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  • CARACTÈRES ET VISAGES

  • DU MÊME AUTEUR

    Le mythe de la Cité idéale, Paris, Presses Universitaires de France (coll. « Biblio- thèque de Philosophie contemporaine »), 1960.

    Psychologie pratique des élèves de 7 à 12 ans, Paris, Bordas, 1958. La caractérologie à l'âge scientifique, Neuchâtel, Éditions Griffon, et Paris,

    Éditions Dunod, 1961. Le jeu du monde et le test du village imaginaire, les mécanismes de l'expression dans

    les techniques dites projectives, Paris, Presses Universitaires de France, 1960. EN COLLABORATION AVEC ROSE VINCENT

    Comment connaître votre enfant, Paris, Hachette, 1957.

  • CARACTÈRES CARACTÉROLOGIE ET ANALYSE DE LA PERSONNALITÉ

    COLLECTION FONDÉE PAR RENÉ LE SENNE ET DIRIGÉE PAR ÉDOUARD MOROT-SIR

    9

    CARACTÈRES ET VISAGES

    par

    Roger MUCCHIELLI Agrégé de l'Université

    Docteur ès Lettres et Docteur en Médecine Professeur de Psychologie à la Faculté de Rennes

    ILLUSTRATIONS DE PROTOPAZZI ET DE COSQUER DEUXIÈME ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE

    Préface du P Nicolas PENDE de l'Université de Rome

    PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

    1963

  • DÉPOT LÉGAL 1 édition . . . . . . 2e trimestre 1954 2e — . . . . . . 1 — 1963

    TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation

    réservés pour tous pays © 1954, Presses Universitaires de France

  • A la mémoire de Gaston BERGER

  • PRÉFACE

    Le livre Caractères et visages du P Roger Mucchielli, que je présente à l'occasion de sa seconde édition, apporte à l'étude des caractères humains et à la prosopologie une contribution très précieuse tant par ses enquêtes que par sa partie critique. Cette dernière partie, surtout, fait honneur à l'auteur : il faut, en effet, être très prudent pour définir, à partir du visage, le caractère d'une individualité humaine, mystérieuse synthèse de forces matérielles et spirituelles, synthèse unique, irréductible à aucune autre. Je rappellerai ici ce que dans le Traité de médecine biotypologique publié sous ma direc- tion mon ami le biotypologiste Martiny écrit: « Jamais, au grand jamais, on n'aura le droit de juger péremptoirement ou même de prévoir partiellement par la prosopologie la libre personnalité de l'homme, l'être humain étant capable de toutes les adaptations et de toutes les compensations. »

    Le principe corrélationniste unitaire de la personnalité totale, qui est à la base de ma biotypologie individuelle pluridimensionnelle, exige que l'étude du visage humain, beaucoup plus que tout autre constitution partielle de segments ou d'organe, soit conçue dans le cadre du biotvpe total du sujet, avec son unité somato-psychique, morphogénétique, socio- génétique et avec la connaissance de base du mode individuel de fonctionnement de ce grand appareil de l'homéostase psychique qu'est l'appareil cérébro- endocrinien. Le caractère, comme le dit si bien E. Kretschmer, est la carte de visite de la personnalité et le visage, sans en être le seul, en est l'instru- ment le plus expressif.

  • Comme l'écrit R. Ermiane dans mon Traité de médecine biotypo- logique, prosopologie myologique, la capacité d'expression du visage est avant tout celle de l'ensemble des expressions surtout musculaires du visage qui traduisent les tendances et les dispositions du caractère, permanentes ou passagères.

    Ceci défini, l'œuvre de Roger Mucchielli, ainsi qu'il le dit, est une tentative pour lancer un pont entre la caractérologie et la morphophysiologie. Cette tentative est, à mon avis, particulièrement réussie. L'auteur a ainsi comblé une lacune, jusqu' à aujourd'hui assez vaste, de la science de la personne humaine, science qui souffre encore de la trop grande spécia- lisation des psychologues et des biologistes de la personne, lesquels disso- cient ce qui est indissociable : soma et psyché.

    R. Mucchielli s'est inspiré de ses maîtres: Le Senne pour sa psychologie caractérologique élaborée à partir de questionnaires et Corman pour sa morpho- psychologie méthodique, c'est-à-dire l'observation directe des signes carac- térologiques du sujet, qui, selon Corman, sont régis par le principe de base, généralement accepté et d'ailleurs concordant avec celui de l'école constitution- naliste italienne, le principe de la dilatation et de la rétraction dans l'orientation morphologique de la forme du corps et du visage comme dans l'attitude psychologique du Moi face au donné sensible, face au donné social, face à lui-même et à l'intimité du sujet.

    Dilaté ou expansif, et rétracté: deux termes qui résument tout un ensemble de signes caractérologiques qui, ainsi que le montrent les beaux dessins et photographies de R. Mucchielli et de Ermiane, se traduisent en signes prosopologiques, de nature musculaire principalement. Mais Mucchielli complète le principe de Corman par d'autres critères psychophysiologiques endocrinologiques, auxquels j'ai donné une grande importance dans ma classification biotypologique. Ces critères sont la rapidité et la promptitude, ou la lenteur et le retard, des réactions psychiques, ici appelés primarité et secondarité et que j'avais décrits sous les noms de tachipsychisme et bradypsychisme. Ces caractères sont mis en rapport avec des situations

  • endocrines spéciales: hyperthyroïdisme-hyperadrénalisme pour les premiers, hypothyroïdisme-hypoadrénalisme pour les seconds. L'autre trait auquel R. Mucchielli donne son exacte valeur est la sthénie ou l'asthénie des processus psychiques ; l'auteur retrouve ce que j'ai conclu, il y a plusieurs années : le fondement hormonal de cette diversité individuelle du quantum d'énergie psychique. Il reconnaît la correspondance entre mes quatre combinai- sons, hypothyroïdienne-hyposurrénalienne, hyperthyroïdienne-hypo- surrénalienne, hyperthyroïdienne-hypersurrénalienne, hypothyroï- dienne-hypersurrénalienne, et ses types nEnA ( non-émotif, non- actif), EnA (émotif, non-actif), EA (émotif, actif), nEA (non-émotif, actif). Le type nEA correspondrait, selon l'auteur, à l'extraverti de Jung, et le type EnA à l'introverti, avec pour chaque type, quatre variantes suivant les types de pensée, de sentiment, de sensation, d'intuition (Jung).

    R. Mucchielli applique le principe de dilatation et de rétraction de Corman à l'interprétation caractérologique du visage selon que le phénomène intéresse, à un degré et un lieu variables, les trois secteurs superposés du visage, le supérieur intellectif, le moyen affectif et l'inférieur végéto-instinctivo- affirmatif du Soi.

    L'auteur y ajoute les marques de l'émotivité et de la sthénie sur le visage, c'est-à-dire la délicatesse, la finesse des plis, la vibratilité du visage et la vivacité de la mimique, ou des caractères contraires. L'équilibre entre les trois secteurs dans le type actif, du non-équilibre dans le type non actif, la fermeté des chairs dans le premier, la flaccidité dans le second, teint fort et chaud de la peau ou teint pâle et froid, obliquité en dehors et en haut de la fente palpébrale, bouche avec commissure directe et signes contraires dans l'asthénique.

    Enfin il tient compte des asymétries de la structure et de la mimique du visage, asymétries qui démontrent un défaut d'unité et d'harmonie de la personne, une mauvaise intégration des pulsions aboutissant à un compor- tement instable et incohérent.

  • L'auteur applique ses principes et sa méthode à l'interprétation d'une série de visages, d'individualités communes étudiées par lui, et de visages d'hommes de génie comme Musset, Baudelaire, Murat, Balzac, Talleyrand, Spencer, La Fontaine, dont il donne des photos avec leur diagnostic caracté- rologique respectif.

    Il est difficile d'aller plus au-delà dans cette magnifique analyse morpho-physiologico-caractérologique.

    Le lecteur de cette analyse y trouvera les plus récentes connaissances de cette science encore en voie de formation : l'œuvre de Mucchielli est une grande promesse pour l'avenir de la prosopologie.

    Rome, février 1961. P Sen. Nicolá PENDE.

  • AVANT-PROPOS DE LA PREMIÈRE ÉDITION

    « Il serait intéressant qu'une caractérologie minutieuse de l'appa- rence, on pourrait dire une carac- térologie séméiologique, déterminât avec précision les signes immédia- tement perceptibles d'un caractère, de façon à fournir une première et assez bonne hypothèse de la nature d'un autre homme dans les pre- miers temps de sa rencontre avec lui, à peu près comme un homme du peuple estime à première vue et tout de suite la force physique d'un autre. »

    LE SENNE, Traité de caractérologie, p. 425.

    Celui qui s'intéresse à la science des caractères se trouve actuelle- ment devant deux ordres de tentatives nettement différentes par leur orientation générale sans qu'aucun effort ait jamais été entrepris par leurs auteurs pour établir des rapprochements : la Caractérologie et la Morpho-psychologie.

    En lisant tous les ouvrages traitant de ces deux ordres de ques- tions, on trouve çà et là des descriptions qui se recoupent sans jamais cependant coïncider. On s'aperçoit bien que les types décrits repré- sentent tous des individus que nous avons l'occasion de remarquer quotidiennement autour de nous, mais aucun principe unificateur n'a encore été proposé qui permette d'établir le tableau de concordances entre ces deux grandes directions de la psychologie différentielle.

    Un tel principe est-il seulement possible ? Cet ouvrage tente de

  • résoudre le problème. Son but est extrêmement précis et M. Le Senne, demandant à l'auteur de s'engager dans cette recherche, en formulait le dessein en ces termes : « Lancer un pont entre la caractérologie et la morpho-psychologie. »

    Il s'agissait donc d'abord de comparer et, éventuellement, de rapprocher la caractérologie de Le Senne, qui est une typologie, et la morpho-psychologie de Corman, qui est une méthode.

    Ces deux maîtres ont suivi pas à pas mes efforts et je les remercie ici des encouragements qu'ils ont bien voulu me prodiguer. Tout ce qui a quelque valeur dans ce travail leur est dû. Je suis particulière- ment reconnaissant à M. Le Senne des innombrables suggestions qu'il voulut bien me faire — et au D Corman qui, avec une rare complaisance, me permit de bénéficier près de lui pendant deux années, de son vivant enseignement.

    Les résultats qui sont présentés dans cet ouvrage n'ont absolu- ment aucune prétention au définitif. Leur seule valeur est heuristique, et l'auteur s'estimera récompensé s'ils suscitent les critiques positives et les contre-expériences qui permettront à d'autres caractérologues de nouveaux essais de solution.

    Nous remercions le D Corman et les Éditions Stock de nous avoir permis d'utiliser les illustrations de Protopazzi (93 dessins à la plume).

  • AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION

    De nombreux travaux ont paru depuis 1954 qui ont continué ceux de Heymans-Wiersma-Le Senne. Une Association Internationale de Caractérologie est née, ainsi qu'une Revue internationale de Caracté- rologie.

    Caractères et visages a été le dernier ouvrage que René Le Senne ait vu paraître dans la collection qu'il dirigeait. La mort l'emporta en octobre 1954 au moment où, entre autres travaux en chantier, il préparait le Traité d'idiologie, complément indispensable et attendu de son Traité de caractérologie générale, paru lui-même en 1949 et quatre fois réédité depuis.

    En 1960, Gaston Berger, qui avait remplacé René Le Senne à la tête de l'École Française de Caractérologie, était à son tour enlevé par une mort brutale. Nul ne pourra apporter à leur place les analyses nouvelles que ces deux maîtres préparaient pour la caractérologie. Grâce à eux, cependant, cette jeune science a été lancée et elle a conquis, avec un large public, une place importante dans le champ de la psychologie différentielle.

    En même temps qu'elle grandissait, on a vu se durcir les positions philosophiques de ceux d'entre les psychologues qui voulaient continuer de l'ignorer. L'objet et les méthodes de la caractérologie ont été mis en question. Sans doute pourrions-nous nous en tenir à des arguments de fait et dire que sa réussite pratique est sa meilleure validation, mais il faut entrer dans la polémique et préciser les positions théoriques de la caractérologie.

  • Après Le Senne et après Gaston Berger, il faut d'abord redire l'hypothèse fondamentale sur laquelle sont d'accord tous les carac- térologues, suivant laquelle le caractère n'est pas la personnalité, et que la caractérologie n'est pas une personnologie. Nous plaçant à un point de vue constitutionnaliste, nous cherchons seulement à analyser et à décrire les propriétés fondamentales du caractère, avant tout investissement dans une histoire, avant toute spécification et toute distorsion acquise. Nous admettons donc qu'il y a des natures — ou des naturels — que l'expérience individuelle au cours de la vie (avec ses « climats affectifs », ses avatars, ses chocs, ses rencontres et ses modèles) accomplit et particularise, en même temps que s'exercent, sur les données congénitales, les puissantes influences du milieu social, de la culture, de la subculture et des statuts de personnalité.

    Conformément au vocabulaire de Le Senne, et pour la clarté didactique des considérations qui vont suivre, nous distinguerons trois niveaux dans la personnalité : 1° le caractère, ensemble de virtualités organisées en structure; 2° l'individualité qui comporte les aptitudes extra-caractérielles, l'his-

    toire personnelle, l'âge, les milieux favorables ou non, le person- nage, l'influence de la subculture, de la culture et du cadre naturel ;

    3° la personnalité au sens strict, c'est-à-dire la puissance de synthèse, d'engagement et de création. Mais cette classification suppose la possibilité en droit et en fait

    d'isoler ces trois ensembles. Est-ce le cas pour le caractère ? Ceci pose deux importants problèmes : comment délimiter cette

    structure fondamentale, dont les racines plongent au sein du soma, et qui est enfouie sous les conditionnements de l'histoire individuelle, elle-même transfigurée par les puissances de l' ego ?

    La réponse à cette question théorique, nous allons le voir, est contenue dans la définition même du caractère.

    Par quels moyens techniques pouvons-nous poser un diagnostic

  • purement caractérologique étant donné que le comportement obser- vable est une résultante, l'expression de la totalité de la personnalité en situation ?

    Ce livre a précisément pour but de fournir une solution à ce problème de méthode.

    Le sens commun perçoit des « caractères », mais à travers des traits parcellaires de comportement et de morphologie, qui semblent révélateurs de tout un ensemble, et sans pouvoir en découvrir les causes non plus que les lois d'organisation. Don Quichotte et Sancho Pan ça illustrent, sous une forme littéraire, l'opposition pittoresque de deux styles d'existence, mais c'est là une définition tout extérieure, purement descriptive et si l'antithèse est un procédé de la psychologie romanesque, elle ne saurait convenir dans une optique scientifique où ce n'est pas la comparaison des caractères qui fonde la généralisa- tion des lois caractérologiques mais l'inverse.

    Le caractère est une structure constitutionnelle, de niveau somato-psychique, composé de propriétés, structure fonctionnelle dont la dynamique conditionne les formes de comportements possibles. Il n'est pas immédiatement saisi, mais déduit à partir de ses propriétés fondamentales.

    La définition des facteurs caractérologiques assure la généralité structurale, fonde la comparaison caractérologique, sous réserve que toutes les propriétés envisagées appartiennent bien au même niveau somato-psychique. C'est en effet l'homogénéité de niveau des facteurs qui permet l'autonomie de la déduction caractérologique. Autrement dit, en respectant les critères de généralité et d'homo- généité des facteurs, nous pouvons faire litière d'une objection régulière, celle de la distinction entre nature et nurture, distinction évidemment impossible au niveau de l'observation des comporte- ments, mais possible au niveau des fonctions caractérologiques dont les propriétés « orientent » le comportement.

  • De ce fait, nous rejetons du vocabulaire caractérologique les concepts, propriétés ou facteurs qui n'atteignent pas, ou débordent le niveau somato-psychique, ainsi que toute terminologie qui intro- duirait des références essentielles au milieu, à l'accidentel, à la nurture. Il a été souvent reproché aux caractérologues d'utiliser un nombre de facteurs variable d'un auteur à l'autre. Une analyse critique, faite de ce point de vue, devrait permettre par élimination de remédier à cet inconvénient.

    Seront ainsi considérées comme infra-caractérielles les conditions organiques telles que la santé, les malformations anatomiques et tout élément biologique anecdotique (daltonisme par exemple) qui parti- cularisent l'individu sans le signifier.

    Symétriquement, d'autres « facteurs » tels que « l'énergie psy- chique » proposée par Robert Denis comme « capacité de mettre volontairement en œuvre des forces de résistance ou d'action » renvoient aux notions de Personne, d'Ego-strengh ou du « Je » qui sont supra- caractérielles en tant que puissances synthétiques d'engagement ou de création, et échappent à la causalité simple pour se porter vers l'avenir valorisé.

    En ce qui concerne les fonctions caractérielles énergétiques, nous pensons que leur réalité somato-psychique s'exprime dans la sub- structure Émo-Activité qui implique des éléments physiologiques précis.

    Comme le dit le D Martiny : « L'activité est servie par l'élément de dotation embryologique du mésoblaste. Une bonne musculature, une hématose satisfaisante, une surproduction des corticostéroïdes et hormones génitales favorisent de toute évidence l'activité. Cette action est en général plus physique chez le corpulent entomésoblas- tique non émotif, parce qu'hypothyroïdien, plus intellectualisée chez le volontaire chordoblastique émotif, parce qu'hyperthyroïdien. »

    Pour les fonctions caractérielles de communications avec le milieu (plasticité-séjonctivité), le problème du niveau des facteurs est encore plus essentiel; il engage en effet la nature des rapports entre la

  • caractérologie et les autres grands courants de la psychologie contem- poraine.

    A cet égard, l'attitude des psychanalystes, qui va de l'indifférence à l'hostilité, est très symptomatique. On peut s'en étonner, surtout si les positions de Freud à ce sujet reviennent en mémoire : « Si la psychanalyse a tant parlé des facteurs accidentels de l'étiologie et si peu des constitutionnels, c'est parce qu'elle avait quelque chose de neuf à dire au sujet des premiers, tandis qu'elle n'avait rien à ajouter, qu'on ne savait déjà, au sujet des seconds. Nous refusons d'éta- blir une opposition essentielle entre les deux séries de facteurs étiologiques » (I).

    Dans Moïse et le monothéisme (1939), Freud précise sa pensée, plus audacieuse encore que celle des caractérologues. « L'hérédité archaïque de l'homme ne comporte pas que des prédispositions, mais aussi des contenus idéactifs, des traces mnésiques, qu'ont laissés les expériences faites par les générations antérieures. »

    Tirant les conséquences logiques de la pensée de Freud, des caractérologues ont voulu établir des équivalences : Jung en construisant une typologie à base ontogénique est arrivé à un classement de structures intérieures.

    « C'est jouer sur les mots que de ne pas appeler cela de la carac- térologie » (2).

    Ce sont surtout les successeurs de Freud qui, envisageant le développement de l'individu en différents stades ont expliqué par la « fixation » certains comportements caractériels. Le stade oral par exemple qui réunit toute la phénoménologie de la nourriture (sein-biberon) aurait des « conséquences » caractérologiques : soumission, dépendance, besoin de la mère, passivité, besoin de l'objet, avidité.

    (I) FREUD, De latechnique psychanalytique, Presses Universitaires de France, 1953. (2) MARTINY, Procès-verbal du 16 décembre 1957 du Centre d'Études Anthro-

    potechniques.

  • En forçant vers la coïncidence des typologies superficiellement parallèles, mais qui relèvent d'un système d'explication différent et qui découlent chacune des réalités complémentaires, on tombe dans la réduction abusive des niveaux dialectiques.

    La typologie caractérologique propose des structures qui orga- nisent des abstraits fonctionnels en schèmes de comportement; elle préjuge donc d'un terrain, d'une disposition inconditionnelle à agir d'une façon particulière dans le milieu.

    La typologie psychanalytique s'appuie au contraire sur le mouve- ment, l'évolution, qui conduit du principe de plaisir au principe de réalité et ne se comprend qu'à la lumière des événements condi- tionnants qui ont traumatisé l'enfant et bloqué cette évolution (1). En principe donc, aucune confusion n'est possible, mais dans la mesure où les conditionnements engendrent des réactions comportementales durables, « s'étalant » sur toute situation présentant des analogies avec la situation conditionnelle initiale, la tentation est grande d'expliquer le « caractère » par les modelages du milieu, exercés au cours de l'enfance et oubliés depuis. La simple observation des variations individuelles dans la gravité et la compensation des traumas affectifs chez des enfants soumis aux mêmes carences bio- et psychologiques devrait suffire à invalider cette hypothèse.

    Mais les conclusions de Pavlov sont encore plus probantes : « Nous observons chez nos animaux une différence énorme dans la rapidité de formation des réflexes conditionnés positifs et négatifs, dans leur solidité et la mesure où ils deviennent absolus » (2).

    Le « type nerveux » de chaque animal demeure un élément stable et même déterminant lorsque les collisions conditionnelles préparent

    (1) « Alors que la psychanalyse insiste sur l'individuation comme struc- ture temporelle dont les nœuds sont les événements, la caractérologie insiste sur l'individuation comme structure synchronique dont les nœuds sont les interférences de fonctions », G.-G. GRANGER, Pensée formelle et sciences de l'homme, p. 196, Aubier, 1960.

    (2) PAVLOV, Typologie et pathologie de l'activité nerveuse supérieure, p. 27, Presses Universitaires de France.

  • les névroses expérimentales, les états de « parabiose » où l'adaptation est devenue impossible. Ce type tempéramental influe sur le type de névrose, sur le retentissement organique, sur la guérison et sur la réaction aux substances pharmacodynamiques.

    Les deux substructures fondamentales permettent d'établir la correspondance élémentaire entre la typologie pavlovienne et celle de Le Senne. Les types nerveux faibles extrêmes donnent : pour l'Excitable, l'émotif asthénique plastique (Nerveux), et pour l'Inhibé, l'émotif asthénique séjonctif (Sentimental). Les types nerveux forts ou centraux donnent, pour le stable, un non-émotif sthénique séjonctif, et pour le labile, un émotif-actif plastique. Ainsi l'hypothèse d'une structure constitutionnelle se confirme pendant que l'approche pure- ment morphologique semble la seule capable d'éviter l'incidence des composantes historiques et culturelles de la personnalité, afin de mieux isoler, ce qui est le but ici, le niveau caractérologique pro- prement dit.

    Cependant les objections se rencontrent même après cette réduction. Le Senne lui-même disait : « L'hypothèse n'est pas exclue que la coïncidence entre la morphologie et la caractérologie ne se fasse que dans un secteur de celle-ci. »

    Henri Wallon, allant plus loin encore, pense que « le parallélisme psycho-physiologique est une notion fallacieuse ». Pour lui, donner « la complexion physiologique » comme soubassement du caractère est aussi aberrant que « fonder la fonction sur l'existence de l'organe ». L'argument central de cette critique est qu'on ne peut expliquer l'ensemble du comportement par la déduction ou la combinaison de facteurs physiologiques élémentaires, sans éliminer arbitrairement les modifications, le re-modelage que subissent ces facteurs lorsque l'individu doit s'adapter au milieu. Par exemple, et de ce point de vue, la capacité morphogène et psychogène des glandes endocrines existe bien, mais l'adaptation au milieu trouble ou favorise leur fonction-

  • nement, en modifie l'orchestration et du même coup celles-ci ne sauraient expliquer le caractère « qui exprime précisément, chaque fois qu'il se manifeste, la totalité de la personne ». On voit apparaître dans cette dernière citation la confusion si fréquente, dénoncée par Claude Lévi-Strauss, entre la structure et sa matière première, entre le modèle et la réalité empirique des « traits-de-caractère-en-situation » dont il est abstrait. En prenant pour objet caractérologique « une manière habituelle ou constante de réagir» l'empreinte sur la personne qui résulte de la répétition de façons de réagir dans la vie quotidienne, professionnelle ou familiale, en face d'événements, en face « des idées, culture, traditions, techniques et connaissances de toutes sortes », Henri Wallon justifie une approche génétique de l'indivi- dualité et non du caractère. Il ressort de ses ouvrages qu'il n'entend pas le mot « caractère » dans le même sens que les caractérologues.

    L'argumentation à l'encontre de correspondances possibles bio- physio-psychologiques n'est valable que si l'on prend pour objet d'étude « le complexe indissociable que forment des situations déterminées et les dispositions du sujet ».

    Pour nous, l'objet caractérologique est une structure stable (et non fixe), avant tout investissement dans l'histoire individuelle, avant toute répétition situationnelle. C'est une structure inconsciente somato-psychique régie par des lois dont l'autonomie est garantie par l'interdépendance et l'homogénéité de niveau de ses facteurs. Mais que sont ces facteurs dont la vertu permet de rompre le « complexe indissociable » dispositions-situation ? Tout d'abord précisons qu'il ne s'agit pas de facteurs isolés par l'analyses tatistique factorielle mais de « propriétés constitutives » de « l'objet caractéro- logique ».

    L'analyse factorielle est une méthode d'identification des variables fondamentales ou des sources de variances des mesures de comporte- ment. Aussi part-elle des traits observables pour trouver dans leur regroupement économique les mécanismes psychologiques sous- jacents. Elle parvient dans un premier temps à isoler des facteurs

  • orthogonaux mais qui, ipso facto, ont une existence anarchique qui appauvrit encore l'absence de relation, autre que mathématique, avec le réel, ... au point que l'on s'est posé la question de l'authen- ticité de leur contenu. Comme le signale Wallon, l'emploi de « la corrélation substitue une simple notion de concomitance relative, à celle de causalité efficiente ». Il ne faut pas trop s'arrêter sur l'aspect scientifique de l'analyse factorielle puisque dans le domaine caracté- rologique ses avantages sont minces. Le terme de facteur sera pris ici dans le sens courant, c'est-à-dire propriété causale et nécessaire, définie pragmatiquement, mais rationnellement irréductible à une partie d'une autre, ou au jeu combiné de plusieurs autres.

    D'ailleurs ce n'est pas tant une différence de rigueur scientifique qui importe, puisque dans les deux cas on retrouve le critère de l'éco- nomie dans le dénombrement, mais l'aptitude structurale des facteurs envisagés. Cette aptitude tient à la nature virtuelle des facteurs caracté- rologiques qui échappent ainsi aux contingences situationnelles, à l'actuel, pour n'entretenir de rapports qu'entre eux. Ils obéissent à une logique structurale interne qui agit (même si elle n'apparaît pas concrètement en raison d'un refoulement ou d'une surcompensation) dans des contextes spatiaux et temporels différents. Ils n'ont d'impli- cations comportementales concrètes et précises qu'au sein du système de relation qui les unit et par rapport aux investissements socio- historiques et aux situations qui les actualisent.

    Le caractère est une structure, ce terme étant entendu au sens de la phonologie et de l'anthropologie structurale.

    Telle nous paraît être la position de la caractérologie dans les sciences humaines et telle sera pour nous la définition du champ dans lequel nous allons travailler. Bien entendu nous devons sacrifier à une plus large intelligibilité dans les pages qui vont suivre, mais la formulation simplifiée que nous serons obligés de faire ne doit pas créer de malentendus.

  • LIVRE PREMIER

  • CHAPITRE PREMIER

    LA MÉTHODE

    Si les deux disciplines, la caractérologie et la morpho-psychologie, convergent vers le même but qui est de comprendre intuitivement une individualité concrète et originale, elles diffèrent d'abord par la méthode : la première utilise surtout la méthode du questionnaire caractérologique, la seconde se fonde sur l'examen de la forme du corps et particulièrement du visage.

    Elles ont l'une et l'autre leurs difficultés et leurs avantages. A vrai dire, les avantages de chacune sont exclusivement faits des inconvé- nients de l'autre. A partir des réponses obtenues au questionnaire, il ne sera pas toujours facile d'opérer la décomposition des facteurs caractériels qui interviennent dans le « oui » ou le « non » du sujet, pas plus que d'évaluer la spontanéité des réponses. Dans le meilleur des cas, supposant la spontanéité parfaite, comment assurer que l'auto-jugement conscient atteint bien le niveau caractérologique et ne s'arrête pas au « personnage » par exemple ?

    La méthode morphologique devrait donc l'emporter sur celle des questionnaires... mais c'est alors un autre écueil : le morpho- psychologue doit faire parler un visage. Ce n'est plus le sujet qui peut duper, résister, mais le psychologue qui se dupe lui-même faute de rencontrer une résistance. Aussi est-ce par une critique qu'il faut commencer.

    Les difficultés de la méthode du questionnaire apparaissent seule- ment à l'usage. En principe, il paraît très aisé et très sûr de faire

  • répondre un sujet, devant soi ou par correspondance, à une série de questions concernant son propre caractère. En fait, l'entreprise s'avère semée de chausse-trapes : d'abord respecter les impératifs pratiques : les questions doivent être claires, aisément comprises, utilisables sur une population étendue comprenant tous les échan- tillons sociaux d'une culture donnée. La maniabilité, qualité appré- ciable, est inversement proportionnelle au nombre des questions nécessaires à l'évaluation des facteurs.

    Ensuite, tous les caractérologues ne sont pas d'accord sur le questionnaire. En ne parlant que d'actualités, il existe à peu près autant de questionnaires qu'il y a eu d'auteurs dans cette jeune collec- tion des Presses Universitaires qu'est la collection « Caractères ».

    Outre le questionnaire originel qu'utilisèrent Heymans et Wiersma, publié par Le Senne en appendice de son Traité de caracté- rologie, et qui permit l'établissement des statistiques, on peut répondre aujourd'hui au questionnaire de M. Berger, à ceux de M. Griéger, de M. Maistriaux, de M. Gaillat, de M. Gex — et j'en oublie certai- nement. Un travail très instructif vient de paraître dans cette collection même, sur l'emploi comparé de ces questionnaires (1). Des différences considérables se font jour dans l'appréciation et l'évaluation des « propriétés fondamentales » dont la synthèse doit définir un caractère.

    Car il s'agit d' « évaluer » ces propriétés, d'exprimer par un chiffre-repère ces facteurs constitutifs en les isolant autant que possible du complexe concret que représentent un individu et son comportement, de donner un chiffre symbolique à l'Émotivité, à l'Activité, au Retentissement des impressions et aux tendances complémentaires ; de trouver des questions « Émotivité » auxquelles tous les genres d'émotifs répondront affirmativement et d'obtenir des réponses assez exactes car l' « intensité » de cette propriété, mesurée de 0 à 10 par exemple, va peser lourdement sur le diagnostic

    (1) M. GEX, Test caractériel pour un diagnostic rapide, Presses Universitaires de France, 1953, coll. « Caractères ».

  • final. Il en est de même pour les autres « propriétés » de base et comme la description dernière du caractère doit être déduite de l'ensemble des chiffres, on s'aperçoit avec effarement de la progression géomé- trique des erreurs possibles.

    Pour remédier à ces inconvénients, la tentation était grande de multiplier les questions relatives à chaque facteur; mais là encore, deux conséquences viennent inquiéter nos chercheurs, d'une part la difficulté de trouver de nombreuses questions toutes différentes et pourtant toutes analogues puisqu'elles visent la même propriété ; d'autre part, l'allongement insolite du questionnaire : 9° questions dont chacune comprend un nombre d'éventualités variant de 2 à 9, dans le questionnaire Heymans, 90 questions dans le questionnaire Berger, 160 questions pour Grieger et 194 pour Maistriaux.

    Et quelles questions !!! Pour y répondre, les sujets doivent forcément être passés maîtres dans l'art de l'introspection, de saisir les nuances du caractère, et de jongler avec le vocabulaire particulier de la psychologie et quelquefois de la métaphysique. Il est désarmant de constater que nos questionnaires sont toujours faits pour nos étudiants et, généralement même, pour nos étudiants de psychologie. Inapplicables aux étrangers, aux enfants, aux malades mentaux, ils sont malheureusement inapplicables aussi au commun des mortels.

    J'ai posé à des paysans de bonne volonté, à des dockers intelli- gents, un des derniers questionnaires parus. Ils sont restés pantois devant des questions comme celles-ci : « Sentez-vous le Temps comme quelque chose de fluide, de continu, coulant sans interruption et entraînant tout avec lui ? » « Avez-vous des besoins esthétiques profonds ? » « Pensez-vous qu'il y ait des mystères à respecter et que, dans certains cas, la Raison doive céder la place et renoncer à pour- suivre sa recherche ? »

    Ne croyez pas non plus qu'un minimum de connaissance de soi suffise à tout remettre en ordre; au contraire, les intellectuels, étu- diants, professeurs et médecins que j'interrogeai se perdaient en explications, « distinguos », circonstances et cas particuliers.

  • Pour résoudre ce nouveau problème des réponses nuancées, les questionneurs ont multiplié le nombre de réponses possibles. M. Berger prévoyait déjà « oui », « non » et « oui et non »; M. Grieger dans son test inédit n° 2 prévoit 5 degrés pour chaque réponse : « très fort », « fort », « moyen », « faible », « très faible ». On voit la légèreté d'un tel questionnaire surtout si l'on se souvient qu'il comporte 160 questions !

    Les réponses obtenues, il faut encore qu'elles soient sincères. Les enthousiastes de la méthode se récrieront et diront que c'est évidem- ment la condition sine qua non dont le sujet comprend immédiatement la nécessité et à laquelle il se soumet généralement de bonne grâce. Soit. Supposons nos sujets prêts à la sincérité totale, espérons que ce souci ne réagisse pas sur les réponses en transformant celles-ci en longs discours d'hésitation, souhaitons que la forme des questions ne les suggestionne absolument pas, que vont-ils répondre à ces ques- tions du questionnaire n° 1 de Maistriaux : « Vous trouve-t-on généralement sympathique ou antipathique ? », « Avez-vous des tendances à l'homosexualité? »...

    Mais admettons que nos sujets, particulièrement extra-lucides, aient répondu à ces questions, que leur inconscient n'ait plus de secret pour eux, qui saura si ces réponses révèlent une disposition fondamentale ou une humeur passagère, un trait de caractère ou un état pathologique ?

    J'ai posé à des déprimés, soignés dans le service du D Corman, les questions du test Berger concernant l'Émotivité (E) et l'Acti- vité (A). Tous m'ont exagéré E et diminué A tout en étant très sin- cères — et c'est le diagnostic morphologique qui rectifiait l'erreur. J'ai posé par contre ces mêmes questions à des élèves de la classe de philosophie d'un lycée et la plupart, sans s'en apercevoir, minimi- saient E et exagéraient A.

    Pour parer à ces fâcheuses confusions entre le « moi » idéal, le « moi » du moment et le « moi » authentique, M. Maistriaux propose de dédoubler toutes les questions et de demander si la réponse vient

  • d'une « tendance innée » ou d'une « tendance acquise ». On multiplie par 2 le nombre des questions et on augmente d'autant la difficulté des réponses. Cet « acquis » est-il la révélation de l' « inné » caché jusque-là, ou une véritable acquisition; est-il solide ou fragile, naturel ou volontaire ? Ne risque-t-on pas de prendre un « acquis » antérieur pour l' « inné » ? Quelle place faire à cet « acquis » dans la description concrète du caractère à laquelle doivent, rappelons-le, aboutir tous nos efforts ? Faire deux descriptions, celle du caractère « inné » « évoluant » vers l' « acquis » ? Mais cet acquis est-il bien le terme d'une évolution réelle ? Ou seulement rêvée ? Et si ce caractère évolue, s'il est variable, peut-on avoir une connaissance quelconque de cet être en Devenir ? Et si enfin pour éviter la perturbation que le sujet provoque en lui en s'analysant inopinément, on veut le sou- mettre au questionnaire caractérologique « projectif » (1), et lui demander d'imaginer un « héros » de sa composition qu'on plongera dans telle ou telle situation imaginaire typique, on pourra difficile- ment savoir, si ce n'est par le recoupement avec d'autres tests de projection, ce qui dans ses réponses vient du caractère, et ce qui vient de son idéal moral, du conformisme, de l'impression qu'il veut donner, des exemples que le sujet a pu avoir autour de lui, ou tout simplement de niveau subconscient généralement atteint par les techniques dites projectives (2). Encore faut-il, en effet, résoudre la difficile question de savoir si le test de projection vise bien la détection de la même réalité que le test caractérologique.

    Et j 'ai supposé pour l'instant que le problème des facteurs à déceler, de leur nombre et de leur hiérarchie, était résolu à l'unanimité des caractérologues.

    Malgré ces difficultés incontestables, on doit reconnaître en toute

    (1) Un tel questionnaire a été imaginé par M. Ardoino, actuellement secrétaire général de l'Association Internationale de Caractérologie.

    (2) Cf. sur ce niveau : R. MUCCHIELLI, Le jeu du monde et le test du village ima- ginaire, les mécanismes de l'expression dans les techniques dites projectives, Presses Universitaires de France, 1960.

  • bonne foi que la typologie de Le Senne se vérifie dans les faits. Ses descriptions de caractères sont d'un réalisme et d'une vérité que la plus minime expérience fait constater : les nerveux (EnAP) (1), amateurs de changement, de nouveautés et de divertissements, les sentimentaux (EnAS), mélancoliques, irrésolus, scrupuleux et secrets, les colériques (EAP) au geste ample et cordial, à la parole facile, à l'action prompte, les passionnés (EAS) au verbe dur, à l'autorité stricte, aux grands projets sociaux, les sanguins (nEAP), hommes d'affaires et de salon, diplomates et opportunistes, les flegmatiques (nEAS) avec leurs principes inviolables, leur sens du devoir, leur goût du travail et de la méthode, les amorphes (nEnAP), égoïstes et paresseux, les apathiques (nEnAS), silencieux et secs, tous ces carac- tères (2) et leurs innombrables apparentés existent et se meuvent autour de nous, dans nos familles, dans nos clubs, dans nos bureaux, dans nos rues. Et l'on est stupéfait de la remarquable valeur du résultat obtenu par rapport à la minceur, à la précarité de la méthode employée.

    La méthode morphologique, destinée ici à remplacer la méthode du questionnaire, ne va pas non plus sans critiques.

    La première objection qui vient à l'esprit est le danger proverbial de juger sur la mine. L'appréhension superficielle d'un visage conduit parfois à une intuition diffuse du caractère qui s'y manifeste, mais bien plus souvent à une réaction affective incontrôlée de sympathie ou d'antipathie. Il va sans dire que l'attitude du morpho-psychologue est tout autre. Il n'apprécie pas la « moralité », il observe. L'expérience quotidienne enseigne la prudence. La volonté de compréhension caractérologique se substitue au jugement de valeur et la connaissance de sa propre équation caractérielle personnelle permet de s'élever des interprétations égotistes à la neutralité bienveillante. Enfin, la

    (1) Traduire Émotifs non Actifs Primaires. (2) Voir évidemment le Traité de caractérologie de R. LE SENNE.

  • prospection systématique d'un visage, la discipline technique qui impose d'analyser méthodiquement des expressions ou aspects morphologiques que nous jugions sans intérêt jusqu'alors (pour quelles raisons obscures ?) sont autant de garde-fous pour la sérénité scientifique.

    Cette objection écartée, venons-en aux difficultés réelles. D'abord, il faut avoir le sujet sous les yeux. Les photographies

    d'amateurs présentent rarement une valeur anthropométrique et les photographies « d'art » noient les détails dans une lumière savam- ment distribuée. Les photos anthropométriques de face et de profil valent davantage, mais plutôt comme aide-mémoire que comme documents de base. Ainsi dans certains cas où, pour différencier un Nerveux d'un Sentimental il faut tenir compte de la mobilité du visage, des nuances du sourire, des expressions, rythmes et direc- tions (1) du regard, ces photos offrent peu de ressources. De plus elles induisent en erreur lorsque des rides de vieillissement, sans rapport avec les rides d'expression, marquent plus profondément le visage. Enfin ces photos donnent aux visages plus de relief sous les projecteurs, que le relief réellement significatif dû aux contractions musculaires. Il est effectivement très difficile d'apprécier des rapports discrets de proportion, des asymétries, la mimique, la coloration ou le degré de fermeté des chairs. Elles ne renseignent pas, par ailleurs, sur la taille et la carrure.

    Supposons le sujet présent; nous aurons alors les difficultés pra- tiques d'une étude prolongée. Il faut avouer qu'il est difficile en bavardant avec quelqu'un d'aller regarder son front de profil, puis « d'en haut et par derrière » comme le recommande la bonne méthode, ou de relever négligemment les boucles de la demoiselle pour jeter un coup d'œil sur l'obliquité de son oreille.

    Mais prenons un sujet particulièrement complaisant et docile. Il reste les difficultés considérables de l'établissement du diagnostic.

    (1) Le D Ermiane en dénombre seize !

  • Il n'y a pratiquement pas deux visages absolument semblables, et il n'y a pas non plus de visage « étalon ». Il faut chaque fois une « intui- tion » globale de l'individualité, intuition qui peut seule organiser et rectifier les remarques de détails. Notons toutefois que nous n'avons pas là une difficulté spéciale à la morphologie. Les mêmes obstacles existent ailleurs, dans la graphologie par exemple : l'écriture, comme le visage, reflète un caractère, chacun l'admet, tout en insistant sur l'obscurité des significations. E. Caille dit à ce propos (1) : « Je pense que dans l'écriture certains aspects révèlent davantage le caractère alors que d'autres se rapportent à la personnalité. C'est plutôt l'allure du graphisme, le déroulement de son mouvement qui paraissent ressortir au caractère. Et c'est sur la base de cette impression synthé- tique que le graphologue construit son diagnostic. » Aucun de ceux-ci n'a le même sens dans toutes les écritures puisque sa signification lui vient des rapports qu'il soutient avec tous les autres.

    Toutes ces difficultés existent pour la morphologie. Elles se ramènent toutes à l'art difficile de distinguer l'essentiel de l'accidentel et on les rencontre dans tout noviciat scientifique.

    Il en est cependant de plus spéciales à l'investigation caractérielle. La plus grande m'a semblé être la reconnaissance des « compen- sations ». Ces phénomènes mal connus compliquent singulièrement le diagnostic et la description caractérologique. En effet, les compen- sations interviennent à deux moments de la recherche : celui de la déduction caractérologique et celui de l'interprétation des formes d'un visage ou d'une écriture. La difficulté est double : la première, qui sera facilement résolue par l'intégration de la morpho-psychologie à la typologie de Le Senne, concerne les rectifications qu'apportent certains signes à une dominante par ailleurs nette : les signes de la polarité V par exemple, pour employer la terminologie de G. Berger, « compensent » ce qu'une Émotivité-Activité pourrait avoir d'agressif ; les signes de l'Affirmation-du-Moi ou de l'Ambition

    (1) Communication écrite 1954.

  • compensent une certaine défaillance de l'Activité. Ces remarques deviendront plus claires par la suite et trouveront un autre déve- loppement.

    La seconde difficulté beaucoup moins aisée à surmonter viendrait de ce que j'appellerais volontiers les résultantes mécaniques des forces vitales modelant un visage. Les physionomies que nous aurons à observer, en effet, sont des équilibres complexes entre des tendances morphologiques. Nous verrons par exemple que la Secondarité, ou plus exactement une certaine forme du contrôle des impressions et réactions, se traduit par un recul des vestibules sensoriels (oculaires, olfactif et buccal) qui les fait s' « enfoncer » et s' « abriter » dans le cadre osseux du visage, cadre osseux qui s'enfonce à son tour lorsque cette tendance est très marquée (1), opérant ainsi une « Rétraction de front » comme dit Corman; nous apprendrons par ailleurs que la combativité, la « Polarité M » selon M. Berger, se traduit par un écrasement latéral du visage (rétraction latérale) qui détermine ordi- nairement une saillie en avant du profil. Que se passera-t-il lorsque nous aurons affaire à un individu possédant les deux tendances (disons pour simplifier, un Secondaire-M) dont l'une peut enfoncer le cadre osseux des vestibules et l'autre le faire saillir ? Le cas est loin d'être rare et les résultantes ne seront même pas toujours les mêmes par suite de l'action supplémentaire des autres tendances morpholo- giques. Et devant le visage présent, comment savoir à quels « fac- teurs » caractérologiques attribuer les forces hypothétiques dont nous voyons l'équilibre ?

    La méthode morpho-psychologique est donc difficile à manier, elle risque pour cela d'être facilement ridiculisée et de rendre ridicule celui qui l'emploiera sans initiation suffisante. Il suffira de le savoir pour être prudent.

    (1) Ermiane soutient que cette rétraction ne s'opère pas sur le cadre osseux, mais se traduit par l'action des muscles qui ferment les vestibules. L'explication est plus satisfaisante pour l'esprit, mais ne change rien quant au résultat expressif.

  • L'alliance de la typologie de Le Senne et de la méthode de Corman va permettre cependant de faciliter considérablement cette initiation. En effet, il sera proposé ici un questionnaire (un de plus !) et une méthode morphologique, aussi étroitement concordants qu'il a été possible, les deux méthodes se référant théoriquement à la classi- fication de Le Senne dont les descriptions seront supposées bien connues du lecteur.

    Cette association des deux méthodes offre plusieurs avantages : — éviter au débutant des bévues scandaleuses puisqu'il pourra

    pratiquer le questionnaire en trouvant après coup sur le visage les signes correspondants;

    — pour le psychologue et le conseiller d'orientation, rectifier par l'examen morpho-psychologique les réponses au questionnaire, plus ou moins précises, plus ou moins sincères, plus ou moins déterminées par un état momentané;

    — avoir, par la différence même entre les deux méthodes et entre les deux indices qu'on en tirera, des renseignements psychologiques supplémentaires sur le sujet (qui peut « censurer » des tendances par ailleurs inscrites dans sa morphologie) ;

    — permettre aux virtuoses de ces deux disciplines associées de prévoir le même comportement global, les uns partant du visage, les autres du questionnaire.

  • CHAPITRE II

    LE REMANIEMENT DES NOTIONS FONDAMENTALES

    DE PRIMARITÉ-SECONDARITÉ

    L'application de la méthode morpho-psychologique provoqua un résultat qui parut d'abord surprenant : d'une part, l'association fonctionnelle des notions d'Émotivité-Activité, d'autre part, l'éclate- ment de la notion de Primarité-Secondarité et son intégration dans un concept plus large.

    C'est ce dernier résultat qui sera exposé d'abord. Les psychologues de l'École de Groningue n'avaient isolé que

    l'Émotivité et l'Activité comme propriétés fondamentales du carac- tère. Ils furent bientôt devant la nécessité d'introduire une troisième propriété fondamentale, celle de Primarité-Secondarité. Rappelons- en le contenu :

    Tel individu peut répondre à un affront par des coups et cependant tendre bientôt de nouveau la main à l'adversaire; tel chef militaire décidera sur le terrain de la manœuvre salutaire, suivant le cours que prennent les événements ; tel gourmand ne résistera pas à la tentation qui s'offre... Tous ces hommes, par ailleurs si différents, ont ceci de commun qu'ils sont tout entiers au présent, qu'ils agissent

  • et réagissent dans l'instant, on dira qu'ils sont PRIMAIRES (1). Il y a « Primarité » « quand les effets d'une donnée mentale

    actuellement présente à la conscience refoulent ceux des données passées » (2), quand l'individu vit, agit et pense en fonction du présent par opposition à ceux qui vont vivre, agir et penser en fonction du passé ou de l'avenir et qui seront donc définis comme SECONDAIRES.

    On peut, en effet, pour reprendre les mêmes comportements qui nous ont déjà servi d'exemple, reconnaître que notre homme blessé dans son amour-propre peut ruminer de longs mois sa rancune et refuser désormais de serrer la main de son adversaire d'un jour; que tel autre chef militaire ne partira en campagne qu'avec un plan minu- tieusement étudié sur la carte et mûrement réfléchi; que tel autre enfin, tout aussi gourmand que notre précédent, s'interdira de céder à la tentation en souvenir d'une prescription médicale ou par respect pour un principe. Tous ces hommes manifesteront par ce compor- tement une certaine « SECONDARITÉ ». Ces secondaires, qui sont ainsi absolument tout autres que ce que le sens commun appelle « secondaires », sont caractérisés par l'influence persistante des expé- riences passées, des principes ou des projets lointains, sur l'action ou la réaction actuelle.

    Ainsi défini, ce nouveau facteur fondamental du caractère parais- sait nettement établi et ce n'est pas, il faut l'avouer, sans de multiples hésitations que nous dûmes nous résoudre à le remanier sous la pression de l'expérience et de la réflexion.

    1° L'expérience nous montre quotidiennement qu'un même indi- vidu peut être tantôt « primaire », tantôt « secondaire ». Heymans l'avait déjà bien remarqué. Dans sa Psychologie des femmes il note que

    (1) Ce vocable est évidemment extrêmement malheureux par la confusion qu'il suggère chez tout lecteur non initié au vocabulaire de la psychologie avec ce que le sens commun entend péjorativement par « esprit primaire ». Il suffira de répéter encore ici que Primarité au sens caractérologie n'a rien à voir avec cette incapacité à s'élever aux idées générales, cette absence d'esprit critique et de culture que le mot implique dans le vocabulaire commun.

    (2) LE SENNE, Traité, p. 89.

  • les femmes sont en général assez « primaires ». Elles réagissent fort au présent, elles aiment la nouveauté, le changement, elles n'ont guère souci de logique. « La versatilité des femmes », note M. Burloud dans son ouvrage sur Le caractère (1), « est un des thèmes favoris de la littérature et de la chanson. Comme la plume au vent, femme varie. En revanche, elles se consolent moins vite de la perte d'un être cher, elles sont plus attachées aux vieux souvenirs, aux amitiés d'enfance. Elles reviennent plus volontiers aux lieux de leur naissance ou aux tombes des morts » que leur Primarité ne le laisserait inférer. Il est vrai qu'Heymans a tenté d'expliquer ces faits en attribuant ce reten- tissement secondaire des représentations affectives à l'Émotivité généralement forte chez les femmes. Mais l'explication est insuffisante, une hyperémotivité primaire doit se caractériser par la violence des réactions, jamais par leur prolongation insolite. Ou alors il convient de distinguer chez la femme une primarité intellectuelle et une cer- taine secondarité affective, ce qui scinde dangereusement cette propriété « fondamentale » qu'Heymans affirmait dans son article sur les Résultats et avenir de la psychologie spéciale (2), comme « un phéno- mène embrassant toute la vie psychique ».

    Ce qui vient d'être dit des femmes en général se vérifie autour de nous pour la plupart des individus, hommes et femmes. Nous ren- contrerons très rarement des secondaires complètement secondaires, ou des primaires totalement primaires; il faudrait aux premiers un manque absolu de spontanéité, aux seconds une absence radicale de réflexion. Certes, je sais bien que la Secondarité-Primarité est toujours relative et que l'on peut avoir d'ailleurs à noter 5 sur 10 le retentisse- ment des impressions ; mais il s'agit ici d'individus qui sont unique- ment primaires pour certaines choses et uniquement secondaires pour d'autres, qui aimeront la distraction, le renouvellement des émotions mais qui seront fidèles à leur métier ou à leur foyer; qui

    (1) P. 132. (2) P. 6.

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