ce qu'il reste de la folie
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CE QU’IL RESTE DE LA FOLIE
Un film de Joris Lachaise
- Projet de long-métrage documentaire -
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Note de présentation Dans les faubourgs de Dakar, et comme planté dans un désert, l’Hôpital Psychiatrique National de Thiaroye ouvre ses portes aux
quatre vents. Tournant le dos à son passé d’institution asilaire, Thiaroye n’est plus le lieu d’enfermement qu’il était, mais un
passage où circulent désormais librement patients, accompagnants, et visiteurs.
Un demi-siècle après la décolonisation, j’entre pour la première fois dans ce carrefour de la folie sans en connaître les codes -
concentré de voix, de récits, de langues, de pratiques, de corps. À la fois ouvert et fermé, bruyant et silencieux, Thiaroye est un
lieu paradoxal, où le temps semble suspendu au temps, à la poussière, au soleil. Dans la cour s’impose la quiétude d’un minaret
surplombant une vaste étendue de sable. À l’intérieur, ce sont des couloirs interminables, le délire, et les cris. Il y a l’alignement
des cellules, les dortoirs peuplés de corps avachis et de visages hagards. Il y a ces gens que je rencontre, et ceux qui resteront de
simples silhouettes. Une foule de vivants et de fantômes.
Au fil de ma déambulation, je découvre un lieu portant les marques d'une histoire qui se répercute à tous les niveaux de son
fonctionnement. Ici, on n’obéit pas aux règles de la médecine occidentale, on traite la folie à l’écoute de l’univers culturel des
patients. Thiaroye est une chambre d’échos où se réfléchissent et se répondent les territoires symboliques d'une société. Pour
cela, mon film se déroule comme une libre circulation, fluide et quasi-organique, de l’intérieur à l’extérieur des enceintes où se
qualifie la « folie ». Un mouvement à fleur de peau, proche des voix, le long des murs. Un point de vue mobile, allant de la clinique
héritée de l’Occident jusqu’aux génies tutélaires de la tradition, en passant par la folie errante et sans nom qui se multiplie dans les
rues de Dakar.
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NOTE D’INTENTION
1/ À l’origine de ce film
Il y a un an, je réalisais le film CONVENTION : Mur Noir / Trous Blancs. Au moment où le Mali célébrait le cinquantenaire de son
indépendance, je conduisais dans ce pays une réflexion sur la reconstruction d’une langue propre à l’heure postcoloniale.
Aiguisant mon regard à travers des situations variées de la vie quotidienne au Mali, me frottant à une série de personnages hauts
en couleur, je me livrais à une enquête poétique sur l’acceptation ou le détournement d’un langage et de ses codes hérités d’un
ancien ordre - ordre linguistique notamment - dont dépend une certaine représentation du monde, de la nature et de la société.
Un an après, je décide, avec Ce qu’il reste de la folie, d’aller explorer à Dakar les diverses mises en œuvre de la désaliénation
dans le cadre de la psychiatrie au Sénégal. D’un film à l’autre, les affinités et les points de contact historiques ne se cachent pas.
Dans les deux cas, en partant de la situation postcoloniale en Afrique, s’élabore la question plus générale de la colonisation des
esprits et des corps par toutes les formes de “conventions”.
Mais pourquoi l’aliénation de l’homme m’apparaît-elle comme un enjeu si important, un point de fixation cinématographique
tellement essentiel? Et surtout, pour quelles raisons aller sur le continent africain formuler ce questionnement?
D’abord, sans doute, parce que j’ai une dette à l’égard de Jean Rouch, que j’ai eu le plaisir de connaître personnellement, et à qui
je dois la découverte de l’anthropologie visuelle via Les Maîtres fous. C’est lui le premier qui m’a convaincu que le cinéma, comme
outil dialectique, était capable de donner forme à une approche à la fois physique et philosophique des sociétés humaines.
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C’est aussi grâce à lui que je réalise combien en Europe a complètement disparu, à la fois le "savoir du délire", et la possibilité
même pour la parole délirante de se loger dans un cadre. Notamment un cadre où viendrait se loger le sujet, et à partir duquel il
pourrait à son tour "apprendre" (à l'institution, aux autres, aux gens), c’est-à-dire faire usage de son savoir. Je sais d’expérience
que le délire a une parole, et une parole propre. Il me semble pourtant que l’on tente d’arracher aux gens leur délire, que l’on veut
à tout prix museler les “solutions du fou”. À travers mes films, je cherche justement les endroits où l’on est encore capable
d’écouter cette parole, où l’on n'essaie pas de la faire taire.
Au fond, c'est toujours la même question que je tente de faire évoluer dans mon travail, et c'est déjà celle que je posais dans mon
film Convention : Que se passe-t-il quand on parle à la place des autres, dans la bouche des autres. Et comment, sur fond de
cette violence, se reconstruit une langue. Une langue qui "s'arrache à sa bouche".
Puis j’ai lu Frantz Fanon, dont la passion pour la folie, et plus largement pour la psyché, était inséparable de son combat pour la
décolonisation. J’ai été inspiré par la forme et les moyens de son engagement, par cette posture consistant à faire de la pratique
psychiatrique le principal allié de son combat politique. Fanon a écrit : « Parler, c’est être à même d’employer une certaine syntaxe,
posséder la morphologie de telle ou telle langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation ».
Et justement, dans Ce qu’il reste de la folie, mes personnages, psychiatres ou fous présumés, sont de formidables parleurs. Ce
sont des récitants. C’est à eux que je tends le micro, car dans l’espace de leur parole chaotique, poétique, mystique, ou même
scientifique, se joue le rapport étroit et dramatisé d’une forme d’aliénation sociale et culturelle, à laquelle nulle part de l’Afrique
n’échappe.
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Je dois dire aussi que le désir de faire ce film tient à ma rencontre symbolique avec Henri Collomb. Lors d’un voyage en Afrique de
l’Ouest je découvre le travail de ce psychiatre qui, dans le sillage de Fanon en Algérie, fonde en 1958 à Dakar, dans le tout récent
service psychiatrique de l’hôpital de Fann, une méthode révolutionnaire préfigurant l’ethnopsychiatrie. Dans ce film dominé par la
figure de ce personnage absent, je tiens à valoriser la démarche dont il est le pionnier. D’abord parce qu’elle permet de cerner les
contours d’une époque, celle de l’indépendance des pays du continent africain (ce qui était déjà l’un des enjeux de mon précédent
film); ensuite parce qu’elle livre les prémisses d’un réveil de conscience à l’égard des outils employés par la psychiatrie
occidentale, cette pratique qui était restée jusque-là prisonnière d’un certain langage et surtout d’un horizon anthropologique
implicite. Collomb déboulonne les cadres intellectuels d’une conception de la maladie mentale imposée du dehors. Contre l’idée
établie dans le sillon de la domination coloniale, il ose avancer que le diagnostic clinique en psychopathologie est d’autant plus
cohérent et efficace s’il se réfère au même système de pensée que celui du patient. Une considération que je tiens à souligner,
puisqu’elle implique désormais un intérêt pour l’imaginaire et les schèmes symboliques de ceux que l’on soigne.
Enfin et surtout, mon intérêt à réaliser Ce qu’il reste de la folie tient essentiellement au fait que le film a déjà commencé d’exister
au cours d’un séjour que j’effectuais à Dakar, en décembre dernier. J’y ai connu mes personnages. Je les ai rencontrés. Chacun
d’entre eux est concerné par la maladie mentale, soit en tant que traitant soit en tant que patient.
Tous ont déjà accueilli avec bonheur mon projet. Ils ont même activement collaboré à sa naissance. A cela une raison : tous
partagent et confirment la pertinence de ces questionnements sur les modes de prise en charge de la maladie mentale. Qu’est
devenu le modèle si singulier de l’école de Dakar, et en quoi les méthodes institutionnalisées par le professeur Collomb sont-elles
encore d’actualité ?
Ces gens qui sont devenus mes collaborateurs et mes amis sont aussi les acteurs de ce film en tant que protagonistes,
enquêteurs, et analystes de la folie au Sénégal.
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2/ L’approche de la folie
Arrivant à Dakar au mois de décembre, j’établis le constat suivant : cinquante ans après la décolonisation, les normes de la société
occidentale tendent à s’estomper. Avec la résurgence des anciennes valeurs du continent et l’apparition d’un nouvel ordre mondial,
les frontières du normal et du pathologique se sont également déplacées au gré de la tectonique des cultures. Ce qu’il reste de la
“folie” au Sénégal s’échange désormais entre les couloirs de l’hôpital moderne, les cercles rituels de la tradition et le syncrétisme
des nouvelles thérapeutiques.
Les hommes et les femmes de mon film occupent toutes les scènes, et jouent tous les rôles : Psychiatres, guérisseurs, patients et
anciens patients, fous en sommeil ou artistes errants, ce sont des sénégalais qui côtoient, vivent ou ont vécu dans le rayon de la
maladie mentale. À la fois choeur et parties de l’action, ils commentent en même temps qu’ils agissent et se déplacent. Ce sont
mes guides, et les véritables intercesseurs de ce film.
M’engouffrant dans leurs sillages respectifs, tirant avec eux des bords entre leurs vies diffractées, je tente de décomposer le
prisme de cette entité appellée “Folie” ou “maladie mentale”. En m’installant principalement à l’hôpital psychiatrique d’État de
Thiaroye, je donne au film un axe à partir duquel mes personnages peuvent entrecroiser leurs regards, partager leurs expériences
et surtout, renvoyer le discours institutionnel au-delà de ses murs, vers les multiples scènes thérapeutiques où se jouent d’autres
conceptions de la folie.
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NOTE DE RÉALISATION
1. Ma conception du film documentaire
Dans mon précédent film, Convention, je filmais un peu dans la disposition physique d'un vidéo-danseur. C’est cette posture que je
souhaite conservé pour la réalisation de Ce qu’il reste de la folie. Ce qui implique que je filme moi-même, sans l’accompagnement
d’un preneur de son, car je dois me fondre dans la scène et pouvoir faire jouer la distance avec mon sujet.
Cela exige aussi une préparation physique et mentale, l’aquisition d’une certaine souplesse du corps, une dynamique du geste,
une vigilance du regard permettant d'anticiper les événements qui vont se produire dans le champ d'action de ma caméra.
Ma technique de prise de vue est sous-tendue par un objectif très clair : je filme toujours en espérant pouvoir composer un plan-
séquence, c'est-à-dire une “phrase” qui relie les différents éléments constituant l'espace et la situation dans laquelle je me trouve.
Cette phrase, idéalement, exprime le réel tel que je le perçois dans son unité, dans sa complexité, et parfois dans son caractère
extraordinaire ou fantastique.
Une telle posture me conduit parfois à me sentir dans un état proche de la transe lorsque je filme. Mon esprit devient poreux. Ma
mémoire, mes valeurs, ma culture et mon imaginaire, tout ce qui me constitue transpire et se dissout en se confondant avec le réel.
Ainsi, je n'attends pas de saisir avec ma caméra un "réel" objectif, mais plutôt un réel par transfusion.
A cet effet, je dois dire que, bien souvent, je ne respecte pas la distance réglementaire qu'impose la convention tacite du genre
documentaire qui consiste, par exemple, à rester à une valeur minimum de quarante centimètres d'une personne interviewée.
Moi je m'approche, je rentre littéralement dans "la matière" de mon sujet. Il m’arrive même de frôler la peau d'une personne, de
forcer sa "distance critique".
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En éthologie, la "distance critique" couvre la zone étroite qui sépare la "distance de fuite" de la "distance d'attaque". Un lion dans
un zoo fuira devant un homme qui se dirige vers lui jusqu'à ce qu'il rencontre un obstacle insurmontable. Si l'homme avance
encore et pénètre dans la zone critique du lion, alors l'animal acculé change de direction et commence lentement à marcher sur
l'homme.
D'une certaine manière, c'est la technique que j'adopte avec un individu en situation "documentaire". Je fonce sur lui et teste sa
zone critique. Je transgresse cette frontière pour mesurer sa crainte ou son agressivité. Ainsi, soit il m'accepte avec lui dans le
cercle de son intimité, soit il me refuse et je m'en vais. De cette façon, je me mets un peu en danger. Mais c'est surtout le sujet lui-
même que je mets à l'épreuve du danger.
Selon moi, ce comportement est aussi une épreuve de confiance : mon interlocuteur sait que je peux faire glisser ma caméra à dix
centimètres de lui et le quitter subitement tandis qu'il continue de parler. Ce n'est pas un manque de respect pour la personne (car
mon autre oeil, celui qui n'est pas dans l'oeilleton, reste de toute façon connecté avec lui), c'est simplement que je lui signifie
d'emblée ma liberté de suivre et de quitter le fil de son discours pour éventuellement me brancher sur un autre fil, une autre
pensée. Je lui manifeste d'entrée ma liberté de mouvement, et la liberté de digression de ma caméra.
Sur le plan visuel et sémantique, cela produit en tout cas des résultats inattendus et intéressants.
2. D’une thérapie l’autre
C’est principalement à l’Hôpital psychiatrique de Thiaroye que je décide d’ancrer Ce qu’il reste de la folie. Je fais de ce lieu de le
centre névralgique de mon film : l’endroit que je ne cesse de quitter, mais où le film revient toujours. Il s’agit du pôle sur lequel se
branche l’ensemble de toutes les autres situations qui sont données à voir de la “folie” à Dakar.
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J’établis à Thiaroye mon quartier général et y enregistre à la fois le quotidien de la vie entre ces murs, la trivialité des intrigues
entre patients, les allers-venues des infirmières et la drôle d’attente des accompagnants.
Pourquoi ? Parce que Thiaroye est le seul centre hospitalier du Sénégal qui soit consacré exclusivement aux soins psychiatriques.
Il est l’espace institutionnel du traitement de la maladie mentale: le sanctuaire officiel de la “folie”. J’y vois là le lieu de production à
la fois du discours psychiatrique et de la croyance par les psychiatres en l’universalité de ce discours.
Toutefois, la particularité de l’hôpital sénégalais est d’être habité par d’autres régimes de croyance, influencé par d’autres discours,
d’autres savoirs et différents types de pratiques. C’est pourquoi je ne m’arrête pas à la circonscription des murs de cette institution.
Car tous les délires qu’elle abrite renvoient aux systèmes symboliques d’une société et d’une culture qui lui sont extérieures.
C’est pourquoi je décide de sortir des enceintes de la psychiatrie pour aller, à travers Dakar, filmer d’autres théâtres de la guérison.
Par mes allers-retour, je tend à donner à l’expérience captée à l’hôpital de Thiaroye une dimension culturelle élargie par d’autres
échos, d’autres images et d’autres sonorités.
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3. La choralité et la mosaïque comme structure
Mes personnages qui me conduisent d’une scène thérapeutique à l’autre – de l’hôpital psychiatrique aux salons des guérisseurs,
des cercles de village aux folles dérives dans les rues de la métropole – tous ont des destins différents qui un moment se croisent
sur le terrain commun de la maladie mentale.
En construisant le parcours de chacun comme autant d’intrigues qui se recoupent, j’opte pour un rythme choral et une structure en
mosaïque au dépens de la classique continuité narrative. Sans l’aide de la voix off, c’est donc à la caméra de relayer la parole de
ces experts de la folie : fous eux-mêmes, médecins, sorciers, poètes ou guérisseurs. Au montage ensuite de faire résonner,
dialoguer ou s’opposer ceux qui prennent en charge, en leur nom propre, une réflexion sur les traitements de cette « folie » avec
laquelle ils ont pris l’habitude de manœuvrer.
4. Les bascules du regard
• Le point de vue de l’axolotl
Je décide que le film ne doit pas privilégier le point de vue du médecin sur celui du fou : pour cela, ma caméra opère un
mouvement de balancier incessant de l’un à l’autre.
C’est ce que j’appelle adopter le point de vue de l’Axolotl, en référence à cette nouvelle éponyme de Julio Cortazar où un homme,
fasciné par le mutisme d’un batracien dans son aquarium, bascule un jour de l’autre côté de la vitre, et devient à son tour l’objet de
son observation. Il se retrouve dans la peau de l’Axolotl, une larve aquatique dépourvue de communication.
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Le fait d’opter pour un mouvement semblable - échangeant les positions de l’observateur et du sujet observé, basculant du point
de vue analytique vers le point de vue sensoriel - permet au film d’explorer des postures mentales inouïes, des dimensions qui
échappent en quelques sorte au sens commun et collent au plus près à l’univers de la maladie mentale. J’envisage, dans cette
optique, de privilégier parfois la figure de la syncope et d’enchaîner les points d’équilibre, aussitôt tremblés, pour obliger les sens et
la raison du spectateur à de perpétuels ajustements.
Un tel procédé rejoint une autre structure littéraire qui m’est chère, et dont j’ai longtemps envisagé une transposition
cinématographique : il s’agit du premier chapitre du Bruit et la Fureur où Faulkner nous fait entrer dans son enfer par le cerveau
atrophié d’un “idiot”. Il ne passe pas d’une idée à une autre par logique, mais au hasard de ses sensations. Sa pensée est une
série d’accidents, où souvenirs et perceptions des sens s’enchaînent sur un même plan. Il évolue dans un monde sans entraves
d’espace et de temps.
Mon film suit par moments un processus similaire, par glissement d’un état mental dans un autre, par agencement analogique de
séquences.
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• Ce qu’impliquent les scènes de transformation
Ce qu’il reste de la folie évoque de nombreux changement d’états, à commencer par les métamorphoses de la psychiatrie depuis
la décolonisation. Mais plus concrètement, mon film assiste à de véritables mutations qui concernent directement ses
“personnages”:
- D’abord, il y a Khady et Thierno, les deux personnages principaux, qui ont traversé de longues années de maladie mentale. On
pourrait les qualifier “d’anciens fous”. Désormais transformés, guéris, ils reviennent avec moi dans ces lieux thérapeutiques où ils
ont séjourné à l’époque de leur “aliénation”.
- Et puis il y a Fatou, une femme qui est passée du statut de “folle” à celui de guérisseuse. Bientôt je filmerai le grand changement
de sa vie, lorsqu’elle obtiendra, par le rite et la transe, un nouveau statut. Gagnant ainsi les attributs de la reconnaissance sociale,
sa transformation, c’est-à-dire la normalisation de sa position dans la société, lui confère une nouvelle légitimité.
- Au cours d’une séance thérapeutique que j’enregistre, le guérisseur du centre Roqya – de traitement des djinns, de la sorcellerie
et du mauvais oeil par la médecine prophétique - bascule de manière frappante d’une forme de sociabilité courtoise à un état
démoniaque dès lors que son propre corps devient l’intermédiaire par lequel s’exprime le djinn malfaisant qui dérègle la santé du
patient.
Ces réalités souvent extravagantes, voire fantastiques doivent gagner
l’image jusqu’à la transformer et même la désintégrer.
Dans le cas de la transe du capteur de djinns, par exemple, les
mouvements rapides de la tête qu’enregistre la caméra créent, dans
l’objectif, l’image déformée d’un visage démultiplié et anamorphosé.
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Par le biais du film, j’essaie donc de donner forme et accès à certaines forces invisibles et sans doute imaginaires.
Simultanément, cette perturbation visuelle vise à désaxer la place du spectateur et à lui donner la sensation que « ça » le regarde.
5. Le traitement de l’image par le son
Cela est connu et j’y accorde une importance accrue dans mon film, c'est par un certain traitement de l'acoustique et des différents
flux sonores (voix, bruits, musiques, discours, champ ou hors-champ, directs ou ajoutés) que l'on entend aussi battre le coeur
révélateur de l'image.
J’envisage donc que, souvent, le sonore excède les limites du cadre.
Ainsi, certaines scènes seront “contaminées” par des sons appartenant à d'autres situations, à d’autres séquences du film.
Par exemple, je compte faire apparaître certains sons d'incantations et de cris (extraits des séances d'exorcisme du centre de
médecine coranique) sur des images de la ville. Le but étant ainsi de générer par le son une porosité de l’espace visible et des
distensions dans le temps de l'image.
J’ai déjà expliqué que parfois l'image visuelle pouvait se désintégrer, soit pour refléter la perception altérée d'un malade, soit pour
exprimer les tensions inhérentes au propos du film. Il en est de même de l’image sonore. Ainsi, je veux établir un jeu d'alternances
entre figuration, défiguration et abstraction. Parfois l'image est donc indiscernable et l'on entend des voix, des sons, que l'esprit du
spectateur doit prendre le temps d'identifier, de recomposer.
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Les personnages
1/ Khady Sylla, la diseuse de Thiaroye 2 / Thierno Seydou Sall, le poète errant
Khady et Thierno occupent dans ce film la fonction des « intercesseurs »1. Leur rôle consiste à jouer la courroie de transmission
entre l’univers psychiatrique qu’ils ont subi, le devenir de la société sénégalaise à laquelle ils appartiennent, et la présence
provisoire de mon regard.
1 Aux fictions préétablies qui renvoient toujours au discours du colonisateur, opposer le discours de minorité, qui se fait avec des intercesseurs. (Deleuze)
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Khady et Thierno sont deux personnalités marquantes du paysage artistique et culturel dakarois. La première est écrivain et
cinéaste. Le second se surnomme fièremment « le poète errant ». Tous deux sont les auteurs d’oeuvres éditées et reconnues en
France comme au Sénégal. Ils ont par ailleurs appartenu à la constellation proche de Djibril Diop Mambéty, le célèbre et
extravagant réalisateur de Hyènes (nominé à Cannes en 1992). Comme lui, ils sont de cette veine d’artistes et intellectuels sans
bornes, sans mesure, sans concessions.
Mais Khady et Thierno ont également traversé et surmonté les affres de la maladie mentale. L’un et l’autre ont été respectivement
internés dans les hôpitaux de Thiaroye et de Fann. Leur épreuve, ou peut-être leur expérience – pour autant qu’on puisse parler
d’une « expérience de la folie » lorsque celle-ci est finalement parvenue à être maîtrisée et assujettie dans la création – a duré plus
d’une dizaine d’années.
Ils sont, de mon point de vue, la fabuleuse incarnation d’une folie capable d’être apprivoisée, domptée par l’art et la pensée. Je leur
ai donc proposé, au cours d’un repérage, de discuter ensemble de leur propre expérience de l’internement. Cette première
discussion a donné lieu non seulement à de singuliers témoignages, mais aussi à un extraordinaire débat entre eux à propos des
modes de prise en charge de la maladie mentale au Sénégal. Leurs questionnements portèrent tour à tour sur l’efficacité de la
psychiatrie, sur la nécessité des traitements médicamenteux, et sur la légitimité actuelle des thérapeutiques traditionnelles.
J’envisage de réinitier plus tard cette conversation au cours du tournage.
Il s’agira alors de remettre les protagonistes en situation pour inscrire la scène dans la trame narrative du film.
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• Khady à Thiaroye
Khady, avec sa sensibilité artistique, a toujours été fascinée par la manifestation de la folie, jusqu’au jour où elle s’est résolue à la
filmer. Ayant découvert au cours de son projet que toutes les images qu’elle avait tournées étaient surexposées, elle a elle-même
plongé, comme par malédiction, dans dix années de maladie mentale.
Khady avait perdu la mémoire, et c’est à l’hôpital de Tharioye qu’elle est revenue à la réalité. C’était en 1996. Elle était alors en
souffrance, mais elle se souvient de Thiaroye comme d’une époque presque festive. À l’hôpital psychiatrique où elle était internée,
les patients étaient accompagnés de leur famille, l’atmosphère était conviviale, et l’on ne savait plus bien distinguer les personnes
saines des individus malades. Khady elle-même, en tant que patiente, prenait des permissions : buvant par exemple le thé, tard le
soir, avec les gardiens qui croyaient qu’elle accompagnait sa mère.
Touché par son histoire, ébloui par sa lucidité, je demande alors à Khady de revenir avec moi à Thiaroye.
Je l’invite à devenir mon guide en ces lieux, comme dans La Divine comédie.
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• Thierno à Fann
Thierno a été interné à l’hôpital de Fann en 1978.
Il a donc très bien connu le professeur Henri Collomb pour avoir été son patient, et c’est avec une grande émotion et beaucoup de
respect qu’il se souvient de lui.
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Ses premières évocations de l’hôpital concernent les séances du Pënc : littéralement « l’arbre à palabres ». Cette pratique
cérémonielle, importée dans le sein de l’hôpital par le Professeur Collomb, consiste à rassembler les patients, les accompagnants
et le personnel soignant pour des séances de discussions collectives. À l’époque, médecins et infirmiers avaient décidé de ne plus
porter de blouses blanches pour ne pas se distinguer des malades.
Thierno décrit le Pënc comme une sorte de transe collective, où chacun pouvait exprimer publiquement son intériorité et ses
souffrances. C’était, dit-il, la formulation d’un imaginaire collectif peuplé d’esprits, de djinns et d’histoires anthropophagiques.
Une fois, Thierno s’est adressé à des journalistes américains qui étaient présents pour réaliser quelques images dans l’hôpital. À
travers eux, il a accusé l’Amérique d’avoir commis le plus grand acte de cannibalisme de l’Histoire en bombardant Hiroshima et
Nagasaki. Une invective mal perçue, après laquelle Thierno a été soumis à une séance d’électrochocs.
D’après ce qu’il prétend, le professeur Henri Collomb - auprès duquel il était allé se plaindre - n’était pas au courant de ces
pratiques violentes.
Je fais alors à Thierno la même proposition qu’à Khady : je lui demande de me conduire à Fann afin que nous nous rappellions à la
mémoire de ce lieu, au temps des pionniers de l’école de Dakar.
Toutefois, au cours du tournage, les séquences à Fann en sa compagnie seront brèves. Elles n’auront pour le film qu’une fonction
d’ouverture, ou de mise en perspective historique, permettant d’introduire à l’ensemble des séquences “psychiatriques”
essentiellement tournées à l’hôpital de Thiaroye.
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3/ Dr Sara Sey, L’ambivalent
Ce docteur-là occupe dans ma fresque sur la folie la position du psychiatre paradigmatique. Praticien à l’hôpital psychiatrique
de Thiaroye, consultant de marabouts le week-end, ex-thérapeute de Khady Sylla, il illustre parfaitement la complexité
anthropologique du modèle psychiatrique sénégalais. Branché sur des horizons culturels multiples, le Dr Sara Sey est surtout
un passeur idéal entre les différentes polarités de ce film.
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• De Thiaroye à Touba : Vers un syncrétisme thérapeutique
Je n’ai pas établi de véritable contact avec le docteur Sara Sey dès ma première venue à Thiaroye. Il m’a fallu y retourner en
compagnie de Khady, son ancienne patiente, pour mettre en œuvre une situation propice à lui délier la parole.
Lorsque Khady m’introduit auprès du docteur, devant son bureau, au bout du long couloir en moucharabieh de sa division, une
quinzaine de personnes attendent : ce sont des malades avec leur famille. Un homme posé au sol est lié des bras jusqu’aux pieds.
Il a été attaché par sa famille, avec une corde, pour pouvoir être transporté depuis son village jusqu’ici.
Le docteur nous invite à entrer dans son bureau. Khady lance immédiatement la discussion sur son propre cas, rappellant au
docteur Sara Sey les événements qui l’avaient conduite à être hospitalisée dans son service. J’apprends à cette occasion qu’elle
continue d’avoir des consultations avec lui par téléphone.
Puis Khady interroge le docteur sur certaines prémonitions qu’elle a pu avoir lors de sa maladie. Le médecin répond par une sorte
de discours ambiguë. Non seulement il ne semble pas démentir la superstition, mais il tend même à fournir ses propres
justifications supra-rationnelles. En fait, le Dr Sara explique comment, bien qu’ayant lui-même été formé à l’école de médecine
occidentale, et malgré le fait qu’il exerce ses fonctions dans le cadre du rationalisme médical, il consent à des explications non-
scientifiques. Il dit de quelle manière il envisage, par exemple - s’appuyant sur certains propos ésotériques d’Einstein - que
l’homme puisse disposer d’une multitude de dimensions et d’autant de facultés encore inexplorées par la science.
Mais le Docteur Sara Sey m’intéresse aussi, et surtout, pour l’activité qu’il va exercer le week-end à Touba, la ville sainte des
grands marabouts, située à quelques kilomètres de Dakar. C’est là-bas qu’il effectue le suivi de quelques patients en collaboration
avec un marabout local. Et c’est là-bas que je l’accompagne pour enregistrer le parfait dialogue qu’il établit entre deux grandes
versions thérapeutiques au Sénégal. Une forme éloquente de syncrétisme psychiatrico-religieux.
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4 / Joe Ouakam, L’insolent
Joe Ouakam est tout à la fois un peintre, un acteur, et un plasticien extravagant. Dans mon film, il a une fonction dramatique bien
précise : il est l’incarnation d’une folie décloisonnée, le trait d’union entre l’institution psychiatrique et la ville de Dakar, un passeur
vers la vie urbaine et ses symptômes : les fous errants dans les rues de la capitale.
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De retour en centre ville, Thierno m'emmène chez Joe Ouakam, une
icône de la culture sénégalaise.
Il connaît tout le monde et tout le monde le connaît.
Il est devenu célèbre pour ses rôles dans les films de Djibril Diop
Membety. Joe Ouakam a tous les attributs caractéristiques du
personnage de littérature: le béret, l'écharpe, la pipe d'Achab et de
petites lunettes rondes sur un visage long, noir, creusé et filiforme
comme celui du Quichotte.
Cet homme est également connu et protégé des puissants. Nombreux sont les artistes célèbres, ainsi que les présidents, à l’avoir
abrité sous leur aile. C’est un individu habité par l'histoire et surtout, par les générations de ses propres vies successives.
Sa demeure est une grande cour plantée d’arbres sans sommets et noyée dans une végétation tropicale désordonnée. C'est un
espace immense où sont pendus toutes sortes de choses insolites : poupées, poignards, filets de pêche, drapeaux, miroirs, gris-
gris d'ivoire et lambeaux de n'importe quoi. Il y a des totems creusés dans des arbres, des tas hétéroclites disposés dans chaque
part de cette jungle improbable. Ce sont des amoncellements d'éléments indiscernables et rouillés. Ici, pourtant, au coeur de la
ville, les cris d’oiseaux résonnent avec l’écho particulier d’une forêt tropicale.
La description de sa demeure pourrait tout aussi bien correspondre à celle des méandres de son cerveau.
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Quand Joe Ouakam apparaît dans cet espace il ne me regarde même pas, il ne me voit pas, il fonce à travers son dédale d'objets
en proférant à tue-tête des syntagmes dénués de sens. Thierno se tourne vers moi et me dit : “Non, aujourd'hui Joe n'est pas en
forme”. Joe a encore beaucoup trop bu. Joe est un capitaine de vaisseau fantôme. Parfois, il me semble que je surgis à lui comme
une île inconnue. Il plisse ses yeux, réajuste ses verres gras, et contemple le phénomène nouveau apparu dans son horizon.
“Sors tes outils ! Défait ta machine, obéis !” Il donne des ordres en balançant son bras, avec l'index au bout, comme un chef
d'orchestre. Je déballe ma caméra.
Les mouvements de Joe Ouakam sont impulsifs et imprévisibles. Il avance d'un demi pas, reste suspendu comme une cigogne, fait
subitement claquer ses semelles, pivote, trempe son index dans deux gobelets de café froid, prononce une formule d'un ton
sentencieux, traverse la jungle à toute vitesse et sort dans la rue, une minute, puis revient en tirant sur sa pipe comme une
locomotive à charbon, désigne avec insistance un chat imaginaire, miaulant du bout des lèvres, ramasse une vitre qu'il racle et
dont un bout s'effrite. Je dis : “Bris de verre”. Il me répond : “Menteur !”.
Joe devient très violent, il attrape le crâne de Thierno, lui tord les poignets,
le frappe, joue avec ses mains, lui vole son livre et va le cacher au tréfonds
de son nid de pie géant. Thierno sait qu'il ne reverra jamais le livre que le
professeur Ibrahima Sow venait de lui offrir. Joe ramasse un énorme
caillou. Mais qui sait ce qu’il compte en faire? Il le pose finalement dans les
bras de son ami et souffre-douleur. Celui-ci me murmure : “Il faut partir
maintenant”. J’acquiesce.
Joe Ouakam se loge dans cette frontière ténue entre la folie dangereuse et
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l’extravagance que la société tolère de l’artiste. Et de l’artiste seulement. C’est à ce titre, celui de contrepoint ponctuel, d’intermède
comique, que je lui accorde sa place dans ce film: entre tragique et drôlerie.
De ses apparitions épisodiques dans Ce qu’il reste de la folie, j’imagine la première dans le grouillement et les gaz noirs des rues
de Dakar. Parmi les passants, entre le manège des taxis et la complainte des marchands, quelques fous errants dérivent à contre-
sens de la masse. L’un d’entre-eux se distingue, arborant une allure picaresque. Avec son béret, son joli veston, son écharpe, sa
pipe, ses lunettes rondes et sa triste figure, Joe en véritable Buster Keaton déambule dans une rue qu’il provoque, attaquant les
murs, les chiens, les passants et les bornes d’incendie. Il parle seul ou se dispute avec ses esprits. La ville devient un théâtre
burlesque où il semble improviser une série de sketches.
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5 / Fatou Kindiarra, la guérisseuse d’âmes
Fatou est un personnage charnière de mon film. Elle présente, à travers son cas, la place singulière que la société traditionnelle
peut assigner à la maladie mentale. En suivant son rituel d’initiation, en filmant la transition de l’état de malade à celui de
guérisseuse, j’assisterai à un cas de changement du statut social de la folie.
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C’est “Chez Sam”, au 118, que je l’ai rencontrée : dans un rade sur le plateau, un quartier de Dakar.
En sortant de chez Joe Ouakam, nous sommes allés avec Khady boire un café à l’institut français. S’y déployait un marché de
Noël qui rendait sans doute le lieu rassurant, mais aussi peu inspirant. Je n’ai pas voulu y rester une seconde. Khady m’a alors
conduit au « 118 », le repère de l’époque de Djibril Diop Mambéty. « Sam » est un vieux sénégalais tenancier de ce débit d’alcool
plus ou moins clandestin où s’échouent les âmes dépravées de Dakar. À l’entrée, j’enjambe Dongo, l’homme inconscient affalé sur
le bitume. Il y a un vieux comptoir en bois et des étagères où sont alignées des bières consignées et de vieilles bouteilles de vin
poussiéreuses. L’arrière-salle est une petite pièce qui sent l’urine, avec quatre bancs de fortune, et un WC sans porte. Des
hommes et des femmes assis sur les bancs, à l’abri du monde et détachés des apparences, fument et consomment des boissons
délictueuses. La pièce rectangulaire est ouverte à une ruelle intérieure d’où proviennent des cris d’enfants, de coqs, de chiens. Les
litanies des vendeurs ambulants. Parfois un vendeur entre dans la pièce, il propose une ceinture, qu’il ne vendra pas, puis il
s’assied sur un banc pour y rouler un joint.
C’est là que j’ai rencontré Fatou. Elle m’a dit : Je suis une guérisseuse d’âmes.
Aller prendre ses bagages
Depuis l’arrière du taxi, j’observais Fatou dans le rétroviseur. Elle était assise côté passager, les yeux perdus dans le vague. Elle
m’apparaissait fragile et déroutante. Je comprenais alors qu’elle deviendrait un personnage clé de ce film.
Elle me dit être de ces femmes qui guérissent les maladies liées à la possession. Fatou est d’origine malienne, et ses ancêtres
guérissaient ce genre de maladies. « Ce sont des maladies de l’esprit. Tu vas prendre des médicaments, mais tu ne vas pas
guérir. La médecine moderne est impuissante. Les appareils sont incapables de détecter ces maladies qui, pourtant, font souffrir
les malades et les rendent fous ».
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À une certaine époque, Fatou – comme beaucoup de guérisseurs en Afrique – a elle-même été « possédée ». Pour guérir de ce
qu’elle considère tout de même être une maladie, elle a traversé beaucoup de pays et expérimenté de nombreuses
thérapeutiques. Elle a même fait un exorcisme chrétien, bien qu’elle soit musulmane. Mais cela n’a pas fonctionné. Puis elle est
allé au Maroc accomplir des rituels gnawas : elle a chanté et dansé toute une nuit devant une vache sacrifiée. Mais elle n’a pas
guéri. Fatou a consulté ainsi une multitude de guérisseurs durant vingt ans.
Jusqu’au jour où un esprit lui a dit « Écris ».
Elle a d’abord balbutié quelques mots, puis s’est engagée dans une longue période de monologue solitaire. Écrire. « Mais
comment quelqu’un qui n’a pas étudié peut-il écrire ? ». Ses crises sont devenues fréquentes, et Fatou a été admise en
psychiatrie.
Mais un jour, elle s’est mise à écrire. C’était il y a cinq ans, à Conakry. Une voix, réelle ou imaginaire, lui a alors dit : « Soigne ».
Mais Fatou se disait : « Moi je n’ai pas étudié, comment pourrais-je soigner ? » On lui a dit « Soigne ». Elle a donc rassemblé des
gens qui étaient malades. Elle écrivait, puis elle lavait ces gens. Et ils guérissaient.
Peu à peu, elle s’est sentie investie du pouvoir de parler durant les cérémonies de guérison qu’elle officiait. Elle me raconte les
incantations qu’elle proférait : un mélange d’arabe, d’anglais, et de bambara. Mais ce n’était pas, disait-elle, l’arabe, l’anglais, ou le
bambara communément employé par les hommes. C’étaient des langues spirituelles. Des langues que Fatou n’avaient jamais
apprises. « Elles lui venaient comme ça », comme une inspiration. Elle se sentait traversée par un verbe de guérison. Le verbe
qu’elle avait dans le sang, l’héritage de ses ancêtres. Mais au bout du compte, Fatou guérissait beaucoup et sa maison était
remplie de monde.
Elle se souvient étant enfant des rituels qu’il y avait déjà dans sa maison :
« Dans un coin, tu mets ton vase et tes gri-gri, et chaque jour tu viens parler avec l’esprit qui habite la maison. Tu dois lui donner
ce qu’il demande : du lait, de la cola mâchée, etc. » Et à chaque génération, quelqu’un doit s’occuper de ces esprits-là. Fatou
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ajoute que, de nos jours, ces esprits protecteurs sont délaissés, et que de ce fait ils vagabondent. N’étant plus canalisés, ils
pénétrent dans le corps d’un membre de la famille, et celui-ci devient fou. C’est ainsi que Fatou explique comment la perte des
traditions familiales peut être à l’origine de certains troubles mentaux.
C’est à l’âge de vingt ans qu’elle est tombée malade. Et c’est à quarante ans qu’elle a participé à sa première cérémonie de
Ndoëpp. Le Ndoëp est une thérapeutique animiste qui utilise la force et le pouvoir du groupe. À travers lui, le malade, qui se
retrouve au centre du cercle, s’identifie, se projette, s’extériorise, et s’en suit une dédramatisation importante de son vécu, de sa
pathologie, qui lui permet de retrouver sa place au sein de la société. Le rituel se décompose en deux temps, qui se déroulent
chacun durant huit jours. Le premier étant celui du diagnostic, le second celui du traitement.
Fatou n’a effectué que le premier temps du rituel qui consiste à identifier l’esprit agent de sa persécution. Elle a donc identifié son
esprit, elle lui a donné un nom. Lui reste encore à le domestiquer en le plantant définitivement, par l’intermédiaire du samp, au sein
de l’autel familial.
C’est ce second temps de la cure de Fatou que je filmerai. Nous irons ensemble dans le village de sa famille et nous achèterons
une vache de sacrifice. Une fois enfoui dans le foyer l’origine de ses maux, Fatou pourra alors “récupérer ses bagages”, c’est-à-
dire acquérir le droit légitime de guérir et d’officier elle-même à une cérémonie de Ndoëp.
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LE LIEU PRINCIPAL
1/ L’HOPITAL DE THIAROYE
Thiaroye est le principal lieu de l’action de ce film. C’est ici que l’on pénètre dans l’histoire de la “folie” au Sénégal. C’est
depuis l’enceinte de cette institution de Dakar que résonne le discours actuel de la psychiatrie. Et c’est en traversant ces
mêmes murs que le film s’échappe vers d’autres conceptions plus officieuses de la maladie mentale.
L’Hôpital psychiatrique de Thiaroye
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• Un passé asilaire
Dans les faubourgs populaires de Dakar, l’hôpital psychiatrique de Thiaroye tourne le dos à son passé d’institution asilaire. Cet
endroit dont on me dit que le nom suffisait, il y a quelques années encore, à susciter l’effroi, tente désormais de faire valoir une
prise en charge innovante, ouverte et respectueuse des malades.
Pourtant ni la quiétude qui règne autour du minaret surplombant la vaste étendue sablonneuse ni les portes et portails grands
ouverts de la bâtisse ne laissent imaginer que ce fut là qu’on enfermait, dès 1961, les mendiants, les fous, les incurables, les
lépreux et autres indésirables dont les autorités voulaient débarrasser le nouveau Dakar.
Ironie ou non de l’Histoire, j’apprends d’un patient que la ville de Thiaroye est déjà tristement célèbre pour un acte terrible de
barbarie coloniale perpétré en 1944. C’est ici en effet, qu’à leur retour du front d’Europe, deux cents tirailleurs sénégalais réclamant
légitimement leur solde furent assassinés par l’armée française.
Une décennie plus tard, on tourna la page, mais on n’effaça pas les marques. Et c’est, autre ironie, à un neuropsychiatre français,
Henri Collomb, en poste à Dakar dès 1958, que Thiaroye doit sa rupture avec une psychiatrie coloniale dont l’argumentaire
pseudoscientifique ne visait qu’à justifier le statut de sous-citoyens réservé aux « indigènes ». Pour la première fois, on osait parler
d’une psychiatrie désaliénante, ouverte à la culture des patients et pleine de considération pour les réponses des sociétés
traditionnelles à la maladie mentale. L’approche était révolutionnaire.
En pénétrant le cœur de Thiaroye, en m’immisçant dans le quotidien du seul hôpital sénégalais exclusivement consacré aux soins
psychiatriques, je sais d’instinct que je me glisse dans les replis d’une histoire pleine de détours et de ruptures.
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• Premiers contacts avec le corps medical et la direction
La première fois que je mets les pieds dans l’hôpital de Thiaroye, au terme d’une expédition épique dans un bus surpeuplé, je
rencontre la psychiatre Aïda Sylla. Nous nous entendons immédiatement, mais je suis déçu de découvrir qu'elle n'est pas la plus
haute instance décisionnaire de cette institution. Il me faudra des autorisations émanant de plus haut, “surtout pour un projet de
cette ampleur, il faudra en référer au ministère" me dit-elle.
Je décide de commencer par me rendre au bureau de la direction où une secrétaire m'intime de coucher ma demande signée à
l'adresse de “Madame la Directrice”, qui est trop occupée pour me recevoir. Je pense alors que mon chemin sera long et difficile.
Au seuil du bâtiment de la Direction, je contemple le centre hospitalier : ce territoire aux frontières mal définies, animé d’une
circulation constante où se mèlent residents et visiteurs. J’y vois une sorte de petit village avec sa buvette, sa mosquée, et ses
champs de salades à l’arrière des bâtiments. J’entreprends alors une dérive à travers les services de l’hôpital segmentés en
quartiers.
En traversant un couloir interminable, mes yeux traînent sur la gauche, dans les dortoirs en enfilade, sans portes, meublés de
quatre ou cinq lits de béton pourvus d’un matelas. Je vois sur certains couchages des corps avachis, inertes ou agités de
mouvements spasmodiques. Sur la droite, des cellules à barreaux munies de solides cadenas abritent les malades jugés
dangereux.
Puis je parle à une infirmière. Je l'interroge sur la nature des pathologies mentales regroupées dans la division 1 où je me trouve.
Elle me répond qu’il y a ici toutes sortes de cas confondus: psychoses telles que paranoïa ou schizophrénie, bouffées délirantes,
toxicomanie. La division regroupe sans distinction les hommes et les femmes, les enfants et les adultes. J’apprends également que
l’hôpital de Thiaroye est le seul qui dispose des structures nécessaires pour recevoir les personnes dont les troubles sont estimés
suffisamment graves pour justifier un placement d’office.
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L’infirmière me conduit ensuite auprès du médecin chef du service, le Dr Diakhaté. J'entre dans son bureau. C'est un homme de
très haute taille, énergique, qui tantôt parle avec les trois interlocuteurs face à lui, tantôt hurle en wolof à celui qui est à l'autre bout
du fil. Il me reçoit, m'écoute et embraye immédiatement. Il me trouve documenté et adhère à ma proposition. Il décide d'appeler la
direction. “Ça, il faut des autorisations, c'est sûr, celle de la direction et puis celle de la commission médicale.”
Il repart avec son combiné, cherche dans son portable des numéros, appelle les uns et les autres, prend la défense de mon projet
comme s’il me connaissait depuis toujours, et semble finalement convenir de rendez-vous avec eux. Il m’explique que je dois écrire
une demande d'autorisation à la directrice. Je demande si je peux le faire tout de suite. Il dit “Oui, ok, et après on ira la voir
ensemble”. J'écris ma lettre en sollicitant la "Haute autorité" de Madame la Directrice. Il corrige ma lettre, me signale les choses à
ne pas dire et m'indique les points sur lesquels appuyer. Exactement comme un complice.
Je retrouve la secrétaire. J'insiste sur la vocation bienveillante de mon projet. Finalement Madame la Directrice trouve un peu de
temps à nous accorder. Diakhaté m'a pris des mains la feuille froissée sur laquelle est misérablement exprimée ma requête. J'entre
solennellement après lui dans l'antre du commandement suprême de l'hôpital.
Elle est là, immense, enveloppée dans un grand boubou blanc recouvrant bien un bon mètre quatre vingt-dix de hauteur. Elle nous
sonde. Diakhaté et moi sommes comme des gosses à l'examen, parlant en nous coupant maladroitement la parole et feignant
sans persuasion d'être de vieux compères. Ce qui m’amuse, car en nous présentant ensemble au grand oral, nous découvrons
subitement et publiquement qu'en réalité nous ne nous connaissons pas. La matronne paraît elle-même amusée lorsque je cite des
noms de psychiatres, de philosophes et d'anthropologues dont Diakhaté expose la biographie au fur et à mesure que je les
nomme. C’est un jeu de bon augure. Il laisse présager l’octroi de mon laisser-passer officiel dans l’enceinte de l’hôpital, lequel sera
validé le lendemain au cours de ma rencontre avec la commission médicale.
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• Le contact avec les patients de Thiaroye
A côté des séquences majeures, illustrant la spécificité du modèle thérapeutique sénégalais, le film livre, par petites touches, des
portraits ou de courtes anecdotes transmises par des personnages secondaires, tels que les patients. Ceux-ci ne sont pas de
simples figurants. Ce qu’ils me montrent, ou me disent de leur état, livre souvent des clés essentielles à la compréhension du
dispositif qui les inclut.
À Thiaroye, comme à Fann, les patients sont admis avec leur accompagnant. Ce peut-être un membre de leur famille, un proche,
ou bien un “mercenaire”, c’est-à-dire une personne rémunérée, suppléant à la fois à l’absence de la famille et au manque de
personnel. Ce principe de l’accompagnant, institué par Henri Collomb, a été un facteur de confusion lors de ma première
immersion dans l’hôpital. Je ne pouvais effectivement pas savoir, lorsque j’abordais une personne, si celle-ci occupait le lit d’un
malade ou d’un accompagnant.
Mais au bout d’un certain temps, je fini par connaître tout le monde, parce que je devins connu de tous.
À Thiaroye, chacun m’apparaît comme une figure dont l’ensemble des caractéristiques m’apporte un champ d’informations précis.
Il y a par exemple la rencontre avec cette maniaco-dépressive issue d’un
milieu aisé, internée dans la division « clinique » de l’hôpital. J’apprends
par l’intermédiaire de sa situation que ce secteur a la particularité d’être
aménagé en cases individuelles, plus chères que les dortoirs, permettant
d’accueillir les patients et leur accompagnant plus confortablement.
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• Avec Khady à Thiaroye
À côté de mon installation dans la vie de Thiaroye, le parcours de l’hôpital en compagnie de Khady s’inscrit dans une dynamique
un peu différente. C’est aussi un autre temps. Son apparition dans le champ de la caméra m’arrache à mon invisibilité de témoin,
mon objectif trouve en elle une interface et un point d’appui visible. Elle devient mon guide, mon bâton, mon fil d’ariane temporel.
Aussitôt arrivée à Thiaroye, Khady fonce au fin fond de l’hôpital pour rendre visite à Dongo, un vieil ami qu’elle a rencontré durant
son hospitalisation en 1996. Dongo fait partie des derniers “inexpulsables”. Il appartient à une génération de malades qui, n’ayant
trouvé ni liens ni sécurité dans le monde extérieur, a choisi de s’installer clandestinement dans Thiaroye. Il vit désormais dans sa
cabane en tôle près des champs de salade. Il est un résident permanent de l’hôpital.
C’est aussi Khady qui m’introduit auprès du docteur Sara Sey, son ancien psychiatre. Un médecin que je suivrai par la suite durant
ses consultations, à la fois à l’hôpital et dans ses déplacements à Touba, la ville sainte des marabouts.
Véritable intercesseur, Khady décide aussi, de son plein gré, de participer à une séance de pënc avec les pensionnaires.
Au passage, le vieux jardinier se souvient d’elle et l’interpelle. Cela fait trente ans qu’il s’occupe d’entretenir le caoutchouc, le ficus
et les trois beaux magnolias plantés sur le terrain aride et sablonneux devant la mosquée.
Je ne peux pas résister à la séduction de cette topographie étrange et anarchique, pleine de contradictions et de poésie.
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LES LIEUX PÉRIPHÉRIQUES
L’hôpital de Fann n’est pas un lieu essentiel dans le déroulement de l’action du film. Il constitue néanmoins une référence
importante en tant que site originel d’une psychiatrie désaliénante et ouverte à la dimension sociale et culturelle des patients.
Thierno, ancien pensionnaire, m’y conduit à la rencontre de l’esprit du Pr Henri Collomb.
1/ Le service psychiatrique de Fann
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2/ Le centre Roqya
Le centre Roqya est l’illustration d’une société qui adapte ses thérapeutiques à l’évolution de ses influences culturelles.
Dans une savante et syncrétique combinaison, entre médecine, Islam et pratiques traditionnelles, le centre propose de traiter la
sorcellerie, les djinns et le mauvais œil par le Coran et la médecine prophétique.
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Je suis allé à deux reprises au centre Roqya. La première fois pour y rencontrer son représentant : Sengane Ndiaye. La seconde
pour y assister à une séance d’exorcisme. Toutes les fois, des cris d’hystérie et des incantations (semblables à ceux des messes
noires de Rosemary’s baby) traversaient les murs des salles et leurs portent closes.
Je sais que la prochaine fois, je me promènerai d’une salle à l’autre. Je traverserai leurs cloisons par l’image et le son.
La Roqya se présente comme une thérapeutique et une religion. Sengane me dit que le terme signifie en arabe “prière”
“incantation”. Le traitement se base sur le Coran et la tradition du prophète, mais utilise aussi les ventouses pour évacuer la
sorcellerie. La sorcellerie, c’est la douleur qu’il reste, le mal que la médecine moderne ne peut pas voir. Sengane m’explique la
possession par les djinns: Il dit que le djinn se métamorphose et s’introduit dans le corps de la personne. D’après les recherches
de la Roqya, partout où le sang circule, le djinn peut aller.
Il y a pour moi une nécessité à mettre en regard ce type de pratique avec celles qui ont cours dans l’institution officielle à l’hôpital
de Thiaroye. La Roqya m’apparaît comme une forme de prosélytisme religieux visant à redonner, par la thérapeutique, des repères
à une société sénégalaise éclatée dans ses références culturelles. Prenant en considération les données de la science moderne,
elle les fait converger avec les croyances animistes traditionnelles dans une synthèse ordonnée par les préceptes de l’Islam. En
distinguant les bons djinns musulmans des djinns mécréants qui seraient responsables de tous les maux, la Roqya opère, pour
une part, une manipulation idéologique semblable à celle de la psychiatrie coloniale. Normative et socialisante, elle vise à
soumettre l’individu à un modèle de comportement. La maladie mentale y est ainsi présentée comme une déviance vis-à-vis de
l’orthodoxie du discours dominant, considéré comme seul légitime. Cependant, même si la pratique thérapeutique me paraît jouer
la fonction d’un instrument au service d’un conformisme dans lequel on essaie d’intégrer le malade, je tiens surtout à ce que le
film, en considérant la Roqya, révèle la possibilité d’inventer d’autres cadres de gestion du délire que ceux déjà existants
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3/ Le village de Fatou
L’excursion dans le village de Fatou est l’occasion d’une échappée du film hors de la ville, en direction d’un rituel thérapeutique
ancestral. La cérémonie de Ndoëp qui s’y déroule m’expose à un contexte traditionnel où “la folie” n’est pas considérée comme le
fait d’un individu, mais comme un symptôme du groupe. J’assiste durant une semaine à une prise en charge collective de la
maladie.
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Note de présentation…………………………………………….... Page 2
Note d’intention………………………………………………………… Page 4
1. À l’origine du film………………………………………………………… Page 4
2. L’approche de la Folie………………………………………………………. Page 7
Note de réalisation…………………………………………………… Page 9
1. Ma conception du film documentaire………………………………... Page 9
2. D’une thérapie l’autre....………………………………………………… Page 10
3. La choralité et la mosaïque comme structure……………………… Page 12
4. Les bascules du regard………………………………………………… Page 12
• Le point de vue de l’axolotl ……………………………………. Page 12
• Ce qu’impliquent les scènes de transformation……………. Page 14
5. Le traitement de l’image par le son…………………………………… Page 15
Les personnages………………………………………………………… Page 16
1. Khady Sylla, la diseuse de Thiaroye………………………………….. Page 16
• Khady à Thiaroye………………………………………………… Page 18
2. Thierno Seydou Sall, le poète errant………………………………….. Page 16
• Thierno à Fann……………………………………………………… Page 20
3. Dr Sara Sey, l’ambivalent………………………………………………... Page 22
4. Joe Ouakam, l’insolent…………………………………………………… Page 24
5. Fatou Kindiarra, la guérisseuse d’âmes………………………………. Page 28
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Le lieu principal ………………………………………………………… Page 32
1. L’hôpital psychiatrique de Thiaroye…………………………………… Page 32
• Un passé asilaire…………………………………………………. Page 33
• Premiers contacts avec le corps médical et la direction…. Page 35
• Le contact avec les patients de Thiaroye............................. Page 39
• Avec Khady à Thiaroye…………………………………………. Page 40
Les lieux périphériques…………………………………………… Page 41
1. Le service psychatrique de fann………………………………………. Page 41
2. Le centre Roqya…………………………………………………………… Page 42
3. Le village de Fatou………………………………………………………… Page 44
4. Touba, le marabout et le psychiatre
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