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  • Cécile Portier

    Saphir Antalgostravaux de terrassement du rêve

    PHOTOGRAPHIE DE COUVERTURE : GÉRARD DALLA SANTA

    ISBN 978-2-8145-0297-0

    PREMIÈRE MISE EN LIGNE LE 23 JANVIER 2010

    MISE À JOUR LE 29 MAI 2012

    PUBLIE.NET

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    « Le style (…) est celui du rêve. On ne saurait inventer cette sorte d’éclairage au magnésium, cette clarté de diamant noir où les

    objets, dans la seconde qui est l ’éternité, apparaissent sous leur forme essentielle, étrangement définie, où tout mouvement est un

    geste sans retour, où aucune parole ne résonne mais où le silence parle, où l’action s’accomplit comme un déclic. C’est un style en

    éclair et sur lequel on ne saurait revenir. »Mélusine ou la robe de saphir, préface,

    Franz Hellens

    I cant say the words I meanMake myself go through the line.

    Does the payment fit the crimeIf I’m bored by dreams ?

    Marianne Faithfull

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    Prologue

    Pour s’endormir ce n’est pas si simple.Il n’y a que deux méthodes. La première : forcer les yeux à suivre les lignes d’un livre jusqu’à ce que les lignes tombent d’elles-mêmes. La seconde, si trop de fatigue : forcer la tête à tomber seule dans le rêve, sans le recours des yeux.Rêver avant le terme, avant le top départ, se raconter une histoire.Depuis si longtemps je me raconte la même.

    Je vais sortir de mon lit, sortir de ma maison, et marcher nue comme ça dehors. Je vais déambuler ainsi sans que rien ni personne ne m’arrête. Ou bien je m’arrêterai de moi-même, dans l’herbe d’un jardin public je m’allon-gerai et m’endormirai. Je resterai là indéfiniment, impos-sible à réveiller.Et mon corps léthargique sera comme une énigme adressée aux passants.

    Faire toujours ce même rêve éveillé, pour descendre par degré dans la cuve des rêves non pilotés. Rêver éveillé ce rêve apai-sant, comme un sas entre les tensions de la veille et la violence du sommeil. Se raconter en boucle cette fiction sans rebondis-sement, sans habit, sans langage. Se raconter à soi-même

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    l’histoire de sa présence qui pour une fois ne serait rattachée à rien. L’histoire de sa propre présence dans le monde comme un don inutile et incongru.

    Je me vois marcher nue et passer dans les rues de la nuit comme un spectre, je me sais vulnérable et pourtant rien ne m’arrête. Aucune couverture ne vient jamais s’enrouler autour de mon indécence. Aucun violeur ne vient écor-cher cette nudité-là. Aucun panier à salade ne m’emporte ni au commissariat ni à l’H.P., je marche et c’est ainsi que ma fragilité se déploie.

    Marcher nu : désamorcer toutes les concupiscences.La sienne en premier. Désamorcer toutes ces concupiscences habillées de l’état de veille, ces concupiscences déguisées, contournées, sophistiquées. Nu, on abandonne tout oripeau, tout appeau, toute marque de pouvoir et d’impuissance. On se désinsère, on se désolidarise de ce jeu-là.Marcher nu, ce n’est pas s’en aller. On n’est jamais plus présent au monde que dans cette lisière entre la veille et le sommeil, où on se rêve nu, déambulant sans malice, dormant sans coussin.Faisant cela on se prépare, on prépare le monde à s’entendre parler une autre langue. On décontamine les rues de leurs enchaînements logiques. On lave les regards de leurs interactions automatiques.On déconnecte.Ensuite, advienne que pourra.

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    Saphir Antalgos

    Cette nuit le rêve s’est fait connaître.J’ai connu le rêve. Il m’a donné son nom et s’est couché sur moi. Le rêve est un personnage. Professionnel et aquilin, type méditerranéen, grec pour être précis. Il a un nom et un prénom, comme tout le monde.Le nom que le rêve m’a fait connaître je ne l’invente pas, il m’est apparu tel, comme une évidence d’état civil.Son nom est Saphir Antalgos.

    Tout d’abord il apparaît comme une personne que l’on peut regarder dans les yeux. Mais ses yeux je ne les vois pas. Ne donne que son profil, effilé, et son nom, Saphir Antalgos. Il apparaît comme ça, comme tout le monde.Il apparaît comme une personne, une personne comme vous et moi, puis il s’affine. C’est comme s’il maigrissait à vue d’œil.Voilà comment il procède : il apparaît pour disparaître.

    Il devient de seconde en seconde de plus en plus subtil et fin, et incolore.Et on assiste à cette métamorphose dans un état de passivité, sereine n’est pas le mot, anxieuse non plus. Un état de passivité sans attente.

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    Enfin Saphir Antalgos n’est presque plus rien. Plus qu’une mince feuille de papier. Ou de tissu très fin. Quelque chose en tout cas qui se déroule et se couche. Et vient se glisser, exactement entre la paupière et l’œil.Saphir Antalgos se loge sous mes paupières. Comme si c’était une pince à linge, ou un trombone, il se glisse à cet endroit de moi.De ce point d’accroche bien défini il s’étend ensuite sur tout le corps, et l’imprime.

    Saphir Antalgos m’a recouverte et je me suis sentie bien. Plus d’inquiétude.Il est vrai que son patronyme aux consonances de médicaments était une promesse, et la couleur de sa nuit aussi. Sombre éclat antalgique que le rêve.Comment il m’a fait connaître son nom je ne saurais le dire. Son nom est une certitude, la révélation de son nom est limpide. Mais les chemins de la révélation se dérobent.Son nom je le connais sans qu’il ait été proféré. ( Je ne connais pas la voix de Saphir Antalgos.)

    La révélation de son nom est silencieuse. C’est une image sans forme et sans couleur.Son nom je le connais, c’est tout. C’est le caillou qui est sorti de mon rêve.Lutte pour se souvenir, ensuite. La douche, le café, le métro, les multiples rencontres nécessaires à l’accomplissement du travail quotidien, tout faisait diversion, et menaçait de recouvrir cette évidence claire et fragile : le nom du rêve. Effort de se remémorer. Vingt fois, trente fois, aller rechercher le nom comme au fond d’un puits. Peiner pareil, à chaque fois, pour le faire resurgir. Pour faire revenir à la surface cette bizarrerie qu’est son nom.Pourtant avant on n’y songeait pas, au nom du rêve. Cette question

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    a-t-elle déjà effleuré quelqu’un ? Les enfants quand ils jouent ensemble ne se demandent pas leur prénom. On peut se servir de tas d’outils sans connaître leur exacte dénomination, percuteur à pression, tournevis cruciforme, rabot. On peut même aimer et trouver belle une pierre sans savoir comment on l’appelle. Ou un chien, sa race. Est-ce que ça empêche de le caresser si on en a envie, de ne pas connaître sa race ? Est-ce que ça l’empêche de vous mordre ? Aux interactions innommées, voilà à quoi appartenait ma connaissance du rêve. Ce n’était pas une connaissance.Mais Saphir Antalgos, j’aurais voulu l’inventer je n’aurais pas trouvé mieux.

    Saphir. Une pierre précieuse sur laquelle résonnent bien des antagonismes. À la lumière du jour le saphir dispense une nuit sereine. Qu’on s’y penche, on y trouve une clarté qui étonne. Au fond de la pierre il y a l’aube, ce moment de privilège où les rêves se rendent accessibles et se mettent à parler.

    Mais sitôt qu’il fait sombre, sitôt qu’il est temps d’aller montrer sa parure auprès des chandeliers allumés, la pierre en prend ombrage. Devient noire et ne donne plus rien.Saphir ne se laisse pas donner comme ça, et refuse tout éclairage.

    Un homme et une femme dans un jardin. Ils sont nus. À quelle distance sont-ils ? Il n’y a pas de paysage, il n’y a que le vert de l’herbe, que le blanc rosé des corps allongés, enlacés.À quelle distance sont-ils c’est indécidable, quand il n’y a pas de contexte la focale n’est pas désignée. Téléobjectif, ou macro, ou bien caméra intérieure, car il est possible que je sois la femme de cet homme, nue dans un jardin avec lui qui est nu, il est possible aussi que je les regarde seulement, comme un très vieux souvenir.

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    Alors au moins tenter de consulter la matière du rêve, si son rayonnement échappe. La dureté de la pierre, et ce qu’il faut en attendre, c’est-à-dire rien, car la pierre se suffit à elle même.Saphir, de formule brute Al2O3, est infusible, insoluble.

    Nous débouchons dans une rue intérieure, parking souterrain. J’ai la mission de ranger là, d’entreposer, de garer en créneau, la pierre tombale future de quelqu’un. Elle est noire, métallisée. Elle est difficile à déplacer. Le sol du garage est jonché de paille, ça aide un peu. Voilà, la pierre est installée. Pas pour l’éternité, non. Pour attendre de servir. Toute cette paille. Il règne ici comme une ambiance de stabulation. Sur la pierre, cette épitaphe gravée en lettres dorées : « recette végétale ».

    Une bijouterie. Contempler contemptrice les bagues alignées, petits saphirs domptés cernés de brillants présomptueux. Des esclaves. De pauvres pierres univoques et offertes. Pas d’abîme, pas d’enfouissement, pas d’éblouissement. Je pense aux fiancées, à leurs doigts perçant l’hymen des bagues, à leur dépit peut-être de n’avoir qu’un saphir gage de fidélité et pas de rubis gage d’amour, mais beaucoup plus cher.Le rêve se donnerait à connaître comme bijou.

    L’œil jaune d’une licorne borgne me fixe longuement depuis le fond d’un couloir suspect. Elle a l’air terrifiant et ridicule. Sa crinière ondulée ressemble à la permanente d’une retraitée anglaise.

    Comme bijou ? Ah bon ? Vraiment ?Et de quoi nous décore-t-il ?Ce serait tellement commode d’y croire. Il se ferait passer pour un accessoire, porte-flambeau de notre beauté intérieure. Une brillance montée sur anneau, et qu’on arbore. Un faire-valoir. Mais il faut voir comme ce bijou nous dessert : boring story du rêve qu’on

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    veut toujours mettre sous le nez des autres.Et puis saphir, gage de fidélité : il faudrait être naïf pour y croire.La seule chose qu’on puisse dire, et qui tienne la comparaison : c’est parce que le saphir est impur qu’il est précieux. C’est parce qu’en lui s’immiscent des traces. C’est leur diffraction qu’on chérit : la manière qu’elles ont d’empêcher la lumière.

    Le rêve m’a donné son nom, et j’ai pris ça pour un cadeau. J’ai cru que le nom voulait dire quelque chose. Que le nom signifiait la préciosité de la pierre. J’ai cherché la meilleure configuration du rêve rapport à ce nom donné, saphir, j’ai cherché la meilleure taille de la pierre. Cabochon ou coussin. Cabochon capricieux, excessivement sphérique et lui-même de partout, insupportablement. J’ai préféré la taille en coussin, oblongue, et qui convient mieux au dormeur.Je me suis égarée dans l’interprétation. J’ai répété l’erreur grossière. (En habit de communiante je me suis vue porter, à la tête de la procession, le sacré cœur de Saphir présenté sanglant glorieux sur coussin de velours rouge.)Pourtant cela se sait, que la signification n’est pas à chercher dans le nom des choses. C’est comme chercher les bébés dans les choux et les roses. Disons que les choux et les roses se suffisent à eux-mêmes.

    Je longe un bas relief. Il est très chargé. Les personnages s’y pressent et se piétinent presque. En marchant l’histoire se déroule. Dès qu’on passe devant, les personnages sculptés s’animent. Ou plutôt, ils conservent leur pose hiératique mais se mettent à parler. Ils articulent le récit de leur chemin de croix avec une lippe molle à la Muppets show. C’est comme si leur corps de pierre s’assouplissait juste à l’endroit de la bouche, en une sorte d’ardoise molle.Je demande au guide quelle est cette matière qui s’anime et parle, il ne veut pas me dire. Du tac au tac je voudrais lui répondre : « vous êtes employé par le maussade ou

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    quoi ? » Mais ma propre langue s’embourbe dans quelque chose de pâteux, et à la place je bredouille, je bafouille cette phrase plaintive  : « Ah, les artistes, ils se croient toujours au service du secret ».

    Le rêve m’a donné son nom, j’ai pris ça pour une révélation. J’ai failli tomber dans le panneau des mots. Car c’est cela la révélation  : le rêve est un panneau. Le rêve est le panneau souple, le voile qui se déploie et s’étend sur le dormeur. Et ensuite, par une opération que je ne m’explique pas  : il l’imprime.Ce que le rêve a révélé, c’est l’impression qu’il laisse. C’est tout. Je le sais maintenant. Je suis un papier buvard. Absorbant tout. Au matin je me retrouve tachée, auréolée de couleurs étranges, inavouables. Jusqu’où la couleur a remonté en moi dans cette pollution nocturne, comme on peut voir la marque brune du marc sur le filtre à café du matin, jusque-là s’est aventuré le rêve dans la nuit. Seulement le pied parfois, mais souvent jusqu’aux cuisses, jusqu’au sexe, jusqu’au cœur je me suis imbibée. On peut tout lire de moi dans ces couleurs du rêve absorbées. Je suis un papier bavard.Et sur moi si impressionnable, Saphir Antalgos s’est couché.Quand on est chanceux on connaît ça aussi autrement : une peau qui se déroule sur la sienne propre et qui ne laisse aucun écart. Une adéquation. Deux lointains si rapprochés, et qui ne cèdent pourtant rien de leur éloignement. On connaît ça autrement, pas besoin d’un dessin. Et bien là, c’était la même chose. La peau qui devient curieuse et comme aux aguets. Qui attend de partout. Son immense territoire connaît l’imminence, jusqu’à ses confins. Et puis les peaux se touchent, et il n’est plus question que de déroulement, comment plus loin, d’étendue, comment plus longtemps. Il n’est plus question que de temps, d’espace, et de tout ce qu’il y a d’inconciliable entre les deux. On connaît ça. Et là, c’était la même chose.

  • 12

    Je suis un long cheval couché. Mon col est une virgule, les poils de ma crinière s’épandent sur le sol. Ceux de ma queue aussi, je suppose. Mon flanc se soulève régulièrement, mon souffle est chaud et humide. Je n’ai pas l’air de souffrir. J’ai une belle couleur de mammifère. La distance entre mes naseaux et mes sabots est immense. Je suis impossible à parcourir.

    C’était la même chose, mais temps, espace, ce sont normalement les coordonnées nécessaires pour que la chair se manifeste. À la place, cette fois-ci, il n’y a eu que le nom. Pas d’incarnation, juste le nom du rêve dévoilé, déroulé sur moi comme un voile, et qui s’imprime en moi.Comme une maldonne.Le rêve n’est pas un amant qu’on touche, et dont la chair rend ce qu’on lui donne. Son corps est juste un voile qui se déroule, se couche et s’imprime. Un corps-papier. Un corps-nom. Un corps qui s’écrit. Autant dire : qui ne s’appartient pas.

    Le corps de Saphir, son nom, c’est la même chose, s’imprime profondément dans la chair du dormeur. Mais en retour le dormeur n’embrasse rien. Dès qu’on croit tenir le rêve il s’évanouit aussitôt. Ou pire  : on le possède, et voilà qu’il se réduit, se rigidifie.Le voile, l’impression, se transforme en nom.La personne se transforme en personnage.La peau de chagrin du rêve, au matin, se stabilise au format 9 x 5,5 cm. Ce n’est plus qu’une carte de visite, ni plus ni moins.

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    Saphir Antalgos, représentant tout article

    Et sur la carte de visite du rêve s’inscrit, en lettres caricatures, un nom, une fonction. Quelque chose comme ça :

    Champion de la camelote hétéroclite, Saphir Antalgos fait du porte-à-porte. Il propose à la vente un suaire tombant sur le visage des vivants. Il recueille les empreintes de nos vies et les falsifie à plaisir. L’anachronisme est son péché mignon. La data-tion au carbone 14 ne lui fait pas peur. Une fois qu’il a recueilli le visage carbonisé des rêveurs, le voilà qui endosse son costume de VRP pour les proposer à la vente sur des lieux de pèlerinage reconstitués à coup de bétonneuse. En file indienne les croyants se prosternent devant les images fausses. En file indienne ils attendent leur tour à la caisse de la boutique de souvenirs. S’achètent un torchon à leur effigie étonnée.

    Je suis au milieu d’une assemblée de vieux visages. Ni agressifs ni cordiaux. Seulement vieux. On sait tous ce que c’est, un vieux visage. Pourquoi le décrire ? Je suis au milieu d’une assemblée de vieux visages, qui ne parlent pas entre eux, qui sont ensemble comme on l’est seule-ment dans une cellule de prison partagée. Les visages se scrutent. Certains regards sont pour moi. Ils ont la même

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    couleur d’étain que quand ils se regardent entre eux. Regards sans concupiscence, sans reconnaissance. Robi-nets qui coulent seulement parce qu’on a oublié de les fermer. Ne lavent rien, ne remplissent rien. Coulent seu-lement. Coulent sur moi comme sur les autres vieux visages.Comment le rêve procède : il recouvre. Sur nous, chaque nuit, il installe notre linceul futur.

    À partir des yeux, qui sont le départ et l’accroche du rêve, Saphir Antalgos se déroule et ensevelit le corps de la tête aux pieds. Presque de la tête aux pieds. Le suaire ne tenant que par le clip des paupières baissées, tout le corps est couvert, sauf l’occiput. Sauf le sommet de nous. C’est pourtant le siège du rêve, croyons-nous, le sommet de nous. Le reste du corps nous le pensons cheval de trait imbécile attendant dans l’étable qu’on le siffle pour labourer quelques sillons (et pendant ce temps-là le cavalier brillant du sommet de nous caracolerait une monture plus véloce). Mais non. C’est par le reste du corps que le rêve nous recouvre, s’infuse en nous, et remonte, telle une chlorophylle, pour fleurir le sommet de nous.

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    Saphir Antalgos, jardinier municipal

    Ce serait plaisant de le voir comme ça, comme auxi-liaire de toutes nos puissances germinatives. Mais tous les printemps ne se ressemblent pas. Celui de Saphir poisse et bourgeonne, mais jamais ne se colore. Le rose nacré, le rouge éclatant, le jaune des boutons d’or : tout ça ne fait pas partie de sa palette. Ce qu’il déterre à main nue, ce ne sont pas des oignons de tulipes. Il transforme toutes les plates-bandes en marigot clapoteux.

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    Saphir, nain de jardin(tout en plastique)5,99 € – NOUVEAU !

    Sa mâchoire prognathe est une insolence de plus, et pourtant, la seule chose qui de lui, dépasse. Car on ne sait dire ce qui en lui est le plus enfoncé, de ses petits yeux méchants ou de son bonnet rouge. Son aspect décoratif est moins que prouvé. Il sert surtout d’épouvantail, pour que ce qui doit germer ne disparaisse pas dans des estomacs volatiles, mais à quoi cela sert ? Une fois écloses, les fleurs à son abord ont toutes fané de déception.Les fleurs qui poussent de son fait ont la bouche molle des gens déçus ou effrayés. C’est la même bouche toujours, que citait Huysmans dans un cauchemar, qu’il empruntait à Odilon Redon, lequel rendait hommage en noir et blanc aux visions de Goya. Exactement cette bouche là, retrouvée dans la même longue chaîne de ressassement : la moue de la désolation est le pistil du rêve. Une tête coupée poussant sur une tige hydrophile de marécage.

    Je baisse la tête : mes pieds sont pourris.

    Je n’ai pas mal. Seulement, je constate un état de décomposition. Ces pieds n’ont plus vraiment la forme de pied. Aucune chaussure ne peut plus les contenir, en

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    rendre compte. Ces pieds sont sortis du concept. Gage d’enracinement ou de plus grande mobilité  ? Pour la vitesse fulgurante du rêve le pied est un instrument borgne, sic.

    À mieux y regarder ils ne sont pas vraiment pourris.

    Ce sont des pieds moussus. Des pieds qui moussent comme au sortir d’un bain. Des pieds peu durables, prêts à s’épuiser en des milliards de bulles. Ce sont des pieds pourtant très vénérables, revêtus de la même mousse que celle qui fleurissait la barbe de Charlemagne.J’ai les pieds barbus de mousse dans lesquels des oiseaux viennent nicher. La luisance qu’on voit là, c’est la bave d’un escargot ayant trouvé l’endroit accueillant, tout tendu qu’il est de ce vert tendre, vers tendre, vers lequel tendre.

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    Antalgos SA, produits pharmaceutiques

    Seattle

    Les pieds pourris, en rêve, ça ne fait pas mal. C’est plaisant, même. Rien n’est douloureux dans le moment du rêve, car :Saphir est le troisième fabricant mondial pour les analgésiques de type 2, codéine et cie, à forte probabilité d’accoutumance, mais théoriquement non létaux même à haute dose.C’est ainsi que sous son empire, tout se vit et se vaut.

    Nous avons une conversation ce monsieur et moi, et je trouve assez seyant le portique bleu pétrole qui lui enserre la tête comme s’il allait lui faire faire du trapèze, et qui est fixé de façon très discrète, de chaque côté, par des chignoles de trépanation vissées aux tempes.

    Sous Antalgos, j’égorge avec une facilité déconcertante, je vois des enfants éventrés avec la même émotion que devant une boite de petits pois. Il fait voile devant toutes les réalités douloureuses.Le chapeau circonflexe du rêve n’est pas fait pour protéger les têtes froides.Mais de là à croire qu’il guérit de quelque chose…

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    Peut-être, après tout. Peut-être, rêver pour guérir. De quoi n’est jamais la bonne question. La bonne question, c’est le choix du traitement. Principe soignant du rêve : le même que quand on lèche une égratignure. La salive corrode, assèche, enveloppe. Pansement mental. Mais sur les jambes de bois, ça ne marche pas.

  • 20

    Docteur Antalgos

    Saphir en blouse blanche me dit, «  dites 33  ».Trente-trois.Je sens le froid du stéthoscope sur mes côtes.Je dis « 33 ». L’effort d’élocution me fait tousser.Il est généraliste peut-être, ou bien podologue, puisque je marche beaucoup dans mes rêves. Ou bien gastro-entéro, mes tripes sur la table. Ou bien ophtalmo, corrigeant indéfiniment une myopie aggravée. Ergothérapeute, me faisant répéter toujours les mêmes gestes et postures. Gériatre, il m’envoie dans une usine d’embouteillage, située juste en aval de sources chaudes, légèrement soufrées, réputées bonnes pour les articu-lations. Que sais-je encore. Les spécialités sont nombreuses.Mais l’imaginer en gynécologue, quelle horreur. Je préférerais qu’il m’achève.

    Consultations tous les jours23h-5h sans rendez-vous

    Si urgence, ?

  • 21

    Saphir Antalgos tueur à gages(écrire en poste restante)

    Ses lieux de rendez-vous sont toujours extérieurs. On ne l’a jamais vu, on le reconnaît tout de suite. Froid, très maîtrisé. Pas une brute épaisse. Pas de ces hommes de main qu’on recrute à la porte de certaines bonnes maisons pour faire sortir plus vite ceux qui s’enivrent bruyamment. Saphir Antalgos n’a pas grosse carrure, plutôt fine ossature et doigts déliés, agiles à monter-démonter les armes de précision. Saphir Antalgos n’a pas d’état d’âme. Ni haine ni colère ni plaisir. La passion lui est étrangère. Il administre, un point c’est tout. Il administre le rêve, provo-quant au point d’impact, au point d’entrée, un trou minuscule, à peine visible. De face le sujet semble intact. Un seul trou rouge au côté droit. Une poitrine à peine rougie sous le mamelon gauche par à peine plus qu’une piqûre de guêpe. Mais le propre des armes à sous-munitions, c’est l’explosion multipliée, la blessure optimisée. Qu’on tourne le corps, et l’on verra l’immense cratère sanglant qui a fleuri dans son dos. Ainsi procède le rêve : c’est en ressortant qu’il nous dévaste.

    J’ai ma fille dans les bras, je suis pressée, pressée, je cours presque avec ma fille dans les bras, et je ne vois pas ce crochet dans le couloir, qui vient se ficher dans le crâne de ma fille.

  • 22

    Cirque Antalgospour la première fois ou presque,

    ce soir chez vous !

    Chaque nuit il me tend ce miroir mortel. Pour le faire mentir, je lui invente des identités moins farouches. J’essaie :Il sait très bien faire le clown, si on y met le prix.

    Un magasin de primeurs. J’entre dans un endroit de néons et de béton nus. Il y a des gens, dont je ne vois que les manteaux.

    Des gens et des cagettes, des empilements de cagettes.

    Avant de se servir, il faut, à l’entrée, enfiler aux pieds des sortes de chausses faites de feuilles de poireau cousues. Cela épouse très bien le pied et laisse même une place particulière au gros orteil ; il se détache comme un pouce qui n’écrira jamais. C’est un tissu frais sur le pied, une humidité contenue. Très bien faite pour attendre, cette botte de poireaux.

    Mais ce qu’il préfère, c’est les numéros de contorsionniste, de trapéziste. En équilibre sur le vide, il marche très gracieusement.