camus, Écrivain français d’algerie

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  • 8/10/2019 Camus, crivain franais dAlgerie

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    STUDIA ROMANICA POSNANIENSIA

    UAM Vol. 25/26 Pozna 2000

    MARIA STPNIAK

    Varsovie

    ALBERT CAMUSCRIVAIN FRANAIS DALGERIE

    A b str a ct . Stpniak Maria, A lb ert Cam us , c riva in fr an ais d A lg re [Albert Camus, a French writer

    of Algeria]. Studia Romanica Posnaniensia, Adam Mickiewicz University Press, Pozna, vol.

    XXV/XXVI: 2000, pp. 351-394, ISBN 83-232-0965 -0, ISSN 0137-2475.

    This study is about the Algerianity of Albert Camus, the greatest French writer of Algeria. The topic

    tackled has three aspects: Algeria as source o f work, Camu ss Algerian political philosophy and the

    deterioration of his relationships with the native Algerian writers. The authoress leads to the following thesis:

    Albert Camus inscribes him self into the history of North African literature at the dec line o f the colonia lage. His work is situated between a French colonial literature and one of the Algerians, founders of anational literature.

    Anticolonialist but opposed to the independence o f Algeria, Albert Camus was overtaken by the revolution

    in motion. Camuss double identity within the context of the Algerian war condemned him to becoming

    a stranger in his two countries. The drama of his separation fiom the Mother Algeria turned to tragedy

    with his premature and absurd death.

    The message of Albert Camus, an agnostic and moralist writer, remains alive. The author of The insurgen t

    man encourages to overtake the absurdity of the human condition by mans own strengths.

    Albert Camus, the Algerian sings the wedding of the man and the nature. Great artist, he continues to

    fascinate generations of readers with his magic word. For some of them, its because of its art that the

    work o f Albert Camus remains.

    INTRODUCTION

    Le propos de cette tude porte sur Albert Camus, lun des plus grands crivainsfranais et universels du XXe sicle, originaire dAlgerie. La vie et loeuvre de Ca-mus, largement explores par la critique internationale, ne seront abordes ici que

    dans leur aspect algrien, llment de toute premire importance pour sa personnalitdhomme et dartiste. Albert Camus est un crivain franais et algrien mais son algrianit diffre essentiellement de celle des crivains de souche arabe et berbere qui

    prennent la parole autour des annes cinquante en tant que coloniss et en mmetemps fondateurs dune littrature nationale de lAlgrie postcoloniale.

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    Lalgrianit de Camus est dtermine historiquement. Par ses origines, il appartenait au peuple colonisateur, les Franais dAlgrie, ns sur la terre algrienne etappels dans le langage familier piedsnoirs. La communaut des Europens dAlg-

    rie (Franais, Espagnols, Italiens, Maltais), au fil des generations a commence oeuvrer pour son emancipation en tant que peuple neuf, appel construir son bonheuren une Algerie prospere grace aux qualits de leur race: force, vitalit, virilit, intel-ligence. Les aspirations nationalistes de la socit coloniale en formation en Algerietaient suscites par la haine des autres, en premier lieu du Juif (la crise antijuive de1898) et ensuite de Y indigene,nom peu honorable, alternant avec celui de V Arabe

    pour designer la population de souche arabe et berbere, des ethnies sculaires de lAfrique du Nord. La conqute franaise de lAlgrie en 1830 et limplantation des

    populations europennes qui sorganisaient en une socit, ont abouti la naissancedune idologie et, au fur et mesure, une littrature produite la gioire de lanouvelle race algrienne.A lpoque coloniale, les nouveaux dbarqus, Tissue deleurs preoccupations didentit, sapproprient le nom dAlgriens pour designer lesmembres de la communaut des conqurants arrives aux rivages africains pour amnager leur terre promise, sous le regard hostile de lArabe. Camus luimme, tout aulong de son itinraire, utilise cette terminologie separatiste et discriminatoire privantV indigenede son nom originaire.

    Les crivains franais dAlgrie: Gabriel Audisio (19001978), Albert Camus

    (19131960), Emmanuel Robls (1914), Claude de Frminville, (19141966) RenJean Clot (1913), Jean Plgri (1920), Jules Roy (1907), formaient un groupe dauteurs qui se sont imposes sous le nom dcole dAlger. Cette expression de GabrielAudisio (Camus en 1946, lui prfrait la sienne, cole nordafricaine des Lettres)dsigne la production littraire dauteurs nourris de la mme sensibilit mditerranenne et runis, partir des annes 1935, autour de la librairie dEdmont Chariot Alger. De 1938 1954, dans la foule de ce courant mditrraneiste vhiculant lesthmes de la mer, la plage, les villes ctires, des revues aux appelations vocatrices

    sont nes: Rivages, Forge, Soleil, Terrasses, Simoun, tandis que Fon-taine et lArche allaient sinstaller Paris.Lcole dAlger se demarque de lalgrianisme, mouvement littraire lidolo

    gie par excellence coloniale, lanc, aprs la Premire Guerre mondiale, par des cri-vains franais dAlgrie comme Robert Randau (18731950), Louis Lecoq, Jean Pomier, qui visaient unir les Algries en une (Algerie franaise). L effortprconispar Randau, se ralisait travers la creation de 1Association des crivains algriens(A.E.A., 19191920), dun prix littraire (le Grand Prix de lAlgrie) et dun bulletinde critique et dides, Afrique. Aprs 1935, lalgrianisme, fig dans son idologiecoloniale, fut emport par le tourbillon de lhistoire et dpass par le mditerranisme,selon lexpression de Jean Djeux.

    Dans lhistoire des lettres algriennes, loeuvre dAlbert Camus se situ entrelalgrianisme de Robert Randau et la littrature des Algriens de souche arabe et

    berbere qui dbutent avec clat dans les annes cinquante. En dautres termes, loeu

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    vre camusienne marque une tape de transition entre une littrature algrienne, essentiellement coloniale et celle de lAlgrie en voie de liberation, ne dans la defla-gration du colonialisme et devenue authentique et nationale.

    Albert Camus (19131960), lhomme et lcrivain, traverse lpoque des grandstourments de lHistoire: deux guerres mondiales et la guerre dAlgrie qui, troisreprises, changrent la face du monde. Ces grands conflits, lourds de consequences

    pour les peuples et les individus, ont eu, chacun sa manire, un impact determinantsur Camus, sur son itinraire et son destin. Franais dAlgrie, lenfant dune familie

    pauvre et illettre, devenu lcrivain clebre, Prix Nobel 1957, il tait un hommecomplexe, plein de contradictions. voluant entre lAlgrie, sa vraie patrie, disaitil,et la France, considre par lui comme pays dexil, o il a passe la majeure partie desa vie, Camus tait en proie aux dchirements intrieurs, jusqu sa mort tragique et

    absurdesur les routes de France, le 4 janvier 1960.La Premire Guerre mondiale, quon esprait tre la der des der /la dernire desdernires/, a fait dAlbert Camus orphelin. N en Algerie Mondo vi (auj. Dran),dans le Constantinois, il na pas connu son pre, Lucien Auguste Camus, caviste la ferme SaintPaul prs de Mondovi, mort en 1914, dans la bataille de la Marne. Saveuve, Catherine Camus, avec ses deux fils, Lucien et Albert, a rejoint sa familie Alger et sinstalla dans le quartier des pauvres, Belcourt, o elle gagnait sa vie entant que femme de mnage. Cest l quAlbert Camus a passe son enfance et lesannes de la formation, dans la pauvret mais heureux de vivre sous le ciel admirable

    et le soleil brulant de lAlgrie, le grand amour de sa vie.Jai grandi, avec tous les hommes de mon age, aux tambours de la premire guerre et notre histoire,

    depuis, na pas cess detre meurtre, injustice ou viole nc e1

    criratil en 1954, lanne du dclenchement de la guerre dAlgrie.Camus a voqu son enfance et adolescence dans son dernier roman, inachev,

    Le premier homme1,oeuvre posthume, publie 34 ans aprs la mort de lauteur. Celivre tait beaucoup plus quune biographie pure et simple une douloureuse et bellequte de lidentit de Camus dchir par la guerre dAlgrie nous y reviendrons

    dans la suite de cette tude.Par ailleurs, Le premier homme peut tre consider comme un dveloppement,

    en partie, du livre matriciel dAlbert Camus, L Envers et VEndroif1qui date des an-nes trente, la premire priode de sa creation.

    Lentredeuxguerres, et plus particulirement les annes 19351940, le point dedepart de son parcours littraire, est une priode importante, qui permet de cerner la

    personnalit du jeune Camus. Des experiences quil a faites (deux engagements vitetermines: le premier mariage et son activit politique au sein du parti communiste,

    voyages en Europe centrale et en Italie) lui permettent de constituer un fonds didesdont ses oeuvres postrieures seront le dveloppement.

    1 A. C a m u s , Ess a is : L t (L n igmeJ, Gallimard, Paris 1965, Bibliothque de la Pliade, p. 865.

    2 A. C am us, Le prem ie r homme, Gallimard, Paris 1994.

    3 A. C am us, L Enve rs et l Endroit, Chariot, Alger 1937, rimpression, Gallimard, Paris 1958.

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    LA VOCATION LITTRAIRE

    Lt 1937 fut une charnire; la carrire de Camus en tant quhomme de lettres

    est dcide. Aprs avoir termine ses tudes lUniversit dAlger par un diplomedtudes suprieures, consacr aux rapports entre le christianisme et lhellnisme travers SaintAugustin et Plotin, il est oblige de renoncer se presenter lagrgation

    pour des raisons de sant (la tuberculose).Mais, partir de cette poque, il sut que son travail serait de crer des livres

    partir de la vie quil menait. La prise de conscience de la vocation littraire fondesur le vcu, aboutit la publication dun livre, quil avait mis en chantier en 1935.

    Le 10 mai 1937, le premier livre de Camus, L Envers et l Endroit,o le jeuneauteur faisait ses gammes littraires, fut publi par Edmond Chariot comme secondtitre de la collection Mditerranennes. Loeuvre ddie Jean Grenier reprsentaitainsi la premire reconnaissance publique de 1influence du maitre sur le jeune auteur.La rdition de ce recueil de textes extremement personnels ne devait intervenir quedans les toutes dernires annes de la vie de Camus, en 1958, accompagne duneimportante preface de lauteur. Les evocations dune enfance Belcourt, dun voyagesolitaire en Europe centrale et en Italie, dun autre aux Baleares sont suivies par letexte (le dernier) qui donne son titre au livre. Deux mondes/manires detre y sontoppos(e)s: lapproche de la mort par une vieille femme qui investit dans sa tombe

    et le gout pour la vie dun jeune homme, le narrateur de lhistoire. La presse localea trouv son livre (et avec raison) amer et pessimiste. Ctait un livre dintriorit,trs gocentrique dont la dmarche annonait un auteur de talent, sensible aux aspectsmtaphysiques, tragiques et absurdes de lexistence. L Envers et l Endroit,contenanten filigrane les thmes majeurs de Camus, sera par la suite consider par lauteurcomme la matrice de son oeuvre.

    Les essais runis dans ce volume ont t crits en 1935 et en 1936, lorsque Camusavait vingtdeux ans. On a pu dire que ce petit livre contient ce que Camus a crit de

    meilleur. Lauteur disait quil y a plus de veritable amour dans ces pages maladroitesque dans toutes celles qui ont suivi4.Dans une importante preface L Envers et l Endroit qui date de 1958, Albert

    Camus situe ces essais dans la structure generale de son oeuvre; effectivement on ytrouve tous ses thmes majeurs, qui seront largement dvelopps dans Le premierhomme. L Envert et l Endroitest la source de son oeuvre et de sa science de la vie:

    Pour moi, je sais que ma source est dans lEnvers et IEndroit dans ce monde de pauvret et de

    lumire...5.Sur la vie elle-mme, je nen sais pas plus que ce qui est dit, avec gaucherie, dans I Enve rs et l En

    dro it6.

    4 Ibid., p. 13.

    5 Ibid.

    6 Ibid., p. 26.

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    Dans la preface, contenant une sorte dautoanalyse et la reflexion de Camus surle chemin parcouru, lauteur aboutit la conclusion un peu amre:

    si j ai beaucoup marche depuis ce livre, je nai pas tellement p rogress7

    pour la contrebalancer par une pense prometteuse:je continue de vivre avec l ide que mon oeuv re nest mm e pas co m m ence 8.

    Dans ces citations tout Camus est l; elles rvlent la double nature de lcrivain,son balancement entre oui et non, entre lamour et 1indifference, entre la raison etle coeur, entre lAlgrie et la France. Entre oui et non, est dailleurs le titre de lunedes six nouvelles qui composent L Envers et l Endroit.

    En 1957, Albert Camus, romancier, journaliste, homme de thtre, est un crivainpolyvalent; essais, romans et pieces de thtre alternent dans loeuvre de cet auteurmoraliste et agnostique, proccup de justice, de charit et de grandeur dans un mondeabsurde.Le 17 octobre 1957 lAcadmie royale de Stockholm dcerne le Prix Nobelde littrature Albert Camus pour lensemble dune oeuvre mettant en lumire les

    problmes qui se posent de nos jours la conscience des hommes. Camus est lpoque un crivain clebre; ses romans:L tranger9, La Peste10, La Chute11, essais

    philosophiques: Le mythe de Sisyphe12, L Homme rvolt13, nouvelles: L Exil et leRoyaumeu , pieces de thtre: Le Malentendu15, Caligula16, L tat de sige'1, LesJustes18et de nombreux essais sont lus, applaudis, traduits en plusieurs langues. La

    consecration par le Prix Nobel, aux yeux de ses ennemis politiques et littraires, taitla preuve que son oeuvre importante se trouvait dsormais derrire lui tandis queCamus luimme restait convaincu que son oeuvre ne faisait que commencer.

    Au cours dune interview, faisant partie des Discours de Sude19 Albert Camusdfinissait son statut dcrivain franais dAlgrie. Il a rpondu la question suivante:

    - Vou s tes un crivain franais d Algrie. Cest mm e ce que vous av ez tenu souligner en recevant

    le prix Nobel. Mais lorsque vous vous sentez Franais dAlgrie, certainement, vous ne vous dfi-

    nissez pas par opposition avec les Algriens autres que dorigine franaise. Albert Camus Franais

    7 V Envers et l Endroit , p. 28.

    8 Ibid., p. 32.

    9 A. C am u s, L tran ge r, Gallimard, Paris 1942.

    10 A. C am u s, La Pes te , Gallimard, Paris 1947.

    11 A . C a m u s , La Chu te, Gallimard, Paris 1956.

    12 A. C am u s, Le M ythe de Sisyp he, Gallimard, Paris 1942.

    13 A. Ca m u s, L H om me r vo lt, Gallimard, Paris 1951.

    14 A. C a m u s, L Exi l e t le Roya ume, Gallimard, Paris 1957.

    15 A. C a m u s, Le M alen tendu , premire representation en 1944 au Thtre des Mathurins.

    16 A. C a m u s, Caligula,premire representation en 1945 au Thtre Hbertot.17 A. C a m u s, L ta t de sig e, premire representation en 1948, au Thtre Marigny.

    18 A. C a m u s, Les Ju ste s, premire representation en 1949, au Thtre Hbertot.

    19 A. C am u s, D iscours de Sude, Le p ari de notre gen er atio n (interview donne Demain, 24-30

    octobre 1957), Ess ais , Bibliothque de la Pliade, p. 1898-1908.

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    d Algrie, cela ne veut-il pas dire que vo us tes solidaire de tous les A lgriens? Com ment cela est-il

    possible, et comment cette Algerie fait-elle partie de cette Europe de lEsprit laquelle vous avez

    con scien ce dappartenir aussi?

    - Mon rle en Alger ie na jama is t et ne sera jamais de diviser mais de reunir selon m es moyens.

    Je me sens solidaire de tous ceux, Franais ou Arabes, qui souffrent aujourdhui dans le malheur de

    mon pays. Mais je ne puis moi seul refaire ce que tant dhommes sacharnent dtruire. Jai fait

    ce que jai pu. Je recommencerai quand il y aura de nouveau une chance daider la reconstitution

    dune Algerie dlivre de toutes les haines et de tous Ies racismes. Mais pour rester sur le terrain o

    nous nous plaons, je veux seulement rappeler que nous avons construit, par la seule vertu dun

    chan ge g nreux et dune vraie solidarit, une comm unaut d crivains algriens, franais et arabes.

    Cette commun aut est coupe en deux, provisoirement. Mais des hom mes com me Feraoun, Mam-

    meri, Chrai'bi, Dib, et tant dautres, ont pris place parmi les crivains europens. Quel que soit la-

    venir, et si dsesprant quil mapparaisse, je suis sur que cela ne pourra tre oubli20.

    LAlgrie indpendante, dans le discours officiel a refuse Albert Camus le titredcrivain algrien.En 1972, Ahmed Taleb Ibrahimi, intellectuel de grande envergureet ministre de lducation nationale lpoque, dans un ouvrage publi loccasiondu Xe anniversaire de lIndpendance21 a reproduit le texte de sa conference, prononce en 1967 Alger et Beyrouth sur le thme Albert Camus vu par un Algrien.Cette tude, trs pertinente et documente, est loin detre un jugement; au contraire,1auteur y fournit une importante contribution pour tablir la vrit sur Camus et sedclare prt dissiper dventuels malentendus. Ibrahimi regrette que Camus, quil

    a dailleurs connu en personne, nait pas support la charge de lidal humanist implique dans le Prix Nobel. Et Ibrahimi, en loccurrence vox populi algrien, deconclure:

    Camus na pas t la hauteur de cet idal. Pourtant, les Algriens lui auraient volontiers confr,

    eux , le titre de Cam us l Algrien , si, surmontant ses reactions viscerales, il avait reconnu la noblesse

    de notre combat et accept la seule issue acceptable: lIndpendance.

    Le titre de C am usiAlgrien,c et t nos yeu x com me un autre Prix Nob el, quelque chose com me

    un Prix N ob el de la decolonisation , c est--dire du plus grand mouvem ent de l histoire actuelle. Ca

    mus ne la pas mrit. Il rester done pour nous un grand crivain ou plutt un grand stylist, mais

    un tranger22.

    Cest probablement par amour deu que Ahmed Taleb Ibrahimi a fini par enfermer Albert Camus dans la formule de grand stylist, parce quil sait trs bien que1auteur deL 'trangeret de La Pestefut bien plus que cela. Il est vrai que Camus areni son idal de justice au niveau universel, narrivant pas trancher et refusantaux Algriens de racines le droit lindpendance, et ctait justement son drameintrieur profond qui a tourn au tragique par sa mort prmature. Cependant le choixdune option politique, si injuste/erron soitil, npuise pas la valeur dun crivain.

    Dans le cas de Camus on ne peut pas negliger ses combats pour concilier les deux

    20 Ibid., pp. 1902-1903.

    21 A. T. Ib ra h im i, D e la dc olo nia sa tion la re vo lu tio n cultu re lle (1 962-1 972), Alger, SNED,

    1981, pp. 161-184.

    22 Ibid., p. 184.

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    causes contraditoires, sa qute intrieure, les valeurs recherches, la sincrit de sonengagement et, llment dcisif, peuttre, la qualit de son oeuvre. Personne neconteste lart dAlbert Camus; la magie de sa parole fait passer les controverses ausecond plan.

    Albert Camus, estil Algrien? notre sens, oui, et profondment, mais samanire, dtermine par ses origines, sa sensibilit mditerranenne et ses engage-ments relatifs au contexte historicopolitique de lpoque. Il nous semble naturel quilse soit exprim en tant que membre de sa communaut, le proletariat des PiedsNoirs,et quil ait pous leur cause, sans pour autant negliger celle des autres, les Algriensquil appelaitArabessans connotation dprciative. Ayant rpondu lappel du sang,il tait loin du racisme, bien au contraire; son postulat dune federation francoarabetait fonde sur le principe de lgalit. Peuton lui en vouloir detre rest solidaire de

    sa communaut dorigine?Dans lAlgerie des annes quatrevingt, Camus restait relegu parmi les crivains

    franais tout court. Ni ses prises de position ni son oeuvre nautorisaient apparemmentpas reconnatre lauteur deL trangerpour Algrien. Les nouvelles generations delecteurs, fort nombreux en Algerie, ne lui ont pas pardonn son attitude hostile visvis du FLN23 et de lindpendance algrienne, rsume par luimme dans sa fa-meuse phrase, prononce en Sude aprs la remise du prix Nobel en 1957: Je crois la justice mais avant la justice je dfendrai ma mre. Parmi les intellectuels, Albert

    Memmi, ancien colonis, le fondateur de la littrature tunisienne de langue franaiseet initiateur de la critique littraire maghrbine, tait le premier faire une brchedans lattitude discriminatoire envers les crivains francophones du Maghreb dori-gine europenne ou juive en les faisant entrer dans sa deuxime anthologie24. PourMemmi, Albert Camus, qui en 1953 a preface son premier roman, La Statue de sei,est un colonisateur de bonne volont.

    La formule de Memmi nous semble plus juste que celle dIbrahimi, trop rductrice, nos yeux. La publication du Premier hommea largi notre vision de lhomme

    et de lartiste qutait Albert Camus. A la difference dIbrahimi nous croyons queCamus na pas tellement volu; il a toujours prn une politique fonde sur lgalitet la justice, lide du fdralisme, son oeuvre de fiction tait enracine dans les rivages de lAlgerie et rsonnait de la musique toute algrienne. Artiste, pris des va-leurs primees par la justice, Camus navait pas la bosse politique, risquait des optionserrones, ntait nullement qualifi pour devenir un leader. On lui reproche, avecraison, son hostilit lgard de lindpendance algrienne, cependant sa logique decoeur le poussait irrsistiblement choisir le bonheur des siens contre le malheur desautres. Cest l que rside son dram, celui de navoir pas su rester fidle son idalde justice et combattre pour sa mise en oeuvre sous le ciel algrien.

    23 Front de Liberation Nationale.

    24 A. M em m i, criva in s fr ancophones du M aghre b , Paris, Seghers, 1985.

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    I. LALGRIE DANS LOEUVRE DALBERT CAMUS

    Lalgrianit dAlbert Camus est un fait que nous nous proposons dexaminer

    dans ses deux aspects: littraire/motionnel et idologique/politique.La premire piste passe par ses oeuvres de fiction, qui conduit de L Envers etL Endroit(1937) traversNoces (1938), L tranger(1942), La Peste (1947), L t(1954) jusquL Exil et le Royaume(1957), publies du vivant de lauteur. Son oeu-vre posthume, Le premier homme,devient en loccurence une sorte de recapitulationdu phnomne Camus, lhomme et lcrivain, une sorte de conclusion sur lartiste.

    L Envers et L Endroit,la matrice de loeuvre de Camus met en oeuvre le balancement entre deux extremes, deux poles de sa personnalit: le oui et le non, en loccurrence cot lumineux/sombre, positif/ngatif.

    La vision noire du monde atteint son apoge dans La mort dans l me25, revo-cation dun court sjour solitaire de Camus Prague, o ses tats dme et sa hantisede la mort pourrait sexpliquer par les traumatismes de la maladie (la tuberculose) etdu mariage rt du jeune auteur. Au retour, la vie en pieine lumire reprend. Le soleil,la mer et les plages dAlger et de Tipasa trouveront une expression exalte/exaltantedans Noces. Dans ces essais lyriques (Noces Tipasa, Le vent Djmila, L t

    Algeret Le dsert),Camus chante son ivresse de vivre, les noces de lhomme avecla terre, la mer, le soleil. Cest un hymne au bonheur sensuel, la chair, la beaut

    de la jeunesse.Jaime cette v ie a vec abandon et veux en parler avec libert: elle me don ne lorgueil de ma condition

    dhomme. (...) Il ny a pas de honte tre heureux26.

    Noces,cest aussi un hommage ses compatriotes (Europens, parce que les autres, les Arabes, en tant que protagonistes, sont absents de ses livres).

    Lauteur dit tre conscient et orgueilleux de faire partie de

    toute une race, ne du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa sim-

    plicit et, debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire clatant de ses ciels27.

    Cependant Camus, intellectuel, dcouvre lenvers de son peuple:

    Jentends bien quun tei peuple ne peut pas tre accept par tous. lei, lintelligence na pas de place

    comme en Italie. Cette race est indifferente lesprit. Elle a le cuite et ladmiration du corps... On

    lui reproche communment sa mentalit, cest--dire sa faon de voir et de vivre. Et il est vrai

    quune certame intensit de vie ne va pas sans injustice. Voici pourtant un peuple sans pass, sans

    tradition et non sans poesie28.

    La tendresse de Camus pour ses compatriotes, injustes et borns mais consideres

    comme le peuple enfant de ce pays est accompagne par le pressentiment que cette

    25 A. C am u s, La m ort dans l m e, in: L Enve rs et l Endroit.

    26N oces Tipasa ,Bibliothque de la Pliade, p. 58.

    27 Ibid., p. 60.

    28L t Alger , p. 74.

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    vie lendroit ne durer pas temellement, dans ce pays o tout est donne pour treretir29.

    Algrien et Algrois avant tout, Camus continue de balancer entre oui et non lorsquil parie dAlger; sa mauvaise foi qui va jusqu se renier et manquer ses matres,

    nous tonne:

    Il faut sans doute vivre longtem ps A lger pour comprendre ce que peut avoir de desschant un ex cs

    de biens naturels. Il ny a rien ici pour qui voudrait apprendre, sduquer ou devenir meilleur. Ce

    pays est sans leons30.

    En definitive, lauteur deNocessidentifie avec sa race, un peuple barbare maiscrateur:

    Le contraire dun peuple civilis, cest un peuple crateur. Ces barbares qui se prlassent sur des

    plages, j ai lespo ir insens qu leur ins peut-tre ils sont en train de modeler le visa ge d une culture

    o la grandeur de lhomme trouvera enfin son vrai visage31.

    Noces, cest la vie lendroit. Mais il y a aussi lenvers des choses. Et ce seraL tranger.

    L TRANGER

    Lalgrianit de L trangersinsre dans la dialectique du Mme et de lAutre,problmatique fondamentale pour la littrature maghrbine quelle soit coloniale ounationale. Cette dialectique est dtermine par un systme de references, conditionn,lui, par lnonciateur de la parole, son statut identitaire et son adhesion au plequi est le sien. La dialectique tant reversible, la question est de situer le Mme

    par rapport lAutre et il va sans dire qu l poque coloniale le ple du Mme estoccup par les Europens dAlgrie, dont Camus est le porteparole. Dans loeuvredes crivains algriens nationaux cette dialectique est, par la force des choses, renverse.

    La littrature coloniale, fonde sur cette dialectique, illustre particulirement parLouis Bertrand et Robert Randeau, fondateur, ce dernier, du courant algrianiste,vhiculait manifestement une idologie separatiste. Dsireux daffirmer lmergencedu peuple neuf, qui a fait de la terre algrienne SA terre, ces auteurs clbrent unordre colonial immuable o le colonis ne doit pas sortir de son rang infrieur. SeproclamantAlgriens, les Franais dAlgrie sont des usurpateurs du titre national,partant de la raison du plus fort.

    La demarche de Camus dans L tranger est analogue, la separation entre les

    deux peuples dAlgrie est un fait rel prsente sous le mode conflictuel. Les deux

    29 Ibid., p. 72.

    30 Ibid., p. 67.

    31 Ibid., p. 74.

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    ples: le Mme et 1Autre se heurtent, ce qui fait la spcificit de la situation coloniale.Christiane Achour, lminente universitaire algrienne, fait en 1985 le point sur laquestion. Dans son tude Un tranger si familier. Lecture du rcit d Albert Camus32,

    devenue ouvrage de reference, lauteur situe L trangerdans son contexte de lhis-toire des lettres en Algerie.

    Mais ce qui diffrencie L Etr anger des rcits antrieurs ou contemporains, cest quil nest jamais

    dmonstration d une thse ou vertement colon ialiste. La demarche critique se doit alors de tenter de

    disso cier fiction et ido logie que le texte est parvenu brouiller dans une mm e coheren ce33.

    Conformment la ralit historicopolitique, la relation algrianit/arabit dansL tranger se traduit par la compartimentation et segregation au niveau de la viequotidienne. La premire partie du rcit restitue les particularits existentielles de lasocit europenne dAlgrie au quotidien. Alger, Meursault, un petit Blanc, jeuneemploye coule les jours heureux linstar de ces barbares qui se prlassent sur les

    plages dansNoces.Mme la mort de sa mre, sur laquelle souvre le rcit, ne drangepas ses habitudes, son trait dominant est lindiffrence. Cependant lAutre/lArabeest l avec son regard hostile.

    Il est done inexact de prtendre que les Algriens sont absents de ce roman commecest le cas ailleurs. DansL Etranger Camus prsente un cas clinique de la situa-tion coloniale sur laxe algrianit/arabit. Un conflit survient qui met en confronta-

    tion deux adversaires: Raymond, ami de Meursault, et un Arabe intervenant en faveurdune Mauresque, amante de Raymond, battue par lui. Inutile de suivre lhistoireconnue des generations de lecteurs et qui a fait couler beaucoup dencre aux critiques.Les deux camps, formes par leur solidarit respective, se heurtent sur la plage, cestle meurtre, le procs, la peine capitale.

    Dans son aspect algrien, qui nous interesse, le rcit dun fait divers, banal en soi,est riche de signification.

    Lopinion des Algriens sur la signification de L trangerreste immuable, leur

    interpretation est de caractre symbolique: ils y relvent lexpression de labsurditdu regime colonial ressentie par Camus, le scnario de la guerre dAlgrie et la findramatique de lAlgrie franaise.

    Ahmed Taleb Ibrahimi en donne une exposition coherente et irrefutable:

    ...Camu s a eu con scien ce de la situation historique originale d es Europens d Algrie.(...) Labsurdit

    de la situation, il la ressent: c est lexistence dune colon ie de peuplement au milieu d une population

    algrienne largement majoritaire. L tranger de Camus, c est done lEuropen en Algerie. La scne

    centrale du roman, cest--dire les cinq coups de revolver que Meursault tire sur VArabe inconnu,

    cest le symbole de lagressivit dont lEuropen rve de se dcharger pour mettre fin au tte tete

    dsagrable entre lArabe et lui. (...) ...; je pense quen tuant lArabe, Camus realise de maniere

    32 Ch. A ch o u r, Un trang er si fam ilier. L ecture du rcit d Albert C amus,A lger, Editions En.A.P.,

    1984.

    33 Ch. A c h o u r , op. cit., p. 49.

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    Albert Camus, cr iva in fran a is d'Algerie 361

    subconsciente, le reve du pied-noir qui aime lAlgrie mais ne peut concevoir cette Algerie que d-

    barrasse des Algriens34.

    Daprs Ibrahimi la condamnation mort de Meursault est invraisemblable,

    car en Algrie, dit-il, jamais un Europen na t condamn mort pour avoir tu un Arabe. Sansdoute, cette condamnation mort nest-elle ren dautre que lannonce de la fin dun regime coupable

    et injuste35.

    La situation de Meursault, Franais dAlgrie, est fausse ds le depart, son absurdit est due la conqute et la colonisation. Il est impensable que Camus, crivainmoraliste et dnonciateur de la condition du peuple arabe, nait pas condamn travers le cas Meursault, ne seraitce que dune manire symbolique, les responsablesde quion faisait subir ce peuple. La condamnation mort de Meursault, hros dun

    rcit allgorique, semble quivaloir celle du colonialisme comme systme; hypothse dautant plus plausible quen 1956 Camus allait rejoindre le groupe de ses amislibraux franais dAlgrie pour rclamer lunanimit avec les Arabes, la sup-

    pression du statut colonial.Reste saluer Albert Camus lartiste, cest peuttre l que se trouve le secret du

    succs mondial de L tranger.En 1954, Pierre de Boisdeffre, en relevant dans L t la vocation essentielle de

    Camus, tourne naturellement vers la lumire, suggrait quon lt ces essais lyriquescomme on coutait Mozart ou Vivaldi: avec son coeur. Pour rester dans le sillage deBoisdeffre nous dirions propos de L tranger. les coups de revolver de Meursaultcorrespondent avec le premier thme de la cinquime symphonie de Beethoven. Les

    paroles de Camus: Et c tait comme quatre coups brefs que je frappais sur la portedu malheur36 rsonnent en cho des premieres mesures de l oeuvre beethovenienne,soustitre symphonie du destn,conformment ce commentaire que Beethoven luimme aurait donne: Cest ainsi que le destin frappe notre porte.

    Albert Camus, quant lui, en grand artiste quil tait, aprs avoir dtruit lquilibre et le silence37 dun espace privilegi, abandonne du coup la scne de lAl-

    grie coloniale des annes 19391940 pour hisser le drame de son hros au niveauuniversel et de la rvolt existentielle.

    DansL Etranger,le seul romn que Camus ait crit entirement en Algrie, lalgrianit de lauteur bat son plein, pour seffacer au fur et mesure que lcrivainsenracinait dans la Mtropole. En 1940, Camus, journaliste au chmage, quitte lAl-grie, cause de ses dmls avec la censure, pour un exil provisoire en France.Comme on sait, son exil sest avr dfinitif, entrecoup par de breves visites enAlgrie.

    34 A. T. Ib r a h im i, op. cit., p. 180.

    35 Ibid.

    36 A. C am u s, L tran ge r, Gallimard, Le Livre de Poche, Paris, p. 90.

    37 Ibid.

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    LA PESTE

    Aprs linvasion allemande de la France, Camus est oblige de faire une halte

    Oran, (janvier 1941juillet 1942) laquelle nous devons La Peste. Publi en 1947,ce roman, comme en 1942 L 'tranger, a eu un succs immdiat. Aux Algriens,aussi bien aux contemporains quaux generations postrieures, il a apport la decep-tion. Tous se sentirnt blesss et atteints dans leur dignit detre absents de cettecurieuse ville dOran dont lauteur dit au dbut:

    A premire vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus quune prefecture franaise de

    la cote algrienn e38.

    Mouloud Feraoun, le premier des crivains nationaux algriens, qui tait en trainde nouer avec Camus une amiti pistolaire, aprs lui avoir fait parvenir un exem

    plaire du Fils du pauvre39, crivait en 1951:

    Je suis trs heureux davoir russi vous intresser parce queje vous connais depuis longtemps. Je

    vous ai vu en 1937 Tizi - Ouzou. (...) Vo us criviez des articles sur la Kabylie dansA lg er rpu-

    blicain qui tait notre journal, pu is j ai luLa Peste et jai eu l impression davoir compris votre livre

    com me je nen ava is jama is comp ris dautres. Javais regrett que parmi tous ce s personnages il ny

    et aucun indigene et quOran ne ft vos yeux quune banale prefecture franaise. Oh! ce nest pas

    un reproche. Jai pen s simplem ent que, s il ny avait pas ce foss e entre nous, vou s nous auriez mieux

    connus, vous vous seriez capable de parler de nous avec la mme gnrosit dont bnficient tousi 40les autres .

    Et Feraoun dajouter:

    Jai russi attirer sur nous lattention de Audisio, Camus, Robls. Le rsultat est magnifique. Vous

    tes Algriens tous trois et vous navez pas nous ignorer ...4I

    Mouloud Feraoun a dit tout ou prsque sur labsence des Algriens dans La Peste.Aprs lui, nous nallons pas chercher laborer des hypotheses partir des sousentendus que cette absence pourrait impliquer. Dautre part nous estimons que la repu-diation de lArabe du livre lu en 1947 comme allgorie par excellence franaise (lesflaux de lhistoire: la dfaite, occupation nazie, atrocits, dbouchant sur la conditionhumaine et la morale) situe La Peste hors de notre propos, limite lalgrianit deCamus.

    38 A. Ca m u s, La Pes te , Gallimard, Paris, 1947, Le Livre de Poche, p. 5.39 M. F er ao u n , Le Fils du pauvr e,Le Puy, Cahiersdu Nouvel Humanisme 1950. Rdit. Le Seuil,

    Paris 1954, roman. Grand prix littraire de la ville dAlger 1950.Traduction polonaise: Jerzy Paski, Syn

    biedaka, Warszawa, 1972.

    40 M. Feraoun, L ettre s ses am is , Le Seuil, Paris 1969, p. 203.

    41 Ibid., p. 204.

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    Alber t Camus, crivain frana is d Algrie 363

    L T

    Au debut du printemps 1954, la premire anne de la rvolution algrienne, Ca-mus publie L Et, le demier recueil de ses essais lyriques. Lauteur, dans la prire

    dinsrer au dos de louvrage, definissait ces textes comme solaireset les comparait ceux deNoces.

    La fascination de Camus par la lumire dAlgrie, si spontanee et charnellequelle soit, nen trouve pas moins un fondement philosophique.

    CAMUS LE MDITERRANEN

    DansL nigme,le sixime parmi les huit essais lyriques de L t,dont la redac-tion schlonne de 1939 1953, Camus se livre une reflexion sur sa nature/identit/personnalit dcrivain et le caractre de son oeuvre, toujours en gestation. Si lesracines historiques de Camus piednoir ne dpassent pas trois generations, son ancrage intellectuel/culturel est trs profond. Lauteur du Mythe de Sisyphe, qui avaiteu son DES /Diplome dtudes Suprieures lissue dun ouvrage philosophiquesur lhellnisme et SaintAugustin, se veut avant tout Mditerranen, hellniste, qui

    prend le contrepied du latinisme de Louis Bertrand.Dans un premier temps Camus se met dissiper les malentendus autour de sa

    littrature dus la mconnaissance de revolution intellectuelle et artistique de lcrivain. A lobstination des lecteurs et des critiques, prompts prononcer des jugements arbitraires et immuables sans teir compte des mutations et transgressions opres dune oeuvre lautre, Camus oppose une analyse pertinente de sa demarche.Impuissant, comme tout homme, de dire ce quil est, il dfinit son identit traversla negation et la volont de construir. En dautres termes, il thorise pour dire cequil nest pas et ce quil voudrait tre.

    Camus se veut, dans la mesure du possible un crivain objectif et il en donne

    la definition:Jappelle objectif un auteur qui se propo se des sujets sans jamais se prendre lui-m me com me objet42.

    Lauteur de trois absurdes: L tranger, Le Mythe de Sisypheet Caligula,dnoncela rage contemporaine de confondre lcrivain avec son sujet ce qui aboutit, dansle cas de Camus, tre peru comme prophte d'absurde et qualifier son oeuvrede littrature dsespre43. La riposte de Camus est claire et nette

    Labsurde ne peut tre consider que comme une position de depart, mme si son souvenir et son

    emotion accom pagnent les dem arches ultrieures44.

    42L nigm e, in: L t, p. 864.

    43 Ibid., pp. 864-865.

    44 Ibid., p. 864.

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    Dans ses repliques essentiellement littraires, Camus part de largument suivant:

    Une littrature dsespre est une contradiction dans les termes45.

    DansL EtCamus se met rfuter les objections contr une littrature dsesprequi serait la sienne pour nombre de critiques. Ayant dpass le stade de 1absurdeCamus releve des contradictions dans les termes nihilismeet dsespoir,qui, pour lui,nexistent pas ltat pur, parce que Camus nie un nihilisme total, parce que mmela negation du sens est un jugement de valeur. Des jugements de valeur peuvent treaffirms par parole (en littrature) et par action (dans la vie). Or declarer que tout estnonsens, cest exprimer quelque chose qui a du sens; de mme que ne pas succomber la tentation du suicide revient reconnatre une valeur la vie46.

    Le dsespoir, lui, nest pas une matire littraire, proprement parler. Pour CamusLe vrai dsespoir est agonie, tombeau ou abme47.

    Camus, traumatis par lhistoire de son temps, qui depuis la Premire Guerre mon-diale na pas cesse detre meurtre, injustice ou violence48 nest pas optimiste parnature. Cependant, en 1950, au moment o lcrivain sinterroge sur son identitdhomme et dartiste, il constate de rester fidle la lumire de son pays qui lui aappris aimer la vie jusque dans la souffrance.

    Helleniste, se rclamant dEschyle, Camus, lun des fils indignes mais obstinment fidles de la Grece qui survivent encore dans ce sicle dcharn espre, lins-tar de son anctre lointain, rayonner et rchauffer, par del le cte sombre qui estaussi le sien. Lnigme au centre de lunivers dEschyle se rvle tre un sens blouissant et par l difficile dchiffrer. Et Camus dvoquer la source de sa lumire, soninspiration profonde:

    Au centre de notre oeuvre, ft-elle noire, rayonne un soleil inpuisable, le mme qui crie aujourdhui

    travers la piaine et les collines49.

    On sen doute que Camus evoque ici le soleil dAlgrie, nanmoins le sens de laphrase reste un peu nigmatique. Le sens profond de cet essai ne se dgage que dansses variantes; o Camus a eu enfin le mot de lnigme:

    Si loin que je vive maintenant de la terre o jai appris cela, elle est reste ma vraie patrie et sa

    lumire me nourrit jusque dans la ville dombres, o le sort me retient50.

    Le nousgnralisant du texte dfinitif est remplac ici par leje personnel.

    45 Ibid., p. 865.46 Voir: ibid., p. 865.

    47 Ibid.

    48 Ibid.

    49 Ibid.

    50 Voir L t /L nigme, N otes et variantes, Bibliothque de la Pliade, p. 18 28.

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    Albert Camus, crivain fran a is d Algrie 365

    ALLGORIE DE LA CAVERNE

    Dans un deuxime temps, toujours dans le sillage des Grecs, Camus poursuit lareflexion sur luimme; en tant que disciple de Platon, il se lance dans une paraphrase

    de lallgorie de la caverne51.Chaqu artiste/crivain, dont luimme, volue dans le monde des apparences,symbolis par la caverne.

    Paris est une admirable caverne, et ses hommes, voyant leurs propres ombres sagiter sur la paroi du

    fond, les prennent pour la seule ralit52.

    La ralit cependant est ailleurs; cest une lumire dans le dos et il faut se retoumerpour la regarder en face. Pour Camus, la tche dcrivain est de chercher la nommer travers Ies mots. La lumire est riche de signification: la source de son inspiration,

    limaginaire et le surmoi solaire, le soleil enfoui qui fonctionne en tant que moi profond de lcrivain. L tmarque ainsi une tape du plerinage aux sources, bien quelessai suivant, Retour Tipasa,soit un chant du retour impossible.

    Camus restait sensible lappel des origines jusqu la mort et par del la mortavecLe premier homme.

    Pendant un sjour Alger en fvrier 1955, Camus, chaleureusement acceuilli parses amis, ralisa, une fois de plus, la difference entre la qualit detre l et ailleurs.Limage de la caverne lui est revenue. A Alger il avait impression detre un hommetandis qu Paris il tait une ombre.

    Avec ltsachve dans loeuvre de Camus une littrature/criture dinspirationalgrienne directe: limaginaire mditerranen seffrite/sestompe, lAlgrie charnellesemble rpudie et voue au silence. Aprs le Ier novembre 1954, cest Algrie enguerre qui deviendra la preoccupation majeure du Camusjoumaliste.

    Jusqu cette date, le courant algrien dans loeuvre de Camus: essais lyriquesL Envers et l Endroit, Noces, L tet ses deux romans: L trangeret La Peste tmoignaient de la ralit humaine vcue par un crivain franais dAlgrie. Remarquons toutefois que Camus n a jamais banni lAlgrie ni de sa pense ni de son coeur.Depuis 1954 on observe une autre dimension/orientation de la littrature camusienne,

    plus intriorise et varie quant aux thmes, techniques, et modes dcriture. Les jeuxne sont plus faits sous le mode de separation des deux parties algriennes mais il yaura une tension et un change entre le Franais et lArabe, devenu incontoumable,les liens seront nous, lauteur y fera une distribution nouvelle.

    Dans la suite de cette tude nous chercherons rendre compte des aspects alg-riens des oeuvres dAlbert Camus rdiges pendant la guerre dAlgrie: La Chute(1956) etL Exil et le Royaume (mars 1957) dont La Femme adultereetL Hte.

    51 Allgorie de la caverne (Platon, Rp ub liq ue , VII, 1-2), in: A. Lalande, Vocabulaire technique et

    cr it ique d e la philoso phie ,PUF , Paris 1968, p. 132: Com paraison d e l me hum aine dans son tat actuel,

    c est - -d ire un ie au co rp s, un pri sonn ie r en ch an da ns une ca ve rn e, le dos tourn la lumire, e t ne

    voyant pa s les choses relles, mais seulement les om bres que projettent sur le fon d du souterrain d ivers

    obje ts m obiles cla ir s p a r un foyer .

    52 L nigme, op. cit., p. 866.

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    II. LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE CAMUS FACE A LALGRIECAMUS ET LINDPENDANCE ALGRIENNE

    Comme cest le cas pour loeuvre de fiction, les tmoignages de lactivit politi-que de Camus se trouvent en Algerie mme et en France, conditionns par son itinraire de lhomme et de lcrivain chevai entre deux patries et deux ples de sa

    personnalit.Les prises de position politiques de Camus ont t consignees en premier lieu

    Alger, dans ses essais et le theatre politique au milieu des annes trente, pendant sonactivit au sein du parti communiste (19351937) dans Le Theatre du Travail et laMaison de la Culture, ensuite, dans ses articles dAlger rpublicain (19371939).Aprs son installation Paris en 1940, Camus, redevenu journaliste, sengage dansle discours/dbat politique en tant quditorialiste de Combat (19441948), deLExpress (19551957) et pendant la guerre dAlgrie.

    Les projets de lunion francoalgrienne, en definitive au niveau de ltat, consti-tuent lessentiel de lactivit politique de Camus, le fond de son idologie, dveloppdans ses crits de journaliste. En ligne generale, lArabe, le grand absent de la litt-rature de fiction, se trouve au centre de ses preoccupations politiques. Camus milite sa manire, par la plume pour rendre la population musulmane gale la commu-naut europenne et pour la faire entrer de plein droit dans la federation. Cependant

    la politique de la France, et aussi la sienne, se trouvent en retard sur la ralit et lecours precipite de lHistoire, qui vise la decolonisation. Le nationalisme montant sorganisera aprs la Seconde Guerre mondiale autour de lideforce incontoumable:lindpendance. Camus, pris entre les siens (Europens dAlgrie) et les autres(Arabes), se laissera dpasser par les vnements et narrivera pas trancher; pratiquement, toute son oeuvre et ses prises de position le situent en portefaux, entredeux causes contradictoires, entre oui et non.Dans cette situation invivable, Camusentreprend un travail acharn, un travail de Sisyphe, pour sortir du cercie vicieux.Dans cette perspective, on peut voir loeuvre de Camus comme une tentative 'ima

    giner Sisyphe heureux.La philosophie politique de Camus face lAlgerie se dveloppe en quatre tapes:1) engagement au sein du parti communiste Alger (19351937),2) articles dAlgerRpublicain (19371939),3) articles dans la presse parisienne en 1945 (Combat),4) aprs 1954 (LExpress).

    ENGAGEMENT COM MUNISTE

    Depuis la jeunesse, au milieu des annes trente, durant son activit au sein duparti communiste (de 1935 1937), Camus se montre sensible au problme des in-digenes. En tant que membre (secret) du Parti, il penche du cot des messalistes,

    privilgiant la strategie anticolonialiste contre la ligne oficielle de lIntemationale

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    Albert Camus, criva in fran a is d Algrie 367

    communiste commande par Staiine, prconisant/imposant la lutte antifasciste au de-triment de la liberation des pays coloniaux (directive de Lnine).

    Camus, accuse de dviationnisme et de trotskisme (pch mortel), refuse de serenier. Un procs est entam. Camus en subit toute la procedure, refuse de dmis

    sionner et accepte detre exclu.Dans son aventure communiste/premier engagement politique, on peut dceler les

    germes de sa pense politique relative lAlgrie que Camus envisagait fonde surlunion francoarabe, lgalit des deux communauts, sur la justice. Lessentiel deson idologie nayant pas volue au fil des ans, Camus, devenu anticommunistemais se situant gauche noncommuniste, en pieine guerre dAlgrie restait sur ses

    positions des annes trente: adversaire de la violence, il prconisait pour le futur tatalgrien les reformes des annes trente, entirement dpasses dans le contexte de la

    revolution qui balayait tout sur son passage. Refusant dpouser la cause de lindpendance algrienne, il nvoluait pas avec son temps et sest laiss dborder par letourbillon de lHistoire. Aussi, dans lAlgrie indpendante, Albert Camus, estilconsider comme un crivain franais, un tranger.

    Le jeune Camus, au contraire, tait en avance sur son poque. Anticolonialisteintransigeant, membre du parti communiste de 1935 1937, Camus tait devenu plusarabe que les Arabes. La cause des indigenes, qui passait pour Camus avant cellede lantifascisme stalinien, lopposa entre autres Amar Ouzgane, Arabe de souche,chef du parti communiste algrien qui pliait aux exigences de Moscou, et lui a valuson fameux procs au sein du Parti termine par lexclusion.

    Les dmles de Camus avec le Parti dont il fut membre secret la section dAlger(cellule des intellectuels, PlateauSaulire), sont rapportes minutieusement et largement documentes par ses deux biographes dont les ouvrages remarquables font re-ference: Herbert R. Lottman53 et Olivier Todd54. lissue de leurs recherches, on

    peut constater que lengagement communiste de Camus ntait pas une parentheseou une erreur de jeunesse de lcrivain, bien au contraire.

    Lactivit du jeune Camus (il adhra au parti lge de 23 ans), plus dordre

    artistique quidologique, a nanmoins abouti une prise de conscience relative auxparticularits de lAlgrie coloniale et aux modalits des transformations qui simposaient. Tout au long de son engagement, Camus fait preuve dune incontestablelucidit, qui lui a permis de comprendre le caractre totalitaire du communisme sta-linien. Cette experience de jeunesse met en cause le communisme en tant que tel,Camus le peroit comme dictature dun seul (Staiine) sur les masses/le proletariat etnon inverse.

    Albert Camus, quant lui, se rvle un anticolonialiste sa manire. Ses rapports

    avec les nationalistes/messalistes font clore les germes dune pense politique particulire prconisant lunion francoarabe sur un pied dgalit, plateforme pour fon

    53 H. R. L o ttm a n , A lb ert Cam us , Le Seuil, Paris 1978.

    54 O. Todd, A lb ert Cam us , une vie , Gallimard, Paris 1996.

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    der un tat algrien dans le cadre de la federation avec la France. Ce principe dmancipation pour lAlgrie, repris au plus fort de la guerre de liberation (19541962),ne pouvait que se solder par un chec. Nanmoins la politique camusienne de l

    mancipation et de la decolonisation de lAlgerie, conue dans les annes trente nepermet pas de le releguer parmi les colonialistes purs et durs.La priode o Camus appartint au parti communiste dura de lautomne 1935

    novembre 1937. A lpoque o Camus adhra au Parti, les communistes, en encourageant le nationalisme algrien, contribuaient au dvloppement des organisations

    progressistes parmi les musulmans non seulement en Afrique du Nord mais encoreen France mtropolitaine. Camus est devenu communiste pour rester proche des gensauxquels il sidentifiait, la classe ouvrire dAlger, dont les communistes avaient annex la cause. Le parti communiste concentrait son attention sur les musulmans, lavaste majorit de la population de lAlgrie; ils taient le vrai proletariat. La moitide lactivit de Camus au sein du Parti tait la tche du recrutement dans le milieumusulmn.

    Bien que membre secret, et sans importance dans les structures du Parti, Camustait sans doute le communiste le plus actif et le plus connu dans la vie politique etculturelle dAlger. Son travail proprement destine au Parti, les reunions de sa celluleet les taches effectues sur lordre de ses suprieurs immdiats, neut jamais la mme

    porte que son activit publique.

    Les activits publiques de Camus se droulaient dans les organisations commu-nistes peine dguises: Le Theatre du Travail, creation du Front populaire, parfaitement acceptable par la hierarchie du Parti, le Collge du Travail, sorte duniversit

    populaire, destine aux adultes et patronn par les syndicats de gauche; la Maisonde la Culture.

    Les representations du Theatre du Travail, par Camus et ses amis ralisent uneforme daction politique ayant pour but dapprofondir la communion avec lesmasses (musulmanes). Leur premire pice serait une adaptation par Camus du Tempsdu mprisdAndr Malraux. Une seconde production politiquement engage tait laredaction collective dune pice politique: Rvolte dans les Asturies55.Le sujet portesur la rvolte des mineurs en Espagne, en 1934, leur proclamation dune Rpubliquedes ouvriers et des paysans et leur reddition devant la contreattaque du gouvemementespagnol avec les troupes de la Lgion trangre, sui vie dune impitoyable repression.La pice sera interdite mais presque aussitt publie en semiclandestinit par Ed-mond Chariot, dont la maison ddition avec sa collection Mditerranennes, ouverteaux crivains de lEcole dAlger, devait migrer vers Paris, pour y tre dirige parJean Amrouche.

    Camus fait fonction de secrtaire generai de La Maison de la Culture qui coiffeLe Theatre du Travail. La mission consiste porter la culture aux masses, faire dAl-ger la capitale intellectuelle du monde mditerranen.

    55 R volte dans le s A stu ri es , in: A. C am u s, Thtre, rcits, nouvelles, Gallimard, Paris 1962,

    pp. 401-438.

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    Albert Camus, crivain frana is d Algrie 369

    Dans le cadre de la conference inaugurale faite la Maison de la Culture, Camussinterroge sur les possibilits dune culture mditerranenne56. Il rejette la mystiquede la latinit; pour lui la Mediterrane nest pas le champ clos de la Rome imperiale,cest travers lEspagne que saffirme le lien entre lEurope mditerranenne et lA

    frique du Nord. En tant que guide culturel, il ne se sent ni entirement franais, niuniquement algrien. La Maison se consacrer au dveloppement de lesprit mdi-terranen, organisera des manifestations sur les tapes de la civilisation mditerra-nenne, etc.

    Les membres de La Maison de la Culture dfendent le projet BlumViolette, quiaccordait des droits politiques deux cent mille lecteurs musulmans. Maurice Vio-lette, gouverneur de lAlgrie, voulait accorder la citoyennet franaise llite mu-sulmane. En 1931 il a publi sa fameuse interrogation: L Algrie vivra-t-elle? Il

    voyait la seule chance de survie pour lAlgrie franaise dans la promotion et linte-gration de llite musulmane la nation franaise. Sous la pression des hommes po-litiques le projet svapore, mais Camus le defend mme en pieine guerre dAlgrie,quand la politique dintegration savere entirement dpasse.

    La politique dassimilation et dintegration se soldera par un un chec pendant laguerre de liberation. Cependant, ses dbuts, elle a t illustre par des cas particuliers dont le plus brillant fut celui de Jean Amrouche.

    Camus, sans jamais voquer lindpendance mais insistant sur les droits civiqueset sociaux, ne cde pas sur le soutien d aux indigenes, ce qui, soulignetil, fut la

    juste ligne du Parti. Sa ligne est anticolonialiste. Dans leManifeste des intellectuelsd Algrie en faveurdu projet Violette51,il prone la culture inseparable de la dignit. Surle pian legai, il sagit de hisser les indigenes au niveau des Europens dAlgrie.

    Aprs la rupture avec le Parti, Camus nest pas traumatis, car il na pas le sen-timent de trahir une classe. Il reste fidle aux ouvriers de Belcourt, europens ouindigenes, mais le thtre message politique nest pas son affaire. Il sest libere

    par la littrature dun autre genre: quelques mois avant son exclusiondmission Ca-mus a publi son premier livre, L Envers et l Endroit,matrice de toute son oeuvre.

    ALGER-RPUBLICAIN

    En 1937 Camus devient journaliste AlgerRpublicain que dirige Pascal Pia(Camus lui ddieraLe Mythe de Sisyphe). Il occuper successivement toutes les fonctions, depuis la redaction des faits divers jusqu lditorial, en passant par la rubriquedes assembles et la chronique littraire. Il sattache particulirement faire la lu-mire sur les grands procs politiques algriens.

    56 A. C am u s, Essais, La cu ltu re indigene. La nouve lle cu ltu re m d ite rr an e nne, Gallimard et Cal-

    mann-Lvy, Bibliothque de la Pliade, Paris 1965, pp. 1321-1327.

    57Jeun e M editerr ane, bulletin men suel de La Ma ison de Culture dAlger, n 2 , mai 1937, in: A. C a

    m u s , Ess ai s, Bibliothque de la Pliade, Paris 1965, pp. 1328-1329.

  • 8/10/2019 Camus, crivain franais dAlgerie

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    370 M. Stpniak

    AlgerRpublicain venait detre fonde par des Franais de gauche et les Alg-riens en mal de vrit, las des mensonges de LEcho dAlger et de La DpcheAlgrienne. Le journal dfendait alors la politique dassimilation, rejete par les

    colons.Camus, dans des articles et reportages bien crits, dnonce des scandales et defend

    des innocents contr tel ou tel reprsentant de lautorit locale. la veille de la se-conde guerre mondiale, en 1939, il crit un reportage sur la misere en Kabylie quilreproduira vingt ans plus tard dans Actuelles III.Cependant les critiques de Camuscontre la politique du Gouvemement generai ne mettent jamais en cause le principede la souverainet franaise.

    Ahmed Taleb Ibrahimi prsente dans sa conference Albert Camus vu par un Al-grien58 ses prises de position depuis lpoque dAlgerRpublicain, en parallleavec celles de quelques crivains franais qui denonaient certains aspects du systmecolonial dont Gide, Malraux, Jean Guehenno, Montherlant. Ce dernier crivait en1935 dans Service inutile

    En Afrique du Nord, je vis (la violenc e) exe rce par le fort, l Europen, contre le faible, lindigne:

    je crois qu e ce la m a dg ot de la vio lence pour la vie et je commena i d aim er le s vaincus59.

    propos de Camus, ( la lumire de ses articles dAlgerRpublicain), Ibrahimiconstate que:

    sil defend une certame conception de la justice sociale, dans un systme qui ne remet pas en cause

    la situation des Europens dAlgrie, il sera beaucoup plus reserv en 1945 devant les revendications

    politiques en faveur dune Rpub lique algrienne et il sera franchement hostile aprs 1954 lorsquil

    sagira de lindpendance de lAlgrie60.

    En 1939, Camus, journaliste, utilisait le pseudonyme Jean Mersault (la contractionde meret soleil) dans SoirRpublicain qui avait succde AlgerRpublicain cause des exigences de la censure institue aprs la declaration de guerre. Aprs ladisparition de ce deuxime quotidien, Camus, qui navait pas t accept dans larme

    cause de sa maladie, pour chapper la repression qui le menace, quitte Alger enmars 1940.

    A la suite de 1invasion de la France par larme allemande, Camus se replie Lyon, mais ds le dbut de 1941, il revient Oran. L, ayant ressenti une nouvelleattaque de la tuberculose il est oblige de rentrer en France pour se soigner. Aprs ledbarquement des allies en Afrique du Nord, en novembre 1942, il se spar de safamilie reste Oran et de lAlgrie, o il ne fera plus que de breves visites.

    En France, Camus participe la resistance, il est dlgu Paris par le mouvement

    Combat. Il entre alors comme lecteur chez Gallimard et il ne quittera pas ce postejusqu sa mort.

    58 Dj cite.

    59 A.T. Ib r a h im i, op. cit., p. 166.

    60 Ibid., p. 167.

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    Albert Camus, crivain frana is d Algrie 371

    APRS LA LIBERATION DE PARIS

    Ds la liberation de Paris, Camus est design comme rdacteur en chef du journalCombat. En 1944, voquant les combats pour la liberation de Paris, il crit dans

    larticleLe sang de la libert:une fois de plus, la justice doit sacheter avec le sang des hommes61.

    Cette phrase la justice doit sacheter avec le sang des hommes cest exactementle contraire de ce quil dira dans Actuelles III.Un contexte historique et politiquedifferent: cette fois il ne sagira pas de la liberation de Paris mais de la liberation delAlgrie.

    Le lendemain, le 25 aoflt 1944, il crit avec non moins de lyrisme:

    Dans la plus belle et la plus chaude des nuits daot, le ciel de Paris mle aux toiles de toujours,

    les balles traantes, la fume des incendies et les fuses multicolores de la joie populaire. (...) cette

    nuit vaut bien un monde, cest la nuit de la vrit. (...) Elle est partout dans cette nuit o peuple et

    canon grondent en m me temps. (...) Oui, c est bien la nuit de la vrit et de la seule qui soit valable,

    celle qui consent lutter et vaincre62.

    Camus avait lhorreur de la violence et des options politiques trs dtermines;lexception faite dans son cas pour la Resistance et lcriture de La Peste, symboledu nazisme. propos de la question: pourquoi refuser la violence et le meurtre,accepts sous loccupation nazie?, Camus confia en 1958, sa secrtaire, Suzanne

    Agnely, avec honntet, si lon peut dire:Il est vrai qu ej e nai pas t choqu par la resistance aux nazis, parce que j tais franais et que mon

    pays tait occup. Je devrais accepter la resistance algrienne aussi, mais je suis franais...63

    PRISES DE POSITION APRS LE 8 MAI 1945

    Aprs le 8 mai 1945, une manifestation des Algriens pour la libert de leur paysqui a fait des milliers de victimes, Camus part en Algrie pour une enqute qui durertrois semaines. Une partie des articles publis cette occasion dans Combat figuredansActuelles III sous le titre Crise en Algerie64. On voit bien que Camus est loinde ses prises de position catgoriques, dans un autre contexte bien sr, lpoqued AlgerRpublicain.

    Camus, la recherche dun juste milieu entre les deux communauts, crit:

    Devant les vn emen ts qui agitent aujourdhui lAfrique du Nord, il con vien i d viter deux attitudes

    extremes. Lune consisterait presenter comme tragique une situation qui est seulement srieuse.

    Lautre reviendrait ignorer les graves difficults o se dbat aujourdhui lAlgrie65.

    61 Voir: A. C a m u s, Essais, Combat, 24 aot 1944, p. 255.62 Op. cit., La nuit de la vr it, Combat, 25 aot 1944, pp. 256-257.

    63 Cit par H. R. L o tt m a n , op. cit., p. 633.

    64 In: A. C a m u s, Ess ais ,Gallimard, Pliade, Paris 1965, pp. 941-959.

    65 Ibid., p. 941.

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    372 M. Stpniak

    Face la crise conomique66 et politique67 Camus dnonce 1injustice quicommande la distribution des bls, due lingalit des droits.

    Enfiti, et cest le point le plus douloureux, dans toute lAlgrie la ration distribue lindigne est

    infrieure ce lle qui est c onsen tie lEuropen68.

    Camus regrette 1abandon de la politique dassimilation propose par le projetBlumViolette en 1936, qui a chou cause de lhostilit des grands colons. Il ap-

    pelle la reconqute de lAlgrie par la France travers la justice et demande augouvemement franais de confirmer son dsir dexporter en Algerie le regime dmocratique dont jouissent les Franais69.

    Par la mme occasion, Camus manifeste sa grande estime pour le peuple arabe:

    Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par l quil

    nest pas cette foule anonyme et miserable, o lOccidental ne voit rien respecter ni dfendre. Ilsagit au contraire dun peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu quon veuille lap-

    procher sans prjugs, sont parmi les premieres.

    Ce peuple nest pas infrieur, sinon par la condition de vie o il se trouve, et nous avons des leons

    prendre chez lui, dans la mesure mm e o il peut en prendre chez nou s70.

    APRS LE Ie r NOVEMBRE 1954

    Au milieu de 1955, Camus revient au journalisme et 1Express lui ouvre sescolonnes. Dans un article intitul Terrorisme et repression,le 9 juillet, il met en lu-

    mire les causes de la rvolte qui en ralit est une revolution ses dbuts.Le demier espoir, avant la flambe, a t le statut de lAlgrie, enfin vot par les Chambres. Mais

    ... lapplication du statut fut sabotee et les elections de 1948 systmatiquement truques. De ces

    lection s fa lsifies est sortie, non pas F Algr ie du statut mais lAlgrie du meurtre et de la repression.

    A cette date, en effet, le peuple arabe a retir sa confiance la France71.

    En Algr ie, com m e ailleurs, le terrorisme s explique par Iabsence despoir72. (...) Le silence, la

    misere, labsence davenir et despoir, le sentiment aigu dune humiliation particulire au moment

    o les autres peuples prenaient la parole, tout a contribu faire peser sur les masses algriennes une

    sorte de nuit dsespre ...73

    LALGRIE N EST PAS LA FRANC E - Albert Camus

    LAPPEL POUR LA TRVE CIVILE: 22 JANVIER 1956

    Dans la gauche algrienne deux groupuscules travaillent: des catholiques et descommunistes, indpendantistes rsolus, militent aussi avec des intellectuels. Partout,on attend une prise de position de Camus, le plus clebre crivain dAlgrie.

    66 Voir: La fa m in e en Algr ie , op. cit., pp. 944-946.

    67 Voir: Le m ala is e po li tique ,pp. 950-953.

    68 Article D es bte aux et de la j u sti ce, op. cit., p. 948.69 Op. cit., Conclusion, p. 959.

    70 Op. cit., p. 942.

    71 A. C a m u s, op. cit., Chroniques algriennes, Textes complmentaires, p. 1868.

    72 Ibid., p. 1867.

    73 Ibid., p. 1868.

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    Alber t Camus, cr iva in frana is d Algrie 373

    En 1956, la plupart des amis de Camus: Jean de Maisonseul, Charles Poncet,Louis Miquel, font partie du groupe des libraux, qui maintiennent des contactsavec les milieux musulmans. Les libraux franais reclament unanimement la sup-

    pression du statut colonial, llimination des gros colons opposes toute evolution,

    et une table ronde des divers courants algriens.Camus, en arrivant Alger en janvier 1956, a derrire lui une riposte Edgar

    Faure, nouveau president du Conseil qui declare la radio le 25 septembre 1955:

    Tout lhonneur de la France comme sa mission humaine, tout nous impose absolument, sans equi

    voque et sans reticence, de garder lAlgrie la France et dans la France74.

    Et Camus, ditorialiste de LExpress, de rpliquer dans larticle intitul L 'abs e n t :

    L Alg rie n est pa s la Fra nce 15,elle nest mm e pas lAlgr ie, elle est cette terre ignore, perdue au

    loin, avec ses indignes incomprehensibles, ses soldats gnants et ses Franais exotiques dans un brouillard de sang76.

    Camus tente de se situer non audessus de la mle, mais avec toutes les partiesprenantes, Franais dAlgrie et Algriens de souche, quil appelle toujours lesArabes. Il veut se battre pour une trve; il publie, dans LExpress du 10 janvier1956, Trve pour les civils11qui sadresse aux Franais dAlgrie et aux militants duFLN78. En mme temps il annonce son intervention une manifestation du groupe ct des reprsentants des autres tendances ou confessions.

    LExpress et les articles de Jean Daniel expriment lide que, peu avant lin-dpendance du Maroc et de la Tunisie, celle de lAlgrie parat ineluctable.

    Le climat politique et militaire en Algrie pourrit. Camus, arrive Alger en janvier1956, se rend compte que lopinion publique est contr lide de la trve. Un instituteur algrien sen prend Camus:

    - Votre trve civile, on s en fout. Ce quil nous faut, cest l indpendance immediate, absolue et sansco ndi tio ns19.

    Camus dfinit un objectif limite: pendant la trve les bligrants sengageraient

    respecter les civils, les prisonniers, tous ceux qui ne sont pas arms. Il insiste surle dialogue ncessaire entre toutes les families religieuses et politiques europenneset arabes. Malgr les remontrances de Poncet, Camus dit et crit: les Franais,les Arabes pas les Algriens. Des musulmans prcisent quil ne sagit pas decondamner la lutte actuelle du peuple algrien, mais dhumaniser la guerre. Certains voudraient reconnatre le FLN comme combattant et non uniquement comme assassin.

    74 Cit par O. Todd in: A lb ert Camus, une vie, Gallimard, Paris 1996, p. 616.

    75 Cest nous qui soulignons.

    76 A. Camus, L Abse nte, in: Actu elles III, L A lg rie dc hir e , Pliade, p. 969.77 Ibid., pp. 983-985.

    78 Front de Libration Nationale.

    79 Cest nous qui soulignons. Cit parO. T o d d , op.cit., p. 624, daprs lacorrespo nda nce avec Andr

    Rosfelder, 1994-1995 .

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    374 M. Stpniak

    Camus poser le problme fondamental pour lui: forcer le gouvemement franaiset le FLN viter les victimes civiles. Luimme accepte de parler des sympathisants musulmans du FLN, pas des militants europens du FLN.

    Le 22 janvier 1956, au Cercie du Progrs, place du Gouvemement, au coeur dAl-ger, Albert Camus a lanc son appel pour la trve civile. Ctait sa demire interven-tion, avant de se taire sur laffaire algrienne. Au cours de cette manifestation duComit pour la trve civile, anime par un groupe de libraux franais, prside parEmmanuel Robls, Camus lut son texte en presence des leaders musulmans: FerhatAbbas, Ahmed Francis, Tewfik el Madani. Il dclarait tre l non pour diviser mais

    pour reunir. Lhomme et lcrivain qui depuis vingt ans veut la concorde des deuxpeuples dAlgrie, Camus sadresse aux deux camps. Son appel se situe en dehorsde toute politique80.

    Latmosphere dans la salle tait houleuse. Les hurlements pousses lextrieurincitrent les organisateurs acclrer le dbat auquel prirent part quelques personnalits librales et musulmanes. Dehors, une poigne de manifestants souhaitent queCamus se rallie lAlgrie indpendante, lAlgrie algrienne. Les participants sedispersent sous les hues et les menaces de mort. Le lendemain, La Dpche etLEcho dAlger attaqurent violemment Camus et ses amis. En revanche, EdmondBrua lui consacra un article favorable dans le Journal dAlger.

    Les interlocuteurs de Camus dans laffaire de la trve, sont trs proches de la

    direction du FLN. Pour un petit groupe de chrtiens et de communistes qui ont choisile camp du FLN Camus est maintenant un salaud qui tente de relancer la troisimeforce.

    Rentr Paris, Camus publie son dernier editorial dans LExpress Un pas enavanto il confirme sa foi en la possibilit dune association libre entre Franais etArabes en Algrie. Selon Jean Grenier, Camus affirme que les Arabes ont de follesexigences: une nation algrienne indpendante; les Franais sont consideres commetrangers, moins quils ne se convertissent81.

    Le 8 fvrier Camus dmissionne de LExpress, car il se sent en dsaccord avecles articles du directeur, JeanJacques ServanSchreiber sur 1Algrie. II choisit de setaire publiquement propos de lAlgrie afn de najouter ni son malheur ni aux

    btises quon crit son propos82.A la difference de nombreux collaborateurs de LExpress, Mauriac et Daniel

    en tte, il ne parvient pas accepter affectivement ou intellectuellement lide duneindpendance de 1Algrie: pour lui, elle ferait des petits Blancs (sa mre, son onde,son frre, de toute sa bellefamille) des trangers ou des citoyens demipart sur une

    terre qui est aussi la leur.

    80 A. C a m u s, op. cit., Appel pou r une trve civ ile en A lg rie , Conference prononce Alger, le

    22 janvier 1956, pp. 989-999.

    81 Rapport par O. T o d d , op. cit., pp. 630-6 31.

    82 J. D a n ie l , Camus, Hachette. Cit par O. T o d d , op. cit., p. 633.

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    Albe rt Camus, cr ivain frana is d Algrie 375

    Dans lopinion publique Camus est un traitre:1) pour les piedsnoirs et la droite (il ne chante pas lAlgrie franaise)2) pour la gauche mtropolitaine (il ne prend pas parti pour le FLN).A Paris Camus fait quelques demarches pour convaincre le gouvernement du ca

    ractre non utopique de sa trve; en vain; laffaire de la trve se dlite.Sur le terrain international, les pres fondateurs du Mouvement des nonaligns,

    le colonel Nasser, Jawaharlal Nehru et le marchal Tito, rassembls sur lile de Brionien 1956 manifestent leur sympathie pour le dsir de libert du peuple algrien,mais voquent les elements dorigine europenne, et refusent de recevoir une de-legation du FLN. En Algrie mme, le contreterrorisme des Europens se greffe surle terrorisme du FLN.

    Pas de trve civile ou militaitre lhorizon. Quelques milliers de Franais en

    France pensent une Algrie indpendante. La gauche reproche Camus, sindignantde la repression en Hongrie, de ne pas protester assez contre 1emploi de la tortureen Algrie. Camus refuse de signer certaines petitions, sens unique pour lui.

    Lanne 1957 (celle du Prix Nobel) est dabord terrible pour Camus, obsd parle problme algrien, isole dans toutes ses families, barricade en luimme. Laguerre dAlgrie, appele maintenant par son vrai nom, change de nature. Larmefranaise quadrille le pays. Les nationalistes ont lanc une campagne de terrorismeurbain. Le commandement du FLN a quitte Alger aprs lassassinai d un responsable,

    Larbi Ben Mhidi, execute sans jugement aprs son arrestation, et sinstalle Tunis.Le nouveau Comit national de la revolution algrienne (CNRA), convoqu au Caire,fait entrer dans son comit excutif Ferhat Abbas, le moder, passe la revolution.

    Le FLN durcit ses positions. LALN se renforce aux frontires et en Tunisie. Lapopulation musulmane commence hai'r les Franais. Les rcits de torture inquietentlopinion mtropolitaine dsoriente.

    La guerre dAlgrie se prolonge sur la rive gauche et devient le grand dbat. Dansles milieux influences par LExpress ou FranceObservateur, on se rallie lentement au Front. Francis Jeanson, homme rvolt contre le colonialisme, montera unrseau daide au FLN en France, dit des porteurs de valises. (Francis Jeanson, rappelonsle, est cet homme qui, en 1952, aprs la parution de L Homme rvolt, sestengag dans la fameuse polmique Sartre Camus dans Les Temps modernes, termine par la rupture des deux crivains.) Mme Aron se montre favorable commeSartre, mais pour des raisons differentes lindpendance algrienne. Aron publieun opuscule rigoureux, La Tragdie algrienne: prvoyant un destin dexils pourles piedsnoirs, il dmontrre que lintgration est impossible et que lindpendanceest inevitable. Aron, comme Camus, pense que guerre civile, guerilla et repression

    sont atroces. Mais le mouvement nationaliste algrien na dautre issue que de rassembler autour dune ideforce: lindpendance. Aron ne justifie jamais comme Sar-tre le terrorisme algrien. Camus accepterait un pan des thses dAron si les Franais

    pouvaient rester en Algrie mais il rejette lhgmonie du FLN.

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    376 M. Stpniak

    Cest lre o les paras crasent les nationalistes dAlger en torturant leurs prisonniers. Camus a refuse loffre du President du Conseil, Guy Moliet, de participer une commission de sauvegarde des libertes, pour examiner le problme de la torture

    en Algrie.Attaqu de toutes parts pour ses silences (un M. Caracciolo, dAngleterre) Camus

    prcise ses positions qui nvoluent pas. Il souhaite que l on proclame la fin du statutcolonial, quon runisse une table ronde sans pralable, quon discute dun statutdautonomie hlvtique: il prserverait les libertes des deux peuples et sinscriraitdans un cadre federal.

    Franais, crit Camus, je ne puis mengager dans les maquis arabes. Franais dAlgrie (...) je ne

    puis approver le terrorisme civil qui frappe dailleurs beaucoup plus les civils arabes que les fran

    ais83.

    Le mme jour, rpondant une lettre de F. Lebrun, syndicaliste, Camus declare:

    Jai dn onc publiquemen t les m thodes de torture, quelles sexercent Budapest ou Alger84.

    En 1957, comme en 1956, Camus se nourrit dune ide fixe et dun sentimentcharnel: la solution du problme algrien doit aussi passer par les Franais dAlgriemaintenus sur la terre algrienne. Il se refuse soutenir un des deux peuples dAl-grie, au detriment de la cause de lautre.

    Ayant fait voeu de silence public, Camus intervient sans arrt, dans plus de centcinquante affaires, en faveur des detenus parfois sans aucune inculpation, dans uncamp dhbergement du Sud algrien (veritable camp de concentration), la prisonBarberousse, etc. Malgr ses diffrends avec Jean Daniel, il reste en contact avec lui propos des demandes de grace. Une des demires interventions de Camus sera uncertificat adress au president du tribunal permanent des forces armes dAlger enfaveur d Ouzegane.

    En France, partout on somme encore Camus de prendre parti politiquement. DansFranceObservateur, on laccuse de rester silencieux devant les horreurs de la re-

    pression en Algrie.Parmi ses amis libraux algrois rares sont ceux qui comprennent et soutiennent

    Camus. Danciens copains algrois reprochent sans cesse Camus de ne pas prendreparti pour cette indpendance algrienne soutenue tardivement par la gauche. Mmeses camarades de la gauche proltarienne sont, sur laffaire algrienne, en dsaccordavec lui.

    Alger, o Camus se retrouve en mars 1957, il revoit Robls, sentretient longuement avec Mouloud Feraoun, quil aime. Camus refuse toujours de ngocier avec

    le FLN, pour ne pas lui reconnaitre sa reprsentativit. Il se rallie la politique dugouvemement en place (Flix Gaillard), au fdralisme personnel du dput Marc

    83 Lettre Stephen Spender, 18 avril, 1957. Cit par O. T o d d , op. cit., p. 677.

    84 O. T o d d , op. cit.

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    Albe rt Camus, crivain frana is d Algrie 377

    Lauriol. La position de Camus est fige, ses amis y voient un irralisme surpenant etarrivent cette conclusion: Camus ne sent plus l Algrie*5.

    En 1958, les vnements en France bouleversent la situation en Algrie. De Gaullea pris le pouvoir grce une sorte de coup dtat legalise par la majorit de la classe

    politique. Le 13 mai Alger, les Europens prennent dassaut le gouvernement ge-nerai et crent un comit de salut public. Certains croient ou feignent de croire lafraternisation des indigenes et des piedsnoirs. De Gaulle devient presidentdu Conseil le Ier juin et se rend Alger. Le 4 juin, sur le forum, devant les FranaisdAlgrie, de Gaulle lance son equivoque Je vous ai compris.

    DansActuelles III, Chroniques algriennes 1939-1958,publies en 1958, Camusa expos sa philosophie politique face lAlgrie. Il y donne des raisons dcevantespour rcuser lide de nation algrienne:

    En ce qui concerne l Algrie, l indpendance nationale est une formule purement passionnelle. Il najamais eu de nation algrien ne86.

    Dans Algrie 1958 Camus examine la revendication arabe sous deux aspects:lgitimit et illgitimit. Cette revendication a raison de dnoncer et de refuser:

    Io le colonialisme et ses abus,

    2o le m enson ge rpt de l assimilation, toujours propose, jamais ralise,

    3o 1injustice de la rpartition agraire et de la distribution du revenu,

    4o la souffrance psychologiqu e: attitude souvent mprisante de beaucoup de Franais, dveloppem ent

    du com plex e d humiliation qui est au centre du drame.

    Illgitime est pour Camus la revendication majeure, celle de lindpendance87.Pour Camus, lviction des Franais dAlgrie serait le dchirement suprme. Il

    garde le silence propos de lAlgrie et se croit persecute. La gauche non communistevoit en lui un colonialiste parce quil rejette les thses du FLN avec lindpendance.Entour de partisans du FLN chez Gallimard, il se confie quelquesuns:

    - Je suis suspect aux nationalistes des deux bords. Jai le tort pour les uns de ne pas tre assez (...)

    patrite. Pour les autres, je le suis trop. Je naime pas lAlgrie la faon dun militaire ou d un

    colon, mais est-ce queje peux laimer autrement quen Franais?88

    Camus qui, dans le passe, Alger rpublicain et au Combat, a dfendu lesdroits des musulmans, en 1958 reste sur une position qui contredit ce passe. Poncet

    juge que sur lAlgrie Camus pose un regard myope. Cependant il est vrai quil atoujours lutt pour que les musulmans cessent de vivre chez eux en trangers.

    Le 21 dcembre 1958, de Gaulle est lu president de la Rpublique, par 78,5%des notables grands lecteurs. De Gaulle est un hros providentiel pour la plupart desFranais. Camus pense parfois que le General sauvera peuttre le deuxime peuple

    dAlgrie, les petits Blancs.85 Rapport par O. T o d d , op. cit., p. 713.

    86 A. C am u s, Chroniques algriennes, A lgrie 1958, Pliade, p. 1012.

    87 Ibid.

    88 Voir: O. T o d d , op. cit., pp. 725 -726 .

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    *

    Les entretiens de Camus avec Jean Daniel, un de ses meilleurs interlocuteurs po-

    litiques, sont, selon ses amis, le plus fidle compte rendu de la philosophie politiquede Camus face lAlgrie89.

    1. Pour ne pas vivre en dsaccord avec soimme, Camus trouve inacceptable dese rsigner aux mthodes du FLN pas plus quau sacrifice de sa communaut.

    2. Camus nie lexistence de la nation algrienne. La vision dune nation alg-rienne occupe est utilise par le FLN pour obtenir sa liberation par tous les moyenset prendre sa revanche sur les nonmusulmans. A Paris, parmi les enseignants, beaucoup pensent lindpendance et voquent la nation algrienne.

    3. Pour Camus, il existe, au contraire, une patrie algrienne, ce qui na rien voiravec le concept de nation.LAlgrie est un territoire habit par deux peuples, lunest musulmn et lautre ne lest pas. (...) Les deux peuples dAlgrie ont un droit gal la justice, un droit gal conserver leur patrie90.

    Albert Camus continue son balancement entre oui et non.

    III. LCRITURE DE CAMUS PENDANT LA GUERRE DALGRIE

    La partie majeure de loeuvre de Camus dinspiration algrienne porte un tmoignage sur des rapports directs de lcrivain avec sa patrie.

    Dans les annes cinquante, et plus particulirement aprs le dclenchement de laguerre dAlgrie, Camus fait un bilan de son parcours dhomme et dartiste. Avec la

    publication deL ten 1954, lcrivain, sa quarantime anne, arrive un toumant,une sorte de chamire de son travail et de sa vie. Le tournant est marqu bien suravec La Chute91.

    LA CHUTE

    DansLa ChuteCamus se met en qute de son intrieur, explore son moi profondet en dgage un fonds dides et dobsessions qui le harclent et que nous appelerionsle syndrome de culpabilit.

    La controverse et la rupture davec Sartre propos ds L Homme rvolt92a bran-le lunivers intrieur philosophique, littraire et humain de Camus. Du fond de sonaccablement et de sa solitude, Camus entame une remise en cause de luimme et

    89 J. D a n ie l , Le Tem ps qu i re ste, Paris, Stock 1973 (reprise des tudes mditerranennes n 7).

    Rapport par O. T o d d , op. cit., p. 620.

    90 Ibid, pp. 620-621.

    91 Gallimard, Paris 1956.

    92 A. C am u s, L Homme r vo lt, Gallimard, Paris 1951.

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    des autres. Le besoin dun bain purificateur dbouchera sur une confession de JeanBaptiste Clamence, ancien avocat de renom, devenu jugepnitent, qui, dans un longmonologue, clame sa culpabilit face au monde o tous sont coupables. Il saccuseet assume sa responsabilit davoir pch par omission.

    De quoi Clamence estil coupable? La preuve de sa faute, pour ne pas dire crime,se trouve personnifie dans un personnage de femme en dtresse qui sest jete dansla Seine sans que lhomme de la loi et tmoin cach fit le moindre geste pour lenempcher. Clamence, lavocat specialise dans les nobles causes,harcel par un rirediabolique recurrent, finit par sexiler de Paris et chouer dans une autre ville des

    brumes, Amsterdam, dont le port seulement pourrait lui rappeler la villelumire desa jeunesse.

    Camus avait beau ne pas sidentifier avec Clamence et nier les resonances auto

    biographiques deLa Chute\ceux qui le connaissaient croyaient le contraire. Le rcitqui devait paratre sous le titreLe Cri93,sidentifie avec celui de la jeune femme queClamence ne sauve pas, et cest aussi le cri retenu de son pouse, Francine, dont latentation de suicide94 nous en dit long sur sa vie. Amis et intimes de Camus saventque lpisode symbolique de la jeune femme se precipitant dans la Seine du pont desArts correspond Francine Oran et Paris en 1953.

    Pour nous, qui suivons litinraire algrien dAlbert Camus, la symbolique de lafemme en train de se noyer renvoit sa passion majeure 1 Algrie.La Chuteparaten mars 1956, aprs la fameuse affaire de la trve civile dont lchec a desespreCamus et lui a fait choisir le silence propos du conflit algrien. Lintransigeancede Camus face lindpendance algrienne tait la dernire raison de couper littrairement les ponts avec Sartre. Celuici, au nom de la libert et des colonises refuse

    pour lAlgrie toute autre solution que lindpendance. Considerant le colonialismecomme un systme, Sartre met en garde contre la mystification neocolonialiste. Laconclusion de Sartre est pour Camus atroce:

    La seule ch ose que nou s puissions et devrions tenter - mais c est aujourdhui essentiel - c est de

    lutter [aux] c ts [du peuple algrien] pour dlivrer la fo is les A lgr iens et les Franais de la tyrannie

    coloniale95.

    Sartre et la gauche non communiste traitent tous les Franais dAlgrie en cou-pables et cest la culpabilit qui est le thme majeur de La Chute.Ce thme est or-chestre en grande partie par les voix fminines les cris de femmes. Limage de la

    jeune parisienne qui se jette dans la Seine nest pas sans voquer le cri de dtressede la MreAlgrie, qui en 1956 risque srieusement de sombrer. Le refus de Camusde soutenir le FLN aggrave son cas de conscience, il se met en qute de la catharsis travers et dans lcriture des oeuvres de creation quil lui reste crire.

    93 Le titre La Ch ute pour le rcit de Camus a t choisi par Roger Martin du Gard.

    94 Camus a con fi un jour -Roger Quilliot Paris: Mafemm e aten t de se suicider.Voir O. T od d ,

    Camus, une vie , p. 638.

    95 Les Temps m odem es, n 123, mars-avril 1956 . Cit par O. T o d d , op. cit., p. 645.

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    Pour notre part, nous eherchons ajouter la crdibilit de notre propos, traversles declarations de Camus luimme sur la source de son oeuvre. En 1957, le Prix

    Nobel 1957 disait Franc-Tireur.

    Je suis simp lemen t reconnaissant au Comit Nob el d avoir voulu distinguer un crivain franais dAl

    grie. Je nai jamais rien crit qui ne se rattache, de prs ou de loin, la terre o je suis n. Cest

    elle, et son malheur, que vont toutes mes penses96.

    L 'EXIL ET LE ROYA UME

    De mme que La Chute, L Exil et le Royaumefait partie de cette nouvelle srie

    doeuvres dont le pian date de 1952 environ. Dans ce recueil de six nouvelles, lexilest conu en tant que chemin du royaume, qui pour Camus coincide avec une cer-tame vie libre et nue que nous avons retrouver, pour renaitre enfin97. Publi en1957, L Exil et le Royaume, voquant lAlgrie en guerre, pourrait tre consider,dans une certame mesure, comme un pendant littraire desActuelles III, Chroniquesalgriennes,exposition de la philosophie politique algrienne de Camus.

    La vie libre et nue, rve par Camus, est celle des habitants des Hauts Plateauxdu Sud algrien. Les deux ethnies algriennes y sont mises en oeuvre, sous un modeconflictuel latent ou sur le point dexploser. Cest le cas deLa Femme adultereet deL'Hte.

    LA FEMME ADULTERE

    Lheroine deLa Femme adultere,premire nouvelle, misymbolique, subit amoureusement la tentation du dsert jusqu commettre symboliquement bien que charnellement lacte de ladultere face au dsert. Janine, lafemme adultere, ne trompe

    pas son mari avec un autre homme, mais avec les espaces de la nuitm, auxquelleselle ouvre ses yeux et son corps.

    Dans 1aspect symbolique, ladultere de lhroine renvoie, en premier lieu, uneconstante essentielle de Camus, lamour de la nature en tant que rgie de conduite etgage du salut, oppose la soumission aux religions et aux morales. Deuximement,et dans un sens plus particulier, louverture de la femme adultereaux espaces grandioses du dsert, traduit, notre sens, le dsir profond de Camus luimme de retourner la nudit algrienne et une vie humble, celle des Arabes et de la sienne dau-

    trefois.

    96 A. Ca m us , D s cou rsd e Sud e, I, Commentaires, Edition de la Pliade, Gallimard, 1965, p. 1892.

    97 VoirPri re d in s re r (1 957 ), A .C ., in: A. C am us, Thtre, rcits, nouvelles. Pliade,Gallimard,

    Paris 1962, p. 2039.

    98La Fem me adultere , op. cit;, p. 1574.

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