caru ispettore alivi

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Une nouvelle de Petr'Anto Scolca

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Page 1: Caru Ispettore Alivi

Caru Ispettore Alivi Petr’Anto Scolca

Page 2: Caru Ispettore Alivi

Collection digitale

Sous la direction de John Rigobertson

Concept & Diffusion www.corsicapolar.eu

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Caru Ispettore Alivi,

Les fleurs ne fanent pas toujours, et la faux du paysan ne choisit pas parmi celles qui périssent au temps des moissons, les vieilles comme les jeunes, les vigoureuses, les faibles. Le temps qui nous a été donné, souvent par erreur de jugement, doit être rendu brusquement et nous partons alors, résignés, sur le bateau de la dernière croisière. J’en suis là aujourd’hui, cher inspecteur, et je ne peux plus attendre pour vous écrire. Bientôt, il sera trop tard. J’entends déjà le prêtre revêtir sa robe de cérémonie, et sur l’autel de ma chapelle familiale, de vieilles cousines ravies remplacent les cierges à moitié consumés par les bâtons d’encens. La mort, vous le savez bien, n’a pas le droit d’avoir sa propre odeur.Je sais très bien que vous reconnaissez mon écriture, et je sais aussi que vous vous dîtes « encore une longue lettre de ce vieux fou de Pampani ». Mais je sais également que vous êtes un fonctionnaire dans l’âme. Un policier obéissant à défaut d’être efficace. C’est une qualité précieuse dans un monde d’individualisme grandissant. Je

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sais que vous lirez jusqu’au bout parce que vous êtes docile, obstiné et masochiste. Une complexion idéale pour un fonctionnaire de police.Je ne fais pas ça par souci de confession. Ce n’est pas mon idée, ni mon sens des valeurs. Que les êtres faibles se confessent en croyant sceller un marché avec la mort, cela les regarde. Moi, je ne recherche aucun apaisement moral. Non, si je vous écris, c’est parce que je vous connais depuis si longtemps. Je vous ai vu arriver dans ce petit commissariat de quartier alors que vous n’étiez qu’un stagiaire débordant d’énergie. J’ai vu votre ridicule petite moustache surgir brin à brin pour donner un semblant de virilité à votre face si molle. J’ai vu les centimètres de graisse recouvrir lentement, comme cela était votre destination physiologique, les muscles de votre corps. J’ai vu les galons apparaître, et avec eux un certaine étincelle de joie, mais de moins en moins perceptible toutefois, au fur et à mesure, que vous compreniez que votre carrière ne décollerait jamais. Que vous ne seriez qu’un fonctionnaire de plus dans un système routinier. J’ai vu les rides attaquer votre face, les cheveux déserter votre front, les ans courber votre nuque. Vous en

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arriverez bientôt là où j’en suis maintenant, cher inspecteur. Profitez dès aujourd’hui, si vous le voulez.Oui, je vous ai vu arriver, et j’ai su tout de suite qu’avec vous enfin mon projet pourrait s’accomplir. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 1977, pendant l’été, l’histoire de la petite Fabiola. Je me souviens parfaitement de votre expression horrifiée quand je vous ai raconté ce jour-là ce qui s’était passé. Vous essayiez de garder le contrôle de votre visage mais vos yeux criaient de terreur, et vous n’arriviez plus à déglutir. Vous avez eu pratiquement la même expression lorsque vous avez soulevé les lames du plancher de mon salon et que vous avez découvert l’origine de la puanteur. Le salon puait vraiment. C’est fou ce qu’un petit chien écrasé peut sentir mauvais en été. Vous m’avez molesté, tellement vous étiez énervé par cette fausse piste. Auriez-vous vraiment préféré trouver la petite Fabiola ?Les services sociaux se sont occupés de moi quelques temps. Mais, dans une grande ville comme la nôtre, rien ne dure vraiment longtemps. Ils m’ont relâché assez vite, car je n’étais pas violent. En fait, je ne suis pratiquement jamais violent. Et

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puis ils faisaient confiance aux pilules pour me garder. La pilule est faite pour tranquilliser les psychiatres. Après cette première rencontre que j’ai trouvé fructueuse, même si vous n’aviez pas su contrôler vos débordements. Vous étiez encore jeune dans le métier. Je suis venu régulièrement, il y a tellement de personnes qui disparaissent dans notre quartier. Je n’avais pas grand-chose d’autre à faire. Avec les pilules, les médecins avaient marqué beaucoup de choses inquiétantes sur mon dossier de chercheur d’emploi. Régulièrement aussi, vous avez soulevé les lames de mon plancher. C’était, je crois, le plus pénible de toute cette affaire. Cette répétition incessante des mêmes gestes. Cela m’a obligé à vivre dans un appartement puant, presque toute l’année, avec un plancher disjoint. En plus, je passais des heures et des heures à chercher les chats et les chiens. Avec les voitures modernes, les freins sont bien meilleurs, et les accidents ne sont plus aussi fréquents. Parfois, de peur de rentrer bredouille, je prenais des pigeons, mais je regrettais souvent cet expédient. Pas assez d’odeur. A force, vous avez commencé à

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prendre attache avec moi. Vous ne m’aimiez pas certes, mais vous me connaissiez. Vous ne changiez plus de couleur quand je vous racontais mes histoires. Vous vous moquiez gentiment en me voyant entrer dans votre bureau : « Alors, Monsieur Pampani, quel meurtre aujourd’hui ? ». Je jouais le courroux, et vous adoriez cela. Je vous répondais : « j’ai l’impression désagréable que vous ne me croyez pas. » Vous me serviez du café parfois, même pendant mes confessions les plus sanglantes. Nous tenions très bien notre rôle.Il y a eu ensuite une période nouvelle pour vous. Dans les années quatre-vingt-dix, la notion de carrière est devenue une norme nationale. Vous êtes entré dans ce piège en courant, avec toute la fougue de votre innocence et la frustration des années inutiles. Bien sûr, vous n’avez pas été reconnu à votre niveau. La société ne veut pas de gens sérieux aux postes élevés. Des intrigants sans scrupule suffisent. Les tasses de café ont disparu, les longues séances de confession aussi, vous étiez déprimé, excédé même, vous n’écriviez plus rien, juste deux trois mots sur un petit carnet. J’étais un suspect négligeable, vous étiez un carriériste négligé. Nous soufrions tous les deux de ce

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manque de reconnaissance. Nous ne serions jamais des vedettes.Et les années ont passé ainsi, j’ai continué à fréquenter votre poste de police, très régulièrement, en dégringolant dans l’échelle hiérarchique. Je n’ai plus eu accès à vous, le chef éternel de ce petit monde étroit du Merca, mais à des subalternes. A des gens de moins en moins gradés, de moins en moins attentifs. A la fin des années quatre-vingt-dix, j’avais parfait mon œuvre. Dorénavant, je n’étais entendu que par les stagiaires, sur un coin de table, pendant trois quatre minutes pas plus. Cela me faisait gagner beaucoup de temps. J’ai même pris l’habitude d’écrire. C’était plus simple. Je n’avais plus mes jambes d’autrefois, et c’était à peu près aussi efficace. De toute façon, vous ne vous déplaciez presque plus. Le même petit chat pouvait servir sans problème pour cinq ou six dénonciationsQuelle invention magnifique que le courriel. Même plus besoin de chercher des timbres. C’est vrai, nous ne nous sommes plus jamais vus après l’an 2000. Ou du moins pas dans mon salon. J’ai pris l’habitude même si je n’aime pas ça, de passer à l’Ambada le soir vers huit heures. Vous aviez souvent du vent dans les voiles, et la nostalgie gonflée comme un spi.

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Et je vous ai offert parfois quelques bières. Vous commenciez à boire sérieusement alors. Je pense que cela avait à voir avec votre ex-femme, mais je ne vous en parlais pas. Les femmes, plus encore, ont cru désespérément à cette société du vedettariat et de la réussite professionnelle. Elles s’ennuient tellement dans leur cuisine. Elles veulent avoir une vie brillante par procuration. Pauvres femmes.

Vous ne souriez plus, vous ne croyiez plus, vous étiez enfin devenu un flic.

Je sais que vous avez vu beaucoup de choses dans votre vie, et je ne veux pas alourdir votre fardeau. Je veux juste vous remercier. Grâce à vous, j’ai pu faire beaucoup de choses aussi. Et bien que mon salon ne soit pas aussi étendu que cela, on peut y camoufler bien des choses. Je dis des choses, car on ne peut pas dire autrement pour des restes privés d’âme. J’ai mis à la fin de mon courrier une liste récapitulative. Vous verrez c’est instructif.

Voilà, je voulais vous dire au revoir, parce que je vous ai bien aimé même si nous n’avons jamais

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été proches. Vous avez une âme pure, même si elle commence à pourrir quelque peu. N’abandonnez pas.Votre dévouéLéon Pampani

P.S. : l’odeur ? C’est une question d’organisation. Après toutes ces années avec les chiens, les chats, les pigeons, je suis devenu un praticien confirmé. Avec de bons produits, et un conditionnement sérieux, je donne la recette dans ma liste, on arrive à de très bons résultats.

P.S. 2 : Je me demande si vous allez montrer cette lettre à votre hiérarchie. J’ai l’impression que oui, mais en même temps, ce ne serait pas vraiment votre intérêt. On pourrait peut-être vous reprocher quelque chose, non ?

P.S. 3 : Oui, bien sûr qu’il y a une différence fondamentale entre cette lettre et mes nombreux courriers précédents. Cette fois, vous verrez… les photos. C’est très édifiant, cher inspecteur Alivi. Allez, et que la mort vous soit douce.

© Petr’Anto Scolca

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© 2009, Petr’Anto Scolca. Prix de la nouvelle décerné par le jury du Prix du Livre corse en 2009.

© 2008, Thierry Venturini pour les photographies de couverture

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Tous les droits des textes publiés dans la collection Nuages noir appartiennent exclusivement et intégralement aux auteurs.

Petr'Antò Scolca, né en 1966 en Haute Corse, est l'auteur de nombreux romans et nouvelles noirs : Mont Coke, Palermu, Pulitichella et autres histoires qu’il ne faut pas dire, Le Ministère, Sentimental motel.Il est aussi l’auteur de Petit plongeoir vers l'abîme, recueil de nouvelles écrit avec Kentaro Okuba, écrivain japonais, et Peter Ambav écrivain irlandais.Libecciu ! Calvi in the wind, publié en 2013 dans la collection Nera des éditions Albiana, est son tout dernier roman.Il est également le traducteur du

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monumental Pasquale Paoli de F.D. Guerrazzi.

Dans la collection Nuages Noir

L’Affaire Ida Renerel, premier cyberpolar d’en Corse paru en web feuilleton durant l’année 2007

Monsieur le croque-mort de Martine Rousset et Marc Bernardin

U Cosu de Michel Moretti

Universal Trader de Jacques Mondoloni

Un Malentendu de Denis Blémont-Cerli

A Favula Matta de Padivoria Calabretti

Le Ministère de Petr’Anto Scolca

Les Vœux cassés de Jacques Mondoloni

Christmas pudding de Jacques Mondoloni

Enfin seul jamais seul de Jacques Mondoloni

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Le poivrier de Graham de Ugo Pandolfi

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…ces nuages noirs, dont le pays s'enténèbre pour nous apparaître…

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