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AUTOUR DU « MONDE DE L'ART » Arthur C. Danto et al. CNDP | Cahiers philosophiques 2012/4 - n° 131 pages 108 à 128 ISSN 0241-2799 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2012-4-page-108.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Danto Arthur C. et al., « Autour du « monde de l'art » », Cahiers philosophiques, 2012/4 n° 131, p. 108-128. DOI : 10.3917/caph.131.0108 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNDP. © CNDP. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.179.103.2 - 12/10/2014 05h59. © CNDP Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.179.103.2 - 12/10/2014 05h59. © CNDP

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  • AUTOUR DU MONDE DE L'ART

    Arthur C. Danto et al.

    CNDP | Cahiers philosophiques

    2012/4 - n 131pages 108 128

    ISSN 0241-2799

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2012-4-page-108.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Danto Arthur C. et al., Autour du monde de l'art , Cahiers philosophiques, 2012/4 n 131, p. 108-128. DOI : 10.3917/caph.131.0108--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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    AUTOUR DU MONDE DE LART*Dans le cadre des rencontres Contested Territories: Conversations in Practice quelle organise en partenariat avec la Chelsea School of Art and Design et la Naked Punch Review, la Tate Modern a runi le 2fvrier 2006 Arthur Danto, Thierry de Duve et Richard Shusterman pour une table ronde portant sur le clbre article publi par Danto en 1964, Le monde de lart1, et les questions quil continue de soulever. Voici la traduction de leurs exposs et de leurs changes.

    Arthur Danto (AD) Jai t un peu surpris dapprendre que cette table ronde sorganisait autour de

    mon article de 1964 intitul Le monde de lart, puisque jignorais compltement que ce dernier jouissait dune quelconque popularit hors des cercles universitaires, et notamment des cercles universitaires amricains. Comme il se retrouve souvent dans les anthologies dhistoire de lart, il parat en effet logique que les professeurs qui enseignent cette discipline le connaissent. Je ne sais pas en revanche comment le public de ce soir y est arriv, mais jai choisi de ne pas le rsumer dans ma prsentation car je suppose que les grandes lignes de mon argumentation ressortiront au fil de cette discussion. Dans cette prsentation, intitule Les origines du Monde de lart, je dtaille les origines de cet article, les raisons qui mont pouss lcrire et ce que jen pensais lpoque, ou du moins ce que je pense en avoir pens lpoque, cest--dire il y a longtemps de cela maintenant.Le monde de lart fut en fait inspir par un tableau de Roy Lichtenstein dont javais vu la reproduction dans un numro dArt News, qui tait alors la publication de rf-rence sur lactualit artistique amricaine, en 1962. Le tableau sintitulait Le Baiser; on aurait dit une image de bande dessine daventures la Terry and the pirates, o on voyait un pilote et une fille sembrasser. Vivant en France lpoque, javais profit dun sjour Paris pour aller faire un tour la Bibliothque amricaine et me tenir inform de ce qui se passait dans les galeries doutre-Atlantique. Le fait de voir une uvre de ce genre dans un tel endroit me fit le mme effet que si javais appris que le nouveau diacre de Saint John the Divine, la cathdrale piscopale de New York,

    * Nous remercions la Tate Modern de nous avoir autoriss publier la transcription et la traduction de cette table ronde.

    Q 1. Arthur Danto, The Artworld , The Journal of Philosophy, vol. LXI, n 19, American Philosophical Association Eastern Division Sixty-First Annual Meeting, 15octobre 1964, p.571-584; trad. Le monde de lart, in Danielle Lories (d.), Philosophie analytique et Esthtique, Paris, Klincksieck, 1988, p.183-198.

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    tait en fait un cheval. Cest volontairement que jutilise cette analogie, qui souligne bien limpression de sacrilge que je ressentis en tombant sur ce tableau-ci dans ce magazine-l. Je me demandai vraiment ce qui avait bien pu leur passer par la tte. En effet, lorsquen 1959 le MoMA organisa une exposition intitule New Images of Man, la vindicte quasi mystique quelle dclencha parmi les aptres de labstraction montrait bien quel point le monde de lart new-yorkais tait lpoque peu prs aussi sectaire que lEurope du XVIesicle. Pour le MoMA, les quelques artistes qui continuaient faire montre dune certaine nergie tout en sadonnant la figuration, ctaient Alberto Giacometti, Francis Bacon, Leon Golub et Jackson Pollock, qui sen tait dailleurs pris aux portraits de femmes (Women) de Willem De Kooning exposs en 1953 la galerie Janis. Mais personne naurait imagin que le pop art pouvait tre la nouvelle image de lhomme. Le MoMA cherchait prouver quil tait possible de faire du figuratif sans tre dmod. Mais mme dans les annes 1980, le directeur du MoMA de lpoque sattira les foudres de la critique new-yorkaise lorsquil choisit dinclure de la bande dessine dans son exposition High and Low, qui mlait art moderne et culture popu-laire. Et pourtant, Le Baiser de Lichtenstein me donna vraiment limpression que tout tait prsent possible, que la diffrence entre abstrait et figuratif ntait pas plus importante que la diffrence entre la ligue nationale et la ligue amricaine en base-ball, cest--dire finalement de peu de consquence sur le long terme. Personne part lextrme avant-garde des annes 1960 naurait lpoque os suggrer quon pouvait faire de lart avec nimporte quoi; cest une ide qui me semble plutt tre apparue dans les annes 1970, notamment sous linfluence de Joseph Beuys. En effet, si les artistes Fluxus faisaient de lart partir dobjets de la vie quotidienne, ils continuaient faire une distinction, puisque seuls certains objets pouvaient tre considrs comme Fluxus la question de savoir lesquels suscita dailleurs probablement de vifs dbats au sein mme du mouvement. Lorsque je me mis suivre le courant pop mon retour New York, je fus au contraire frapp de constater que ces uvres dart se composaient de choses quon aurait traditionnellement opposes de lart. Ce sont les lits qui menthousiasmrent tout particulirement. Platon sen sert pour expliquer le paradigme dune ralit suprieure celle de luvre dart dans la Rpublique; on a donc la forme du lit, le vrai lit fabriqu par le charpentier, et le lit peint par un artiste, sur un vase grec par exemple, o lon verrait Achille parler avec Priam, assis sur un lit. Et tout coup on voyait des artistes comme Rauschenberg, George Segal, et mme De Kooning, exposer des lits dans des galeries dart, ce qui montrait bien que la diffrence se faisait au niveau de lontolo-gie et non de ce quon pourrait appeler le genre artistique. Je compris alors quune rvolution philosophique venait davoir lieu puisque la frontire entre lart et la ralit dpendait nouveau de la rception philosophique des uvres. Cest de cela que je traite dans Le monde de lart. On ma notamment demand de parler aujourdhui de limpact qua eu cet article sur lhistoire de lart. Mais je pense quil ne pouvait pas vraiment en avoir car lhistoire de lart, en tant que discipline, reste assez peu porte sur la spculation ontologique, qui en loccurrence devait prendre la forme de la recherche de ce que les philosophes appellent les conditions ncessaires et suffisantes. Le monde de lart eut en revanche un fort impact sur la philosophie en raison de ce que jappelle la mcomprhension crative de mes ides par George Dickie, fondateur de la thorie institutionnelle de lart. Cest ainsi quon me plaa lorigine de la thorie institutionnelle de lart, selon

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    laquelle cest linstitution, et plus prcisment le monde de lart, qui dcrte quand et si quelque chose est une uvre dart. Notons que lexpression monde de lart dsigne en gnral les artistes, marchands, critiques, collectionneurs et autres qui sont les vritables arbitres de lart, voire de ce qui fait quun objet est considr comme une uvre dart ou non. Je lutilise quant moi pour faire rfrence au monde des uvres dart elles-mmes, cest--dire une sorte de communaut regroupant toutes les uvres dart, et elles seulement. Je voulais montrer lpoque que toute uvre dart se dfinissait par son appartenance cette communaut, dont les membres ont des droits et des prrogatives. Et ma question, qui tait videmment politique, tait de savoir selon quels critres une chose se voyait transfigure pour accder au statut duvre dart. Je viens par exemple de lire un article sur un artiste belge qui travaille avec des peaux de cochon tatoues; il tatoue le cochon vivant, pour ensuite vendre sa peau un muse. Il explique que la mort du cochon devient pour ce dernier une sorte de passeport offert par lartiste, ce qui correspond une sorte de transfiguration artistique. Voil le type de questions qui moccupaient lpoque. Il me semblait que le statut duvre dart se dfinissait par une appartenance ce monde, qui a pour ainsi dire ses droits et ses prrogatives. La parution du Monde de lart en 1964 concidait dailleurs avec lt de la libert (Freedom Summer), o des Amricains choisirent daller soutenir les Noirs du sud du pays dans leur lutte pour leurs droits et prroga-tives constitutionnels, cest--dire les droits que la Constitution leur accordait. Il tait surprenant pour moi que les botes de Brillo dAndy Warhol accdent au statut duvre dart alors mme que les botes auxquelles elles ressemblaient exactement continuaient de vgter dans les limbes du quotidien, autrement dit quelles ressemblaient autant aux botes de Warhol que les Noirs ressemblent aux Blancs, cest--dire exactement. Somme toute, les botes de Brillo de Warhol taient une sorte de commentaire sur les botes de Brillo ordinaires, et ctait cela qui reliait ces deux types de botes. La relation entre les botes de Brillo de Warhol et le reste du monde de lart tait quant elle plus complexe, puisquils taient, comme disent les commissaires dexposition, en dialogue lun avec lautre. Par exemple, si les botes de Warhol tmoignaient dun certain dtachement, The She-Wolf de Pollock tait plein de passion. la fin de mon article, je dveloppais ainsi lide dune matrice stylistique du monde de lart, qui per-mettrait de situer chaque uvre en fonction de la prsence ou de labsence de certains points communs ou de points de discordance, pour ainsi dire. Jessayai lpoque de dmontrer que, malgr les ressemblances frappantes entre les deux types de botes de Brillo, elles taient nes de circonstances diffrentes. Les botes de Warhol avaient une place dans lhistoire de lart dans la mesure o elles appartenaient un mouvement, celui du pop art, et rpondaient un certain nombre de ses critres caractristiques. En effet, Warhol stait fait connatre comme artiste pop grce sa premire exposition dans la vitrine de Lord & Taylor, grand magasin de luxe pour femmes sur la 5eAvenue, o pendant deux semaines en avril 1961 il avait expos des bandes dessines et de grandes publicits tires de magazines populaires. En revanche, mme si les botes de Brillo ordinaires furent galement dessines par un artiste, James Harvey, elles ne sinscrivaient quant elles dans aucun mouvement artistique proprement parler. Bien quHarvey ft un membre trs talentueux de la seconde gnration des expressionnistes abstraits, ses botes navaient pas leur place dans lhistoire de lart moderne. Mme si le pop art se les tait appropries, elles ntaient en elles-mmes quun morceau du quotidien, du Lebenswelt des phnomnologues. Quand je dis dans cet article quil

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    faut connatre lhistoire de lart et les thories rcentes sur le sujet pour pouvoir dire si quelque chose est ou non une uvre dart, cest parce que les botes de Warhol me semblaient avoir accd ce statut grce cette thorie et cette histoire du pop qui excluaient en revanche les botes dHarvey sous toute autre forme que celle du sujet dune uvre. videmment, dans la mesure o la thorie du pop insistait sur lartificialit des diffrences entre art musal et art populaire, elle avait un caractre trs politique. Cest en tout cas de cette manire que Lichtenstein envisageait la question, tout comme je pense les thoriciens britanniques du pop comme Lawrence Alloway, qui assura avant moi les critiques dart dans le magazine The Nation. Cest dailleurs en quelque sorte ce qui permit aux botes dHarvey daccder au monde de lart par la petite porte, puisque Alloway sintressait vraiment lart commercial, la musique et la littrature populaires, dont il pensait quelles taient au moins aussi compliques que la grande musique et la grande littrature. En ce sens, les botes dHarvey seraient en fait plus compliques quil ny parat. Cest ce que jai essay de montrer dans une sorte danalyse historique, o je suggre que les botes dHarvey sont bien des gards plus riches que les botes de Warhol, qui ont quant elles un ct assez ennuyeux. Comme cest galement une des questions de ce soir, je tiens prciser que lesthtique na rien voir avec le fait quune chose accde ou non au statut duvre dart puisquil me semble par exemple que dun point de vue esthtique les botes dHarvey sont bien plus intressantes que celles de Warhol, qui doivent en fait toutes leurs spcificits esthtiques aux qualits de designer dHarvey. Vingt ans plus tard, dans La Transfiguration du banal 2, jtais en mesure de proposer une dfinition de luvre dart comme signification incarne. Et je pense quindirec-tement mon article Le monde de lart contribua sparer la philosophie de lart de ce sujet assommant quest lesthtique. Pour refaire un parallle politique, ctait une dclaration dindpendance de la philosophie de lart lesthtique, sujet qui mtait absolument inutile jusqu trs rcemment. Des annes plus tard, jessayai cependant de rendre lesthtique moins assommante en montrant quil tait entre autres possible de lassimiler des questions de sens, car ctait une question qui mintressait dun point de vue philosophique. Mais je digresse. Il me semblait donc que le fait de sortir les uvres dart du monde pour en faire des objets de contemplation dsintresse quivalait mettre les femmes sur un pidestal pour en faire de la dcoration. Cest pourquoi jaime penser que la rvolution du pop art de mme que la rvolution fmi-niste quelque temps plus tard participrent toutes deux de la lutte pour lmancipation qui caractrisa les annes 1960. Je ne sais pas si ces questions taient vraiment claires lpoque o jcrivis Le monde de lart, que je considrais comme un travail de philosophie analytique quelque peu iconoclaste, comme dailleurs la majorit de mon travail de lpoque. Comme je passais alors beaucoup de temps dans les galeries dart, probablement plus que la majorit, voire la totalit, des philosophes de lpoque, les botes minimalistes de Robert Morris exposes la Green Gallery de la 57eRue eurent videmment une influence sur ma pense, mme si ce sont bien les botes de Brillo de Warhol qui occuprent mes rflexions pendant une bonne partie de ma vie de chercheur. Il est en revanche de plus en plus clair pour moi que Le monde de lart tait bien un produit de son poque, en cela quil faisait partie dun mouvement spirituel qui toucha la politique, la religion et la vie new-yorkaise. Comme le disait Wordsworth, le

    Q 2. Arthur Danto, The Transfiguration of Commonplace: a philosophy of art, Cambridge, Harvard University Press, 1981, trad. La Transfiguration du banal: une philosophie de lart, Paris, Seuil, 1989.

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    bonheur, en cette aube, tait de vivre, et je me considre donc heureux davoir t touch par des forces qui mchappaient presque lpoque puisque le soulvement des annes 1960 reste encore un mystre mes yeux.

    Thierry de Duve (TD) Comme Arthur a vingt ans de plus que moi, et que tous ses livres sur lart com-

    mencent par rappeler que cest aprs avoir vu pour la premire fois les botes de Brillo de Warhol la Stable Gallery de New York en 1964 quil choisit, comme il vient de le dire, de se tourner vers la philosophie de lart, il me semble opportun douvrir moi aussi sur une anecdote personnelle. Il savre que cest justement lt 1964 que je visitai New York pour la premire fois, lge de 19ans. Si je neus pas loccasion de voir lexposition de Warhol, qui avait eu lieu au printemps de cette anne-l, cest cette poque que je fis la brutale dcouverte du pop art. tudiant la Hochschule fr Gestaltung Ulm, en Allemagne, je me destinais lpoque devenir designer indus-triel. Et ceux dentre vous qui connaissent cette cole savent que cela impliquait une ducation, voire un lavage de cerveau bas sur lidologie post-Bauhaus selon laquelle la fonction principale de lart, ou plutt du design de qualit, puisque le terme art tait tabou Ulm, tait de rendre le monde meilleur. Le pop art fut donc un vritable choc pour ltudiant que jtais, qui navait jamais vu de forme dart si radicalement dnue dutopie. Et malgr mes rsistances initiales, je me souviens mtre dit que si javais t un artiste amricain lpoque, jaurais fait exactement cela. Mon parcours est donc bien diffrent de celui dArthur, qui dans plusieurs de ses ouvrages avoue avoir t peintre avant de se lancer dans la philosophie. Aprs cinq ans de rsistance au pop art, jarrivai en 1969 la conclusion que Warhol tait en fait lun des plus grands artistes de son poque. Javais alors renonc lide de devenir designer pour tudier la psychologie exprimentale, o je mefforais de manire aussi positiviste que grotesque de trouver des fondements scientifiques lesthtique.Ce nest quaprs avoir abandonn ce nouveau fantasme pour enseigner lesthtique, la smiotique et des questions dhistoire de lart dans une cole dart de Bruxelles que je dcouvris en 1975 luvre de Marcel Duchamp, dont les ready-made devinrent pour moi un cas dtude similaire aux botes de Brillo pour Arthur. Le jeune homme que jtais lpoque avait un jour rv de rendre le monde meilleur grce au design dobjets du quotidien la fois beaux et fonctionnels, des urinoirs par exemple. lcole dUlm, en effet, nous navions pas de ddain pour les basses fonctions physiques, comme le fait duriner, puisque nous pensions que des urinoirs bien conus pouvaient en fait tre la vraie expression artistique de notre poque, condition de ne pas les appeler uvres dart. Et voil quun homme dont le travail formait un vritable chiasme avec mon utopie dorigine sarrangeait pour quun banal urinoir, qui navait pas t conu par un designer, soit qualifi duvre dart sans pour autant prtendre une seule seconde avoir rendu le monde meilleur, ou comme dirait Richard Shusterman, sans la moindre tentative de mliorisme cest le mot quil utilise pour parler de la volont de rendre le monde meilleur, qui est selon lui le but de lart, de la culture et de lexprience esthtique en gnral.Dans ce dbat, je me trouve ainsi quelque part entre Arthur et Richard plus dun titre; je ne suis certes pas assis entre eux, mais je my trouve peut-tre au moins titre chronologique et conceptuel. Si la tradition do je viens est trs diffrente du pragmatisme amricain, je ne peux mempcher davoir beaucoup de sympathie pour le projet normatif de Shusterman dans la mesure o sa vision de la culture populaire nest

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    finalement pas trs diffrente de la vision du design industriel que je partageais avec mes camarades dUlm. En effet, ni la culture populaire ni le design industriel nallaient prendre la place de lart musal ou renverser les hirarchies existantes de manire radicale. Tous deux avaient en revanche autant le droit de revendiquer une lgitimit esthtique que lart musal, cela prs quils navaient pas la mme autonomie que ce dernier. Ma dcouverte des ready-made de Duchamp me lanait en fait un dfi qui ntait pas normatif, sans doute comme un effet retardement de ma rencontre avec le pop art en 1964. Il sagissait de trouver un sens un objet indiffrent, voire illgitime, dun point de vue esthtique, et dont le seul but tait de revendiquer lautonomie de lart. On se trouve une fois de plus devant un chiasme puisque lurinoir de Duchamp tait soit une vritable uvre dart, soit absolument rien du tout (pour reprendre les mots de Danto, un simple objet rel) et quil sagissait l dune frontire entre deux indiscernables. Selon quels critres pouvait-on alors les diffrencier? En 1975, je ne savais pas quaprs avoir dcouvert les botes de Brillo de Warhol, Danto stait pos la mme question dans son dsormais clbre article Le monde de lart, qui sert de point de dpart au dbat de ce soir. Si mes souvenirs sont exacts, cest en 1979 que je le lus pour la premire fois, en mme temps que de nombreux autres articles de Paul Ziff, William Kennick, Morris Weitz et tant dautres, qui traitaient tous plus ou moins de la mme question du point de vue de cette philosophie analytique que je trouvais alors relativement sotrique. Ainsi, avant mme davoir lu Danto, je ragis aux ready-made exactement comme il ragit aux botes de Brillo, cest--dire comme il lexplique dans Le monde de lart: Au bout du compte, la diffrence entre une bote de Brillo et une uvre dart qui consiste en une bote de Brillo repose sur une certaine thorie de lart. Comme lui comme vous, Arthur, je dcidai de trouver en quoi consistait cette thorie et, presque comme lui, jabordai la question de manire formelle en termes de conditions ncessaires et suffisantes pour que quelque chose soit appel uvre dart. Cest limportance que jaccorde au terme appel qui nous spare un peu puisque, contrairement lui, je considrai le problme moins en tant que philosophe quen tant que critique dart formaliste. Javais bien retenu la leon de Clement Greenberg pour lequel le modernisme tait une enqute sur ses propres conditions de possibilit qui se dveloppait en rejetant ces dernires une une ds lors quon se rendait compte quelles ntaient pas essentielles. Je partis donc de lhypothse que les ready-made de Duchamp taient bien des uvres dart qui faisaient rfrence elles-mmes pour affirmer les conditions de leur propre existence, aprs avoir rduit ces dernires au minimum vital. Mon travail porta ses fruits puisque trois mois aprs avoir lu larticle de Danto, javais une thorie inspire de son travail : (1)si une chose donne tait un objet dot dune existence matrielle, (2)si on pouvait lui attribuer un auteur, (3)si elle avait trouv un public, (4)si les trois premires conditions taient runies dans un contexte institutionnel adquat, alors on pouvait dire que la chose en question tait une uvre dart. Mais je me rendis rapidement compte quon naurait pas eu besoin de cette thorie si le travail de Duchamp navait pas dj t appel art. Imaginez-vous donc le XXesicle sans Duchamp. Pour Pablo Picasso et les autres, nimporte quelle bonne vieille thorie du got, ou de lattitude esthtique la rigueur, pouvait faire laffaire. Mais javais dvelopp ma thorie duchampienne tel un anthropologue extraterrestre qui, considrant le monde de lart de lpoque, en avait conclu que ces gens taient prts appeler art toute chose qui satisfaisait ces quatre conditions. Or, par ma position de nouvel observateur vritable dun fait

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    sociologique, je me rapprochais dangereusement dune thorie institutionnelle de lart, mme sil sagissait moins dune thorie du pouvoir performatif dappeler quelque chose art que dune thorie nonciative ex post au sens de Michel Foucault: puisque telle chose est appele art, examinons les conditions de son nonciation. cet instant crucial, je compris quil mtait impossible de soutenir cette thorie sans avoir au pralable moi-mme explicitement accept que les ready-made de Duchamp taient des uvres dart; un accord tacite naurait en effet pas t suffisant. Puisque jappartenais au monde de lart et que je ntais en fait pas un anthropologue extra-terrestre, jtais moi-mme responsable de leur baptme. Ctait une responsabilit non seulement pistmologique, parce que sans elle la thorie devenait inutile et donc incohrente, mais aussi thique et politique. Dickie lui-mme, le plus grand dfenseur de la thorie institutionnelle de lart, dut admettre que toute personne qui considre faire partie du monde de lart en fait ds lors partie. mes yeux, cela relevait non seulement dune ralit, mais aussi et surtout dun principe. Il fallait que je me mette en danger, que je prenne le risque de voir ma thorie marginalise par ceux qui considraient que les ready-made et les uvres quils inspirrent par la suite, dont les botes de Brillo dailleurs, ntaient quun vaste canular. Cest alors que je compris que javais une responsabilit non seulement pistmologique et thique, mais aussi esthtique; la responsabilit tait esthtique parce quelle tait la fois pistmologique et thique. La responsabilit tait esthtique parce que cest le rle des jugements esthtiques de faire le pont entre lpistmologique et lthique. Je touchais l aux problmatiques kantiennes, mme si la fin des annes 1970 je ne men rendais compte que de manire assez confuse. Mais en 1982 javais trouv une nouvelle hypothse de travail, que je prsentai un colloque organis Cerisy autour de Jean-Franois Lyotard, intitul Comment juger?. Cette hypothse, que je venais de formuler lpoque, tait fonde sur lide que les ready-made de Duchamp nous foraient supposer que lantinomie du got de Kant avait t remplace par une antinomie de lart dont les consquences philosophiques restaient quasiment les mmes. Cest cette ide que je dveloppai ensuite dans Kant after Duchamp 3, ouvrage rdig dans les annes 1980 mais publi il y a seulement dix ans. Cest un ouvrage quArthur connat dailleurs bien, puisquil a bien voulu rdiger un petit descriptif pour la quatrime de couverture, et je len remercie. Dans ce livre, javance que Kant avait en gros raison en ce qui concerne ce que nous faisons lorsque nous portons des jugements esthtiques, et quels sont les enjeux de ces derniers. Jajoute que si lon veut mettre jour sa critique du jugement, il faut la relire aprs Duchamp, cest--dire en remplaant le mot beaut par le mot art. Cela nimplique pas de remplacer la signification du premier mot par celle du second, mais simplement deffectuer un remplacement mcanique. Autrement dit, la formule paradigmatique dun jugement esthtique sur une uvre dart qui, lpoque de Kant, aurait t de dire ceci en tant que sculpture, morceau de musique ou tableau, est beau, se rsume prsent cest de lart. Si mon approche de lesthtique et de la thorie de lart se rsume par Kant aprs Duchamp, on pourrait dfinir celle de Danto comme Hegel aprs Warhol, et celle de Shusterman, de manire peut-tre un peu moins rigoureuse, comme Dewey aprs Stetsasonic. Nous associons donc tous les trois un philosophe un artiste ou un mouvement artistique pour rinterprter ou remettre jour la pense du philosophe tout

    Q 3. Thierry de Duve, Kant after Duchamp, Cambridge, MIT Press, 1996.

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    en analysant luvre dart, quil sagisse dobjets du quotidien dj produits dans mon cas, ou du pop art et de la culture populaire dans celui de mes collgues. Ce qui nous diffrencie les uns des autres, de manire assez prononce dailleurs, cest le philosophe que nous avons chacun choisi dtudier, mais je suppose que nous aborderons cette question au moment du dbat. Je ne veux pas mavancer avant que Richard ait fait sa prsentation. Il me semble tout de mme y avoir assez de points communs entre les objets que nous avons chacun choisis pour pouvoir laborer une srie de questions communes qui nous unissent tous les trois. Cela dit, lors du dbat, lironie viendra srement du fait que cest sans doute ce qui nous unit qui nous divise galement, et ce indpendamment de nos prfrences philosophiques. Mais gardons cela pour le dbat.Un des lments que je suis trs heureux de partager avec les thories dArthur et de Richard, mme de manire un peu dtourne, cest leur pluralisme radical, qui fait que tout est possible. Je ne prends pas cela pour un signe que lart a accompli sa mission dans le domaine de la philosophie. Je naccepte pas non plus dlever la musique rap au mme rang que celle de Mozart. Mais je parle de pluralisme radical parce que je suis convaincu, et je dis cela le plus srieusement du monde, que lesthtique est une discipline qui doit se pratiquer du point de vue de lidiot. Lidiot, cest par exemple le juge du Salon de 1863 qui refusa Le Djeuner sur lherbe ddouard Manet. On en apprend en effet plus si lon adopte son point de vue que si lon prend le verdict de lhistoire pour acquis. Lidiot, cest aussi par exemple le novice que le snobisme du monde de lart laisse froid, qui ose dire quil a vu les nouveaux habits de lempereur, quune bote nest jamais quune bote, et un urinoir jamais quun urinoir. Lidiot, cest par exemple vous et moi, cause de toutes ces choses que nos jugements esthtiques sont incapables de prendre en compte. Et, comme je ne veux pas vous vexer, lidiot, cest moi par exemple, lorsque je peste contre le rap qui sort du 4x4 arrt ct de moi au feu rouge alors que je suis en train dcouter du Mozart ou du Bob Dylan dailleurs. Cest moins une question de diffrence entre art litiste et art populaire que de diffrence entre ce qui me plat et ce qui me fait mal aux oreilles. Or je ncoute pas plus de rap que je ne suis capable de me mettre la place dun jeune Noir dans le Bronx pour qui le rap a vraiment un sens et mrite une vritable expertise.Jespre que vous me pardonnerez ces remarques, Richard. Il est vrai que votre plaidoyer en faveur du hip-hop ma vraiment clair; je lai trouv convaincant, bien argument et trs solide dun point de vue politique. Mais je ny peux rien, il y a quelque chose dinvolontaire dans les jugements esthtiques qui fait quils rsistent largumentation rationnelle. De mme que je prenais un risque en dcidant de fonder ma thorie de lart sur les ready-made, vous preniez galement un risque en dclarant la page201 de LArt ltat vif 4: Puisque cette musique me plat, jai titre personnel la responsabilit de dfendre sa lgitimit esthtique. Cest cette dclaration qui, mes yeux, lgitime non seulement la musique que vous apprciez mais aussi votre thorie de lart car elle vient souligner la responsabilit esthtique qui nous incombe nous, thoriciens, lorsque nous prenons la dfense de nos cas dtude. Arthur prenait galement un risque en crivant propos des botes de Brillo, la page37 de Aprs la fin de lart 5: Elles me semblaient tre de lart, avant dajouter avec une grande honntet, mme si elles

    Q 4. Richard Shusterman, Pragmatic Aesthetics: Living Beauty, Rethinking Art, Oxford, Blackwell, 1992; trad. LArt ltat vif. La pense pragmatiste et la culture populaire, Paris, Minuit, Le sens commun, 1992.

    Q 5. Arthur Danto, Beyond the Brillo Box: The Visual Arts in Post-Historical Perspective, New York, Farrar Straus Giroux, 1992; trad. Aprs la fin de lart, Paris, Seuil, 1996.

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    nappartenaient absolument pas au monde de lart de lpoque. Ce qui, en termes plus directs et plus injustes, quivaut dire: Ctait moi lidiot. Ce passage, Arthur, est un des rares moments de votre uvre o vous reconnaissez que votre thorie de lart, mme sil ne sagit pas dune thorie esthtique, dpend de vos propres jugements esthtiques. Je ne doute pas que vous trouverez redire cela tout lheure et a nest pas un problme puisque nous ne sommes pas ici pour rsoudre nos diffrends, mais pour en parler. Je reste nanmoins convaincu que ce qui nous rapproche, ce sont les risques que nous avons pris en choisissant de btir une thorie de lart qui soit vrifiable ou falsifiable par lidiot, par le novice ou par M. et Mme Toutlemonde.

    Richard Shusterman (RS) Je suis particulirement frapp par la rhtorique religieuse quutilise Arthur dans son

    rcit profondment vocateur de la gense et de limpact de son article Le monde de lart. Dans la prsentation quil vient de faire ce soir, il a parl de sacrilge, daptres, de vindicte mystique, etc. Cette mme tonalit thologique imprgne dailleurs sa thorie du monde de lart ds ses dbuts, comme on le voit dans cet article o il explique que le monde de lart se trouve face au monde rel [comme] la Cit de Dieu se trouve face la Cit des hommes, de telle sorte que les uvres dart sont transfigures pour rejoindre un domaine ontologique plus riche, un domaine sacr, ce qui les diffrencie radicalement des simples choses relles dont elles seraient indiscernables dun point de vue visuel ou sensoriel quel quil soit. Cette rhtorique religieuse se retrouve dans louvrage La Transfiguration du banal, pour se poursuivre dans des livres plus rcents comme La Madone du futur 6 et LArt contemporain et la clture de lhistoire 7, o il affirme que le rle de lart est de transmettre le mme type de signification que la religion. Cette ide rappelle celle dHegel selon laquelle lart appartient au domaine de lesprit absolu, si ce nest quau lieu dune religion prenant le pas sur lart chez Hegel, cest pour Arthur lart qui prend le pas sur la religion, comme le postulaient dj divers esthtes de la fin du XIXesicle.Du haut de mes 14ans, je navais lpoque de la parution du Monde de lart que peu dintrt pour le monde que Danto sefforait de thoriser dans son article. Je naurais ni remarqu ni ragi au soi-disant sacrilge commis par le Lit de Rauschenberg, les botes de Brillo de Warhol ou les images de bande dessine du Baiser de Lichtenstein. Ce dernier aurait bien t le seul attirer mon attention dadolescent fan de bande dessine et fascin par les motions que pouvaient faire natre les avions et le sexe. Aprs avoir tudi pour la premire fois larticle de Danto pendant ma licence de philosophie Jrusalem au dbut des annes 1970, je my replongeai pendant mon doctorat au St Johns College Oxford. Ce nest donc pas dans le monde de lart que je fis la connaissance dArthur, mais dans le monde universitaire de lesthtique philosophique anglo-amricaine, o il eut une influence majeure malgr certaines interprtations de ses ides qui se rvlrent mes yeux aussi striles que malvenues. Je commencerai donc par parler rapidement de la manire dont il parvint enrichir et rformer ce champ philosophique.Dans la modernit occidentale, la philosophie de lart tait essentiellement subordonne la notion desthtique. Ce terme, invent par Alexander Baumgarten et qui dsignait

    Q 6. Id., The Madonna of the Future: Essays in a Pluralistic Art World, New York, Farrar Straus Giroux, 2000; trad. La Madone du futur, Paris, Seuil, 2003.

    Q 7. Id., After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History, Princeton, Princeton University Press, 1997; trad. LArt contemporain et la clture de lhistoire, Paris, Seuil, 2000.

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    lpoque un projet de connaissance sensorielle bien plus large, finit rapidement par tre assimil ltude de lart et de la beaut, considrs essentiellement comme des fictions aux apparences sduisantes qui, contrairement dautres branches plus srieuses de la philosophie, nimpliquaient pas de solide connaissance de la ralit dernire et des vrais principes daction. Oxford la fin des annes 1970, la philosophie de lart anglo-amricaine ne stait pas encore libre de cette orientation, de sorte que le juge-ment esthtique, mme quand il portait sur des uvres dart, tait essentiellement une question dapparences et dimmdiatet de lexprience de perception. Cette primaut des donnes sensorielles tait videmment en parfaite adquation avec lempirisme qui dominait alors la philosophie britannique et amricaine. Mon directeur de thse Oxford, James Opie Urmson, grand dfenseur de la philosophie linguistique de John Langshaw Austin, tait connu pour avoir dfini le point de vue esthtique comme quelque chose qui ntait pas mme une question de surface, mais qui relevait des seules apparences de lobjet8. Monroe Beardsley, doyen de lesthtique am-ricaine de lpoque, dfinissait quant lui les objets dart comme des complexes de qualits et de surfaces9. Au mme moment, des pluralistes inspirs par les travaux de Ludwig Wittgenstein appelaient un travail philosophique sur les grandes diffrences de surface entre mdias, genres artistiques et uvres dart individuelles. Il sagissait de ne plus dfinir lart en prtendant dvoiler son essence universelle, dernire et thre ( laide par exemple des notions de forme ou dexpression), ce qui faisait de lesthtique ce domaine si vague, si ennuyeux et si pnible. Le monde de lart vint branler cette vision dominante mais limite selon laquelle lesthtique devait se concentrer sur les qualits de surface et les expriences imm-diates en montrant quil ntait pas mme possible didentifier une uvre dart comme telle sans aller plus loin que ses proprits de surface perues de manire immdiate. En effet, la mme forme visuelle serait ncessairement perue ou vcue tout fait diffremment selon que lon interprte ou non cette forme comme une uvre dart, et selon ce dont celle-ci semble parler. Pour voir quelque chose comme de lart, crivait Danto, il faut quelque chose qui dpasse les frontires du visible. Il faut une atmosphre de thorie artistique, une connaissance de lhistoire de lart. Autrement dit, il faut un monde de lart. Le fait que nos perceptions superficielles et immdiates se dessinent par essence sur un solide arrire-plan de pratiques spcifiques, dhistoires et de formes de vie culturelles plus larges tait finalement une ide trs wittgensteinienne qui avait malheureusement chapp aux wittgensteiniens superficiels. De mme, la stratgie fondamentale de Danto, qui consistait analyser les diffrences entre indiscernables (entre les botes de Brillo ordinaires et celles de Warhol, entre les lits ordinaires et ceux de Rauschenberg), tait galement un procd cl chez Wittgenstein. Ce dernier la mit en uvre de diffrentes manires, que ce soit dans son analyse de lillusion canard-lapin ou dans sa clbre question sur la diffrence, en philosophie de laction, entre le fait de lever la main volontairement, pour poser une question par exemple, et une main qui se lverait delle-mme, deux choses qui paraissent pourtant identiques un observateur extrieur.

    Q 8. James Opie Urmson, What Makes a Situation Aesthetic?, Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, vol.XXXI, 1957, p.75-106.

    Q 9. Monroe Beardsley, Aesthetics: Problems in the Philosophy of Criticism, New York, Harcourt, Brace & World, 1958.

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    En revanche, lorsque des philosophes institutionnels comme Dickie dfinissaient luvre dart comme tout objet quun acteur du monde de lart dcrtait tre une uvre dart, ils plaaient son essence dans linstitution sociale qui sous-tendait le statut artistique auquel elle venait daccder, et non dans de pures qualits percep-tibles. Malheureusement, dans leur description de cette fameuse institution, ils taient absolument incapables de faire preuve de la profondeur thorique ou de lenvergure empirique qui rendent la thorie sociale de lart de Pierre Bourdieu si convaincante. Si lart peut se comprendre comme intensification dune exprience par le biais de la dramatisation de son cadre, alors les institutionnalistes rduisent lart son cadre structurant, alors que les perceptualistes ny voient que la surface encadre. Tout le gnie de la thorie de Danto est donc de relier avec brio la surface et la profondeur, ce qui lui permet de librer lart des limites de lapparence de surface tout en respec-tant cette dernire (en tant que philosophe et que critique) pour sa signification et sa profondeur interprtatives, sans lesquelles elle napparatrait pas de la mme manire ceux qui la peroivent correctement de mme que le saint voit dans ses stigmates un signe damour divin au lieu dune simple blessure corporelle. Jen reviens donc cette rhtorique religieuse qui imprgne la thorie de Danto lorsquil suggre que lart est en quelque sorte le substitut, lanalogon ou lexpression dune religion dun autre monde. Il existe selon lui un foss insurmontable entre lart et la vie, entre les objets dart sanctifis et transfigurs et ce quil appelle les choses banales ou, pour citer Hegel, la prose du monde; autrement dit, le monde de lart est surnaturel et sacr, jamais spar de la vie relle et profane.Laura thologique du travail de Danto ma toujours passionn car elle suscitait chez moi une ambivalence drangeante entre comprhension fascine et malaise vident. En tant quIsralien lac qui souffrit du fanatisme religieux et du manque de respect pour la vie humaine si souvent inspir par lamour des religions pour les ralits sup-rieures, des cits de Dieu aux colonies de droit divin, jtais troubl par cette thologie du monde de lart. Javais peur que ce vocabulaire religieux et transcendantal, mme sil visait une mancipation de lart, ne constitue une menace pour les nergies du monde rel, les nergies sensuelles, corporelles, irrvrencieuses, profanes et fires de ltre qui staient propages dans la culture des annes 1960 et 1970. Ce phnomne tait peut-tre particulirement vident dans les arts populaires qui, sans appartenir au monde de lart tel que Danto lentendait en 1964, linfluencrent cependant en profondeur. Selon la brillante interprtation de Danto, les botes de Brillo de Warhol deviennent donc le symbole inattendu de la transfiguration de lart en quelque chose de surnaturel, en un monde de lart.Ayant pour ma part grandi dans les annes 1960, je tire plutt mes influences de la musique de cette poque, de son got pour le sexe et la drogue, et de la culture visuelle des mdias de masse, que de lart expos dans les muses et les galeries de lpoque. Jai donc de Warhol une interprtation diffrente, une interprtation plus terre terre, qui cherche au contraire rapprocher lart du rel en reconnaissant la valeur artistique des objets dits ordinaires, du divertissement populaire et des pratiques dautostylisation, quon ne considre pas comme de lart au sens du monde de lart. Je choisis donc daborder lart de Warhol par le prisme de la Factory et du Studio54, de sa stylisation dun art de vivre haut en couleur, ce qui me permit dy voir non seulement une neutralisation de lidologie transcendantale de lart propre au modernisme et au romantisme, mais aussi laffirmation que les pratiques artistiques les plus importantes

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    et les plus essentielles de lpoque ne se trouvaient pas dans les muses mais dans les produits, le design et les divertissements de la vie de tous les jours, de la soupe Campbell et du Coca-Cola Elvis et Marilyn en passant par Superman et Dick Tracy. Si lon suit cette interprtation, point nest besoin dinterprter les vraies botes de Brillo, ou ces jeans que Warhol aurait rv davoir invents, comme de lart pour en faire de lart puisquils en sont dj. Ce sont en effet de beaux et loquents modles de graphisme, domaine dans lequel Warhol se fit dailleurs un nom au dbut de sa carrire. Jen compris quil fallait que lart dpasse cette thologie transcendantale dmode pour prendre part au monde rel, monde sans cesse form et transform par le talent artistique des hommes dans des formes que le monde de lart persiste pourtant ne pas reconnatre. Warhol expliquait que gagner de largent est un art; travailler est un art; et faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit. Il tait fier de montrer que son art avait pris une route commerciale pour aller sexposer dans le monde rel. Ctait vraiment grisant de voir que notre film tait l, dans le monde rel, sur une affiche, au lieu quil reste confin dans le monde de lart10. Si lon peut videmment penser que le fait de faire descendre lart de son pidestal transcendantal pour le ramener dans la vraie vie nest quune dvalorisation cynique et iconoclaste, on peut considrer, de manire plus positive, quil sagit en fait dinvestir le monde rel de cette signification plus riche, de cette proccupation critique et de cette intensit dexprience quon associe lart. Il est possible de ramener la passion et la beaut religieuses sur terre puisque, daprs la philosophie zen, elles sont dj en vidence dans les objets les plus insignifiants, sans que le monde de lart ait les transfigurer. Je men remets ici avec plaisir Arthur, qui connat Warhol bien mieux que moi; mais si Arthur a raison de dire dans Aprs la fin de lart que la distinction entre art et ralit est une distinction absolue, alors ce nest pas le rle de la philo-sophie de lart de partir en qute des moments de beaut et de sens prsents dans le monde rel, puisque son champ est ainsi restreint au monde de lart. Et si cela est vrai, alors luvre dArthur ma non seulement normment inspir, mais a aussi et surtout fortement motiv ce choix de me dfinir comme un philosophe esthtique plutt que comme un philosophe de lart, cest--dire un philosophe au champ moins troit, qui se proccupe autant de lart de vivre (et de ses plaisirs rotiques personnifis avec humour par la Rrose Slavy de Duchamp) que de lart du monde de lart.

    Dbat AD : Mme si jutilise beaucoup le vocabulaire religieux, je nai absolument rien

    dune personne religieuse et je suis au moins aussi lac que vous, Richard. Les questions conceptuelles souleves par la religion et le christianisme mattirent cependant. Je ne sais dailleurs pas si ces problmes seraient un jour apparus sans cette incroyable ide des chrtiens qui veulent que leur Dieu ressemble un homme, quil soit en fait un homme, quil ait t enfant par une femme et quil saigne. Les tableaux qui reprsentent la

    Q 10. Andy Warhol, The Philosophy of Andy Warhol, New York, Harcourt, Brace, Jovanovich, 1975, p.92; trad. Ma philosophie de A B et vice-versa, Paris, Flammarion, 1990. Si Danto reconnat prsent de bon cur que les vraies botes de Brillo taient des uvres dart commerciales, il continue vouloir faire la distinction entre ces dernires et lart vritable, quil identifie lart musal. Il considre donc que les botes de Brillo de Warhol viennent renforcer cette dichotomie entre art musal et art commercial, alors que pour moi le gnie de Warhol tient au fait quil la remet en question en fusionnant les deux au sein dune seule et mme uvre dart. Quand Warhol conoit une chemise partir du motif des S&H Green Stamps et une robe partir du graphisme de la soupe Campbell, il va mme jusqu fusionner art commercial, art musal et mode pour crer des objets qui se portent dans le monde rel.

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    circoncision montrent quel point ce premier saignement est important pour le chris-tianisme en cela quil tablit lhumanit de Jsus le fait quil saigne et si, lon pousse le concept un peu plus loin, le fait quil souffre rellement. En effet, pour une raison ou pour une autre, la souffrance est lie labsolution du pch originel. Jen ai donc conclu que le problme du lien entre art et ralit ressemblait beaucoup au problme des liens entre Jsus et quelquun qui lui ressemble comme deux gouttes deau, alors que seul le premier savre tre un dieu. Il est somme toute relativement facile de prouver lhumanit de quelquun ds lors quil saigne ou quil souffre. Mais prouver la divinit est une autre paire de manches. Cela rsume exactement le problme de Warhol: si lon saisit aisment la ralit de quelque chose, lart semble quant lui tenir quelque chose dinvisible, qui serait presque du ressort de la foi. Or je ne sais pas si cette question sur lart aurait pu tre formule de la mme manire dans une autre tradition que celle de lOccident chrtien, puisque cest au sein de ce contexte quelle a merg.Il sagit donc aussi de se demander, mais cest vraiment une autre question, pourquoi il faut alors que lart ait un caractre si lev, si exalt. Warhol fascine parce que ses uvres ont ce caractre exalt en tant que ce sont des uvres dart, alors mme quil ny a pas de diffrence entre son uvre et les botes de Brillo ordinaires, par exemple. Il faut avouer que la bote de Brillo accapara quelque peu lattention la Stable Gallery car il y avait en fait six botes diffrentes: une bote de Kelloggs Cornflakes, une bote de conserve doreillons de pches Del Monte, une bote de Ketchup Heinz, je crois, et une bote de soupe Campbell. Si ces botes soulevaient toutes les six la mme question, personne ne parla vraiment des autres parce que le design de la bote de Brillo tait bien suprieur aux autres. Et cest pour cela que Harvey mrite dtre reconnu pour la brillante rhtorique visuelle avec laquelle il clbre Brillo.Pour moi, il est donc invitable dutiliser un vocabulaire religieux pour parler de ces questions. la premire page de La Transfiguration du banal, jutilise littralement le vocabulaire biblique de la Transfiguration, o lon voit le Christ irradiant de lumire, avant dembrayer directement sur lurinoir de Duchamp. Daucuns cette lecture sle-vrent contre une telle comparaison entre Jsus et une cuvette de toilettes, preuve que je pchais sans doute l par impudence, mais ctait tout naturellement que jabordai ces questions de la sorte. Je voudrais dailleurs dire un mot Thierry de Duve propos de son ide que si quelque chose nest pas de lart pur, alors ce nest rien du tout. Je pense que lurinoir nest pas de lart pur, car il est imprgn du dfi quil reprsente et que, tout comme Warhol, Duchamp est issu dune tradition artistique. De mme que Warhol est issu du pop art, Duchamp est issu de dada, dont le but tait de sattaquer aux valeurs de ces ordures qui dclenchrent la premire guerre mondiale, causant ainsi la mort de millions dinnocents. Les dadastes dcidrent quil tait hors de question pour eux de crer de la beaut pour une classe dirigeante pareille et quils allaient la place faire de lart qui ne serait pas beau, ou qui serait anti-beau, en quelque sorte. Pour moi, le parfait exemple de cette dmarche est la Joconde moustache, o Duchamp dfigure cet crin, cet objet sacr, en laffublant dune moustache. Mais lurinoir fonctionne en fait de la mme manire. Il est vrai que, selon Duchamp, le ready-made se caractrise par sa complte indiffrence esthtique, mais je pense que cela suppose une vision rductrice de la notion desthtique. Car son urinoir a bien une esthtique, qui est certes trs diffrente de lesthtique de la beaut telle quelle tait envisage par ses mcnes, mais qui nen reste pas moins une esthtique.

    TD: Mais a nen fait pas de lart pour autant.

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    AD: Mais quand je dis que ctait de lart lorsque je le vis pour la premire fois, je veux dire que ctait pour moi de lart alors mme que je ne faisais absolument pas partie du monde de lart lpoque. Jabordais la question dun point de vue philoso-phique. Pour moi, il y avait l deux choses qui taient exactement identiques tout en tant extrmement diffrentes, parce que lune tait une uvre dart et lautre non.

    TD: Mais comment saviez-vous que ctait de lart? AD : Parce que cen tait, parce que ctait dans une galerie dart. Alors que je

    construisais lpoque une pistmologie et une philosophie de lart, voil que la dif-frence entre le rve et la ralit, qui tait pourtant cense tre absolument capitale, avait tout coup disparu dun point de vue phnomnologique. Pour quelquun qui, comme moi, tait obsd par la question du scepticisme, telle quelle est pose chez Sextus Empiricus ou plus spcifiquement chez Descartes, le fait de se trouver face deux choses la fois exactement identiques et radicalement diffrentes, dont lune tait de lart et lautre tait relle, amenait ncessairement se demander comment poursuivre la rflexion. Je choisis de ne pas remettre en question le statut des botes de Brillo car elles ntaient, de fait, de lart quau sens dun cadre pour une question dpistmologie.

    TD: Ce serait un contresens de continuer dbattre de nos positions respectives sur ces bases, car nous traitons en fait de deux choses diffrentes. Je ne parle pas de la mme chose que vous quand vous dites lurinoir nest pas rien parce quil a certaines qualits, ou anti-qualits, esthtiques, et quil est issu de diffrents lments, dont le dadasme. Vous commencez par juger que quelque chose est une uvre dart ou non, et le cas chant vous en concluez que ce nest pas de lart. Vos deux indiscernables sont deux objets identiques dont lun est une uvre dart et lautre nen est pas une. Mes deux indiscernables sont quant eux deux fois le mme objet, dont on dcide quil est une uvre dart dans un cas, et quil nen est pas une dans lautre. Cest donc une ques-tion radicalement diffrente. Vous affirmez que cest une certaine thorie qui permet finalement de diffrencier une bote de Brillo de Warhol dune bote de Brillo dHarvey, et vous dites bien cest cela qui fait la diffrence. Si je suis daccord pour dire que cette thorie, comme la thorie que jai moi-mme labore dans les annes 1970, rend peut-tre compte de cette diffrence, ce nest pas elle qui fait cette diffrence, mais le jugement. Jen reviens donc ma question: comment savez-vous quune chose est une uvre dart? moins que vous nacceptiez la thorie institutionnelle de lart selon laquelle cest une uvre dart simplement parce quelle se trouve dans une galerie dart.

    AD: Si vous voulez bien, je vais essayer de vous dcrire cette exprience, car vous tes trop jeune pour lavoir vcue lpoque.

    TD: Ah, je vous laccorde. Jai dailleurs pris la prcaution de vous laccorder par crit parce que jtais sr que vous alliez aborder la question!

    AD: En 1964, la Stable Gallery se trouvait New York dans un de ces lgants immeubles en pierre blanche de lEast Side. Ctait un btiment vraiment trs lgant, trs cher, lentre carrele en noir et blanc, avec un bel escalier; cest actuellement lentre de service du Whitney Museum, sur la 74eRue, lintersection avec Madison Avenue. Imaginez que vous prenez lescalier de cet immeuble, puis que vous tournez gauche pour accder ce qui est cens tre une galerie dart, et que vous la trouvez remplie de botes de Brillo. Ctait surraliste, un peu comme dans Rves vendre dHans Richter. Ctait tellement dcal par rapport au reste quon avait en un sens

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    limpression darriver au pays des merveilles. Ctait une exprience si forte quon ne peut pas simplement parler dun objet; il faut parler dun objet en contexte, cest--dire le contexte de la Stable Gallery. Eleanor Ward, la marchande dart qui dirigeait la galerie lpoque, qui en tait la galeriste comme on dirait aujourdhui, avait limpression dassister une profanation; elle pensait que les artistes se moquaient delle en exposant cela. Mais le choc nen tait pas moins violent, et il me semble que cest pour cela quil tait difficile dy voir autre chose que de lart. Ctait une exp-rience intense, de sorte que si on avait simplement vu les botes hors de ce contexte, il me semble quelles nauraient pas t perues comme des uvres dart. Dans une certaine mesure, il faut donc rendre justice la thorie institutionnelle, mme si je suis daccord avec Richard sur le fait que la contribution artistique de Warhol navait rien voir avec des qualits de surface. Ses qualits relevaient au contraire du dplacement qui venait dtre opr.

    TD: Une remarque: cest intressant que vous passiez de la thorie institutionnelle au rcit dune exprience trs forte. Ntait-ce pas l une exprience esthtique?

    AD: Bien entendu. TD: Jai donc raison de dire que votre thorie repose sur votre jugement esthtique initial. AD: Oui, ctait clairement esthtique. RS : Mais ctait aussi une interprtation. Si je peux parler pour lui, tout en my

    opposant aussi, je pense quArthur comprit quil sagissait dune uvre dart de manire immdiate et perceptuelle. Il neut pas besoin daller consulter le catalogue de lexpo-sition. Il y vit une uvre dart parce quil avait connaissance de nombreuses thories de lart daprs lesquelles lune des fonctions de lart dans lune de ces matrices est de choquer. Comme cette exposition avait lieu aprs Duchamp et aprs dada, il put immdiatement prendre la mesure de cette valeur de choc et linterprter comme de lart sans avoir besoin de ce que nous entendions, dans la philosophie anglo-saxonne de lpoque au moins, comme une exprience esthtique touchant la beaut, la perfection, lharmonie et la construction. Il sagissait dune interprtation immdiate qui passait par le filtre du monde de lart et qui ne ncessitait donc pas dexprience positive du type dont parle Thierry de Duve. Je pense quArthur a droit sa version du monde de lart comme filtre immdiat de la perception. On voit une fois de plus que luvre de Bourdieu est bien suprieure celle de Dickie. Bourdieu explique en effet comment linstitution duque les spectateurs pour que ces derniers naient pas besoin delle de manire immdiate puisquils ont dj appris voir de la manire dont elle structure elle-mme la perception. Il en va de mme pour le croyant qui saisit immdiatement la signification religieuse sans avoir besoin de se dire quil est dans une glise, quil se rappelle en avoir entendu parler au catchisme, que telle personne est le cur, etc.Pour en revenir la question religieuse, Arthur a crit un trs bel article, peut-tre moins clbre que Le monde de lart, intitul Upper West Side Buddhism11, o il parle de linfluence du zen tel quil tait enseign par Suzuki, qui lors de son passage Columbia eut une influence probablement considrable sur le monde de lart par le biais de John Cage et de Merce Cunningham. Il sagissait de se demander si lon pouvait comprendre lart sans lontologie christiano-platonicienne. Si nous voulons pouvoir parler dart en Chine et au Japon, o sest dvelopp un art raffin qui ne se fonde pas sur cette diffrence entre le monde rel et le domaine du sacr et du

    Q 11. Arthur Danto, Upper West Side Buddhism, in Jacquelynn Baas et Mary Jane Jacob (d.), Buddha Mind in Contemporary Art, Berkeley, University of California Press, 2004.

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    transcendantal, o la diffrence entre la vie de tous les jours et lart tient au fait que ce dernier est plus singulier, quil a une signification plus riche, il faut revenir de Duve et son idologie inspire du Bauhaus. Est-ce l une vraie possibilit? Peut-on envisager lart sans ce fameux saut ontologique?AD: Il fallait bien que New York soit prt accueillir les botes de Brillo. Je ne men tais pas rendu compte lpoque, et ce nest que plus tard que je compris quel point les ides de Suzuki avaient infiltr la culture artistique. Si tout le monde tait venu voir lexposition de Warhol, ctait grce cette ide vhicule la fois par Duchamp et par Suzuki quun objet na pas besoin davoir quelque chose dexceptionnel pour tre une uvre dart, de mme quil na pas besoin davoir quelque chose dexceptionnel pour tre un objet religieux. Cest cela que nous apprenait le zen, comme je le montre dans Le monde de lart, o je cite Ching Yuan, auteur chinois dcouvert dans les enseignements du DrSuzuki, qui raconte: Quand jtais jeune, je pensais que les montagnes taient des montagnes et que leau tait de leau. Aprs avoir tudi la philosophie, je me rendis compte que les montagnes ntaient pas vraiment des montagnes, et que leau ntait pas vraiment de leau. Mais aprs avoir dcouvert le zen, je me rends compte que les montagnes sont en fait bien des montagnes et que leau est en fait bien de leau. On a ici trois paysages, qui correspondent trois tapes de la pense de Ching Yuan et qui sont identiques entre eux. Ce sont en effet trois fois des montagnes et de leau, mais le premier paysage nest quun paysage ordinaire, le deuxime est une sorte de voile de Maya et le troisime un tableau zen.

    TD: Ils ne seraient donc pas identiques ses yeux. AD: Mais je pense que cest bien cette ide que Suzuki enseignait lpoque. TD: Cette belle histoire zen que vous venez de nous raconter illustre en fait parfai-

    tement ce que je veux dire quand je parle de pratiquer lesthtique du point de vue de lidiot, parce que lhomme de la troisime tape est finalement revenu la premire, et que la troisime tape est finalement indiscernable de la premire.

    AD: Exactement. TD: Cest donc bien que nous ne sommes plus en train de parler de deux objets

    indiscernables entre eux, mais de deux expriences, de deux expriences de vie, de deux philosophies de vie, etc. Je vous accorde tout le reste, mais cest cette subjectivit qui mintresse tout particulirement en raison de lclairage quelle offre. Ce nest pas quune interprtation soit meilleure que lautre, mais leurs implications philosophiques nen restent pas moins totalement diffrentes. Il est vident que le thoricien de lart ou lesthticien sont censs tre plus ou moins clairs, mais sils adoptent le point de vue de lidiot, ils ressemblent en fait votre philosophe zen la troisime et la premire tape en mme temps. Ce que je veux dire par l, cest que jai vraiment beaucoup de respect pour le type qui dit: Arrtez votre cirque, cest juste une bote ou ce nest quun putain duri-noir, et je ne vais pas me laisser intimider par ces gens du monde de lart. Cest ma manire de comprendre la dmocratie. Je pense en fait que nous sommes tous les trois profondment dmocrates, mais que nous avons chacun une manire diffrente de justifier notre dmocratie. Personnellement, cest comme a que je justifierais la mienne.

    RS: Je dirais qu la troisime tape lidiot clair voit vraiment les choses de manire diffrente, en ce sens quil dirait vraiment: ce sont des botes de Brillo, mais que ces mots prendraient alors un sens entirement diffrent. Et, comme vous le montrez

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    dans votre travail, cette diffrence relve de lexprience et non de quelque chose qui aurait t impos par une institution artistique.

    Questions du public Question: Je pense que vous vous trompez dans votre analyse de lhistoire zen.

    la premire tape, le sujet et lobjet sont distincts en ce sens que le sujet voit les montagnes et que le sujet est distinct de la montagne. la deuxime tape, il existe une confusion entre le sujet et lobjet, car on ne sait plus vraiment qui est qui. Mais la troisime tape, le sujet voit la montagne en tant que montagne, pas en tant quune montagne en particulier, ce qui signifie que le sujet et lobjet sont finalement unis dans ce changement de perspective. Ce nest pas la mme manire de voir les choses puisquil y a un vrai dplacement ontologique.

    AD: Je pense quil est important de prsupposer quau niveau de lexprience les trois tapes sont identiques, sinon ce ne serait plus le mme type de parabole. Les trois tapes sont la fois identiques et profondment diffrentes. La premire corres-pond ce que les philosophes appelleraient du ralisme naf, la deuxime prsente quelquun qui verrait le monde comme un raliste naf mais finirait par se rendre compte quil y a une maldiction dans lhistoire, et chercherait alors chapper au monde de Maya pour accder au domaine de ltre. Et la troisime est le tableau zen. Ce sont des diffrences normes mais invisibles la fois (cest une conjonction que jutilise souvent), et je pense quils vivent vraiment dans des mondes diffrents alors que ces mondes sont exactement les mmes. Ce serait une sorte de dsillusion pour quelquun qui pense aller au paradis de se rendre compte en arrivant l-bas que le paradis ressemble la 42eRue; mais mme si vous ne voyez pas la diffrence, vous avez quand mme gagn le droit dy tre, en quelque sorte. Je suppose que ce serait aux homlistes de rpondre ces questions.

    Question: Pourrait-on dire que la ralit imite en quelque sorte le spectateur? Je pose la question en lien avec la photographie contemporaine et la manire dont la photographie documentaire est utilise. De nos jours, la photographie documentaire et la photographie dart se ctoient dans un seul et mme contexte, celui de linstitution et du muse. Or je trouve quil est trs difficile de savoir exactement ce quon regarde, de savoir sil sagit davoir un jugement esthtique lorsquon ne sait pas si lintention du photographe tait de dconstruire le documentaire ou de construire la ralit. Et il semble y avoir un lien avec le ready-made dans la diffrence entre la photographie documentaire et la photographie dart contemporaine qui imite le documentaire tout en ayant des intentions trs diffrentes. Est-ce une question laquelle vous avez rflchi?

    AD: Je ne suis pas sr davoir compris cette question, qui ressemble plus une observation qu une question. Mais je pense en effet quil y a dans lhistoire de la photographie une sorte de dialectique entre photographie et art, puisquon sest toujours demand si la photographie tait ou non de lart. Alfred Stieglitz fut le premier photographier Fontaine, et sans lui on ne saurait mme pas quoi cette uvre ressemblait ; il admirait beaucoup Duchamp car ce dernier lanait un dfi aux spcialistes de lart qui refusaient dlever la photographie au rang des autres arts. Il avait donc limpression que Duchamp tait de son ct, malgr cette dialectique toujours prsente. Je pense que Stieglitz essayait effectivement de donner un caractre artistique ses photos, de mme quEdward Steichen et le reste

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    des membres de la Photo-Secession New York cherchaient vraiment faire des photographies artistiques lpoque. Cest ensuite queut lieu la rvolution qui remettait en question cet tat de fait suggrant que la valeur dune photographie pouvait dpendre uniquement de ses qualits pho-tographiques; il devenait alors possible de trouver dans la photographie amateur tout ce dont on avait besoin. Dans luvre magnifique de Cindy Sherman, il serait difficile de faire la diffrence entre ce quelle ralisait elle-mme et certaines photographies de plateau ordinaires. Elle mexpliqua un jour quelle trouvait ces photographies de plateau dans les magasins de fripes o elle achetait ses vtements, dans le sud de Manhattan. Il y en avait des bacs entiers, dans lesquels elle fouillait pour tenter de reconstruire le thme et lhistoire dun film. Elle les achetait ensuite 25cents pice. Ctait bien de la photographie amateur quelle transformait ensuite en art sans ncessairement faire quoi que ce soit qui leur aurait donn lair dautre chose que de photographies de plateau. Cest ce type de parallle que je vois donc ici.

    TD : Le ready-made et la photographie sont aussi connects au sens o toute photographie est un dessin ou un tableau ready-made. Je pense quil faut prendre cet lment en compte quand on cherche quelles ont pu tre les origines du ready-made chez Duchamp. Il se sentait en effet aussi menac par la photographie que les autres peintres du XIXesicle, qui la considraient comme une machine qui cherchait prendre leur place. Cest grce son sens de lironie que Duchamp parvint tourner cette menace son avantage en produisant des ready-made qui traitent donc en partie de photographie, moins parce que les ready-made sont des photographies que parce les photographies sont en fait des ready-made.

    Question: Vous avez beaucoup parl de religion et du vocabulaire de la religion, quelle soit chrtienne ou autre. Et notre culture visuelle actuelle, aprs avoir pass des dcennies ignorer les questions religieuses, semble soudain sen proccuper, que ce soit dans des films, des bandes dessines comme les caricatures danoises ou dans un retour la foi de ce quon appelle le grand art. Quel doit alors tre le rle du jugement esthtique lorsquil porte sur cette culture visuelle et son intrt pour la religion?

    AD: Richard? RS: Lun des arguments en faveur de lide que lart conserve une sorte dautono-

    mie ou une impression dautonomie est limpression que toutes sortes de choses qui risqueraient la censure pour toutes sortes de raisons sen sortent en jouant la carte de lesthtique. Je crois beaucoup lide quil faut ramener lart dans la vie relle, mme si jai bien conscience des dangers de cette position. Ce que jcrivis sur le rap est en effet antrieur au Cop Killer dIceT et son album Gangsta, et parle plutt de lpoque de Grandmaster Flash, o le rap tait non seulement plus riche dun point de vue musical mais aussi plus progressiste dun point de vue politique. Il nen reste pas moins quhistoriquement parlant, tout au long de lhistoire de lart, lesthtique a permis toutes sortes de sujets critiques sur la religion de survivre. Elle a permis aux gens de peindre des femmes nues en les situant dans la mythologie grecque, une poque o cela aurait t un sacrilge de faire des nus fminins sans les avoir loigns du rel en leur donnant les traits de Vnus ou dune autre hrone ou nymphe grecque. Je pense que cest le rle de lesthtique de permettre lexpression de choses que la religion ou le dogme interdiraient. Il serait en revanche intressant de se demander sil y a galement une place pour la censure esthtique, cest--dire le fait

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    de censurer une uvre dart sous prtexte quelle serait mauvaise dun point de vue esthtique et non pas subversive dun point de vue politique. On trouve des cas de ce genre mme ici, au Royaume-Uni, o je crois que John Ruskin dtruisit de nombreux dessins quil jugeait mdiocres dun point de vue esthtique. Je sais que je traite l de votre question sans vraiment vous satisfaire puisque je ne prends pas de position claire sur le sujet. Il est vrai que je nai pas vu les caricatures publies Copenhague dont vous parlez, mais je crois me rappeler quelles firent pas mal de bruit en France leur parution dans Le Monde.

    TD: Ctait dans France Soir. RS: Ah daccord, dans France Soir. Je pense cependant quil y a beaucoup de choses

    bien plus importantes que lart et lesthtique, et je ne suis pas en train de dire que lesthtique doit tre une excuse pour toutes sortes de discours de haine. Mais il me semble que lart et lesthtique ont cela de positif quils ont permis lexpression de toutes sortes dides qui nauraient pas eu voix au chapitre certains moments de lhistoire. Cest pourquoi je justifie dun point de vue historique une sorte de cloison-nement ou de sparation entre lart et la vie relle, mme si je pense quil sagit prsent de ramener lart dans la vie relle et que cela ne sert rien dviter les usages esthtiques de lart en politique. Il serait donc naf de la part des philosophes de lesthtique, ce qui je pense inclut galement la philosophie de lart, de penser que lart est un domaine autonome qui ne doit pas tre touch par les questions politiques. Je pense que nous sommes tous daccord pour dire que lart a non seulement un immense pouvoir politique, mais quil est aussi ncessairement influenc par la politique.

    TD: La question de la foi en tant que telle est sans doute un problme sans fin pour la philosophie. Puisque jai choisi dtre kantien et de faire de Kant le compagnon de mes travaux, je suis absolument convaincu que la dfinition du jugement esthtique est sans doute la premire dfinition laque de la foi. Mme si jen suis convaincu, je ne vais pas essayer de me justifier ce soir. Notez que je ne parle pas de croyance mais de foi. Je tiens insister sur ce point parce quil est absolument ncessaire pour la suite. La foi est un acte alors que la croyance est un tat. Si je considre la croyance comme de la superstition, la foi ncessite quant elle un acte de foi, qui est lui-mme par dfinition une profession de foi, cest--dire le fait de rendre sa foi publique. Ainsi la foi est une sorte de tmoignage de confiance en lautre, puisque avoir la foi, cest avoir confiance. Or on ne peut pas se faire seulement confiance soi-mme; il faut ncessairement sen remettre aussi quelquun dautre. Jen ai donc fini pour la question fondamentale, qui tait de montrer que la question religieuse est si complique quon ne peut pas se contenter de la considrer sur la base de ce qui nous arrive en ce moment et de ce retour du religieux un peu partout qui fait peur la plupart dentre nous, ou au moins je le sais aux trois intervenants de ce soir. Ctait l une des choses dont je voulais parler en ce qui concerne mes convictions philosophiques.Passons prsent une question historique. Lart existe plus ou moins depuis aussi longtemps que lhumanit. En tout cas, les premires manifestations artistiques datent au moins de linstant o les hommes se mirent enterrer leurs morts, cest--dire il y a au moins quarante mille ans. On pourrait en faire une ligne du temps de quarante mille millimtres, par exemple. Dans ce cas, la modernit, cest--dire les deux cents dernires annes, correspondrait vingt millimtres. Cest minuscule par rapport au

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    reste. Or pendant tout ce temps, lart et la religion allrent de pair puisque le grand art tait ncessairement de lart religieux. Mme lart ornemental, ou lart abstrait dans certaines cultures, tait plein de symboles qui lui donnaient un caractre spirituel. Et ce nest quil y a deux cents ans que la Rvolution franaise et Nietzsche dclarrent la mort de Dieu. Cest pourquoi nous navons pas encore le recul ncessaire pour dterminer si ce que nous appelons art depuis si longtemps survivra ou non la mort de Dieu. Je nen ai moi-mme pas la moindre ide. La seule chose que je sais, cest que la modernit est en qute dune rponse cette question profonde. Je ne sais pas non plus si Dieu finira par revenir et si les hommes du futur se tourneront nouveau vers la religion, puisque les signes sont en ce moment assez contradictoires.Jen ai fini avec cette question, mais je voudrais ajouter une chose qui va nous ramener aux botes de Brillo. Comme je viens de parler de choses trs srieuses, je voudrais maintenant vous faire rire un peu. Arthur, vous rappelez-vous cette confrence Bielefeld qui tait organise sur vous et votre uvre, et o notre ami commun Karl Ldeking vous avait invit, vous ainsi quun certain nombre dautres amis? Boris Groys avait alors eu cette rflexion formidable que le Christ venait de faire son retour glorieux sous la forme dune bote de Brillo.

    AD: Il nous avait scis! TD: Il nous avait scis, mais je pense tout de mme quil y avait quelque chose

    dextrmement vrai et profond dans son propos qui, au-del des questions de foi et de croyance religieuse, touchait il me semble la thorie de limage. Je ne vais pas me lancer sur ce sujet maintenant, mais je voudrais simplement dire deux choses, car il se passa plusieurs choses importantes lors de ce colloque. Outre la remarque de Groys, cest galement cette occasion que Martin Seel finit par cder aprs vous avoir combattu pendant des annes, pour admettre enfin que vous aviez peut-tre raison de dire que lart avait une essence et que vous aviez mis le doigt sur la dfinition ontologique de lart en parlant de signification incarne. Mais, en parlant de signification incarne (je fais travailler ma mmoire parce que cest extrmement intressant pour les questions qui nous occupent ce soir), vous citez aussi Richard Rorty qui dit que les hommes ne sont rien que des vocabulaires incarns?

    AD: Cest vrai. TD: Il y a donc une grande ressemblance entre Rorty, qui dfinit les tres humains

    comme vocabulaires incarns, et vous, qui voyez les objets comme des significations incarnes. Comme dans un cas vous dfinissez les hommes et dans lautre les objets, et que vos indiscernables sont des objets alors que les miens tiennent au jugement subjectif des hommes, en un sens nous parlons de la mme chose mme si nous ne parlons pas de la mme chose. Mais au bout du compte ce qui me touche, mmeut et mintresse dans votre uvre, cest quelle traite constamment et vritablement de la condition humaine. Cest vraiment de cela que vous parlez quand vous parlez des botes de Brillo. Comme je suis moi-mme videmment persuad que lart traite fondamentalement de la condition humaine, nous sommes daccord sur le sujet. De mme, je trouve cette ide de signification incarne, qui est dailleurs lune de vos obsessions, extrmement intressante, dautant plus que cette approche fonctionne non seulement dans votre analyse des uvres dart, mais aussi dans le reste de vos travaux. Prenons par exemple ce livre intitul The Body/Body Problem12, dans lequel

    Q 12. Arthur Danto, The Body/Body Problem, Berkeley, University of California Press, 1999. A

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    au bout du compte on voit que le vrai problme nest pas celui du lien entre le corps et lesprit, mais celui du lien entre le corps et le corps dans la mesure o nous sommes des penses incarnes. Il sagit de laisser la question des neurosciences aux spcialistes, mais cest bien la diffrence entre le corps et le corps qui compte parce que nous sommes des penses incarnes. Je vais vous laisser parler de cela vous-mme. Nous sommes donc passs de la religion lhumanisme lac

    RS: Et il faut maintenant se demander quel degr et quel type de divin cela implique. TD: Le divin, je men fiche compltement! RS: La difficult est pourtant bien darriver dfinir ce qui fait fondamentalement et

    profondment lhumanit, indpendamment de tout ordre de ralit ontologiquement transcendantal.

    TD: Sil vous plat, nutilisez pas le terme transcendantal RS: Ce nest pas moi qui ai choisi dutiliser le vocabulaire de la religion chrtienne

    le premier! TD: Assurons-nous simplement que le public comprend que ce que Kant entend

    par transcendantal na rien voir avec la dfinition quen a Walt Whitman. Le trans-cendantal chez Kant est une ide; cest quelque chose que je ne peux pas prouver car ce nest rien quune ide. Le mot transcendantal ne veut donc pas dire la mme chose pour vous que pour moi.

    RS: Tout fait. Je ne parlais pas de Kant mais dun transcendantal religieux, dune dfinition nave du transcendantal.

    Table ronde retranscrite et traduite par milie LHte

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