carnet de voyage né sous une étoile de mer · un petit sloop de 24 pieds et le faisais livrer à...

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Yves Gélinas à bord de l’Airelle en 1963. J e viens de quitter Porto Santo, dans l’archipel de Madère, pour traverser l’Atlantique vers Saint-Martin, aux Antilles, seul à bord de Jean-du-Sud. Cette traversée marque le terme d’une croisière de sept étés en Europe, à bord de ce petit bateau que j’ai acheté en 1973 et nommé Jean-du- Sud, d’après la chanson de Gilles Vigneault. Pendant ces trente-cinq années, mon bateau ne s’est pas ennuyé au port. J’ai peint son nom sur la coque, comme il se doit, mais j’ai été incapable d’y ajouter un port d’attache, ne sachant lequel y mettre. Je n’ai pas addition- né les milles que nous avons parcourus ensemble, mais cela doit bien atteindre la cen- taine de milliers: trois allers et retours entre le Québec et les Antilles, une traversée de l’Atlantique, quelques-unes de la Manche, un voyage vers la Suède, retour en solo vers le Québec depuis la Bretagne en faisant un grand détour autour du monde, par l’océan 15 L'ESCALE NAUTIQUE n o 61 Carnet de voyage Texte de Yves Gélinas À l’occasion de sa dernière traversée en solo en janvier 2008, Yves Gélinas réfléchissait sur sa destinée de marin. Né sous une étoile de mer

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Page 1: Carnet de voyage Né sous une étoile de mer · un petit sloop de 24 pieds et le faisais livrer à l’Île-du-Prince-Édouard où je jouais au théâtre à Charlottetown. Cette même

Yves Gélinas à bord de l’Airelle en 1963.

Je viens de quitter Porto Santo, dansl’archipel de Madère, pour traverserl’Atlantique vers Saint-Martin, aux

Antilles, seul à bord de Jean-du-Sud. Cettetraversée marque le terme d’une croisière desept étés en Europe, à bord de ce petit bateauque j’ai acheté en 1973 et nommé Jean-du-

Sud, d’après la chanson de Gilles Vigneault. Pendant ces trente-cinq années, mon bateaune s’est pas ennuyé au port. J’ai peint sonnom sur la coque, comme il se doit, mais j’aiété incapable d’y ajouter un port d’attache, nesachant lequel y mettre. Je n’ai pas addition-né les milles que nous avons parcourus

ensemble, mais cela doit bien atteindre la cen-taine de milliers: trois allers et retours entre leQuébec et les Antilles, une traversée del’Atlantique, quelques-unes de la Manche, unvoyage vers la Suède, retour en solo vers leQuébec depuis la Bretagne en faisant ungrand détour autour du monde, par l’océan

15L'ESCALE NAUTIQUE no 61

Carnet de voyage

Texte de Yves Gélinas

À l’occasion de sa dernière traversée en solo en janvier 2008, Yves Gélinas réfléchissait sur sa destinée de marin.

Né sous une étoile

de mer

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austral et le cap Horn. Revenu de ce bord-cide l’océan, j’ai passé plusieurs étés dans lefleuve et le golfe Saint-Laurent, au Maine,

autour de Newport, Nantucket et Martha’sVineyard, croisé le long de la côte américaineentre Halifax et Annapolis, vers le lac Huronet la baie Georgienne. Pour marquer les vingtans de mon tour du monde, j’ai retraversél’Atlantique vers l’Irlande, l’Angleterre, laFrance, voyagé dans les canaux français, puisvers la Hollande, traversé la mer du Nord versl’Écosse, le canal de Calédonie, les Hébrides,le pays de Galles, les îles Scilly, la BretagneSud et la côte vendéenne, remonté la Gironde,traversé le golfe de Gascogne vers les rias deGalice, le Portugal, l’Espagne, entré dans laMéditerranée, vu la Corse, touché laSardaigne, atteint l’Italie.

Je m’étais dit que je ramènerais Jean-du-Sud chez moi au Québec juste avant deme sentir trop vieux pour pouvoir le faire etau cours de ce dernier été, j’ai su que cemoment approchait. Alors j’ai tourné l’étravevers l’ouest et suis revenu à Gibraltar viaMinorque, Majorque et Ibiza, puis j’ai traver-sé vers Porto Santo, dans l’archipel deMadère. Il y a quelques jours, tandis que jeme préparais à partir, je fêtais mon soixante-

neuvième anniversaire, ce qui me laisse croireque cette traversée d’océan sera sans doute ladernière que je ferai en solo.

Ceci m’amène à faire un retour en arrièreet réfléchir à ma destinée de marin. Quelleétait cette force qui m’a amenée à consacrer lamajeure partie de ma vie d’adulte à cette pas-sion? Qu’est-ce qui m’a poussé à mettre decôté une carrière déjà bien amorcée dans ledomaine des arts de la scène et du cinémapour partir en bateau? À vrai dire, je n’en saisrien. Tout ce que je puis affirmer, c’est quecette force me dépassait et raconter commentelle s’est manifestée.

Si j’étais né en Bretagne, on pourraitcomprendre un tel attrait pour la mer, mais cen’est pas le cas. Né à Montréal, j’ai passé mesétés d’enfance à Oka, au bord de l’eau, maiscelle du lac des Deux Montagnes était douceet je n’avais aucune idée de la mer et de lanavigation océanique. Pourtant, je me sou-viens d’un rêve que j’ai fait alors que jedevais avoir six ou sept ans. J’emploie le motrêve, mais je devrais peut-être écrire songe: jetrouvais un petit bateau jouet au bord de lagrève. Ce rêve m’avait tellement impression-né qu’en m’éveillant, j’avais couru au bord de l’eau et je me souviens encore, plus de

soixante ans plus tard, de l’immense décep-tion que j’avais éprouvée en voyant qu’il n’yétait pas.

Mon père possédait un petitdériveur, un Snipe, mais celui-ci avaitrendu l’âme alors que j’avais neuf oudix ans, victime de la pourriture de sonpuits de dérive; j’avais toutefois déjà pu voir qu’un bateau à voile pouvaitavancer non seulement au vent arrière,mais aussi au travers et même contre levent. Lorsque j’étais adolescent, monpère avait eu pendant une ou deuxsaisons une vedette à moteur à bord delaquelle nous avions effectué en familleune croisière de deux semaines enremontant la rivière des Outaouais versle canal Rideau, le fleuve Saint-Laurentet les Mille-îles.

Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans quej’ai pu faire la connexion entre voile etcroisière; un ami possédait un petityawl aurique qui avait passé l’hiver àShelburne, au lac Champlain, et ilm’avait invité à le ramener avec lui àson port d’attache d’été, Saint-Jean-sur-Richelieu. Au cours des trois joursqu’avait duré le voyage, nous n’avionspas réussi à faire démarrer son vieuxmoteur Acadia et c’est à la voile pureque nous avions atteint Saint-Jean.

J’avais découvert qu’il était possible de voyager avec sa maison poussée par le vent etdès ce moment-là, je me suis mis à dévorertous les livres et magazines traitant de voile etde navigation que je pouvais trouver, autanten anglais qu’en français.

J’étudiais l’art dramatique au Conser-vatoire et cherchais un embarquement pourles vacances d’été. J’eus la chance d’êtreinvité par le couple de comédiens LionelVilleneuve et Hélène Loiselle pour unecroisière de Montréal vers le Saguenay à bord de l’Airelle, leur ketch de 12 m. C’étaitencore l’époque des bateaux de bois, desvoiles de coton et des drisses en sisal et Lionelnaviguait à la manière des anciens capitainesde goélettes de la côte de Charlevoix quiavaient appris de leurs pères des techniquesde navigation qui tenaient plus de l’instinct desurvie que de la science enseignée parBowditch et autres Glénans.

Lionel avait fait construire ce bateauquelques années plus tôt grâce à un lucratifcontrat de publicité, mais à la saison suivante,ce contrat n’avait pas été renouvelé et il

La conception du régulateur d’allure dans le cockpit de Jean-du-Sud à Plouer.

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s’était vu contraint de travailler tout l’été. Jevenais de sortir du Conservatoire, libre detoute attache, et sachant qu’un bateau de boisdoit être mis à l’eau à chaque été sous peinede sécher et voir ses coutures s’ouvrir,j’avais proposé à Lionel d’assumer, avectrois autres copains, toutes les dépenses de lasaison et de faire naviguer l’Airelle. C’estainsi que dès ma deuxième saison de navi-gation, je m’étais retrouvé responsable d’unketch de 12 m qui ne m’appartenait pas.Nous avions descendu le Saint-Laurent, tra-versé vers les îles de la Madeleine, étionsrevenus en faisant le tour de l’île du Prince-Édouard par le détroit de Northumberland.L’été suivant, même topo et en trois mois,nous avions atteint les îles françaises Saint-Pierre et Miquelon, au large de Terre-Neuve,et étions revenus en passant par les lacs Brasd’Or, en Nouvelle-Écosse.

Quelques années plus tard, j’achetaisun petit sloop de 24 pieds et le faisais livrer à l’Île-du-Prince-Édouard où jejouais au théâtre à Charlottetown. Cettemême année, je m’étais marié et c’est àbord de ce petit bateau que j’avais effec-tué mon voyage de noces.

Après quelques années, j’ai comprisque malgré des efforts très honnêtes de sapart, la mère de mes deux filles n’était pasà l’aise sur l’eau et qu’elle ne m’y suivraitjamais. Voyant ce rêve s’estomper et com-prenant que j’étais collé à la maison pourle reste de ma vie, j’avais commencé àressentir les symptômes d’un authentiqueulcère d’estomac que j’arrivais à atténuerà l’aide de médicaments, mais la dosenécessaire ne cessait d’augmenter aupoint que l’honnête pharmacien qui meles fournissait s’était senti obligé de memettre en garde contre l’abus de cesdrogues. Je suis convaincu que si jen’avais pas réagi comme je l’ai fait, jeserais aujourd’hui mort d’un cancer oud’une autre maladie causée par ce stress.J’ai dû prendre une décision déchirante etsept ans plus tard, mettre fin à ce mariage.

J’ai du même coup mis fin à macarrière à la scène et au cinéma etembrassé celle de marin à tempscomplet, ayant compris que pour

réussir en art, il fallait y consacrertoutes ses énergies et ses pensées,

les miennes étant focalisées vers un éventueldépart. Les quelques livres que j’avais lussur la spiritualité s’accordaient sur un point:

pour atteindre la paix intérieure, il faut selibérer de ses désirs et pour y arriver, il y adeux moyens: soit on les oublie, soit on lesréalise. Je savais que je ne pourrais jamaisoublier celui-là et que le seul moyen de m’enlibérer serait de le réaliser.

Il semble qu’il me fallait un bateau danscette incarnation-ci et bien malgré elle, laBanque Royale du Canada m’a fait cadeaude Jean-du-Sud. Je l’avais acheté en co-propriété avec mon frère Michel et l’autom-ne venu, avais mis le cap vers les Antilles.Michel était venu m’y rejoindre pourquelques courts séjours, mais j’en avais profité beaucoup plus que lui, de sorte qu’aubout d’un an, il m’avait offert de racheter sa part ou de vendre le bateau. Ayant dûemprunter pour payer ma moitié, je savaisque je n’avais guère les moyens de le payerau complet; j’ai tout de même appelé mon

banquier et lui ai décrit ma situation finan-cière et professionnelle telle qu’elle était,sans la maquiller ni l’enjoliver. À ma grandesurprise, il a accepté, à la condition que monfrère me serve de caution. Une fois ma signature et celle de mon frère au bas de lafeuille, me voilà l’unique propriétaire deJean-du-Sud.

J’étais retourné aux Antilles faire unepremière saison de charter qui m’avait per-mis de rembourser une partie seulement du

montant convenu. Comme j’avais une autredette provenant d’une carte de crédit, le ban-quier m’avait proposé, à mon retour, de con-solider le tout et de signer un nouveau billet.J’avais signé là où il me l’indiquait sansm’apercevoir que l’emprunt endossé parmon frère se trouvait acquitté par ce nouveaubillet qui ne portait que ma signature, sansaucune autre caution.

Nouvelle traversée vers les Antilles,deuxième saison de charter, mais celle-ciavait été encore moins rentable et comme je n’arrivais pas à rembourser la somme con-venue à la banque, j’avais décidé de mettre le bateau en vente; une fois la banque remboursée, j’espérais qu’il reste un peud’argent pour m’acheter un plus petit bateau,sinon je partirais en Inde m’occuper de monâme. Mais j’avais eu le temps de m’attacherà Jean-du-Sud et demandais plus cher que

le prix payé trois ans plus tôt; à la fin del’été, n’ayant pas trouvé mon prix, j’avaisdemandé au banquier la permission deretourner aux Antilles faire une troisièmesaison de charter, au terme de laquelle jereviendrais mettre le bateau en vente dès ledébut du printemps. Il m’avait répondu:«D’accord, mais avant de partir, revenez mevoir, nous prendrons un lien légal sur votrebateau, ainsi qu’une assurance, car le présentemprunt ne porte que votre signature. Je n’ai

Yves, marin et cinéaste pendant le tour du monde.

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pas le temps d’y voir main-tenant, je pars en vacancestout à l’heure, revenez mevoir dans trois semaines.»

Jusqu’à ce moment,j’avais cru que si je ne rem-boursais pas cet emprunt,mon frère devrait le faire à ma place. Le banquiervenait de me dire en d’autresmots que si je partais avecmon bateau avant son retourde vacances, la seule con-séquence, en ce qui me con-cernait, serait que ma capa-cité d’emprunter à l’aveniren serait affectée. Qu’auriez-vous fait à ma place?

J’avais été jusque-là unhonnête garçon et hésitais encore, cherchantle moyen d’apaiser ma mauvaise conscience.J’avais entendu parler d’une personne quiarrivait de l’ashram de Sri Aurobindo, quiavait connu la Mère, et j’avais sollicité unentretien pour lui demander conseil, assuréque l’opinion d’une telle personne serait bien

inspirée. Au cours de la conversation, il étaitapparu que si je voulais vraiment m’occuperde mon âme, je pourrais très bien le faire surmon bateau et que la somme des avantagesdépassait de loin celle des inconvénients.Pour bien nous en assurer, elle m’avait pro-posé de faire appel à cette antique technique

chinoise qu’on appelle leYi King qui «permet àl’homme de pénétrerl’énigme de son destin etnous entraîne, au-delà detoute théologie comme detout système philosophi-que, à un degré de pro-fondeur limpide où l’œildu cœur contemple l’évi-dence du vrai1». J’aioublié le détail, mais mesouviens d’avoir étéémerveillé par l’absenced’ambiguïté des réponses.À chaque question posée,la réponse fournie par la

combinaison des hexa-grammes ne laissait aucune

équivoque: «Pars! Vas-y! Ne crains rien!C’est là ta voie… !»

À partir de ce moment, en guise de ten-tative de m’en détacher au cas où il me seraitenlevé, j’ai tenté de me convaincre que Jean-du-Sud m’était prêté et qu’il me serait laissé tant que j’en aurais besoin. S’il faisait

Jean-du-Sud démâté dans le Pacifique Sud (février 1982).

Jean-du-Sud aux îles Falkland.

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naufrage, que ce soit sur un récif de corail ousur un récif d’argent, je devrais accepterl’idée que c’était parce que je n’en avais plusbesoin et que je devais passer à autre chose.Je l’ai toujours…

Bien que j’aime beaucoup naviguer, je n’apprécie guère être rivé à la barre et dèsle début, j’ai cherché le moyen de convaincremon bateau de se barrer tout seul. Sur monpremier, profitant de l’aide de mon ami YvesAndré qui avait appris la soudure à l’écoledes Beaux-Arts, j’avais bricolé dans la boutique du forgeron d’Oka un régulateurd’allure inspiré de Blondie Hasler, à aérienvertical et servo-pendulum relié à la barre.Cet appareil m’avait permis d’effectuer mapremière traversée en solo, entre Percé et lesÎles de la Madeleine. Lorsque j’ai acheté le

présent Jean-du-Sud, je l’ai aussitôt équipéd’un autre régulateur d’allure de ma concep-tion, avec safran auxiliaire contrôlé par unaérien à axe horizontal. Cet appareil m’a permis d’effectuer trois croisières entre lacôte américaine et les Antilles, une traverséede l’Atlantique et un voyage vers la Suède. Il maintenait un cap approximatif, mais jen’étais pas satisfait de sa performance,surtout dans le gros temps et au vent arrière,qui est le talon d’Achille de tout régulateurd’allure.

Au retour de Suède, j’avais trouvé dutravail dans la région de Saint-Malo, auchantier de Michel Chabiland qui fabriquaitde petits dériveurs en aluminium pour les

écoles de voile et j’ai vu que ce chantier mepermettrait de renforcer Jean-du-Sud et dele préparer à un grand défi: revenir vers leQuébec en solitaire et sans escale, en faisantun grand détour par l’autre côté de la terre,sur la route de l’océan austral et du cap Horn.

J’avais lu de nombreux récits de marinsqui avaient tenté cette route et tous (saufMoitessier) avaient éprouvé des pannes derégulateur d’allure qui souvent les avaientforcés à interrompre leur voyage. Comme jene voulais faire aucune escale, il me fallaitun régulateur d’allure à l’épreuve de tout.J’en avais déjà bricolé deux et je me suisattaqué à sa conception. Mais au bout d’uneannée consacrée presque à temps complet audesign et à l’expérimentation, je n’avais toujours rien trouvé qui me satisfasse et je

me souviens d’avoir formulé cette pensée –j’aurais pu écrire prière – : «Cela fait assezlongtemps que je cherche, il serait peut-êtretemps que je trouve!» Quelques heures plustard, en jouant avec un bout de fil de fer pliéd’abord en forme de manivelle horizontale,puis en forme de Z dans le plan vertical,j’avais trouvé ce que je cherchais depuis plusd’un an: le moyen de transformer à l’aided’une pièce unique le mouvement d’unebielle provenant de l’aérien, en rotation de lamèche de la pale, rotation qui s’annule àmesure que celle-ci s’incline sous la pousséedes filets d’eau.

Au cours des deux années suivantes, j’aipu profiter des ressources du chantier pour

effectuer tous les travaux qui ne demandaientpas d’argent: fabriquer un nouveau mât supercostaud, que j’espérais à l’épreuve des chavi-rages, débarquer le moteur, renforcer lacoque, bâtir le régulateur d’allure. Mais il mefallait des voiles et du gréement neufs etd’autres équipements que je ne pouvais pasfabriquer moi-même; alors je suis revenu auQuébec tenter de matérialiser la vingtaine demille dollars qu’il me faudrait pour partir.

Avant de devenir marin à temps complet,j’avais, comme je l’ai écrit plus haut, travail-lé comme comédien et cinéaste, alors j’aivoulu tourner un film durant ce voyage. Lestechniques de prise de vue en numériquen’existant pas encore à cette époque, jeprévoyais tourner en 16 mm, avec son syn-chrone enregistré sur un magnétophone. Jecroyais naïvement que l’argent que je trou-verais pour le film m’aiderait à payer lesdépenses du bateau. Mais j’ai dû rapidementremettre les pieds sur terre. La tradition nau-tique au Québec étant ce qu’elle était à cetteépoque,

lorsque je disais que je voulais faire le tour du mondesans escale à bord d’un bateau de trente pieds, on me prenait

déjà pour un fou. Lorsque j’ajoutais que je voulais tourner un film de long métrage pendant

le voyage…Même à terre, un film tourné par une person-ne seule qui est à la fois derrière et devant lacaméra, cela ne s’était jamais vu.

À force d’acharnement, j’ai finalementpu convaincre un producteur qu’il n’y lais-serait pas sa chemise. En échange de mes-sages diffusés par radio à chaque jour, captésà Montréal par Pierre Décarie, un radioama-teur de grande expérience et retransmis parun groupe de stations du Québec, j’ai puacheter les voiles, l’approvisionnement etl’équipement.

Au bout de trois ans de travail ardu, j’aiquitté Saint-Malo le premier septembre1981. Je n’ai pas fait le tour sans escale, j’aichaviré et démâté dans l’océan Pacifique,atteint les îles Chatham sous gréement de fortune, réparé, remâté, repris la mer, viré leHorn et atteint Gaspé le 9 mai 1983, ayantparcouru 28 000 milles en 282 jours. Le filmde 100 minutes Jean-du-Sud autour dumonde a remporté deux fois la Palme d’Or au festival du film de voile de La Rochelle(pour la première partie, Saint-Malo-

Escale aux îles Falkland.

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Chatham en 1993, la deuxième, Chatham-Gaspé en 1995); en tout, 9 prix dont 5 Palmesd’Or dans 7 festivals de film. Il a été diffuséà la télévision dans une dizaine de pays etreproduit à plusieurs milliers de vidéo-cassettes d’abord, de DVD maintenant2. De nombreuses personnes affirment que c’estle meilleur film de voile qu’ils ont vu.

Dans l’espoir de profiter financièrementde la trouvaille faite avec mon régulateurd’allure, j’étais passé à l’Institut National dela Propriété Industrielle à Paris vérifier simon idée était brevetable et ai pu voir qu’ellel’était. Mais j’ai commis l’erreur de ne pasbreveter, tenté de vendre tout de suite moninvention et voulu la tester autour du monde.En 28 000 milles, je n’ai jamais barré, monrégulateur d’allure ayant maintenu le cap àtoutes les allures, quelles qu’aient été l’étatde la mer ou la force du vent. Après monretour, j’ai pris contact avec les gens dePlastimo et de Goïot et reçu toute une douchefroide: les pilotes électriques venaient d’ap-paraître sur le marché et de ce fait, les régu-lateurs d’allure avaient perdu tout intérêt.

Comme il n’y avait plus de marché pourmon invention, inutile d’investir dans unbrevet. Il a fallu quelques années pour quedans les revues nautiques, on écrive que les

pilotes électriques n’étaient pas très fiables et surtout exigeaient une bonne quantitéd’ampères et qu’après tout, il y avait peut-être encore une demande pour les régulateursd’allure. N’ayant pas de brevet à vendre, si jevoulais rentabiliser mon invention, j’étaisforcé de l’exploiter moi-même. Mais lemarché offrait déjà un bon nombre de régula-

teurs d’allure et je n’aurais jamais fait l’effortd’y ajouter le mien si je n’étais convaincuqu’il était meilleur que les autres, tant par sasolidité, l’élégance de son design et sa per-formance, surtout par petit temps au ventarrière. (Le fait que mon mécanisme de trans-mission et certains de mes modèles aient étécopiés presque tels quels par un autre fabri-cant confirme cette intuition.) Pour évoquerle rigoureux banc d’essai auquel j’avaissoumis mon prototype, j’ai choisi le nom deCapHorn.

Mais j’avais fait mes études profession-nelles au Conservatoire d’art dramatique, jene connaissais rien de la fabrication et je nedisposais d’autres outils que ceux que j’avaisemportés avec moi à bord de Jean-du-Sud.J’ai dû apprendre en faisant fabriquer les pre-miers appareils et en furetant dans les atelierspour découvrir quels outils on utilisait etcomment on s’en servait. Un jour, un client

potentiel qui voulait fermer son atelier d’usinage et partir en bateau m’a proposéd’échanger un régulateur d’allure contre untour. Des amis m’ont enseigné à me servir decet outil et graduellement, j’ai pu équiper unatelier de fabrication.

J’éprouvais une forte attraction pourune personne prénommée Céline et pour

éviter de répéter la mêmeerreur, j’ai pris la précau-tion de l’inviter à bord deJean-du-Sud avant de mepermettre de tomber com-plètement sous son charme.Si elle a éventuellementaccepté de m’épouser, cen’était pas pour mon argentcar je ne pouvais me verseraucun salaire, toute rentréedevant être réinvestie enoutillage et en publicité.Heureusement, Céline m’afait confiance, assumant lesdépenses du quotidien.

Au bout de cinq ans de vaches maigres, troisimportantes revues nau-tiques, Voiles et Voiliers enFrance, Yachting Monthlyen Angleterre et CruisingWorld aux États-Unis, publiaient un article sur lesrégulateurs d’allure et pourla première fois, CapHorn,le dernier apparu sur le

marché, prenait sa place dans le groupe. Lademande augmentant, j’ai pu engager monneveu, Éric Sicotte, alors au chômage, et quidésirait gagner sa vie en travaillant de sesmains, pour prendre charge de la fabrication.

Une vingtaine d’années plus tard, lerégulateur d’allure CapHorn nous procure àtous deux un revenu confortable, sans m’em-pêcher de naviguer grâce aux nouveauxmoyens de communication tel que le wi-fi, laradio HF et les satellites, qui permettent dedéplacer le bureau de vente à bord de Jean-du-Sud durant les mois d’été, le marketingdes régulateurs d’allure consistant princi-palement à répondre à des demandes reçuespar courriel, le fidèle Éric assurant la perma-nence à l’atelier. Mais je dois tout de mêmel’exposer dans certains salons nautiques.Pour rentrer d’Europe, j’avais prévu travers-er directement depuis Gibraltar vers Saint-Martin, aux Antilles, en prenant la mer à la

La boucle est bouclée le 9 mai 1983 à Gaspé.

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mi-octobre, après le salon d’Annapolis, pourarriver à la fin novembre, à temps pour pren-dre l’avion vers le salon de Paris. Maisj’avais consulté un site web de météo améri-cain qui prévoyait trois ou quatre namedstorms, deux hurricanes et un severe hurri-cane au cours des mois d’octobre et novem-bre. J’avais aussi lu un article dans le numérode septembre de Cruising World écrit par lecélèbre marin Don Street (qui publie lesguides de croisière et cartes portant le nomde son yawl centenaire Iolaire) dans lequel ilrésumait son expérience de cinquante annéesde traversées de l’Atlantique et recom-mandait, vu le réchauffement climatique quiprolonge la saison des ouragans d’un bonmois et retarde l’établissement de l’alizé, dene pas partir avant décembre. Au salond’Annapolis, j’avais pu le croiser et lui posermon problème. Il m’avait conseillé de laissermon bateau à Porto Santo et d’y revenir enjanvier pour compléter la traversée. J’ai suivi son conseil et quitté Porto Santo le 22janvier. J’ai peut-être échappé à un ouragan,mais je me suis fait rouler brutalement; j’aitrouvé un alizé soufflant entre 25 et 35nœuds avec une mer à l’avenant rendueencore plus vicieuse par la présence d’uneforte houle venant de l’Atlantique nord secoué par d’incessantes tempêtes d’hiver.En général, au cours d’une traverséed’océan, il y a des jours de gros temps, maisune majorité de jours où l’on peut dire qu’onfait de la belle voile; je n’en ai connu aucunau cours de cette traversée, n’ayant pas puenvoyer la grand-voile sans ris plus de 24heures en tout.

En septembre 2001, lorsque j’étaisrevenu à Saint-Malo vingt ans et quelquesjours après mon départ pour le tour dumonde, les gens que j’y avais côtoyés nem’avaient pas reconnu; pourtant, après

quelques minutes, ilsaffirmaient que monbateau n’avait paschangé. Il semble quele plastique vieillissemieux que l’humain,j’en ai encore une foiseu la preuve durantcette traversée et j’aipris la précaution dem’amarrer beaucoupplus souvent que je le faisais auparavantlorsque je devaismanœuvrer sur le pontavant, non seulement àcause de la violence duroulis, mais surtoutparce je sentais que lebonhomme n’avait plusson agilité d’antan.Pourtant, la manœuvrede mon bateau est ren-due passablement plusfacile grâce à unenrouleur de génois etun second étai montéen parallèle avec l’en-rouleur. Je n’ai plus à changer de foc etlorsque le vent est por-tant, il suffit de roulerplus ou moins le génoispour adapter sa surface à la force du vent.

Le radar installé il y a une dizaine d’an-nées, ainsi que le nouveau récepteur AISajouté à Porto Santo avant le départ,réduisent de façon appréciable le risqued’abordage. Durant le tour du monde, jedevais faire confiance à ma chance, au feu de route en tête de mât et m’en remettre à lavigilance de l’officier de quart sur la

passerelle des navires de rencontre, maisavec le radar en mode veille aux 20 minutesqui sonne une alarme dès qu’il détecte unnavire, je dors la nuit sans crainte. Par contre,je n’ai pas trouvé que l’AIS était efficace,ayant croisé trois petits cargos entre PortoSanto et les Canaries sans que son alarme ne se déclenche ou qu’ils n’apparaissent àl’écran. J’ai tenté de les appeler à la VHF

pour demander s’ils étaientéquipés d’un émetteur AIS,mais ils n’ont jamaisdaigné répondre à mesappels. Les deux naviresaperçus entre les Canarieset Saint-Martin n’ont pasnon plus déclenchél’alarme, au point que jedoutais du bon fonction-nement de l’appareil, maisil en a enfin détecté un peuavant l’arrivée. J’en con-clus que les navires n’enCéline Lacerte, la compagne d’Yves, sur l’Atlantique et sous les ponts de Paris.

Jean-du-Sud et le régulateur d’allure Cap Horn.

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sont pas encore tous équipés et que l’AIS nefait que complémenter le radar, sans le rem-placer.

La nuit sous les tropiques dure unebonne douzaine d’heures et dès le coucher dusoleil, j’en fais autant et tente de dormirjusqu’à son lever, 12 heures plus tard. Biensûr, je me lève plusieurs fois la nuit, mais jene manque pas de sommeil. J’ai fixé l’écranradar et le GPS au-dessus de ma couchette et il suffit d’ouvrir un œil (et mettre meslunettes) pour m’assurer que je suis au cap etqu’il n’y a pas de navire dans les parages.

Avant de partir autour du monde, j’avaisécrit que je n’étais jamais aussi heureux quelorsque j’étais seul en mer sur mon bateau.J’étais sans attache et n’avais pas encore faitla connaissance de Céline;c’est en sa compagnie quedepuis vingt ans, je suis le plus heureux, surtoutlorsqu’on navigue ensem-ble, car elle n’est alorsjamais à plus de trente piedsde moi. Elle avait traversél’Atlantique Nord versl’Irlande avec moi et j’ai étédéçu de sa décision de nepas m’accompagner auretour, convaincu qu’unetraversée dans l’alizé sousles tropiques serait ledessert de cette croisière desept étés en Europe. Je doisaujourd’hui lui donner rai-son, la dureté de la mer et la

violence du roulis auraient pu la dégoûter àjamais de la navigation de plaisance.

Jean-du-Sud a couvert 3018 milles en21 jours 6 heures, une moyenne de 142 millespar jour, très honorable pour un bateau de 30pieds qui démontre hors de tout doute que jen’ai pas manqué de vent. Je me suis promisde ne plus jamais traverser l’Atlantique enjanvier, mais cela ne m’engage pas à grand-chose, puisque ce sera ma dernière…

Après qu’il aura remonté la côte améri-caine, Jean-du-Sud viendra prendre sonmouillage devant ma maison à Oka et après35 ans, trouvera enfin son port d’attache. Ilcontinuera à naviguer en côtière, mais jedoute qu’il refasse une traversée d’océan, àmoins qu’un de mes quatre petits-enfants ne

se laisse séduire comme moi par l’appel dularge. Les initier aux bonheurs de la naviga-tion à voile sera mon objectif des prochainesannées.

Au livre qui racontait mon voyageautour du monde de Saint-Malo à Gaspé,j’avais donné comme titre: Jean-du-Sud etl’Oizo-Magick 3, cette expérience confirméepar de nombreuses lectures m’ayant convain-cu que ce en quoi l’on croit n’a aucuneimportance, l’essentiel étant de croire; si ons’abandonne à son destin avec confiance, on trouve les circonstances qui permettent de l’accomplir et j’ai trouvé plus drôle deconfier le mien à un Oizo-Magick plutôt qu’àquelque habitant de l’Olympe. Ce petit retouren arrière sur ma carrière de marin me permet

de conclure que l’excel-lent travail de l’Oizo-Magick ne s’est pas arrêtéavec mon arrivée à Gaspéet que je suis né sous unebonne étoile; c’était sansdoute une étoile de mer.

1. Etienne Perrot (auteur de la

préface), Yi King, Le Livre des

transformations, Librairie de

Médicis, Paris 1973, p. xi

2. Disponible par la poste à

www.caphorn.com

3. Également disponible à

www.caphorn.com

Jean-du-Sud en vacances: au mouillage sur le Loch Ness en Écosse et plus tard sous une tour génoise sur le littoral corse.

Yves Gélinas, 2007.