jouissance dont nous

disons qursquoils sont le fondement (κειμέναι) comme certains le croient

parce qursquoils ne savent pas et nrsquoen conviennent pas ou bien parce qursquoils

lrsquoacceptent mal mais lrsquoabsence de douleur dans le corps et de deacutesordre

dans lrsquoacircme171

La doctrine du Jardin marque ici clairement son refus drsquoecirctre assimileacute agrave un heacutedonisme sans

mesure en rappelant la distinction des deux niveaux de plaisirs qui ordonne le calcul tout

plaisir est isoleacutement un bien mais il est pris dans une continuiteacute de vie qui fait qursquoil peut ecirctre

encadreacute par un mal plus grand Or crsquoest dans ces plaisirs que vivent les deacutebaucheacutes en ignorant

que la souffrance tient agrave un eacutetat de deacuteseacutequilibre bien que celui-ci soit ponctueacute de plaisirs

Eacutepicure pour sa part en eacuterigeant le plaisir comme souverain bien en modifie la

compreacutehension puisqursquoil est doreacutenavant saisi sur le long temps celui de la vie humaine Il

nrsquoest degraves lors plus question de regarder comme le faisait Aristippe de Cyregravene des plaisirs

isoleacutes drsquoautres plaisirs et surtout des peines Le philosophe du Jardin condamne chez les

deacutebaucheacutes cette poursuite du plaisir qui ne prend pas en compte la minimisation de la

souffrance Par cette position les eacutepicuriens nous indiquent clairement que le plaisir doit ecirctre

compris dans son rapport agrave la douleur En effet dans ce passage de la Lettre lrsquoabsence de

douleur dans le corps (ou aponie) et de trouble dans lrsquoacircme (ou ataraxie) srsquoopposent agrave la

deacutebauche dans la construction drsquoun plaisir eacutepicurien Par lagrave cet heacutedonisme particulier cherche

agrave infirmer le soupccedilon drsquoillimitation qui pegravese sur toute penseacutee placcedilant au sommet des valeurs le

plaisir

Cependant cela suffit-il agrave affirmer que laquo le bien est drsquoessence neacutegative raquo 172 De fait

lrsquoabsence de douleur totale a souvent eacuteteacute comprise comme eacutetant le plaisir ce qui nrsquoa pas

manqueacute de faire reacuteagir degraves lrsquoAntiquiteacute en peignant le plaisir drsquoEacutepicure comme eacutegal agrave lrsquoeacutetat

drsquoun cadavre Mais une phrase nous retient drsquoaller dans ce sens agrave savoir celle de Philodegraveme

171EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 131 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p76-77

172M CONCHE Lettres et maximes op cit p 7082

sur les choix et les rejets que nous avons citeacutee tantocirct173 En effet dans le systegraveme de deacutecision

il pose deux jalons qui autorisent la poursuite drsquoun deacutesir le premier correspondant agrave la

suppression de la douleur et le second agrave lrsquoacquisition drsquoun plaisir Ce deacutedoublement signale

pour nous que ces deux donneacutees ne sont pas eacutequivalentes nous deacuteduisons alors que le plaisir

ne se reacuteduit pas agrave lrsquoabsence de douleur pour Eacutepicure Degraves lors le plaisir aurait une reacuteelle

positiviteacute Deacutejagrave Jean Bollack affirmait dans son commentaire laquo il y a entre la preacutesence du

plaisir et lrsquoabsence de douleur le mecircme eacutecart qursquoentre lrsquoabsence de douleur et la douleur raquo174

Mais puisque nous affirmons que le plaisir ne srsquoidentifie pas agrave lrsquoaponie et lrsquoataraxie tout en

ne pouvant srsquoaffranchir drsquoeux ndash sinon ce serait le plaisir des deacutebaucheacutes ndash quel rapport exact

entretiennent plaisir et absence de douleur

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

Revenons agrave ce paragraphe 131 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La traduction de Jean Bollack

fait bien ressortir le lien entre les deux affections En effet alors que nombre de traductions

pensent que le deacutebut de la phrase ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν le plaisir est le but se voit

expliciteacute par la fin qui preacutesenterait son contenu comme suppression de la douleur dans le

corps et de trouble dans lrsquoacircme lrsquohermeacuteneute lillois voit dans le mot κειμέναι une charniegravere

qui interdit la correspondance veacuteritable entre les deux termes Plutocirct que de le rapporter aux

plaisirs qui reacutesideraient dans la jouissance (en enlevant ainsi le second τῶν qui introduisait

une deuxiegraveme cateacutegorie de personnes) M Bollack le pense comme un attribut du sujet

drsquoἡδοναῖ plaisirs175 Ainsi Eacutepicure nrsquoaffirme pas simplement ne pas vouloir renvoyer aux

plaisirs des deacutebaucheacutes en parlant du souverain bien mais pose que ces plaisirs-lagrave ne sont pas

le fondement du souverain bien Les plaisirs sans limitation parce qursquoils sont contraires agrave

lrsquoataraxie et agrave lrsquoaponie ne peuvent ecirctre agrave la base du souverain bien Crsquoest dire en creux que

lrsquoabsence de douleur constitue de faccedilon neacutecessaire le plaisir en tant que souverain bien ce qui

ne signifie pas pour autant de faccedilon suffisante

Or plusieurs indices nous poussent agrave consideacuterer qursquoataraxie et aponie sont insuffisantes dans

la constitution du plaisir La simple assignation de lrsquoabsence de douleur au fondement du

173Voir supra p 74

174J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 54-55

175Pour lrsquoexplication deacutetailleacutee voir Id p 127 583

plaisir nous semble une preacutecision qui laisse alors toute sa place agrave un plaisir positif lequel

donc ne se reacuteduit pas agrave son fondement En effet lrsquoabsence de douleur si elle fonde le

souverain bien nrsquoa pas agrave voir avec le plaisir hellip comme bien en soi isoleacute Crsquoest sans doute la

difficulteacute agrave saisir cette multipliciteacute du plaisir qui amegravene agrave des confusions Sous le nom de

plaisir se cache agrave la fois le bien isoleacute vers lequel nous tendons naturellement et le souverain

bien qui neacutecessite lui lrsquoinformation par la raison la connaissance de la phusiologia et son

application dans les sensations Le premier est une consideacuteration temporellement limiteacutee agrave une

action preacutecise lrsquoautre prend en charge la vie dans son entiegravereteacute temporelle entre autres

Aponie et ataraxie nrsquoont pas le mecircme rapport agrave ces deux acceptions du plaisir Nous venons

de le dire elles sont neacutecessaires au souverain bien mais les plaisirs isoleacutes existent

indeacutependamment drsquoelles La force de la penseacutee drsquoEacutepicure est de parvenir agrave combiner ces deux

faits lrsquoeacutethique du Jardin cherche les plaisirs comme bien en soi qui constituent la positiviteacute

du souverain bien tout en refusant ceux qui deacutetruiraient le souverain bien dans son extension

en apportant plus de souffrance que drsquoagreacuteable

Crsquoest agrave la lueur de cette exigence que nous comprenons plus avant la maxime de

Philodegraveme176 Elle place une deacutefinition en neacutegatif du souverain bien ndash lrsquoabsence de souffrance

ndash et une autre en positif ndash les plaisirs eux-mecircmes ndash la premiegravere limite la seconde mais la

seconde ne srsquoy reacuteduit pas Cette limite doit ecirctre penseacutee agrave lrsquoinstar de celle qui structure

exteacuterieurement les deacutesirs elle peut certes ecirctre deacutepasseacutee mais lrsquoaffect se verra alors deacutenatureacute

Non seulement il ne pourra pas produire de satisfaction assureacutee mais il amegravenera des dangers

Au contraire le respect de la limite lui donnera une nature crsquoest-agrave-dire un champ drsquoextension

bien deacutelimiteacute mais qui lui est propre Affirmer la neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur crsquoest poser

les bornes exteacuterieures du plaisir mais lrsquohabitation en positif du champ ainsi deacutelimiteacute est le fait

de plaisirs indeacutependants drsquoelle

Finalement cette neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur pour atteindre le plaisir en tant que

souverain bien nous paraicirct plutocirct un garde-fou pour des plaisirs isoleacutes que son ecirctre mecircme On

peut dire qursquoelle protegravege le plaisir comme souverain bien des deacutebordements ou des

conseacutequences facirccheuses des plaisirs isoleacutes Cette positiviteacute nous semble drsquoailleurs expliquer le

non-refus de la magnificence exposeacute au paragraphe 130 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee autant qursquoelle

ne ramegravene pas agrave la douleur ni agrave la deacutependance177

176Citeacutee supra p 7484

Atteindre le souverain bien constitue la perfection Rappelons que crsquoest le travail de la

raison qui permet de constituer le souverain bien en pensant sa deacutelimitation neacutegative Mais il

le fait aussi en positif en reacutealisant le souverain bien par lrsquousage du plaisir comme le nommait

Jean Bollack178 crsquoest-agrave-dire par lrsquoactualisation du plaisir mecircme lorsqursquoun plaisir comme bien

isoleacute nrsquoest plus preacutesent en positif La perfection nous lrsquoavons vu179 consiste en un

comblement atomique du corps soit agrave sa reacutepleacutetion jusqursquoagrave la limite Nous voudrions preacuteciser

agrave la lueur du double jalon poseacute par Philodegraveme en quoi peut consister plus preacuteciseacutement cette

borne Nous pensons que la perfection en tant que satisfaction complegravete du corps est due aux

plaisirs positifs qui remplissent atomiquement jusqursquoaux deacutelimitations du corps Lrsquoabsence de

douleur qui fonde cet eacutetat ne deacutenote pas une suppression totale du manque soit un

comblement atomique total du corps mais le retour agrave un seuil de manque non-critique soit

qui nrsquoentraicircne pas la douleur Notre ideacutee est de dire que le manque nrsquoest douloureux qursquoagrave

partir drsquoun certain niveau et non degraves qursquoil manque un atome au corps Ainsi les deacutesirs

naturels et neacutecessaires ont pour but de revenir agrave un seuil non-douloureux de manque ce qui ne

les empecircche pas par ailleurs de combler totalement le corps Mais les deacutesirs naturels mais

non-neacutecessaires ne ramegravenent pas agrave la douleur parce qursquoils naissent dans cet espace

intermeacutediaire entre la douleur et le plaisir pour nous rapprocher de ce-dernier et que leur

abandon ne constitue alors pas de douleur

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques

Nous voudrions pour finir esquisser un rapprochement entre ce deacutedoublement du

plaisir dans son fondement de plaisir neacutegatif et plaisir positif et le deacutebat entre plaisir cineacutetique

et plaisir catasteacutematique Nous nous interrogeons pour savoir si les deux eacutetats se

correspondent si le plaisir cineacutetique deacutesignerait un plaisir positif et le catasteacutematique

177Καὶ τὴν αὑτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα ἀλλrsquoὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδισταπολυτελείας ἀπολαύσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοιlaquo Et nous croyons que le contentement(αὐτάρκεια) est un grand bien non pour que nous fassions usage du peu drsquoune faccedilongeacuteneacuterale mais afin que nous fassions usage du peu si nous nrsquoavons pas lrsquoabondancepersuadeacutes veacuteritablement que jouissent de la magnificence avec plus de plaisir ceuxqui en manquent le moins raquo EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 130 in Id p 74-75

178J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 119 En commentant la fin du sect 128 de laLettre agrave Meacuteneacuteceacutee il distingue le besoin de lrsquousage et choisit pour le mot χρεία le sensdrsquousage comprenant ainsi qursquoEacutepicure theacuteorise un usage du plaisir voir supra p 26

179Voir supra p 22 sq85

lrsquoabsence de douleur En effet puisque nous affirmons la positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

nous obtenons trois eacutetats possibles la douleur lrsquoabsence de douleur la preacutesence de plaisir

comme chez les Cyreacutenaiumlques180 Sauf qursquoeux ne reconnaissent pas lrsquoeacutetat intermeacutediaire comme

le fondement du plaisir positif mais comme absolument neutre ce qui ne lui confegravere aucun

lien avec le plaisir Plaisir catasteacutematique et plaisir cineacutetique seraient-ils des avatars de

lrsquoabsence de douleur fondatrice du plaisir et plaisir positif Il se peut que ce rapprochement

nrsquoait pas lieu drsquoecirctre nous posons simplement la question Nous nrsquoirons pas plus loin car les

deacutebats entre plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques meacuteriteraient un travail complet agrave eux seuls

la controverse de longue date oppose Cyreacutenaiumlques et Eacutepicuriens dans la doxographie depuis

lrsquoAntiquiteacute Il est difficile de deacutemecircler la signification de ces termes et lrsquoapport de chacune des

deux doctrines dans ces deacutebats ainsi que les deacuteformations auxquelles la deacutebat doxographique

a donneacute lieu Nous pointons seulement qursquoil faudrait examiner lrsquoideacutee qui consisterait agrave

rapprocher plaisir catasteacutematique et absence de douleur et plaisir cineacutetique et plaisir comme

bien en soi chez Eacutepicure

Au terme de notre eacutetude du deacutesir nous pensons que le plaisir chez Eacutepicure nrsquoest pas

drsquoessence neacutegative Il se fonde certes sur quelque chose de neacutegatif lrsquoabsence de douleur mais

cette neacutegation constitue pour nous une limite qui encadre les plaisirs positifs Cette deacutefinition

du plaisir rend possible la transformation des plaisirs comme biens isoleacutes en plaisir comme

bien eacutetendu autrement dit comme souverain bien Cette transformation change la temporaliteacute

de sa valeur on ne regarde plus le plaisir ou deacuteplaisir immeacutediat la conseacutequence prochaine de

lrsquoaction mais agrave lrsquoeacutechelle de la vie authentiquement humaine sur une dureacutee plus longue Telle

est ce qui fait la vie entiegravere ὁ ὅλος βίος la perfection que vise Eacutepicure Cette entiegravereteacute ne se

joue pas qursquoagrave lrsquoeacutechelle du temps elle se trouve aussi agrave lrsquoeacutechelle humaine puisqursquoelle reacutealise

la perfection de la vie organique agrave lrsquoaide de la raison En effet si les plaisirs isoleacutes deacutenotent la

perfection atomique du corps la raison les peacuterennise en srsquoappropriant cet eacutetat positif en

lrsquoactualisant tout au long du temps et reacutealise ainsi lrsquousage du plaisir dont parlait Jean Bollack

Par cette positiviteacute du plaisir nous pensons que seuls les plaisirs positifs provoquent la

perfection atomique du corps lrsquoabsence de douleur elle ramegravene simplement le manque agrave un

180Voir EUSEgraveBE DE CEacuteSAREacuteE Preacutepartaion eacutevangeacutelique XIV 18 746 b citeacute dans EMANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill 1961 p47 fr 201 pour une traduction franccedilaise des fragments sur Aristippe voir M ONFRAY

(eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise2006

86

seuil non-douloureux car non-critique Les deacutesirs visent donc le plaisir soit en reacuteduisant le

manque atomique de sorte agrave ce qursquoil soit indolore ndash permettant ainsi au plaisir de devenir

possible ndash soit en comblant tout agrave fait le corps les deux nrsquoeacutetant pas exclusifs

87

Conclusion geacuteneacuterale

Agrave lrsquoheure du bilan nous voudrions revenir sur les ideacutees meacutethodologiques qui nous ont

servi de guide pour notre analyse Nous avons appris lrsquoimportance de laisser parler le texte

afin drsquoeacuteviter agrave la fois de faire des raccourcis dans la penseacutee et de projeter nos cateacutegories

modernes sur lui Pour ce faire il faut accorder autant drsquoimportance agrave lrsquoeacutenonceacute qursquoagrave

lrsquoeacutenonciation drsquoun ouvrage181 mieux le resituer dans son contexte et limiter ainsi de maniegravere

pertinente les possibiliteacutes drsquointerpreacutetations Crsquoest en suivant ces principes que nous sommes

parvenus aux conclusions suivantes

Dans la doctrine eacutepicurienne la raison nous met en contact avec la reacutealiteacute et en tire le

discours de la phusiologia ou science de la nature des choses Crsquoest dans ce cadre qursquoEacutepicure

pense lrsquohumain et ses affects parmi lesquels le deacutesir Le deacutesir participe de la nature humaine

puisqursquoil est lrsquoeacutelan qui deacutenote un manque de matiegravere ndash laquelle est rappelons-le le tout de la

reacutealiteacute ndash et pousse agrave le combler supprimant ainsi la douleur provoquant ainsi le plaisir

Lrsquoeacutepicurisme ne comprend pas cet affect pourtant symptocircme du manque comme un signe de

deacutefaillance de la nature humaine puisque crsquoest sans jugement de valeur que cette-derniegravere est

comprise ndash comme tout ce qui est consideacutereacute comme reacuteel drsquoailleurs ndash Au contraire le deacutesir

accomplit la perfection de notre nature nous rendant ainsi semblable aux dieux par le

comblement qursquoil incite il megravene lrsquohumain agrave la perfection physique reacutealisant ainsi

lrsquoincorruptibiliteacute divine mecircme si crsquoest le temps drsquoune vie borneacutee par la mort par ce qursquoil

vise il donne accegraves au souverain bien le plaisir rendant lrsquohumain bienheureux sur le modegravele

du dieu Comme nous lrsquoavons vu le sage est si semblable aux dieux que les eacutepicuriens se sont

demandeacute si les dieux reacutealisaient les mecircmes actions de reacutegeacuteneacuteration atomique que celles que

font les hommes pour parvenir agrave la vie totale

Ougrave que se termine lrsquoanalogie entre lrsquoecirctre humain parfait et le dieu on ne peut que

conclure pour lrsquohumain agrave la positiviteacute du deacutesir autant dans le sens de reacutealiteacute que de

valorisation en bien en teacutemoigne le choix mecircme drsquoἐπιθυμία comme terme geacuteneacuterique pour

deacutesigner le deacutesir qui srsquoaffirme en srsquoaffranchissant des connotations neacutegatives preacuteceacutedentes Sa

valeur positive est non seulement comme celle de toute chose existante due agrave sa preacutesence

181Sur le rapport entre eacutenonceacute et eacutenonciation voir P VESPERINI La philosophia et sespratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit p 17

88

mais surtout agrave son caractegravere beacuteneacutefique lorsqursquoil est bien compris et deacutefini La description du

fonctionnement physique du deacutesir-type permet de deacutelimiter une eacutetendue naturelle du deacutesir qui

va du manque atomique ndash douloureux ou non ndash agrave lrsquoabsence de souffrance ou mecircme jusqursquoau

le plaisir plein autrement dit la perfection

Encore faut-il ajouter agrave ce meacutecanisme global la structure inteacuterieure du deacutesir par deux

oppositions celle du naturel ou du vain drsquoune part celle du neacutecessaire et du non-neacutecessaire

drsquoautre part La premiegravere permet de penser la preacutesence ou non du deacutesir dans son champ

naturel autrement dit de juger de faccedilon absolue de lrsquoexistence ou non du lien entre la nature

humaine et celle de lrsquoobjet drsquoun deacutesir en effet des deacutesirs peuvent naicirctre en lrsquohomme qui

nrsquoont pas de rapport avec le corps humain Ces deacutesirs non-naturels encore appeleacutes vides ou

vains sont le fruit de sensations mal informeacutees qui issus de la capaciteacute de deacutemultiplication de

lrsquoacircme par lrsquoabsence drsquointeacutegration du savoir sur la nature des choses outrepassent les limites

naturelles Ils lancent alors lrsquoindividu dans une recherche de satisfaction sans fin et sans fond

transformant ainsi en laquo racine de tous les maux raquo182 comme le fit graver Diogegravene drsquoOinoanda

lrsquoaffect qui devait conduire au seul bien Ce nrsquoest cependant pas ici le deacutesir en tant que tel qui

est remis en cause mais bien son deacutevoiement ducirc agrave lrsquoabsence de raison et de savoir sur la

nature du deacutesir Cette connaissance nous apprend que seuls les deacutesirs ayant rapport avec notre

nature dits naturels sont dignes drsquoecirctre examineacutes La seconde opposition entre le neacutecessaire et

le non-neacutecessaire permet drsquoenvisager la preacutesence de la douleur dans lrsquoabandon de la poursuite

du deacutesir effective dans les deacutesirs neacutecessaires nulle pour les autres Ce nrsquoest cependant pas

elle qui prend en compte les autres douleurs notamment dans les conseacutequences deacuteplaisantes

de la poursuite du deacutesir Cette opposition-lagrave ne touche pas agrave lrsquoessence des ecirctres comme la

preacuteceacutedente puisque des consideacuterations de circonstances interviennent aussi dans la neacutecessiteacute

Cette structure interne du champ des deacutesirs en tant qursquoelle appartient au discours

qursquoest la phusiologia demeure une abstraction qui permet de penser les deacutesirs eacuteprouveacutes par

les hommes mais elle nrsquoest pas assez concregravete pour lrsquoaction elle demeure un arriegravere-plan

theacuteorique dans le cadre duquel la deacutecision et lrsquoaction de poursuite ou de rejet drsquoun deacutesir va se

former La ceacutelegravebre tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure a certes un rapport avec lrsquoaction mais il

est bien plus lointain que lrsquoon ne le pense et son statut de theacuteorie geacuteneacuterale nrsquoautorise pas agrave

exemplifier de maniegravere certaine ni ne suffit agrave deacutecider dans les cas particuliers Le veacuteritable

182DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

89

principe directeur de lrsquoaction consiste agrave laquo interdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun bien qui ne

soit pas par nature agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon rejette aucun qui nrsquoempecircche

pas drsquoavoir du plaisir raquo183 Crsquoest donc la suppression de la douleur et la preacutesence de plaisir

toutes deux effectives qui constituent les deux motivations valables pour poursuivre un deacutesir

Cela neacutecessite lrsquoapplication de la raison au cas concret agrave lrsquoobjet particulier agrave la situation

donneacutee agrave lrsquoeacutetat actuel du corps singulier Bien eacutevidemment ces choix et rejets selon la raison

pratique peuvent ecirctre rapporteacutes au cadre theacuteorique qui les comprend sans que celui-ci suffise

pour lrsquoaction Pour Eacutepicure le traitement des deacutesirs consiste donc dans le travail de la raison

sur un deacutesir afin drsquoen deacuteterminer les beacuteneacutefices et les nuisances au regard du plaisir et de la

douleur

Ce qui informe communeacutement la penseacutee et lrsquoaction du deacutesir crsquoest la penseacutee du plaisir

En tant que souverain bien le plaisir est au centre de la penseacutee eacutepicurienne et reacutegit le champ

de lrsquoaction morale Nous deacutefendons lrsquoideacutee que le plaisir est positif et que srsquoil se fonde certes

sur la suppression de la douleur ndash ce qui ne nous semble pas ecirctre le stade de la perfection mais

le retour au seuil non-critique de manque ndash il neacutecessite une matiegravere positive des plaisirs

pleins de cet eacuteleacutement positif naicirct la perfection atomique et la penseacutee srsquoempare de cet eacutetat

afin de reacutealiser la vie totale la vie bienheureuse dans lrsquoeacutegaliteacute aux dieux

Le maicirctre du Jardin par sa penseacutee du deacutesir peut ainsi transformer la formule drsquoun

maicirctre de poeacutesie

Borneacute dans sa nature et borneacute dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu sur terre et y vit fort heureux

183PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets trad fr Daniel Delattre in D DELATTRE

et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens opcit p 56490

Table des annexes

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination 92

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 2094

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI97

91

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination

La sentence vaticane 63 fait lrsquoobjet de trois lectures et deux interpreacutetations diffeacuterentes celle de Jean Bollack qui laisse le texte tel qursquoon

le lit dans le manuscrit celle que reprend Jean Salem agrave Peter Von der Muumlhll et celle drsquoHermann Usener propositions dont le sens revient agrave peu

pregraves au mecircme Cette diffeacuterence tient agrave ce que lrsquounique manuscrit le codex Vaticanus Graeligcus 1950 livre un texte qui peut sembler deacuteroutant

certains eacutediteurs du texte ont donc preacutefeacutereacute le modifier afin drsquoen tirer un sens a priori plus satisfaisant

Jean Bollack184 Hermann Usener185 Peter Von der Muumlhll186 (reprise par Jean Salem)

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθάριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πάσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λιτότητι μεθόριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθαριότης ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

laquo Il reste clair mecircme dans cette preacutecision

qui si lrsquoon nrsquoy prend garde megravene agrave peu

pregraves agrave la situation de celui qui se perd

dans lrsquoindeacutetermination raquo

laquo Il existe aussi une limite dans la simplici-

teacute et celui qui ne la considegravere pas se re-

trouve presque comme dans la situation

de celui qui se perd par lrsquoillimitation raquo

laquo Il y a mecircme dans la restriction une me-

sure celui qui nrsquoen tient pas compte se

trouve agrave peu pregraves dans la situation de celui

qui srsquoeacutegare par manque de limitation raquo187

En effet si la tradition manuscrite semble claire les mots qursquoelle transmet le sont beaucoup moins Crsquoest en tentant de trouver un sens que les

eacutediteurs Hermann Usener le premier ont chercheacute agrave modifier le texte En effet la phrase ne preacutesente pas de sujet et le sens courant des mots ne

184EacutePICURE Sentence Vaticane 63 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975p 535-536

185Id in K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr Klassiche Philologie no 10 1888 p 175-201 p196 traduction personnelle

186Id in P VON DER MUEumlHLL Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et Leipzig Teubner 1922 p 67

187J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 94-95 Texte grec citeacute note 1 p 9592

creacutee pas de signification satisfaisante par rapport agrave ce qui eacutetait attendu de lrsquoeacutepicurisme La retouche drsquoUsener concerne deux mots il donne un

sujet (μεθόριος la limite) et remanie le compleacutement de λεπτότητι (finesse) en λιτότητι (simpliciteacute) celle de Von der Muumlhll agrave sa suite est plus

leacutegegravere puisqursquoil propose simplement de transformer lrsquoadjectif καθάριος (pur net) en substantif καθαριότης (frugaliteacute) ce qui agrave par lagrave mecircme

lrsquoavantage de donner un sujet exprimeacute de la phrase Dans les deux cas on retrouve un sens moral ougrave lrsquoexcegraves et lrsquoasceacutetisme sont condamneacutes drsquoun

mecircme geste

Jean Bollack parvient agrave eacutetablir un sens sans retouche agrave partir de sens moins communs des mots preacutecision pour λεπτότης et preacutefegravere

indeacutetermination agrave illimitation pour ἀοριστία Il prend aussi le parti de poser que le sujet nrsquoest pas exprimeacute et que καθάριος est un adjectif qui y

renvoie Crsquoest alors la preacutecision et non la simpliciteacute qui est viseacutee et son pendant nrsquoest plus lrsquoillimitation mais lrsquoindeacutetermination le texte prend

alors le sens de la juste distance qursquoil faut tenir dans la preacutecision du savoir

Pour notre part nous preacutefeacuterons la version avec le moins drsquointervention qui donne donc un sens eacutepisteacutemique et non moral agrave cette sentence

Cependant nous espeacuterons avoir exposeacute les faits de sorte que chacun puisse se faire son avis judicent lectores

93

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 20

Les maxime 29 et sentence 20 sont geacuteneacuteralement consideacutereacutees comme identiques hormis dans lrsquoeacutetablissement du texte de Jean Bollack

qui srsquoen reacutefegravere uniquement aux manuscrits188 Sans ajout par conjoncture on obtient ainsi les deux textes suivants

Maxime 29 Sentence 20

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι

αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ

φυσικαὶ μέν οὐκ ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Φυσικὰς καὶ ἄναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἁλγηδόνας

ἀπολυούσας ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψουςmiddot φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ

τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ

ἄλγημα ὡς πολυτελῆ σιτίαmiddot οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτrsquoἀναγκαίας ὡς

στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacuteces-

saires les autres ni naturels ni neacutecessaires mais ad-

viennent en raison de lrsquoopinion vaine

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires

drsquoautres sont naturels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en rai-

son de lrsquoopinion vaine

Eacutepicure considegravere comme naturels et neacutecessaires ceux qui dis-

sipent les douleurs comme la boisson pour la soif naturels mais

non-neacutecessaires ceux qui varient seulement le plaisir sans suppri-

mer la douleur comme des aliments riches ni naturels ni neacuteces-

saires comme les couronnes et les statues que lrsquoon eacuterige

188Nous reprenons lrsquoargumentation que Jean BOLLACK a deacuteveloppeacute dans La penseacutee du plaisir op cit p 347-349 ainsi que sestraductions (p 448 pour la sentence 20)

94

La Maxime 29 a eacuteteacute jugeacutee incomplegravete degraves la Renaissance ougrave Estienne a transformeacute ainsi le texte

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ ltκαὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶgt καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Sous cette forme elle reprenait la tripartition de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee deacutejagrave connue par Diogegravene Laeumlrce Par ailleurs la scolie agrave cette maxime que

nous reproduisons ici189 la reacutepegravete encore une fois en lrsquoillustrant ce qui peut sembler confirmer la preacutesence de la tripartition agrave cet endroit-lagrave La

deacutecouverte en 1888 des Sentences Vaticanes mdash dont certaines reprennent litteacuteralement des Maximes mdash et surtout de la sentence 20 nrsquoa fait que

donner le sentiment de confirmation Lrsquoerreur du copiste qui srsquoest diffuseacutee serait un saut du mecircme au mecircme pheacutenomegravene dans lequel un

morceau de texte est omis agrave cause drsquoune reacutepeacutetition Ici la confusion entre un premier ἀναγκαῖαι et le deuxiegraveme aurait obstrueacute une cateacutegorie de

deacutesir celle des naturels et neacutecessaires

Alors pourquoi porter le doute lagrave ougrave pour une fois la chose semble claire De fait la cause nrsquoest pas sans ombre

Drsquoune part lrsquoexplication drsquoerreur proposeacutee nrsquoest pas tout agrave fait satisfaisante le saut du mecircme au mecircme nrsquoimplique pas neacutecessairement la

disparition du second δέ que lrsquoon trouve dans la sentence avant la cateacutegorie des deacutesirs vains Drsquoautre part aucun manuscrit consulteacute par Jean

Bollack190 ne porte trace de modification sur ce passage alors mecircme que la scolie aurait pu susciter lrsquoattention drsquoun copiste sur une troisiegraveme

cateacutegorie manquante agrave ne pas oublier Enfin la scolie nrsquoest pas forceacutement une simple illustration des cateacutegories eacutenonceacutees dans la maxime mais

un compleacutement un rappel de la vulgate eacutepicurienne qui trouve ici sa meilleure occasion du fait que lrsquoapophtegme en contienne deacutejagrave deux

189Pour la leacutegitimiteacute de la scolie voir supra p 67 sq

190Il les recense et srsquoexplique de ses choix aux pages 1 agrave 13 de son ouvrage95

Ajoutons qursquoavec une maxime eacutepureacutee on obtient une nouvelle signification et non une reacutepeacutetition de la tripartition qui nous semble plus

inteacuteressante laquo le principe de classification loin de reprendre celui de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction

mecircme raquo eacutecrivait Jean Bollack Nous avons essayeacute drsquoexpliquer lrsquointeacuterecirct drsquoune Maxime 29 sans ajout dans notre deacuteveloppement191

Quant agrave la sentence 20 elle est peut-ecirctre deacuteriveacutee de la maxime mais du fait de son apparition plus tardive son contenu fait selon nous plutocirct

signe vers une simplification de la doctrine qui reprend la tripartition pour ses aspects pratiques sans srsquoencombrer de la motivation theacuteorique

drsquoune telle classification

191Voir supra p 4696

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI

Parmi les textes releveacutes par nous pour eacutetudier la notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens il y a un fragment de Philodegraveme de Gadara dans son livre supposeacute

Περὶ αἰρεσεῶν καὶ φυγῶν Des choix et des rejets (connu aussi sous son titre latin De electionibus et fugis ou son titre anglais On choices and avoidances)

Dans cette fin de traiteacute retrouveacute sur le papyrus numeacuteroteacute Pherc ndeg1251 lrsquoauteur semble eacutetablir apregraves ce qui paraicirct ecirctre une partie de la classification

canonique des deacutesirs une liste sur les deacutesirs tout agrave fait nouvelle qui ne serait pas comprise dans la tripartition classique et porterait sur les diverses faccedilons

drsquoecirctre ou causes des deacutesirs Cependant le texte est fragile un peu mysteacuterieux et les restitutions interpreacutetations et traductions divergent sans solution

satisfaisante ce qui rend son utilisation trop deacutelicate pour nous Nous nous proposons de reacutesumer et de critiquer les positions sur diffeacuterents points que nous

avons pu observer Drsquoabord le texte lui-mecircme tel qursquoon le trouve eacutetabli dans lrsquoouvrage de reacutefeacuterence192 avec la traduction franccedilaise de reacutefeacuterence193

ndash ndash ndash αἱ μέν εἰσιν ἀναγ] | καῖα[ι αἱ δrsquo οὐκ ἀναγκαῖαιmiddotαὐτῶν] | δrsquo ἐκε[ίνω]ν [εἰσὶ]ν ἀναγ[καῖαι] | αἱ μ[ὲν πρὸςτὸ ζ]ῆν αἱ δ[ὲ πρὸς] | τὸ ἄγ[ει]ν [ἐν ὑγι]είαι τὸ σῶ[μα] |αἱ δὲ [πρὸς] τὸ μ[α]καρίως [ζῆ]ν κα|τὰ τά[ς γε]δ[ι]α[φ]ερούσας α[ἰ]τίας | οὐδrsquo ἀ[θρό]ον καὶδιαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] ἔφ[αμ]ε[ν] ὧν αἱ μ[ὲ]ν ὡ[ς]δ[ο] | κε[ῖ δε]ινὰς ἐμποιοῦσ[ι]ν κα|ταιγ[ί]δας α[ἱ]δrsquo οὔ καὶ τινὲς | μὲν ἄ[ω]ροι διrsquo ἐλλειμμάτων | γίνονταίτ[ι]νων αἱ δrsquo ἀprimeπrsquo ἐπαι[σθη] | μάτων [τῶ]ν τοῦ χαίρον-τος καὶ | τινὲς μὲν ἀπὸ συνηθειῶν | τινὲς δὲ καὶ χωρὶςτούτων | καὶ τινὲς μὲν ἀφrsquo ἡμῶν καταρ| [ χ]όμ[ε]ναι τινὲςδὲ τῶν ἔξω| [ θεν ὡσπ]ε[ρε]ὶ τρῶσιν ἐργα|σαμέ[νων] ἤτοι

Col VI(1)

(5)

(10)

ltLes deacutesirsgt sont pour partie neacutecessaires et pour partie non-neacutecessairesParmi les premiers ceux qui sont neacutecessaires il y a ceux qui sont neacutecessaires agrave lavie ceux qui le sont au maintien du corps en bonne santeacute et ceux qui le sont agrave la vie bienheureuse pour prendre du moins les cas dans leur diversiteacute [de cause] et non tous agrave la fois[En outre nous parlons de diffeacuterentes causes parmi lesquelles] les unes semble-t-il provoquent dans lrsquoacircme de terribles ouragans drsquoautres non Certaines restent inassouvies du fait de certains manques drsquoautres reacutesultent de ressentis speacutecifiques pour qui eacuteprouve de la joie Il en est qui reacutesultent drsquohabitudes et drsquoautres qui sont justement indeacutependantes Si les unes trouvent en nous leur point de deacutepart drsquoautres apparaissent par suite drsquoune sorte de blessure infligeacutee par les objets exteacuterieurs ou encore

192PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit 85-100 Les [ ] signalent des lettres illisibles mais preacutesentes et reacutetablieset les lt gt des ajouts de lrsquoeacutediteur

httpstephanustlguciedujanusbiusorbonnefrIrisCite15950113499 (visiteacute le 17 mars 2018)

193PHILODEgraveME Des choix et des rejets trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564-565 traductionmodifieacutee

97

τῶν κατὰ | στέρ[ησι]ν κτητῶν κατrsquo ἐπί| [ ν]οια[ν α]ὐτήνmiddotκαὶ τιν[ὲς μὲν hellip (14)

par des choses que la privation donne envie de posseacuteder rien que drsquoy penser Drsquoautres encore raquo

On le voit le texte du papyrus est assez alteacutereacute et demande des restitutions pour ecirctre compreacutehensible notamment le deacutebut de cette sixiegraveme

colonne ougrave le sujet agrave qui lrsquoon attribue toutes les oppositions qui suivent nrsquoest pas repris Il semble cependant que les lignes 2 agrave 4 reprennent de

pregraves le sect 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee194 avec seulement une inversion du premier et du dernier type Comme il est question ici pour Eacutepicure des

deacutesirs on peut deacuteduire par analogie qursquoil srsquoagit aussi de cela pour Philodegraveme

Or Voula Tsouna-McKirahan qui a eacutetablit et traduit le texte en anglais propose dans son ouvrage sur lrsquoeacutethique de Philodegraveme paru en 2007 un

remaniement agrave sa traduction elle preacutefegravere comprendre qursquoil srsquoagit lagrave des plaisirs et non des deacutesirs

[Of natural pleasures some are necessary others not necessary and of the necessary pleasures themselves] some are

necessary for life others for the health of the body others for living happily according to their different causes but not

all of them taken together Further [we call] different causes those causes some of which as it seems produce terrible

storms while others do not some are formed prematurely because of certain defects and others because of our feelings

of joy some are the result of habit while others come to be even regardless of our habits yet some originate in ourselves

while others arise because of external factors or because things which became desirable due to the fact that we lacked

them inflicted (on us) [somethong like] a wound by the very thought of them195

Nous ne comprenons pas ce qui motive ce changement qui rompt la continuiteacute du texte puisqursquoil semble ensuite ecirctre question des deacutesirs via la

description des diffeacuterentes effets et causes (l 6 sq) deacutejagrave annonceacutes agrave la ligne 5 Parler de cause de plaisir qui produirait un trouble (l 7) voilagrave qui

serait non seulement singulier mais aussi contradictoire avec le bien qursquoest le plaisir et surtout on voit mal comment ce trait ne serait pas associeacute

194EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲπρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

195V TSOUNA-MACKIRANHAN The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press 2007 p 1998

au deacutesir qui nous affecte plutocirct qursquoagrave lrsquoobjet du plaisir lui-mecircme De fait le commentaire qui suit montre que la commentatrice identifie

clairement ce passage comme traitant des deacutesirs Philodegraveme modifierait la tripartition drsquoEacutepicure critiqueacutee par Ciceacuteron afin de se rapprocher de

la classification platonicienne196 Cependant elle affirme lrsquoexistence drsquoune classification des plaisirs qui reprend celle des deacutesirs ideacutee envers

laquelle nous eacuteprouvons beaucoup de meacutefiance

Un autre point attire notre attention celui de la traduction franccedilaise En effet nous lrsquoavons modifieacutee afin qursquoelle suive le texte grec eacutetabli

Daniel Delattre propose de lire agrave la ligne 6 ἔφεσις (envie) alors que lrsquoeacutetablissement de texte donne αἰτίας (cause) Il srsquoen explique197 en

rapprochant ce terme drsquoὄρεξις (appeacutetit) agrave la colonne preacuteceacutedente lequel est donneacute pour synonyme drsquoἔφεσις dans un Lexique datant du VIe siegravecle

celui drsquoHeacutesychios198 Ce choix est sans doute une reacuteaction agrave lrsquoeacutetrangeteacute du passage ougrave les deacutesirs et leurs causes nrsquoeacutetant pas clairement distingueacutes

on ne sait si ce qui est preacutediqueacute srsquoapplique aux uns ndash ce que nous deacuteduirions du sens ndash ou aux autres ndash ce qui apparaicirct grammaticalement ndash

Trois objections nous viennent La premiegravere vient de ce que le mot αἰ| [ τίας] (l6) cause ne semble pas faire lrsquoobjet de doute dans son

reacutetablissement autant par la reacutepeacutetition et le lien qursquoil forme avec la preacuteceacutedente occurrence lrsquoapparat critique ne propose pas drsquoautres variantes

La deuxiegraveme tient agrave ce que le mot ἔφεσις (envie) est drsquousage rare avant notre egravere mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas inexistant La troisiegraveme porte sur la

signification que prendrait alors le passage cette modification impliquerait qursquoil y aurait agrave cocircteacute des ἐπιθυμιαῖ (deacutesirs) et des ὄρεξεις

(appeacutetits) des envies dont le texte ne nous permettrait pas de saisir la diffeacuterence ni les rapports avec les autres Philodegraveme peut innover certes

196Id p 19-20 Qursquoil y ait un motif platonicien agrave ne reprendre que les cateacutegories neacutecessaire et non-neacutecessaire est assez probablemais nous doutons que Philodegraveme corrige Eacutepicure il reprend seulement lrsquoopposition qui lrsquointeacuteresse quant agrave lrsquoobjection de Ciceacuteronnous semble assez mal fondeacutee

197D Delattre Les eacutepicuriens op cit note 13 p 1246

198Disponible en grec sur httpselwikisourceorgwikiCE93CEBBE1BFB6CF83CF83CEB1CEB9(consulteacute le 23 avril 2018)

99

mais nous nous voyons pas ce qursquoapporte une telle cateacutegorie par rapports aux preacuteceacutedentes Lrsquoensemble de ces consideacuterations fait que nous

trouvons la proposition de M Delattre trop audacieuse mecircme si elle reste dans le champ du possible

Crsquoest finalement le διαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] de la ligne 6 qui pose problegraveme Le texte est fragile la restitution table sur la reacutepeacutetition

en deacutebut de phrase drsquoun syntagme en fin de la phrase preacuteceacutedente il faut neacuteanmoins parier sur la reacutepeacutetition exacte ce qui oblige agrave rajouter des

lettres et eacutecarter lrsquoideacutee aussi possible de la reprise du terme διαφερούσας sous une autre forme Mais plus que cette proposition qui reste fort

probable crsquoest le sens qursquoelle semble indiquer qui est probleacutematique En effet voilagrave qui est eacutetrange Philodegraveme nous parle de causes mais

semble dans les faits traiter des deacutesirs Ce qui rend le passage difficilement compreacutehensible crsquoest finalement la difficulteacute agrave eacutetablir la transition de

la ligne 6 entre deux phrases fragmentaires En effet crsquoest ce manque qui pose problegraveme on ne sait pas de quoi exactement il est question dans

cette liste agrave moins de recourir aux interpreacutetations dont nous avons vu qursquoelles eacutetaient toutes aussi varieacutees que cette liste de Philodegraveme et nous

souhaitons ajouter la nocirctre afin de faire reacutefleacutechir sur une nouvelle proposition

Nous pensons pour notre part que ce mot αἰτίας (cause) renvoie aux τὰ ποιητικὰ τῶν ἡδονῶν ce qui produit le plaisir que nous

assimilons aux objets du deacutesir ce drsquoautant plus qursquoil a eacuteteacute question du rapport entre deacutesir et ce qui produit le plaisir dans un passage anteacuterieur (V

3-7)199 Notre phrase traiterait alors des diverses causes du deacutesir et des effets provoqueraient diffeacuterents objets produisant le deacutesir en nous Nous

proposons le sens suivant agrave la phrase deacutebutant ligne 6 les diffeacuterents objets du deacutesir causent des deacutesirs tels que les uns nous perturbent et les

autres non etc puis vient une liste des divers effets ou origines de deacutesirs causeacute en fonction de diffeacuterents objets En traduction cela donnerait

laquo nous affirmons que ltviennentgt de diffeacuterentes causes [ie objets de deacutesirs] ltdes deacutesirsgt parmi lesquels les uns provoquent des tempecirctes dans

lrsquoacircme et drsquoautres non etc raquo

199Μετὰ δὲ ταῦτα καὶ τὰς τῶν ἐπιθυμιῶν περί τε τὰς ἡδονὰς καὶ τὰ ποιητικὰ διαφορὰς ἀναλογιστέονhellip laquo Apregraves quoi il faut prendre en compteles diffeacuterences entre des deacutesirs de plaisirs et ce qui produit le plaisir raquo PHILODEgraveME Des choix et des rejets op cit V 3-7 p 564 Les deacutesirs ontpour objet ce qui est reacuteputeacute produire le plaisir et ce qui produit le plaisir ce manque de distinction confusion entraicircne des mauvais choixen privileacutegiant des deacutesirs vains et en meacuteprisant les deacutesirs neacutecessaires Ce passage se trouve dans la colonne immeacutediatement preacuteceacutedantnotre texte (ndegV) mais ne le preacutecegravede pas immeacutediatement car il existe une lacune estimeacutee agrave 20 lignes en fin de cette colonne

100

101

Bibliographie

Sources

I- EacutePICURE

A-EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- BOLLACK Jean Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1971

- CONCHE Marcel Lettres et maximes Paris Pr Univ de France coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987

- LAKS ANDREacute laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la Vie drsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PUL Lille coll laquo Cahiers dePhilologie raquo no 1 1976 p 1-118

- USENER HERMANN (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

- VON DER MUEumlHLL Peter Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et LeipzigTeubner 1922

- WOKTE Karl et Hermann USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlrKlassiche Philologie no 10 1888 p 175-201

B-TRADUCTIONS

- DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie drsquoEacutepicure in Vies et doctrines des philosophes illustres Marie-OdileGoulet-Cazeacute (eacuted) Jean-Francois Balaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaisecoll laquo La pochothegraveque raquo 1999

II- PHILODEgraveME DE GADARA

- PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in DELATTRE DANIEL et JACKIE PIGEAUD

(eacuted) Les eacutepicuriens Daniel Delattre (trad) Paris Gallimard coll laquo Bibliothegraveque de laPleacuteiade raquo no 564 2010 p 534-740

- PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances Voula Tsouna-MacKiranhan etGiovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro raquo no 15 1995

- PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquoira Giovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuoladi Epicuro raquo no 5 1988

III- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in DELATTRE DANIEL et JACKIE

PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens Pierre-Marie Morel (trad) Paris Gallimard colllaquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 564 2010 p 1028-1072

102

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription Martin Ferguson Smith (eacuted) NapoliBibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro Supplementi raquo no 1 1993

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscriptionMartin Ferguson Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di EpicuroSupplementi raquo no 3 2003

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen laquo Review of Supplement to Diogenes of Oenoanda the EpicureanInscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 79 2007 p 30-34

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen et Martin F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica no 42 2009 p 1-48

IV- AUTRES AUTEURS DE LrsquoANTIQUITEacute

LUCREgraveCE

- LUCREgraveCE De rerum natura Joseacute Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion coll laquo GF raquono 993 1997

ARISTIPPE

- E MANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill1961

- M ONFRAY (eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie GeacuteneacuteraleFranccedilaise 2006

ARISTOTE

- ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris colllaquo CUF raquo 1966

- ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris coll laquo Bibliothegraveque des textesphilosophiques raquo 1959

CICEacuteRON

- CICEacuteRON De finibus bonum et malorum Jules Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922

DEacuteMOCRITE

- DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques Jean-Paul Dumont et Hermann Diels (eacuted) ParisGallimard coll laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 345 1988

PLATON

- PLATON Oeuvres complegravetes Luc Brisson (eacuted) Monique Dixsaut (trad) Paris Flammarion2014

103

- PLATON Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967 vol 1

- PLATON Phegravedre Victor Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI

Commentaires

- BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le vocabulaire drsquoEpicure Paris Ellipses 2002

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997

- FREgraveRE Jean Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacutedLes belles Lettres coll laquo Collection drsquoeacutetudes anciennes raquo 1982

- MOREAU Joseph laquo Eacutepicure et la physique des Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70no 3 1968 p 286-294

- PIETTRE Reneacutee laquo Eacutepicure dieu et image de dieu  une autarcie extatique raquo Revue delrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

- RODIS-LEWIS Geneviegraveve Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975

- SALEM Jean Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin colllaquo Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie raquo 1989

- SEDLEY David laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille coll laquo Cahiers de philologie raquo no 1 1976 p 119-159

- TSOUNA-MACKIRANHAN Voula The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press2007

- VESPERINI Pierre Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard colllaquo Lrsquoeacutepreuve de lrsquohistoire raquo 2017

- VESPERINI Pierre laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine

httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 (consulteacute en ligne le 18 mars 2019)

- VESPERINI Pierre La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome EacutecoleFranccedilaise de Rome coll laquo Bibliothegraveque des Eacutecoles Franccedilaises drsquoAthegravenes et de Rome raquono 348 2012

104

Glossaire

Agrave lrsquoattention de mes amis et de ceux qui nrsquoeacutetudient pas la philosophie et lrsquoAntiquiteacute

Un glossaire est un pont entre la techniciteacute drsquoun travail et lrsquoenvie de le partagerIl ne srsquoadresse donc pas aux speacutecialistes qui roulent en VTT sur le vocabulairespeacutecialiseacute mais agrave ceux qui pourrait buter sur un mot avec leur veacutelo quotidienEt comme il nrsquoy a pas mieux qursquoun peu de rire pour agreacutementer lrsquoeffort monbut est ici de placere et docere plaire et instruire ce qui oblige parfois agrave sortirde la mine quelque peu grave et neutre du chercheur Qursquoon mrsquoen excuse etque lrsquoon poursuive son chemin

Les mots preacutesents dans ce glossaire sont ceux qui sont suivis drsquoune asteacuterisquedans le corps du texte

bull Apophtegme du grec ἀπόφθεγμα synonyme de sentence (tregraves utile quand on parledeacutejagrave des Maximes Capitales et des Sentences Vaticanes)

bull Axiologique qui touche agrave un systegraveme de valeurs

bull Cyreacutenaiumlque philosophie antique initieacutee par Aristippe de Cyregravene ougrave chaque plaisirisoleacute constituait le souverain bien Si vous avez bien lu ce meacutemoire vous savezpourquoi il nrsquoen va pas de mecircme chez Eacutepicure

bull Dialectique art de diviser pour mieux reacutegner sur les choses Non en veacuteriteacute crsquoest unepartie reacutecurrente de certaines philosophies antiques qui vise entre autres agrave cateacutegoriserles choses sous des concepts individueacutes autrement dit lrsquoart de distinguer les chosesentre elles et de produire des deacutefinitions comme je le fais en ce moment

Autre sens possible en philosophie antique art du dialogue qui avance ndash les sourds ensont malheureusement exclus (Hors-sujet Chez Hegel il faut comprendre qursquoil srsquoagitdu dialogue des ideacutees qui avancent en se contredisant puis en deacutepassant leurscontradictions ce qui est selon lui la structure du reacuteelhellip Et si vous nrsquoecirctes pas drsquoaccordavec cette thegravese crsquoest bien la preuve que vous ecirctes tout agrave fait dedans et que vous allezbientocirct ecirctre deacutepasseacute Pas tregraves facile de dialoguer avec Hegel )

bull Dichotomie division en deux parties

Pourquoi pas un autre mot Le problegraveme du mot franccedilais division est qursquoil nepreacutecise pas en lui-mecircme combien de part reacutesultent de cette opeacuteration sinon les tablesde division seraient beaucoup plus simples agrave meacutemoriser

105

bull Doxographe celui qui rapporte les doctrines (doxa) des autres

Diogegravene Laeumlrce (IIe-IIIe siegravecles de notre egravere) est le grand doxographe de lrsquoAntiquiteacutegracircce auquel nous sont parvenues bien des noms et des penseacutees qui nrsquoauraient que peuvoire pas du tout eacuteteacute transmises comme celle drsquoEacutepicure Vous ne pouvez qursquoimaginerla sympathie et lrsquointeacuterecirct que je lui portehellip

bull Ecdotique discipline qui concerne lrsquoeacutetablissement de texte Dans drsquoautres languescomme lrsquoitalien ou lrsquoallemand on appelle ccedila Philologie (ou filologia) mais pourquoifaire simple quand on peut faire compliqueacute

bull Eacutepisteacutemologie domaine de la philosophie qui srsquointeacuteresse agrave la maniegravere de connaicirctreaux processus de creacuteation de connaissance ainsi qursquoagrave sa valeur

bull Heacutetaiumlre du grec ἐταῖρος compagnon puis au feacuteminin courtisane

bull Heacuteteacuterogegravene qui nrsquoest pas de mecircme nature comme les grumeaux et la pacircte lorsquevous preacuteparez des crecircpes

bull ie pour id est agrave savoir autrement dit Crsquoest eacutecrit en italique crsquoest-agrave-dire que crsquoestune locution eacutetrangegravere ie latine dans mon cas

bull Informer Nrsquoallumez pas votre radio ou teacuteleacutevision car voilagrave lrsquoexplication en directLitteacuteralement crsquoest donner une forme de lrsquointeacuterieur (in-formare) crsquoest-agrave-dire unestructure agrave quelque chose qui nrsquoen a pas

Typiquement des philosophies comme celles de Platon ou drsquoAristote pensent que lamatiegravere nrsquoa pas de forme (in-forme avec le preacutefixe franccedilais privatif in- qursquoil ne fautpas confondre avec le preacutefixe latin in- agrave lrsquointeacuterieur) et que lrsquoideacutee rentre dedans pour lastructurer Exemple pour ceux qui ont bien suivi la pierre informe que le sculpteur vainformer selon lrsquoideacutee de son sujet pour qursquoelle en prenne lrsquoimage

bull Loci pluriel de locus version latine de τόπος qui signifie de maniegravere pas tregravescommune pour les non-latinistes lieux communs

bull Lyceacutee (lyceacuteen) Aristote nrsquoest plus tout jeune il nrsquoa pas dix-sept ans et des problegravemespour srsquoinscrire dans des formations du supeacuterieur via ParcourSup Il fait mieux il creacuteesa propre eacutecole en 355 av J-C Et pour mieux embrouiller les esprits dans vingt-cinqsiegravecles lrsquoancien membre de lrsquoAcadeacutemie creacutee le Lyceacutee (un signe de reacutegression dirontcertains de ses collegravegues envieux) Lyceacutee vient de λύκειον lieu pregraves duquel Aristotedeacutelivrait son enseignement il deacutesigne donc lrsquoeacutecole drsquoAristote Vous retiendrez doncque les lyceacuteens sont vieux de plus de deux milleacutenaires

106

bull Lycien Non ce nrsquoest pas une faute de frappe ou un autre accent pour deacutesigner leterme preacuteceacutedent mais un habitant de la Lycie province antique de lrsquoAsie Mineureactuellement au Sud-Ouest de la Turquie agrave lrsquointeacuterieur des terres Crsquoest dans cetteprovince que se situait Oinoanda ougrave un mur graveacute eacutepicuriennement par un certainDiogegravene a eacuteteacute retrouveacute crsquoest donc lui que nous deacutesignons sous cet adjectif

bull Ontologiquement par deacutefinition par nature par essence intrinsegravequement hellip Si vousavez drsquoautres caracteacuteristiques essentielles qui deacutefinissent mieux lrsquoontologie nrsquoheacutesitezpas agrave les ajouter hellip

bull Paraclausithuron thegraveme litteacuteraire latin ougrave lrsquoamant eacuteploreacute attend devant la portefermeacutee de sa dulcineacutee

bull Reacuteduire dans la cuisine philosophique pouvoir ramener totalement une chose agrave uneautre

bull Scholarque du grec σχόλη eacutecole et ἀρχῶν commandant le scholarque est celuiqui dirige une eacutecole philosophique dans lrsquoAntiquiteacute apregraves son fondateur Le premierscholarque eacutepicurien fut Hermarque ami drsquoEacutepicure qui pris la succession de lrsquoeacutecole agravesa mort

bull Synoptique qui donne une vision drsquoensemble

bull Terminus post quem locution latine (ccedila ne vous eacutetonnera pas de moi) qui deacutesigneune borne apregraves laquelle un eacuteveacutenement a eu lieu Son pendant chronologique est leterminus ante quem

Par exemple la remise du meacutemoire a pour terminus ante quem le 7 juin au soir et lecontentement de lrsquoauteur aura pour terminus post quem cette mecircme date

107

Table des matiegraveres

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat3

Sommaire6

Introduction7

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

1- Lucregravece une Veacutenus cynique 58

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non 61

α - Saisie du problegraveme61

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute63

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)64

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions65

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence67

ζ- Conclusion68

3- Questionnement de la question69

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

108

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

Conclusion geacuteneacuterale88

Table des annexes91

Bibliographie102

Glossaire105

Table des matiegraveres108

109

REacuteSUMEacute

Le deacutesir ne pouvant ecirctre reacuteduit agrave la raison lrsquoappreacutehension de cet affect par une philosophie lacontrait agrave reacuteveacuteler ses partis-pris eacutethiques Lrsquoeacutepicurisme en placcedilant le plaisir comme souverain bien et butde tous les vœux ne peut eacutechapper agrave la question du deacutesir Au fil des textes et des fragments qui nous restentse dessine par petites touches une certaine penseacutee du deacutesir Crsquoest ce traitement eacutepicurien des deacutesirs que cemeacutemoire se propose de deacutegager La logique physique de cet affect que lrsquoon peut tirer de lrsquoatomismeeacutepicurien permet de comprendre le fonctionnement du deacutesir ainsi que ses limites crsquoest-agrave-dire sa deacutefinitiondans le cadre du corps humain De la douleur agrave lrsquoapaisement du manque agrave la satisfaction le deacutesir donnelrsquoeacutelan vers la limite du corps qui est la perfection laquelle nous rend divin Au-delagrave de cette limite cebeacuteneacutefice nrsquoest plus valide et se transforme en source de maux sans fin sans satisfaction possible Une foisbien deacutelimiteacute ce champ du deacutesir on peut en deacutegager une cartographie interne agrave partir des termes deacutesignantles deacutesirs et de la ceacutelegravebre classification de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui structure la theacuteorie eacutethique du deacutesirCependant ce cadre ne suffit pas agrave deacutecider de la poursuite ou lrsquoabandon drsquoun deacutesir concret Seul le plaisiren tant que but est le critegravere drsquoun tel choix Mais ce plaisir doit ecirctre conccedilu comme le souverain bien quicomprend en positif des plaisirs particuliers et en neacutegatif lrsquoabsence de trouble du corps et de lrsquoacircme ce quineacutecessite de renoncer agrave la poursuite de certains plaisirs

Cette eacutetude srsquoappuie sur les textes eacutethiques drsquoEacutepicure dans la traduction proposeacutee par JeanBollack ainsi que sur les fragments de Diogegravene drsquoOinoanda et sur ceux du traiteacute de Philodegraveme de GadaraDes choix et des rejets (dont la colonne VI est interpreacuteteacutee en annexe) Lucregravece est pris comme un teacutemoinindispensable de lrsquoeacutepicurisme sans en ecirctre pour autant acteur selon la thegravese de Pierre Vesperini

MOTS CLEacuteS Eacutepicure eacutepicurisme deacutesir philosophie antique classification des deacutesirs tripartition desdeacutesirs Diogegravene drsquoOinoanda Philodegraveme de Gadara Des choix et des rejets Jean Bollack

SUMMARY

The notion of desire in Epicurean philosophy

As desire cannot be reduced to reason a philosophy attempting to understand this passion is forced toreveal its ethical postulates Moreover it is impossible for a philosophy positing pleasure both as the sovereigngood and as the object of all wishes to sidestep the study of desire Hence this dissertation intends to identifyand analyse the epicurean theory of desire The phyiscal logic of desire which finds its roots in epicureanatomism enables to discern not only the inner workings of this passion but also its definition that is itsdelimitation in relation to human nature From pain to assuagement from want to satisfaction desire gives theimpetus towards the limit of perfection the attainment of which confers divine status But as soon as this limit iscrossed desire starts working against us becoming impossible to satisfy and thereby an endless source oftorment Once this realm of desire is defined one can draw up its inner map notably thanks to the Letter toMenoeceus which also enables to understand the epicurean ethical theory of desire However the classificationcontained in the Letter should not be conceived as an infallible guide that explicitly tells us how to handle ourdesires When a choice has to be made it is only by following the criterion of pleasure that one can be sure totake the right decision But this requires to understand the exact nature of the ultimate pleasure that is ofperfection Its first element consists in the absence of bodily and spiritual trouble a state attained by the pursuitof specific types of pleasures But perfection also implies the attainment of positive pleasureThis study that primarily relies on the ethical texts written by Epicurus (in Jean Bollacks translation) iscompleted by analyses of fragments from Diogenes of Oenoanda and of Philodemus de Gadaras treatise OnChoices and Avoidances (the column VI of which is interpreted in the annex) This work also draws from thetexts of Lucretius but following Pierre Vesperinis thesis he is considered as a witness of epicurism rather thanas a follower of this school of thought

KEYWORDS Epicurus epicureanism desire Ancient philosophy classification of desires Diogenes ofOinoanda Philodemus of Gadara On choices and avoidances Jean Bollack

  • Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir
  • Conclusion
  • Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs
  • Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour
  • Conclusion
Page 7: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens

Introduction

Borneacute dans sa nature infinie dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu tombeacute qui se souvient descieux

Ces vers drsquoAlphonse de Lamartine1 illustrent dans la veine romantique un pan tragique de la

condition humaine la deacutemesure du deacutesir de lrsquohumain par rapport agrave sa nature Il semble

impossible au deacutesir drsquoecirctre mesureacute et fait toucher agrave lrsquohomme un infini qui ne peut ecirctre que

divin par essence excessif qursquoon ne peut raisonner le deacutesir est un principe de lrsquoaction

humaine concurrent de la raison Ce caractegravere non-rationnel ne se traduit-il pas par ses

ambiguiumlteacutes multiples Agrave la fois puissant moteur de lrsquoaction et facteur de vaines illusions agrave la

fois caracteacuterisant lrsquoindividu et le deacutepassant agrave la fois promesse et danger pour la satisfaction le

deacutesir semble deacutenoter un manque mais produit une tension un surplus dynamique pour le

combler

En tant que pheacutenomegravene humain incontournable et principe axiologique2 diffeacuterent de la

raison le deacutesir met cette-derniegravere agrave lrsquoeacutepreuve lorsqursquoelle cherche agrave le saisir dans un acte

reacuteflexif elle se confronte agrave un pheacutenomegravene radicalement autre qursquoelle-mecircme et force ainsi une

philosophie agrave reacuteveacuteler ses partis pris sur deux points fondamentaux Drsquoune part cette-derniegravere

laisse voir sa maniegravere de concevoir lrsquohumain son fonctionnement et ses affects Drsquoautre part

elle manifeste le statut de la raison ainsi que sa puissance humaine ou surhumaine en la

situant par rapport agrave un affect heacuteteacuterogegravene

Degraves lors nous pensons que le traitement des deacutesirs caracteacuterise de maniegravere speacutecifique ce

domaine de la philosophie qui srsquooccupe de lrsquohomme et de la bonne vie agrave mener agrave savoir

lrsquoeacutethique En effet il permet notamment de fixer la valeur du deacutesir et de ce qui fait lrsquoobjet ou

non du deacutesir Voilagrave pourquoi nous irons jusqursquoagrave dire qursquoil est une voie royale pour

comprendre une eacutethique

Nous choisissons de comprendre une penseacutee qui possegravede des partis pris peu partageacutes

en matiegravere eacutethique car crsquoest aussi par ce deacutecalage que lrsquoon prend pleinement conscience des

1Alphonse DE LAMARTINE laquo LrsquoHomme raquo Meacuteditations poeacutetiques 1820

2Les mots suivis drsquoune asteacuterisque sont deacutefinis dans la Glossaire agrave la fin de ce meacutemoire(p 101)

7

enjeux du traitement des deacutesirs Nous allons nous pencher sur lrsquoeacutepicurisme antique qui loin

de la plainte romantique nous semble penser un deacutesir mesureacute Cette doctrine promeut le

plaisir au rang de souverain bien tout en le reacuteduisant agrave une portion congrue et le deacutesir en

tant qursquoaffect humain qui tend vers le plaisir ne peut pas y ecirctre condamneacute radicalement mais

doit plutocirct avoir un traitement singulier

Mais eacuteclipseacute par des consideacuterations sur le plaisir le deacutesir ne fait pas lrsquoobjet drsquoune analyse

fileacutee chez les commentateurs reacutecents ceux-ci srsquoen tiennent souvent agrave des commentaires

eacuteparpilleacutes au greacute des traductions ou dans les livres consacreacutes agrave la doctrine eacutepicurienne agrave

expliciter et illustrer la ceacutelegravebre classification des deacutesirs Ce manque drsquoanalyse globale produit

souvent la confusion au sein drsquoun mecircme commentaire Par exemple on peut relever dans

lrsquoouvrage drsquoAndreacute-Jean Festugiegravere Eacutepicure et ses dieux par ailleurs inteacuteressant ces deux

propos contradictoires

Sous drsquoautres climats avec drsquoautres tempeacuteraments une telle meacutethode [de

gestion des deacutesirs] aurait pu conduire agrave une sorte drsquoaneacuteantissement de la per-

sonnaliteacute analogue au nirvacircna bouddhique Srsquoil est vrai que la sagesse consiste agrave

eacuteteindre en soi tous les deacutesirs [] lrsquoideacuteal serait drsquoecirctre complegravetement insensible

complegravetement atone et inerte [hellip] Le fait est que [cette voie] ne preacutesente avec la

doctrine eacutepicurienne que des analogies de surface3

Et plus loin

Un mecircme fait drsquoexpeacuterience les angoisses et les incertitudes de lrsquoeacutepoque [hellip]

a conduit Eacutepicure et Pyrrhon au mecircme terme lrsquoextinction des deacutesirs avec cette diffeacute-

rence que toutefois Pyrrhon a pousseacute plus loin le deacutetachement universel4

Ces deux extraits illustrent la tension non-reacutesolue et partant la confusion sur le sort que

lrsquoeacutepicurisme reacuteserve au deacutesir en procircne-t-il lrsquoextinction (mais un peu moins que ceux qui la

procircnent vraiment) Que faire alors de sa valorisation du plaisir En fin de compte propose-t-

il un nirvacircna modeacutereacute ou agrave lrsquoinverse un cyreacutenaiumlsme tempeacutereacute Cette tentative de

compreacutehension de la position drsquoEacutepicure sur les deacutesirs en la pensant comme un milieu entre

deux extrecircmes rate ce qui fait lrsquooriginaliteacute de sa penseacutee du deacutesir Malheureusement cet auteur

est victime drsquoun preacutejugeacute de simpliciteacute eacutetabli agrave lrsquoaune de philosophies tregraves eacuteloigneacutees alors

mecircme que par exemple la briegraveveteacute de son style est un gage de difficulteacute drsquointerpreacutetation

puisqursquoelle srsquoappuye sur lrsquoeacutevidence drsquoun temps qui nrsquoest plus le nocirctre drsquoougrave le risque de

3A-J FESTUGIEgraveRE Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997 p46-47 Crsquoest nous qui soulignons

4Id p 123 Crsquoest nous qui soulignons8

recourir et projeter des cateacutegories modernes sur des probleacutematiques et des enjeux antiques

pourtant tregraves diffeacuterents En plus de preacuteparer le terrain agrave ces deacuteformations ce preacutejugeacute a aussi

tendance agrave preacutesenter un Eacutepicure simplifieacute enlevant ainsi leur complexiteacute et leur force agrave

certains de ses raisonnements Nous affirmons donc avoir affaire agrave un auteur agrave la penseacutee

complexe qui meacuterite qursquoon tente de le comprendre agrave partir de sa doctrine mecircme Crsquoest agrave partir

de lrsquoeacutepicurisme mecircme que lrsquoon cherchera donc agrave cerner cette notion5 de deacutesir dans la doctrine

eacutepicurienne

Nous nous poserons donc la question suivante quel est le traitement de la notion de

deacutesir chez Eacutepicure Preacutecisons le questionnement puisque crsquoest un auteur original quelle est

la speacutecificiteacute de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir Quelles sont les caracteacuteristiques du deacutesir

selon lui Qursquoest-ce qui porte structure limite cet affect Et aussi quelle est la valeur du

deacutesir

Pour aborder la penseacutee eacutepicurienne il est essentiel de mettre en lumiegravere le cadre fondamental

de cette doctrine Le deacutesir comme tout reacutealiteacute chez Eacutepicure est traiteacute du point de vue

atomique et pris dans la science de la nature Agrave partir de cela il apparaicirct que cette science

nous deacutefinit le deacutesir par son extension entre la douleur et le plaisir permise par la limite du

corps humain Agrave lrsquointeacuterieur de cette nature la science nous apprend de faccedilon abstraite ce qui

structure les diffeacuterents rapports entre le corps humain lrsquoobjet du deacutesir et le plaisir ndash tel est le

veacuteritable objet de la classification des deacutesirs ndash De faccedilon concregravete crsquoest la consideacuteration du

corps actuel face agrave un objet particulier et dans une circonstance donneacutee qui permet de deacutecider

si le plaisir deacutecoule de la poursuite du deacutesir ou non Le plaisir est baseacute sur lrsquoabsence de

douleur mais comporte une dimension positive Ce but du deacutesir une fois atteint permet

drsquoacceacuteder agrave la perfection physique de lrsquohomme semblable agrave celle des dieux

Pour appuyer notre conception de la penseacutee eacutepicurienne du deacutesir nous proceacutederons

ainsi Il faut drsquoabord comprendre par quoi cet affect est deacutefini et eacutetudier son fonctionnement

normal Trois eacutetats atomiques du corps humain marquent la meacutecanique du deacutesir le manque

douloureux duquel naicirct le deacutesir la limite du corps combleacute vers laquelle il tend et la perfection

qui srsquoensuit Mais le deacutesir peut encore dysfonctionner et outrepasser cette limite et finir dans

lrsquoexcegraves il faudra saisir ce qui le fait sortir des limites qui constituent sa nature

5Nous parlons de notion de deacutesir et non pas de concept car on peut faire le tour drsquounconcept et clore la penseacutee or le deacutesir nrsquoest pas fixe arrecircteacute de maniegravere deacutefinitivemais cerneacute par des concepts des images des lieux communs hellip

9

Une fois les deacutefinitions exteacuterieures poseacutees nous nous pencherons sur les bornes inteacuterieures au

champ des deacutesirs en srsquoattachant aux sens particuliers des mots deacutesignant les deacutesirs et surtout

aux structures qui deacutepartagent des types de deacutesirs Drsquoabord nous montrerons la speacutecificiteacute du

terme ἐπιθυμία qursquoemploye Eacutepicure pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral par rapport agrave drsquoautres

philosophies antiques Puis nous nous pencherons sur la classification des deacutesirs qui

cateacutegorise les deacutesirs en essayant drsquoen deacutegager la structure Enfin nous nous attarderons sur

des deacutesirs complexes les deacutesirs amoureux et sexuels et montrerons qursquoil est probleacutematique

de tirer des conclusions concregravetes de cette classification geacuteneacuterale

Enfin connaicirctre la destination des deacutesirs le plaisir nous permettra drsquoappreacutecier lrsquoorientation

des deacutesirs Nous montrerons que la deacutecision de poursuivre un deacutesir est lieacute agrave la consideacuteration

de lrsquoeacutetat particulier par rapport au plaisir Le plaisir but et critegravere de lrsquoaction du deacutesir

demeure difficile agrave saisir dans son uniteacute en tant que bien isoleacute et souverain bien agrave la fois

Mais il semble qursquoil revecirct un caractegravere pleinement positif ce qui deacuteteint sur le deacutesir qui le

vise

Meacutethode

Afin de reacutepondre agrave ces questionnements nous devons nous tourner vers les textes En

effet crsquoest en eux que se manifeste la notion de deacutesir dans les mots employeacutes pour le

deacutesigner mais aussi dans leurs rapports avec drsquoautres termes qursquoils soient des concepts

mobiliseacutes dans des logiques ou des associations reacutecurrentes Lrsquoeacutetat fragmentaire des textes

eacutepicuriens nrsquoest sans doute pas ideacuteal pour faire le tour de la question mais la forte coheacuterence

doctrinale qui anime lrsquoeacutecole (-IIIendashIIIe siegravecles) tregraves fidegravele agrave la penseacutee du fondateur et son

recours aux textes synoptiques permettent de deacutegager une penseacutee assez consistante pour ecirctre

eacutetudieacutee

Corpus

Pour ces mecircmes raisons nous avons choisi de baser notre eacutetude sur les textes du

fondateur les plus importants mais de regarder aussi chez drsquoautres eacutepicuriens grecs

Philodegraveme de Gadara et Diogegravene drsquoOinoanda en lrsquooccurrence lorsqursquoils explicitent Eacutepicure

poursuivent sa penseacutee apportent des preacutecisions voire des nouveauteacutes Enfin certains teacutemoins

de lrsquoeacutepicurisme au premier rang desquels Lucregravece pourront nous fournir des informations

importantes mecircme srsquoil faudra eacutevaluer leur pertinence Nous nous sommes concentreacute sur les10

textes eacutethiques mais la physique eacutetant omnipreacutesente dans la penseacutee du Jardin nous

eacutevoquerons parfois les textes sur la science de la nature Nous allons deacutetailler par auteur les

textes principaux pour notre eacutetude et leurs eacuteditions de reacutefeacuterence

Commenccedilons par les eacutecrits drsquoEacutepicure (341-270 av J-C) fondateur du Jardin agrave

Athegravenes en 306 avant notre egravere La majoriteacute de son œuvre nous est transmise par le

doxographe Diogegravene Laeumlrce (~IIIe siegravecle ap J-C) au dixiegraveme livre de ses Vies doctrines et

sentences des philosophes illustres Apregraves des eacuteleacutements biographiques sur Eacutepicure lrsquoouvrage

se clocirct sur ses Lettres philosophiques Lettre agrave Heacuterodote (sect 35-83) sur les principes du savoir

et la physique puis agrave Pythoclegraves (sect 84-116) sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes puis la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee (sect 122-135) sur les principes eacutethiques suivie des Maximes capitales (sect 139-154)

Diogegravene Laeumlrce entrecoupe les passages de reacutesumeacute de doctrine un sur le sage (sect 117-121)

lrsquoautre sur le plaisir (sect 136-138) Agrave ces textes on ajoute les Sentences Vaticanes retrouveacutees au

XIXe siegravecle dans un manuscrit du Vatican et publieacutees pour la premiegravere fois en 18886

Lrsquoensemble des textes eacutethiques drsquoEacutepicure et sur Eacutepicure (la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee les Maximes et

les Sentences) a eacuteteacute reacuteuni eacutetabli traduit et commenteacute par Jean Bollack dans La penseacutee du

plaisir7 Les textes drsquoEacutepicure que nous utilisons ici diffegraverent en certains points de ceux

communeacutement utiliseacutes car lrsquoeacutetablissement de texte prend le parti de la fideacuteliteacute aux manuscrits

et la traduction moins simple tente de comprendre agrave nouveau frais la philosophie du Jardin

Nous avons choisi cette eacutedition par affiniteacute avec les partis-pris qui y sont affirmeacutes notamment

la complexiteacute de lrsquoauteur et surtout pour la justification des choix ecdotiques et de

traduction

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee est un reacutesumeacute de lrsquoenseignement eacutethique drsquoEacutepicure De fait elle

deacuteveloppe les principales theacuteories en parcourant tout le chemin eacutethique de la doctrine Crsquoest

pour cela qursquoil sera un texte central dans nos analyses

Les Maximes capitales au nombre de quarante constituent un recueil vraisemblablement

eacutetabli dans les deacutebuts de lrsquoeacutepicurisme et rassemblent des maximes sur les sujets divers Les

Sentences vaticanes se preacutesentent eacutegalement comme une recollection de dictons eacutepicuriens au

nombre de quatre-vingt-un mais dont la composition ne semble pas aussi eacutetudieacutee que pour les

Maximes il est sans doute plus tardif

6K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr KlassichePhilologie no 10 1888 p 175-201

7J BOLLACK et al La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit 1975

11

Nous lisons le reste du texte de Diogegravene Laeumlrce dans la traduction franccedilaise parue en 1999

proposeacutee par Jean-Franccedilois Balaudeacute pour le livre X8 et nous signalons un ouvrage qui nrsquoa

pas perdu son inteacuterecirct depuis 1887 notamment parce qursquoil regroupe des extraits de textes

antiques parlant drsquoEacutepicure les Epicurea drsquoHermann Usener9

Nous avons eacutegalement trouveacute des passages forts inteacuteressants dans le dernier texte

eacutepicurien connu Il srsquoagit drsquoune inscription murale monumentale due agrave un notable du nom de

Diogegravene (dont on estime qursquoil veacutecut agrave la fin de IIe siegravecle de notre egravere) qui expose aux passants

de la ville drsquoOinoanda en Lycie la doctrine drsquoEacutepicure Malgreacute son eacutetat fragmentaire (on

estime nrsquoavoir deacutecouvert qursquoun quart de lrsquoinscription)10 on peut en tirer des deacuteveloppements

de thegravemes et drsquoarguments eacutepicuriens le tout agreacutementeacute drsquoeacutecrits drsquoEacutepicure lui-mecircme et de

Maximes Capitales ce texte demeure tregraves orthodoxe et a surtout le meacuterite drsquoillustrer

diffeacuteremment ou drsquoapporter des deacutetails nouveaux

Depuis la deacutecouverte du mur au XIXe siegravecle plusieurs campagnes de fouilles ont eacuteteacute meneacutees

Le texte le plus reacutecent a eacuteteacute eacutetabli par Martin Ferguson Smith en 199311 augmenteacute dix ans

plus tard12 puis compleacuteteacute par des bilans de fouilles de 2006 agrave 2014 Nous nous en sommes

tenu agrave lrsquoeacutetat du texte en 2010 la traduction franccedilaise proposeacutee par Pierre-Marie Morel elle

se base sur le texte de 200913

Nous avons eacutegalement eu recours agrave Philodegraveme de Gadara (~110-~40 av J-C) dont

nous avons les fragments de ses traiteacutes laisseacutes dans la bibliothegraveque des Papyrii que les

cendres du Veacutesuve ensevelirent en 70 de notre egravere Philodegraveme perpeacutetue la doctrine

eacutepicurienne et innove agrave la fois Parmi ses nombreux traiteacutes un a retenu notre attention en

matiegravere de deacutesir Des choix et des rejets court fin de traiteacute situeacute agrave la fin du rouleau PHerc

1251 dont le titre supposeacute indique clairement qursquoil srsquoagit drsquoun traiteacute eacutethique portant sur le

8DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999

9H USENER (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

10Pierre-Marie MOREL laquo Notice raquo in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensParis Gallimard 2010 p 1403

11DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription M F Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis1993

12DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscription M FSmith (eacuted) Napoli Bibliopolis 2003

13DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit trad fr P-M Morel p 1029-1072

12

comportement agrave adopter pour atteindre le bonheur Il contient quelques fragments

malheureusement pas toujours utilisables sur le traitement des deacutesirs Situeacutes agrave la fin du

rouleau PHerc 1251 les fragments comportent des passages sur ce thegraveme Le texte original

est publieacute avec une traduction anglaise14 et la traduction franccedilaise est le fait de Daniel

Delattre15

Enfin nous utiliserons aussi lrsquoeacutecrit de Lucregravece De rerum natura dans lrsquoeacutedition

bilingue de Joseacute Kany-Turpin16 Cependant nous ne lui donnerons pas le mecircme statut que les

preacuteceacutedents textes La lecture de lrsquoouvrage de Pierre Vesperini Lucregravece Archeacuteologie drsquoun

classique europeacuteen17 nous a convaincu de penser Lucregravece comme un poegravete ayant pour matiegravere

les dogmes eacutepicuriens et non plus comme un philosophe eacutepicurien un peu speacutecial Degraves lors

on srsquoautorise agrave penser que tout est loin drsquoecirctre eacutepicurien dans ce texte en ce que drsquoautres

eacutecoles philosophiques srsquoy font sentir et qursquoil joue dans le domaine de la litteacuterature Pour ce

qui tient agrave la philosophie lrsquoauteur rapproche le De rerum natura dans certains de ses discours

aux cyniques et sa deacutemarche agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote18 Il note lrsquoeffacement de lrsquoeacutethique

eacutepicurienne19 et la preacutepondeacuterance de la physique atomique20

Cette theacuteorie nous amegravene donc agrave reconsideacuterer ce texte comme un teacutemoignage indispensable de

lrsquoeacutepicurisme ndash parce qursquoil nous livre des preacutecisions ineacutedites surtout en matiegravere physique ndash

qursquoil faut sous-peser agrave lrsquoaune drsquoautres origines que celle drsquoEacutepicure afin drsquoen deacuteterminer la

compatibiliteacute ou non

14PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances V Tsouna-MacKiranhan et G Indelli(eacuted) Napoli Bibliopolis 1995

15PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit trad fr Daniel Delattre p 563-570

16LUCREgraveCE De rerum natura J Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion 1997

17P VESPERINI Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard 2017

18Id p 166-167

19Id p 125-126

20Id p 164-166 Voir aussi infra note 9413

Partie 1

-

Le fonctionnement du deacutesir deacutefinition atomique de

lrsquoaffect et physique du sujet deacutesirant

Avant drsquoecirctre une question eacutethique le deacutesir est chez Eacutepicure une question physique Le

philosophe du Jardin propose une approche physicaliste de cet affect en le pensant en termes

de quantiteacute drsquoatomes de matiegravere suivant des lois deacuteterminables par la raison Toutes les

eacutetapes ici deacutecrites ndash le manque la limite la perfection et lrsquooutrepassement ndash sont donc agrave

comprendre dans un acception physique Cependant il ne faudrait pas se laisser tromper par

le sens de ce dernier mot et croire que ce modegravele de deacutesir ne srsquoappliquerait qursquoau corps car

lrsquoacircme aussi est mateacuterielle21 et peut connaicirctre agrave lrsquoinstar du corps le manque et le deacutesordre

atomique

Cette penseacutee du deacutesir cherche agrave ecirctre descriptive et normative agrave la fois ce qui entraicircne des

divergences entre ce que lrsquoἐπιθυμία (deacutesir) est censeacute ecirctre et ce qursquoil est parfois Cependant

ces tensions nous amegravenent agrave deacutegager un modegravele de fonctionnement normal ndash autant dans le

sens habituel que le sens de norme22 ndash du deacutesir dans lequel peuvent se glisser des cailloux qui

font deacuterailler la meacutecanique car un modegravele de fonctionnement nrsquoempecircche en rien des

21 Ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι laquo lrsquoacircme est un corps raquo rappelle Eacutepicure au sect 63 de la Lettre agraveHeacuterodote

22 Nous prions le lecteur beacuteneacutevole de bien vouloir garder en tecircte les deux possibiliteacutesdes significations de norme ou de devoir soit habituel et normatif car elles noussemblent indissociables pour bien comprendre le modegravele physique du deacutesir

14

dysfonctionnements Crsquoest ce que nous avons cru reconnaicirctre dans les textes eacutepicuriens et que

nous allons preacutesenter suivant ces deux temps

15

Chapitre 1 ndash Modegravele de fonctionnement du deacutesir

Nous deacuteroulons ici le fonctionnement physique du deacutesir selon la norme eacutepicurienne

Ce modegravele comporte trois temps le manque la limite et son revers la perfection Ces trois

eacutetapes pourraient former un cycle reacutepeacuteteacute agrave lrsquoidentique sans fin si la derniegravere sans pour autant

supprimer les deux autres nrsquoapportait pas agrave lrsquohomme une modification fondamentale

a) Du manque

Le deacutesir trouve son origine dans le manque Ce manque est ducirc agrave la perte atomique que nous

subissons du fait mecircme de vivre notre corps se deacutepense de diverses maniegraveres qui lui font

perdre des atomes Chez Lucregravece on trouve agrave plusieurs reprises des exemples de ce

pheacutenomegravene

Quippe etenim fluere et recedere corpora rebus multa modis docui sed

plurima debent ex animalibursquo quae quia exercita motu

En effet jrsquoai montreacute que mille corpuscules eacutemanent et srsquoenfuient diverse-

ment des choses parce qursquoils sont en mouvement23

Ici le poegravete pointe le mouvement comme cause de lrsquoeacutechappement de ces corpora rebus une

des traductions de Lucregravece pour le grec ἀτόμος (atome) ailleurs crsquoest la voix qui se fatigue

apregraves une longue conversation preuve de sa corporeacuteiteacute24 Toute deacutepense physique entraicircne la

fatigue Or lrsquoeacutepicurisme laquo conccediloit tout agir et tout pacirctir exclusivement comme un transfert

drsquoatomes raquo25 ainsi que lrsquoexplique Jean Salem Faire une action revient agrave expulser des atomes

hors de soi quand ressentir la fatigue signifie que lrsquoon eacuteprouve un manque cette sensation

est donc le signe drsquoune modification atomique Preacutecisons que pour autant ce changement

demeure imperceptible agrave lrsquoœil nu La Lettre agrave Heacuterodote sur la physique drsquoEacutepicure explique

bien ce paradoxe entre lrsquoeacutemission continue de particules et la constance de lrsquoapparence Καὶ

γὰρ ῥεῦσις ἀπὸ τῶν σωμάτων [hellip] ἐπίδηλος σημειώσει διὰ τὴν ἀνταναπλήρωσιν

laquo crsquoest qursquoun flot qui srsquoeacutechappe drsquoune partie quelconque des corps [hellip] ne se laisse pas

marquer avec eacutevidence du fait de la substitution raquo26 Une reacutegeacuteneacuteration constante agrave la surface

23LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 860-862 p 290-291

24Id IV v 540-541 p 272-273

25J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 17

26EacutePICURE Lettre agrave Heacuterodote in J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicureParis Eacuteditions de Minuit 1971 sect 48 p 94-95

16

de lrsquoobjet permet de substituer aux particules alleacutees former des perceptions de nouvelles

images de sorte que les contours de lrsquoindividu demeurent constants Cette opeacuteration nommeacutee

ἀνταναπληρῶσις nrsquoest pas sans contrepartie puisqursquoelle eacutepuise progressivement et

sucircrement les corps Ainsi le fait mecircme de se rendre perceptible en coucircte agrave lrsquoorganisme

comme le souligne Lucregravece puisqursquoau fil du temps nous dit-il on voit srsquoamoindrir les statues

souvent toucheacutees27 sur le long terme cette reacutegeacuteneacuteration est le privilegravege des vivants

Mais contrairement aux statues les vivants ont la sensation douloureuse de leur manque

laquo His igitur rebus rarescit corpus et omnis subruitur natura dolor quam consequitur rem raquo

preacutecise Lucregravece au chant IV laquo ainsi leur corps se rareacutefie et leur nature se mine entiegraverement

survient une souffrance raquo28 Cocircteacute grec crsquoest le terme ἡ ἔνδεια et ses variantes que lrsquoon

retrouve pour exprimer le manque celui-ci se voit souvent attacheacute agrave lrsquoinsatisfaction ou agrave la

douleur comme dans la Maxime 18 ougrave Eacutepicure parle de lrsquoἔνδειαν ἀλγοῦν (douleur du

manque) en preacutecisant qursquoil faut lrsquoabolir De cette souffrance va naicirctre un eacutelan qui vise agrave

reacutegeacuteneacuterer le corps crsquoest le deacutesir Le deacutesir apparaicirct donc suite au manque et agrave la douleur en

poursuivant la lecture de ce mecircme passage de Lucregravece on voit le poegravete justifier ainsi lrsquoamor

edendi (amour de manger v 869) ou le ieiuna cupido (le deacutesir affameacute la faim v 875)

preuve de la correacutelation eacutetroite entre le manque devenu souffrance et le deacutesir Lrsquoauteur pousse

mecircme le deacutetail jusqursquoagrave faire le reacutecit de lrsquoabsorption des atomes aux vers 867-876 ougrave ceux-ci

reacuteintegravegrent et apaisent les membres qui les reacuteclamaient

Cette sensation douloureuse qui provoque la naissance du deacutesir nous semble pouvoir

constituer dans lrsquoeacutepicurisme la limite basse du deacutesir crsquoest-agrave dire le point en-dessous duquel il

est impossible de reacuteduire le deacutesir En effet la philosophie du Jardin se soucie plus de

deacuteterminer la limite haute des deacutesirs celle au-delagrave de laquelle il faut reacuteduire ses deacutesirs qursquoune

limite basse ce qui lui a parfois valu drsquoecirctre qualifieacutee drsquoasceacutetique Contre cette penseacutee Jean

Salem a voulu valoriser la laquo fonction anti-asceacutetique raquo29 de lrsquoeacutepicurisme en srsquoappuyant sur la

Sentence Vaticane 63 En effet il voit dans ce texte une prescription eacutethique ougrave laquo mecircme dans

la restriction il y a une mesure raquo30 selon la traduction qursquoil retient Cette traduction ne fait

cependant pas lrsquounanimiteacute puisque Jean Bollack lui donne un autre sens De fait

lrsquohermeacuteneute lillois comprend la sentence comme exprimant un principe eacutepisteacutemologique

lrsquoexcegraves de preacutecisions comme le manque de deacutetails nuisent agrave la clarteacute qui megravene agrave

27LUCREgraveCE De rerum natura op cit I v 312-318 p 68-71

28Id IV v 865-866 p 290-291

29J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 94

30Id p 9517

lrsquoindeacutetermination Pour le deacutetail de cette controverse avec les textes grecs et leurs traductions

nous vous renvoyons agrave lrsquoannexe 1 Si nous preacutefeacuterons lrsquooption que propose M Bollack nous

nrsquoen rejetons pas pour autant lrsquointuition de M Salem lrsquoeacutepicurisme nrsquoest pas un asceacutetisme

dans le sens ougrave il ne procircne pas une reacuteduction agrave lrsquoinfini des deacutesirs et des satisfactions Mais le

problegraveme de lrsquoasceacutetisme se pose-t-il vraiment Tel qursquoil semble deacutefini dans ce deacutebat cette

conception reste assez eacuteloigneacutee du contexte ou du moins des preacuteoccupations de lrsquoeacutepicurisme

antique crsquoest en fait une probleacutematique moderne qui srsquoest attacheacutee aux textes drsquoEacutepicure et

nous allons montrer en quoi elle nous paraicirct nulle et non-avenue31 En effet y a-t-il vraiment

besoin de preacuteciser une limite basse La douleur paraicirct eacutevidemment le point que lrsquoon ne peut

pas franchir pour finir dans des privations insupportables pour notre nature et qui

provoqueraient la mort Il est impossible pour le deacutesir de disparaicirctre en tant que reacuteaction agrave la

douleur du manque et ce serait folie mortifegravere que de srsquoexercer dans ce sens Aussi peut-on

arguer qursquoune telle limite des deacutesirs est subie plutocirct que choisie du fait par exemple de la

pauvreteacute elle preacutesente degraves lors beaucoup moins drsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutethique en tant que choix de

vie On pourrait dire qursquoun sens commun voire naturel reconnaicirct cette limite basse qursquoil

nrsquoest alors plus besoin de theacuteoriser En revanche la limite haute par sa transgression

potentielle et effective reste la seule probleacutematique Raison pourquoi crsquoest cette-derniegravere qui

fait lrsquoobjet des analyses et des prescriptions eacutepicuriennes

Le manque comme origine du deacutesir connaicirct cependant une exception notable le deacutesir

sexuel tel qursquoil est deacutecrit chez Lucregravece En effet si le manque fonctionne bien avec la faim

comme manque de nourriture la soif comme manque drsquoeau etc il est contredit par le deacutesir

sexuel qui prend sa source selon une optique exclusivement masculine dans le

remplissement des testicules

[decet] iacere umorem conlectum in corpara quaeque nec retinere semel

conuersum unius amore et servare sibi curam certumque dolorem

[il convient] de jeter en toute autre personne [que lrsquoecirctre aimeacute] le liquide

amasseacute au lieu de le garder au mecircme amour voueacute et de nous assurer la

peine et la souffrance32

Le deacutesir deacuterive drsquoun trop-plein de liquide seacuteminal (umor conlectus) qursquoil faut eacutevacuer sous

peine de douleur Jean Salem parle drsquoun laquo besoin tregraves reacuteel drsquoune certaine deacuteperdition de

31Nous rappelons que le mot asceacutetisme a un sens diffeacuterent pour les Grecs ἄσχεσις

veut dire exercice Agrave cause de la confusion que peut entraicircner la polyseacutemie du mot ilest drsquoautant plus souhaitable de renoncer agrave parler drsquoasceacutetisme eacutepicurien dans unsens moderne

32LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-1067 p 300-30118

matiegravere raquo33 Agrave notre connaissance il nrsquoest pas drsquoautres textes eacutepicuriens qui soient aussi preacutecis

sur le sujet pour redoubler Lucregravece qui comme nous lrsquoavons preacuteceacutedemment poseacute34 doit ecirctre

pris avec preacutecaution surtout lorsqursquoil parle drsquoeacutethique Sans trancher pour autant cette question

de la fideacuteliteacute de la parole lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme en matiegravere de sexualiteacute35 il est possible

qursquoEacutepicure approuve agrave lrsquoexcegraves comme origine du deacutesir Cessons drsquoopposer manque et excegraves et

voyons-les tous deux plutocirct comme le contraire de lrsquoeacutequilibre Si alors le deacutesir se manifeste

lorsqursquoil y a deacuteseacutequilibre atomique trop-plein et manque peuvent eacutegalement faire naicirctre le

deacutesir Si les textes parlent avant tout du manque crsquoest qursquoil est la principale modaliteacute du

deacuteseacutequilibre la plus courante Mais rien nrsquointerdit que lrsquoaccumulation lrsquoexcegraves ndash en

lrsquooccurrence les commentateurs rappellent souvent agrave la suite de la scolie au sect 66 de la Lettre

agrave Heacuterodote que les organes sexuels se remplissent drsquoatomes venus de tout le corps36 ndash ait

aussi lieu provoquant un deacutesir de perdre le surplus Pour nous cette hypothegravese que nous

retenons aurait besoin drsquoecirctre confirmeacutee par des textes eacutepicuriens autres que celui de Lucregravece

afin de srsquoassurer que lrsquoeacutepicurisme va bien dans ce sens

Quoiqursquoil en soit que le manque soit la seule condition du deacutesir ou que le trop-plein srsquoy

ajoute aussi lrsquoaffect provoqueacute cherche un eacutequilibre une limite ougrave se reacutesolve cet eacutelan

b) De la limite

La penseacutee de la limite occupe une place importante dans la physique et lrsquoeacutethique

eacutepicurienne Nous explorons ici sa dimension physique en rapport avec le deacutesir Ici la limite

du deacutesir se comprend comme lrsquohorizon vers lequel doit tendre le deacutesir

La limite est une notion tregraves deacutetermineacutee Pas question en effet de srsquoen remettre

uniquement aux sensations de chacun pour la trouver elle se fonde par la theacuteorie Crsquoest la

φυσιολογία la science de la nature qui nous lrsquoenseigne

Εἰ μηθὲν ἡμᾶς αἱ τῶν μετεώρων ὑποψίαι ἠνωχλοῦν καὶ αἱ περὶ θανάτου

μή ποτε πρὸς ἡμᾶς ᾖ τι ἔτι τε τὸ μὴ κατανοεῖν τοὺς ὅρους τῶν

ἀλγηδόνων καὶ τῶν ἐπιθυμιῶν οὐκ ἂν προσεδεόμεθα φυσιολογίας

33J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

34Voir supra p 13

35 Sur ce sujet voir infra p 56-59

36Voir M CONCHE Lettres et maximes Paris Pr Univ de France 1987 p 66 parexemple

19

Si les appreacutehensions des pheacutenomegravenes du ciel ne nous tracassaient pas et

celles qursquoon eacuteprouve au sujet de la mort mdash qursquoelle puisse ecirctre quelque

chose en rapport avec nous mdash et encore le fait de ne pas connaicirctre les deacute-

finitions (ὅροι) des douleurs et des deacutesirs nous nrsquoaurions pas en plus be-

soin de la science des substances (φυσιολογία)37

Rappelons drsquoabord lrsquoimportance de cette science de la nature des choses Une mauvaise

lecture de cette maxime 11 peut donner lrsquoimpression que dans sa signification centrale elle

cherche agrave minimiser la science de la nature des choses en la reacuteduisant aux reacuteponses qursquoelle

permet dans le domaine eacutethique Or crsquoest bien son caractegravere indispensable qursquoelle souligne en

formulant son raisonnement agrave lrsquoirreacuteel du preacutesent les verbes agrave lrsquoimparfait (ἠνωχλοῦν et

προσεδεόμεθα) la preacutesence de la particule ἂν nous conduisent agrave comprendre le si comme

un si jamais la condition nrsquoeacutetant pas reacutealiseacutee et en lrsquooccurrence impossible agrave reacutealiser Jean

Bollack met en avant dans son commentaire que le raisonnement drsquoEacutepicure laquo montre que

nous avons besoin de cette science parce que nous ne pouvons pas ne pas nous former

drsquoopinions sur le soleil sur la mort ou sur notre propre nature raquo38 La theacuteorie a donc pour rocircle

drsquoinformer la sensation afin qursquoelle reconnaisse la limite et ne soit pas sous lrsquoemprise de

lrsquoopinion dont lrsquoapparition est ineacutevitable mais qui la deacuteforme Lrsquohabitation de la sensation

par la penseacutee reacutefleacutechie est nous le verrons encore par la suite une caracteacuteristique importante

de la penseacutee drsquoEacutepicure39

La maxime souligne aussi le lien entre savoir physique et eacutethique il srsquoagit bien de connaicirctre

(τὸ κατανοεῖν) action theacuteorique srsquoil en est pour eacuteviter un affect indeacutesirable le tracas

(ἠνωχλοῦν) Ce qui fait preacuteciseacutement ici lrsquoobjet du savoir concernant les deacutesirs crsquoest lrsquoὅρος

(borne) Jean Bollack propose de diffeacuterencier ὅρος de πέρας (limite) mot proche que lrsquoon

retrouve dans la maxime preacuteceacutedente en comprenant le premier comme laquo les limites qui

permettent de distinguer les diffeacuterentes cateacutegories [du deacutesir] raquo40 et le second comme

37EacutePICURE Maxime Capitale 11 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes morauxcommentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975 p 277 Le traducteur a choisilrsquoexpression laquo science de substances raquo qui pourra en gecircner certains il ne cherchepas agrave rappeler drsquoautres traditions philosophiques mais vise par lagrave la science de lanature des choses (de rerum natura comme dirait certains) pour bien distinguer laphusiologia drsquoune science de la nature qui ne serait qursquoune physique au sens modernedu terme Nous renvoyons agrave son commentaire 21 (p 278 de son ouvrage) quipreacutecise lrsquoeacutetendue exacte drsquoune telle science

38Id p 278

39Voir la maxime 20 qui exprime bien cette ideacutee

40J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 274 1120

laquo exprimant la nature limiteacutee du deacutesir raquo41 Dans la maxime 11 il est donc question de

deacutelimitations internes au deacutesir que nous apprend la physique et non de la deacutelimitation

externe Quoiqursquoil en soit ces deux limites constituent les seules deacutefinitions du deacutesir que nous

trouvons dans les textes eacutepicuriens il faut ici prendre deacutefinition dans son sens drsquoextension

une extension agrave la fois deacutetermineacutee et structureacutee inteacuterieurement42 Nous traitons ici de son

eacutetendue et sa structure inteacuterieure sera eacutetudieacutee plus tard43

Ce qui limite exteacuterieurement le deacutesir la phusiologia nous enseigne que crsquoest la

reacutepleacutetion atomique qui est un non-manque et un non-surplus agrave la fois Un non-manque drsquoune

part crsquoest ce que nous disent ces mots que lrsquoon retrouve dans les passages traitant du deacutesir

formeacutes sur la racine -πληρ- signifiant remplir συμπληρῶ agrave la maxime 26 εἰσπληρῶ dans

la 10 ἐκπληρῶ chez la sentence 21 ou encore πλήρωμα pour la 59 ou encore συντελῶ

qui signifie accomplir dans la maxime 30 hellip La variation des preacuteverbes peut indiquer un peu

plus finement le processus44 mais lrsquohorizon reste le mecircme qui est la reacutepleacutetion Un non-

surplus drsquoautre part crsquoest ce que nous dit en creux la maxime 10

Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς

διανοίας τοὺς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων ἔτι τε τὸ

πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα

αὐτοῖς πανταχόθεν εἰσπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καί οὐθαμόθεν οὔτε τὸ

ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπουμένoν ἔχουσιν ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν

Si ce qui produit les plaisirs des deacutebaucheacutes dissipait les craintes de la pen-

seacutee et particuliegraverement celles qui portent sur les pheacutenomegravenes ceacutelestes

sur la mort et sur les douleurs et si en plus cela enseignait la limite des

deacutesirs nous nrsquoaurions jamais rien agrave leur reprocher combleacutes qursquoils seraient

41Id

42Pour ceux de nos lecteurs qui seraient plus familier avec Aristote nous rapportonsla traduction de cette penseacutee eacutepicurienne en termes lyceacuteens agrave laquelle srsquoest livreacuteeJean-Franccedilois Balaudeacute laquo Drsquoune certaine maniegravere la limite est lrsquoeacutequivalent de laforme dans la penseacutee aristoteacutelicienne les limites drsquoune chose deacuteterminent en effetles proprieacuteteacutes et sa forme ou sa configuration raquo J-F BALAUDEacute Le vocabulaire drsquoEpicureParis Ellipses 2002 laquo Limite raquo p 37

43Voir infra p 44

44Dans son commentaire agrave la maxime 10 Jean Bollack conccediloit ainsi la diffeacuterenceentre εἰσπληρῶ et ἐκπληρῶ laquo Alors que ἐκπληροῦν marque lrsquoachegravevement [hellip] lepreacuteverbe εἰς- deacutecrirait mieux le dynamisme qui tend agrave chaque instant agrave reconstituerla pleacutenitude disparue raquo J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 275

21

de tous cocircteacutes par les plaisirs et nulle part soumis ni agrave la douleur ni agrave lrsquoaf-

fliction ce qui est tout le mal45

Les deacutebaucheacutes manquent entre autres τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν la limite exteacuterieure des

deacutesirs du fait on le voit encore ici qursquoils nrsquoont pas de savoir sur la nature des choses Ils ne

peuvent donc pas les deacutefinir en deacutelimiter lrsquoextension et se retrouvent par-delagrave la limite dans

un deacutesir deacutenatureacute par son excegraves et peuvent atteindre le deacuteplaisir soit lrsquoinverse de ce qursquoils

cherchaient Au contraire le plaisir est provoqueacute avec assurance par le juste remplissement

Finalement le deacutesir a pour horizon sa deacutefinition crsquoest-agrave-dire les limites de sa nature Le

Jardin le conccediloit de sorte agrave en reacuteduire le champ en la bornant agrave la reacutepleacutetion mais cela

constitue ce nous semble non pas une volonteacute drsquoannihiler cet affect mais une invite agrave son

approfondissement agrave pour reprendre un propos de Jean Salem sur le plaisir laquo concentrer [agrave]

focaliser la penseacutee afin de lui faire gagner en profondeur ce qursquo[il] perdrait en extension raquo46

La borne du deacutesir poseacutee par lrsquoeacutepicurisme se situe donc sur lrsquoeacutequilibre du remplissement

atomique ou pour le dire autrement de la pleacutenitude Crsquoest maintenant cet autre revers de la

limite que nous allons eacutetudier

c) De la perfection

Le remplissement atomique la pleacutenitude crsquoest un eacutetat de perfection physique

puisqursquoaucun manque ne subsiste et que rien ne peut ecirctre ajouteacute Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eacutepicure

dans sa Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

Ὅταν δὲ ἅπαξ τοῦτο περὶ ἡμᾶς γένηται λύεται πᾶς ὁ τῆς ψυχῆς χειμών

οὐκ ἔχοντος τοῦ ζῴου βαδίζειν ὡς πρὸς ἐνδέον τι καὶ ζητεῖν ἕτερον ᾧ τὸ

τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀγαθὸν συμπληρώσεταιmiddot

Or une fois cela [ie le plaisir] accompli en nous srsquoapaise toute la tempecircte

de lrsquoacircme quand le vivant nrsquoa plus agrave marcher comme vers quelque chose

qui lui manque ni agrave chercher autre chose par quoi il puisse parfaire le bien

de lrsquoacircme et du corps47

La perfection dont le plaisir ndash qui constitue le bonheur ndash est un symptocircme provoque un

apaisement crsquoest la fin de lrsquoeacutelan (βαδίζειν) pour combler le manque (ὡς πρὸς ἐνδέον τι)

45EacutePICURE Maxime Capitale 10 in Id p 273

46J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 22 Nous soulignons

47EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit sect 128 p 70-71

22

agrave savoir le deacutesir qui a atteint sa fin puisque lrsquoindividu est plein (συμπληρῶ) et nrsquoa plus

besoin de quelque chose qui lui soit exteacuterieur (ἕτερον) degraves lors tout manque ne serait

qursquoillusoire comme le signale le ὡς comme qui se trouve avant le ἐνδέον τι quelque

manque Cette perfection dans le sens ougrave lrsquoindividu est paracheveacute est donc le but du deacutesir

qui se supprime en se comblant Une expression preacutecise lrsquoexprime ὁ ὅλος βίος48 la vie

totale dont Bollack preacutecise qursquoelle signifie laquo non [hellip] la totaliteacute de la vie veacutecue dans le

temps mais la vie dans son inteacutegraliteacute raquo49 Le commentateur lillois relie cet eacutetat agrave la capaciteacute

pour le corps de laquo projet[er] en faveur de la sagesse lrsquoimage de soi qui se conforme au

dieu raquo50 Il souligne lagrave un point fondamental cette reacutepleacutetion est une pleacutenitude physique qui

megravene agrave la perfection physique Or il y a des ecirctres dont la caracteacuteristique est cet eacutetat de

perfection ce sont les dieux La reacutepleacutetion est donc un eacutetat divin

Nous voudrions avant tout rappeler lrsquoimportance de la theacuteologie dans lrsquoeacutepicurisme

souvent trop ignoreacutee agrave cause de lrsquoeacutetat des sources et de lrsquointerfeacuterence anti-religieuse

lucreacutetienne Pierre Vesperini affirme en srsquoappuyant sur les travaux de Reneacutee Koch-Piettre

que la doctrine drsquoEacutepicure laquo eacutetait avant toutes choses une doctrine theacuteologique dont deacutecoulait

une eacutethique raquo51 En effet les dieux constituent le veacuteritable modegravele moral de lrsquoeacutepicurisme il

rappelle que agrave lrsquoinstar des autres eacutecoles antiques le Jardin propose de se faire dieu devenir

dieu comme le dit le verbe theacuteothegravenai52 Dans sa structure mecircme la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee reacutealise

ce chemin son enseignement srsquoouvre avec la juste deacutefinition des dieux (sect 123-124) et se clocirct

sur lrsquoapotheacuteose de celui qui reacutealise la sagesse (sect 135) Tout le cheminement eacutethique entre les

deux vise donc agrave nous faire ressembler aux dieux Il est certain que leur repreacutesentation a tout

drsquoattrayant moralement ils goucirctent agrave la feacuteliciteacute (μακάρια) vivent dans une absence totale

de soucis entre autres parce qursquoils ne srsquooccupent pas des hommes hellip Ce bonheur tient agrave leur

constitution physique parfaite ils sont incorruptibles (ἄφθαρσία) autrement dit ils

possegravedent une perfection atomique neacutecessaire et constante ndash de quoi nous pouvons deacuteduire

qursquoils sont immortels ndash Celle-ci nrsquoest pas due agrave un corps qui garderait eacuteternellement les

mecircmes atomes ndash car alors nous ne pourrions en avoir de vision ndash mais agrave un corps qui est

constamment renouveleacute par un processus dont nous avons deacutejagrave parleacute lrsquoἀνταναπλήρωσις

48On la trouve dans les maximes 21 27 (correspondant agrave la sentence 13) et dans lamaxime 20 sous la forme ὁ παντελής βίος

49J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 13 p 316

50Id p 579

51P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome Eacutecole Franccedilaisede Rome 2012 p 355

52P VESPERINI Lucregravece op cit p 1623

(antanatplegraverosis) la reacutegeacuteneacuteration53 Cette reacutegeacuteneacuteration est spontaneacutee chez les dieux elle est le

fruit de leur nature et de leur environnement54 et leur est donc agrave jamais assureacutee Ainsi ne

souffrent-ils jamais du manque ne connaissaient-ils pas le deacuteseacutequilibre et nous aimerions

conclure qursquoils ne sont donc pas sujet au deacutesir

En effet ce serait lagrave une diffeacuterence notable entre les dieux et nous alors que leur

reacutegeacuteneacuteration est naturelle la nocirctre passe par lrsquoexpression drsquoun deacutesir lequel nous megravene agrave

passer de la souffrance agrave la perfection Se poserait alors la question de savoir si cette

diffeacuterence de nature entre ecirctre corruptible soumis au deacutesir et agrave la mort et ecirctre incorruptible

nrsquoinstaurerait pas une seacuteparation infranchissable entre hommes et dieux comme drsquoautres

traditions de penseacutee ont pu lrsquoaffirmer Or un passage du mur eacutepicurien que Diogegravene

drsquoOinoanda fit faire qui reprendrait une lettre drsquoEacutepicure agrave sa megravere est tregraves clair agrave ce sujet

περιγείνεται ἡμεῖν τάδrsquo οἷα τὴν διάθεσιν ἡμῶν ἰσόθεον ποιεῖ καὶ οὐδὲ διὰ

τὴν θνητότητα τῆς ἀφθάρτου καὶ μακαρίας φύσεως λειπομένους ἡμᾶς

δείκνυσιν55

[Nos progregraves vers la sagesse] produisent en nous une disposition eacutegale agrave

celle des dieux (ἰσόθεον) et nous montrent que le fait que nous sommes

mortels ne nous rend pas infeacuterieurs agrave la nature incorruptible et bienheu-

reuse [ie celle des dieux]56

Notre nature autre nrsquoempecircche nullement notre eacutegaliteacute aux dieux nos perfections sont eacutegales

et mecircme identiques Simplement les dieux eacutetant toujours neacutecessairement bienheureux ils

constituent un modegravele de feacuteliciteacute qursquoil nous faut contempler et faire nocirctre57 Ainsi la reacutepleacutetion

nous donne la perfection physique divine et nous nous faisons dieu gracircce aux deacutesirs combleacutes

53laquo Le processus par lequel srsquoentretient la reacutealiteacute corporelle des dieux [hellip] estdeacutesigneacute sous le nom grec drsquoἀνταναπλήρωσις raquo in J MOREAU laquo Eacutepicure et la physiquedes Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70 no 3 1968 p 286-294 p 290

54Pour lrsquoenvironnement des dieux ils vivent dans les intermondes ougrave les fluxatomiques sont sans doute moins chaotiques que dans les espaces intramondainsLeur environnement reste stable et il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier lrsquoinfluence de cetteconception sur lrsquoideacuteal social de lrsquoeacutepicurisme

55DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit consulteacute en ligne le 15deacutecembre 2017

56DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriensop cit frag 125 (3-4) p 1066 lrsquoattribution agrave Eacutepicure demeure incertaine

57Voir eacutegalement PHILODEgraveME DE GADARA Peri eusebeia citeacute dans A-J FESTUGIEgraveREEpicure et ses dieux op cit p 92 note 2 sur le rapport des sages eacutepicuriens auxdieux voir aussi lrsquoarticle de Reneacutee Koch-Piettre laquo Eacutepicure dieu et image de dieu une autarcie extatique raquo Revue de lrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

24

Cette proximiteacute entre le dieu et le sage est si forte dans lrsquoeacutepicurisme qursquoon ne sait jusqursquoougrave

elle va les dieux sont-ils soumis aux deacutesirs ou non Une querelle datant du moyen-

eacutepicurisme (II-Ier siegravecle av J-C) nous montre des avis contraires sur la porteacutee de lrsquoanalogie

aux dieux En effet le traiteacute attribueacute agrave Deacutemeacutetrius Lacon Sur la forme des dieux fait eacutetat de

dieux qui laquo dans leurs inter-mondes[] bougent [] respirent mangent dorment (mais tregraves

leacutegegraverement) et bien sucircr ndash car comment concevoir le bonheur sans les entretiens entre

semblables (homoioi) ndash ils parlent et ils parlent la langue des sages le grec raquo58 Mais cette

position aurait fait deacutebat drsquoapregraves des papyrii drsquoHerculanum et mecircme creacuteeacute une dissidence avec

les Eacutepicuriens de Rhodes car le besoin de dormir et de manger y aurait eacuteteacute jugeacute contraire agrave

lrsquoincorruptibiliteacute divine59 Si les dieux accomplissent des actes de reacutegeacuteneacuteration comme les

hommes selon lrsquoavis qui aurait triompheacute on peut penser qursquoils sont soumis eacutegalement au

deacutesir hellip Mais on le voit il y a lagrave une tension dans lrsquoeacutepicurisme qui propose une analogie

entre le sage et le dieu sans en deacutefinir la limite doit-on rapprocher le dieu du sage en lui

attribuant les mecircmes activiteacutes y compris celles que font les hommes pour le bonheur Ou

bien le penser bienheureux sans ce que font et ce que subissent les hommes Dans tous les

cas deacutesirants ou non les dieux voient leur incorruptibiliteacute assureacutee en ce qursquoils finissent

neacutecessairement satisfaits soit qursquoils y pourvoient sans faillir soit que leur nature et leur

environnement y pourvoient pour eux sans qursquoils aient agrave agir

Les hommes contrairement aux dieux nrsquoont pas un eacutetat divin spontaneacutement assureacute

En effet une fois le deacutesir rempli le corps recommence agrave se vider du fait de son activiteacute et

signe ainsi son eacuteloignement de la perfection divine Le cycle du manque et de la reacutepleacutetion

recommence alors et lrsquoon pourrait penser que nous ne sommes que des intermittents du divin

Or ce nrsquoest pas le cas Lrsquoeacutepicurisme ne pense pas un bonheur agrave rapporter seulement agrave lrsquoinstant

de la perfection effective mais une extension du bonheur dans le temps Deux constats

permettent de le faire durer au-delagrave de lrsquoinstant de pleacutenitude Premier point si certes le cycle

58P VESPERINI laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 2(consulteacute le 18 mars 2019)

Dans la note 19 lrsquoauteur rapporte que laquo le dernier point [le sommeil] comme celuide la nourriture suscita une vive discussion et mecircme une dissidence chez lesEacutepicuriens de Rhodes dont nous avons un eacutecho gracircce aux papyrus drsquoHerculanum raquoOn le voit cette reacutealisation par les dieux drsquoacte de reacutegeacuteneacuteration donc de dieuxsoumis au manque mecircme temporairement et sans possibiliteacute de finir danslrsquoinsatisfaction nrsquoest pas forceacutement eacutevidente et accepteacutee par des eacutepicuriens

59Id 2 note 19 Voir note preacuteceacutedente25

reprend le fait de se savoir sur la bonne route pour revenir agrave un tel eacutetat est une occasion de

jouissance comme le montre la sentence 33

Σαρκὸς φωνὴ τὸ μὴ πεινῆν τὸ μὴ διψῆν τὸ μὴ ῥιγοῦνmiddot ταῦτα γὰρ ἔχων

τις καὶ ἐλπίζων ἕξειν καὶ ὑπὲρ εὐδαιμονίας μαχέσαιτο

La voix de la chair ne pas avoir faim ne pas avoir soif ne pas avoir froid

Si lrsquoon a cela en effet et que lrsquoon srsquoattend agrave lrsquoavoir on peut lutter pour la

feacuteliciteacute aussi60

Pour le peu que demande le corps on peut ecirctre satisfait au preacutesent mais aussi au futur ainsi

que lrsquoindique lrsquoinfinitif futur du verbe avoir ἕξειν Le bonheur comprend donc et neacutecessite

eacutegalement lrsquoavenir Crsquoest dans ce mecircme sens que nous prenons la fin du paragraphe 128 de la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui avait fait lrsquoobjet drsquoajouts dans le texte pour le comprendre et que Jean

Bollack enlegraveve pour livrer le texte suivant

τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν

ἀλγῶμενmiddot οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα

En effet crsquoest lagrave [ie quand rien ne peut plus parfaire la vie] que nous

avons lrsquousage drsquoun plaisir quand nous souffrons de ce que le plaisir ne soit

pas preacutesent Nous ne sommes plus dans le manque du plaisir61

Ce passage affirme qursquoune fois la perfection atteinte lrsquoabsence de plaisir est compenseacutee par

un usage (χρεία) du plaisir qui annule le besoin (δεόν) ayant eu un plaisir qui nous a meneacute agrave

la perfection nous pouvons faire appel agrave ce plaisir pour nous mettre agrave lrsquoabri de son absence

preacutesente Cela ne se peut et crsquoest notre deuxiegraveme point que parce que tout ne revient pas tout

agrave fait comme avant en effet le cycle que nous avons deacutecrit ndash qui va du manque agrave la limite et

perfection ndash constitue un dynamisme physiologique qui nrsquoest pas le tout de lrsquoecirctre Certes cette

vie purement organique τὸ ζῆν demeure premiegravere et fondamentale mais celle qursquoEacutepicure

vise crsquoest la vie speacutecifiquement humaine la βίος qui comprend notamment la penseacutee Crsquoest

dans cette-derniegravere que va se jouer la prolongation de la feacuteliciteacute Crsquoest ce que met en lumiegravere

Jean Bollack en commentant la maxime 20 laquo Lrsquouniteacute ainsi creacuteeacutee [par la penseacutee] transforme

le corps en un moi qui substitut de lrsquoorganisme se soustrait entiegraverement au temps

60EacutePICURE Sentence Vaticane 33 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 469sq lrsquoeacutediteur a choisi de comprendre la phrase sans lrsquoajout de la comparaison avecZeus qui avait eacuteteacute introduite par conjecture en la rapprochant drsquoautres citationssemblables (notamment fr 602 Us) en lrsquoestimant inutile le bonheur eacutetantforceacutement celui des dieux

61EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in Id p 70-7126

physiologique des plaisirs du corps sans que la penseacutee ait agrave y renoncer raquo62 Il est donc une

pleacutenitude irreacuteversible fruit de la penseacutee qui surplombe les cycles infinis du corps tout en en

jouissant et permet de demeurer dans un eacutetat divin alors mecircme que le manque reacuteapparaicirct En

effet nous avons subi par lrsquoeacutepicurisme une laquo mutation irreacuteversible raquo qui laquo doit consister

preacuteciseacutement dans lὁμοίωσις θεῷ dans un changement radical deacutetat mental et partant

neacutecessairement physique - selon la theacuteorie mateacuterialiste dEacutepicure - qui sopegravere chez le sage

lorsquil atteint la semblance au dieu raquo63 Nous voilagrave donc divinement transfigureacutes dans cette

vie totale ὁ ὅλος βίος qui reste complegravete en deacutepit du manque physique chronique

Nous pourrions condenser ce modegravele physique du deacutesir chez Eacutepicure en nous penchant

sur le deacutebut de la maxime 21

Ὁ τὰ πέρατα τοῦ βίου κατειδὼς οἶδεν ὡς εὐπόριστὸν ἐστι τὸ ἀλγοῦν κατrsquo

ἔνδειαν ἐξαιροῦν καὶ τὸ τὸν ὅλον βίον παντελῆ καθιστᾶνmiddot

Celui qui considegravere les limites de la vie (βίος) sait qursquoest facile agrave gagner le

moyen de supprimer ce qui par le manque fait la douleur et ainsi de

conduire agrave sa perfection la vie totale64

Le deacutesir est lrsquoagent ici silencieux qui fait passer du manque agrave la perfection La douleur le fait

naicirctre et le plaisir le fait nrsquoecirctre plus Il faut pour cela lrsquoavoir avant tout bien deacutefini il srsquoeacutetend

entre la souffrance du manque atomique et le plaisir de la reacutepleacutetion physique Une fois atteinte

cette limite advient la perfection qui nous rend irreacuteversiblement lrsquoeacutegal des dieux si elle nrsquoest

physiologiquement que temporaire la penseacutee sait lrsquoen faire sortir en la reacuteactualisant Ainsi

atteignons-nous la vie totale qui comprend autant le physiologique en nous ndash pour lequel il

faut srsquoassurer de pouvoir combler les manques cycliques ndash que la penseacutee qui jouit de

connaicirctre reacuteactualiser et maintenir un tel eacutetat de bonheur laquo La vie mecircme constamment

menaceacutee aspire agrave srsquoaccomplir agrave se reconstituer dans son inteacutegriteacute raquo eacutecrit Jean Bollack65

crsquoest le deacutesir qui en traduisant cette aspiration se charge de cette lourde et noble tacircche Si

nous nous posions la question de la valeur du deacutesir nous pourrions dire que lrsquoeacutepicurisme ne

meacutejuge pas le manque dont il est le fruit au contraire cela fait partie de notre nature humaine

propre qui a elle aussi sa perfection ndash qui est eacutegalement celle des dieux ndash qui peut justement

62J BOLLACK Id 22 p 314

63Ibid p 579

64 EacutePICURE Maxime Capitale 21 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 316

65Ibid p 57927

ecirctre atteinte par cet affect Il srsquoagit donc drsquoun affect tregraves positif Agrave une condition respecter sa

deacutefinition autrement dit ne pas outrepasser la limite

28

Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir

La limite est ce qui permet au modegravele de fonctionner cependant elle peut ecirctre

franchie Crsquoest mecircme un constat assez reacutepandu dans la philosophie antique que les hommes

souffrent souvent de lrsquoillimitation en matiegravere de deacutesir ce qui amegravene parfois agrave une

condamnation radicale du deacutesir Pour Eacutepicure nous lrsquoavons vu il nrsquoest pas question de cela

le deacutesir peut ecirctre tregraves beacuteneacutefique autant que lrsquoon respecte les bornes de sa nature srsquoil sort de ce

cadre il devient tregraves nocif pour lrsquohomme Mais cette transgression nrsquoest pas due au deacutesir

mecircme Dans un renversement du platonisme lrsquoeacutepicurisme accuse lrsquoacircme et non le corps

drsquoecirctre agrave lrsquoorigine du dysfonctionnement du deacutesir Nous allons donc eacutetudier les deacuteterminations

de lrsquoacircme agrave tomber dans lrsquoillimitation et les conseacutequences de ce penchant

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple

Nous lrsquoavons dit lrsquoacircme en tant que corps et dans le corps obeacuteit aux mecircmes lois que

ce-dernier et ne doit pas ecirctre seacutepareacutee des pheacutenomegravenes physiques qui lrsquoatteignent tout autant

Cependant elle est un corps particulier elle se compose drsquoatomes subtils de souffle et de

chaud reacutepartis dans toute la chair et cette finesse est agrave lrsquoorigine de la sensibiliteacute de

lrsquoorganisme entier Le corps comprend donc lrsquoacircme qui lui donne la sensation et laquo pour cette

raison elle ne srsquoarrecircte pas de produire des perceptions raquo66 Sa sensibiliteacute naturelle autorise

donc une grande agitation qursquoil faut attentivement surveiller Ainsi par ses caracteacuteristiques

propres lrsquoacircme est un corps certes indissociable du corps mais qui se comporte autrement que

lui

Diogegravene drsquoOinoanda dans le traiteacute eacutepicurien qursquoil fit graver sur un mur de sa patrie parle agrave

plusieurs reprises de leurs diffeacuterences Il souligne surtout les excegraves de lrsquoacircme comme par

exemple dans ce passage ἔχει δrsquoἡ ψυχὴ πάθη τῆς γεγεννηκυίας αὐτὰ αἰτίας μακρῷ

μείζονα laquo lrsquoacircme eacuteprouve des affections beaucoup plus grandes que la cause qui les a

produites raquo67 Ici lrsquoeacutepicurien pointe la puissance de deacutemultiplication de lrsquoacircme drsquoun fait

donneacute drsquoune sensation limiteacutee peuvent srsquoen suivre des affects excessifs qui sont donc parce

qursquoils ne renvoient plus agrave la reacutealiteacute sensible des affects vides Cette disposition de lrsquoacircme agrave

66J BOLLACK M BOLLACK et H WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure op cit p 58 cette pagedeacuteveloppe les paragraphes 63 agrave 66 de la Lettre agrave Heacuterodote

67DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 44 I p 226 trad fr Pierre-Marie Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 44 I p 1051

29

lrsquoexcegraves touche eacutegalement aux penseacutees sans cesse elle forme des opinions qui si elles ne sont

pas informeacutees par la science finissent elles aussi deacuteconnecteacutees du sensible Degraves lors cette

caracteacuteristique psychique ne peut ecirctre que condamneacutee dans la penseacutee du Jardin dans sa cause

ndash le vide lrsquoabsence de reacutefeacuterents sensibles ndash et dans son effet neacutecessaire ndash le trouble ndash Crsquoest la

penseacutee rationnelle qui gracircce agrave la science de la nature des choses doit purifier lrsquoacircme de ses

excegraves et reacuteintroduire la mesure du sensible dans celle-ci

Au contraire le corps se caracteacuterise par sa simpliciteacute et Diogegravene drsquoOinoanda met clairement

en balance leurs dispositions contraires au fragment 2

τὰ μὲν γὰρ ὑπὸ αὐτοῦ [ie τοῦ σώματος] ζητούμενα μείκρα εἶναι καὶ

εὐπόριστα [] τὰ δrsquo ὑπὸ τῆς ψυχῆς μεγάλα τε καὶ δυσπόριστα πρὸς δὲ

τῷ μηδὲν ὠφελεῖν τὴν φύσιν καὶ κινδύνους ἐπιφέροντα

Ce que recherche le corps ce sont des choses petites faciles agrave acqueacuterir

[hellip] tandis que ce que lrsquoacircme recherche ce sont de grandes choses diffi-

ciles agrave acqueacuterir et qui outre le fait qursquoelles ne sont drsquoaucune utiliteacute agrave

notre nature sont aussi source de dangers68

Le lycien joue sur lrsquoopposition des demandes corporelles et psychiques celles du premier

sont εὐπόριστα faciles agrave satisfaire celles de la seconde δυσπόριστα difficiles agrave satisfaire

Lrsquoacircme demande trop et nous met en danger alors que le corps est facile agrave satisfaire et prudent

Drsquoailleurs il supporte mal lrsquoexcegraves par exemple srsquoil mange trop il sera malade Il est en fait

incapable de deacutepasser lui-mecircme ses propres limites lorsqursquoil vit des deacutebordements crsquoest

sous lrsquoimpulsion de lrsquoacircme qui lui fournit des sensations deacuteformeacutees par de faux jugements

Lrsquoinscription murale rappelle cette domination de lrsquoacircme sur le corps en parlant de la

preacuteeacuteminence des affections psychiques ἡ τῶν ψυχικῶν τούτων ὑπεροχὴ παθῶν69 Lrsquoacircme

en tant qursquoelle donne au corps la sensibiliteacute lrsquoentraicircne dans la mesure comme dans le

deacutemesure elle est donc lrsquounique facteur drsquoexcegraves Cependant le psychique nrsquoest pas

condamneacute absolument en effet dans ce mecircme fragment 2 nous avions enleveacute afin de mieux

mettre en lumiegravere lrsquoopposition cette proposition subordonneacutee ὧν δύναται καὶ ἡ ψυχὴ

συναπολαύουσα καλῶς δίαγειν laquo [ce que recherche le corps ce sont des choses petites

faciles agrave acqueacuterir] ce qui permet agrave lrsquoacircme quand elle en jouit aussi drsquoavoir une vie belle raquo70

Crsquoest donc aux attentes du corps que lrsquoacircme doit srsquoen tenir qui lui procurent un grand plaisir

68DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 2 I p 247 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 2 I p 1030

69Id fr 44 trad fr P-M Morel in Id fr 44 p 1051

70Id fr 2 p 247 trad fr P-M Morel in Id fr 2 I p 103030

Ce passage nrsquoest que le deacuteveloppement des accusations du corps envers lrsquoacircme que Diogegravene

met ici en scegravene le physiologique srsquoavegravere ecirctre lrsquoinnocente victime drsquoun bourreau qui pacirctit lui-

mecircme de ses agissements Par ces justes reproches le corps tente de faire entendre raison agrave

lrsquoacircme pour la ramener vers leur bien respectif et commun Ainsi le corps devient-il pour

lrsquoacircme un modegravele en matiegravere de traitement des affections au premier rang desquelles le deacutesir

Nous trouvons lagrave le renversement conceptuel drsquoun passage du Pheacutedon de Platon dans ce

dialogue preacuteciseacutement le corps est accuseacute par Socrate drsquoecirctre le fauteur de trouble car il se

situe du cocircteacute du deacutesir excessif Voilagrave quelle diatribe le mourant adresse agrave ce qursquoil va bientocirct

laisser

μυρίας μὲν γὰρ ἡμῖν ἀσχολίας παρέχει τὸ σῶμα διὰ τὴν ἀναγκαίαν

τροφήνmiddot ἔτι δέ ἄν τινες νόσοι προσπέσωσιν ἐμποδίζουσιν ἡμῶν τὴν τοῦ

ὄντος θήραν ἐρώτων δὲ καὶ ἐπιθυμιῶν καὶ φόβων καὶ εἰδώλων

παντοδαπῶν καὶ φλυαρίας ἐμπίμπλησιν ἡμᾶς πολλῆς ὥστε τὸ λεγόμενον

ὡς ἀληθῶς τῷ ὄντι ὑπrsquoαὐτοῦ οὐδὲ φρονῆσαι ἡμῖν ἐγγίγνεται οὐδέποτε

οὐδέν καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ

σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες

οἱ πόλεμοι γίγνονται τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ

σῶμα δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳmiddot

Le corps en effet est pour nous une source de mille affairements car il est

neacutecessaire de le nourrir en outre si des maladies surviennent elles sont

autant drsquoobstacles agrave notre chasse agrave ce qui est Deacutesirs appeacutetits peurs si-

mulacres en tout genre futiliteacutes il nous en remplit si bien que comme on

dit pour de vrai et pour de bon agrave cause de lui il ne nous sera jamais pos-

sible de penser et sur rien Prenons les guerres les reacutevolutions les

conflit rien drsquoautre ne les suscite que le corps et ses appeacutetits (ἐπιθυμίαι) Car

toutes le guerres ont pour origine lrsquoappropriation des richesses Or ces ri-

chesses crsquoest le corps qui nous force agrave les acqueacuterir crsquoest son service qui

nous rend esclave71

Le corps est ici accuseacute drsquoune part de troubler la penseacutee lrsquoacircme par ses affections propres et

drsquoautre part de deacutetourner lrsquoeacutenergie humaine dans lrsquounique but de sa satisfaction qui semble

sans fond Ses besoins mecircmes les plus eacuteleacutementaires nous deacutetournent du travail de lrsquoacircme et il

nrsquoest pas mecircme capable de srsquoy tenir Il nrsquoest pas fiable il nous entraicircne dans des situations

71PLATON Phaidron in Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967vol 1 trad fr Monique Dixsaut in PLATON Oeuvres complegravetes L Brisson (eacuted) MDixsaut (trad) Paris Flammarion 2014 Pheacutedon 66b-66d p 1182

31

peacuterilleuses agrave la poursuite de ce qui ne nous comble mecircme pas les richesses Le deacutesir des

richesses est agrave lrsquoimage de celles-ci illimiteacute Telle est lrsquoillusion qui nous deacutetourne de

lrsquoessentiel qui est dans lrsquoacircme et ce qui lui est propre On voit bien agrave quel point lrsquoeacutepicurisme

srsquooppose agrave ce passage du Pheacutedon en innocentant le corps et en chargeant le psychique des

potentiels excegraves le corps est simple lrsquoacircme excessive et elle doit srsquoinspirer du corps pour ne

pas tomber dans lrsquoillimiteacute

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir

Lrsquoexcegraves dans lrsquoacircme tient nous lrsquoavons dit agrave un jugement eacuteloigneacute de la reacutealiteacute sensible

que les textes expriment sous le nom de κενὴ δόξη jugement vide ou de κενοδοξία vaniteacute

du jugement avec eux elle pense pouvoir contenir au-delagrave de ce que peut lrsquoorganisme Son

erreur porte sur la nature des choses elle vient de ce qursquoelle deacutesire un contenu sans contenant

pour lrsquoaccueillir ce qui fait que ce contenu ne peut de fait pas se constituer Mais cette

illusion tenace reporte geacuteneacuteralement la faute sur le corps

Ἄπληστον οὐ γαστήρ ὥσπερ οἱ πολλοί φασιν ἀλλὰ δόξα ψευδὴς ὑπὲρ

τοῦ γαστρὸς ἀορίστου πληρώματος

Inassouvissable non le ventre comme on le dit souvent mais lrsquoideacutee

fausse que lrsquoon se fait de lrsquoassouvissement illimiteacute du ventre72

Ce qui est sans satisfaction possible nrsquoest pas ici le corps et ses deacutesirs en eux-mecircmes mais

une penseacutee sans fondement qui outrepasse les bornes physiques le corps ne fait que suivre

cette sensibiliteacute deacuteformeacutee qui imagine de faccedilon paradoxale une satisfaction sans borne Or

comme toute reacutealiteacute ne tient qursquoagrave sa limite la reacutepleacutetion nrsquoest reacutealisable que srsquoil existe une

borne bien eacutetablie au preacutealable Ce thegraveme du jugement vide montre encore une fois que le

corps a une deacutelimitation deacutetermineacutee et infranchissable tandis que lrsquoacircme possegravede une certaine

eacutelasticiteacute sans doute due agrave sa subtiliteacute qui peut former de vains jugements deacutenaturant le deacutesir

En effet celui-ci eacutetant par essence lieacute agrave la limitation du corps il se voit deacutetourneacute par une

penseacutee qui nie la borne physique donc les propres bornes de son extension Il se retrouve

alors sans deacutelimitations deacutepouilleacute de sa nature et devient un eacutelan sans limite crsquoest ce deacutesir

qui est anormal pour les eacutepicuriens bien qursquoil soit peut-ecirctre plus reacutepandu que la norme agrave

laquelle ils aspirent

72EacutePICURE Sentence Vaticane 59 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 52332

Cet affect sans borne sans fond pousse lrsquoindividu dans une course sans fin Diogegravene

drsquoOinoanda eacutetablit une liste de tourments dans laquelle ces deacutesirs illimiteacutes occupent une

grande place

ἐπιθυμῖαι τοὺς φυσικοὺς ὅρους ἐκτρέχουσαι αἰ γὰρ ῥίζαι κακῶν πάντων

εἰσιν αὗται κἂν ταύτας μὴ ὑποτέμωμεν ὄχλος κακῶν ἡμεῖν προσφύσετα

Les deacutesirs qui outrepassent les limites naturelles [hellip] sont en effet les ra-

cines de tous les maux et si nous ne les coupons pas agrave la base une multi-

tude de maux va croicirctre en nous73

En les deacutesignant comme racine de tous les maux αἰ ῥίζαι κακῶν πάντων le lycien

marque lrsquoimportance du deacuteregraveglement de cet affect dans le deacuteseacutequilibre individuel En tant que

moteur de lrsquoaction il pousse lrsquohomme agrave suivre des choses indistinctes sans mesure avec son

corps cette deacutemesure ou πλεονέξια comme drsquoautres la nommeront provoque tous les

troubles possibles puisque le corps et lrsquoacircme se perdent dans des objets des situations ou des

quantiteacutes qui nrsquoont plus rien agrave voir avec leur nature et les besoins qui en deacutecoulent et que leur

enseigne la phusiologia Lrsquoillusion qui suit lrsquoopinion sans science megravene arbitrairement

chacun de chimegraveres en chimegraveres et le deacuteconnecte ainsi de la reacutealiteacute pourtant seule source

possible du bien La reacutealiteacute se caracteacuterise par la limitation des choses le deacutesir irreacuteel est donc

illimiteacute et surtout insatiable comme le montre toujours Diogegravene

Αἰ κεναὶ τῶν ἐπιθυμιῶν ὥσπερ αἰ δόξης καὶ τῶν ὁμοίων οὑ μόνον εἰσὶν

κεναὶ πρὸς δὲ τῷ κεναὶ καὶ δυσπόριστοι Οὐκ ἀπέοικε τοῦ πολλὰ μὲν

πίνειν αἰεὶ δὲ διψᾶν τὸ πολλὰ μὲν κτᾶσθαι πλειόνων δrsquoἐπιθυμεῖν

Les deacutesirs vides comme ceux de gloire et de choses semblables non

seulement sont vides mais en plus drsquoecirctre vides difficiles aussi agrave satisfaire

Ce nrsquoest pas diffeacuterent du fait de boire beaucoup et drsquoavoir toujours soif

que de posseacuteder beaucoup et de deacutesirer davantage74

73DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-MMorel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

74DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT laquo Review of Supplement to Diogenes ofOenoanda the Epicurean Inscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 792007 p 30-34 NF 131 p 34 traduction personnelle Dans lrsquoarticle lrsquoauteur proposeune correction agrave la fin de ce passage que nous avons reprise agrave lrsquoeacutedition de SmithCelui-ci lisait apregraves διψᾶν Τὸ Πέλλα[ν] μὲν ltκεgtκτῇσθαι μετrsquoἀ[ν]ιῶν δrsquoἐ[στι κενὸν] et lepensait comme la deacutenonciation de lrsquointranquilliteacute drsquoAlexandre le Grand

33

Lrsquoimage de lrsquoassoiffeacute sans fond illustre lrsquoideacutee que le pire dans la vaniteacute au-delagrave des dangers

qursquoelle nous fait prendre reacuteside dans lrsquoimpossibiliteacute radicale drsquoen retirer une vrai satisfaction

un plaisir profond

Les conseacutequences terribles de lrsquoillimitation font ressortir agrave nos yeux lrsquoimportance de

la science de la nature agrave qui nous voudrions faire la part belle dans la vie bonne autant

qursquoaux dieux si ce nrsquoest plus Crsquoest ce fragment du mur drsquoOinoanda qui nous invite agrave le

faire

τῶν δrsquoἄλλων ἀποφαίνομαι τοὺς μὲν φυσικῶν ἁπτομένους λόγων μὴ διὰ

τοὺς θεοὺς εἶναι δικαίους διὰ δὲ τὸ βλέπειν ὀρθῶς τάς τε ἐπιθυμίας

τίνrsquoἔχουσιν φύσιν καὶ τὰς ἀλγηδόνας καὶ τὸν θάνατον (πάντῃ τε γὰρ

πάντως ἢ διὰ φόβον ἢ διὰ ἡδονὰς ἀδικοῦσιν ἄνθρωποι)

Mais je le proclame parmi les autres hommes [ie ceux qui sont pieux]

[ceux] qui srsquoattachent agrave la science de la nature doivent drsquoecirctre justes non

pas aux dieux mais au fait qursquoils ont une vision correcte de la nature des

deacutesirs des souffrances et de la mort (car en tout cas crsquoest toujours agrave

cause de la peur ou bien des plaisirs que les hommes commettent des in-

justices)75

Le bon comportement drsquoun homme nrsquoest pas en premier lieu lieacute agrave une pieacuteteacute que nous

nommerions morale mais surtout agrave sa connaissance de la nature des choses qui lrsquoentourent

En effet ses mauvaises actions proviennent drsquoune mauvaise saisie intellectuelle de ce qursquoest

le plaisir et la souffrance et lrsquohomme se trompe alors dans ses craintes et dans ses deacutesirs

Connaicirctre la constitution et la structure du deacutesir est donc un eacuteleacutement essentiel de la vie bonne

Crsquoest donc la phusiologia qui est la cadre de la reacutealiteacute et lrsquooutil qui nous permet de la saisir

ce qursquoil en est reacuteellement du plaisir et de la souffrance du deacutesir et de lrsquoaversion hellip et aussi

des dieux modegraveles du bonheur la pieacuteteacute envers eux consiste agrave les connaicirctre dans les

caracteacuteristiques de perfection que les eacutepicuriens exposent Cependant ce ne sont pas eux qui

nous mettent en contact avec la reacutealiteacute mais bien la science de la nature qui elle seule nous

permet drsquoappreacutehender avec justesse le reacuteel

75DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica ndeg 42 2009 p 1-48 NF167-c p 7 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citNF 167-c p 1038

34

Ce que la raison combat dans lrsquoeacutepicurisme crsquoest la forme illimiteacutee du deacutesir et non le

deacutesir radicalement En effet un deacutesir limiteacute est le fruit de la raison et du reacuteel puisqursquoil prend

en compte le savoir sur sa nature et celle des besoins et use drsquoun raisonnement pour srsquoassurer

qursquoil fait agir en sorte drsquoecirctre combleacute La seule source de dysfonctionnement possible est

lrsquoacircme En ce qursquoelle produit constamment les sensations eacuteprouveacutees par le corps elle est

responsable de la bonne reacutealisation de la nature du deacutesir dans les bornes qui nous deacutefinissent

ou de tomber dans des deacutelires Le travestissement de la reacutealiteacute tient agrave la mauvaise information

des sensations par des opinions sans fondements plutocirct que par le savoir et provoque un

eacuteloignement de la reacutealiteacute dangereux et nocif

35

Conclusion

Dans le cadre de lrsquoatomisme eacutepicurien tout pheacutenomegravene doit srsquoenvisager sous lrsquoangle

de la physique et le deacutesir nrsquoy eacutechappe pas Eacutepicure pose un modegravele de fonctionnement autant

descriptif que normatif En effet lorsqursquoil envisage le manque atomique qui creacutee un eacutelan vers

sa propre reacutesorption et la limite agrave atteindre pour ressentir une pleacutenitude digne des dieux

lrsquoeacutepicurisme veut agrave la fois rendre compte drsquoune reacutealiteacute et prescrire ce parcours par lequel on

touche au bonheur bonheur non seulement drsquoavoir satisfait agrave une demande biologique sans

cesse renouveleacutee mais aussi plaisir constant deacutetacheacute du cycle physiologique de se savoir

vivre la vie totale Cette constance nous rend veacuteritablement semblable aux dieux alors mecircme

que lrsquoassurance pour eux drsquoecirctre combleacute qursquoils deacutesirent ou non ndash et leur incorruptibiliteacute de

maniegravere geacuteneacuterale ndash devrait nous en seacuteparer mais lrsquoeacutepicurisme ne voit pas lagrave de raison

suffisante pour nous les rendre inaccessibles Bien plutocirct le deacutesir est le processus speacutecifique

par lequel lrsquoespegravece des hommes ndash voire celle des dieux ndash atteint sa perfection physique Y voir

un signe de la faiblesse humaine ne serait pas du tout eacutepicurien puisque cette penseacutee

comprend seulement que lrsquoespegravece humaine diffegravere des dieux dans sa complexion physique et

son environnement sans jugement de valeur aucun Le deacutesir ainsi deacutefini se trouve donc ecirctre

un affect tregraves positif puisqursquoil est celui qui nous megravene parfaitement au bonheur En

contrepartie sa deacutenaturation dans lrsquoillimitation passe pour catastrophique En effet la

positiviteacute du deacutesir disparaicirct alors et crsquoest un basculement violent et sans fond dans lrsquoirreacutealiteacute

par rapport agrave la physique celle drsquoun corps qui pourrait contenir plus que sa nature drsquoune

satisfaction sans borne qui repousse toujours plus loin lrsquoillusion de son comblement toujours

plus loin que la reacutealiteacute Le deacutesir erre alors et lrsquohumain qursquoil anime avec Ce qui devrait ecirctre la

racine du plus grand bien se deacutenature alors en laquo racine de tous les maux raquo la reacutealiteacute existante

parce que limiteacutee srsquoeacuteloigne alors mecircme qursquoelle est lrsquounique source de bonheur de reacutealisation

de la perfection possible pour lrsquohumain

Du deacutesir cet affect si important dans lrsquoeacutequilibre humain nous nous sommes pencheacutes

sur ce que nous appellerions dans nos mots modernes la physique il srsquoagit en fait du

meacutecanisme atomique et de sa constitution en rapport avec les pheacutenomegravenes qui lui sont

exteacuterieurs qui posent les bornes exteacuterieures du deacutesir soit sa deacutefinition autrement dit sa

nature Mais comme nous le suggeacuterait la maxime 11 la phusiologia en tant que science de la

nature des choses nous apprend aussi les deacutelimitations internes des deacutesirs ce que nous

classerions dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc agrave cette eacutethique que permet la science physique que nous

36

allons nous inteacuteresser et qui nous conduira apregraves avoir appris la cause et la nature des deacutesirs

agrave en connaicirctre leurs caracteacuteristiques et leur cateacutegorisation

37

Partie 2

-

Typologie des deacutesirs eacutetat des lieux de la structure interne

du champ des deacutesirs

Dans le cadre de la nature eacutepicurienne du deacutesir telle que nous venons de la deacutecrire on

peut relever deux maniegraveres de cateacutegoriser les deacutesirs La premiegravere et la plus connue est la

classification formuleacutee au paragraphe 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee crsquoest la fameuse

tripartition des deacutesirs naturels et neacutecessaires naturels mais non neacutecessaires et deacutesirs vains ou

vides Une seconde plus informelle se construit tout au long des textes et repose dans les

diffeacuterents mots utiliseacutes pour parler du deacutesir de certaines formes du deacutesir ἐπιθυμία πόθος

ἔρως ou ἐρωτίκη πάθη ἀφροδίσιον et ὄρεξις Chacun revecirct un sens particulier possegravede

une utilisation dans un contexte speacutecifique qui permet drsquoidentifier certains deacutesirs particuliers

ou formes de deacutesirs et donc de proposer une typologie compleacutementaire agrave la premiegravere qui

meacuterite elle aussi drsquoecirctre plus approfondie que ce que lrsquoon nous apprend au premier abord Nous

tenterons ici de dresser un tableau aussi exhaustif que possible des diffeacuterents types de deacutesir

afin de les expliciter tout en mecirclant les deux typologies Pour cela nous eacutetudierons drsquoabord la

deacutesignation la plus courante du deacutesir ἐπιθυμία Puis nous exposerons la tripartition des

deacutesirs en tentant de faire ressortir la structure de cette classification Enfin nous ferons le

tour des problegravemes drsquoun deacutesir difficile agrave classer lrsquoamour hellip Ce qui ne laissera pas indemne

ce que nous pensons savoir de la theacuteorie eacutethique du deacutesir chez Eacutepicure

Chapitre 3 ndash Du choix du mot ἐπιθυμία

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)

Il convient drsquoabord de se pencher sur le terme qui exprime le plus couramment le deacutesir

dans le corpus eacutepicurien ἐπιθυμία que nous avons deacutejagrave croiseacute Il srsquoagit du deacutesir-type celui

qui sert agrave deacutesigner un processus de deacutesir modegravele tel que nous avons pu le deacutecrire mais il

couvre aussi tous types de deacutesir du plus neacutecessaire au plus vide Cette double possibiliteacute de

signification le deacutesigne donc comme le mot le plus large et le plus courant pour parler du

deacutesir

Il nous faut ecirctre un peu plus preacutecis en ajoutant que la plupart de ses occurrences sont au

pluriel (ἐπιθυμῖαι) Ce pluriel permet une concreacutetisation des deacutesirs en visant la pluraliteacute des

cas drsquoailleurs lorsqursquoil est employeacute au singulier ce mot est toujours deacutesir de quelque chose

et se trouve grammaticalement compleacuteteacute par lrsquoobjet du deacutesir par exemple dans la sentence 35

ἐπιθυμίᾳ τῶν ἀπόντων (le deacutesir des choses absentes) Il nrsquoest donc pas question de cerner

lrsquoIdeacutee du Deacutesir mais de deacutesigner chaque deacutesir affecteacute par lrsquoobjet dont il est le deacutesir Lrsquoessence

du deacutesir crsquoest un processus une constitution une deacutefinition que nous avons preacutesenteacutee dans

notre premiegravere partie qui se creacutee dans un rapport entre notre nature et celle de la chose

deacutesireacutee elle ne peut donc pas constituer un invariant qui pourrait se passer drsquoobjet ou

drsquoillusion drsquoobjet ni drsquoecirctre deacutesirant Lrsquoobjet est donc tout aussi essentiel dans la nature drsquoun

deacutesir que son fonctionnement Nous utiliserons cependant un singulier geacuteneacuteralisant en parlant

du deacutesir suivant lrsquousage du franccedilais et de la lexicographie76 nous demandons au lecteur

beacuteneacutevole de bien se souvenir qursquoil ne srsquoagit pas pour autant de deacutesigner une geacuteneacuteraliteacute lisse

mais la notion dans toute sa diversiteacute variant par les divers rapports entre les objets du deacutesir

et les ecirctres deacutesirants

Lrsquoeacutequivalent en latin de ce terme ne fait pas lrsquounanimiteacute drsquoun cocircteacute Lucregravece utilise

cupido inis au singulier et compleacuteteacute par un objet de lrsquoautre Ciceacuteron preacutefegravere cupiditas atis

Les deux termes qui renvoient au laquo deacutesir passionneacute raquo sont tregraves semblables si ce nrsquoest que le

premier bascule un peu plus vite que son camarade dans lrsquoacception de deacutesir sexuel si lrsquoon

suit les notices de Oxford Latin Dictionnary77

76Soulignons que cette coutume peut parfois masquer lrsquoeacutevidence drsquoun emploihabituellement au pluriel

77laquo Cupido inis raquo et laquo cupiditas atis raquo in Oxford Latin Dictionnary Oxford ClarendonPress 1968 p 472

39

Lrsquoutilisation eacutepicurienne drsquoἐπιθυμία ne fait que reprendre lrsquoacception courante du

terme en grec Ainsi serait-ce un abus de langage que de parler ici de concept eacutepicurien nous

preacutefeacuterons le terme de notion eacutepicurienne qui deacutesigne une signification non speacutecifique agrave cette

doctrine mais comprise et eacutevalueacutee selon la penseacutee eacutepicurienne Pour autant ἐπιθυμία en tant

que terme geacuteneacuterique pour le deacutesir nrsquoest pas partageacute par toutes les philosophies antiques Pour

ne parler que des preacutedeacutecesseurs drsquoEacutepicure Aristote et Deacutemocrite preacutefegraverent ὄρεξις pour le

deacutesigner tandis que Platon utilise bien ἐπιθυμῖαι au pluriel pour deacutesigner la partie des trois

de lrsquoacircme qui deacutesire78 Lrsquoinfluence de Platon sur Eacutepicure est certaine David Sedley le deacutesigne

mecircme comme un preacutecurseur (forerunner) en expliquant que laquo le platonisme paraicirct avoir offert

au jeune Eacutepicure sa premiegravere excursion en philosophie raquo79 M Sedley fait allusion au premier

maicirctre drsquoEacutepicure dont nous apprenons par Diogegravene Laeumlrce qursquoil srsquoagissait drsquoun platonicien

du nom de Pamphile80 Ainsi la penseacutee drsquoEacutepicure possegravede-t-elle un fond platonicien

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις

Eacutepicure connaissait aussi Aristote et Deacutemocrite mais il semble avoir reacuteagi agrave leurs

physiques plus qursquoagrave leurs eacutethiques En effet pour deacutesigner le deacutesir en geacuteneacuteral ces deux

penseurs employaient le mot ὄρεξις Ce terme nrsquoest employeacute qursquoune seule fois chez Eacutepicure

dans la maxime 26 comme une partie drsquoἐπιθυμία (deacutesir) puisqursquoil est le sujet du verbe

ἔχουσιν (avoir) dont ὄρεξις est lrsquoobjet Par ce mot Eacutepicure semble deacutesigner lrsquoappeacutetit ndash tel

qursquoon le deacutefinissait au XVIIe siegravecle ndash la partie passive aveugle et sans conscience du deacutesir

tandis que lrsquoἐπιθυμία comprendrait aussi une part de conscience de savoir drsquoinformation de

cette sensation brute une direction vers lrsquoaction aussi Les rapports entre ἐπιθυμία et ὄρεξις

srsquoinverse chez Aristote et Deacutemocrite qui privileacutegient tous deux le terme drsquoὄρεξις pour penser

lrsquoaffect deacutesirant en geacuteneacuteral Dans son traiteacute De lrsquoacircme le Stagirite questionne les faculteacutes de

lrsquoacircme ainsi que lrsquoorigine du mouvement individuel (ce qursquoil nomme mouvement local ἡ

κίνησις κατὰ τόπον) il deacutesigne lrsquointellect pratique et le deacutesir comme les deux principes de

cet eacutelan menant vers lrsquoobjet deacutesirable (III 433 a) Cependant lrsquointellect ne peut rien sans

deacutesir en revanche le deacutesir peut agir sans lrsquointellect Aristote procegravede alors agrave une distinction

inteacuteressante parmi les deacutesirs

78Voir agrave ce sujet G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975 p 172 sq

79D SEDLEY laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille 1976 p 119-159 p 133 traduction personnelle

80DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 14 p 124840

Ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξιςmiddot ὅταν δὲ κατὰ τὸν λογισμὸν κινῆται καὶ κατὰ

βούλησιν κινεῖται Ἡ δrsquoὄρεξις κινεῖ παρὰ τὸν λογισμόνmiddot ἡ γὰρ ἐπιθυμία

ὄρεξίς τις ἐστιν

La volonteacute est une espegravece drsquoappeacutetit (ὄρεξις) lorsqursquoon se meut selon le

raisonnement on se meut selon la volonteacute Mais lrsquoappeacutetit (ὄρεξις) peut

mouvoir contre le raisonnement en effet le deacutesir (ἐπιθυμία) est une

sorte drsquoappeacutetit (ὄρεξις)81

Volonteacute et deacutesir sont deux formes de lrsquoappeacutetit qui se diffeacuterencient parce que la premiegravere

accompagne un raisonnement et lrsquoautre le contredit Lrsquoappeacutetit nrsquoest pas en soi irrationnel

crsquoest sous sa forme drsquoἐπιθυμία qursquoil le devient On sent bien ici la notion irrationnelle qui

pegravese sur le deacutesir deacutesigneacute par ce terme drsquoἐπιθυμία Chez Deacutemocrite la penseacutee du deacutesir a des

traits communs avec celle deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutepicurisme au fragment 223 par exemple

lrsquoatomiste pose que le corps agrave des besoins frugaux qui combleacutes apportent le plaisir tandis

que crsquoest lrsquoesprit mal informeacute qui nous perd Toutefois Deacutemocrite ne vise pas tant le plaisir

que la joie (εὐθυμία) qui neacutecessite un contentement face aux choses preacutesentes Or crsquoest cette

attitude que mettent en danger lrsquoὄρεξις et lἐπιθυμία chacun poussant vers un objet qui est

absent En outre leur existence deacuterive certes de lrsquoutile mais finit dans lrsquoexcegraves Jean Fregravere

propose cependant une distinction entre ὄρεξις et ἐπιθυμία en deacutefinissant le premier comme

laquo lrsquoaspiration en son sens [hellip] le plus geacuteneacuteral [hellip] en son aspect non-raisonneacute son pur

jaillissement instinctif [hellip] qui nrsquoimplique pas de perversiteacute morale raquo82 il srsquoagit donc drsquoun

eacutelan irreacutefleacutechi qui nrsquoa pas encore eacuteteacute informeacute qui peut mener vers quelque chose de bon ou

mauvais mais eacutecornifle le bonheur en ce qursquoil vise un objet absent Lrsquoἐπιθυμία lui paraicirct

plus peacutejoratif il est caracteacuteristiquement lieacute agrave lrsquoexcegraves Drsquoune part il est sans fin comme le dit

Jean Fregravere laquo le deacutesir (ἐπιθυμία) est le regravegne du de nouveau raquo83 des mecircmes choses Drsquoautre

part il est deacutemesure comme on le voit au fragment 224 ἡ τοῦ πλέονος ἐπιθυμίη τὸ

παρεὸν ἀπόλλυσι τῆι Αἰσωπείηι κυνὶ ἰκέλη γινομένη84 laquo deacutesirer davantage que ce que

lrsquoon a crsquoest lacirccher la proie pour lrsquoombre comme dans le cas du chien drsquoEacutesope raquo85 Cette

81ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris1966 III 433 a p 90-91

82J FREgraveRE Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacuted Lesbelles Lettres 1982 p 75

83Id p 76

84DEacuteMOCRITE Fragments 224 in H DIELS et W KRANZ Die Fragmente der Vorsokratikervol 2 Berlin Weidmann 1952 p 130-224

85DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques J-P Dumont et H Diels (eacuted) Paris Gallimard 1988p 900

41

illimitation dans le temps et dans la quantiteacute provoque non seulement lrsquointempeacuterance qui en

tant que non-maicirctrise de soi-mecircme est neacutegative mais encore le danger elle nous deacutetourne de

ce qui est preacutesent et concret pour une illusion plus geacuteneacutereuse qui en fin de compte nous

laisse sans rien Lrsquoἐπιθυμία ressemble ici plus agrave une volonteacute pervertie une sorte drsquoeacutelan qui

perseacutevegravere dans son erreur Ἐπιθυμία et ὄρεξις troublent tous deux notre preacutesence au preacutesent

mais seul le premier prend un sens immoral parce que au-delagrave du deacutetournement spontaneacute

mais utile il est sans limites La connotation irrationnelle de lrsquoἐπιθυμία se retrouve donc

aussi chez Deacutemocrite On voit ici lrsquoeacutecart entre ces deux penseurs qui deacutesignent sous

ἐπιθυμία une forme particuliegravere drsquoeacutelan qui va contre la raison voire finit dans la deacutemesure et

Eacutepicure qui vise par lagrave soit tous types de deacutesirs soit le deacutesir tel qursquoil devrait ecirctre limiteacute et

beacuteneacutefique En revanche le mot ὄρεξις exprime chez nos trois auteurs un eacutelan avec une

indeacutetermination plus grande une sorte de spontaneacuteiteacute irreacutefleacutechie Cependant si Aristote et

Deacutemocrite en font le type mecircme de lrsquoeacutelan humain Eacutepicure le conccediloit seulement comme une

partie du deacutesir

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon

De fait la notion de deacutesir comme ἐπιθυμία chez Eacutepicure demeure dans les termes

beaucoup plus proche de celle de Platon Geneviegraveve Rodis-Lewis propose mecircme un

rapprochement entre les classifications des deacutesirs platonicienne ndash telle qursquoelle se trouve au

livre VIII de La Reacutepublique (558d-559d)ndash et eacutepicurienne86 En effet elle repegravere que les

cateacutegories structurantes sont dans les deux cas le naturel et le neacutecessaire Cependant elles ne

nrsquoont pas la mecircme disposition que chez Eacutepicure Dans ce passage en effet Socrate fait agrave

Glaucon la proposition suivante πρῶτον ὁρισώμεθα τὰς τε ἀναγκαίους ἐπιθυμίας καὶ

τὰς μή laquo deacutefinissons drsquoabord les deacutesirs neacutecessaires et ceux qui ne le sont pas raquo87 Agrave lrsquoeacuteniegraveme

et preacutevisible approbation de son interlocuteur il eacutetablit les deacutesirs neacutecessaires comme suit

Οὐκοῦν ἅς τε οὐκ ἂν οἶοὶ τrsquoεἶμεν ἀποτρέψαι δικαίως ἂν ἀναγκαῖαι

καλοῖντο καὶ ὅσαι ἀποτελούμεναι ὠφελοῦσιν ἡμᾶς τούτων γὰρ

ἀμφοτέρων ἐφίεσθαι ἡμῶν τῇ φύσει ἀνάγκη

86G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 174-175

87PLATON La Reacutepublique 558d traduction personnelle42

Nrsquoest-il pas juste drsquoappeler neacutecessaires ceux que nous ne pouvons deacutetour-

ner et ceux qui satisfaits nous sont avantageux La neacutecessiteacute de ces

deux-lagrave nous est imposeacutee par la nature88

La neacutecessiteacute en matiegravere de deacutesir est fondeacutee en nature et contient donc la neacutecessiteacute stricte et ce

qui nous est avantageux agrave satisfaire La nature fonde le neacutecessaire mais rien nrsquoest dit dans ce

texte drsquoune cateacutegorie naturelle qui inclurait ou deacutepasserait le neacutecessaire il est simplement dit

qursquoagrave lrsquoorigine de la neacutecessiteacute il y a la nature Par le fait que ce terme ndash ou sa neacutegation

puisqursquoil sera par la suite question des deacutesirs non-neacutecessaires ndash nrsquoapparaisse pas dans la suite

du passage on ne peut pas conclure agrave une structuration des deacutesirs en naturels et non-naturels

Crsquoest bien lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire qui est primordiale chez Platon puisque

crsquoest mecircme ainsi qursquoil nomme les deux cateacutegories de deacutesirs Drsquoautre part le rapprochement

entre les deux penseurs se heurte non seulement agrave la structure mais aussi dans le deacutetail

certaines consideacuterations de Platon ne se comprennent pas agrave la lueur drsquoEacutepicure Par exemple

ce qui est laquo avantageux raquo agrave satisfaire (du verbe ὠφελῶ) renvoie agrave une notion drsquoutiliteacute qui

reste ici indeacutefinie par Platon il semble un peu peacuterilleux de lrsquoassocier au neacutecessaire en

eacutepicurisme alors mecircme que celle-ci correspond tout agrave fait bien agrave la neacutecessiteacute stricte deacutecrite

avant dont on ne peut se deacutetourner LrsquoAcadeacutemicien ne parle pas non plus des deacutesirs vains

mais de deacutesirs non-neacutecessaires

ἅς γέ τις απαλλάξειεν ἄν εἰ μελετῷ ἐκ νέου καὶ πρὸς οὑδὲν ἀγαθὸν

ἐνοῦσαι δρῶσιν αἱ δὲ καὶ τοὐναντίον πάσας ταύτας [] μὴ ἀναγκαίους

φαῖμεν εἶναι

Ceux dont on peut se deacutefaire si lrsquoon y veille depuis lrsquoenfance et qui ne

font en eacutetant lagrave aucun bien et mecircme font du mal tous ceux-lagrave nous di-

sons qursquoils sont non-neacutecessaires89

Il leur applique certes la caracteacuteristique drsquoecirctre nuisible mais pose que crsquoest lrsquoeacuteducation qui

nous en deacutetourne alors que le raisonnement suffit agrave tout acircge chez Eacutepicure et que le

philosophe du Jardin propose un fondement lrsquoopinion vaine agrave leur existence Mais chose

primordiale la classification ne se fait pas dans le mecircme esprit dans sa tripartition de lrsquoacircme

Platon deacutepreacutecie les ἐπιθυμῖαι comme la partie de lrsquoinstabiliteacute qui la deacutetourne de ses buts

intellectuels la plonge dans le corps et surtout lrsquoeacuteparpille par son insatiabiliteacute La prescription

eacutethique de Platon tient agrave dompter les ἐπιθυμῖαι ndash et non forceacutement agrave les annihiler

88Ibid

89Id 559a43

puisqursquoelles restent une puissance de lrsquoacircme ndash pour les tourner vers les objets qui ne font pas

partie de leur penchant naturel agrave savoir ceux de lrsquointellect les Ideacutees On peut donc dire qursquoil

faut deacutenaturer les deacutesirs pour leur donner une respectabiliteacute et les transformer en valets de

lrsquointellect La tripartition drsquoEacutepicure elle se fait sans a priori neacutegatif sur le deacutesir Le travail de

la raison est de reacutealiser leur vrai nature et drsquoeacuteloigner les opinions vides et deacuteformantes afin

que les deacutesirs soient beacuteneacutefiques pour nous La tripartition doit aider agrave critiquer et agrave informer

les deacutesirs et reacutealiser leur nature srsquoils en ont une en tant qursquoils sont naturels Ce travail

drsquoEacutepicure sur les deacutesirs a drsquoailleurs beaucoup plus drsquoimportance dans sa theacuteorie que cet extrait

sur la cateacutegorisation des deacutesirs dans la penseacutee platonicienne

Le mot ἐπιθυμία marque le double rapport drsquoEacutepicure agrave Platon En tant qursquoheacuteritier on

retrouve certains motifs termes ou structures qui sont parentes de celles de lrsquoAcadeacutemicien la

reprise du terme geacuteneacuterique la reacutefeacuterence agrave la neacutecessiteacute alors qursquoAristote et Deacutemocrite pensent

le deacutesir en drsquoautres termes et drsquoautres structures Mais dans le refus de cette mecircme tradition

platonicienne on note un deacutetachement du fond si ce nrsquoest mecircme un retournement

lrsquoἐπιθυμία en tant que deacutesir-type nrsquoest pas vu comme irrationnel mais comme tout agrave fait

leacutegitime dans son expression et dans ses objets et sa limitation nrsquoest pas impossible puisque

crsquoest sa nature mecircme Toutefois Eacutepicure reconnaicirct que tous les deacutesirs ne respectent pas cette

nature crsquoest pour cela que la science de la nature des choses eacutetablit une classification entre

les diffeacuterents deacutesirs

44

Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition

Si la classification des deacutesirs drsquoEacutepicure est tregraves connue elle nrsquoen reste pas moins

lrsquoobjet de meacuteprises et ce degraves lrsquoAntiquiteacute Malgreacute sa simpliciteacute elle demeure mal comprise

non dans ses reacutesultats mais dans sa structure Expliquons-nous chacun sait et agrave juste titre

que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee expose trois types de deacutesirs les naturels et neacutecessaires les naturels

mais non-neacutecessaires et les deacutesirs vains Cependant cette eacutenumeacuteration a tendance agrave occulter

la deacutemarche qui les a deacutetermineacutes et rend ainsi difficile une compreacutehension fine du rapport

qursquoils entretiennent entre eux

Deacutejagrave chez Ciceacuteron on voit ce problegraveme apparaicirctre lorsque dans le De Finibus il

srsquoattaque en ces termes agrave la tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure

Primum divisit ineleganter duo enim genera quae erant fecit tria Hoc est

non dividere sed frangere Qui haec didicerunt quae ille contemnit sic

solent duo genera cupiditatum naturales et inanes naturalim duo neces-

sariae et non necessariae Confecta res esset

Drsquoabord la divison est mal faite de deux genres il en a fait trois Ceci ne

srsquoappelle pas diviser mais mettre en piegravece Ceux qui ont appris les choses

qursquoil meacuteprise [ie la dialectique] ont lrsquohabitude de proceacuteder ainsi il y a

deux genres de deacutesirs les naturels et les vains et parmi les naturels deux types les

neacutecessaires et les non neacutecessaires Crsquoeucirct eacuteteacute mieux ainsi90

Il souligne fort justement que les deacutesirs naturels neacutecessaires ou non peuvent dans leur

ensemble srsquoopposer aux deacutesirs vains Que ne peut-on critiquer Ciceacuteron Car croyant

reprendre Eacutepicure sur la division des deacutesirs il le reprend agrave la lettre En effet le maicirctre du

Jardin srsquoexprime ainsi

Ἀναλογιστέον δὲ ὡς τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαί αἱ δὲ κεναί καὶ

τῶν φυσικῶν αἱ μέν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μόνονmiddot

90CICEacuteRON De finibus bonum et malorum J Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922 I 2 sect 20 p 72-73 traduction modifieacutee Crsquoest nous qui soulignons

45

Il faut dire par analogie que parmi les deacutesirs les uns sont naturels et les

autres vides et parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires et

les autres seulement naturels91

La Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee se fait ici preacutecise il existe deux cateacutegories de deacutesirs auxquelles srsquoajoute

une subdivision dans la cateacutegorie naturelle Deux genres qui donnent trois types de deacutesirs

Alors certes la lettre drsquoEacutepicure ne comporte pas de consideacuteration dialecticienne sur ce que

pourrait ecirctre un genre par rapport agrave un sous-genre mais cette eacutepicirctre expose clairement une

dichotomie entre le naturel et le vide Bref en drsquoautres circonstances on aurait pu croire que

Ciceacuteron traduisait Eacutepicure

Ici se pose le problegraveme des sources agrave lrsquoeacutepoque antique Par quels biais Ciceacuteron

connaissait-il lrsquoeacutepicurisme Agrave quels textes eacutetait-il confronteacute Ayant freacutequenteacute lrsquoeacutepicurien

Phegravedre92 il connaissait bien certains dogmes il cite des Maximes Capitales mais lisait-il et

mecircme en geacuteneacuteral agrave cette eacutepoque lisait-on la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La meacuteconnaissance de

Ciceacuteron tient soit au fait de la laquo roublardise raquo93 dont il fait parfois preuve soit agrave la moindre

diffusion de ce texte agrave cette eacutepoque les deux hypothegraveses nrsquoeacutetant pas exclusives Si lrsquoon

poursuit la derniegravere on peut se demander si la diffusion de lrsquoeacutepicurisme notamment agrave

Rome94 nrsquoaurait pas privileacutegieacute du moins dans le domaine eacutethique la briegraveveteacute des Maximes au

deacutetriment des textes plus longs ne rendant plus bien compte du deacutetail de ces eacutecrits que les

formes bregraveves compleacutetaient et ne reprenaient pas ainsi la doctrine drsquoEacutepicure se serait

transmise par le biais drsquoune vulgate srsquoappuyant sur une partie des textes ne reprenant qursquoune

partie de la doctrine ce qui en aurait brouilleacute la netteteacute Cela semble drsquoautant plus inteacuteressant

que les Sentences Vaticanes dont la constitution en recueil a pour terminus post quem le

premier eacutepicurisme du ndashIIIe siegravecle laquo repreacutesente[nt] une tradition moins pure qui aplanit

parfois les difficulteacutes raquo95 de cette philosophie En poursuivant la penseacutee de Jean Bollack on

91EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 68-69 Bollack propose de comprendre lrsquoanalogie avec la consistance et lrsquoinconsistancephysique (p 113)

92Sur le rapport complexe de Ciceacuteron agrave lrsquoeacutepicurisme on pourra se reporter agrave lanotice de Carlos Leacutevy sur lrsquoorateur romain dans D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 1312-1318

93laquo Certes son enseignement ne peut exprimer que ce qursquoil comprend donc bienpeu de chose mais il sait agrave lrsquooccasion proceacuteder avec une certaine roublardise leproblegraveme eacutetant de deacuteterminer la limite entre sa malhonnecircteteacute intellectuelle et sacapaciteacute agrave dire litteacuteralement nrsquoimporte quoi raquo in Id p 1314

94Dans le cadre de la discussion savante qursquoappreacuteciaient les Romains du refus dudogmatisme drsquoeacutecole et de la preacutefeacuterence pour les problegravemes physiques agrave la maniegraveredrsquoAristote Voir P VESPERINI Lucregravece op cit p 36-42

95J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 41346

pourrait ainsi penser que le teacutemoignage de Ciceacuteron et des Sentences vont dans le mecircme sens

une connaissance de lrsquoeacutepicurisme plus reacutepandue apregraves le ndashIIIe siegravecle mais qui perdrait en

preacutecision et en vigueur de penseacutee

Ainsi Jean Bollack justifie-t-il la diffeacuterence qursquoil preacuteserve entre la maxime 29 et la

sentence 20 La sentence preacutesente bien la tripartition des deacutesirs

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶ μέν οὐκ

ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires drsquoautres sont natu-

rels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne sont ni naturels ni neacutecessaires

mais se produisent en raison de lrsquoopinion vide96

Elle reacutepegravete le reacutesultat de la division eacutepicurienne mais non la structure les diffeacuterents deacutesirs

entretiennent entre eux des rapports eacutevidents mais non expliqueacutes Elle tombe ainsi sous la

critique de Ciceacuteron Crsquoest selon Jean Bollack ce que la maxime 29 ne fait pas Contre la

tendance agrave la corriger afin drsquointeacutegrer la cateacutegorie des deacutesirs naturels et neacutecessaires pourtant

manquante dans les manuscrits mdash agrave la Renaissance drsquoabord selon la conjecture drsquoEstienne

puis apregraves 188897 suivant le calque drsquoUsener mdash98 il propose un texte sans retouche ougrave seuls

les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires et les deacutesirs vains sont mis en balance Nous proposerons

le texte dans une analyse plus tard99

Avant il nous faut faire le point sur ce que nous venons de dire la classification des

deacutesirs drsquoEacutepicure est bien connue mais sa compreacutehension srsquoest souvent limiteacutee agrave son reacutesultat

Conseacutequence drsquoune simplification dans la lecture ou dans la transmission des textes cette

compreacutehension doit ecirctre affineacutee par lrsquoanalyse des structures qui preacutesident agrave cette

classification

96EacutePICURE Sentence Vaticane 20 in Id p 448

97Date de deacutecouverte des Sentences Vaticanes

98Pour le deacutetail de cet eacutetablissement de texte et de son histoire nous renvoyons agravelrsquoannexe 2

99Voir infra p 5047

b) Le naturel et le non-naturel

Trois types de deacutesirs mais combien de cateacutegories combien drsquooppositions Lrsquoextrait

de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nous montre bien le premier critegravere de discrimination des deacutesirs celui-

lagrave mecircme que Ciceacuteron proposait la cause naturelle La nature srsquoidentifiant au reacuteel srsquooppose

au vide qui vient du deacutelire de lrsquoopinion (κενὴ δόξα) elle fonde la leacutegitimiteacute du deacutesir De lagrave

viennent deux cateacutegories les deacutesirs naturels et les deacutesirs vains Cette seacuteparation est la plus

deacutecisive car elle permet de penser lrsquoattache agrave la reacutealiteacute ou non drsquoun deacutesir du rapport entre

notre nature et celle de lrsquoobjet deacutesireacute

La nature est un principe comprenant des qualiteacutes intrinsegraveques la premiegravere eacutetant la simpliciteacute

En effet elle est agrave la fois limiteacutee mais suffisante ce qui constitue la vraie richesse comme le

montre la sentence 8

Ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος ὥρισται καὶ εὐπόριστός ἐστιν ὁ δὲ τῶν κενῶν

δοξῶν εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει καὶ ἔστι δυσπόριστος

La richesse de la nature est limiteacutee elle est aiseacutee agrave se procurer celle des

opinions vides tombe dans lrsquoillimiteacute elle est difficile agrave se procurer100

Cette limitation de lrsquoabondance naturelle correspond aux bornes poseacutees par la nature du corps

humain Les deacutesirs naturels sont le signe de la correspondance entre notre nature et la nature

de lrsquoobjet deacutesireacute puisque lrsquohomme en eacuteprouve un besoin reacuteel Par ailleurs il se trouve que ces

objets sont toujours faciles agrave se procurer (εὐπόριστος) la satisfaction en est donc toujours

assureacutee La nature subvient ainsi inconditionnellement agrave nos besoins Autrement dit elle nous

assure de fournir ce agrave quoi nous sommes deacutependants et nous met dans un eacutetat

drsquoindeacutependance Cet eacutetat se nomme αὐταρκεία qui nous semble revecirctir deux dimensions La

premiegravere se situe au niveau individuel

Ὁ σοφὸς εἰς τὰ ἀναγκαῖα συγκριθεὶς μᾶλλον παρίσταται μεταδιδόναι ἢ

μεταλαμβάνειmiddot τηλικοῦτον αὑταρκείας εὗρε θησαυρόν

Lrsquohomme sage accordeacute au neacutecessaire est plus disposeacute agrave donner de ce

qursquoil a qursquoagrave recevoir des autres Tel est le treacutesor qursquoil a deacutecouvert dans le

contentement de soi (αὑταρκεία)101

Ce contentement est la marque drsquoun ecirctre combleacute assureacute contre le manque tout en pouvant ecirctre

geacuteneacutereux et indeacutependant des autres Ce comblement ne peut ecirctre trouveacute que gracircce agrave la nature

100EacutePICURE Sentence Vaticane 8 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 424

101EacutePICURE Sentence Vaticane 44 in Id p 49148

et dans une acception encore plus preacutecise et limiteacutee qursquoest le neacutecessaire nous reviendrons

plus tard agrave cette notion

Cependant lrsquoeacutepicurisme nrsquoenvisage pas lrsquoindividu comme un ecirctre vivant isoleacute srsquoil nrsquoinvestit

pas le cadre politique traditionnel de la citeacute crsquoest pour lui en preacutefeacuterer un plus petit plus

intime de la communauteacute Contrairement au sage cyreacutenaiumlque ou agrave lrsquoideacuteal cynique lrsquoindividu

eacutepicurien eacutelargit son eacutechelle pour obtenir son contentement crsquoest donc eacutegalement au niveau

social que lrsquoαὐταρκεία comme autarcie indeacutependance qui implique et nous semble parfaire

le contentement de soi se reacutealise

Ὅσοι τὴν δύναμιν ἔσχον τοῦ τε θαρρεῖν μάλιστα ἐκ τῶν ὁμορούντων

παρασκευᾶσθαι οὕτω καὶ ἐβίωσαν μετrsquoἀλλήλων ἥδιστον τὸν

βεβαιώτατον πίστωμα ἔχοντες καὶ πληρεστάτην οἰκειότητα

ἀπολαβόντες [hellip]

Toutes ces personnes qui principalement par leurs voisins (ὁμορούντος)

ont pu se procurer la force de la tranquilliteacute aussi crsquoest ainsi qursquoils ont veacute-

cu ensemble le plus voluptueusement du monde la vie la plus solide

gracircce agrave la foi donneacutee et [] ils [ont] eu lrsquoamitieacute la plus pleine []102

Cette maxime 40 relie directement la vie en commun (μετrsquoἀλλήλων) agrave la vie heureuse

comme lrsquoindique lrsquoemploi du superlatif ἥδιστον la plus heureuse Mais ce qui apparaicirct

particuliegraverement inteacuteressant crsquoest de constater lrsquoassociation de cet adjectif agrave valeur adverbiale

avec le compleacutement du verbe ἐβίωσαν (ils ont veacutecu) agrave savoir le superlatif τὸν

βεβαιώτατον ltla viegt la plus solide La communauteacute permet donc de reacutealiser une vie

stable moins en prise avec des contingences exteacuterieures face auxquelles lrsquoindividu isoleacute est

faible Jean Salem parle mecircme drsquoun laquo peacuterimegravetre de seacutecuriteacute raquo103 en effet le rapport constant

et fiable agrave drsquoautres humains finit par creacuteer un environnement solide et sucircr et la vie nrsquoen

gagne que plus de plaisirs Cette vie ensemble est indiqueacutee par le mot οἰκειότητα qui peut

ecirctre un autre terme pour deacutesigner lrsquoamitieacute En effet ici celle-ci se reacutealise parfaitement

lrsquousage du superlatif πληρεστάτην la plus complegravete tient agrave ce que le sentiment de

communauteacute est autant utile qursquoagreacuteable qui constituent les deux caracteacuteristiques ndash

imbriqueacutees ndash de lrsquoamitieacute chez Eacutepicure Au-delagrave des textes on peut se souvenir des pratiques

102EacutePICURE Maxime Capitale 40 in Id p 400 le terme de voisins est ici agrave comprendrecomme ceux qui vivent agrave nos cocircteacutes de faccedilon limitrophe (crsquoest le sens de ὄμορος drsquoougraveest tireacute le mot) Ainsi on comprendra surtout par ce terme les amis puisqursquoils viventtout contre les limites drsquoun individu

103J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 9849

de lrsquoeacutecole eacutepicurienne pour appuyer la dimension sociale agrave lrsquoαὐταρκεία On pense

notamment agrave lrsquoanecdote ougrave malgreacute la famine agrave Athegravenes Eacutepicure et ses disciples parvinrent agrave

subsister gracircce au rationnement des fegraveves mises en commun La communauteacute creacutee un

environnement stable et sucircr qui sans forceacutement ecirctre fermeacute agrave lrsquoexteacuterieur sait en ecirctre

indeacutependant Il nrsquoest pas ininteacuteressant de penser que cette stabiliteacute environnementale prendrait

pour modegravele celle des dieux dans leurs intermondes Enfin lrsquoαὐταρκεία donne accegraves agrave une

valeur tregraves hautement estimeacutee car comme il est dit dans la sentence 77 Τῆς αὐταρκείας

καρπός μέγιστος ἐλευθερία laquo de lrsquoautarcie le fruit le plus grand la liberteacute raquo104 La nature

nous permet jusqursquoagrave la liberteacute rester dans le cadre des deacutesirs naturels crsquoest srsquoassurer de

deacutependre de ce que lrsquoon trouve inconditionnellement et facilement de sorte que la

satisfaction le contentement est certain et lrsquohomme libre de bien vivre

Le deacutesir non-naturel vide constitue un portrait inverseacute du deacutesir naturel sans rapport

avec le reacuteel il vient drsquoun jugement erroneacute soit sur la quantiteacute drsquoune satisfaction que notre

corps ne peut accueillir soit sur la qualiteacute de lrsquoobjet deacutesireacute qui nrsquoentretient aucun rapport

avec notre corps qui ne peut donc pas le recevoir non plus Cette absence de reacutefeacuterence au

sensible Eacutepicure le nomme ὁ πόθος τῆς ἀθανασίας dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee105 en appelant

agrave le supprimer Le terme choisi πόθος oscille entre deacutesir et regret lrsquoideacutee eacutetant qursquoil est une

envie impossible agrave reacutealiser En effet lrsquoimmortaliteacute est le paradigme du deacutesir irreacutealisable

puisqursquoil cherche agrave se soustraire agrave la limite naturelle et essentielle de la vie qursquoest la mort Il

nrsquoy a donc aucun lien possible entre nous mortels et lrsquoimmortaliteacute

Dans le De rerum natura le terme employeacute est desiderium qui renvoie lui aussi freacutequemment

agrave la mort Mais on trouve chez Lucregravece un subtil jeu de deacutecalage le poegravete ne preacutesente pas

avec ce mot le deacutesir drsquoimmortaliteacute mais les regrets qui entourent la mort Au chant III se

deacuteploye tout un argument contre la peur de la mort qui passe par la relativisation des craintes

reacutecurrentes qui lrsquoentourent la perte des joies de la famille (v 894-899) et plus radicalement

encore la possibiliteacute de satisfaire tout deacutesir (v 916-918) Le poegravete en montre lrsquoinaniteacute au vers

922 par ce mot de desiderium qui deacutenote lrsquoimpossible contentement car nec desiderium

nostri nos adficit ullum laquo nul regret ne nous tourmente alors [que nous sommes morts] raquo106

Lrsquoimpossibiliteacute radicale que pose la mort face agrave tout deacutesir posthume est agrave la source du deacutesir le

plus vain celui drsquoy eacutechapper De ce fait il en est le paradigme et se voit accorder lrsquounique

104EacutePICURE Sentence Vaticane 77 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 555

105EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 124 in Id p 63

106LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 922 p 232-23350

exemple du terme πόθος que nous trouvons dans notre corpus de textes eacutepicuriens Il existe

drsquoautres deacutesirs vains explicitement nommeacutes par exemple le deacutesir de gloire et deacutesigneacutes eux

par le terme drsquoἐπιθυμία107

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire

Si la nature est une condition neacutecessaire pour discriminer le bon grain de lrsquoivraie

seule la neacutecessiteacute est suffisante pour suivre inconditionnellement un deacutesir La neacutecessiteacute est

donc la seconde cause qui deacutepartage les deacutesirs La maxime 29 telle que la propose Jean

Bollack est un teacutemoignage de ce second principe

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε

φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γενόμεναι

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacutecessaires les autres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en raison de lrsquoopinion

vaine108

Ce choix philologique de ne pas retoucher le texte des manuscrits permet agrave Bollack drsquoaffirmer

que laquo le principe de classification [de la maxime] loin de reprendre celui de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction mecircme raquo109 La force de cette

maxime nrsquoest donc pas la reacutepeacutetition de la classification tripartite mais bien plutocirct de reacutealiser la

cateacutegorie des deacutesirs non-neacutecessaires Elle montre les liens entre les deux deacutesirs que le critegravere

de naturaliteacute distingue radicalement mais que leur aspect non-neacutecessaire rapproche En effet

il srsquoagit ici des deacutesirs que lrsquoon ne peut suivre de faccedilon inconditionnelle puisque non-

neacutecessaires mais ceux qui sont vides ont une cause qui les rend par essence illusoire donc agrave

fuir absolument alors que la nature ndash qui est la cause eacutevidente des premiers ndash nrsquoinvalide pas

les deacutesirs mais nrsquoest pas suffisante pour en engager la poursuite

Mais puisqursquoils demeurent plus faciles agrave distinguer commenccedilons donc par examiner les

deacutesirs neacutecessaires dont il faut rappeler qursquoils ont les caracteacuteristiques des deacutesirs naturels

Eacutepicure les eacutenumegravere dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee

107Voir supra p 32

108EacutePICURE Maxime Capitale 29 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 347 signalons que Jean-Franccedilois BALAUDEacute dans lrsquoeacutedition du livre X de Diogegravene Laeumlrce(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute (eacuted) J-FBalaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 p 1321) va jusqursquoagravepreacuteciser dans sa traduction laquo Parmi les deacutesirs ltnon-neacutecessairesgt raquo

109J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 21 p 34851

τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς

τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲ πρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

Parmi ceux fondeacutes en nature les uns sont neacutecessaires au bonheur les

autres agrave lrsquoabsence de souffrances dans le corps les autres agrave la vie

mecircme110

Drsquoaucuns nrsquoont pas manqueacute de reprocher au philosophe du Jardin de parler en reacutealiteacute des

besoins certes il est question ndash quoi de moins eacutetonnant ndash de la survie lrsquoaponie pourrait agrave la

limite y ecirctre rameneacutee mais agrave notre eacutepoque nous ne parlerions pas du bonheur comme drsquoun

besoin En son temps Ciceacuteron cherchait deacutejagrave querelle agrave la deacutenomination eacutepicurienne de deacutesir

en preacutefeacuterant pour ceux-lagrave le terme drsquoinclinaison naturelle (desideria naturae)111 mais son

problegraveme reacuteside plus que dans une incoheacuterence drsquoEacutepicure dans sa propre conception tregraves

neacutegative du deacutesir en teacutemoignent ces mots An potest cupiditas finiri Tollenda est atque

extrahenda radicitus laquo le deacutesir peut-il donc ecirctre limiteacute Non il faut le supprimer lrsquoextirper

jusqursquoagrave la racine raquo112 Comme nous lrsquoavons vu Eacutepicure ne partage nullement cette vue sur le

deacutesir puisque dans sa penseacutee la limite du deacutesir est non seulement possible et souhaitable mais

encore comprise dans la nature mecircme de cet affect bien compris

Mais ce qui nous donne la caracteacuteristique principale des deacutesirs neacutecessaires crsquoest la maxime

26 qui deacutebute ainsi laquo Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires raquo On comprend en creux que les deacutesirs

neacutecessaires apportent la douleur srsquoils ne sont pas satisfaits ce qui est leur marqueur distinctif

principal Cette douleur crsquoest la douleur du manque dont nous parlions tantocirct celle qursquoil faut

neacutecessairement calmer et qui touche agrave la limite basse du deacutesir Preacutecisons qursquoelle comprend

seulement la douleur du sujet qui manque mais non celle des conseacutequences La neacutecessiteacute en

matiegravere de deacutesir est drsquoune part incontournable drsquoautre part impeacuterieuse par la douleur qursquoelle

cause au sujet

La non-neacutecessiteacute signifie donc que les deacutesirs peuvent se dissiper sans douleur alors

mecircme qursquoils ne sont pas satisfaits Reprenons la maxime 26

110EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 in Id p 68-69

111Appellet haec desideria naturae cupiditatis nomen seruet alio ut eam cum de auaritia cumde intemperantia cum de maximis uitiis loquetur tamquam capitis accuset laquo QursquoEacutepicureemploie donc lrsquoexpression drsquoinclinations naturelles que le mot de deacutesir il le reacuteservepour ailleurs et quand il parlera de la cupiditeacute de lrsquointempeacuterance et des plus grandsvices que ce soit au deacutesir qursquoil srsquoen prenne pour le charger comme drsquoune accusationcapitale raquo Ciceacuteron De finibus op cit I 2 sect 28 p 73

112Ibid52

Τῶν ἐπιθυμιῶν ὅσαι μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν ἐπανάγουσιν ἐὰν μὴ συμπληρωθῶσιν

οὐκ εἰσὶν ἀναγκαῖαι ἀλλrsquo εὐδιάχυτον τὴν ὄρεξιν ἔχουσιν ὅταν

δυσπόριστον ἢ βλάβης ἀπεργαστικαὶ δόξωσιν εἶναι

Parmi les deacutesirs tous ceux qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne sont

pas combleacutes ne sont pas neacutecessaires mais ils comportent un appeacutetit fa-

cile agrave dissiper quand crsquoest un appeacutetit difficile agrave avoir ou lorsqursquoils sont ju-

geacutes capables de produire un mal113

Les deux cas de deacutesirs non-neacutecessaires envisageacutes ici recoupent pensons-nous les deacutesirs

naturels et les deacutesirs vains En effet ces derniers sont identifiables par un appeacutetit

δυσπόριστον difficile agrave trouver parce que vide sans rapport avec la nature et qui ne reacutesiste

pas agrave lrsquoexercice de la dissipation puisqursquoil nrsquoa rien de concret agrave y opposer Les deacutesirs naturels

eux se trouvent aussi soumis agrave cette fin srsquoils entraicircnent au bout du compte plus de maux que

de plaisirs Cependant si lrsquoopposition neacutecessairenon-neacutecessaire existe crsquoest que la distinction

entre naturel et vide nrsquoest pas tout agrave fait eacutetanche et les deacutesirs naturels et non-neacutecessaires agrave la

frontiegravere entre les deux sont complexes comme le montre la maxime 30

Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπrsquo ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ

συντελεσθῶσιν ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος παρὰ κενὴν δόξαν αὗται

γίνονται καὶ οὐ παρὰ ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ

ἀνθρώπου κενοδοξίαν

Ceux des deacutesir naturels mais qui ne ramegravenent pas agrave la douleur srsquoils ne

sont pas accomplis ougrave lrsquoenvie est violente ceux-lagrave se produisent en raison

de lrsquoopinion vaine et srsquoils ne se dissipent pas ce nrsquoest pas en raison de

leur propre nature mais en raison de la vaniteacute de lrsquohomme114

Ici le vide vient contaminer le naturel par le biais de lrsquoopinion eacutevidemment erroneacutee

puisqursquoelle donne trop de force agrave un deacutesir dont la non-satisfaction ne serait pourtant pas suivie

de douleur Lrsquoimportance qui lui est accordeacutee le gonfle de maniegravere agrave paraicirctre aussi impeacuterieux

que le deacutesir neacutecessaire or cette neacutecessiteacute est superflue Ce statut drsquoentre-deux des deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires en fait un affect tregraves deacutelicat agrave traiter srsquoils font lrsquoobjet de tant de

maximes (26 29 et 30) crsquoest parce qursquoils sont agrave la fois acceptables car naturels mais plus

enclins agrave la vaniteacute puisque non-neacutecessaires Le vide peut de fait srsquoattaquer aux deacutesirs naturels

sur deux points la quantiteacute et la qualiteacute Drsquoabord la quantiteacute lrsquoopinion vaine peut alors

113EacutePICURE Maxime Capitale 26 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 339

114EacutePICURE Maxime Capitale 30 in Id p 35053

atteindre jusqursquoaux deacutesirs neacutecessaires en srsquoillusionnant sur la quantiteacute de lrsquoobjet qui apporte

la satisfaction Typiquement le deacutesir de nourriture est neacutecessaire mais il peut devenir vide si

lrsquoon croit neacutecessaire drsquoavaler un buffet entier pour se rassasier Puis la qualiteacute cela ne touche

que les deacutesirs naturels non-neacutecessaires puisque la qualiteacute de lrsquoobjet est deacuteformeacutee passant de

non-neacutecessaire agrave neacutecessaire Par exemple manger un mets un peu plus raffineacute peut ecirctre un

souhait naturel mais crsquoest une opinion vide qui nous le fait voir comme neacutecessaire Les deux

illusions peuvent eacutevidemment se combiner crsquoest le propre des deacutesirs vains Le deacutesir de

richesse est qualitativement sans fondement naturel et il est eacutegalement sans fin sur la quantiteacute

de biens agrave posseacuteder Par ces mots nous cherchons agrave pointer le fait que les cateacutegories ne sont

pas eacutetanches car elles peuvent ecirctre toutes deacuteformeacutees drsquoune maniegravere ou drsquoune autre par

lrsquoopinion vide La cateacutegorie drsquoentre-deux est eacutevidemment la plus poreuse

Ainsi deux oppositions structurent lrsquoespace des deacutesirs le naturel et le non-naturel

drsquoune part le neacutecessaire et le non-neacutecessaire drsquoautre part Cette double partition ou laquo double

dichotomie raquo115 comme la nomme Geneviegraveve Rodis-Lewis dresse un tableau exhaustif des

deacutesirs chez Eacutepicure116

Mais voilagrave que nous arrivons agrave quatre cateacutegories pour les deacutesirs les naturels et les non-

naturels les neacutecessaires et les non-neacutecessaires Pourquoi en reacutesulte-il une tripartition

Comme lrsquoillustre la lettre de lrsquoeacutepicirctre agrave Meacuteneacuteceacutee ces deux oppositions se superposent la

seconde est comprise dans la premiegravere En effet la neacutecessiteacute ne peut se situer qursquoagrave lrsquointeacuterieur

de la nature Un deacutesir non-naturel ne peut donc en aucun cas ecirctre neacutecessaire mais la nature

deacutebordant la neacutecessiteacute un deacutesir naturel peut nrsquoecirctre pas neacutecessaire Ainsi la nature est-elle un

critegravere plus deacuteterminant mais la neacutecessiteacute une preacutecision qui permet drsquoaffiner de faccedilon non-

neacutegligeable son jugement

Nous voyons qursquoil est conceptuellement possible de saisir et de distinguer chacune de ces

trois classes de deacutesirs les comprendre crsquoest aussi savoir quels sont leur rapport et la porositeacute

qui peut exister entre elles Cependant agrave un niveau non-conceptuel la difficulteacute agrave les saisir

sont reacuteels surtout srsquoagissant des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires Nous allons illustrer ce

115G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 175

116Nous voudrions signaler au lecteur qursquoun texte de Philodegraveme malheureusementendommageacute et trop peu consensuel dans son interpreacutetation semble dresser une listecompleacutementaire de types de deacutesirs en fonction de leurs effets puis de leurs originesIl srsquoagit du fragment 6 de Des Choix et des Rejets Nous proposons dans notre annexe 3le texte eacutetabli une traduction anglaise la traduction franccedilaise disponible ainsi quenos remarques

54

problegraveme en interrogeant le statut drsquoun deacutesir complexe le deacutesir amoureux reacuteputeacute appartenir

au deacutesir naturel et non-neacutecessaire

55

Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour

Lrsquoamour au sens large est assez peu abordeacute et dans des textes qui semblent parfois

contradictoires Ce terme drsquoamour recouvre en reacutealiteacute deux notions que nous ne devrions pas

confondre le sentiment qui se situe plutocirct du cocircteacute drsquoἔρως et la sexualiteacute qursquoexprime

ἀφροδίσιον Les eacutepicuriens se concentrent drsquoailleurs plus sur la sexualiteacute que sur la

sentimentaliteacute Nous traiterons drsquoabord de lrsquoamour comme ἔρως puis de la sexualiteacute

a) Lrsquoamour comme sentiment

Traitons en premier la question la moins complexe lrsquoamour comme sentiment On

observe tout drsquoabord que les textes eacutepicuriens nrsquoutilisent pas beaucoup le mot ἔρως Dans les

textes de notre corpus on ne le trouve que chez Diogegravene Laeumlrce qui reprend lrsquoideacutee drsquoun texte

du scholarque eacutepicurien Diogegravene de Tarse οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα laquo [ils ne

pensent pas non plus] que lrsquoamour (ἔρως) soit envoyeacute par le dieu raquo117 Cette occurrence isoleacutee

nrsquoest sans doute pas anodine et contient en elle lrsquoexplication du peu drsquousage du terme et pour

tout dire son eacutevitement En effet cette affirmation se comprend comme une reacuteaction au

platonisme dans certains des traiteacutes de Platon notamment le Phegravedre et le Banquet lrsquoamour

se pare drsquoun caractegravere divin par lequel les deux amants vont pouvoir srsquoeacutelever vers la veacuteriteacute

mecirclant ainsi eacutetroitement quecircte du savoir et sentiment amoureux veacuteriteacute de lrsquoecirctre et mystegravere de

lrsquoinspiration passionnelle Le refus eacutepicurien de toute passion contraire agrave la sagesse et agrave la

diviniteacute par le trouble qursquoelle engendre ne peut entraicircner qursquoun deacutesaccord profond avec

Platon la passion vient de lrsquoopinion vide et non des dieux qui nrsquoaccordent de toute faccedilon pas

drsquoimportance aux hommes Bref la penseacutee eacutepicurienne est profondeacutement anti-platonicienne

sur ce point en particulier point important car il touche au rapport entre hommes et dieux et

sans doute jusqursquoagrave eacuteviter ce mot mecircme dἔρως On peut se demander si ce terme nrsquoa pas eacuteteacute

approprieacute dans son usage philosophique du moins par le sens platonicien au point qursquoil

faille employer drsquoautres expressions pour se deacutetacher des connotations que lrsquoAcadeacutemie y avait

imprimeacutees

En effet les textes eacutepicuriens traitent toujours de τὸ ἐρωτικὸν πάθος la passion amoureuse

Elle est toujours condamneacutee toujours ce dont il faut se deacutefaire comme lrsquoindique la sentence

vaticane 18 qui nous donne des clefs pour nous en deacutetacher Elle semble mecircme constituer le

117DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 130656

paradigme de la passion En effet dans le traiteacute Sur la colegravere de Philodegraveme lrsquoardeur du

coleacuterique se trouve plusieurs fois compareacutee avec la passion amoureuse Le philosophe de

Gadara recommande drsquoutiliser la mecircme approche οὕτω δεῖ τὴν εἰλικρίνειαν

ἐπιλογίσασθαι τοῦ κακοῦ καθάπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐρωτικῆς εἰώθαμεν ποιεῖν

ἐπιθυμίας laquo nous devons prendre en compte le mal agrave lrsquoeacutetat pur comme justement nous

avons lrsquohabitude de le faire quand il srsquoagit du deacutesir amoureux raquo118 pour illustrer la force de

la colegravere il la compare agrave celle de la passion amoureuse ἀμέλει γὰρ καὶ φιλοτιμότερόν

ἐστι καὶ τῆς ἐρωτικῆς ἐπιθυμίας τὸ κακόν laquo De fait assureacutement ce mal [ie la colegravere]

megravene agrave la surenchegravere plus que ne le fait le deacutesir amoureux raquo119 En tant que passion la plus

typique lrsquoamour sert de reacutefeacuterence aux autres passions et concentre aussi les critiques agrave leur

endroit Finalement lrsquoeacutepicurisme produit une condamnation de lrsquoamour-passion assez peu

originale ce thegraveme eacutetant largement reacutepandu dans la philosophie Srsquoil faut trouver une

sentimentaliteacute agrave preacutefeacuterer agrave cet amour et telle peut ecirctre lrsquooriginaliteacute du Jardin on pensera agrave

lrsquoamitieacute que les eacutepicuriens ont la reacuteputation drsquoavoir mise agrave lrsquohonneur

Lucregravece nrsquoest pas en reste pour critiquer lrsquoamour Dans son long deacuteveloppement du

livre IV il srsquoattaque avec feacuterociteacute au ridicule des amoureux

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci et tribuunt ea quae non

sunt his commoda uere

Ainsi font les hommes que le deacutesir aveugle ils precirctent agrave celles qursquoils

aiment des meacuterites irreacuteels120

Lrsquoillusion amoureuse est pointeacutee dans la ceacuteciteacute des amants (caeci) le poegravete livre ensuite une

savoureuse liste de deacutefauts que les amants prennent pour des qualiteacutes chez leur maicirctresse

Mais il deacutenonce non lrsquoexcegraves qui prend forme amoureuse mais lrsquoamour lui-mecircme en

teacutemoigne ce vers amer qui conclut la description peu glorieuse drsquoune relation amoureuse

Atque in amore mala haec proprio summeque secundo inveniuntur laquo voilagrave quels maux on

trouve dans un amour juste et combleacute raquo121 Le poegravete attaque radicalement le sentiment122 les

118PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira G Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis 1988 fr 17 col 7 trad fr D Delattre et A Monet in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op citp 574

119PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquo ira op cit col 14 D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Leseacutepicuriens op cit p 577

120LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1153-1154 p 306-307

121Id IV v 1141-1142 p 304-305

122Cette approche de Lucregravece a sans doute beaucoup agrave voir avec les loci de lapoeacutesie amoureuse par exemple on peut lire les vers 1175-1184 comme un

57

Grecs ne sont pas aussi trancheacutes sur le sujet et il est difficile de deacuteterminer srsquoils condamnent agrave

la racine un sentiment qui serait par essence excessif ou seulement lrsquoamour dans ses excegraves

Mais plus que le fond crsquoest le ton caustique et un peu deacutesespeacutereacute de Lucregravece la longueur et la

cruelle preacutecision des deacuteboires amoureux123 qui tranchent par rapport agrave lrsquoapproche distancieacutee

et raisonnante des eacutepicuriens Toutefois lagrave ougrave cet eacutecart srsquoexprime le mieux ce nrsquoest pas tant

dans lrsquoamour comme sentiment que comme sexualiteacute

b) La sexualiteacute

1- Lucregravece une Veacutenus cynique

Lucregravece mecircle eacutetroitement sa critique du sentiment et de la sexualiteacute condamnant

absolument le premier afin de libeacuterer la seconde Nous lrsquoavons dit ce premier mouvement en

tant que condamnation de la passion peut convenir agrave lrsquoeacutepicurisme si ce nrsquoest que lrsquoaigreur

que le poegravete met agrave lrsquoattaquer paraicirct contrevenir agrave lrsquoapproche deacutepassionneacutee des eacutepicuriens

Quant au second il faut srsquoarrecircter un instant pour en examiner les diffeacuterents eacuteleacutements Lrsquoideacutee

de seacuteparer amour et sexualiteacute a eacuteteacute retrouveacutee dans un court fragment de Diogegravene drsquoOinoanda

(NF 157)

ἀτυχὲς ἀγνοεῖν τοὺς τὸ ἐρωτικὸν νοσοῦντας πάθος ὅτι τὴν μὲν ἀπὸ τῆς

ὄψεως ἡδονὴν καὶ δίχα συνπλοκῆς ἔχουσιν τελείαν το δrsquoἀφροδείσιον

αὐτὸ καὶ ἐπὶ βελτείονος μορφῆς καὶ ἐπὶ χείρονος ὅμοιόν ἐστιν

Il est malheureux que ceux qui sont malades de passion amoureuse ne se

rendent pas compte qursquoils reacutealisent tout agrave fait leur plaisir par la vue [de

lrsquoecirctre aimeacute] mecircme sans relation sexuelle lrsquoacte sexuel lui-mecircme que ce

soit avec quelqursquoun drsquoune plus belle ou drsquoune moins belle apparence de-

meure le mecircme124

Dans ce passage Diogegravene vise agrave seacuteparer ce que les amoureux confondent leur sentiment tire

son agreacutement de la beauteacute de lrsquoaimeacute et non drsquoune relation physique dont la vraie source de

plaisir ne se trouve pas dans lrsquoapparence de lrsquoautre cette phrase ne preacutecise pas drsquoougrave le plaisir

deacutetournement de paraclausithuron

123Une centaine de vers (IV v 1058-1191)

124DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda the discoveries of 2009 (NF 167-181) raquo art cit NF 157 p 19 traductionpersonnelle

58

sexuel est tireacute Les deux eacutediteurs Juumlrgen Hammerstaedt et Martin Ferguson Smith divergent

sur lrsquointerpreacutetation preacutecise de ce passage et proposent chacun au lecteur leur lecture125 Parmi

les points de divergence il y a la proximiteacute (totale selon Smith) ou la distance (selon

Hammerstaedt) avec ce que dit Lucregravece Ce fragment rappelle en effet quelques vers du poegravete

deacutenonccedilant lrsquoinsatisfaction du deacutesir sexuel avec lrsquoecirctre aimeacute les plus marquants eacutetant ceux-ci

Nam certe purast sanis magis inde voluptas quam miseris Etenim potiun-

di tempore in ipso fluctuat incertis erroribus ardor amantum nec constat

quid premium oculis manibusque fruantur

Oui la volupteacute est plus pure aux hommes senseacutes qursquoagrave ces malheureux

dont lrsquoardeur amoureuse erre et flotte indeacutecise agrave lrsquoinstant de posseacuteder les

yeux les mains ne sachant de quoi drsquoabord jouir126

Le poegravete y montre non seulement la seacuteparation des deux pheacutenomegravenes mais surtout la

pollution que creacutee lrsquoamour autour du plaisir sexuel qui se trouve gacirccheacute par lrsquoillusion que cet

acte aboutira agrave combler le corps de lrsquoamant avec la beauteacute de son partenaire (v 1094-1096)

or comme le deacuteveloppera Lucregravece par la suite avec une explication plutocirct eacutepicurienne (v

1108-1120) le transfert atomique du corps de lrsquoecirctre aimeacute agrave lrsquoamant est impossible Ainsi le

deacutesir amoureux est-il impossible agrave satisfaire et il gacircche en outre le plaisir sexuel Crsquoest donc

en pratiquant une sexualiteacute sans lrsquoecirctre aimeacute que lrsquoon pourra jouir veacuteritablement de ce plaisir

Si lrsquoon y prend garde ce nrsquoest pas tout agrave fait ce que dit Diogegravene127 qui distingue simplement

la source du plaisir sans pour autant dire que les amants ne retirent pas de plaisir de la

sexualiteacute il srsquoagit seulement de dire que lagrave nrsquoest pas la source du plaisir du sentiment

amoureux Rien nrsquoest dit sur lrsquoeacuteventuel gacircchis du plaisir sexuel si lrsquoacte est accompli avec une

personne aimeacutee passionneacutement Ainsi ce qui fondait chez Lucregravece la neacutecessiteacute de srsquoen

remettre agrave la Venus voglivaga la Veacutenus volage (v 1072) crsquoest-agrave-dire la satisfaction sexuelle

avec le premier amour qui se preacutesente nrsquoest absolument pas attesteacute chez les eacutepicuriens

Nous nous sentons donc plus proche de la lecture de Juumlrgen Hammerstaedt qui pointe les

divergences entre Diogegravene drsquoOinoanda et Lucregravece Mais nous approuvons tout agrave fait Smith

125Nous ne reprendrons les arguments qursquoils deacuteveloppent on les trouvera auxpages 20 agrave 23 de leur article

126LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1075-1078 p 302-303

127Smith propose une traduction du passage qui le rapproche de Lucregravece encomprenant non pas que les amoureux reacutealisent leur plaisir laquo mecircme sans relationsexuelle raquo mais laquo et non de la relation sexuelle raquo cependant cette interpreacutetationnrsquoempecircche pas de ressentir un vrai plaisir dans une relation avec lrsquoobjet de lrsquoamourpassionneacute elle seacutepare les deux plaisirs sentimental et sexuel

59

lorsqursquoil affirme laquo Pas de doute que Diogegravene aurait aussi eacuteteacute drsquoaccord avec Lucregravece (IV

1073-1076 [le passage que nous venons de citer]) que ceux qui tirent le plus de plaisir drsquoune

relation sexuelle sont ceux qui ne sont pas amoureux raquo128 hellip si lrsquoon pense agrave un autre Diogegravene

que celui de Lycie Lucregravece est en effet singuliegraverement proche de la position de Diogegravene non

pas drsquoOinoanda pas non plus de Laeumlrce mais de Diogegravene de Sinope On trouve chez Diogegravene

Laeumlrce (le doxographe) parmi les propos tenus par Diogegravene le Cynique (celui qui venait de

Sinope) celui que voici τοὺς ἐρῶντας ἔφη πρὸς ἠδονὴν ἀτυχεῖν129 laquo ceux qui

eacuteprouvent la passion amoureuse rencontrent lrsquoeacutechec agrave lrsquoeacutegard du plaisir raquo130 Il nous semble

que si Lucregravece se rapproche drsquoune penseacutee sur ce point du moins crsquoest bien plus des ideacutees

cyniques car il nous apparaicirct que le Chien drsquoAthegravenes131 dit exactement la mecircme chose que le

poegravete latin agrave savoir que la passion amoureuse empecircche le plaisir sexuel De plus lrsquoideacutee

drsquoavoir recours agrave la Venus voglivaga trouve des eacutechos dans drsquoautres passages de la vie des

cyniques132 Les proximiteacutes de Lucregravece avec les cyniques ne sont pas agrave neacutegliger dans le De

rerum natura certains passages tiennent mecircme de la citation par exemple la meacutetaphore de

la philosophie comme un remegravede amer ndash que le poegravete pare de son art doux afin de le faire

avaler ndash (IV 11-25) reprend un propos drsquoAntisthegravene133 Mais pas plus qursquoil nrsquoest eacutepicurien

Lucregravece ne peut ecirctre rangeacute dans la cateacutegorie des cyniques Pierre Vesperini propose de penser

sa posture litteacuteraire comme celle du laquo paracynique crsquoest-agrave-dire qui utilise des discours

cyniques sans pour autant srsquoinscrire dans leur tradition raquo134 Or cette tendance cynique il la

voit preacutesente notamment quand il est question de lrsquoamour135

128M F SMITH in J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  thediscoveries of 2009 (NF 167-181) raquo op cit p 22

129DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in HS Long Diogenis Laertii vitae philosophorum 2 vols OxfordClarendon Press 1964 (repr 1966)

130DIOGEgraveNE LE CYNIQUE in DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit VI sect 36 p 735

131 Le cynique de Sinope

132Pour la deacutesolidarisation de lrsquoamour et de la sexualiteacute agrave rapprocher de Diogegravene sect72 laquo il demandait la communauteacute des femmes ne parlant mecircme pas le mariagemais de lrsquoaccouplement drsquoun homme qui a seacuteduit une femme avec la femme seacuteduite raquo et demaniegravere plus lointaine drsquoAntisthegravene sect 3 laquo Il faut srsquounir agrave des femmes qui vous ensauront greacute raquo

133laquo Comme on lui avait demandeacute pourquoi il recourait pour corriger ses disciples agravedes recettes amegraveres il reacutepond Les meacutedecins en font autant avec leurs patients raquoin DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit trad M-O Goulet-Cazeacute VI sect 3 p 683

134P VESPERINI Lucregravece op cit p 142-143

135laquo un trait typique de philosophes cyniques [hellip] au livre IV avec une deacutenonciationde la folie de lrsquoamour raquo Id p 166 voir eacutegalement p 126-127

60

Ce meacutelange drsquoinfluences philosophiques que nous pointons lagrave fait du poegraveme de Lucregravece un

texte deacutelicat agrave utiliser ougrave si le dogme eacutepicurien est la matiegravere majeure du poegraveme il se trouve

parfois mecircleacute agrave des dogmes exteacuterieurs ou mobiliseacute dans un cadre heacuteteacuterogegravene agrave lrsquoeacutepicurisme

en lrsquooccurrence nous pensons que la remobilisation de la theacuteorie atomique drsquoEacutepicure pour

expliquer lrsquoinsatisfaction des amants (IV 1108-1120) sert un propos cynique Toutefois ces

influences heacuteteacuterogegravenes sont parfois difficiles agrave deacutegager car elles peuvent ecirctre compatibles

avec lrsquoeacutepicurisme en effet le fait que la passion amoureuse qui est un mal en soi nuise au

plaisir sexuel nrsquoest nullement interdit par ce que nous savons de la doctrine eacutepicurienne mais

puisque nous nrsquoavons pas de texte qui lrsquoaffirme nous pensons preacutefeacuterable de ne pas ramener

lrsquoaffirmation lucreacutetienne agrave lrsquoeacutepicurisme Ici crsquoest parce que nous avons pu clairement

identifier une source diffeacuterente que nous pouvons mieux penser que cette ideacutee sans ecirctre

incompatible avec lrsquoeacutepicurisme nrsquoa du moins pas une origine eacutepicurienne et se trouve ecirctre

avant tout cynique

En matiegravere drsquoamour et de sexualiteacute Lucregravece nrsquoest donc pas une source sucircre pour lrsquoeacutepicurisme

du fait de son inspiration cynique sur le sujet qui rend sa parole non-eacutepicurienne bien qursquoon

puisse envisager qursquoelle ne soit pas incompatible avec lrsquoeacutepicurisme Crsquoest donc seulement agrave

partir des eacutepicuriens que lrsquoon pourra comprendre comment ils envisagent la sexualiteacute

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non

Nous comprenons souvent la sexualiteacute dans la penseacutee eacutepicurienne agrave partir de la

classification de ce deacutesir dans la cateacutegorie naturelle et neacutecessaire Crsquoest donc en eacutetudiant les

arguments et la leacutegitimiteacute drsquoune telle classification que lrsquoon abordera de faccedilon la plus

exhaustive le sujet

α - Saisie du problegraveme

Les commentateurs modernes ont tendance agrave ranger les deacutesirs sexuels dans la

cateacutegorie des deacutesirs naturels et non-neacutecessaires en soulignant le laquo ton beaucoup plus reacuteserveacute agrave

lrsquoeacutegard de ce mecircme plaisir raquo ou la prescription laquo de nrsquoen user que prudemment raquo136 chez Jean

Salem ou que sa poursuite laquo relegraveve de la sagesse pratique raquo137 selon Marcel Conche

Cependant certains eacuteleacutements viennent porter le doute sur une telle cateacutegorisation Plus

136J SALEM Tel un dieu parmi les hommes op cit p 79

137M CONCHE Lettres et maximes op cit p 6661

nuanceacutee que ses homologues Geneviegraveve Rodis-Lewis eacutecrit de ce deacutesir laquo qursquoil soit naturel est

eacutevident non neacutecessaire comme si son insatisfaction nrsquoeacutetait jamais peacutenible apparaissant plus

discutable raquo138 Cette peacutenibiliteacute est preacuteciseacutement celle pointeacutee par Lucregravece lorsqursquoil dit

[decet] iacere umorem conlectum in corpora quaeque nec retinere [hellip] et

servare sibi curam certumque dolorem

[il faut] jeter en quelque corps le liquide amasseacute au lieu de le garder [hellip]

et de nous assurer la peine et la souffrance139

Si le deacutesir sexuel ramegravene agrave la douleur crsquoest le consideacuterer comme neacutecessaire selon la maxime

26140 Toutefois nous ne pouvons pas nous fier agrave Lucregravece sur un tel sujet car nous nrsquoavons

pas agrave notre connaissance drsquoautres textes eacutepicuriens pour confirmer ses dires et la tradition

cynique nrsquoest jamais loin lorsque Lucregravece parle drsquoamour141 comme nous venons de le

montrer Or ce que dit lagrave Lucregravece rentre en eacutecho avec des ideacutees cyniques Cette neacutecessiteacute

douloureuse peut tout aussi bien trouver sa source chez Diogegravene le Cynique lorsque se

masturbant sur la place publique il regrette de ne pas pouvoir satisfaire aussi aiseacutement sa

faim142 il indique par lagrave lrsquoeacutegaliteacute en neacutecessiteacute qui anime les deux deacutesirs

Devant ces soupccedilons et ces incertitudes nous voudrions reposer la question la sexualiteacute est-

elle un deacutesir neacutecessaire ou non Quels faits nous font pencher vers cette option et quels

autres nous incitent agrave le consideacuterer neacutecessaire Drsquoougrave vient que nous cateacutegorisons ce deacutesir

comme naturel mais non-neacutecessaire

Partons de cette derniegravere interrogation Le commentaire classique a des sources pour

eacutetayer sa penseacutee143 quelles sont-elles La plus explicite sur la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute

agrave laquelle on est renvoyeacute se trouve dans le fragment 456 des Epicurea drsquoUsener aux lignes

12 agrave 19 Ce passage signale la speacutecificiteacute du classement drsquoEacutepicure rappelle les trois

cateacutegories de deacutesirs puis les exemplifie comme suit

138G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 184-185

139LUCREgraveCE De rerum natura op cit IV v 1065-67 p 300-301

140Voir supra p 51

141Voir supra notes 132 et 135

142DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies et doctrines des philosophes illustres M-O Goulet-Cazeacute(trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1999 VI sect 69 p 736

143Pour un reacutesumeacute de ces sources on pourra se reporter au deacuteveloppement assezriche en reacutefeacuterences que font les eacutediteurs de Diogegravene drsquoOinoanda sur le NF 157 p 19-23 dans J HAMMERSTAEDT et M F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo art cit p 1-48

62

ἡ μὲν οὖν τῆς τροφῆς ἐπιθυμία καὶ τῆς ἐσθῆτος ἀναγκαίαmiddot ἡ δὲ τῶν

ἀφροδισίων φυσικὴ μὲν οὐκ ἀναγκαία δέmiddot ἡ δὲ τοιῶνδε σιτίων ἢ τοιᾶσδε

ἐσθῆτος ἢ τοιῶνδε ἀφροδισίων οὔτε φυσικὴ οὔτε ἀναγκαία

Donc le deacutesir de nourriture et celui de vecirctements sont neacutecessaires Le deacute-

sir sexuel est naturel mais non-neacutecessaire Le deacutesir drsquoune certaine nourri-

ture drsquoun certain vecirctement ou drsquoun certain rapport sexuel nrsquoest ni naturel

ni neacutecessaire144

Ce passage fonde donc clairement lrsquoattribution de non-neacutecessiteacute au deacutesir sexuel Mais drsquoougrave

vient ce texte et quelle leacutegitimiteacute a-t-il Ce texte srsquoavegravere ecirctre une scolie agrave Aristote nous

preacutecise Hermann Usener qui commente le passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote

parle du deacutesir sexuel comme naturel au mecircme titre que le deacutesir de nourriture et ils prennent

des formes variables selon les individus145 Le texte nrsquoappartient donc pas agrave la tradition directe

de lrsquoeacutepicurisme antique ce qui ne permet pas de le consideacuterer absolument valide Cependant

nous avons pu trouver dans la tradition indirecte de lrsquoeacutepicurisme des eacuteleacutements fiables au

regard de ce que nous connaissons de cette philosophie antique mais il srsquoagit pour nous agrave

chaque fois que nous avons recours agrave ces eacutecrits drsquoeacutevaluer autant que possible ce qui est dit au

regard de ce que nous savons ou pas agrave propos de la doctrine du Jardin ainsi que drsquoougrave cela est

dit afin de mieux comprendre la position eacutenonceacutee Cette scolie comme beaucoup de ses

semblables preacutesente bien des inconveacutenients pour notre questionnement drsquoune part nous ne

saurions en deacuteterminer la date du moins nrsquoest-il pas agrave notre porteacutee de le deacuteterminer drsquoautre

part nous nrsquoavons pas de nom ou seulement drsquoindice de lrsquoidentiteacute de son auteur Aucun

ancrage ni personnel ni temporel ne nous permet de situer cet eacutenonceacute ce qui rend sa validiteacute

infondable en lui-mecircme Accorder du creacutedit agrave ce qui y est dit tient alors agrave lrsquointerpreacutetation

drsquoautres textes plus leacutegitimes qui iraient dans le mecircme sens que lui

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute

Et effectivement de pareils textes existent mais preacutecisons aussitocirct qursquoaucun texte ne

procegravede agrave une superposition de la classification des deacutesirs sur des exemples de deacutesirs On

trouve donc toujours agrave lrsquoexception de la scolie que nous venons de citer et de celle de la

maxime 29146 soit le rappel de la tripartition des deacutesirs soit le traitement du deacutesir sexuel mais

jamais les deux ensemble Crsquoest donc par la seule eacutetude du traitement reacuteserveacute aux deacutesirs

144ANONYME in H USENER (eacuted) Epicurea op cit fr 456 15-19 p 295 traductionpersonnelle

145ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris 1959 III 13 (1118 b) 5-25 p 163-164

63

drsquoAphrodite que nous pouvons deacuteduire une cateacutegorie pour eux En effet plusieurs textes font

penser qursquoils sont naturels mais non-neacutecessaires puisqursquoils teacutemoignent de remarques

neacutegatives sur la sexualiteacute Le plus probant est celui que Diogegravene Laeumlrce et drsquoautres citateurs

donnent Συνουσίη δὲ φασίν ὤνησεν μὲν οὐδὲποτε ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ ἔβλαψε laquo on

nrsquoa jamais tireacute aucun profit de la relation sexuelle disent-ils et lrsquoon peut ecirctre satisfait de ne

pas en subir de dommage raquo147 Ce teacutemoignage nous invite agrave penser le deacutesir sexuel non sans

danger Par cette vision neacutegative on pense ce deacutesir comme ne produisant pas de bien il serait

alors agrave eacuteviter donc il est possible de srsquoen passer De lagrave la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)

Toutefois la mise en avant de ce passage minore souvent la positiviteacute certaine qui

entoure ce deacutesir Un extrait du traiteacute Sur les Fins drsquoEacutepicure rapporteacute par Diogegravene Laeumlrce est

tregraves clair agrave ce sujet

Οὐ γὰρ ἔγωγε ἔχω τί νοήσω τἀγαθόν ἀφαιρῶν μὲν τὰς διὰ χυλῶν

ἡδονάς ἀφαιρῶν δὲ τὰς διrsquoἀφροδισίων καὶ τὰς διrsquoἀκροαμάτων καὶ τὰς

διὰ μορφάς

Car pour moi je ne peux en aucune maniegravere me repreacutesenter ce qursquoest le

bien si je supprime les plaisirs que procurent les saveurs que je supprime

ceux que procure lrsquoamour (ἀφροδισίων) et ceux que procurent les sons

et ceux qui proviennent des formes148

Le deacutesir sexuel fait partie des bonnes choses ce qui prouve qursquoils peuvent ecirctre rattacheacutes agrave

lrsquoagreacuteable ou au plaisant sans ecirctre essentiellement nuisibles Drsquoautres sources pegravesent en

faveur de cette vision Pierre Vesperini eacutecrit qursquoun buste drsquoEacutepicure laquo fut placeacute peut-ecirctre degraves

son vivant dans le temple drsquoAphrodite agrave Paphos raquo149 et rappelle aussi la preacutesence des

heacutetaiumlres dans le Jardin Tous ces eacuteleacutements concourent agrave montrer la positiviteacute de ce deacutesir dans

lrsquoeacutepicurisme

146Qui ne donne drsquoailleurs pas les mecircmes exemples et surtout pas le deacutesir sexuelcomme naturel et non-neacutecessaire mais parle du deacutesir drsquoaliments riches Pour le texteet sa traduction se reporter agrave lrsquoannexe 2

147DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X sect 118 p 1306 pour les autres citateurs voir HUSENER (eacuted) Epicurea op cit fr 62

148DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies X sect 6 in A LAKS laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la ViedrsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X 1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PULLille 1976 p 1-118 p 10-11

149P VESPERINI La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit chap 7 p 35464

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions

La sentence 51 que lrsquoon preacutesente comme une lettre de Meacutetrodore ami drsquoEacutepicure au

jeune Pythoclegraves reacutesume agrave elle seule ces tensions

Πυνθάνομαί σου τὴν κατὰ σάρκα κίνησιν ἀφθονωτέραν διακεῖσθαι πρὸς

ἀφροδίσιον ἔντευξινmiddot σὺ δὲ εἰ μὴ τοὺς νόμους καταλύεις μὴτε τὰ καλῶς

ἔθη κείμενα κινεῖς μὴτε τῶν πλησίων τινὰ λυπεῖς μὴτε τινὰ τὴν σάρκα

καταξαίνεις μὴτε τὰ ἀναγκαῖα καταναλίσκεις χρῶ τῇ ἑαυτοῦ

προαιρέσει ὡς βούλειmiddot ἀμήχανον μέντοι γε τῷ μὴ οὐχ ἑνί γέ τινι τοῦτων

συνέχεσθαιmiddot ἀφροδίσια γὰρ οὐδέποτε ὤνησεν ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ

ἔβλαψεν

Jrsquoapprends que le mouvement de la chair est chez toi plus geacuteneacutereux agrave

lrsquoeacutegard de la relation drsquoamour Pour toi si tu nrsquoenfreins pas les lois et que

tu ne portes pas atteinte agrave lrsquohonnecircteteacute eacutetablie en coutume que tu nrsquoat-

tristes pas lrsquoun de tes proches que tu nrsquouses pas ta chair et que tu ne

consumes pas le neacutecessaire suis le choix qui est de toi comme tu veux

Et pourtant il nrsquoy a pas moyen de le faire quand on est retenu par lrsquoun au

moins de ces obstacles Car les plaisirs de lrsquoamour ne sont jamais utiles il

faut ecirctre content srsquoils ne nuisent pas150

Lrsquoadresse qui srsquoeacutelargit au lecteur met en balance le choix de poursuivre le deacutesir sexuel et les

contraintes agrave la bonne reacutealisation de ce deacutesir Arrecirctons-nous un instant sur ces obstacles Le

premier ne pas enfreindre les lois touche au politique et impose la non-illeacutegaliteacute de lrsquoacte

sous peine drsquoecirctre deacutecouvert et drsquoen ecirctre chacirctieacute151 Le deuxiegraveme transgresser les codes des

mœurs nous semble la deacuteclinaison du premier dans le domaine social et contraint agrave une

non-illeacutegitimiteacute dans la reacutealisation de ce deacutesir Le troisiegraveme ne pas causer de peine agrave un

proche revient agrave ne pas abicircmer une relation de notre environnement afin drsquoen preacuteserver la

stabiliteacute contre la satisfaction passagegravere drsquoun deacutesir La quatriegraveme lrsquousure de la chair se

ramegravene agrave la neacutecessiteacute de chercher la santeacute du corps qui compose le plaisir152 Le cinquiegraveme et

dernier la preacuteservation du neacutecessaire se ramegravene eacutegalement aux eacuteleacutements de la survie du

calme du corps et du bonheur qursquoil ne faut pas remettre en question pour accomplir ce deacutesir

Y a-t-il lagrave vraiment quelque chose drsquoexceptionnel dans ces prescriptions Il nous semble que

150EacutePICURE Sentences Vaticanes 51 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p505 traduction modifieacutee

151Sur la conception de la justice voir les maximes 31 agrave 38 notamment la 35 pour lechacirctiment

152Voir la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 12865

ces obstacles sont valables pour tous les deacutesirs sauf peut-ecirctre les deuxiegraveme et troisiegraveme

points qui apparaissent particuliers au deacutesir sexuel on voit surgir avec eux une dimension

sociale qui si elle nrsquoest peut-ecirctre pas invalide pour les autres deacutesirs nrsquoest exprimeacutee que dans

ce cas Mais ce qui deacuteciderait de la non-neacutecessiteacute de la sexualiteacute ndash le fait qursquoelle ne ramegravene

pas agrave la douleur si elle nrsquoest pas reacutealiseacutee ndash ne se trouve pas dans ces contraintes en tant que

telles

Crsquoest la phrase finale que nous avons vu tantocirct chez Diogegravene Laeumlrce qui donne une ideacutee

peacutejorative de la sexualiteacute Il faut toutefois souligner qursquoelle deacutecoule ici de cette eacutenumeacuteration

de preacutealables puisque les conseacutequences nuisibles dont il est question agrave la fin rappellent entre

autres les limitations qui viennent drsquoecirctre rapporteacutees Mais que dit preacuteciseacutement cette phrase

Agrave quoi renvoie lrsquoinutiliteacute essentielle (οὐδέποτε ὤνησεν) des deacutesirs amoureux Le

commentaire qursquoen a livreacute Jean Bollack nous paraicirct inteacuteressant

Les deux membres de la derniegravere phrase ne sont pas compleacutementaires Agrave

la preacutesence vraisemblable du mal srsquoadjoint lrsquoabsence neacutecessaire drsquoun au-

delagrave dans le temps dont on puisse faire son profit Crsquoest ainsi qursquoil faut en-

tendre comme srsquoappliquant agrave lrsquoavenir le bien dont il est dit que ces plaisirs

ne le procure jamais153

Crsquoest donc en regard du futur que lrsquoon ne tire en aucun cas de bien de la satisfaction de ce

deacutesir et que lrsquoon peut en revanche en tirer des nuisances On tire toutefois que en creux il

existe un reacuteel plaisir agrave la sexualiteacute sur lrsquoinstant154 Le but de ce discours est de mettre en

balance lrsquoinstantaneacuteiteacute du plaisir ndash peut-ecirctre si eacutevident qursquoil nrsquoest pas besoin de le mentionner

ndash et lrsquoapregraves qui ne jouit plus de ce plaisir mais peut comporter des deacuteplaisirs Cela croyons-

nous ne suffit pas agrave preacutejuger de la non-neacutecessiteacute du deacutesir sexuel en effet ce qui est preacutesenteacute

ici ce sont les peines qui peuvent suivre un tel acte agrave mettre en balance avec le plaisir

momentaneacute de sa reacutealisation et non lrsquoaffirmation drsquoune absence de douleur si la satisfaction

est absente Cela pourrait peut-ecirctre mecircme en indiquer la neacutecessiteacute puisqursquoon peut lire cette

preacutesentation des inconveacutenients douloureux comme ce qursquoil faut faire peser face agrave la douleur

153J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit 22 p 509 nous avons changeacute latraduction de Bollack de le bien par lrsquoutile dans la traduction que nous avons proposeacuteafin de faire mieux faire sentir au lecteur qursquoil ne srsquoagissait pas du bien commeplaisir mais comme ce qui est profitable

154Pour la simultaneacuteiteacute du plaisir sexuel avec lrsquoacte qui le produit voir DiogegravenedrsquoOinoanda NF 128 col 6-7 trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted)Les eacutepicuriens op cit p 1047 Il est eacutegalement question dans cette mecircme cateacutegoriede la simultaneacuteiteacute du plaisir et de lrsquoacte de lrsquoacte de manger

66

de la non-satisfaction155 Peut-ecirctre aussi cette preacutesentation neacutegative nrsquoest-elle pas sans rapport

avec lrsquoadresse qui vise un deacutesir deacutesigneacute comme excessif car ἀφθονωτέρας abondant en plus

du sens de lrsquoadjectif se trouve ecirctre un comparatif de supeacuterioriteacute assez abondant Le rappel des

preacutealables agrave respecter en vue de la reacutealisation non-nuisible de ce deacutesir vient dresser un tableau

fait non pour rendre justice au deacutesir sexuel mais pour contrebalancer la preacutegnance drsquoun deacutesir

plutocirct geacuteneacutereux Pour finir notre travail drsquoavocat de la partie moins deacutefendue nous ajouterons

qursquoen fin de compte ainsi que le fait remarquer Geneviegraveve Rodis-Lewis laquo le deacutesir sexuel

nrsquoest condamneacute que dans ses excegraves et dans leurs conseacutequences facirccheuses raquo156 Ne pourrait-on

pas soutenir qursquoil en va de mecircme avec la gloutonnerie qui est lrsquoexcegraves du deacutesir de nourriture

Personne ne songe agrave assigner lrsquoalimentation agrave la non-neacutecessiteacute alors mecircme que son excegraves est

nuisible

Crsquoest pour cela cher lecteur qursquoen vertu du principe ndash bien leacutegitime avouons-le ndash du

beacuteneacutefice du doute nous trsquoenjoignons agrave ne pas condamner le deacutesir sexuel agrave la non-neacutecessiteacute

car aucun texte non aucun nrsquoa pu nous apporter la preuve mecircme de lrsquoabsence de douleur si

ce deacutesir nrsquoest pas combleacute lrsquounique eacuteleacutement qui caracteacuteriserait lrsquoinfraction Pas plus il est vrai

qursquoil nrsquoa pu ecirctre deacutemontreacute son innocence et la douleur de sa non-satisfaction nous nrsquoavons pu

prouver lrsquoinverse Ainsi de gracircce ne lrsquoassigne pas agrave reacutesidence du non-neacutecessaire Si le

disculper crsquoest peut-ecirctre laisser un coupable en liberteacute le condamner revient agrave envoyer un

innocent ndash soit douteux mais un innocent quand mecircme ndash derriegravere les barreaux Mais si nous

voulons comparaicirctre agrave la barre devant la Connaissance il nous faut nous deacutepouiller de ces

excegraves oratoires et avouer que dans tous les cas quelque soit la lecture pour laquelle on opte

elle srsquoappuye sur un cadre drsquointerpreacutetation exteacuterieur au texte Il nrsquoest rien qui nous aide agrave

eacutetablir lrsquoun ou lrsquoautre caractegravere drsquoune cateacutegorie autant que nous ne trouvons aucun eacutecrit

fiable qui nous confirme lrsquoun ou lrsquoautre il est plus prudent de dire que le deacutesir sexuel reste

indeacuteterminable

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence

Agrave ceux qui diraient que la simple ambivalence que lrsquoon trouve dans ce deacutesir autorise agrave

le classer comme non-neacutecessaire nous reacutepondrons que lrsquoargument est un peu faible On lrsquoa

vu des deacutesirs naturels et neacutecessaires comme le deacutesir de nourriture peuvent aussi ecirctre agrave limiter

155Agrave moins que lrsquoon oppose la maxime 30 ougrave crsquoest lrsquoopinion vaine qui rend le toutfaussement douloureux mais crsquoest preacutesupposer que la sexualiteacute peut se ramener agravela non-neacutecessiteacute ce qui est preacuteciseacutement ce que nous interrogeons

156G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 18567

Drsquoabord rappelons que lrsquoopinion vaine peut tout aussi bien srsquoen emparer en eacutetendant la

neacutecessiteacute agrave une quantiteacute disproportionneacutee ou une qualiteacute particuliegravere Ensuite nous proposons

lrsquoexemple suivant si la faim survient en nous alors que nous nous trouvons devant une

nourriture avarieacutee allons faire taire notre faim avec cela sous preacutetexte que le deacutesir de manger

est naturel et neacutecessaire ou allons nous passer notre chemin puisqursquoune telle nourriture nous

procurerait de la douleur Il nous paraicirct que la deuxiegraveme option serait veacuteritablement

eacutepicurienne on aurait pu choisir la premiegravere en brandissant lrsquoinconditionnaliteacute en matiegravere de

deacutesir naturel et neacutecessaire hellip Or ce qui est inconditionnel dans les deacutesirs naturels et

neacutecessaires crsquoest que lrsquoon puisse accomplir ce besoin en eacutetant pourvu de ce dont nous avons

besoin et non de se satisfaire de tout objet qui correspondrait agrave ce type de besoin En

lrsquooccurrence en refusant cette nourriture nous sommes tout de mecircme assureacutes de trouver dans

la nature un autre aliment pour nous sustenter La neacutecessiteacute se trouve dans lrsquoacte de manger

mais le reacutealiser avec cet aliment avarieacute nrsquoest pas neacutecessaire et mecircme nuisible Ainsi pour le

deacutesir sexuel pourrions-nous dire que nous sommes en mesure de trouver un partenaire qui ne

soit pas pris dans les obstacles deacutecrits mecircme si pour cela nous devons il est vrai nous

deacutetourner drsquoun certain nombre de personnes

ζ- Conclusion

Nous parvenons donc agrave une conclusion qui ne tranche pas la question Ou bien lrsquoon

pense que le deacutesir sexuel doit ecirctre satisfait sous peine de douleur et qursquoil a une satisfaction

conditionneacutee agrave des regravegles qui peuvent eacutegalement srsquoappliquer aux autres deacutesirs neacutecessaires

mecircme si crsquoest lorsqursquoon traite de ce deacutesir qursquoil convient de les formuler Il semble un peu plus

limiteacute et de satisfaction un peu moins aiseacutee que les autres ce qui ne veut pas pour autant dire

qursquoil est difficile agrave accomplir Ce traitement un peu plus speacutecifique tiendrait eacuteventuellement agrave

ce qursquoil est un peu plus sujet que ses semblables aux deacuteformations de lrsquoopinion vide ce serait

donc un deacutesir neacutecessaire dont il faut alors plus parler pour bien lrsquoinformer contre la vaniteacute de

lrsquoopinion157 Soit on estime qursquoil demeure non-neacutecessaire mais qursquoil est effectivement tregraves

prenant en raison drsquoune opinion vide particuliegraverement violente comme le dit la maxime 30 et

qursquoil peut rester insatisfait sans engendrer de douleur ou qursquoil suffit de le deacutetourner ce qui

pose alors le problegraveme des moyens de ce deacutetournement158

157Son aspect social peut aussi tenir lieu drsquoexplication agrave sa diffeacuterence

158Crsquoest Marcel Conche qui propose un laquo deacutetournement raquo des atomes qui viennentremplir les parties geacutenitales puisqursquoils viennent de tout le corps il conccediloit qursquounexercice physique intense userait agrave autre chose ces atomes et annihilerait ainsi ledeacutesir sexuel (voir M CONCHE Lettres et maximes op cit p 66) Pour notre part nous

68

3- Questionnement de la question

Apregraves avoir eacutepuiseacute ce raisonnement sans parvenir agrave une position satisfaisante un fait

ne laisse pas de nous eacutetonner cette entreprise de classification de deacutesirs concrets agrave partir de la

tripartition des deacutesirs est absente des textes eacutepicuriens qui parlent du deacutesir et mecircme plus

largement des eacutecrits de la tradition indirecte que lrsquoon sait antiques hellip On ne la trouve que dans

la scolie dont nous avons parleacute ainsi que dans celle qui commente la maxime 29 et jamais

chez Ciceacuteron Plutarque ou Porphyre Or si nous pouvons dater ces auteurs une scolie est en

revanche difficilement datable Nous vient alors lrsquoideacutee qursquoune telle tentative drsquoexemplification

nrsquoappartient pas agrave la perspective antique mais est plutocirct le produit drsquoune tentative de

compreacutehension de lrsquoeacutepicurisme posteacuterieure agrave son egravere drsquoavegravenement Lrsquoideacutee en effet est

tentante cette classification eacutepicurienne deacutepouilleacutee drsquoexemples que Geneviegraveve Rodis-Lewis

qualifiait agrave juste titre de laquo sec scheacutema raquo159 en regard de celle de Platon donne envie drsquoecirctre

saisie par le concret au travers drsquoexemples qui redoublent la saisie intellectuelle par le cas

particulier Sans rejeter lrsquointeacuterecirct drsquoune compreacutehension posteacuterieure il se trouve que celle-ci

pose tout de mecircme des problegravemes insolubles comme nous avons pu le montrer avec le

paradigme du deacutesir sexuel Lrsquoisolement de la deacutemarche que nous pensons due agrave une posteacuteriteacute

chronologique combineacutee agrave son caractegravere probleacutematique fait signe pour nous vers le caractegravere

nul et non-avenu drsquoune exemplification des types de la tripartition des deacutesirs Malgreacute une

certaine coheacuterence avec ce que dit Eacutepicure elle exige pour sa reacutealisation des consideacuterations

dont nous nrsquoavons pas trace et procegravede donc agrave des ajouts qui deacuteforment de maniegravere leacutegegravere

mais non-neacutegligeable la perception que nous avons de lrsquoeacutepicurisme Nous preacutefeacuterons pour

notre part retirer ces ajouts afin drsquoen rester agrave la doctrine antique et se permettre drsquoen avoir une

approche plus exacte

Il nous faut alors redeacutefinir le rocircle de cette fameuse tripartition Puisqursquoelle ne saurait

ecirctre exemplifieacutee nous pensons que la classification des deacutesirs telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans

la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee nrsquoest pas faite pour srsquoappliquer directement aux cas concrets Elle

ne sommes pas convaincue de cette possibiliteacute car il nrsquoest pas dit qursquoun tel transfertsoit autoriseacute dans la physique eacutepicurienne Drsquoautre part remarquons que la simpleideacutee drsquoun deacutetournement semble induire qursquoil est neacutecessaire drsquoagir pour ne pasressentir de douleur donc qursquoil y a tout de mecircme une douleur potentielle dans cesdeacutesirs senseacutes nrsquoen comporter aucunehellip

159G RODIS-LEWIS Eacutepicure et son eacutecole op cit p 17569

preacutesente une abstraction le discours geacuteneacuteral issu de la science de la nature des choses et ne

prend donc pas en compte les corps particuliers face agrave des objets singuliers dans des

situations donneacutees Par lrsquoopposition entre deacutesirs naturels et deacutesirs vains elle signale le rapport

entre une nature humaine abstraite et une nature drsquoobjet abstrait Elle aide agrave penser ce lien

entre un corps humain en geacuteneacuteral et une cateacutegorie drsquoobjet en le placcedilant sous le signe de la

naturaliteacute srsquoil existe ndash que lrsquoobjet peut ecirctre contenu par le corps ndash de la vaniteacute srsquoil est

inexistant Crsquoest en cela seulement qursquoelle peut suffire agrave deacuteterminer certains cas preacutecis les

deacutesirs vains sont agrave rejeter absolument car ils nrsquoont en aucun cas rapport avec la nature de tout

homme Typiquement le deacutesir drsquoimmortaliteacute doit ecirctre rejeteacute comme deacutesir vain parce que tout

corps humain par sa constitution mecircme est limiteacute dans le temps et interdit essentiellement

lrsquoillimitation temporelle Crsquoest donc du corps humain en geacuteneacuteral de lrsquoespegravece humaine qursquoon

exprime les limites les objets qui lui sont propres et ceux qui lui sont absolument eacutetrangers agrave

travers lrsquoopposition ndash qui est premiegravere dans la Lettre drsquoEacutepicure ndash entre deacutesirs naturels et deacutesirs

vains Cette cateacutegorisation dit quelque chose de lrsquoessence de lrsquohomme ainsi que celle de

lrsquoobjet et du lien ou non qursquoils entretiennent Quant agrave lrsquoopposition entre neacutecessaire et non-

neacutecessaire elle preacutecise agrave lrsquointeacuterieur de ce qui est naturel le rapport agrave la douleur pour lrsquoagent

dans la non-satisfaction du deacutesir reacuteel si le deacutesir est neacutecessaire illusoire srsquoil ne lrsquoest point

elle ne prend pas en compte la douleur des conseacutequences nous semble-t-il Cependant malgreacute

cette preacutecision sur leur neacutecessiteacute ces deacutesirs nrsquoen restent pas moins abstraits Reprenons les

trois types de deacutesirs neacutecessaires qursquoEacutepicure eacutenumegravere agrave la suite de sa classification la survie

le calme du corps le bonheur hellip On se rend compte que ces trois cateacutegories sont trop larges

pour reacutegler des situations concregravetes Si lrsquoon prend par exemple le calme du corps notre

scholiaste anonyme en tire la neacutecessiteacute du vecirctement (ἐσθής) mais qui dit que par temps

extrecircmement chaud ce nrsquoest pas le deacutesir du non-vecirctement qui viendrait satisfaire au bien-ecirctre

physique Ici intervient la circonstance qui fait varier le deacutesir pour atteindre un mecircme but

Car mecircme si les limites humaines prescrivent des besoins comme manger et boire ce nrsquoest

pas une raison pour les accomplir dans nrsquoimporte quelle circonstance et en nrsquoimporte quelle

faccedilon Encore une fois une pomme empoisonneacutee pourra paraicirctre appeacutetissante au premier

abord mais le savoir nous fera renoncer agrave la neacutecessiteacute du deacutesir bien naturel de la manger

Nous nous tournerons vers drsquoautres aliments qui accompliront mieux le deacutesir neacutecessaire agrave

notre survie de se nourrir En fait la neacutecessiteacute dit quelque chose du sujet et non de lrsquoobjet du

deacutesir que la neacutecessiteacute srsquoaccomplisse pour le sujet est neacutecessaire mais qursquoelle se reacutealise avec

tel ou tel objet est contingent deacutepend de la circonstance

70

On le voit la classification eacutepicurienne des deacutesirs nrsquoa pas telle quelle drsquoapplication

immeacutediate dans lrsquoaction concregravete elle nous tient un propos sur lrsquoessence du corps humain et

ses limites mais elle nrsquoest pas faite pour trancher les situations quotidiennes du deacutesir160 La

classification eacutepicurienne des deacutesirs permet de penser mais permettre de penser nrsquoest pas

permettre de deacutecider La deacutecision est bien sucircr un acte de penseacutee mais il est plus speacutecifique

puisqursquoil touche au monde concret de lrsquoaction dans une situation donneacutee quand la penseacutee

theacuteorique perd en preacutecision ce qursquoelle gagne en geacuteneacuteraliteacute Cette indeacutetermination par

lrsquoexemple explique la neacutecessiteacute de textes autres que la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee pour affiner ce qui ne

peut que rester agrave un niveau drsquoabstraction puisqursquoEacutepicure demeure dans la geacuteneacuteraliteacute au

niveau de la theacuteorie physiologique Crsquoest pourquoi Jean Bollack maintient une diffeacuterence

entre la Lettre et les maximes sur le deacutesir (26 29 et 30)

Les maximes nrsquoont pas pour but drsquoeacutetablir le cadre de classification Il est le

preacutealable agrave lrsquoexamen des cas particuliers et crsquoest parce que les cas speacuteci-

fiques auxquels le cadre est appliqueacute ne sont pas inclus drsquoavance qursquoil est

lui-mecircme mis agrave lrsquoeacutepreuve par lrsquoapplication particuliegravere161

Agrave lrsquointeacuterieur de cette geacuteneacuteraliteacute les maximes permettent de cerner des situations que la

tripartition de la Lettre ne prend pas en charge la maxime 26 assure que les deacutesirs non-

neacutecessaires malgreacute lrsquoappeacutetit qui les anime sont indolores et srsquoils reacutepondent aux cas deacutecrits

sont aiseacutement dissipables la maxime 29 constitue cette classe des deacutesirs non-neacutecessaires donc

non douloureux en pointant leur origine naturelle ou non la maxime 30 affronte les deacutesirs

naturels et non-neacutecessaires violents en deacuteleacutegitimant la source de leur ardeur lrsquoopinion vaine

Les maximes nrsquoont pas pour fonction de reacutepeacuteter la Lettre celle-ci nrsquoest qursquoune preacutevision qui

nrsquoinclut pas laquo drsquoavance raquo les cas qui neacutecessiteraient un affinement Les maximes preacutecisent ces

principes apregraves une confrontation avec du particulier elles retournent au niveau

drsquoabstraction theacuteorique de la cateacutegorisation afin de la raffiner Agrave lrsquoinverse les eacutecrits

notamment les sentences traitant de cas concrets (comme la sentence 51) se passent de ces

consideacuterations de cateacutegorisation pour poser les obstacles ou les incitations particuliegraveres agrave tel

ou tel deacutesir dans telle ou telle situation

Puisque la classification des deacutesirs srsquoavegravere nrsquoecirctre qursquoun cadre une theacuteorie preacutealable qui ne

suffit pas agrave deacuteterminer la poursuite ou non drsquoun deacutesir qursquoest-ce qui agit dans ce cadre

160Et mecircme si lrsquoon pensait qursquoelle autorise agrave deacutecider le cas probleacutematique desdeacutesirs naturels et non-neacutecessaires ne cesserait de montrer qursquoelle est insuffisante enelle-mecircme

161J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 35271

Qursquoest-ce qui permet de prendre une deacutecision informeacutee conforme au savoir et aboutissant agrave

lrsquoaction Quel est cet intermeacutediaire qui lui donne une application concregravete Faisons

confiance agrave Eacutepicure et laissons poursuivre sa Lettre car il y a apregraves sa classification du sect

127 un motif inteacuteressant agrave penser pour lrsquoaction le thegraveme des choix et des rejets

72

Conclusion

Dans la question du deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme la tripartition des deacutesirs occupe une place

centrale elle theacuteorise la structure du champ inteacuterieur du deacutesir par lrsquoaxe de la neacutecessiteacute et celui

de la naturaliteacute La douleur de la non-satisfaction caracteacuterise la neacutecessiteacute et explique

lrsquointensiteacute des deacutesirs neacutecessaires le rapport entre la nature de notre corps et la nature de

lrsquoobjet deacutesireacute fonde la naturaliteacute drsquoun deacutesir une qualiteacute ou une quantiteacute ndash illimiteacutee ndash drsquoobjet

sans rapport avec nous caracteacuterise le vide qui naicirct drsquoune sensation deacuteformeacutee par une opinion

sans raison

Cependant la tripartition ne constitue pas le tout de la notion de deacutesir Drsquoune part le choix de

deacutesigner cet affect par le mot geacuteneacuterique drsquoἐπιθυμία montre la preacutepondeacuterance du deacutesir

informeacute sur lrsquoeacutelan aveugle de lrsquoὄρεξις contrairement agrave ce que lrsquoon trouve chez Aristote et

Deacutemocrite ainsi que sa reacutehabilitation en tant qursquoaffect leacutegitime en lui ocirctant la connotation

neacutegative qui le suivait jusque chez Platon Drsquoautre part cette classification nrsquoest pas

directement mise en relation avec des cas du quotidien Hormis des exemples eacutevidents peu

concrets ou lrsquoutilisation drsquoun terme qui porte une notion particuliegravere ndash comme celui de πόθος

rapporte la vaniteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute ndash il faut attendre une tradition tardive et la glose des

textes drsquoEacutepicure pour assister agrave lrsquoassociation drsquoun type de deacutesir agrave un exemple concret ainsi

que nous lrsquoavons vu pour ἀφροδυσίον le deacutesir sexuel Ce constat nous amegravene donc agrave reacutefuter

la pertinence des exemples canoniques puisqursquoun tel exercice ne nous semble pas avoir lieu

drsquoecirctre agrave partir de la doctrine eacutepicurienne antique et que outre le fait qursquoil pose des problegravemes

insolubles il cache la nature tregraves abstraite de ce motif eacutepicurien et rate ainsi la pratique du

deacutesir particulier qui ne trouve pas son fondement dans la classification mais bien dans le

thegraveme des choix et des rejets Crsquoest cette mise en œuvre du deacutesir la prescription et lrsquoaction

eacutethique que nous allons doreacutenavant interroger

73

Partie 3

-

Destination des deacutesirs le plaisir but et critegravere des deacutesirs

Au cours des deux derniers mouvements nous avons pu voir combien lrsquoinformation

des sensations par la raison est importante chez Eacutepicure Nous avons pris la question du deacutesir

sous cet angle eacutepicurien rationnel et deacutefini les bornes et le fonctionnement physique ndash selon

nos termes contemporains ndash des deacutesirs puis la structure interne de leur champ drsquoextension

plus proche de notre eacutethique Lrsquointeacutegration en nous de ce que nous enseigne la science

trouve son aboutissement dans la pratique dans le traitement effectif des deacutesirs Crsquoest cette

pratique que nous tentons ici drsquoexposer

Nous devons composer entre les deacuteductions que nous autorisent la theacuteorie eacutethique du deacutesir ndash

qui ne peut ecirctre simplement appliqueacutee telle quelle comme on aurait pu le croire ndash et les textes

eacutepicuriens aux consideacuterations qui vont jusqursquoagrave la prescription et qui touchent directement au

traitement effectif des deacutesirs Ces deux faits sont regroupeacutes sous le thegraveme des choix et des re-

jets qui constitue la veacuteritable charniegravere entre theacuteorie et pratique

Le deacutesir srsquoavegravere surtout deacutependant de son but agrave savoir le plaisir Mais qursquoest-ce que le plaisir

chez Eacutepicure En effet quelque conception du plaisir qursquoon retienne drsquoEacutepicure on agit sur sa

conception du deacutesir en lui donnant une destination diffeacuterente Agrave quel plaisir le deacutesir mis en

pratique doit-il aboutir Nous voulons reprendre agrave nouveau ce deacutebat eacutepineux ndash sans forceacute-

ment proposer une solution totale ndash sur la conception eacutepicurienne du plaisir pour aller dans

un sens de lecture particulier qui nous semble rendre lrsquoheacutedonisme eacutepicurien et par lagrave mecircme

le deacutesir eacutepicurien plus inteacuteressant et plus profond

Chapitre 6 ndash Un Fondamental Critegravere que choisir que ne paschoisir

a) Le thegraveme des choix et des rejets

Chez Eacutepicure la deacutecision pratique de reacutealisation drsquoun deacutesir est traiteacutee dans le thegraveme

des choix et des rejets Περὶ αἰρέσεως καὶ φυγῆς Sur le choix et le rejet est un motif

eacutethique eacutepicurien qui traite de la poursuite ou de lrsquoabandon des deacutesirs particuliers pour

parvenir au souverain bien le plaisir Crsquoest eacutegalement le titre drsquoun ouvrage perdu drsquoEacutepicure

mais dont Diogegravene Laeumlrce cite le nom et un extrait162 ainsi que le titre preacutesumeacute drsquoun traiteacute

fragmentaire de Philodegraveme de Gadara crsquoest donc que le thegraveme avait son importance au point

de pouvoir meacuteriter un ouvrage agrave lui seul Des textes qui nous sont parvenus le passage le plus

complet que nous avons sur le sujet se trouve dans la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee aux paragraphes 128

et 129 Le premier extrait se trouve immeacutediatement apregraves lrsquoexposeacute sur la classification des

deacutesirs et marque le basculement des principes theacuteoriques aux principes pratiques

Τούτων γὰρ ἀπλανὴς θεωρία πᾶσαν αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἐπανάγειν οἶδεν

ἐπὶ τὴν τοῦ σώματος ὑγίειαν καὶ τὴν τοῦ σώματος ἀταραξίαν ἐπεὶ τοῦτο

τοῦ μακαρίως ζῆν ἐστι τέλοςmiddot

Une vision de ces cateacutegories qui ne srsquoeacutegare pas sait chaque fois ramener

choix (αἵρεσις) et refus (φυγῆ) agrave la santeacute du corps et agrave lrsquoataraxie du corps

puisque crsquoest cela ndash la vie bienheureuse ndash qui est la fin163

Il relie la θεωρία vision ndash qui nrsquoest pas speacuteculation mais repreacutesentation de la connaissance ndash

de ce que nous montre la science de la nature agrave lrsquoaction pour atteindre la vie agreacuteable qui est

la bonne vie but eacutethique par excellence Cette vision informe le choix ou le rejet non pas en

se cantonnant aux cateacutegories de deacutesirs qui nous lrsquoavons dit sont insuffisantes pour deacutecider

mais en ajoutant une fin agrave la deacutecision cette vie bienheureuse qui est composeacutee entre autres

de la santeacute et de lrsquoataraxie du corps Crsquoest donc dire que la classification des deacutesirs nrsquoest pas le

critegravere de deacutecision elle est le cadre theacuteorique preacutealable et joue un rocircle en nous informant que

nous pouvons eacuteprouver des deacutesirs sans rapport avec notre corps agrave savoir les deacutesirs vains qui

par essence ne peuvent pas trouver de cas ougrave ils megraveneraient agrave la vie bienheureuse Ainsi pour

deacuteterminer le choix ou le rejet des deacutesirs naturels lrsquoactiviteacute theacuteorique ramegravene le deacutesir

162DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vies op cit X 27 et X 136 p 1257 et 1315

163EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 128 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p70-71

75

(ἐπανάγειν) au plaisir tel que le pense la theacuteorie eacutepicurienne qui neacutecessite le calme du

corps le calme de lrsquoacircme nrsquoest pas ici citeacute car il est entrain de srsquoaccomplir par le biais de cette

vue theacuteorique juste menant agrave la bonne action il srsquoaccomplira agrave la suite du bien du corps agrave la

fin de ce mecircme paragraphe 128 Lrsquooutil pour atteindre le plaisir crsquoest donc la deacutecision du

choix ou du rejet il srsquoagit drsquoestimer le rapport entre un deacutesir concret qui rappelons-le est le

rapport entre le corps actuel et un objet particulier dans des circonstances particuliegraveres et le

plaisir effectif qursquoen procurera la satisfaction en accomplissant le calme du corps La

classification du deacutesir oriente la reacuteflexion en posant les questions du rapport avec notre corps

et de celui agrave la douleur mais elle nrsquoest ni le moyen ni le critegravere de deacutecision Le vrai critegravere du

choix ou du rejet est le plaisir crsquoest donc bien plus la theacuteorisation eacutepicurienne du plaisir qui

joue un rocircle fondamental dans la reacutealisation des deacutesirs

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur

Au principe de tout choix et de tout rejet se trouve donc le plaisir On ne srsquoen eacutetonnera

pas au vu de lrsquoimportance qursquoil occupe dans un heacutedonisme il est le souverain bien la fin de

la vie bienheureuse Mais le plaisir deacuteborde souvent ce simple statut Jean Bollack rappelle

que chez Eacutepicure laquo il reccediloit une triple deacutetermination fin instinctive de lrsquoanimal critegravere des

choix bien en soi raquo164 Crsquoest ce qursquoexprime le deacutebut du paragraphe 129 de la Lettre agrave

Meacuteneacuteceacutee

Ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν καὶ ἀπὸ ταύτης

καταρχόμεθα πάσης αἰρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς

κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες

Car crsquoest lui que nous reconnaissons comme le bien premier et congeacutenital

crsquoest lui le commencement qui dans chaque cas nous conduit vers un

choix et un refus crsquoest agrave lui que nous aboutissons quand nous deacutecidons

dans chaque cas de ce qui est bien avec comme canon lrsquoeacutetat dans lequel

nous sommes165

En tant que ἀγαθὸς πρῶτος καὶ συγγενικός bien premier et congeacutenital le plaisir est

compris comme convenant tout agrave fait agrave la nature humaine Il nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil

164Id p 55

165EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 129 in Id p 72-7376

encadre lrsquoaction theacuteoriquement drsquoabord comme principe sur la charniegravere comme critegravere

pratiquement comme conseacutequence Il oriente vers lui-mecircme et autorise agrave rejeter la douleur

Mais le choix est loin drsquoecirctre binaire qui associerait tout plaisir agrave un choix et toute

douleur agrave un refus

πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν οὐ πᾶσα μέντοι

αἰρετήmiddot καθάπερ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν οὐ πᾶσα φευκτὴ πεφυκυῖα

Donc toute espegravece de plaisir du fait qursquoil a une constitution propre est un

bien cependant le plaisir ne doit pas ecirctre choisi dans chaque cas de

mecircme que si la souffrance est un mal dans tous les cas toute espegravece de

souffrance nrsquoest pas toujours de nature agrave ecirctre refuseacutee166

En effet lrsquoeacutepicurisme prend en compte plus que lrsquoaction isoleacutee crsquoest lrsquoensemble des

conseacutequences qursquoil faut preacutevoir Ainsi srsquoinstaure un calcul ougrave la quantiteacute de plaisir se voit

compareacutee agrave la quantiteacute de douleur une supeacuterioriteacute de bien entraicircnera lrsquoaction mecircme srsquoil y a

de la douleur sur le chemin Crsquoest le plaisir qui reste rechercheacute agrave la fin Par lagrave Eacutepicure donne

agrave son heacutedonisme une nouvelle dimension en nrsquoidentifiant pas le plaisir comme souverain bien

au plaisir singulier Il eacutetablit deux niveaux de consideacuteration qui font que le second ne recoupe

pas totalement par le premier et mecircme qursquoil le limite aux conditions de reacutealisation du

souverain bien

Crsquoest chez Philodegraveme que lrsquoon trouve sans doute cet eacutequilibre formuleacute dans un

principe clairement eacutenonceacute

περιγίνεται γὰρ ἐκ τῶν γνώσεων τούτων τό τε μηθὲν διώκειν ὃ μὴ

πέφυκεν ἀλγηδόνα περιαιρεῖν [hellip] μήτε φεύγειν ὃ μὴ κωλύει τὴν ἡδονὴν

ἔχειν

Ces connaissances [sur le plaisir et la douleur] ont en effet pour reacutesultat

drsquointerdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun [bien] qui ne soit pas par nature

agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon en rejette aucun qui nrsquoem-

pecircche pas drsquoavoir du plaisir167

Le philosophe pose ici deux bornes agrave la poursuite du deacutesir celui-ci doit supprimer la douleur

etou donner du plaisir Ces deux jalons forment un terrain entre la non-souffrance et le plaisir

166Ibid

167PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit col IV p 85-100 trad frDaniel Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564

77

qui constitue le domaine de la poursuite du deacutesir Crsquoest donc les conditions de minimiser le

deacuteplaisir et de maximiser le plaisir ndash et qui ne sont pas forceacutement correacuteleacutees ndash qui constituent le

critegravere de choix drsquoun deacutesir

c) La raison dans le choix

En tout cas la theacuteorie informe la pratique nous en donne une ideacutee mais ne la reacutealise

pas mecircme ce principe de Philodegraveme le plus clair en matiegravere drsquoaction demeure inopeacuterant srsquoil

nrsquoest pas rapporteacute agrave la situation preacutesente Seule la raison peut mettre en œuvre la theacuteorie

rapporter agrave elle la deacutecision et lrsquoaction afin drsquoy faire correspondre au choix particulier Crsquoest

elle qui reacutealise le calcul laquo agrave chaque fois raquo comme le dit la sentence 71

Πρὸς πάσας τὰς ἐπιθυμίας προσακτέον τὸ ἐπερώτημα τοῦτοmiddot τί μοι

γενήσεται ἂν τελεσθῇ τὸ κατὰ ἐπιθυμίαν ἐπιζητούμενον καὶ τί ἐὰν μὴ

τελεσθῇ

Agrave tous les deacutesirs il faut appliquer la question que voici que mrsquoarrivera-t-il

si la chose qui est poursuivie par ce deacutesir srsquoaccomplit et qursquoarrivera-t-il si

elle ne srsquoaccomplit pas 168

La question de la satisfaction ou non ndash que la classification prend partiellement en charge ndash et

celle des dangers encourus ou de leur absence doit preacuteceacuteder lrsquoaction La reacuteflexion sur les

conseacutequences plaisir ou douleur participe du calcul qui doit nous deacutecider agrave choisir ou agrave

refuser Mais crsquoest aussi par le raisonnement que lrsquoon affermit lrsquoacceptation des reacutesultats

Οὐ βιαστέον τὴν φύσιν ἀλλὰ πειστέονmiddot πείσομεν δὲ τὰς ἀναγκαίας

ἐπιθυμίας ἐκπληροῦντες τάς τε φυσικὰς ἂν μὴ βλάπτωσι τὰς δὲ

βλαβερὰς πικρῶς ἐλέγχοντες

Il ne faut pas faire violence agrave la nature il faut la persuader Nous la per-

suaderons en assouvissant les deacutesirs neacutecessaires et aussi les naturels

srsquoils ne sont pas nuisibles et en mettant agrave rude eacutepreuve les nuisibles169

Le rapport au deacutesir est tout impreacutegneacute de raison le refus de la violence le recours au discours

(πειστέον) agrave lrsquoacceptation des bons et la reacutefutation des mauvais (ἐλέγχοντες) Notons que

lrsquoon voit se dessiner ici une typologie du deacutesir nouvelle qui nrsquoest pas reacuteductible agrave celle que

168EacutePICURE Sentence Vaticane 71 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 547

169EacutePICURE Sentence Vaticane 21 in Id p 44978

nous avons eacutetudieacutee les deacutesirs beacuteneacutefiques et les deacutesirs nuisibles Elle constitue la distinction

qui inteacuteresse directement lrsquoaction mais qui a besoin pour avoir un reacuteel contenu de srsquoappuyer

sur la phusiologia la theacuteorie geacuteneacuterale notamment sur la classification des deacutesirs pour

comprendre les causes de ce qui est beacuteneacutefique et de ce qui est nuisible tout en ajoutant la

consideacuteration concregravete du cas particulier Par ailleurs cette sentence par son exergue

frappante semble ecirctre lrsquoeacutecho inverseacute drsquoun passage du Phegravedre de Platon Socrate brosse agrave

Phegravedre la meacutetaphore du cocher et des deux chevaux repreacutesentant les trois parties de lrsquoacircme

apregraves une description tregraves neacutegative du coursier des ἐπιθυμῖαι qui incarne la bestialiteacute (253-

e) il peint en 254 e la reacuteaction du cocher face agrave lrsquoincartade de sa monture

ἔτι μᾶλλον τοῦ ὑβριστοῦ ἵππου ἐκ τῶν ὀδόντων βίᾳ ὀπίσω σπάσας τὸν

χαλινόν τήν τε κακηγόρον γλῶτταν καὶ τὰς γνάθους καθῄμαξεν καὶ τὰ

σκέλη τε καὶ τὰ ἰσχία πρὸς τὴν γῆν ἐρείσας ὀδύναις ἔδωκεν Ὅταν δὲ

ταὐτὸν πολλάκις πάσχων ὁ πονηρὸς τῆς ὕβρεως λήξῃ

[Le cocher] retire avec plus de violence que jamais le frein entre les dents

du coursier rebelle ensanglante sa bouche et sa langue insolente et

meurtrissant contre terre les jambes et les cuisses de lanimal fougueux il

le dompte par la douleur Lorsquagrave force dendurer les mecircmes souffrances

le meacutechant renonce agrave la deacutemesure 170

Lrsquousage de la violence caracteacuterise ce passage lrsquoanimal nrsquoest pas tant maicirctriseacute que rosseacute Crsquoest

par la meacutethode forte qursquoon lui fait passer ses envies et non par la raison Cette image platoni-

cienne semble prescrire la meacutethode forte agrave lrsquoendroit des deacutesirs Si crsquoest la raison qui les regravegle

au contraire chez Eacutepicure crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils sont compris comme tout agrave fait com-

patibles avec la raison

Ainsi le choix et le rejet est un thegraveme eacutepicurien qui expose le critegravere et lrsquooutil de la

deacutecision de reacutealiser ou non un deacutesir Le critegravere est le plaisir en tant que souverain bien eacutetendu

dans le temps ce qui neacutecessite de faire un calcul rationnel entre les peines et les plaisirs pour

savoir lequel des deux est en plus grande quantiteacute dans la reacutealisation de cet eacutelan

La classification est un cadre preacutealable elle est lieacutee agrave la theacuteorie du plaisir car elle permet de

penser si les deacutesirs peuvent contenir du plaisir en eux mecircme par leur naturaliteacute et srsquoils

contiennent de la douleur srsquoils ne sont pas reacutealiseacutes par leur neacutecessiteacute Mais on le voit elle ne

170PLATON Phegravedre in Œuvres de Platon V Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI254 e p 67 traduction modifieacutee

79

suffit pour prendre la deacutecision elle peut aider en entrant en compte dans le calcul mais ne

prend pas en compte toutes les douleurs des conseacutequences ni le cas particulier Crsquoest lrsquoœuvre

de la raison que de rapporter la theacuteorie agrave la pratique et de deacuteterminer effectivement le

beacuteneacutefice ou la nuisance drsquoun deacutesir soit le plaisir ou la douleur qursquoon obtiendra agrave la satisfaire

Le critegravere et la fin drsquoun deacutesir est donc le plaisir Mais en quoi consiste vraiment ce

plaisir qui est viseacute

80

Chapitre 7 ndash Du plaisir eacutepicurien

Dans de nombreux systegravemes philosophiques le plus difficile agrave saisir nrsquoest pas tant

quelle est la clef de voucircte que ce en quoi elle consiste Crsquoest elle qui contient les forces

contraires et par lagrave mecircme permet la stabiliteacute de lrsquoeacutedifice de penseacutee Le plaisir chez Eacutepicure ne

fait pas exception nommeacutement deacutesigneacute comme le souverain bien deacutecrit dans ses

composantes il nrsquoen fait pas moins lrsquoobjet de deacutebats et drsquointerpreacutetations diverses entre les

commentateurs Entre uniteacute et multipliciteacute le plaisir et tous ses aspects sont en effet

complexes agrave saisir et agrave agencer tous ensemble

Crsquoest en tant qursquoil est le but unique du deacutesir que le plaisir nous inteacuteresse Deacutesirer

crsquoest vouloir un plaisir mais en quoi ce plaisir consiste-t-il Preacuteciser la destination du deacutesir

crsquoest redessiner ce que nous savons de cet affect vers une orientation particuliegravere Cependant

nous ne pouvons donner en quelques pages une solution agrave un problegraveme aussi vaste que la

consistance du plaisir chez Eacutepicure mais nous voudrions neacuteanmoins tirer les leccedilons de nos

recherches sur le deacutesir dans lrsquoeacutepicurisme et mettre agrave lrsquohonneur les propositions qui nous

paraissent agrave cet eacutegard les plus inteacuteressantes

Une question meacuterite pour nous drsquoecirctre lieacutee agrave lrsquoeacutetude du deacutesir le plaisir est-il

simplement neacutegatif ou positif Autrement dit consiste-t-il en une absence de douleur ou une

preacutesence en sus drsquoun plaisir qui ne srsquoy reacuteduit pas La connotation positive ou neacutegative du

deacutesir nous semble deacuteterminante pour comprendre quelle valeur le deacutesir aspire agrave reacutealiser

a) Le plaisir en neacutegatif

Pour savoir ce qursquoest le plaisir chez Eacutepicure on peut commencer par savoir ce qursquoil

nrsquoest pas Il nrsquoest eacutevidemment pas un plaisir illimiteacute agrave lrsquoinstar des deacutesirs chez Eacutepicure ndash et

crsquoest drsquoautant plus valable pour le souverain bien ndash il tire sa nature de sa limite Ce nrsquoest pas

dire qursquoil nrsquoy a pas de plaisir dans lrsquoexcegraves on peut eacuteprouver un plaisir qui ne soit pas rattacheacute

agrave une borne tout comme on eacuteprouve des deacutesirs illimiteacutes Crsquoest pour cela qursquoEacutepicure dans la

Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee en posant le plaisir comme souverain bien se doit de critiquer les plaisirs

sans limites preacuteeacutetablies des deacutebaucheacutes

81

ὄταν οὗν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς

καὶ τὰς τῶν ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ

οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν

κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήνmiddot

Ainsi quand nous disons que le plaisir est la fin ce ne sont pas les plaisirs

des libertins (ἀσώτοι) et de ceux qui vivent dans la jouissance dont nous

disons qursquoils sont le fondement (κειμέναι) comme certains le croient

parce qursquoils ne savent pas et nrsquoen conviennent pas ou bien parce qursquoils

lrsquoacceptent mal mais lrsquoabsence de douleur dans le corps et de deacutesordre

dans lrsquoacircme171

La doctrine du Jardin marque ici clairement son refus drsquoecirctre assimileacute agrave un heacutedonisme sans

mesure en rappelant la distinction des deux niveaux de plaisirs qui ordonne le calcul tout

plaisir est isoleacutement un bien mais il est pris dans une continuiteacute de vie qui fait qursquoil peut ecirctre

encadreacute par un mal plus grand Or crsquoest dans ces plaisirs que vivent les deacutebaucheacutes en ignorant

que la souffrance tient agrave un eacutetat de deacuteseacutequilibre bien que celui-ci soit ponctueacute de plaisirs

Eacutepicure pour sa part en eacuterigeant le plaisir comme souverain bien en modifie la

compreacutehension puisqursquoil est doreacutenavant saisi sur le long temps celui de la vie humaine Il

nrsquoest degraves lors plus question de regarder comme le faisait Aristippe de Cyregravene des plaisirs

isoleacutes drsquoautres plaisirs et surtout des peines Le philosophe du Jardin condamne chez les

deacutebaucheacutes cette poursuite du plaisir qui ne prend pas en compte la minimisation de la

souffrance Par cette position les eacutepicuriens nous indiquent clairement que le plaisir doit ecirctre

compris dans son rapport agrave la douleur En effet dans ce passage de la Lettre lrsquoabsence de

douleur dans le corps (ou aponie) et de trouble dans lrsquoacircme (ou ataraxie) srsquoopposent agrave la

deacutebauche dans la construction drsquoun plaisir eacutepicurien Par lagrave cet heacutedonisme particulier cherche

agrave infirmer le soupccedilon drsquoillimitation qui pegravese sur toute penseacutee placcedilant au sommet des valeurs le

plaisir

Cependant cela suffit-il agrave affirmer que laquo le bien est drsquoessence neacutegative raquo 172 De fait

lrsquoabsence de douleur totale a souvent eacuteteacute comprise comme eacutetant le plaisir ce qui nrsquoa pas

manqueacute de faire reacuteagir degraves lrsquoAntiquiteacute en peignant le plaisir drsquoEacutepicure comme eacutegal agrave lrsquoeacutetat

drsquoun cadavre Mais une phrase nous retient drsquoaller dans ce sens agrave savoir celle de Philodegraveme

171EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 131 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p76-77

172M CONCHE Lettres et maximes op cit p 7082

sur les choix et les rejets que nous avons citeacutee tantocirct173 En effet dans le systegraveme de deacutecision

il pose deux jalons qui autorisent la poursuite drsquoun deacutesir le premier correspondant agrave la

suppression de la douleur et le second agrave lrsquoacquisition drsquoun plaisir Ce deacutedoublement signale

pour nous que ces deux donneacutees ne sont pas eacutequivalentes nous deacuteduisons alors que le plaisir

ne se reacuteduit pas agrave lrsquoabsence de douleur pour Eacutepicure Degraves lors le plaisir aurait une reacuteelle

positiviteacute Deacutejagrave Jean Bollack affirmait dans son commentaire laquo il y a entre la preacutesence du

plaisir et lrsquoabsence de douleur le mecircme eacutecart qursquoentre lrsquoabsence de douleur et la douleur raquo174

Mais puisque nous affirmons que le plaisir ne srsquoidentifie pas agrave lrsquoaponie et lrsquoataraxie tout en

ne pouvant srsquoaffranchir drsquoeux ndash sinon ce serait le plaisir des deacutebaucheacutes ndash quel rapport exact

entretiennent plaisir et absence de douleur

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

Revenons agrave ce paragraphe 131 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee La traduction de Jean Bollack

fait bien ressortir le lien entre les deux affections En effet alors que nombre de traductions

pensent que le deacutebut de la phrase ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν le plaisir est le but se voit

expliciteacute par la fin qui preacutesenterait son contenu comme suppression de la douleur dans le

corps et de trouble dans lrsquoacircme lrsquohermeacuteneute lillois voit dans le mot κειμέναι une charniegravere

qui interdit la correspondance veacuteritable entre les deux termes Plutocirct que de le rapporter aux

plaisirs qui reacutesideraient dans la jouissance (en enlevant ainsi le second τῶν qui introduisait

une deuxiegraveme cateacutegorie de personnes) M Bollack le pense comme un attribut du sujet

drsquoἡδοναῖ plaisirs175 Ainsi Eacutepicure nrsquoaffirme pas simplement ne pas vouloir renvoyer aux

plaisirs des deacutebaucheacutes en parlant du souverain bien mais pose que ces plaisirs-lagrave ne sont pas

le fondement du souverain bien Les plaisirs sans limitation parce qursquoils sont contraires agrave

lrsquoataraxie et agrave lrsquoaponie ne peuvent ecirctre agrave la base du souverain bien Crsquoest dire en creux que

lrsquoabsence de douleur constitue de faccedilon neacutecessaire le plaisir en tant que souverain bien ce qui

ne signifie pas pour autant de faccedilon suffisante

Or plusieurs indices nous poussent agrave consideacuterer qursquoataraxie et aponie sont insuffisantes dans

la constitution du plaisir La simple assignation de lrsquoabsence de douleur au fondement du

173Voir supra p 74

174J BOLLACK La penseacutee du plaisir 1975 op cit p 54-55

175Pour lrsquoexplication deacutetailleacutee voir Id p 127 583

plaisir nous semble une preacutecision qui laisse alors toute sa place agrave un plaisir positif lequel

donc ne se reacuteduit pas agrave son fondement En effet lrsquoabsence de douleur si elle fonde le

souverain bien nrsquoa pas agrave voir avec le plaisir hellip comme bien en soi isoleacute Crsquoest sans doute la

difficulteacute agrave saisir cette multipliciteacute du plaisir qui amegravene agrave des confusions Sous le nom de

plaisir se cache agrave la fois le bien isoleacute vers lequel nous tendons naturellement et le souverain

bien qui neacutecessite lui lrsquoinformation par la raison la connaissance de la phusiologia et son

application dans les sensations Le premier est une consideacuteration temporellement limiteacutee agrave une

action preacutecise lrsquoautre prend en charge la vie dans son entiegravereteacute temporelle entre autres

Aponie et ataraxie nrsquoont pas le mecircme rapport agrave ces deux acceptions du plaisir Nous venons

de le dire elles sont neacutecessaires au souverain bien mais les plaisirs isoleacutes existent

indeacutependamment drsquoelles La force de la penseacutee drsquoEacutepicure est de parvenir agrave combiner ces deux

faits lrsquoeacutethique du Jardin cherche les plaisirs comme bien en soi qui constituent la positiviteacute

du souverain bien tout en refusant ceux qui deacutetruiraient le souverain bien dans son extension

en apportant plus de souffrance que drsquoagreacuteable

Crsquoest agrave la lueur de cette exigence que nous comprenons plus avant la maxime de

Philodegraveme176 Elle place une deacutefinition en neacutegatif du souverain bien ndash lrsquoabsence de souffrance

ndash et une autre en positif ndash les plaisirs eux-mecircmes ndash la premiegravere limite la seconde mais la

seconde ne srsquoy reacuteduit pas Cette limite doit ecirctre penseacutee agrave lrsquoinstar de celle qui structure

exteacuterieurement les deacutesirs elle peut certes ecirctre deacutepasseacutee mais lrsquoaffect se verra alors deacutenatureacute

Non seulement il ne pourra pas produire de satisfaction assureacutee mais il amegravenera des dangers

Au contraire le respect de la limite lui donnera une nature crsquoest-agrave-dire un champ drsquoextension

bien deacutelimiteacute mais qui lui est propre Affirmer la neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur crsquoest poser

les bornes exteacuterieures du plaisir mais lrsquohabitation en positif du champ ainsi deacutelimiteacute est le fait

de plaisirs indeacutependants drsquoelle

Finalement cette neacutecessiteacute de lrsquoabsence de douleur pour atteindre le plaisir en tant que

souverain bien nous paraicirct plutocirct un garde-fou pour des plaisirs isoleacutes que son ecirctre mecircme On

peut dire qursquoelle protegravege le plaisir comme souverain bien des deacutebordements ou des

conseacutequences facirccheuses des plaisirs isoleacutes Cette positiviteacute nous semble drsquoailleurs expliquer le

non-refus de la magnificence exposeacute au paragraphe 130 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee autant qursquoelle

ne ramegravene pas agrave la douleur ni agrave la deacutependance177

176Citeacutee supra p 7484

Atteindre le souverain bien constitue la perfection Rappelons que crsquoest le travail de la

raison qui permet de constituer le souverain bien en pensant sa deacutelimitation neacutegative Mais il

le fait aussi en positif en reacutealisant le souverain bien par lrsquousage du plaisir comme le nommait

Jean Bollack178 crsquoest-agrave-dire par lrsquoactualisation du plaisir mecircme lorsqursquoun plaisir comme bien

isoleacute nrsquoest plus preacutesent en positif La perfection nous lrsquoavons vu179 consiste en un

comblement atomique du corps soit agrave sa reacutepleacutetion jusqursquoagrave la limite Nous voudrions preacuteciser

agrave la lueur du double jalon poseacute par Philodegraveme en quoi peut consister plus preacuteciseacutement cette

borne Nous pensons que la perfection en tant que satisfaction complegravete du corps est due aux

plaisirs positifs qui remplissent atomiquement jusqursquoaux deacutelimitations du corps Lrsquoabsence de

douleur qui fonde cet eacutetat ne deacutenote pas une suppression totale du manque soit un

comblement atomique total du corps mais le retour agrave un seuil de manque non-critique soit

qui nrsquoentraicircne pas la douleur Notre ideacutee est de dire que le manque nrsquoest douloureux qursquoagrave

partir drsquoun certain niveau et non degraves qursquoil manque un atome au corps Ainsi les deacutesirs

naturels et neacutecessaires ont pour but de revenir agrave un seuil non-douloureux de manque ce qui ne

les empecircche pas par ailleurs de combler totalement le corps Mais les deacutesirs naturels mais

non-neacutecessaires ne ramegravenent pas agrave la douleur parce qursquoils naissent dans cet espace

intermeacutediaire entre la douleur et le plaisir pour nous rapprocher de ce-dernier et que leur

abandon ne constitue alors pas de douleur

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques

Nous voudrions pour finir esquisser un rapprochement entre ce deacutedoublement du

plaisir dans son fondement de plaisir neacutegatif et plaisir positif et le deacutebat entre plaisir cineacutetique

et plaisir catasteacutematique Nous nous interrogeons pour savoir si les deux eacutetats se

correspondent si le plaisir cineacutetique deacutesignerait un plaisir positif et le catasteacutematique

177Καὶ τὴν αὑτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα ἀλλrsquoὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδισταπολυτελείας ἀπολαύσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοιlaquo Et nous croyons que le contentement(αὐτάρκεια) est un grand bien non pour que nous fassions usage du peu drsquoune faccedilongeacuteneacuterale mais afin que nous fassions usage du peu si nous nrsquoavons pas lrsquoabondancepersuadeacutes veacuteritablement que jouissent de la magnificence avec plus de plaisir ceuxqui en manquent le moins raquo EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 130 in Id p 74-75

178J BOLLACK La penseacutee du plaisir op cit p 119 En commentant la fin du sect 128 de laLettre agrave Meacuteneacuteceacutee il distingue le besoin de lrsquousage et choisit pour le mot χρεία le sensdrsquousage comprenant ainsi qursquoEacutepicure theacuteorise un usage du plaisir voir supra p 26

179Voir supra p 22 sq85

lrsquoabsence de douleur En effet puisque nous affirmons la positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure

nous obtenons trois eacutetats possibles la douleur lrsquoabsence de douleur la preacutesence de plaisir

comme chez les Cyreacutenaiumlques180 Sauf qursquoeux ne reconnaissent pas lrsquoeacutetat intermeacutediaire comme

le fondement du plaisir positif mais comme absolument neutre ce qui ne lui confegravere aucun

lien avec le plaisir Plaisir catasteacutematique et plaisir cineacutetique seraient-ils des avatars de

lrsquoabsence de douleur fondatrice du plaisir et plaisir positif Il se peut que ce rapprochement

nrsquoait pas lieu drsquoecirctre nous posons simplement la question Nous nrsquoirons pas plus loin car les

deacutebats entre plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques meacuteriteraient un travail complet agrave eux seuls

la controverse de longue date oppose Cyreacutenaiumlques et Eacutepicuriens dans la doxographie depuis

lrsquoAntiquiteacute Il est difficile de deacutemecircler la signification de ces termes et lrsquoapport de chacune des

deux doctrines dans ces deacutebats ainsi que les deacuteformations auxquelles la deacutebat doxographique

a donneacute lieu Nous pointons seulement qursquoil faudrait examiner lrsquoideacutee qui consisterait agrave

rapprocher plaisir catasteacutematique et absence de douleur et plaisir cineacutetique et plaisir comme

bien en soi chez Eacutepicure

Au terme de notre eacutetude du deacutesir nous pensons que le plaisir chez Eacutepicure nrsquoest pas

drsquoessence neacutegative Il se fonde certes sur quelque chose de neacutegatif lrsquoabsence de douleur mais

cette neacutegation constitue pour nous une limite qui encadre les plaisirs positifs Cette deacutefinition

du plaisir rend possible la transformation des plaisirs comme biens isoleacutes en plaisir comme

bien eacutetendu autrement dit comme souverain bien Cette transformation change la temporaliteacute

de sa valeur on ne regarde plus le plaisir ou deacuteplaisir immeacutediat la conseacutequence prochaine de

lrsquoaction mais agrave lrsquoeacutechelle de la vie authentiquement humaine sur une dureacutee plus longue Telle

est ce qui fait la vie entiegravere ὁ ὅλος βίος la perfection que vise Eacutepicure Cette entiegravereteacute ne se

joue pas qursquoagrave lrsquoeacutechelle du temps elle se trouve aussi agrave lrsquoeacutechelle humaine puisqursquoelle reacutealise

la perfection de la vie organique agrave lrsquoaide de la raison En effet si les plaisirs isoleacutes deacutenotent la

perfection atomique du corps la raison les peacuterennise en srsquoappropriant cet eacutetat positif en

lrsquoactualisant tout au long du temps et reacutealise ainsi lrsquousage du plaisir dont parlait Jean Bollack

Par cette positiviteacute du plaisir nous pensons que seuls les plaisirs positifs provoquent la

perfection atomique du corps lrsquoabsence de douleur elle ramegravene simplement le manque agrave un

180Voir EUSEgraveBE DE CEacuteSAREacuteE Preacutepartaion eacutevangeacutelique XIV 18 746 b citeacute dans EMANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill 1961 p47 fr 201 pour une traduction franccedilaise des fragments sur Aristippe voir M ONFRAY

(eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise2006

86

seuil non-douloureux car non-critique Les deacutesirs visent donc le plaisir soit en reacuteduisant le

manque atomique de sorte agrave ce qursquoil soit indolore ndash permettant ainsi au plaisir de devenir

possible ndash soit en comblant tout agrave fait le corps les deux nrsquoeacutetant pas exclusifs

87

Conclusion geacuteneacuterale

Agrave lrsquoheure du bilan nous voudrions revenir sur les ideacutees meacutethodologiques qui nous ont

servi de guide pour notre analyse Nous avons appris lrsquoimportance de laisser parler le texte

afin drsquoeacuteviter agrave la fois de faire des raccourcis dans la penseacutee et de projeter nos cateacutegories

modernes sur lui Pour ce faire il faut accorder autant drsquoimportance agrave lrsquoeacutenonceacute qursquoagrave

lrsquoeacutenonciation drsquoun ouvrage181 mieux le resituer dans son contexte et limiter ainsi de maniegravere

pertinente les possibiliteacutes drsquointerpreacutetations Crsquoest en suivant ces principes que nous sommes

parvenus aux conclusions suivantes

Dans la doctrine eacutepicurienne la raison nous met en contact avec la reacutealiteacute et en tire le

discours de la phusiologia ou science de la nature des choses Crsquoest dans ce cadre qursquoEacutepicure

pense lrsquohumain et ses affects parmi lesquels le deacutesir Le deacutesir participe de la nature humaine

puisqursquoil est lrsquoeacutelan qui deacutenote un manque de matiegravere ndash laquelle est rappelons-le le tout de la

reacutealiteacute ndash et pousse agrave le combler supprimant ainsi la douleur provoquant ainsi le plaisir

Lrsquoeacutepicurisme ne comprend pas cet affect pourtant symptocircme du manque comme un signe de

deacutefaillance de la nature humaine puisque crsquoest sans jugement de valeur que cette-derniegravere est

comprise ndash comme tout ce qui est consideacutereacute comme reacuteel drsquoailleurs ndash Au contraire le deacutesir

accomplit la perfection de notre nature nous rendant ainsi semblable aux dieux par le

comblement qursquoil incite il megravene lrsquohumain agrave la perfection physique reacutealisant ainsi

lrsquoincorruptibiliteacute divine mecircme si crsquoest le temps drsquoune vie borneacutee par la mort par ce qursquoil

vise il donne accegraves au souverain bien le plaisir rendant lrsquohumain bienheureux sur le modegravele

du dieu Comme nous lrsquoavons vu le sage est si semblable aux dieux que les eacutepicuriens se sont

demandeacute si les dieux reacutealisaient les mecircmes actions de reacutegeacuteneacuteration atomique que celles que

font les hommes pour parvenir agrave la vie totale

Ougrave que se termine lrsquoanalogie entre lrsquoecirctre humain parfait et le dieu on ne peut que

conclure pour lrsquohumain agrave la positiviteacute du deacutesir autant dans le sens de reacutealiteacute que de

valorisation en bien en teacutemoigne le choix mecircme drsquoἐπιθυμία comme terme geacuteneacuterique pour

deacutesigner le deacutesir qui srsquoaffirme en srsquoaffranchissant des connotations neacutegatives preacuteceacutedentes Sa

valeur positive est non seulement comme celle de toute chose existante due agrave sa preacutesence

181Sur le rapport entre eacutenonceacute et eacutenonciation voir P VESPERINI La philosophia et sespratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron op cit p 17

88

mais surtout agrave son caractegravere beacuteneacutefique lorsqursquoil est bien compris et deacutefini La description du

fonctionnement physique du deacutesir-type permet de deacutelimiter une eacutetendue naturelle du deacutesir qui

va du manque atomique ndash douloureux ou non ndash agrave lrsquoabsence de souffrance ou mecircme jusqursquoau

le plaisir plein autrement dit la perfection

Encore faut-il ajouter agrave ce meacutecanisme global la structure inteacuterieure du deacutesir par deux

oppositions celle du naturel ou du vain drsquoune part celle du neacutecessaire et du non-neacutecessaire

drsquoautre part La premiegravere permet de penser la preacutesence ou non du deacutesir dans son champ

naturel autrement dit de juger de faccedilon absolue de lrsquoexistence ou non du lien entre la nature

humaine et celle de lrsquoobjet drsquoun deacutesir en effet des deacutesirs peuvent naicirctre en lrsquohomme qui

nrsquoont pas de rapport avec le corps humain Ces deacutesirs non-naturels encore appeleacutes vides ou

vains sont le fruit de sensations mal informeacutees qui issus de la capaciteacute de deacutemultiplication de

lrsquoacircme par lrsquoabsence drsquointeacutegration du savoir sur la nature des choses outrepassent les limites

naturelles Ils lancent alors lrsquoindividu dans une recherche de satisfaction sans fin et sans fond

transformant ainsi en laquo racine de tous les maux raquo182 comme le fit graver Diogegravene drsquoOinoanda

lrsquoaffect qui devait conduire au seul bien Ce nrsquoest cependant pas ici le deacutesir en tant que tel qui

est remis en cause mais bien son deacutevoiement ducirc agrave lrsquoabsence de raison et de savoir sur la

nature du deacutesir Cette connaissance nous apprend que seuls les deacutesirs ayant rapport avec notre

nature dits naturels sont dignes drsquoecirctre examineacutes La seconde opposition entre le neacutecessaire et

le non-neacutecessaire permet drsquoenvisager la preacutesence de la douleur dans lrsquoabandon de la poursuite

du deacutesir effective dans les deacutesirs neacutecessaires nulle pour les autres Ce nrsquoest cependant pas

elle qui prend en compte les autres douleurs notamment dans les conseacutequences deacuteplaisantes

de la poursuite du deacutesir Cette opposition-lagrave ne touche pas agrave lrsquoessence des ecirctres comme la

preacuteceacutedente puisque des consideacuterations de circonstances interviennent aussi dans la neacutecessiteacute

Cette structure interne du champ des deacutesirs en tant qursquoelle appartient au discours

qursquoest la phusiologia demeure une abstraction qui permet de penser les deacutesirs eacuteprouveacutes par

les hommes mais elle nrsquoest pas assez concregravete pour lrsquoaction elle demeure un arriegravere-plan

theacuteorique dans le cadre duquel la deacutecision et lrsquoaction de poursuite ou de rejet drsquoun deacutesir va se

former La ceacutelegravebre tripartition des deacutesirs drsquoEacutepicure a certes un rapport avec lrsquoaction mais il

est bien plus lointain que lrsquoon ne le pense et son statut de theacuteorie geacuteneacuterale nrsquoautorise pas agrave

exemplifier de maniegravere certaine ni ne suffit agrave deacutecider dans les cas particuliers Le veacuteritable

182DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription op cit fr 34 VII p 210 trad fr P-M Morel in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit fr 34 VII p 1047

89

principe directeur de lrsquoaction consiste agrave laquo interdire agrave la fois qursquoon poursuive aucun bien qui ne

soit pas par nature agrave mecircme de supprimer la douleur [hellip] et qursquoon rejette aucun qui nrsquoempecircche

pas drsquoavoir du plaisir raquo183 Crsquoest donc la suppression de la douleur et la preacutesence de plaisir

toutes deux effectives qui constituent les deux motivations valables pour poursuivre un deacutesir

Cela neacutecessite lrsquoapplication de la raison au cas concret agrave lrsquoobjet particulier agrave la situation

donneacutee agrave lrsquoeacutetat actuel du corps singulier Bien eacutevidemment ces choix et rejets selon la raison

pratique peuvent ecirctre rapporteacutes au cadre theacuteorique qui les comprend sans que celui-ci suffise

pour lrsquoaction Pour Eacutepicure le traitement des deacutesirs consiste donc dans le travail de la raison

sur un deacutesir afin drsquoen deacuteterminer les beacuteneacutefices et les nuisances au regard du plaisir et de la

douleur

Ce qui informe communeacutement la penseacutee et lrsquoaction du deacutesir crsquoest la penseacutee du plaisir

En tant que souverain bien le plaisir est au centre de la penseacutee eacutepicurienne et reacutegit le champ

de lrsquoaction morale Nous deacutefendons lrsquoideacutee que le plaisir est positif et que srsquoil se fonde certes

sur la suppression de la douleur ndash ce qui ne nous semble pas ecirctre le stade de la perfection mais

le retour au seuil non-critique de manque ndash il neacutecessite une matiegravere positive des plaisirs

pleins de cet eacuteleacutement positif naicirct la perfection atomique et la penseacutee srsquoempare de cet eacutetat

afin de reacutealiser la vie totale la vie bienheureuse dans lrsquoeacutegaliteacute aux dieux

Le maicirctre du Jardin par sa penseacutee du deacutesir peut ainsi transformer la formule drsquoun

maicirctre de poeacutesie

Borneacute dans sa nature et borneacute dans ses vœux

Lrsquohomme est un dieu sur terre et y vit fort heureux

183PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets trad fr Daniel Delattre in D DELATTRE

et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens opcit p 56490

Table des annexes

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination 92

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 2094

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI97

91

Annexe 1 La Sentence Vaticane 63 maxime de la restriction ou de lrsquoindeacutetermination

La sentence vaticane 63 fait lrsquoobjet de trois lectures et deux interpreacutetations diffeacuterentes celle de Jean Bollack qui laisse le texte tel qursquoon

le lit dans le manuscrit celle que reprend Jean Salem agrave Peter Von der Muumlhll et celle drsquoHermann Usener propositions dont le sens revient agrave peu

pregraves au mecircme Cette diffeacuterence tient agrave ce que lrsquounique manuscrit le codex Vaticanus Graeligcus 1950 livre un texte qui peut sembler deacuteroutant

certains eacutediteurs du texte ont donc preacutefeacutereacute le modifier afin drsquoen tirer un sens a priori plus satisfaisant

Jean Bollack184 Hermann Usener185 Peter Von der Muumlhll186 (reprise par Jean Salem)

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθάριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πάσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λιτότητι μεθόριος ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

Ἔστι καὶ ἐν λεπτότητι καθαριότης ἧς ὁ

ἀνεπιλόγιστος παραπλήσιόν τι πᾶσχει τῷ

διrsquoἀοριστίαν ἐκπίπτοντι

laquo Il reste clair mecircme dans cette preacutecision

qui si lrsquoon nrsquoy prend garde megravene agrave peu

pregraves agrave la situation de celui qui se perd

dans lrsquoindeacutetermination raquo

laquo Il existe aussi une limite dans la simplici-

teacute et celui qui ne la considegravere pas se re-

trouve presque comme dans la situation

de celui qui se perd par lrsquoillimitation raquo

laquo Il y a mecircme dans la restriction une me-

sure celui qui nrsquoen tient pas compte se

trouve agrave peu pregraves dans la situation de celui

qui srsquoeacutegare par manque de limitation raquo187

En effet si la tradition manuscrite semble claire les mots qursquoelle transmet le sont beaucoup moins Crsquoest en tentant de trouver un sens que les

eacutediteurs Hermann Usener le premier ont chercheacute agrave modifier le texte En effet la phrase ne preacutesente pas de sujet et le sens courant des mots ne

184EacutePICURE Sentence Vaticane 63 in J BOLLACK La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditions de Minuit 1975p 535-536

185Id in K WOKTE et H USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlr Klassiche Philologie no 10 1888 p 175-201 p196 traduction personnelle

186Id in P VON DER MUEumlHLL Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et Leipzig Teubner 1922 p 67

187J SALEM Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin 1989 p 94-95 Texte grec citeacute note 1 p 9592

creacutee pas de signification satisfaisante par rapport agrave ce qui eacutetait attendu de lrsquoeacutepicurisme La retouche drsquoUsener concerne deux mots il donne un

sujet (μεθόριος la limite) et remanie le compleacutement de λεπτότητι (finesse) en λιτότητι (simpliciteacute) celle de Von der Muumlhll agrave sa suite est plus

leacutegegravere puisqursquoil propose simplement de transformer lrsquoadjectif καθάριος (pur net) en substantif καθαριότης (frugaliteacute) ce qui agrave par lagrave mecircme

lrsquoavantage de donner un sujet exprimeacute de la phrase Dans les deux cas on retrouve un sens moral ougrave lrsquoexcegraves et lrsquoasceacutetisme sont condamneacutes drsquoun

mecircme geste

Jean Bollack parvient agrave eacutetablir un sens sans retouche agrave partir de sens moins communs des mots preacutecision pour λεπτότης et preacutefegravere

indeacutetermination agrave illimitation pour ἀοριστία Il prend aussi le parti de poser que le sujet nrsquoest pas exprimeacute et que καθάριος est un adjectif qui y

renvoie Crsquoest alors la preacutecision et non la simpliciteacute qui est viseacutee et son pendant nrsquoest plus lrsquoillimitation mais lrsquoindeacutetermination le texte prend

alors le sens de la juste distance qursquoil faut tenir dans la preacutecision du savoir

Pour notre part nous preacutefeacuterons la version avec le moins drsquointervention qui donne donc un sens eacutepisteacutemique et non moral agrave cette sentence

Cependant nous espeacuterons avoir exposeacute les faits de sorte que chacun puisse se faire son avis judicent lectores

93

Annexe 2 Comparaison entre Maxime 29 et Sentence 20

Les maxime 29 et sentence 20 sont geacuteneacuteralement consideacutereacutees comme identiques hormis dans lrsquoeacutetablissement du texte de Jean Bollack

qui srsquoen reacutefegravere uniquement aux manuscrits188 Sans ajout par conjoncture on obtient ainsi les deux textes suivants

Maxime 29 Sentence 20

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι

αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν

δόξαν γίνομεναι

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ

φυσικαὶ μέν οὐκ ἀναγκαῖαι δέ αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Φυσικὰς καὶ ἄναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἁλγηδόνας

ἀπολυούσας ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψουςmiddot φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ

τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ

ἄλγημα ὡς πολυτελῆ σιτίαmiddot οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτrsquoἀναγκαίας ὡς

στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et non-neacuteces-

saires les autres ni naturels ni neacutecessaires mais ad-

viennent en raison de lrsquoopinion vaine

Parmi les deacutesirs les uns sont naturels et neacutecessaires

drsquoautres sont naturels mais pas neacutecessaires drsquoautres ne

sont ni naturels ni neacutecessaires mais adviennent en rai-

son de lrsquoopinion vaine

Eacutepicure considegravere comme naturels et neacutecessaires ceux qui dis-

sipent les douleurs comme la boisson pour la soif naturels mais

non-neacutecessaires ceux qui varient seulement le plaisir sans suppri-

mer la douleur comme des aliments riches ni naturels ni neacuteces-

saires comme les couronnes et les statues que lrsquoon eacuterige

188Nous reprenons lrsquoargumentation que Jean BOLLACK a deacuteveloppeacute dans La penseacutee du plaisir op cit p 347-349 ainsi que sestraductions (p 448 pour la sentence 20)

94

La Maxime 29 a eacuteteacute jugeacutee incomplegravete degraves la Renaissance ougrave Estienne a transformeacute ainsi le texte

Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ ltκαὶ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ φυσικαὶgt καὶ οὐκ ἀναγκαῖαι αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτε

ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γίνομεναι

Sous cette forme elle reprenait la tripartition de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee deacutejagrave connue par Diogegravene Laeumlrce Par ailleurs la scolie agrave cette maxime que

nous reproduisons ici189 la reacutepegravete encore une fois en lrsquoillustrant ce qui peut sembler confirmer la preacutesence de la tripartition agrave cet endroit-lagrave La

deacutecouverte en 1888 des Sentences Vaticanes mdash dont certaines reprennent litteacuteralement des Maximes mdash et surtout de la sentence 20 nrsquoa fait que

donner le sentiment de confirmation Lrsquoerreur du copiste qui srsquoest diffuseacutee serait un saut du mecircme au mecircme pheacutenomegravene dans lequel un

morceau de texte est omis agrave cause drsquoune reacutepeacutetition Ici la confusion entre un premier ἀναγκαῖαι et le deuxiegraveme aurait obstrueacute une cateacutegorie de

deacutesir celle des naturels et neacutecessaires

Alors pourquoi porter le doute lagrave ougrave pour une fois la chose semble claire De fait la cause nrsquoest pas sans ombre

Drsquoune part lrsquoexplication drsquoerreur proposeacutee nrsquoest pas tout agrave fait satisfaisante le saut du mecircme au mecircme nrsquoimplique pas neacutecessairement la

disparition du second δέ que lrsquoon trouve dans la sentence avant la cateacutegorie des deacutesirs vains Drsquoautre part aucun manuscrit consulteacute par Jean

Bollack190 ne porte trace de modification sur ce passage alors mecircme que la scolie aurait pu susciter lrsquoattention drsquoun copiste sur une troisiegraveme

cateacutegorie manquante agrave ne pas oublier Enfin la scolie nrsquoest pas forceacutement une simple illustration des cateacutegories eacutenonceacutees dans la maxime mais

un compleacutement un rappel de la vulgate eacutepicurienne qui trouve ici sa meilleure occasion du fait que lrsquoapophtegme en contienne deacutejagrave deux

189Pour la leacutegitimiteacute de la scolie voir supra p 67 sq

190Il les recense et srsquoexplique de ses choix aux pages 1 agrave 13 de son ouvrage95

Ajoutons qursquoavec une maxime eacutepureacutee on obtient une nouvelle signification et non une reacutepeacutetition de la tripartition qui nous semble plus

inteacuteressante laquo le principe de classification loin de reprendre celui de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee lrsquoimplique il a plus de subtiliteacute dans sa reacuteduction

mecircme raquo eacutecrivait Jean Bollack Nous avons essayeacute drsquoexpliquer lrsquointeacuterecirct drsquoune Maxime 29 sans ajout dans notre deacuteveloppement191

Quant agrave la sentence 20 elle est peut-ecirctre deacuteriveacutee de la maxime mais du fait de son apparition plus tardive son contenu fait selon nous plutocirct

signe vers une simplification de la doctrine qui reprend la tripartition pour ses aspects pratiques sans srsquoencombrer de la motivation theacuteorique

drsquoune telle classification

191Voir supra p 4696

Annexe 3 Un texte inteacuteressant mais fragile Philodegraveme Des choix et des rejets col VI

Parmi les textes releveacutes par nous pour eacutetudier la notion de deacutesir chez les Eacutepicuriens il y a un fragment de Philodegraveme de Gadara dans son livre supposeacute

Περὶ αἰρεσεῶν καὶ φυγῶν Des choix et des rejets (connu aussi sous son titre latin De electionibus et fugis ou son titre anglais On choices and avoidances)

Dans cette fin de traiteacute retrouveacute sur le papyrus numeacuteroteacute Pherc ndeg1251 lrsquoauteur semble eacutetablir apregraves ce qui paraicirct ecirctre une partie de la classification

canonique des deacutesirs une liste sur les deacutesirs tout agrave fait nouvelle qui ne serait pas comprise dans la tripartition classique et porterait sur les diverses faccedilons

drsquoecirctre ou causes des deacutesirs Cependant le texte est fragile un peu mysteacuterieux et les restitutions interpreacutetations et traductions divergent sans solution

satisfaisante ce qui rend son utilisation trop deacutelicate pour nous Nous nous proposons de reacutesumer et de critiquer les positions sur diffeacuterents points que nous

avons pu observer Drsquoabord le texte lui-mecircme tel qursquoon le trouve eacutetabli dans lrsquoouvrage de reacutefeacuterence192 avec la traduction franccedilaise de reacutefeacuterence193

ndash ndash ndash αἱ μέν εἰσιν ἀναγ] | καῖα[ι αἱ δrsquo οὐκ ἀναγκαῖαιmiddotαὐτῶν] | δrsquo ἐκε[ίνω]ν [εἰσὶ]ν ἀναγ[καῖαι] | αἱ μ[ὲν πρὸςτὸ ζ]ῆν αἱ δ[ὲ πρὸς] | τὸ ἄγ[ει]ν [ἐν ὑγι]είαι τὸ σῶ[μα] |αἱ δὲ [πρὸς] τὸ μ[α]καρίως [ζῆ]ν κα|τὰ τά[ς γε]δ[ι]α[φ]ερούσας α[ἰ]τίας | οὐδrsquo ἀ[θρό]ον καὶδιαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] ἔφ[αμ]ε[ν] ὧν αἱ μ[ὲ]ν ὡ[ς]δ[ο] | κε[ῖ δε]ινὰς ἐμποιοῦσ[ι]ν κα|ταιγ[ί]δας α[ἱ]δrsquo οὔ καὶ τινὲς | μὲν ἄ[ω]ροι διrsquo ἐλλειμμάτων | γίνονταίτ[ι]νων αἱ δrsquo ἀprimeπrsquo ἐπαι[σθη] | μάτων [τῶ]ν τοῦ χαίρον-τος καὶ | τινὲς μὲν ἀπὸ συνηθειῶν | τινὲς δὲ καὶ χωρὶςτούτων | καὶ τινὲς μὲν ἀφrsquo ἡμῶν καταρ| [ χ]όμ[ε]ναι τινὲςδὲ τῶν ἔξω| [ θεν ὡσπ]ε[ρε]ὶ τρῶσιν ἐργα|σαμέ[νων] ἤτοι

Col VI(1)

(5)

(10)

ltLes deacutesirsgt sont pour partie neacutecessaires et pour partie non-neacutecessairesParmi les premiers ceux qui sont neacutecessaires il y a ceux qui sont neacutecessaires agrave lavie ceux qui le sont au maintien du corps en bonne santeacute et ceux qui le sont agrave la vie bienheureuse pour prendre du moins les cas dans leur diversiteacute [de cause] et non tous agrave la fois[En outre nous parlons de diffeacuterentes causes parmi lesquelles] les unes semble-t-il provoquent dans lrsquoacircme de terribles ouragans drsquoautres non Certaines restent inassouvies du fait de certains manques drsquoautres reacutesultent de ressentis speacutecifiques pour qui eacuteprouve de la joie Il en est qui reacutesultent drsquohabitudes et drsquoautres qui sont justement indeacutependantes Si les unes trouvent en nous leur point de deacutepart drsquoautres apparaissent par suite drsquoune sorte de blessure infligeacutee par les objets exteacuterieurs ou encore

192PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances op cit 85-100 Les [ ] signalent des lettres illisibles mais preacutesentes et reacutetablieset les lt gt des ajouts de lrsquoeacutediteur

httpstephanustlguciedujanusbiusorbonnefrIrisCite15950113499 (visiteacute le 17 mars 2018)

193PHILODEgraveME Des choix et des rejets trad fr D Delattre in D DELATTRE et J PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens op cit p 564-565 traductionmodifieacutee

97

τῶν κατὰ | στέρ[ησι]ν κτητῶν κατrsquo ἐπί| [ ν]οια[ν α]ὐτήνmiddotκαὶ τιν[ὲς μὲν hellip (14)

par des choses que la privation donne envie de posseacuteder rien que drsquoy penser Drsquoautres encore raquo

On le voit le texte du papyrus est assez alteacutereacute et demande des restitutions pour ecirctre compreacutehensible notamment le deacutebut de cette sixiegraveme

colonne ougrave le sujet agrave qui lrsquoon attribue toutes les oppositions qui suivent nrsquoest pas repris Il semble cependant que les lignes 2 agrave 4 reprennent de

pregraves le sect 127 de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee194 avec seulement une inversion du premier et du dernier type Comme il est question ici pour Eacutepicure des

deacutesirs on peut deacuteduire par analogie qursquoil srsquoagit aussi de cela pour Philodegraveme

Or Voula Tsouna-McKirahan qui a eacutetablit et traduit le texte en anglais propose dans son ouvrage sur lrsquoeacutethique de Philodegraveme paru en 2007 un

remaniement agrave sa traduction elle preacutefegravere comprendre qursquoil srsquoagit lagrave des plaisirs et non des deacutesirs

[Of natural pleasures some are necessary others not necessary and of the necessary pleasures themselves] some are

necessary for life others for the health of the body others for living happily according to their different causes but not

all of them taken together Further [we call] different causes those causes some of which as it seems produce terrible

storms while others do not some are formed prematurely because of certain defects and others because of our feelings

of joy some are the result of habit while others come to be even regardless of our habits yet some originate in ourselves

while others arise because of external factors or because things which became desirable due to the fact that we lacked

them inflicted (on us) [somethong like] a wound by the very thought of them195

Nous ne comprenons pas ce qui motive ce changement qui rompt la continuiteacute du texte puisqursquoil semble ensuite ecirctre question des deacutesirs via la

description des diffeacuterentes effets et causes (l 6 sq) deacutejagrave annonceacutes agrave la ligne 5 Parler de cause de plaisir qui produirait un trouble (l 7) voilagrave qui

serait non seulement singulier mais aussi contradictoire avec le bien qursquoest le plaisir et surtout on voit mal comment ce trait ne serait pas associeacute

194EacutePICURE Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee sect 127 τῶν δὲ ἀναγκαίων αἱ μέν πρὸς εὐδαιμονίαν εἰσὶν ἀναγκαῖαι αἱ δὲ πρὸς τὴν τοῦ σώματος ἀοχλησίαν αἱ δὲπρὸς αὐτὸ τὸ ζῆν

195V TSOUNA-MACKIRANHAN The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press 2007 p 1998

au deacutesir qui nous affecte plutocirct qursquoagrave lrsquoobjet du plaisir lui-mecircme De fait le commentaire qui suit montre que la commentatrice identifie

clairement ce passage comme traitant des deacutesirs Philodegraveme modifierait la tripartition drsquoEacutepicure critiqueacutee par Ciceacuteron afin de se rapprocher de

la classification platonicienne196 Cependant elle affirme lrsquoexistence drsquoune classification des plaisirs qui reprend celle des deacutesirs ideacutee envers

laquelle nous eacuteprouvons beaucoup de meacutefiance

Un autre point attire notre attention celui de la traduction franccedilaise En effet nous lrsquoavons modifieacutee afin qursquoelle suive le texte grec eacutetabli

Daniel Delattre propose de lire agrave la ligne 6 ἔφεσις (envie) alors que lrsquoeacutetablissement de texte donne αἰτίας (cause) Il srsquoen explique197 en

rapprochant ce terme drsquoὄρεξις (appeacutetit) agrave la colonne preacuteceacutedente lequel est donneacute pour synonyme drsquoἔφεσις dans un Lexique datant du VIe siegravecle

celui drsquoHeacutesychios198 Ce choix est sans doute une reacuteaction agrave lrsquoeacutetrangeteacute du passage ougrave les deacutesirs et leurs causes nrsquoeacutetant pas clairement distingueacutes

on ne sait si ce qui est preacutediqueacute srsquoapplique aux uns ndash ce que nous deacuteduirions du sens ndash ou aux autres ndash ce qui apparaicirct grammaticalement ndash

Trois objections nous viennent La premiegravere vient de ce que le mot αἰ| [ τίας] (l6) cause ne semble pas faire lrsquoobjet de doute dans son

reacutetablissement autant par la reacutepeacutetition et le lien qursquoil forme avec la preacuteceacutedente occurrence lrsquoapparat critique ne propose pas drsquoautres variantes

La deuxiegraveme tient agrave ce que le mot ἔφεσις (envie) est drsquousage rare avant notre egravere mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas inexistant La troisiegraveme porte sur la

signification que prendrait alors le passage cette modification impliquerait qursquoil y aurait agrave cocircteacute des ἐπιθυμιαῖ (deacutesirs) et des ὄρεξεις

(appeacutetits) des envies dont le texte ne nous permettrait pas de saisir la diffeacuterence ni les rapports avec les autres Philodegraveme peut innover certes

196Id p 19-20 Qursquoil y ait un motif platonicien agrave ne reprendre que les cateacutegories neacutecessaire et non-neacutecessaire est assez probablemais nous doutons que Philodegraveme corrige Eacutepicure il reprend seulement lrsquoopposition qui lrsquointeacuteresse quant agrave lrsquoobjection de Ciceacuteronnous semble assez mal fondeacutee

197D Delattre Les eacutepicuriens op cit note 13 p 1246

198Disponible en grec sur httpselwikisourceorgwikiCE93CEBBE1BFB6CF83CF83CEB1CEB9(consulteacute le 23 avril 2018)

99

mais nous nous voyons pas ce qursquoapporte une telle cateacutegorie par rapports aux preacuteceacutedentes Lrsquoensemble de ces consideacuterations fait que nous

trouvons la proposition de M Delattre trop audacieuse mecircme si elle reste dans le champ du possible

Crsquoest finalement le διαφε[ρού] lt σαgtς αἰ| [ τίας] de la ligne 6 qui pose problegraveme Le texte est fragile la restitution table sur la reacutepeacutetition

en deacutebut de phrase drsquoun syntagme en fin de la phrase preacuteceacutedente il faut neacuteanmoins parier sur la reacutepeacutetition exacte ce qui oblige agrave rajouter des

lettres et eacutecarter lrsquoideacutee aussi possible de la reprise du terme διαφερούσας sous une autre forme Mais plus que cette proposition qui reste fort

probable crsquoest le sens qursquoelle semble indiquer qui est probleacutematique En effet voilagrave qui est eacutetrange Philodegraveme nous parle de causes mais

semble dans les faits traiter des deacutesirs Ce qui rend le passage difficilement compreacutehensible crsquoest finalement la difficulteacute agrave eacutetablir la transition de

la ligne 6 entre deux phrases fragmentaires En effet crsquoest ce manque qui pose problegraveme on ne sait pas de quoi exactement il est question dans

cette liste agrave moins de recourir aux interpreacutetations dont nous avons vu qursquoelles eacutetaient toutes aussi varieacutees que cette liste de Philodegraveme et nous

souhaitons ajouter la nocirctre afin de faire reacutefleacutechir sur une nouvelle proposition

Nous pensons pour notre part que ce mot αἰτίας (cause) renvoie aux τὰ ποιητικὰ τῶν ἡδονῶν ce qui produit le plaisir que nous

assimilons aux objets du deacutesir ce drsquoautant plus qursquoil a eacuteteacute question du rapport entre deacutesir et ce qui produit le plaisir dans un passage anteacuterieur (V

3-7)199 Notre phrase traiterait alors des diverses causes du deacutesir et des effets provoqueraient diffeacuterents objets produisant le deacutesir en nous Nous

proposons le sens suivant agrave la phrase deacutebutant ligne 6 les diffeacuterents objets du deacutesir causent des deacutesirs tels que les uns nous perturbent et les

autres non etc puis vient une liste des divers effets ou origines de deacutesirs causeacute en fonction de diffeacuterents objets En traduction cela donnerait

laquo nous affirmons que ltviennentgt de diffeacuterentes causes [ie objets de deacutesirs] ltdes deacutesirsgt parmi lesquels les uns provoquent des tempecirctes dans

lrsquoacircme et drsquoautres non etc raquo

199Μετὰ δὲ ταῦτα καὶ τὰς τῶν ἐπιθυμιῶν περί τε τὰς ἡδονὰς καὶ τὰ ποιητικὰ διαφορὰς ἀναλογιστέονhellip laquo Apregraves quoi il faut prendre en compteles diffeacuterences entre des deacutesirs de plaisirs et ce qui produit le plaisir raquo PHILODEgraveME Des choix et des rejets op cit V 3-7 p 564 Les deacutesirs ontpour objet ce qui est reacuteputeacute produire le plaisir et ce qui produit le plaisir ce manque de distinction confusion entraicircne des mauvais choixen privileacutegiant des deacutesirs vains et en meacuteprisant les deacutesirs neacutecessaires Ce passage se trouve dans la colonne immeacutediatement preacuteceacutedantnotre texte (ndegV) mais ne le preacutecegravede pas immeacutediatement car il existe une lacune estimeacutee agrave 20 lignes en fin de cette colonne

100

101

Bibliographie

Sources

I- EacutePICURE

A-EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- BOLLACK Jean Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN La Lettre drsquoEacutepicure Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1971

- CONCHE Marcel Lettres et maximes Paris Pr Univ de France coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987

- LAKS ANDREacute laquo Eacutedition critique et commenteacutee de la Vie drsquoEacutepicure dans Diogegravene Laeumlrce (X1-34) raquo dans Eacutetudes sur lrsquoEacutepicurisme antique PUL Lille coll laquo Cahiers dePhilologie raquo no 1 1976 p 1-118

- USENER HERMANN (eacuted) Epicurea Leipzig Teubner 1887

- VON DER MUEumlHLL Peter Epicurus Epistulae tres et ratae sententiae Stutgart et LeipzigTeubner 1922

- WOKTE Karl et Hermann USENER laquo Epikurische Spruchsammlung raquo Wiener Studien fuumlrKlassiche Philologie no 10 1888 p 175-201

B-TRADUCTIONS

- DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie drsquoEacutepicure in Vies et doctrines des philosophes illustres Marie-OdileGoulet-Cazeacute (eacuted) Jean-Francois Balaudeacute (trad) Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaisecoll laquo La pochothegraveque raquo 1999

II- PHILODEgraveME DE GADARA

- PHILODEgraveME DE GADARA Des choix et des rejets in DELATTRE DANIEL et JACKIE PIGEAUD

(eacuted) Les eacutepicuriens Daniel Delattre (trad) Paris Gallimard coll laquo Bibliothegraveque de laPleacuteiade raquo no 564 2010 p 534-740

- PHILODEgraveME DE GADARA On choices and avoidances Voula Tsouna-MacKiranhan etGiovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro raquo no 15 1995

- PHILODEgraveME DE GADARA Lrsquoira Giovanni Indelli (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuoladi Epicuro raquo no 5 1988

III- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Inscription murale eacutepicurienne in DELATTRE DANIEL et JACKIE

PIGEAUD (eacuted) Les eacutepicuriens Pierre-Marie Morel (trad) Paris Gallimard colllaquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 564 2010 p 1028-1072

102

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA The Epicurean inscription Martin Ferguson Smith (eacuted) NapoliBibliopolis coll laquo La scuola di Epicuro Supplementi raquo no 1 1993

- DIOGEgraveNE DrsquoOINOANDA Supplement to Diogenes of Oinoanda The Epicurean inscriptionMartin Ferguson Smith (eacuted) Napoli Bibliopolis coll laquo La scuola di EpicuroSupplementi raquo no 3 2003

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen laquo Review of Supplement to Diogenes of Oenoanda the EpicureanInscription by Martin Ferguson Smith raquo Gnomon no 79 2007 p 30-34

- HAMMERSTAEDT Juumlrgen et Martin F SMITH laquo Diogenes of Oinoanda  the discoveries of2009 (NF 167-181) raquo Epigraphica Anatolica no 42 2009 p 1-48

IV- AUTRES AUTEURS DE LrsquoANTIQUITEacute

LUCREgraveCE

- LUCREgraveCE De rerum natura Joseacute Kany-Turpin (trad) Paris Flammarion coll laquo GF raquono 993 1997

ARISTIPPE

- E MANNEBACH (eacuted) Aristippi et Cyrenaicorum fragmenta LeidenCologne E J Brill1961

- M ONFRAY (eacuted) Lrsquoinvention du plaisir Fragments cyreacutenaiumlques Paris Librairie GeacuteneacuteraleFranccedilaise 2006

ARISTOTE

- ARISTOTE De lrsquoacircme A Jannone (eacuted) Eacute Barbotin (trad) Les Belles Lettres Paris colllaquo CUF raquo 1966

- ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque J Tricot (trad) Vrin Paris coll laquo Bibliothegraveque des textesphilosophiques raquo 1959

CICEacuteRON

- CICEacuteRON De finibus bonum et malorum Jules Martha (trad) Les Belles Lettres Paris1922

DEacuteMOCRITE

- DEacuteMOCRITE Les Preacutesocratiques Jean-Paul Dumont et Hermann Diels (eacuted) ParisGallimard coll laquo Bibliothegraveque de la Pleacuteiade raquo no 345 1988

PLATON

- PLATON Oeuvres complegravetes Luc Brisson (eacuted) Monique Dixsaut (trad) Paris Flammarion2014

103

- PLATON Platonis opera J Burnet (eacuted) Oxford Clarendon Press 1967 vol 1

- PLATON Phegravedre Victor Cousin (trad) Paris P-J Rey 1849 vol VI

Commentaires

- BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le vocabulaire drsquoEpicure Paris Ellipses 2002

- BOLLACK Jean La penseacutee du plaisir Eacutepicure textes moraux commentaires Paris Eacuteditionsde Minuit coll laquo Le sens commun raquo 1975

- FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Epicure et ses dieux Paris Presses universitaires de France 1997

- FREgraveRE Jean Les Grecs et le deacutesir de lrsquoecirctre Des Preacuteplatoniciens agrave Aristote Paris Soc drsquoeacutedLes belles Lettres coll laquo Collection drsquoeacutetudes anciennes raquo 1982

- MOREAU Joseph laquo Eacutepicure et la physique des Dieux raquo Revue des Eacutetudes Anciennes vol 70no 3 1968 p 286-294

- PIETTRE Reneacutee laquo Eacutepicure dieu et image de dieu  une autarcie extatique raquo Revue delrsquohistoire des religions vol 216 no 1 1999 p 5-30

- RODIS-LEWIS Geneviegraveve Eacutepicure et son eacutecole Paris Gallimard 1975

- SALEM Jean Tel un dieu parmi les hommes Lrsquoeacutethique drsquoEacutepicure Paris Vrin colllaquo Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie raquo 1989

- SEDLEY David laquo Epicurus and his professional rivals raquo dans Eacutetudes sur lrsquoeacutepicurismeantique PUL Lille coll laquo Cahiers de philologie raquo no 1 1976 p 119-159

- TSOUNA-MACKIRANHAN Voula The ethics of Philodemus Oxford Oxford Univ Press2007

- VESPERINI Pierre Lucregravece Archeacuteologie drsquoun classique europeacuteen Paris Fayard colllaquo Lrsquoeacutepreuve de lrsquohistoire raquo 2017

- VESPERINI Pierre laquo Eacutepicure et le religieux En reacuteponse aux observations de MarcelConche raquo sur Philosophie Magazine

httpswwwphilomagcomles-ideesepicure-et-le-religieux-en-reponse-aux-observations-de-marcel-conche-21145_ftn1 2017 (consulteacute en ligne le 18 mars 2019)

- VESPERINI Pierre La philosophia et ses pratiques drsquoEnnius agrave Ciceacuteron Rome EacutecoleFranccedilaise de Rome coll laquo Bibliothegraveque des Eacutecoles Franccedilaises drsquoAthegravenes et de Rome raquono 348 2012

104

Glossaire

Agrave lrsquoattention de mes amis et de ceux qui nrsquoeacutetudient pas la philosophie et lrsquoAntiquiteacute

Un glossaire est un pont entre la techniciteacute drsquoun travail et lrsquoenvie de le partagerIl ne srsquoadresse donc pas aux speacutecialistes qui roulent en VTT sur le vocabulairespeacutecialiseacute mais agrave ceux qui pourrait buter sur un mot avec leur veacutelo quotidienEt comme il nrsquoy a pas mieux qursquoun peu de rire pour agreacutementer lrsquoeffort monbut est ici de placere et docere plaire et instruire ce qui oblige parfois agrave sortirde la mine quelque peu grave et neutre du chercheur Qursquoon mrsquoen excuse etque lrsquoon poursuive son chemin

Les mots preacutesents dans ce glossaire sont ceux qui sont suivis drsquoune asteacuterisquedans le corps du texte

bull Apophtegme du grec ἀπόφθεγμα synonyme de sentence (tregraves utile quand on parledeacutejagrave des Maximes Capitales et des Sentences Vaticanes)

bull Axiologique qui touche agrave un systegraveme de valeurs

bull Cyreacutenaiumlque philosophie antique initieacutee par Aristippe de Cyregravene ougrave chaque plaisirisoleacute constituait le souverain bien Si vous avez bien lu ce meacutemoire vous savezpourquoi il nrsquoen va pas de mecircme chez Eacutepicure

bull Dialectique art de diviser pour mieux reacutegner sur les choses Non en veacuteriteacute crsquoest unepartie reacutecurrente de certaines philosophies antiques qui vise entre autres agrave cateacutegoriserles choses sous des concepts individueacutes autrement dit lrsquoart de distinguer les chosesentre elles et de produire des deacutefinitions comme je le fais en ce moment

Autre sens possible en philosophie antique art du dialogue qui avance ndash les sourds ensont malheureusement exclus (Hors-sujet Chez Hegel il faut comprendre qursquoil srsquoagitdu dialogue des ideacutees qui avancent en se contredisant puis en deacutepassant leurscontradictions ce qui est selon lui la structure du reacuteelhellip Et si vous nrsquoecirctes pas drsquoaccordavec cette thegravese crsquoest bien la preuve que vous ecirctes tout agrave fait dedans et que vous allezbientocirct ecirctre deacutepasseacute Pas tregraves facile de dialoguer avec Hegel )

bull Dichotomie division en deux parties

Pourquoi pas un autre mot Le problegraveme du mot franccedilais division est qursquoil nepreacutecise pas en lui-mecircme combien de part reacutesultent de cette opeacuteration sinon les tablesde division seraient beaucoup plus simples agrave meacutemoriser

105

bull Doxographe celui qui rapporte les doctrines (doxa) des autres

Diogegravene Laeumlrce (IIe-IIIe siegravecles de notre egravere) est le grand doxographe de lrsquoAntiquiteacutegracircce auquel nous sont parvenues bien des noms et des penseacutees qui nrsquoauraient que peuvoire pas du tout eacuteteacute transmises comme celle drsquoEacutepicure Vous ne pouvez qursquoimaginerla sympathie et lrsquointeacuterecirct que je lui portehellip

bull Ecdotique discipline qui concerne lrsquoeacutetablissement de texte Dans drsquoautres languescomme lrsquoitalien ou lrsquoallemand on appelle ccedila Philologie (ou filologia) mais pourquoifaire simple quand on peut faire compliqueacute

bull Eacutepisteacutemologie domaine de la philosophie qui srsquointeacuteresse agrave la maniegravere de connaicirctreaux processus de creacuteation de connaissance ainsi qursquoagrave sa valeur

bull Heacutetaiumlre du grec ἐταῖρος compagnon puis au feacuteminin courtisane

bull Heacuteteacuterogegravene qui nrsquoest pas de mecircme nature comme les grumeaux et la pacircte lorsquevous preacuteparez des crecircpes

bull ie pour id est agrave savoir autrement dit Crsquoest eacutecrit en italique crsquoest-agrave-dire que crsquoestune locution eacutetrangegravere ie latine dans mon cas

bull Informer Nrsquoallumez pas votre radio ou teacuteleacutevision car voilagrave lrsquoexplication en directLitteacuteralement crsquoest donner une forme de lrsquointeacuterieur (in-formare) crsquoest-agrave-dire unestructure agrave quelque chose qui nrsquoen a pas

Typiquement des philosophies comme celles de Platon ou drsquoAristote pensent que lamatiegravere nrsquoa pas de forme (in-forme avec le preacutefixe franccedilais privatif in- qursquoil ne fautpas confondre avec le preacutefixe latin in- agrave lrsquointeacuterieur) et que lrsquoideacutee rentre dedans pour lastructurer Exemple pour ceux qui ont bien suivi la pierre informe que le sculpteur vainformer selon lrsquoideacutee de son sujet pour qursquoelle en prenne lrsquoimage

bull Loci pluriel de locus version latine de τόπος qui signifie de maniegravere pas tregravescommune pour les non-latinistes lieux communs

bull Lyceacutee (lyceacuteen) Aristote nrsquoest plus tout jeune il nrsquoa pas dix-sept ans et des problegravemespour srsquoinscrire dans des formations du supeacuterieur via ParcourSup Il fait mieux il creacuteesa propre eacutecole en 355 av J-C Et pour mieux embrouiller les esprits dans vingt-cinqsiegravecles lrsquoancien membre de lrsquoAcadeacutemie creacutee le Lyceacutee (un signe de reacutegression dirontcertains de ses collegravegues envieux) Lyceacutee vient de λύκειον lieu pregraves duquel Aristotedeacutelivrait son enseignement il deacutesigne donc lrsquoeacutecole drsquoAristote Vous retiendrez doncque les lyceacuteens sont vieux de plus de deux milleacutenaires

106

bull Lycien Non ce nrsquoest pas une faute de frappe ou un autre accent pour deacutesigner leterme preacuteceacutedent mais un habitant de la Lycie province antique de lrsquoAsie Mineureactuellement au Sud-Ouest de la Turquie agrave lrsquointeacuterieur des terres Crsquoest dans cetteprovince que se situait Oinoanda ougrave un mur graveacute eacutepicuriennement par un certainDiogegravene a eacuteteacute retrouveacute crsquoest donc lui que nous deacutesignons sous cet adjectif

bull Ontologiquement par deacutefinition par nature par essence intrinsegravequement hellip Si vousavez drsquoautres caracteacuteristiques essentielles qui deacutefinissent mieux lrsquoontologie nrsquoheacutesitezpas agrave les ajouter hellip

bull Paraclausithuron thegraveme litteacuteraire latin ougrave lrsquoamant eacuteploreacute attend devant la portefermeacutee de sa dulcineacutee

bull Reacuteduire dans la cuisine philosophique pouvoir ramener totalement une chose agrave uneautre

bull Scholarque du grec σχόλη eacutecole et ἀρχῶν commandant le scholarque est celuiqui dirige une eacutecole philosophique dans lrsquoAntiquiteacute apregraves son fondateur Le premierscholarque eacutepicurien fut Hermarque ami drsquoEacutepicure qui pris la succession de lrsquoeacutecole agravesa mort

bull Synoptique qui donne une vision drsquoensemble

bull Terminus post quem locution latine (ccedila ne vous eacutetonnera pas de moi) qui deacutesigneune borne apregraves laquelle un eacuteveacutenement a eu lieu Son pendant chronologique est leterminus ante quem

Par exemple la remise du meacutemoire a pour terminus ante quem le 7 juin au soir et lecontentement de lrsquoauteur aura pour terminus post quem cette mecircme date

107

Table des matiegraveres

Deacuteclaration sur lrsquohonneur de non-plagiat3

Sommaire6

Introduction7

PARTIE 1 - LE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR DEacuteFINITION ATOMIQUE DE LrsquoAFFECT ET PHYSIQUE DU SUJET

DEacuteSIRANT14

CHAPITRE 1 ndash MODEgraveLE DE FONCTIONNEMENT DU DEacuteSIR16

a) Du manque16

b) De la limite19

c) De la perfection22

CHAPITRE 2 ndash DYSFONCTIONNEMENT DU MODEgraveLE ET ERRANCE DU DEacuteSIR29

a) Lrsquoorigine du dysfonctionnement lrsquoacircme excessive contre un corps simple29

b) Lrsquooutrepassement et ses conseacutequences lrsquoerrance du deacutesir32

CONCLUSION36

PARTIE 2 - TYPOLOGIE DES DEacuteSIRS EacuteTAT DES LIEUX DE LA STRUCTURE INTERNE DU CHAMP DES DEacuteSIRS

38

CHAPITRE 3 ndash DU CHOIX DU MOT ἘΠΙΘΥΜΊΑ39

a) Usage du mot de deacutesir (ἐπιθυμία)39

b) Deacutemocrite et Aristote penseurs de lrsquoὄρεξις40

c) Platon penseur de lrsquoἐπιθυμία rapprocher Eacutepicure de Platon 42

CHAPITRE 4 ndash EN DEUX PRINCIPES ET TROIS TYPES DE DEacuteSIRS45

a) Lrsquoimportance de la structure de la tripartition45

b) Le naturel et le non-naturel48

c) Le neacutecessaire et le non-neacutecessaire51

CHAPITRE 5 ndashDIFFICULTEacuteS AUTOUR DE LrsquoAMOUR56

a) Lrsquoamour comme sentiment56

b) La sexualiteacute58

1- Lucregravece une Veacutenus cynique 58

2- La sexualiteacute un deacutesir naturel neacutecessaire ou non 61

α - Saisie du problegraveme61

β - Arguments en faveur de la non-neacutecessiteacute63

γ ndash Arguments en faveur de lrsquoimportance de ce deacutesir (et sa neacutecessiteacute)64

δ ndash Eacutetude de la sentence 51 qui reacutesume ces tensions65

ε ndash Lrsquoargument de lrsquoambivalence67

ζ- Conclusion68

3- Questionnement de la question69

CONCLUSION73

PARTIE 3 - DESTINATION DES DEacuteSIRS LE PLAISIR BUT ET CRITEgraveRE DES DEacuteSIRS74

CHAPITRE 6 ndash UN FONDAMENTAL CRITEgraveRE QUE CHOISIR QUE NE PAS CHOISIR 75

a) Le thegraveme des choix et des rejets75

b) Le critegravere est la conseacutequence du plaisir et de la douleur76

108

c) La raison dans le choix78

CHAPITRE 7 ndash DU PLAISIR EacutePICURIEN81

a) Le plaisir en neacutegatif81

b) Positiviteacute du plaisir chez Eacutepicure83

c) Un rapprochement avec les plaisirs cineacutetiques et catasteacutematiques 85

Conclusion geacuteneacuterale88

Table des annexes91

Bibliographie102

Glossaire105

Table des matiegraveres108

109

REacuteSUMEacute

Le deacutesir ne pouvant ecirctre reacuteduit agrave la raison lrsquoappreacutehension de cet affect par une philosophie lacontrait agrave reacuteveacuteler ses partis-pris eacutethiques Lrsquoeacutepicurisme en placcedilant le plaisir comme souverain bien et butde tous les vœux ne peut eacutechapper agrave la question du deacutesir Au fil des textes et des fragments qui nous restentse dessine par petites touches une certaine penseacutee du deacutesir Crsquoest ce traitement eacutepicurien des deacutesirs que cemeacutemoire se propose de deacutegager La logique physique de cet affect que lrsquoon peut tirer de lrsquoatomismeeacutepicurien permet de comprendre le fonctionnement du deacutesir ainsi que ses limites crsquoest-agrave-dire sa deacutefinitiondans le cadre du corps humain De la douleur agrave lrsquoapaisement du manque agrave la satisfaction le deacutesir donnelrsquoeacutelan vers la limite du corps qui est la perfection laquelle nous rend divin Au-delagrave de cette limite cebeacuteneacutefice nrsquoest plus valide et se transforme en source de maux sans fin sans satisfaction possible Une foisbien deacutelimiteacute ce champ du deacutesir on peut en deacutegager une cartographie interne agrave partir des termes deacutesignantles deacutesirs et de la ceacutelegravebre classification de la Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui structure la theacuteorie eacutethique du deacutesirCependant ce cadre ne suffit pas agrave deacutecider de la poursuite ou lrsquoabandon drsquoun deacutesir concret Seul le plaisiren tant que but est le critegravere drsquoun tel choix Mais ce plaisir doit ecirctre conccedilu comme le souverain bien quicomprend en positif des plaisirs particuliers et en neacutegatif lrsquoabsence de trouble du corps et de lrsquoacircme ce quineacutecessite de renoncer agrave la poursuite de certains plaisirs

Cette eacutetude srsquoappuie sur les textes eacutethiques drsquoEacutepicure dans la traduction proposeacutee par JeanBollack ainsi que sur les fragments de Diogegravene drsquoOinoanda et sur ceux du traiteacute de Philodegraveme de GadaraDes choix et des rejets (dont la colonne VI est interpreacuteteacutee en annexe) Lucregravece est pris comme un teacutemoinindispensable de lrsquoeacutepicurisme sans en ecirctre pour autant acteur selon la thegravese de Pierre Vesperini

MOTS CLEacuteS Eacutepicure eacutepicurisme deacutesir philosophie antique classification des deacutesirs tripartition desdeacutesirs Diogegravene drsquoOinoanda Philodegraveme de Gadara Des choix et des rejets Jean Bollack

SUMMARY

The notion of desire in Epicurean philosophy

As desire cannot be reduced to reason a philosophy attempting to understand this passion is forced toreveal its ethical postulates Moreover it is impossible for a philosophy positing pleasure both as the sovereigngood and as the object of all wishes to sidestep the study of desire Hence this dissertation intends to identifyand analyse the epicurean theory of desire The phyiscal logic of desire which finds its roots in epicureanatomism enables to discern not only the inner workings of this passion but also its definition that is itsdelimitation in relation to human nature From pain to assuagement from want to satisfaction desire gives theimpetus towards the limit of perfection the attainment of which confers divine status But as soon as this limit iscrossed desire starts working against us becoming impossible to satisfy and thereby an endless source oftorment Once this realm of desire is defined one can draw up its inner map notably thanks to the Letter toMenoeceus which also enables to understand the epicurean ethical theory of desire However the classificationcontained in the Letter should not be conceived as an infallible guide that explicitly tells us how to handle ourdesires When a choice has to be made it is only by following the criterion of pleasure that one can be sure totake the right decision But this requires to understand the exact nature of the ultimate pleasure that is ofperfection Its first element consists in the absence of bodily and spiritual trouble a state attained by the pursuitof specific types of pleasures But perfection also implies the attainment of positive pleasureThis study that primarily relies on the ethical texts written by Epicurus (in Jean Bollacks translation) iscompleted by analyses of fragments from Diogenes of Oenoanda and of Philodemus de Gadaras treatise OnChoices and Avoidances (the column VI of which is interpreted in the annex) This work also draws from thetexts of Lucretius but following Pierre Vesperinis thesis he is considered as a witness of epicurism rather thanas a follower of this school of thought

KEYWORDS Epicurus epicureanism desire Ancient philosophy classification of desires Diogenes ofOinoanda Philodemus of Gadara On choices and avoidances Jean Bollack

  • Chapitre 2 ndash Dysfonctionnement du modegravele et errance du deacutesir
  • Conclusion
  • Chapitre 4 ndash En deux principes et trois types de deacutesirs
  • Chapitre 5 ndashDifficulteacutes autour de lrsquoamour
  • Conclusion
Page 8: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 9: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 10: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 11: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 12: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 13: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 14: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 15: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 16: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 17: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 18: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 19: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 20: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 21: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 22: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 23: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 24: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 25: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 26: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 27: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 28: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 29: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 30: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 31: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 32: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 33: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 34: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 35: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 36: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 37: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 38: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 39: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 40: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 41: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 42: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 43: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 44: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 45: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 46: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 47: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 48: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 49: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 50: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 51: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 52: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 53: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 54: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 55: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 56: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 57: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 58: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 59: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 60: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 61: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 62: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 63: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 64: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 65: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 66: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 67: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 68: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 69: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 70: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 71: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 72: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 73: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 74: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 75: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 76: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 77: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 78: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 79: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 80: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 81: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 82: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 83: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 84: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 85: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 86: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 87: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 88: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 89: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 90: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 91: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 92: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 93: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 94: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 95: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 96: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 97: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 98: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 99: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 100: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 101: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 102: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 103: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 104: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 105: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 106: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 107: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 108: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 109: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens
Page 110: CHARLOIS Célia - La notion de désir chez les Épicuriens