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Ce n’est pas une façon de dire adieu Stéfani Meunier roman Extrait de la publication

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Imprimé au CanadaISBN 978-2-7646-0610-0

Sean est musicien. Il aime cette vie d’errance entre Montréal, sa ville natale, et les innombrables bleds où il doit jouer. Quand il est de passage à New York, il vit chez son ami Ralf, qui a un appartement à Brooklyn et un chien qui s’appelle Lennon. Les seules attaches qui donnent à Sean le sentiment d’être chez lui quelque part.

Pendant que Sean est en tournée, Ralf fait la connaissance d’Héloïse. C’est le bonheur, tout de suite, un voyage en Bretagne, des soupers où se conjuguent amour et amitié. Et, tout à coup, le précaire équilibre ne tient plus.

« Très touchant… très triste. Mais sans apitoiement. Sans lyrisme excessif. Quelle retenue, quelle grâce, oui, vraiment ! »

Danielle Laurin, Elle Québec

« Ce n’est pas une façon de dire adieu est l’évocation parfaitement réussie des années 60 et 70, des rêves et des illusions qu’elles portaient. […] Les récits alternés des protagonistes ne se contredisent pas, la sincérité de chacun est complète. »

Réginald Martel, La Presse

Boréal compact présente des rééditions de textes significatifs – romans, nouvelles, poésie, théâtre, essais ou documents – dans un format pratique et à des prix accessibles aux étudiants et au grand public.

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Stéfani Meunier est l’auteur d’un recueil de nouvelles, Au bout du chemin (Boréal, 1999), et de deux romans, L’Étrangère (Boréal, 2005) et Ce n’est pas une façon de dire adieu (Boréal 2007). Elle vit à Saint-Adolphe-d’Howard, dans les Laurentides.

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Ce n’est pas une façon de dire adieu

Stéfani Meunier

roman

Extrait de la publication

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2J 2L2

www.editionsboreal.qc.ca

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CE N ’E ST PAS

UNE FAÇON

DE DIRE ADIEU

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DU MÊME AUTEUR

Au bout du chemin, nouvelles, 2000, Boréal.

L’Étrangère, roman, 2005, Boréal.

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Stéfani Meunier

C E N ’E S T PA S

UNE FAÇON

DE D I R E AD I EU

roman

Boréal

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Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour ses activités d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Couverture: Josée Pedneault, La Vague.

© Les Éditions du Boréal 2007 pour l’édition originale© Les Éditions du Boréal 2008 pour la présente éditionDépôt légal: 2e trimestre 2008

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada

Meunier, Stéphanie, 1971-

Ce n’est pas une façon de dire adieu

2e éd.

(Boréal compact; 196)

isbn 978-2-7646-0610-0

I. Titre.

ps8576.e898c4 2008 c843’.54 c2008-940779-2

ps9576.e898c4 2008

L’auteur remercie le Conseil des Arts du Canada pour son soutien.

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À Luc, merci pour l’île

et pour notre petite crevette

Merci à mes parents, Joël et Lise,

ainsi qu’à Yvon Rivard

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PREMIÈRE PARTIE

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New York

Les types comme nous, […] y a pas plus seul

au monde.

JOHN STEINBECK, Des souris et des hommes

J’ai ouvert la porte, j’ai posé la valise à côté du petitmeuble de bois sur lequel Ralf laissait toujours lescomptes à payer. J’imagine qu’il voulait que les compteslui sautent au visage chaque fois qu’il entrait ou qu’ilsortait. J’imagine qu’il croyait que ça l’aiderait à y pen-ser. J’imagine qu’il VOULAIT VRAIMENT les payer. MaisRalf serait toujours Ralf, le genre de personne que laréalité effleure sans vraiment l’imprégner, le genre depersonne qui oublie les comptes, qui ne voit pas lapoussière sur les meubles. Ralf n’était pas là. Il devait

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être parti promener le chien, sinon le retriever blondaurait déjà été sur moi, sa grosse langue rose en traind’inspecter chaque pore de mon visage pour y enle-ver toutes les traces et toutes les odeurs de trahison que j’avais dû accumuler depuis mon départ. Je suisconvaincu (mais je ne dirais cela à personne) que,chaque fois que je revenais de tournée, ce chien savaitexactement avec combien de femmes j’avais couché. Onappelle ça le flair.

Ralf était mon meilleur ami. Je le connaissaisdepuis neuf ans, et j’avais la clef de son appartementdepuis huit ans, onze mois et deux semaines. Il étaitcomme ça, Ralf. C’était un bon gars. J’étais venu passerun mois à Manhattan. Je jouais dans un bar. Il est venum’écouter quelques soirs de suite. Je sais, maintenantque je le connais bien, qu’il n’aurait jamais osé venirs’asseoir à côté de moi, au bar, après le show, pour medire «Hé! chouette, ce que tu joues, c’est toi qui com-poses?» C’est moi qui suis allé m’asseoir à sa table.J’étais plutôt saoul et il me semblait être la seule per-sonne à peu près normale de la salle. Faut dire qu’à NewYork, pendant les années moches de la guerre du Viet-nam, des gens sains, il n’en pleuvait pas. J’ai dit «Salut,t’habites dans le coin?» Il a dit oui, et c’est tout. Il por-tait une chaîne avec un pendentif. Son pendentif, c’étaitun signe de paix. Une chance qu’on était à New York etpas dans un trou perdu de l’Alabama. Parce que porterça, en 1965, aux États-Unis, c’était comme avoir unepancarte FRAPPEZ-MOI accrochée au dos. C’était presqueune déclaration de guerre. Deux ans plus tard ça serait

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devenu tout à fait normal, mais nous n’en étions pas làet ça m’a surpris, parce que le gars, il avait vraiment l’airde rien. Il était blanc et maigre, il avait pas l’air d’un fonceur ou d’une grande gueule, ni du gars prêt à ris-quer grand-chose par conviction. Il paraissait fatigué,presque malade, et je me suis dit que s’il était là, le culbien assis dans un bar, une Budweiser posée devant lui,et pas quelque part dans une forêt du Vietnam à se fairetirer dessus, ce n’était sûrement pas parce qu’il étaitmarié. C’était écrit raisons de santé dans ses yeux, surson teint. Je lui ai payé une bière et j’en ai pris une aussi,pour l’accompagner, même si ma limite était déjà net-tement atteinte. Comme s’il avait lu dans mes pensées,il m’a demandé pourquoi je n’y étais pas, moi, à cettefoutue guerre. Je lui ai répondu que j’avais la chance dene pas être un citoyen de son foutu pays. Il a ri. Et là j’aivu qu’il y avait quelque chose derrière son teint blanc,sa maigreur et son apparente banalité. Il pouvait fixer sabière d’un air morne, puis rire avec plein de vie dans lesyeux. Ça m’a fait du bien, et j’ai commandé deux whis-kies. Il a dit «Vous buvez tous autant, d’où tu viens?»J’ai dit «Tu parles! Avec le hockey, c’est notre sportnational! Je suis Canadien, je viens de Montréal.» Il adit «Ah! Tout s’explique!» Et on a ri tous les deux.

J’imagine que c’est comme ça que tout a com-mencé. Et que, quelques jours plus tard, il m’a donné laclef de son appartement, comme si c’était tout à faitnormal. Quand tu reviens à New York, fais comme chez toi. Et je suis venu à New York de plus en plus sou-vent. Et, chez lui, c’était en fait mon seul chez-moi.

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Quand je n’étais pas en tournée, je n’aurais pas su oùaller, si ce n’était chez lui.

L’appartement était assez grand, pas trop laid. Lesalon était ma pièce préférée. Ralf avait cet énorme sofad’un beige douteux, tellement confortable que, mêmes’il en avait eu les moyens, Ralf, j’en étais sûr, ne l’auraitpas changé pour un neuf. Et ça me convenait parfaite-ment. Je m’y suis assis et j’ai posé mes pieds sur la tablebasse, entre un cendrier à moitié plein et un sous-verrede liège qui n’avait pas dû servir très souvent, à voir lesnombreuses taches de ronds de verres imprégnées dansle bois de la table. Je me souvenais d’une quantité nonnégligeable de cuites que j’avais moi-même mises enbranle, assis exactement là.

J’aurais bien eu envie d’aller mettre un disque surla table tournante Telefunken (probablement le seulobjet de valeur de l’appartement), mais, bof, j’avais pasle courage de me lever tout de suite. Je me sentais tropbien. J’étais trop content d’être arrivé. D’être arrivé chezmoi, si on peut dire.

Je crois bien m’être assoupi, je ne sais pas com-bien de temps, mais c’est le bruit de la clef qui tour-nait dans la serrure (inutilement, je n’avais pas pensé à verrouiller la porte) qui m’a sorti de ma torpeur. J’ai à peine eu le temps d’entendre le fracas des griffes sur le plancher que la grosse masse jaune était sur moi,avec ses grands yeux amoureux et sa langue baveuse.«Pouah! Salut, vieux chien galeux!» Dieu que j’aimaisce chien. Je n’avais jamais eu de chien, même pas enfant.Ma mère croyait sans doute que ça aurait sali sa belle

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demeure de Westmount. J’ai entendu Ralf poser sesclefs sur le meuble, probablement à côté des comptes,probablement pour ne pas oublier de les reprendre, en sortant.

— T’as faim, jeune gloire montante?C’est vrai que je commençais à connaître un vague

succès et que mes tournées étaient de plus en plus fré-quentes et que j’en revenais de moins en moins maigreet affamé.

— Si j’ai faim? Tu parles! Je mangerais bien de laviande grosse et grasse, tiens, pourquoi on boufferaitpas le cabot?

Ralf a ri et le chien a continué à me fixer de sesgrands yeux pleins d’une admiration sans bornes. Ralfest venu mettre un disque de Billie Holiday, et je l’airegardé en essayant d’avoir les mêmes yeux que le chien.«Ralf, t’es un saint.» Il m’a jeté un regard de côté, m’afait un clin d’œil. «Vieille branche, si je suis un saint,prépare ta confession. Te connaissant, on va en avoirpour quelques jours. Je prierai pour ton salut, vieuxfrère.» Ralf est allé à la cuisine, je l’ai entendu ouvrir laporte du réfrigérateur, puis fouiller dans l’armoire (l’ar-moire sous l’évier où Ralf met, dans un ordre connu delui seul, casseroles, poêles, plats en verre, assiettes en alu-minium et objets divers). Il faisait un boucan du ton-nerre. Je me suis dit qu’un jour j’écrirais une musique,il n’y aurait qu’un solo de batterie de cuisine, et ça s’ap-pellerait Dinner Time at Ralf ’s.Ralf a fermé la porte duréfrigérateur environ dix minutes après l’avoir ouverte.Je crois bien qu’il ne savait jamais ce qu’il allait nous

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concocter avant de commencer. Ralf était un artiste del’improvisation culinaire. J’ai demandé au chien d’allerchercher sa balle. C’était une vieille balle de tennis cou-verte de bave séchée, de poils et de poussière, qui étaitinvariablement sous le sofa, et que cette pauvre bêten’était pas capable d’atteindre, malgré le superbemuseau dont la nature l’avait pourvu dans le but, juste-ment, d’aller chercher les balles sous les sofas. Je me suismis à genoux devant le sofa, en demandant au chien cequ’il ferait sans moi, «N’est-ce pas, vieux cabot, quel’homme est le meilleur ami du chien?» J’ai ramassé laballe, j’ai dit au chien, en lui mettant l’objet de convoi-tise sous le museau «Tu veux la baballe, hein! Dis-leque tu la veux la baballe, McCartney, grand chien auxyeux larmoyants! McCartney! McCartney!» Ralf, dufond de sa cuisine, m’a demandé si je pouvais, au nomde Dieu ou de n’importe qui, arrêter de martyriser cettepauvre bête et aussi, par pitié, l’appeler par son nom. J’airi, comme je le faisais chaque fois qu’il me disait cela (cen’était pas la première fois, ce ne serait pas la dernière),et j’ai lancé la baballe au chienchien.

Le chien s’appelait Lennon. Il n’y avait que Ralfpour donner un nom pareil à un chien. Lennon, biensûr, était l’idole de Ralf. Mais je crois bien qu’aucunnom n’aurait pu moins bien aller au retriever blond.John Lennon. Quand je pensais à Lennon, je voyais unhomme maigre, sec, malheureux, intelligent, intran-sigeant et, parfois, arrogant. Le chien était heureux,joyeux, compréhensif, irrémédiablement amoureux,fidèle, bon vivant. Pas du tout le genre je-me-pose-

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des-questions-existentielles-et-je-souffre. Un chat, à lalimite, aurait pu fièrement porter le nom de Lennon.Un chat peut être (ou du moins avoir l’air) intelligent,intransigeant et arrogant. Certains chiens aussi, peut-être, bien que je n’en aie jamais vu. Mais surtout pas unretriever blond. Et quand je regardais ce chien, c’est toutde suite à l’autre Beatle que je pensais. Il était facile devoir dans ce chien les traits du Beatle joyeux, celui quichantait des chansons d’amour, celui que les femmesvoulaient mettre dans leur lit, celui qui avait des grandsyeux larmoyants et débordants d’amour. Et j’appelais cechien McCartney par souci de réalisme et peut-être unpeu, aussi, pour faire enrager Ralf.

Pendant les années soixante, il y avait eu les Beatleset les Rolling Stones. Pour Ralf et moi, c’était les Beatles.Les Stones, non merci, on n’aimait pas. Les Beatles, je neles avais pas aimés dès le début. Ralf si. J’avais com-mencé avec Revolver. J’avais vénéré Sgt. Pepper’s. Et,après, je m’étais mis à écouter ce qu’ils avaient fait autout début, et à aimer ça. Même leurs premières chan-sons, qui aux points de vue et musical et littéraireétaient à proprement parler nulles à pleurer, avaientquelque chose. Ouais, quelque chose. Je ne pourraismême pas dire quoi. Un espoir, une magie, de la jeu-nesse. Oui, c’était peut-être juste ça. C’était de la vraiejeunesse. Pas de la jeunesse blasée ou apeurée commeon en a vu par la suite, comme on en voit aujourd’hui,de plus en plus, même qu’on ne voit que ça. C’était de la jeunesse qui y croyait, qui riait, qui s’amusait, qui ne se posait pas de questions. Dieu que c’était beau, la

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jeunesse. C’est dommage qu’on ait réussi à l’éliminerpendant les années qui ont suivi.

Je ne me rappelle pas ce que nous avons mangé cesoir-là, Ralf, Lennon (c’était l’époque bénie où leschiens pouvaient manger des restes de table parce queles maîtres ne savaient pas encore que ce n’était pas trèsbon pour eux) et moi. Je sais que c’était bon. C’étaittoujours bon, quand Ralf cuisinait. Et puis il était là, ilm’écoutait raconter mes histoires, et puis le chien sepromenait entre nous deux, il restait un moment auxpieds de Ralf, puis il venait poser sa belle grande tête surmes genoux, comme s’il écoutait, lui aussi, mes his-toires. Et je me disais que ça devait ressembler à ça, unefamille. Pourtant, j’en avais une, famille, avec une mère,un père, un frère aussi. Nous soupions toujours à dix-neuf heures, autour d’une table trop grande surplom-bée d’un lustre qui n’éclairait pas grand-chose, entou-rés de murs trop sombres, sans parler. Mon pèren’autorisait aucun mot à table. Alors je ne racontais pas d’histoires. D’ailleurs, des histoires à raconter, à cemoment-là, je n’en avais pas. Si on m’avait dit que jepourrais être intéressant, que je pourrais avoir une vraievie, un jour, je ne l’aurais pas cru. C’est peut-être pourça que j’ai voulu faire de la musique. Peut-être que lesgens qui rêvent d’être célèbres se sont toujours trouvésennuyants. Avec Ralf et Lennon, il y avait de la lumière,des paroles, plein de paroles pour rien et pour rire, Ralfm’écoutait et je le faisais rire et je trouvais ça génial et jecrois bien que j’étais heureux, à ce moment-là, commeje ne l’avais jamais été. Après le souper, nous sommes

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allés nous asseoir au salon. Nous avons regardé TheRockford Files avec chacun une bière, le chien couchéentre nous deux sur le sofa d’un beige douteux. J’airegardé mon ami, avec son teint blanc, ses yeux quisemblaient s’enfoncer dans leur orbite et qui fixaient latélévision.

— Tu trouves qu’on lui ressemble?— À qui? À James Garner?— C’est qui, ça, James Garner?— James Garner, c’est le gars que t’es en train de

regarder répondre au téléphone, sur l’écran de ma télé-vision.

— Ah bon, je croyais qu’il s’appelait Jim Rock-ford.

— Qu’est-ce que tu peux être crétin, parfois, toi.Le personnage s’appelle Jim Rockford. C’est l’acteur quis’appelle James Garner.

— Désolé, vieux, je ne croyais pas avoir besoind’être si précis. Je répète donc ma question. Trouves-tuqu’on ressemble à Jim Rockford?

— Oui, sûrement. Son appartement est peut-êtreencore plus bordélique que le mien, mais, dans l’en-semble, c’est nous, ce gars-là. Il habite seul comme unpauvre type, même pas de femme. Il n’a pas de chien,mais il a peut-être un chat. Et je suis certain qu’il luiparle. C’est tout à fait nous, sauf que nous ne sommespas détectives privés, que notre téléphone ne sonne pas,et qu’il n’y a pas de cameraman en train de nous filmer.

— Mon très cher Ralf, t’es un imbécile. Et puiscomment tu savais qu’il s’appelait James Garner?

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— Parce que, imagine-toi que je regarde cettesérie religieusement depuis qu’elle passe, toutes lessemaines, sur NBC. Que veux-tu, j’ai un horaire trèschargé qui m’astreint à regarder The Rockford Files tousles vendredis soir et à rouler un pétard pendant la pre-mière série de messages publicitaires.

— On est vendredi?— Ouaip.— Ralf?— Oui?— Je crois bien que la première série de messages

publicitaires vient de commencer.— Tu as parfaitement raison, mon vieux. Il ne

faudrait surtout pas que je prenne du retard dans monhoraire.

Ralf s’est levé, il est allé chercher ce qu’il lui fallait,en passant par le réfrigérateur pour ramener deuxbières. Nous avons fumé le joint pendant que la séries’achevait sans que nous en ayons vraiment suivi l’in-trigue, et c’est à ce moment-là que j’ai demandé à Ralf(ce prodige de la bouffe, ce maître de chien idéal, cetami parfait, cet hurluberlu silencieux et doux) com-ment diable était-ce possible qu’il soit célibataire. Je neme souviens plus de la réponse, mais je me dis parfois,encore aujourd’hui, que je n’aurais jamais dû posercette question. Que c’est elle qui a déclenché le chaosqui a suivi. Je n’avais pas encore appris à me la fer-mer. Je disais tout ce qui me passait par la tête, en cestemps lointains. J’allais apprendre plus tard les vertusdu silence, The Sound of Silence, comme dirait l’autre.

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Ça m’a semblé encore plus difficile que d’habi-tude, cette fois-là, de quitter Ralf. Peut-être avais-je unquelconque pressentiment, peut-être savais-je incons-ciemment que rien n’est éternel, que tout s’effrite, quela jeunesse finit par prendre de l’âge et du ventre. Peut-être que je sentais venir la fin de mes années Beatles, lafin non pas de la jeunesse, mais de ma jeunesse. Tou-jours est-il que j’ai mis mon blouson à regret. J’ai mar-ché sur place, devant la porte, j’ai caressé vingt fois Len-non, j’ai dit au revoir vingt fois à Ralf, j’ai regardél’appartement longtemps. Je crois même que j’ai faillirenoncer à cette tournée-là (j’avais assez d’argent decôté pour survivre quelques semaines, peut-être mêmequelques mois). Je n’aurais eu qu’à enlever le blouson età retourner m’asseoir sur le sofa, avec le chien, à com-mander une pizza et un six-pack de Bud (Ralf, qui cui-sinait si bien, avait un faible pour la pizza, surtout si elleétait bien graisseuse). J’ai finalement pris ma valise, j’aiouvert la porte, et je suis sorti.

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Sean est musicien. Il aime cette vie d’errance entre Montréal, sa ville natale, et les innombrables bleds où il doit jouer. Quand il est de passage à New York, il vit chez son ami Ralf, qui a un appartement à Brooklyn et un chien qui s’appelle Lennon. Les seules attaches qui donnent à Sean le sentiment d’être chez lui quelque part.

Pendant que Sean est en tournée, Ralf fait la connaissance d’Héloïse. C’est le bonheur, tout de suite, un voyage en Bretagne, des soupers où se conjuguent amour et amitié. Et, tout à coup, le précaire équilibre ne tient plus.

« Très touchant… très triste. Mais sans apitoiement. Sans lyrisme excessif. Quelle retenue, quelle grâce, oui, vraiment ! »

Danielle Laurin, Elle Québec

« Ce n’est pas une façon de dire adieu est l’évocation parfaitement réussie des années 60 et 70, des rêves et des illusions qu’elles portaient. […] Les récits alternés des protagonistes ne se contredisent pas, la sincérité de chacun est complète. »

Réginald Martel, La Presse

Boréal compact présente des rééditions de textes significatifs – romans, nouvelles, poésie, théâtre, essais ou documents – dans un format pratique et à des prix accessibles aux étudiants et au grand public.

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12,95 $9,75 e

Stéfani Meunier est l’auteur d’un recueil de nouvelles, Au bout du chemin (Boréal, 1999), et de deux romans, L’Étrangère (Boréal, 2005) et Ce n’est pas une façon de dire adieu (Boréal 2007). Elle vit à Saint-Adolphe-d’Howard, dans les Laurentides.

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Ce n’est pas une façon de dire adieu

Stéfani Meunier

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