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Cattan_Sanders_2013_L’invention de la mobilité quotidienne

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  • THSE DE DOCTORAT

    Universit

    UNIVERSIT PARIS DIDEROT-PARIS 7

    cole doctorale

    cole Doctorale de Gographie de Paris

    Prsente par

    Hadrien COMMENGES

    Pour obtenir le grade deDOCTEUR EN GOGRAPHIE

    Titre de la thse :

    Linvention de la mobilit quotidienne.Aspects performatifs des instruments de la socio-conomie des transports.

    Ralise sous la direction de Nadine CATTAN et de Lena SANDERS

    soutenue publiquement le 3 dcembre 2013, devant le jury compos de :

    Nadine CATTAN Directrice de recherche, CNRSOlivier COUTARD Directeur de recherche, CNRSYves CROZET Professeur dconomie, Universit de Lyon 2 - RapporteurJean DEBRIE Professeur de gographie, Universit de Paris 1 - PrsidentLena SANDERS Directrice de recherche, CNRSThomas THEVENIN Professeur de gographie, Universit de Bourgogne - Rapporteur

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  • Remerciements

    Alain Desrosires utilise souvent le verbe tenir : comment faire des choses quitiennent , comment faire des livres qui tiennent , comment les choses tiennentensemble . Voici la dfinition la plus gnrale quil donne : faire des choses qui tiennentcest donner forme au chaos . Si cette thse est plus quun amas chaotique de rflexionsparses, si cette thse est un ensemble qui se tient, cest avant tout grce Nadine Cattanet Lena Sanders. Parmi tout ce quelles mont apport durant ces annes, je dois meconcentrer sur le principal pour ne pas en crire des pages et des pages. Comprendrequelque chose ne sert rien si on nest pas capable de le faire comprendre aux autres :voici en quelques mots ce que ma appris Nadine, avec sa grande attention pour lcritureefficiente et la transmission des connaissances. Comprendre les dmarches de constructionde lexplication, la sienne propre et celle des autres : voici en quelques mots ce que maappris Lena, avec sa logique implacable. Je les remercie pour mavoir aid construire unensemble qui se tient.

    Je remercie les membres du jury : Olivier Coutard, Yves Crozet, Jean Debrie et ThomasThvenin. Ils ont accept dexaminer cette thse et de dire ce quils en pensent. Quils enpensent du bien ou du mal, le seul fait quils pensent quelque chose de ce travail lui donnedj de la valeur. Tenir signifie aussi occuper un espace et rsister : cest ceque jessaierai de faire le 3 dcembre !

    Cette thse tire son contenu dun corpus dentretiens et darchives. Toutes les personnesqui ont accept de me parler de leur exprience professionnelle, qui remontait pour certains la fin des annes 1950, doivent tre remercies. Plus particulirement, je remercie GabrielDupuy sans qui je naurais pu rassembler un tel corpus dentretiens. Je remercie galementles personnels des archives du ministre (CRDD), des archives rgionales dle-de-France,des archives de lINSEE et des archives du SETRA pour leur efficacit.

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  • Durant ces quatre annes, je nai pas seulement appris chercher mais aussi enseigner.Un grand merci ceux qui mont accompagn dans mes premiers pas : Stphane luniversit de Reims et toute lquipe enseignante de Paris 7, en particulier Myriamet Christine avec qui jai dcouvert le monde fabuleux des tudiants en premire anne.

    Je remercie chaleureusement les membres de lU.M.R. Gographie-cits, de lquipeP.A.R.I.S. et plus particulirement tous ceux qui ont peupl le 5e tage de la rue duFour. Martine, Vronique, Saber, Liliane, Antonin, Antoine, Cline, Renaud et ceux,nombreux, que joublie. Quelques mots de plus, pour Arnaud dabord, qui ma aid plusieurs reprises, et sans qui je naurais pas pu retrouver certains de ces vtrans desTrente Glorieuses. Et pour Hlne bien sr, mme si le geste nest pas trs original : elleapparat dans les remerciements de la majeure partie des thses soutenues au labo ces dixou quinze dernires annes.

    Avant de commencer cette thse, plusieurs personnes mont mis, volontairement ou non,sur cette voie, dans le Master destudis territorials i urbanstics, lInstitut dEstudisRegionals i Metropolitans de Barcelona et Lavola : Francesc Carbonell, Josep Bguena,Jordi, Dani, Maite, Nria, Aina, Albert, Sergi, Sergio, Xevi, Laura et Laura, Aitana,Francesc, Busta, Elena et jen oublie beaucoup.

    En arrivant Paris, jimaginais partager un open space avec dautres doctorants dans unefroide ambiance professionnelle. Oui, il y avait bien un open space, mais un open spacesurchauff de 10 m2, plein craquer de gens tout aussi surchauffs. Partager un sandwichne suffisait pas, il fallait aussi faire des petit-djeuners. Mais a ne suffisait pas, il fallaitaussi faire des goters, des apros ou encore des goters-apros. Merci tous pour cesmoments, sachez que les commerces et les bars du quartier vous remercient galement. Lesvoici, dans une liste non exhaustive et dont les critres de classification nappartiennentqu moi : Matthieu et Florent ; Seb et Clara ; Romain et Mathieu ; Julie et Julie ; David etJos ; Pierre et Sylvain ; Elfie et tienne ; Jean-Baptiste et Brenda ; Solne et Clmentineet Paul ; Dimitra, Stavros et Ioanna ; Delphine, Charlne et lodie ; Robin et Olivier ; Zoet Sylvestre ; Thomas, Julie et Marion. Un nouvelle tourne pour les relecteurs, sil restedes coquilles et des fautes daurtografe, vous tes les seuls responsables : Brenda, Solne,Sylvestre, Thomas, Pierre, Robin, Clmentine, Olivier.

    Se tenir signifie enfin se placer , persister et rester dans une position stable .Ces derniers remerciements vont donc naturellement ceux qui font que je me tiens, tantbien que mal, depuis maintenant trente ans. Marco et Yaima, Juliette et ses parents, lafamille Bouchara, Olivier et Helena, Rowan, Nria et Imogen, Jordi et Maria Jos, Hubertet Anne. Et puis bien sr toute ma famille, largie ceux qui sont morts et ceux quivont natre, en particulier mes parents, Manu, Fanny, Aim et Shanti, Judith et Jan, Edu, Helena et Teo. Et finalement Anna qui, depuis maintenant dix ans, oscille mescts, sans quil soit possible de dire lequel des deux fait tenir lautre.

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  • Table des matires condense

    Introduction gnrale xi

    I Mise en forme de la mobilit quotidienne 1

    1 Cadre thorique et matriau empirique pour une histoire de la mobilitquotidienne 5

    2 Rification des concepts de la mobilit quotidienne 41

    3 Stabilisation des objets conceptuels et des dispositifs techniques de lasocio-conomie des transports 73

    II Catachrse des enqutes mnages dplacements 99

    4 Lenqute mnages dplacements comme filtre 103

    5 Lespace des lieux comme horizon indpassable 131

    6 Les liens entre discours et mesure 169

    III La planification des transports et ses instruments 219

    7 La planification des transports face aux pratiques de mobilit 223

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  • 8 Modlisation du processus de planification des transports 257

    Conclusion gnrale 299

    IV Annexes, bibliographie, tableaux et figures 307

    A Dtail des traitements raliss 309

    B Les sigles utiliss et leur volution 315

    C Description des enqutes utilises 319

    D Compte-rendu de voyage aux tats-Unis (CREDOC, 1966) 325

    Bibliographie 329

    Liste des tableaux 363

    Table des figures 365

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  • Table des matires

    Introduction gnrale xi

    I Mise en forme de la mobilit quotidienne 1

    1 Cadre thorique et matriau empirique pour une histoire de la mobilitquotidienne 5

    Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

    1.1 Entre constructionnisme et anthropologie des techniques . . . . . . . . . . 7

    1.2 Lexistence de la socio-conomie des transports . . . . . . . . . . . . . . . . 17

    1.3 La constitution dun corpus darchives et dentretiens . . . . . . . . . . . . 28

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

    2 Rification des concepts de la mobilit quotidienne 41

    Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

    2.1 Les dispositifs techniques de la socio-conomie des transports . . . . . . . . 42

    2.2 Les mots de la socio-conomie des transports . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

    3 Stabilisation des objets conceptuels et des dispositifs techniques de lasocio-conomie des transports 73

    Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74

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  • 3.1 La matrice technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 753.2 Linteroprabilit et la stabilisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 823.3 Lvolution de la matrice technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

    II Catachrse des enqutes mnages dplacements 99

    4 Lenqute mnages dplacements comme filtre 103Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1044.1 Le dplacement au cur du modle conceptuel historique des EMD . . . . 1054.2 Placer lindividu au cur de la mobilit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1134.3 Repenser les proprits des objets de lenqute . . . . . . . . . . . . . . . . 121Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

    5 Lespace des lieux comme horizon indpassable 131Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1325.1 Activit et prsence : un tat de lart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1335.2 Dnouer les liens entre lieu et activit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1405.3 Confronter les flux la co-prsence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1465.4 Confronter les dplacements la prsence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167

    6 Les liens entre discours et mesure 169Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1706.1 Classer et mesurer : le domaine de validit des EMD . . . . . . . . . . . . 1726.2 Le discours et sa mesure, congruence et dcalages . . . . . . . . . . . . . . 193Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

    III La planification des transports et ses instruments 219

    7 La planification des transports face aux pratiques de mobilit 223Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2247.1 Rgles de composition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2257.2 Prise de vue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255

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  • 8 Modlisation du processus de planification des transports 257

    Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 258

    8.1 Les liens entre les instruments de la socio-conomie des transports et lescaractristiques des rseaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260

    8.2 Un modle de simulation de lvolution des rseaux de transport . . . . . . 274

    8.3 La gnration dun rseau de transport comme support de rflexion . . . . 285

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296

    Conclusion gnrale 299

    IV Annexes, bibliographie, tableaux et figures 307

    A Dtail des traitements raliss 309

    B Les sigles utiliss et leur volution 315

    C Description des enqutes utilises 319

    D Compte-rendu de voyage aux tats-Unis (CREDOC, 1966) 325

    Bibliographie 329

    Liste des tableaux 363

    Table des figures 365

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  • Conventions typographiques, sigles, traductions et logiciels

    Les citations darticles ou douvrages apparaissent dans le corps de texte, entre guillemetset sans italique. Les citations en anglais ne sont pas traduites. Les extraits dentretienssont dtachs du corps de texte, acompagns de guillements et ditalique. chaque extraitcit, le nom de la personne et la date de lentretien sont mentionns.

    LAcadmie franaise recommande la soudure des mots forms dun noyau et dun prfixesi cette soudure nentrane aucun problme de lecture. Cependant, cette recommandationest relativement rcente et dans les documents consults pour la thse, en particulierdans les archives, noyau et prfixe sont spars par un tiret. Cette orthographe estconserve et la soudure nest pas applique dans la thse : les termes les plus employssont socio-conomie , socio-professionnel , intra-urbain , inter-urbain et co-construction .

    Les notes de bas de page sont numrotes de faon continue. Deux types de documentssont distingus : les figures et les tableaux. Le numro du document est compos dunumro de chapitre suivi de lordre dapparition du document dans le chapitre.

    La liste des sigles utiliss est prsente dans lAnnexe B. En effet, de nombreuxsigles dsignent des organismes qui ont t transforms et/ou renomms au gr desdmembrements et de remembrements administratifs. Cette liste de sigles est doncaccompagne dune frise chronologique retraant ces volutions.

    Litalique est utilis plusieurs reprises dans deux usages diffrents : dabord, pour mettrelaccent sur les notions clefs, en particulier lorsquil sagit de notions proposes dans lecadre de cette thse ; ensuite, dans un usage strictement lexical, pour isoler un terme ouune expression. Litalique qui, tout au long de la thse, accompagne lexpression mobilitquotidienne remplit ces deux usages : lisoler en tant quexpression unitaire et mettrelaccent sur cette notion clef de la thse.

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  • Lensemble de la thse est ralis sur des logiciels libres : systme dexploitation Debianou driv ; R et RStudio pour les traitements statistiques, les graphiques, lanalyse degraphes et la cartographie ; Inkscape pour la mise en forme finale des graphiques ; Latexet LaTeXila pour la rdaction du manuscrit.

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  • Introduction gnrale

    Jaurais aim mapercevoir quau moment de parler une voix sans nom me prcdaitdepuis longtemps : il maurait suffi alors denchaner, de poursuivre la phrase, de me loger,sans quon y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle mavait fait signe ense tenant, un instant, en suspens (Foucault 1971). La thse qui souvre ici cherche savoie travers la voix des autres : ceux qui ont construit un discours sur la mobilit et lestransports depuis un peu plus dun demi-sicle.

    Ces voix disent des choses diverses et parfois contradictoires. Edgard Pisani (1966) dit : voici lautomobile individuelle [. . . ] il nest quun moyen de se librer de son empire, cestde lui faire dans lamnagement de nos cits la place qui lui revient. Elle sera obsdantedans la mesure o elle sera insatisfaite. Guy Debord (1959), quelques annes auparavant,dit : lurbanisme ne doit certes pas ignorer lautomobile, mais encore moins lacceptercomme thme central. Il doit parier sur son dprissement.

    Des annes 1950 nos jours, la question des transports se manifeste partout, dansles discours politiques, mdiatiques, techniques et scientifiques. Elle surgit parfois avecviolence : ltat ne nous transporte pas, il nous roule (mai 1968), Paris chambre gaz,vive la chambre air (manifestations contre la voie express rive gauche). Elle sexprimeaussi travers des procdures complexes, limage du dbat sur le Grand Paris : dossierdu matre douvrage, valuation stratgique environnementale, avis et contributions dupublic, cahiers dacteurs du Grand Paris, etc.

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  • Aux origines de la mobilit quotidienne : lingnierie du trafic

    Les discours sur la mobilit et les transports ne datent pas des annes 1950. La premiremoiti du XXe sicle regorge de discours sur le sujet. Avant les annes 1950, le terme demobilit est trs rarement employ dans le sens actuel, et encore moins celui de mobilitquotidienne. Un dtour par le dictionnaire historique 1 donne un aperu de lvolution duterme mobilit :

    inconstance, instabilit (1200) ;

    facilit passer dun tat psychologique un autre (1667) ;

    caractre de ce qui change rapidement daspect ou dexpression (1797) ;

    caractre des personnes qui se dplacent souvent (1921, chez Vidal de la Blache).

    En franais, le terme mobilit ne sapplique donc au dplacement des personnes qupartir des annes 1920 et il ne dsigne pas prcisment le dplacement ralis sur lavoie publique. Cest cette poque que les sociologues de lcole de Chicago donnentles premires dfinitions formelles du terme : pour Roderick D. McKenzie la mobilitdsigne le changement de rsidence dune agglomration une autre ; le changementde rsidence dun quartier un autre [. . . ] ; la mobilit sans changement de rsidence. Pour Robert E. Park, la mobilit dun individu ou dune population ne se mesure passeulement par le dplacement, mais aussi par le nombre et la diversit des stimulationsauxquelles ils doivent rpondre. La dfinition est prcise ainsi par Ernest Burgess : Ensoi, le dplacement nest une preuve ni de changement ni de croissance [. . . ] La mobilit,cest vident, implique changement, exprience nouvelle, stimulation [. . . ] La mobilitde la vie urbaine, avec son accroissement de stimulations en nombre et en intensit,tend invitablement crer chez la personne confusion et dmoralisation, car un lmentessentiel des murs et de la moralit est la cohrence (toutes les citations sont extraitesde lanthologie dirige par Joseph et Grafmeyer 2004, p.143 et p.224).

    En premire analyse, ce type de dfinition, que Vincent Kaufmann a rcemment remis augot du jour, a peu de choses voir avec la mobilit quotidienne dont cette thse retracelinvention. Deux phnomnes majeurs apparaissent aux tats-Unis cette poque :lurbanisation massive avec son lot de migrations intra- et internationales et lessor delautomobile comme moyen de transport de masse. Les sociologues de Chicago prennentle premier phnomne comme objet de recherche et lapprhendent travers la notion demobilit. Les ingnieurs sintressent au second phnomne et lapprhendent travers lanotion de trafic et de circulation.

    1. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), utilis plusieurs reprises dansla thse : http://www.cnrtl.fr/etymologie.

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  • A posteriori, il peut sembler surprenant que ces sociologues aient fait limpasse surle phnomne dautomobilisation (Dupuy 1995; 1999a) alors quil y a une concidencespatiale et temporelle presque parfaite entre lessor de lautomobile (Detroit, 1920) et laconstitution de lcole de Chicago (Chicago, 1915 : premier article de Robert E. Parksur la ville). Lannoy (2003) explique cet apparent paradoxe par le travail de dlimitationdes territoires disciplinaires (Becher 1981, Becher et Trowler 2001) qui sopre dans lesannes 1920 Chicago (p.503) : lannexion de nouveaux terrains exige dimportantsinvestissements : non seulement sagit-il de convaincre son propre milieu et ses propresauditoires de la pertinence de cette annexion, mais en outre faut-il carter les concurrentspotentiels, ces autres producteurs de science qui peuvent voluer tout autant lintrieurqu lextrieur du champ disciplinaire. John H. Mueller, seul sociologue de cettecole ayant fait de lautomobile son objet de recherche, choue dans cette tche. MillerMcClintock, ingnieur, russit faire du trafic automobile un objet de recherche et ilparticipe par l la fondation de lingnierie du trafic naissante.

    Cette frontire originelle entre la sociologie urbaine et lingnierie du trafic se maintientjusquaux annes 1970 et justifie lobjet et le titre de cette thse : linvention de la mobilitquotidienne nest pas le fait de la sociologie urbaine mais bien de lingnierie du traficautomobile, qui donnera naissance lconomie et la socio-conomie des transports.Cette affirmation nest pas vidente, elle demande de bien sparer le mot et lobjet. Lessociologues utilisent le terme mobilit ds les annes 1920 pour dsigner le changementdtat ou denvironnement. la mme poque, les ingnieurs et les conomistes dutransport commencent sintresser la mobilit conue comme mouvement effectif danslespace, mais ils nutilisent ce terme qu partir de la fin des annes 1970. Lobjectifde la thse nest pas de retracer isolment lhistoire du mot ou du phnomne mobilitquotidienne, il sagit dexaminer tout lappareillage technique et conceptuel qui fait lelien entre mot et phnomne. Avant de dvelopper cet objectif trs gnral, il convient derevenir sur ce qui le motive.

    A partir des travaux de McClintock, la circulation devient objet dtude et un corps deconnaissance se constitue progressivement sur ce thme, en particulier dans les annes 1940et 1950. Lingnierie du trafic se diffuse rapidement dans les pays dEurope occidentale.Ds la fin des annes 1950, en France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, des spcialistesdun nouveau genre apparaissent : spcialistes de la circulation chargs dexaminer, deproposer, dvaluer les projets dinfrastructures et de services de transport.

    Pour mesurer quel point ce changement est radical, il faut recenser ce quil y avaitavant larrive de ces spcialistes. Il y avait des ingnieurs forms la conception, laconstruction et lentretien des infrastructures (Picon 1992). Il y avait des statisticiens,des dmographes, des gographes et des sociologues qui sintressaient aux migrationsrsidentielles et aux migrations alternantes (Joseph et Grafmeyer 2004). Il y avait desservices de police chargs de la rgulation de la circulation (Gardon 2009) et il y avait desarchitectes qui se faisaient une opinion de la circulation et de la fonction quelle devraitoccuper au sein de la ville (Choay 1965). Les rares donnes existantes sur la circulation

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  • servaient des objectifs trs spcifiques qui avaient peu de rapport avec la constitution duneconnaissance sur la circulation (cf. Section 2.1.1). Il ny avait ni thorie, ni mthode, nimatriau empirique pour la constitution dun tel domaine de connaissance et daction.

    Aux origines de la thse : un intrt pour les liens entre discours et action

    Cette thse sappuie sur la constitution dun matriau historique dentretiens et darchives.Lintrt de ce matriau se justifie avant tout par lide que le contenu conceptuel duntravail nest pas autonome mais dpend de son contexte de production (cf Section 1.1).Ltape suivante simpose ainsi delle-mme : revenir sur le contexte de production dela thse, en particulier sur ce qui la motive. Ce retour est ncessaire pour comprendrepourquoi certaines interrogations ont merg plutt que dautres et comment elles ontpris forme.

    Mon intrt pour la mobilit et les transports peut tre dat assez prcisment lanne2006, lors de mon inscription dans le master dtudes territoriales et urbanistiques organispar lEscola dAdministraci Pblica de Catalunya, lUniversitat Politcnica de Catalunyaet lUniversitat Pompeu Fabra. Le premier livre que jai lu ce propos est lditionespagnole de Lurbanisme des rseaux de Gabriel Dupuy (1998), prface par AlbertSerratosa i Palet qui tait alors directeur du master.

    Albert Serratosa, diplm de lEscuela de Ingenieros de Caminos, Canales y Puertos 2,ft lun des artisans du premier plan directeur territorial de la rgion de Barcelonedurant les annes 1960. Ctait un personnage tonnant sous divers aspects, souventpar son dcalage avec les tudiants et avec les autres enseignants. Par exemple, lorsde la prsentation des mmoires de fin dtude, un groupe dtudiants avait proposlintroduction dun page dissuasif sur une voie rapide menant Barcelone. Il taitalors intervenu en disant : si vous voulez dissuader les gens de prendre lautoroute, vousnavez qu y mettre un feu rouge. Le dcalage culturel tait frappant entre sa vision delaction territoriale et les nouvelles approches de chrono-amnagement (Crozet 2005a,Genre-Grandpierre et Banos 2011).

    Dans le cadre de ce master, je suis entr lInstitut dEstudis Regionals i Metropolitansde Barcelona (IERMB), dabord en stage puis en tant que charg dtudes de mobilit(2007-2008). Cet institut, qui ressemble sur bien des points lInstitut dAmnagementet dUrbanisme dle-de-France (IAURIF), participe la conception, la ralisation et lexploitation de plusieurs grandes enqutes, dont lEnquesta de Mobilitat Quotidiana,utilise dans la thse (cf. Section 1.3). Jai particip dans ce cadre plusieurs projets

    2. cole fonde Madrid en 1802 par Agustn de Betancourt y Molina sur le modle de lcoledes Ponts et Chausses franaise. Cest de cette cole quest issu Ildefons Cerd, crateur du terme urbanisme , auteur du premier trait durbanisme, et concepteur du plan dagrandissement (ensancheen espagnol, eixample en catalan) de Barcelone qui multiplie par dix la superficie de la ville existante(Magriny 1996).

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  • de recherche applique, dtude prvisionnelle, mais jamais des tudes oprationnellesdapplication directe dans le cadre dun projet urbain.

    Je suis entr par la suite dans le bureau dtudes environnementales Lavola, toujours entant que charg dtudes de mobilit (2008-2009). Dans ce cadre jai ralis un grandnombre dtudes oprationnelles trs particulires : les tudes dvaluation de la mobilitgnre (estudis davaluaci de la mobilitat generada) mises en place en Catalogne par undcret de 2006 sur le modle des trip generation studies amricaines. Cest dans ce contexteoprationnel que lide de la thse a germ, du dcalage entre limpact directementobservable de ces tudes et la matrise sommaire des mthodes et des donnes utilisespour les produire.

    Ce bref retour sur mon parcours permet de comprendre la suite, en particulier laconstruction de la problmatique et du matriau mobilis dans la thse (cf. Section 1.1.1).Dans une lecture rtrospective, les trois expriences mentionnes ont tiss des liens entre(1) la faon de quantifier la mobilit quotidienne (exprience lIERMB), (2) la faon dedonner une traduction spatiale la demande de mobilit quotidienne (exprience Lavola)et (3) le discours technique constitu sur ce phnomne et encapsul dans une forme dedoctrine (rencontre avec Albert Serratosa). Cest cet ensemble qui structure la thse : lediscours sur la mobilit quotidienne, laction sur le phnomne de la mobilit quotidienneet les liens entre les deux. Ces deux versants sont dsigns par les termes gnriquesproposs par Ian Hacking (cf. Section 1.1) : ide et objet. Lobjet mobilit quotidiennedsigne les pratiques effectives des individus qui se dplacent. Lide mobilit quotidiennedsigne le regroupement de certaines pratiques sous ltiquette mobilit quotidienne ainsique les concepts utiliss pour dcrire ces pratiques.

    Objectifs et motivations de la thse

    Le sens du mot objectif vient de la langue militaire, cest le point quon se proposedatteindre avec les troupes (CNRTL). Il ny a pas de lien univoque entre lobjectifet lintrt qui le motive : on peut souhaiter atteindre ce point pour faire la paix oupour massacrer lennemi. Lobjectif gnral de cette thse est dexaminer lappareillagetechnique et conceptuel qui fait le lien entre lide et lobjet mobilit quotidienne. Cepoint que lon se propose datteindre est motiv par un dsir de comprendre la mobilitquotidienne, la fois dans sa dimension de connaissance et daction. Comment savons-nous ce que nous croyons savoir sur la mobilit quotidienne ? Comment ce que nous savonssur la mobilit quotidienne influe sur notre faon dagir sur elle ? Ce diptyque vient dundouble constat :

    1. Cest travers lappareillage technique et conceptuel dcrit dans la thse quelingnierie du trafic (puis lconomie et la socio-conomie des transports) inventelide mobilit quotidienne.

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  • 2. Laction sur lobjet mobilit quotidienne, cest--dire sur le phnomne lui-mme,dpend troitement de lide que lon en a construite.

    Deux types de rsultats sont attendus de ce travail : le premier touche la connaissancede la mobilit quotidienne travers des dispositifs de quantification ; le second touche laction sur la mobilit quotidienne et sur lespace.

    Dabord, bon nombre dobjets statistiques, de catgories et de concepts utiliss pourapprhender le phnomne de la mobilit quotidienne datent des annes 1950. Lephnomne volue certainement plus vite que cet appareillage conceptuel, qui ne permetdonc pas de saisir certaines volutions majeures. Lexemple des deux-roues illustre bien cetype de dcalage (cf. Section 6.1.1). Durant les annes 1960-1970, les deux-roues motoriss,vhicules dvaloriss et en perte de vitesse aprs-guerre, connaissent un dveloppementrapide. Paralllement, le vlo connat un dclin constant. A cette poque, les enqutesmnages dplacements 3 englobent les deux modes de transport dans une mme catgorie deux-roues , ce qui a deux consquences majeures. Dabord, lusage du vlo ne pourrajamais tre quantifi avant le milieu des annes 1970. Ensuite, son dclin na pas t prisen compte dans les politiques de transport (action sur lobjet mobilit quotidienne) pourla bonne raison que ce mode nexiste pas dans lapprhension du phnomne (contenu delide mobilit quotidienne).

    Sinterroger sur lhistoire de lappareillage technique et conceptuel a donc un doubleintrt : proposer des volutions pour les catgories et les concepts les plus surannsou, dfaut, mettre en vidence la perte dinformation quils entranent. La deuximepartie de la thse insiste de faon rcurrente sur plusieurs aspects des enqutesmnages dplacements qui datent des origines et qui sont de moins en moins adapts lapprhension du phnomne : lobjet statistique dplacement nest pas la seule faonde dcrire des pratiques de mobilit (cf. Section 4.1) ; la notion de motif de dplacementmasque les liens variables entre des lieux et des activits (cf. Section 5.2), etc. Cette partiepropose galement des pistes pour voluer.

    Ensuite, lingnierie du trafic, puis lconomie et la socio-conomie des transports, ontforg des critres et des mthodes pour faire des prvisions des flux futurs et pour valuerla rentabilit des investissements en infrastructures et services de transport. Il y a plusieursfaons dexaminer ces critres et ces mthodes. Celle propose dans la troisime partiede la thse consiste examiner les effets sociaux et spatiaux gnrs par lapplicationde ces mthodes et de ces critres. Il sagit dabord de mettre en vidence toutes lespratiques de mobilit que les critres de planification laissent de ct. Dans un secondtemps, un exercice de modlisation est propos qui sert de support une rflexion sur leseffets spatiaux du processus de planification des transports. Ce travail alimente le dbatqui a lieu depuis une dizaine dannes sur les ingalits sociales daccs aux transports,sur le droit la ville et sur le droit la mobilit. Il permet de rflchir sur la ncessit

    3. Enqutes qui produisent une information sur les dplacements raliss par les membres de mnages.La Section 2.1.1 retrace lhistoire de ce dispositif denqute et dtaille ses principales caractristiques.

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  • dintroduire des critres sociaux et de critres spatiaux dans lvaluation des politiquesde transport.

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  • Structure de la thse

    La thse est structure en cohrence avec ces remarques (cf. Figure 1). La premire partieinterroge lexistence et la nature de la socio-conomie des transports. Ce nest quunefois lexistence de ce domaine 4 assure quil sera possible de lui attribuer linventionde la mobilit quotidienne. Il sagit galement de dcrire lappareillage technique etconceptuel de la socio-conomie en insistant sur les interrelations qui font sa cohrence etsa robustesse.

    Ralisation : H. Commenges, UMR Gographie-cits, 2013

    Ch. 1 - Poser les bases thoriques et empiriques de la thse et constituer l'objet d'tude

    Ch. 2 - Decrire les dispositifs techniques et les objets conceptuels

    de la socio-conomie des transports

    Ch. 3 - Montrer l'existence d'une matrice technique et analyser sa

    nature et son fonctionnement

    Ch. 7 - Analyser l'image des pratiques de mobilit renvoye par les critres de

    planification des transports

    Ch. 8 - Abstraire les mcanismes de planification pour gnrer un rseau

    de transport

    Ch. 4 - Dissquer le modle conceptuel classique et proposer un modle complmentaire individu-centr

    Ch. 5 - Comparer l'approche dplacement-centre et l'approche

    individu-centre

    Ch. 6 - Tester la validit de la mesure et la congruence entre

    mesure et discours

    PARTIE 1 - Comment la socio-conomie des transports s'est constitue et a invent l'ide mobilit quotidienne

    PARTIE 2 - Comment les instruments de la socio-conomie des transports faonnent l'ide mobilit quotidienne

    PARTIE 3 - Comment les instruments de la socio-conomie des transports faonnent l'objet mobilit quotidienne

    Fig 1 Structure et fil conducteur de la thse

    4. Le terme domaine est employ provisoirement pour dsigner la socio-conomie des transports,en attendant lessai de dfinition propos dans la Section 1.2.2.

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  • La deuxime partie cherche clairer comment les instruments techniques et conceptuelsde la socio-conomie des transports faonnent lide mobilit quotidienne. A partir deplusieurs types de dispositifs denqute, les objets statistiques, les catgories et les conceptsclassiques de lanalyse de la mobilit sont questionns. Une analyse de lenqute Mobidrivesintresse la question de la routine dans les pratiques de mobilit et la notion de jourouvrable type. Une analyse de lenqute Emploi du Temps interroge la pertinence de lanotion de motif de dplacement. Une analyse de lenqute panel de Seattle (Puget SoundTransportation Panel Survey) sintresse la mesure de lvolution des pratiques modalesquantitatives, etc. Une enqute est un assemblage dobjets statistiques (mnage, individu,dplacement, etc.) dfinis lintrieur dun cadre spatio-temporel (granularit spatiale,temps de rfrence) et dots de certaines proprits (nombre de personnes dans le mnage,sexe de lindividu, motif de dplacement, etc.). La conception de cet assemblage a un effetcertain sur la connaissance qui peut en tre tire : cest ce lien qui est examin dans ladeuxime partie.

    La troisime partie sintresse aux liens entre les instruments techniques et conceptuelsde la socio-conomie des transports et laction sur lobjet mobilit quotidienne, cest--dire sur le phnomne lui-mme. Dans un premier temps, les principaux critres deplanification des transports sont dgags, critres qui mettent le focus sur certains types depratiques (navetteurs de longue distance) et en excluent dautres (immobilit, mobilit nonmotorise, etc.). Ces critres sont confronts aux pratiques effectives de mobilit. Lintrtde cette analyse est de mieux comprendre les choix dinvestissement : la dcision politiquesappuie sur une certaine image des pratiques de mobilit, image qui est produite par lesmthodes de mesure, de modlisation et dvaluation conomique. Dans un second temps,un modle est propos qui applique de faon systmatique des procdures de prvision desflux et dvaluation conomique un espace thorique. Cet exercice de modlisation amne rflchir laction des instruments de la socio-conomie des transports sur lespace etsur la mobilit.

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  • Premire partie

    Mise en forme de la mobilitquotidienne : histoire et

    pistmologie de la socio-conomiedes transports

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  • Introduction de la premire partie

    Lapproche historique et pistmologique de instruments de la socio-conomie destransports qui souvre ici sappuie sur les travaux de nombreux chercheurs. Deux dentreeux ont jou un rle particulier pour la mise en place de lobjet de recherche et pour laformalisation des questionnements : Alain Desrosires et Gabriel Dupuy.

    Alain Desrosires sest interrog ds la fin des annes 1970, suivant la piste ouvertepar Bourdieu, sur les dimensions historiquement et socialement situes des outilstechniques (Desrosires 2003a, p.209). Il a publi un grand nombre darticles etdouvrages ce sujet, sintressant lhistoire des probabilits et des statistiques, laquestion des nomenclatures statistiques (Desrosires et Thvenot 1979, Desrosires 2001),aux problmes poss par les sries historiques (Desrosires 1992), la fonction de laquantification pour laction publique (Desrosires 2003b), la question la formation desstatisticiens (Desrosires 1995) ou aux liens unissant statistique et sociologie (Desrosires1986; 2003a). La dcouverte de ses travaux, au dbut de ce travail de thse, a eu uneinfluence forte et durable sur lanalyse des instruments de la socio-conomie des transportsqui y est mene.

    Cette premire partie sappuie largement sur les travaux de Desrosires pour comprendrela nature et la force des conventions. En franais comme en anglais, le langage courantconsidre larbitraire et le conventionnel comme synonymes, allant jusqu parler de conventions arbitraires . Larbitraire et le conventionnel ne sont pourtant pas dessynonymes mais des antonymes. Larbitraire qualifie le rsultat de la volont ou dujugement dune seule personne. Le conventionnel qualifie le rsultat dun accord, dunpacte souscris par une communaut. Les instruments de la socio-conomie des transportsdoivent leur naissance et leur survie un tel pacte. La communaut technique puisscientifique qui souscrit ce pacte saccorde sur certains points essentiels, elle saccordegalement sur les terrains de dsaccord (Bourdieu 1992b, p.152). Sans conventions, ilne peut y avoir ni communaut ni production technique ou scientifique.

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  • PARTIE I

    Le second personnage emblmatique est Gabriel Dupuy. Avant dentrer dans le mondeacadmique, il a commenc sa carrire au Centre dtudes et de Recherches surlAmnagement Urbain (CERAU) la fin des annes 1960. Ce centre, dirig lpoque parGeorges Mercadal (interrog dans le cadre de la thse), a ralis des tudes importanteset a contribu la constitution de la socio-conomie des transports franaise. GabrielDupuy est surtout connu pour les travaux quil a raliss partir de la fin des annes1980 sur les rseaux (Dupuy 1987; 1988; 1991) et sur la dpendance automobile (Dupuy1995; 1999a;b). Mais cest une recherche quil a men prs de vingt ans auparavant quia marqu le dveloppement de ce travail de thse, recherche intitule Une technique deplanification au service de lautomobile : les modles de trafic urbain (1975). Il sagit dupremier travail sintressant la fonction, et non au seul fonctionnement, des instrumentsde lingnierie du trafic. A partir dentretiens avec des conomistes et des ingnieurs et partir darchives sur la planification des transports, il dresse une analyse historique desmodles de trafic et dvoile leur fonction. Outils techniques lapparence de neutralit,ils lgitiment laction planificatrice de lappareil dtat par le truchement du corpsdes Ponts et Chausses, action qui se traduit en grande partie par des investissementsroutiers.

    La premire partie de la thse sappuie donc sur les travaux de ces deux chercheurspour retracer la mise en forme de la mobilit quotidienne travers les instruments delingnierie du trafic puis de la socio-conomie des transports. Cette dmarche historiqueet pistmologique vise montrer comment ces instruments se sont constitus en un toutstable et cohrent qui a faonn, techniquement et conceptuellement, notre connaissancede la mobilit quotidienne. Le premier chapitre sinterroge sur lexistence dun domaine baptis ingnierie du trafic , puis socio-conomie des transports . Il sagit dexaminersil sagit dun agrgat htrogne dorganismes et de personnes ou sil est dot dunecohrence suffisante pour lapprhender comme un ensemble. Le cadre thorique et lematriau empirique mobilis dans cet objectif est prsent. Ce matriau est constitudun corpus darchives, dun corpus dentretiens et dun jeu denqutes quantitatives deterrains et dpoques diverses. Le deuxime et le troisime chapitre analysent lappareillagetechnique et conceptuel mis en place par la socio-conomie pour apprhender la mobilitquotidienne. En effet, cest en dcortiquant cet appareillage quil sera possible dapprocherles modalits dinvention et de mise en forme de la mobilit quotidienne.

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  • CHAPITRE 1

    Cadre thorique et matriau empirique pour une histoire de lamobilit quotidienne

    Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

    1.1 Entre constructionnisme et anthropologie des techniques . . 7

    1.1.1 La construction sociale de la mobilit quotidienne . . . . . . . . 7

    1.1.2 Faire le lien entre rapports sociaux et critres dobjectivit . . 12

    1.1.3 Repenser les objets et les dispositifs techniques . . . . . . . . . 14

    1.2 Lexistence de la socio-conomie des transports . . . . . . . . 17

    1.2.1 La fonction des dispositifs techniques . . . . . . . . . . . . . . . 18

    1.2.2 La nature de la socio-conomie des transports . . . . . . . . . . 22

    1.3 La constitution dun corpus darchives et dentretiens . . . . 28

    1.3.1 Description du contenu des corpus darchives et dentretiens . . 28

    1.3.2 Mode de construction et fonction des corpus darchives etdentretiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

    1.3.3 Vue densemble du matriau empirique mobilis . . . . . . . . . 35

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

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  • PARTIE I

    Introduction

    Lobjectif initial de ce travail de thse tait dtudier la faon de quantifier la mobilitquotidienne travers un certain type denqute : les enqutes mnages dplacements.En remontant aux origines de ce dispositif denqute, il est rapidement apparu que lespersonnes et les organismes qui les ont mis en place aux tats-Unis puis en Francenutilisaient pas le terme de mobilit quotidienne . La mobilit quotidienne commeobjet de recherche, ainsi quun grand nombre de concepts utiliss aujourdhui pourlapprhender, sont apparus cette poque, dans un domaine 5 baptis en France socio-conomie des transports . Pour comprendre ce quest la mobilit quotidienne, ilfaut donc au pralable sassurer de lexistence de ce domaine et sinterroger sur sa nature :cest lobjet de ce premier chapitre.

    Il aborde en premier lieu le cadre thorique dans lequel sinscrit lensemble de la thse.Sappuyant sur des travaux de sociologie (Bourdieu), de philosophie et de sociologie dessciences (Hacking, Latour), danthropologie des techniques (Akrich), de socio-histoire dela statistique (Desrosires) et de sciences politiques (Lascoumes), il sintresse au rle desobjets et des dispositifs dans la constitution de la socio-conomie des transports.

    Lexercice ralis en dbut de chapitre consiste incarner le cadrage thorique, cest--dire de lui faire prendre chair en le replaant dans mon parcours personnel etprofessionnel. Il apparat que certaines motivations extra-acadmiques nourrissent moninscription thorique et que, en retour, ce travail thorique aide comprendre et canaliserces motivations extra-acadmiques.

    Linterrogation sur le rle des objets et des dispositifs est invoque pour dlimiter et dfinirlun des termes clefs de la thse : la socio-conomie des transports. Certains auteurs (Offner1994, Zembri 2005) ont mis en avant la difficult de la dfinir, difficult galement soulevepar les acteurs de ce domaine qui ont t interrogs dans le cadre de la thse. Dlimiter etqualifier la socio-conomie des transports est un enjeu crucial dont la russite conditionnela pertinence de la thse. Il sagit en particulier de savoir si ce domaine peut treconstitu en objet de recherche et quel nom lui donner. Une fois ce travail ralis, il serapossible de considrer la socio-conomie comme berceau de lide de mobilit quotidienneou, dit dune autre faon, il sera possible de parler de linvention de la mobilit quotidiennepar la socio-conomie des transports.

    Cet essai de dfinition est suivi dune prsentation des moyens dinvestigation mis enuvre pour retracer la naissance et le dveloppement de la socio-conomie des transports,pour examiner les controverses qui lont traverse, pour apprhender les choix et les enjeuxintervenant dans la constitution de ses concepts et de ses dispositifs techniques. Il sagit deprciser le mode de construction du matriau empirique utilis, de revenir sur le contenudun tel corpus et sur sa fonction dans le dveloppement de la thse.

    5. Ce terme de domaine est utilis temporairement jusqu ce quil soit qualifi de faon plusprcise dans la Section 1.2.2.

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  • CHAPITRE 1

    1.1 Entre constructionnisme et anthropologie destechniques

    The world does not come quietly wrapped up in facts.

    Ian Hacking, 1999

    Le monde napparat pas tranquillement emball dans les faits , de mme la mobilitquotidienne napparat pas spontanment comme concept et comme objet de recherche. Lamobilit quotidienne est le rsultat contingent dune construction historique de dispositifstechniques et dobjets conceptuels. Cette section met au clair les motivations et les outilsmobiliss pour tudier cette construction.

    1.1.1 La construction sociale de la mobilit quotidienne

    Pierre Bourdieu (1978, 2001, 2004) a dvelopp dans plusieurs crits un discours rflexifsur ses propres pratiques, lobjectivation du sujet analysant, lauto-analyse. Cet exercice,crucial dans le cadre de travaux ethno- ou sociographiques, est esquiss ici pour fairecomprendre les spcificits du produit de ces quatre annes de thse. Dans cette section,je prsente donc quelques lments du chemin que jai parcouru, lments qui mont faitcomprendre les directions prises au cours de ces annes et qui aideront le lecteur lire cevolume.

    Cette thse a t initie en 2009 avec une certaine connaissance des aspects techniques dequantification de la mobilit quotidienne. Ces aspects techniques, dtaills dans la suitedu chapitre, incluent des dispositifs techniques, en particulier les dispositifs denqute,ainsi que des mthodes danalyse de donnes. Javais aussi une exprience de lutilisationde ces instruments dans le contexte appliqu des instituts et des bureaux dtudes.

    Les dispositifs techniques utiliss paraissaient trs rpandus dans les pays europens etaux tats-Unis, ils taient structurs autour de concepts forts comme le dplacementou le motif de dplacement. Ces dispositifs et ces concepts semblaient naturels etinvitables. Lorsque jai commenc imaginer le contenu de la thse, mon travail taitsystmatiquement et exclusivement dirig vers une remise en cause des dispositifs utiliss.Cette remise en cause visait essentiellement dconstruire les concepts pour montrer quilsntaient pas naturels ni invitables , quils ntaient pas les seuls envisageables etque certains taient mdiocres.

    Dans un premier temps, jai cru que cette tendance la critique tait due mon rejet,plus global, des discours naturalistes ou essentialistes qui svissent dans tous lesdomaines. Le dterminisme gographique dabord, qui fait rgulirement son apparitiondans les discussions de comptoir, dans les manuels scolaires (Allix 1996) et dans certains

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  • PARTIE I

    essais vise scientifique tels que ceux de Francis Hall ou de Jared Diamond 6. Lediscours essentialiste sur les diffrences hommes-femmes, qui se rpand dans des livresplus ou moins scientifiques et dont certains, comme ceux de Barbara et Allan Pease,deviennent des best-sellers. Le discours sur le capitalisme et la mondialisation comme phnomnes naturels , incarn par le slogan de Margaret Tatcher TINA there is noalternative , malgr les travaux nombreux et dj anciens qui ont dgag les mcanismesde construction de ces phnomnes (Wallerstein 2009). Les discours essentialistes oscillententre deux ples opposs : soit ils refltent de limpens, soit ils traduisent du trs-pensqui masque un rapport de domination en le naturalisant. Dans les deux cas, ils doiventtre dconstruits.

    Dans un second temps, jai compris que la critique systmatique et certaines orientationsde la thse devaient tre rapproches de sentiments tirs de mon exprience professionnelleantrieure. Celle-ci, bien que trs enrichissante, a aussi t trs frustrante : les dlais deproduction dtudes taient trop courts, les traitements trop standardiss, les questionsposes trop balises. Frustration et agacement ont t des moteurs puissants de montravail, ils ont nourri ma motivation mais il tait crucial de les canaliser. En quoi cessentiments affectent le contenu du travail quils motivent ? Rpondre cette questionconstitue le premier pas de cette dmarche. Deux lments centraux de la thse (au moins)prennent leur source dans ce sentiment vis--vis de la faon de planifier les infrastructureset les services de transport : la structure de la thse et le terrain dtude.

    Concernant le contenu et la structure, la thse sintresse la fois aux enqutes de mobilitquotidienne, aux modles de prvision et aux modalits dvaluation conomique des choixdinvestissements. La source de mon agacement englobe en effet lensemble du processusqui va de la connaissance laction sur la mobilit quotidienne, il sagit en particulier delabsence de lien vident entre la connaissance et laction. Les trois dispositifs qui assurentla connaissance de la mobilit prsente (enqute), la prvision de la mobilit future(modles) et le choix des investissements raliser (valuation conomique) devaient donctre runis ici.

    Le terrain dtude principal est lle-de-France de la fin des annes 1950 aux annes 1980.Jai cru au dpart justifier ce choix par la grande complexit dun systme de mobilits faitdune population nombreuse, dacteurs de la planification varis, de rseaux de transportcompliqus. R-examinant mon intrt pour ce terrain la lumire de ce qui vient dtredit, je crois quil vient du fait que lle-de-France est la fois le berceau et le conservatoirede la technocratie la franaise, de la planification rationnelle, revendique par lesacteurs de lpoque (Mass 1962; 1965), o la distance est faible entre les conclusionstechniques de lingnieur-conomiste et la prise de dcision politique. Cette planificationrationnelle est en grande partie un mythe, elle nest sans doute pas souhaitable, maiselle est rassurante pour qui travaille dans laide la dcision. Aprs avoir t rapidementdu par limpression dinutilit des tudes que javais ralises dans ma courte exprience

    6. Plusieurs revues ont publi des dbats ce sujet, voir par exemple le volume 35(4) de la revueAntipode : a radical journal of geography (2003) ou le volume 40(1) de LEspace gographique (2011).

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    professionnelle antrieure, jtais trs curieux dinterroger des experts ayant vcu lesheures de gloire de la technocratie 7.

    Jai dcouvert assez tt louvrage de Ian Hacking, Entre science et ralit. La constructionsociale de quoi ?, qui ma fournit une explication limpide de ma dmarche inconscienteainsi que des pistes pour la re-diriger : la plupart des gens qui font usage de lide deconstruction sociale mettent tout leur enthousiasme dans la critique, la transformation oula destruction dun X quelconque qui ne leur plat pas (Hacking 2001, p.21) 8

    Le travail dHacking sinscrit dans le contexte de la guerre des sciences dclencheou ravive par Alan Sokal en 1996 (cf. Section 1.1.2). Cherchant clarifier certainsmalentendus mis en vidence par cette affaire, il entame sa recherche par une longueliste douvrages dont lobjet est de mettre jour la construction sociale du phnomneX : le genre, les motions, la maladie, ou encore les femmes rfugies. Il droule ensuite unjeu dnoncs quil retrouve des degrs divers chez tous les constructionnistes sociaux 9du phnomne X (p.21) :

    (1) X na pas besoin dexister, ou na pas besoin dtre comme il est. Il nest pasdtermin par la nature, il nest pas invitable.

    (2) Tel quil est, X est assez mdiocre.

    (3) Nous nous sentirions beaucoup mieux si nous pouvions nous dbarrasser de X,ou tout au moins le transformer radicalement.

    la suite de ces trois noncs il ajoute une prcondition sans laquelle le travail duconstructionniste serait trivial : (0) Dans ltat actuel des choses, X est tenu pouracquis ; X apparat comme invitable .

    Hacking dfinit ensuite six degrs dengagement constructionniste en fonction des troisnoncs ci-dessus (cf. Figure 1.1). Le constructionnisme historique se rfre uniquement lnonc (1) : X a t construit au cours dun processus social. Les constructionnismesrebelles ou rvolutionnaires cherchent dtruire X (noncs (2) et (3)) dans un exerciceintellectuel poursuivi par un engagement politique. Cest le cas dun certain nombre detravaux sur la construction sociale du genre qui ont une vise explicitement mancipatrice.Entre les deux, il faut attirer lattention sur le constructionnisme de dvoilement qui necherche pas rfuter des ides mais plutt les miner en exhibant la fonction quellesremplissent (p.38). Dans ce cadre, le dvoilement vise dmasquer une ide, ladpouiller de ses faux attraits ou de toute autorit .

    7. Tous ces termes chers aux politologues (planification, technocratie, expertise) sont employs ici sansplus de prcautions. Ils sont dfinis et mobiliss avec plus dattention dans la Section 1.2.

    8. Toutes les citations de ce livre tires de ldition franaise (Hacking 2001), sauf dans les rares caso un dtour par ldition originale (Hacking 1999) est ncessaire.

    9. La terminologie employe dans la suite du chapitre est celle dHacking : constructionnisme etnon constructivisme ou construcionnalisme .

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    Historique

    Ironique

    Rformisme Dvoilement

    Rebelle

    Rvolutionnaire

    Sourc

    e : d'

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    ng (1

    999)

    Fig 1.1 Engagement constructionniste

    ses dbuts, ce travail de thse sestinscrit inconsciemment dans une entrepriserformiste ou rebelle vis--vis de X :(0) les instruments et les concepts visant quantifier la mobilit quotidienne sonttenus pour acquis, (1) ils ne sont pasinvitables, (2) tels quils sont ils sontmdiocres et (3) il serait bienvenu de sendfaire ou de les transformer radicalement.Ce positionnement tait galement encou-rag par une tendance plus gnrale, quiaffecte souvent les travaux de recherche,

    en particulier ceux qui se trouvent dans une phase de balbutiement. Aprs avoir prisconnaissance de lexistant, il faut se positionner face lui et produire quelque chosedoriginal vis--vis de lui. La faon la plus immdiate de se dmarquer et de dfendre uneplus-value par rapport lexistant est den faire la critique.

    Au fur et mesure de lavancement des travaux, cette dmarche est apparue comme peufructueuse. Il sagit bien dun travers qui mne rapidement faire le procs dun Xprsum coupable. Je suis alors remont dans les degrs dengagement constructionniste(cf. Figure 1.1) vers le dvoilement et lhistoire. Sans totalement abandonner le contenucritique de la dmarche, jen suis venu la reformuler et la rediriger.

    La mtaphore des lunettes permet dexpliquer cette redirection. Lappel ides de la33e Rencontre nationale des agences durbanisme sinterrogeait sur les lunettes traverslesquelles on peroit les villes : des lunettes fabriques pour une ralit dpasse,faisant courir laction publique un risque dobsolescence ; des lunettes aux focalesinadaptes, impuissantes saisir les complexits sociales et spatiales ; des lunettes auchamp de vision trop troit obrant les marges de manuvre de laction publique. Cetteannonce pose plusieurs questions lies mais distinctes :

    1. Par qui les lunettes ont-elles t conues (concepteur) ?

    2. Comment les lunettes ont-elles t conues (mthode) ?

    3. (Quoi) Que sont les lunettes (nature) ?

    4. Pour quoi les lunettes ont-elles t conues (but) ?

    5. En quoi les lunettes sont-elles inadaptes (inadaptation) ?

    6. Par quoi les remplacer (substitution) ?

    7. Pourquoi continue-t-on de les porter (stabilit) ?

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    Tout travail de recherche cherche se positionner vis--vis de la littrature existantepour justifier une certaine plus-value des ides proposes, soit dans une perspective decontinuit (complter, amliorer) soit dans une perspective de rupture (substituer). Dansles deux cas, le discours se focalise gnralement sur les points (5) et (6) : dtecter lesdfauts de lexistant et proposer une amlioration ou un substitut.

    Cette dmarche fait souvent fi des quatre premiers points : quelle est la nature deslunettes, qui les a construit, comment et dans quel but ? Ce sont pourtant ces questionsqui expliquent en quoi elles sont, dans un certain contexte, inadaptes. Curieusement, lepoint (7) attire peu lattention alors quil synthtise les cinq premiers points et conditionnele succs du remplaant (6). Ce travail de thse sest dabord focalis sur les points (5)et (6), il sest redirig progressivement vers les points (1), (2), (3) et (4) pour finalementfaire du point (7) le fil rouge de lensemble.

    Le premier ouvrage qui annonce dans son titre un discours constructionniste est celui dePeter Berger et Thomas Luckmann, The social construction of reality (1991, 1966). Letitre et le sous-titre du livre, Trait de sociologie de la connaissance , ont pu induire enerreur : il ne sagit en rien dun essai de sociologie des sciences, mais plutt un examen de laconstruction de la ralit quotidienne travers des rapports sociaux et des objets matriels.Cet ouvrage fondateur a t cit de faon rcurrente par nombre de travaux de philosophie,dhistoire et de sociologie des sciences qui ont dclench de violentes controverses vis--visdu statut de la production scientifique.

    Ces controverses, esquisses dans la section suivante, manent selon Hacking duneconfusion entre trois choses qui peuvent faire dobjet dun discours constructionniste :les objets, les ides et les mots-ascenseurs 10. Laissant de ct la question des mots-ascenseurs, la distinction entre objet et ide dsamorce nombre de malentendus et permetde structurer le contenu de cette thse. Les objets sont dans le monde : des gens, despratiques, des objets matriels. Les ides sont des concepts, des croyances, des thoriesmais aussi des regroupements et des classifications dobjets.

    Suivant cette distinction objet-ide, le discours constructionniste devrait toujours spcifierce quoi il sapplique. Un discours sur le genre par exemple peut se rfrer deuxchoses distinctes : lide dtres humains genrs (une ide) et les tres humains genrseux-mmes (les gens). Selon Hacking, lintrt des tudes de genre et des discoursconstructionnistes en gnral nest pas dexaminer lune ou lautre de ces constructions,mais prcisment dexaminer les interactions entre les deux.

    La thse suit cette piste, la distinction entre ide et objet et ltude des interactions entreles deux structurent lensemble de son contenu. Lobjet mobilit quotidienne est constitude pratiques effectives. Lide mobilit quotidienne est dfinie temporairement comme leregroupement de certaines pratiques sous ltiquette de mobilit quotidienne. Construirecette ide, cest dlimiter quelque chose dans les pratiques des gens, lappeler mobilit

    10. Hacking dfinit les mots-ascenseurs comme ceux qui oprent une lvation smantique, qui lventle niveau du discours : vrit, ralit, connaissance.

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    quotidienne et ltudier comme un ensemble cohrent avec des concepts et des dispositifsspcialement prvus cet effet.

    La premire partie de la thse sintresse la construction de lide mobilit quotidienne,les deuxime et troisime parties sintressent deux sortes dinteraction entre lideet lobjet. La deuxime partie examine comment lobjet mobilit quotidienne rsiste sa mise en ide , la troisime examine comment la mise en ide de la mobilitquotidienne a eu un effet sur lobjet, cest--dire sur les pratiques de mobilit quotidienneelles-mmes.

    1.1.2 Faire le lien entre rapports sociaux et critres dobjectivit

    En 1996, Alan Sokal publie dans une revue de cultural studies un pastiche darticledfendant lide que la thorie quantique est une construction sociale et linguistique (Sokal1996), ide quil gnralise toute connaissance scientifique grand renfort de guillemetsautour des mots-ascenseurs de Hacking (ralit, connaissance, objectivit) : scientificknowledge, far from being objective, reflects and encodes the dominant ideologies andpower relations of the culture that produced it. Il publie en mme temps un article dansLingua Franca qui dvoile le canular et attaque tout ce qui ressemble de prs ou de loin des . . . studies (cultural studies, science studies).

    Cet article marque le dbut dune guerre des sciences qui fait couler beaucoupdencre la fin des annes 1990 et que louvrage de Ian Hacking a tent de dsamorcer.Cette guerre des sciences commence pourtant bien avant, ds le dbut des annes 1960avec la publication de louvrage de Kuhn (1983, 1962), La structure des rvolutionsscientifiques. Kuhn est immdiatement critiqu par les philosophes des sciences detradition poprienne et tax de relativiste. Il est pour eux inacceptable de considrerla production de connaissances scientifiques comme le fruit dun consensus social et nonde critres dobjectivit.

    Vingt ans plus tard, Latour et Woolgar (1979) prennent pour objet la science en trainde se faire et posent la question des processus dobjectivation scientifique. Comme pourlouvrage de Kuhn une violente controverse clate : ltude des conditions de productiondes connaissances scientifiques sera comprise par nombre de scientifiques comme uneremise en cause du produit de lactivit scientifique. De la mme faon, la controverseoppose ceux qui voient la production scientifique comme une sorte de parthnognse,un corpus de connaissances qui se reproduit de lui-mme sur des critres internes ladiscipline scientifique considre (Bourdieu 1997), et ceux qui mettent en vidence lesfacteurs externes, politiques et sociaux, qui participent cette production.

    Les deux perspectives qui sopposent sont dites internaliste et externaliste (Hacking1991, p.191) : external history is a matter of politics, economics, the funding ofinstitutes, the circulation of journals, and all the social circumstances that are exterior

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    to knowledge itself. Internal history is the history of individual items of knowledge,conjectures, experiments, refutations, perhaps. Cette opposition en recoupe au moins deux autres : dabord, les histoires sont ditesinternaliste et externaliste par rapport leur contenu mais il se trouve que ces qualificatifssont souvent applicables leur mode de production. Ainsi lhistoire internaliste dunediscipline est souvent produite par des spcialistes de la discipline alors que lhistoireexternaliste est souvent produite par des chercheurs extrieurs la discipline (Desrosires1993). Cest une situation rcurrente mais pas ncessaire, il y a ainsi quelques exemplesdhistoire externaliste produite par des chercheurs appartenant la discipline tudie, leplus notable tant celui de Thomas Kuhn.Ensuite, lopposition entre histoires internaliste et externaliste recoupe souvent lop-position entre ralisme et nominalisme. Ces deux termes renvoient une controversethologique mdivale, dont les arguments clairent les controverses contemporainesautour de la guerre des sciences. Malgr les risques que comporte un transfert de conceptsentre des contextes trs loigns, Desrosires utilise lopposition ralisme-nominalismeainsi quHacking. Le point de vue raliste considre que les faits sont l, ordonns leur manire, indpendamment de celle dont nous les dcrivons , cest selon Hacking lepoint de vue de nombreux scientifiques qui croient que le monde vient lexistence avecune structure inhrente quil est de leur tche de dcouvrir (Hacking 2001, p.119). Lepoint de vue nominaliste considre que tous les regroupements et les modles de la ralitnexistent que dans nos reprsentations, il sagit dartefacts utiles mais qui ne reposentpas sur lexistence dune structure inhrente du monde, pralable aux reprsentationshumaines. We have no good account of the relationship between external and internal history (Hacking 1991, p.191) : Hacking constate labsence de travaux faisant le liens entreles deux perspectives, internaliste et externaliste, et se positionne dans cet interstice,de mme que Desrosires qui fait le pari dun programme dpassant la sparationentre histoires interne et externe (Desrosires 1993, p.13). La notion de champdveloppe par Pierre Bourdieu remplit une fonction similaire, le champ (artistique,juridique, scientifique) tant dfini comme un univers intermdiaire entre le contenudune production culturelle (ici scientifique) et le contexte social de cette production(Bourdieu 1997).Bourdieu disqualifie bien sr les histoires internalistes et ralistes les plus naves, quitendent se focaliser sur le contenu conceptuel dun champ scientifique en ne laissantaucune place aux rapports sociaux qui faonnent ce champ. Il a aussi beaucoup critiqu lestravaux de sociologie des sciences les plus extrmes, le programme fort des sociologuesddimbourg, qui considrent le contenu dun champ scientifique comme un discours parmidautres traduisant exclusivement des rapports de force. Cependant, il sest focalis surle contenu conceptuel et sur les rapports sociaux qui constituent un champ scientifiqueet a accord bien peu de place aux objets et dispositifs techniques. La mme remarquepeut-tre faite concernant la structure des rvolutions scientifiques de Kuhn.

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    Le travail prsent suit la piste amorce par Hacking et surtout par Desrosires, il cherche rendre compte la fois des rapports sociaux et des critres dobjectivit dans laconstitution dun corps de connaissances sur la mobilit quotidienne. Il accorde galementune place importante aux dispositifs techniques, dans une dmarche mise en place dansce chapitre et dploye tout au long de la thse.

    1.1.3 Repenser les objets et les dispositifs techniques

    Plusieurs disciplines et sous-disciplines apportent un clairage sur le rle des objets etdispositifs techniques et leur rapport avec les individus et les concepts qui oprent dansun champ : la sociologie des sciences (Latour et Woolgar 1979, Latour 1991; 2006),lanthropologie des techniques (Lemonnier 1983, Akrich 1987, Sigaut 1987) et les sciencesde gouvernement (Ihl et al. 2003, Lascoumes et Le Gals 2004).

    Je propose ici un jeu de trois dfinitions partir de ces travaux puis je dgage un ensemblednoncs caractrisant les termes dfinis (cf. Figure 1.2). Il convient dabord de dfinirprcisment ce qui se cache derrire les choses de Desrosires ou de Latour, les objetsutiliss par Akrich, Desrosires ou Latour, les botes noires de Latour, les instruments deLascoumes et Le Gals, et enfin les dispositifs utiliss par plusieurs de ces auteurs.

    Dans cette thse, les objets matriels sont les objets dfinis par Hacking (cf. Section 1.1.1), ils sont dans le monde et peuvent tre anims ou inanims : des gens, des pratiques,des pierres. Ces objets matriels peuvent tre humains ou non humains. Les objetsnon humains qui remplissent une fonction dans les pratiques humaines sont les objetstechniques de lanthropologie (Levi-Strauss, Lemonnier, Akrich).

    Les objets conceptuels sont les ides de Hacking (cf. Section 1.1.1) mais dans une acceptionplus stricte : ce sont des regroupements et des classifications dobjets matriels ouconceptuels. Un mnage par exemple est un objet conceptuel commun grand nombredenqutes : cest un regroupement dindividus selon un critre dunit (unit de logement).Lobjet conceptuel est le produit dun travail de discrtisation ou dagrgation suividun travail de rification (tymologiquement chosification ). Ces objets sont dotsde proprits dont certaines participent la dfinition mme de lobjet. Desrosires utilisesouvent le terme objet sans jamais en donner de dfinition formelle, son contextedutilisation (objets statistiques) suggre quil sagit toujours dobjets conceptuels telsque dfinis ici.

    Les dispositifs techniques sont des assemblages dobjets matriels et dobjets conceptuelset ventuellement dautres dispositifs. Ils se caractrisent par une forme (configurationde lassemblage), un fonctionnement (relations fonctionnelles entre les choses assembles)et une fonction (but de lassemblage). Cette dfinition est la fois plus stricte et plus

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    oprationnelle que celle de Agamben (2007) 11. Linstrument de Lascoumes et Le Gals(2004), une loi ou un impt par exemple, est un certain type de dispositif technique 12. Lenouvel objet et la bote noire de Latour sont cheval sur les catgories objets matriels,objets conceptuels et dispositifs techniques, il sagit dobjets ou dassemblages dobjetsdont lusage sest stabilis et dont on ne se soucie plus du fonctionnement.

    Objets matriels, objets conceptuels et dispositifs techniques sont des choses . Ce terme,employ frquemment par Desrosires et par Latour, est difficile dfinir autrement quepar tautologie : une chose est le produit dun travail de rification, produit dot duneunit et de proprits.

    Objets conceptuelsIdes (Hacking)

    Dispositifs techniques

    Humains et non humains (Latour)Objets techniques (Akrich)

    Objets matrielsObjets (Hacking)

    Instruments (Lascoumes)

    Nouvel objet et bote noire (Latour)

    Choses (Desrosires, Latour)

    Objets (Desrosires)

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    Fig 1.2 Objets matriels, objets conceptuels et dispositifs techniques

    partir des travaux dj cits en sociologie des sciences, socio-histoire de la statistique,anthropologie des techniques et sciences de gouvernement (Kuhn, Hacking, Desrosires,Bourdieu, Lascoumes et Le Gals), je dgage un ensemble dnoncs qui rsument lepositionnement de la thse face aux objets. La runion de tous ces auteurs est ncessairepour faire merger des propositions utiles pour le dveloppement de la thse, cependantelle ne doit pas faire oublier les diffrences dapproches, voire les conflits ouverts 13.

    11. Jappelle dispositif tout ce qui a, dune manire ou dune autre, la capacit de capturer, dorienter,de dterminer, dintercepter, de modeler, de contrler et dassurer les gestes, les conduites, les opinionset les discours des tres vivants (Agamben 2007, p.31).12. Un instrument daction publique constitue un dispositif la fois technique et social qui organise des

    rapports sociaux spcifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des reprsentationset des significations dont il est porteur (Lascoumes et Le Gals 2004, p.13).13. Entre Bourdieu et Latour notamment. Bourdieu occupe une place part dans le groupe dauteurs

    cits, ses rflexions sur le champ scientifique sont prcieuses mais il parle trs peu des objets dont ilest question ici. Hacking, Desrosires, Thvenot, Boltanski, Latour, Akrich forment un ensemble assezcohrent, ils se citent frquemment les uns les autres et ont des publications communes. Les sciences degouvernement (Ihl, Lascoumes, Le Gals) sappuient sur le groupe dauteurs pr-cits mais elles sont plusrcentes et plus spcifiques dans leur objet de recherche.

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    (1) Les dispositifs et les objets agissent

    La question des liens entre les individus, les concepts et les objets constitue la basede la sociologie de Latour ou thorie de lacteur-rseau (actor-network theory). Cetteapproche donne aux objets un statut trs particulier, elle considre que le fait scientifiquemane dun rseau de relations entre humains et non-humains, qui ne prsuppose aucuneprvalence de lun sur lautre. Cette mise en quivalence de lhumain et du non-humaindsamorce la conception raliste qui fait des objets techniques des lments exognes etsoumis aux acteurs humains. Les objets sont des actants, ils agissent dans un rseau derelations que la sociologie dcrit.

    Sur un autre registre, les travaux en sciences du gouvernement mnent une propositionsimilaire concernant les instruments. Ces politologues dfendent lide que les instrumentsne sont pas de simples leviers au service de laction publique, mais quils contribuent structurer le contenu de cette action et en faonner les contours : les instruments ont des effets spcifiques indpendants des objectifs affichs et ils structurent laction publiqueselon leur propre logique (Lascoumes et Le Gals 2004, p.8).

    Enfin, les travaux de socio-histoire de la statistique appliquent cette ide des objetset des dispositifs statistiques. Ceux-ci participent pleinement la conceptualisation duphnomne tudi et ne doivent pas tre considrs comme des instruments exognesqui interviennent seulement a posteriori pour saisir un phnomne pr-conceptualis.Il y a bien un processus de co-construction entre les phnomnes et les dispositifs quipermettent de les apprhender (Desrosires 2003b, Didier 2009). Hacking a aussi montr de nombreuses reprises comment les catgories (objets conceptuels) faonnent lesgens (Hacking 2005).

    (2) Les dispositifs et les objets sont le produit dune stabilisation

    Kuhn (1983) distingue deux phases dans le dveloppement dun champ scientifique, lascience normale et la rvolution. La science normale est la configuration dans laquelle lamajorit des acteurs saccordent sur un paradigme comprenant des lments thoriques etdes objets techniques. Les activits scientifiques se dveloppent sur la base dun consensus,qui est priodiquement remis en question donnant lieu des rvolutions scientifiques.

    La thorie de lacteur-rseau dcrit la fabrication dun fait en termes de stabilisation et deconsensus. Quand lacteur-rseau, cest--dire lensemble des relations entre les acteurs, lesconcepts et les objets techniques, entre dans une phase de dsquilibre, les faits stabilisssont remis en cause.

    La convention et la stabilit sont galement centrales dans les travaux de socio-histoirede la statistique : la rationalit dune dcision, quelle soit individuelle ou collective,est lie sa capacit prendre appui sur des choses dotes de sens stable (Desrosires

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    1993, p.13). Dans ce cadre danalyse, les objets sont le rsultat de mises en forme : cestlinvestissement de forme ralis dans le pass qui conditionne la solidit, la dure etlespace de validit des objets (p.19). Plus les conventions sont solidement tablies, plusles objets quelles crent sont stables.

    (3) Les dispositifs et les objets font systme

    Considrer les objets techniques dans un ensemble est un impratif ancien de lanthro-pologie des techniques. Marcel Mauss (1947) affirme ainsi : lensemble des techniquesforme des industries et des mtiers. Lensemble : techniques, industries et mtiers, formele systme technique dune socit. Claude Lvi-Strauss (1973) formule un noncsimilaire : mme les techniques les plus simples dune quelconque socit primitiverevtent le caractre dun systme, analysable dans les termes dun systme plus gnral (auteurs cits par Lemonnier 1983, p.11).

    Lide dassemblage dobjets distincts et interdpendants est galement centrale dansla socio-histoire de la statistique de Desrosires et dautres auteurs sa suite commeDidier (2009). Il sagit de faire des choses qui tiennent (Desrosires 1989), faire tenirensemble des choses distinctes (Desrosires 1993, p.13).

    En droulant les trois noncs ci-dessus, on peut dgager deux sous-noncs qui ont pourle moment le statut dhypothses : (4) les objets circulent par paquets, consquence delnonc (3). Si les objets et les dispositifs techniques font systme, un objet ne peut pastre facilement isol pour circuler dpouill des autres objets avec lesquels il est associ.Et (5) plus les relations entre objets sont intriques plus ces derniers se stabilisent. Cesdeux hypothses seront dveloppes et mises lpreuve dans le Chapitre 3.

    1.2 Lexistence de la socio-conomie des transports

    Je ncris pas des romans pour les vendre, mais pour obtenir uneunit dans ma vie ; lcriture est pour moi une colonne vertbrale.

    Michel Butor, 1964

    La phrase de Michel Butor introduit deux ides dveloppes dans cette section concernantla fonction des objets et des dispositifs. Dune part, la fonction dune action nest pastant rechercher dans son produit (le livre) que dans laction elle-mme (lcriture).Dautre part, la diffrence du produit fini, laction engage toujours des relations et, encela, fabrique de lunit. Ces deux ides sont prcises successivement : la fonction desdispositifs techniques, puis lunit du domaine de la socio-conomie des transports.

    Montrer lexistence de la socio-conomie des transports et examiner sa nature est unpralable ncessaire pour poursuivre le fil de la thse. Cest seulement une fois ce travail

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    ralis quil sera possible denvisager le rle de ce domaine dans linvention de la mobilitquotidienne. Il est galement ncessaire de montrer que ce domaine a une certaine unit.En effet, il y a invention seulement sil est possible de dire assez prcisment o, quand,comment et par qui lide de mobilit quotidienne a t invente.

    1.2.1 La fonction des dispositifs techniques

    Kuhn sest interrog sur la fonction de la mesure dans les sciences physiques (1961, p.161) : because physical science is so often seen as the paradigm of sound knowledge and becausequantitative techniques seem to provide an essential clue to its succes, the question howmeasurement has actually functioned [. . . ] in physical science arouses more than its naturaland intrinsic interest. On peut lire dans cette phrase la distinction entre fonctionnementet fonction tablie prcdemment 14. Le fonctionnement de la mesure en sciences physiquesest trait par les crits techniques et les histoires internalistes. La fonction de la mesureest traite par les histoires externalistes de la physique, dont le seul prcdent lpoqueo Kuhn crit ces lignes se trouve dans les travaux de Gaston Bachelard (1934).

    Il sera frquemment question dans la suite de la thse de dispositifs visant quantifier et mesurer , deux prcisions sont ncessaires concernant le sens que recouvrent cesverbes. En premier lieu, ils renvoient deux ides distinctes : quantifier signifie exprimeret faire exister sous une forme numrique ce qui, auparavant, tait exprim par des motset non par des nombres . En revanche, mesurer implique que quelque chose existe djsous une forme mesurable selon une mtrologie raliste, comme une grandeur physique (Desrosires 2012, p.267), ce qui est rarement le cas en sciences sociales. La quantificationinclut donc un double travail : convenir, cest--dire saccorder sur la dfinition dobjetsconceptuels ; puis mesurer les objets ainsi dfinis, les exprimer sous forme numrique.Une partie de ce travail de thse vise prcisment faire apparatre la mise en place desconventions, pralable ncessaire la mesure rarement tudi en tant que tel.

    En second lieu, la mise en place de conventions ne sarrte pas la dfinition dobjets, elleest galement luvre dans la mthode de mesure elle-mme : la pratique statistiquebourgeoise repose sur la thorie bourgeoise de la statistique, qui est lie de manireorganique tout le systme de lconomie politique et de la philosophie bourgeoise. Cettephrase tire dun manuel de statistique sovitique de 1936 (Mespoulet 2006, p.4) peutsembler dcrpite, mais elle met en vidence un fait rarement mentionn : les conventionsinterviennent y compris dans les mthodes de mesure. McKenzie (1981) a ainsi fait le lienentre les mthodes dveloppes par les statisticiens britanniques Galton, Pearson et Fisheret leur idologie eugniste. Les mthodes, telle que la rgression linaire, sinscrivent danscette vise, le vocabulaire en a t transform standard error devenant standard deviationet law of error devenant normal distribution.

    14. Mme si la proposition cite est ambivalente du fait que le verbe anglais to function englobe lesdeux sens fonctionner et servir .

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  • CHAPITRE 1

    Une fois ces prcautions poses, il faut revenir la question que Kuhn adresse aux sciencesphysiques et la transposer dans le champ de la socio-conomie des transports. En effet,ce champ semble tenir son efficacit de trois dispositifs principaux (cf. Section 2) quiquantifient : un dispositif denqute qui quantifie les dplacements prsents, un dispositifde modlisation qui quantifie les dplacements futurs et un dispositif dvaluationconomique qui quantifie des cots et des bnfices. La quantification joue donc un rlecentral dans ces trois dispositifs, son fonctionnement est trs document mais sa fonctionlest assez peu.

    Il est pourtant crucial de sinterroger sur la fonction de ces dispositifs techniques. Lextraitde lentretien avec Alain Bieber 15 permet de poser les termes de cette interrogation :

    Quel rle jouaient les tudes de transport, et plus particulirement desmodles, dans la prise de dcision ?

    Les gens qui avaient la responsabilit de ces tudes faisaient de trs beaux documents(. . . silence) qui jouaient leur rle (. . . silence) quest-ce que vous voulez que je vousdise ? Quand jtais au Plan, jai assist des runions trs politiques, et l jai vuque a ne se passait pas comme pense le technicien.

    Avec le recul on peut dire que rien de tout a na vraiment march, na vraimentchang le monde. Ctait intressant, mais ce ntaient que des tentatives intellec-tuelles. Les gens qui ont fait des modles quatre tapes ont pens quils dtenaientun outil puissant, et puis lpoque taient trs favorable puisque ctait aussi lpoquede dveloppement de linformatique.

    Est-ce que ce ntait pas quand mme mieux que rien ?

    Oui bien sr, mon scepticisme est un scepticisme de nature pistmologique. Je disseulement quil ne faut pas se faire trop dillusion. On nest pas rellement dans cequi sest pass si on pense que a a t une doctrine suffisamment puissante pouremporter tout le temps et partout la dcision. Ctait une doctrine qui permettaitdviter certaines erreurs, et qui permettaient de cadrer et de bien prsenter lesprojets.

    Entretien avec Alain Bieber, 9 mai 2011.

    Comment donc ces dispositifs techniques (enqute, modle, valuation conomique) ont puse maintenir pendant plus dun demi-sicle, alors que leur seule utilit semble tre, daprscet entretien, de produire de beaux documents et ventuellement dviter quelqueserreurs ? On comprend bien que ces dispositifs tiennent leur stabilit dautre chose : dunepart des mcanismes de stabilit propres, qui seront prciss dans le Chapitre 3, dautrepart des fonctions spcifiques, cest--dire des fonctions particulires certains acteursimpliqus dans la connaissance et la planification des transports, fonctions qui font lobjetde la prsente section.

    15. Les entretiens sont prsents dans la Section 1.3.

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  • PARTIE I

    Le premier qui sintresse cette question est Gabriel Dupuy (1975), qui dcrit les modlesde trafic comme technique de planification au service de lautomobile . Ces modlesy sont dcrits comme moyen dadaptation des villes lautomobile . Sappuyant surles crits dHabermas, il prsente les modles de trafic en tant que technique, avantdaborder la question de leur caractre scientifique puis de leur fonction idologique (Dupuy 1975, p.154).

    Deux niveaux peuvent tre distingus : (1) la fonction de la quantification au sein desmodles de trafic et (2) la fonction des modles de trafic eux-mmes. Concernant le niveau(1), Dupuy affirme que la quantification a un avantage usage externe , elle ne prtepas discussion, elle fait autorit : la forme quantitative des modles est garante desa neutralit idologique et politique (pp.160-169). Concernant le niveau (2), selon lui,les modles lgitiment laction planificatrice de lappareil dtat par le truchement ducorps des Ponts et Chausses. Le mode de lgitimation consiste prsenter cette actioncomme scientifique, applique au transport urbain et oriente par lintrt gnral alorsquelle est en fait technique, applique la circulation des vhicules automobiles et orientevers la reproduction largie du systme conomique route-automobile (p.169).

    Dupuy distingue ensuite lappropriation de cet outil de lgitimation par deux acteursclefs de la planification : ltat et le corps des Ponts. Les dispositifs techniques, chez lui ilsagit surtout des modles de trafic, ont t utiliss par le corps des Ponts comme gage detechnicit pour se faire une place sur la scne de lamnagement urbain et vincer dautresdisciplines qui en avaient fait ou auraient pu en faire leur fond de commerce (Thoenig1987). Cette stratgie affecte tout particulirement la gographie puisque, dans les annes1960, elle est prise dans une priode de malaise autour de la pertinence voire de lexistencedune gographie applique (Robic 1996, Orain 2003).

    Ensuite, les modles de trafic revtent une fonction dans les rapports entre le pouvoircentral et les pouvoirs locaux, ils serviraient lgitimer une intervention planificatricesystmatique de lappareil dtat au niveau local (p.175). Le systme dcisionnel alargement volu, en particulier aprs les lois de dcentralisation de 1982-1983, et lestechnocrates attitrs font progressivement place de nouveaux technocrates (Offner1987b). Ltat et le corps des Ponts continuent cependant de jouer un rle importantgrce la matrise des dispositifs entretenue par le rseau technique du ministre delquipement (CERTU, CETE, SETRA).

    Le travail ralis par Dupuy dvoile ainsi une fonction cruciale des dispositifs techniques,fonction qui explique en partie leur stabilit dans le temps. Cependant, il se concentre surla fonction du produit des modles de trafic et passe ct dun fait mentionn par denombreux acteurs de lpoque, qui tient la fonction du processus de modlisation et deplanification. Ainsi Pierre Mass affirme propos des travaux du Commissariat Gnral