décivilisation - renaud camus

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  • Richard Millet,fraternellement.

  • Ils savaient si bien ce quils avaient se dire quils se taisaient, de peur de lentendre.

    Benjamin Constant, Adolphe

  • Nous sentons tous confusment et, pour certains dentre nous, moins confusment quil y a un amont la grande dculturation qui sopre sous nos yeux ; et par exemple son aspect le plus sensible, le dsastre de lenseignement. Lcole, malgr son dlabrement, ne peut pas en tre tenue pour seule responsable. Et dailleurs, ce dlabrement a des causes. Il faut chercher plus haut dans lordre des raisons.

    Au demeurant, les systmes scolaires nont jamais t premiers dans lducation. Personne na jamais pens que lducation comment lcole, ft-ce lcole maternelle. Les premires responsabilits ne sont pas l. Lcole na jamais t quun complment dans la formation des enfants dun poids relatif, il est vrai, trs ingal selon les classes sociales et les milieux culturels. Et pendant longtemps ce ntait pas lducation qui tait son domaine et sa vocation, mais la seule instruction, la transmission des connaissances. Cest lvolution du processus de dmocratisation qui a modifi la fonction et le rle des systmes scolaires en faisant passer leur mission de linstruction lducation et en marquant trs officiellement ce passage par un changement de nom de lautorit qui en avait la tutelle : le ministre de lInstruction publique est devenu en 1932, sous le gouvernement ddouard Herriot, ministre de lducation

  • nationale ; et le premier dtenteur du portefeuille ainsi nomm, Anatole de Monzie, a expliqu, ds sa prise de fonctions, que la nouvelle titulature tait synonyme dgalit, de gratuit et de ce quon nommera plus tard tronc commun.

    Le changement de nom consacrait limpossibilit de sparer les deux rles, car instruire et sinstruire ne peuvent se faire sans duquer et sduquer. Il prenait en compte lafflux croissant dans linstitution scolaire, en conformit avec lidal rpublicain, denfants originaires de milieux parmi lesquels, aux gnrations prcdentes, linstruction navait pas t dispense, de sorte quelle ne pouvait ltre prsent qu la condition que lcole se mlt de prodiguer aussi un peu de lducation sans laquelle instruire et sinstruire ntaient pas possibles.

    Jai fait allusion ailleurs ce terrain dangereux sur lequel saventurait lcole en se chargeant dduquer en mme temps que dinstruire ; aux dangers auxquels elle sexposait ce faisant, aux chagrins, voire aux traumatismes auxquels elle exposait les enfants quelle se voyait confier. En effet, si lon peut considrer un peu htivement quinstruire cest apporter de la connaissance l o il ny en a pas, en ajouter l o il y en a un peu, de toute faon en prodiguer

  • et non pas en enlever (encore que, mme en ce domaine de la seule instruction, il y ait aussi dsapprendre, faire oublier cest pourquoi jai dit un peu htivement), duquer, en revanche, duquer pour et par linstruction, ds lors quon a affaire des enfants issus de milieux sans instruction, justement, cest aussi, hlas, dsduquer, effacer, modifier, contredire. Vient toujours un moment, dans lducation dmocratique ou dmocratisante, celle qui sest donn pour projet et pour ambition de faire bnficier de ses lumires les enfants de milieux sociaux qui ne profitaient pas delles aux gnrations prcdentes, un moment difficile o le professeur est oblig de rectifier, de rfuter, et parfois dessayer deffacer, de faire oublier ce que lenfant avait appris prcdemment de ses parents. Phase dlicate pour le matre qui doit, en cette passe prilleuse, user du plus grand tact ; et facilement douloureuse pour lenfant qui se voit pris dans un conflit de loyauts. Ce quil dsapprend lcole, cest ce que lui ont appris ses parents.

    Cette opration, qui demande un remarquable doigt quelles que soient les circonstances, est plus facile russir quand llve sur lequel elle doit porter est seul ou presque seul face un groupe o il voit dj pratiquer ce quon lui apprend et dj ignorer ce quon souhaite lui

  • faire oublier : elle consiste, en pareil cas, lui faire quitter un groupe dont les usages (langagiers, par exemple : prononciation, vocabulaire, etc.) sont trs minoritaires au sein de lcole, celui de ses parents et de son milieu dorigine, pour un autre groupe, celui des autres lves et de leurs propres parents, o rgnent de tout autres pratiques. Il a en face de lui un large continent o il peut observer de ses propres yeux, de ses propres oreilles, que lon vit trs bien, mieux, plus commodment, plus intensment, avec plus de sens et plus de rsonance chaque geste, chaque mot, en liaison plus vibrante avec lpaisseur du temps, avec le cosmos, avec lhumanit pensante, et vivante, et crante, que sur lle dont il arrive.

    Cependant, ici comme partout, le nombre change tout. Quantity is of the essence. Si ce sont deux continents ou deux les dgale superficie et dgale population qui se font face, les motifs que peut avoir lenfant pour accepter de passer dun ct lautre du bras de mer ou de locan qui les spare sont trs diminus. Les mmes motifs sont pratiquement rduits rien si le territoire culturel dorigine est plus vaste et plus densment peupl, plus prgnant, plus prsent, plus prestigieux du mme coup et surtout plus prodigue en sentiment dappartenance et en identit que le territoire culturel de rception, celui auquel lentreprise

  • dducation a pour mission de faire accder. Quelles raisons aurait en effet lcolier, le collgien, le lycen, ltudiant lui-mme, dabandonner une langue ou un niveau de langue, des attitudes, des convictions, des faons de voir et de penser dont il peut observer quils sont plus rpandus autour de lui, dans la salle de classe mme, dans lamphithtre, mieux crateurs de lien, mieux enveloppants et rassurants, plus troitement partags avec les types sociaux et les individus mis en avant par la socit alentour comme exemples de russite et de popularit, que ceux que voudraient lui faire adopter ses matres ? Quel avantage social ou symbolique verrait-il adhrer un comportement, un langage, un ton, un usage du monde quil voit dj minoritaires et sur la dfensive, encercls de toute part par ce dont il est lui-mme, de par son origine, le reprsentant savoir lignorance, sans doute, mais cette faon de voir et de nommer, cest dj le point de vue quon veut lui inculquer et non pas le sien, car ce quil sait dj (et que ses professeurs ignorent, le plus souvent, et ne sauraient comprendre) lui est bien plus utile dans limmdiat, pour se faire des amis et pour les garder, pour son prestige, pour lefficacit pratique du moindre de ses gestes, que toutes ces connaissances indites quon souhaite lui transmettre et qui ne constituent pas pour lui une bonne monnaie

  • dchange, serait-ce seulement parce quelles nont pas cours dans les lieux et milieux o se droule sa vie, commencer par les sites mmes de lenseignement ?

    Jai insist galement, en dautres pages, sur la ncessit, pour la prosprit et le dynamisme de la culture dans une socit donne, de lexistence en son sein dune classe cultive. Ncessit peu sympathique au demeurant, et, qui pis est, peu convenable idologiquement (mais cest peu prs la mme chose) : elle implique en effet une ingalit, une ingalit culturelle, sans doute, mais qui, dans les faits, peut difficilement ne pas sappuyer sur une ingalit conomique, et la corroborer. Plus grave encore, cest--dire moins sympathique et moins convenable idologiquement (on sent que je me force ne pas crire : moins politiquement correct), cette classe cultive, dans la mesure o elle est une classe, doit tre en partie hrditaire ce nest pas tant quelle doive ltre, cest quelle lest ncessairement, si elle existe.

    Il serait tout fait fcheux quelle le soit entirement. Pour son propre bien, mais aussi et surtout pour le bien de la socit qui lentoure, il convient quen permanence elle se renouvelle la marge, dans des proportions que jai cru pouvoir valuer, de faon trs

  • approximative bien entendu, un quart de ses membres par gnration (disons : entre un cinquime et un tiers en de, lingalit implique nest pas supportable socialement et politiquement ; au-del, la classe cultive, ntant plus elle-mme hritire, ne peut plus remplir son rle de transmission des valeurs et des connaissances).

    Lexistence et mme la ncessit dune classe cultive pour une large part hrditaire sont forcment mal vues par lidologie galitariste et sont assez mal compatibles, cest vrai, avec lexigence dgalit en son acception large, ou largie (qui est celle qui prvaut parmi nous, au moins dans les discours). Repassant par les mmes carrefours je suis oblig de saluer les mmes bornes, et donc de me rpter, ce dont je demande aux lecteurs qui mauraient prcdemment suivi, en particulier dans La Grande Dculturation, de bien vouloir mexcuser : un trait caractristique de lpoque est quelle ne supporte pas les mauvaises nouvelles idologiques. Parce quelles lui dplaisent, elle dit quelles sont fausses ; et elle a tendance juger coupables, voire criminels, ceux qui les apportent ou les propagent. Quune classe cultive soit ncessaire la culture est dj, pour elle, assez difficile admettre ; mais que cette classe cultive doive tre en partie hrditaire, et mme pour une assez large part,

  • une part trs majoritaire (les trois quarts de ses membres peu prs, si lon ma suivi), cest tout fait inadmissible. Puisque cest inadmissible, cest faux. Et si ce nest pas faux, il faut que a le devienne, car cest inadmissible.

    La grosse classe unique de convergence centrale mais centrale si largement quelle touche dsormais tous les bords et ne laisse rien en dehors delle , jai cru pouvoir lappeler petite bourgeoisie, et cette dnomination a t vivement conteste. Je my tiens toutefois, et cela pour plusieurs raisons.

    Dabord elle concide merveille avec les intuitions de Brecht, bien sr, mais aussi, more to the point, avec celles dun Agamben ( Cela signifie que la petite bourgeoisie plantaire est vraisemblablement la forme sous laquelle lhumanit est en train de savancer vers sa propre destruction ).

    Ensuite elle concide avec lobservation directe dans les trois champs essentiels du sensible, savoir le langage, la culture (ou plutt : le culturel, hlas), le paysage (ou plutt le territoire, lespace). Le seul langage qui a cours, nous y reviendrons, est bien celui de la petite bourgeoisie : cette classe moins majoritaire que totalitaire, en ce sens quelle

  • est tout, quelle occupe la totalit du terrain disponible, que son bruit est partout, comme le signifie implacablement lodieuse sonorisation impose de lespace public et semi-public (les rues commerantes, les quais de gare, les salles dattente de mdecins et jusquaux cabinets de dentiste, prsent, les salles de petits djeuners dhtel et les salles de restaurant (et ces expressions du visage, quon sattire, si lon se permet de demander, ft-ce en termes choisis, prudents, sil ne serait pas possible de diminuer un peu lintensit du supplice ( Quoi, vous naimez pas Mylne Farmer ? ))), cette classe est seule productrice et prescriptrice de langue. Nous ne parlons et nentendons plus que son idiolecte (ce midi, bonjour, cordialement, la maman de saint Augustin, vous avez (pour il y a), plein de (pour beaucoup), il nous a quitts (pour il est mort), a fait trois cent cinquante-neuf jours, voire a fait depuis, etc.), nous nous faisons tancer lorsque nous le quittons (avisez-vous un peu de dire le Ger, ou Philippe de Champagne, ou que votre mre est morte (traducteur automatique : Jai appris que votre maman nous avait quitts )), ou bien ne sommes plus du tout compris. Les formes dominantes actuelles de la culture, quantitativement, sont bien celles que la petite bourgeoisie a amenes avec elle en arrivant aux affaires (culturelles) : substitution des genres mineurs aux genres majeurs, de la

  • bande dessine et du roman policier la littrature, des varits la musique, des activits culturelles la culture, du dcryptage de lactualit la connaissance, lrudition, lart. Quant au territoire, cest bien sous la forme de lhabitat et de lurbanisme petits-bourgeois par excellence, le pavillon individuel et le lotissement, quil sachemine grande vitesse, loti, mit, vers son destin de banlieue universelle, sans chappatoire, sans reste.

    Surtout, par sa nature double, ambigu, ambidextre, lappellation petite bourgeoisie, pour critique quelle soit, et dabord par la petite bourgeoisie elle-mme, cest--dire par tout le monde, rend bien compte de la toute-puissance idologique de la grosse classe centrale qui a su se mettre dans une situation incritiquable, imparable Je suis oiseau : voyez mes ailes. Je suis souris : vivent les rats. Jupiter confonde les chats ! Classe dominante comme nagure une bourgeoisie, elle rgne avec une paisible frocit idologique et une efficacit dont na fait preuve aucune des autres classes dans la mme position avant elle, et certainement pas la vraie bourgeoisie ; classe domine de nom et dorigine, classe humilie, petite classe qui a beaucoup souffert et beaucoup t moque, elle se drape, tant au pouvoir, dans ce pass de vexations subies pour ne tolrer aucune

  • critique, et surtout pas de son pouvoir. On peut encore moins lui dire la vrit quau plus sanguinaire des tyrans, dabord parce que ce serait dangereux, comme auprs de nimporte quel tyran, mais aussi et surtout parce que ce ne serait pas gentil, pas correct, pas sympa : la moindre objection son rgne et sa toute-puissance (culturelle) ne peut procder que du mpris, du snobisme, du prjug de classe ; et ne saurait donc en aucune faon tre prise en compte, sinon pour vouer qui la formule aux gmonies ou aux limbes de linexistence sociale (ce nest mme pas incompatible).

    ce que la culture ne soit plus hrditaire, la socit et lidologie modernes, celles que jai appeles hyperdmocratiques , non pas certes parce quelles seraient un parachvement de la dmocratie, mais parce quelles la transportent dans des domaines, et notamment la culture, pour lesquels elle na pas t invente se sont beaucoup employes, non sans succs. Indignes que la culture puisse ou doive tre un objet dhritage, elles sont parvenues faire en sorte, en tout cas, quelle ne soit plus hrite. On a pu, en caricaturant peine, hlas, poser que leffort dmocratique, dmocratisant, hyperdmocratique, chouant faire partager par les enfants des classes culturellement dfavorises les privilges culturels des hritiers, est parvenu assurer, en revanche,

  • que les hritiers nhritent plus de rien (culturellement) et soient aussi dshrits que les non-hritiers.

    Bien entendu la sociologie, dont cest peu prs le mtier, sur le tard, que de soutenir, chiffres et observations lappui, la cause de la majorit idologique, de lunanimit, plutt, mdiatico-politique, va l contre, et soutient grand bruit que les hritiers continuent dhriter, que, mme, les carts saccroissent entre eux et les non-hritiers, que le systme franais na jamais t si ingalitaire et quil lest infiniment plus que tous les systmes trangers, ou peu sen faut. Elle cite lappui de ses observations le nombre trs disproportionn de rejetons des familles aises, culturellement dveloppes, dans lenseignement suprieur, et spcialement dans les grandes coles ; et le nombre galement disproportionn, par voie de consquence, mais en sens inverse, dans les mmes tablissements, dtudiants issus de la classe ouvrire, comme on disait jadis, ou des milieux populaires, comme on dit plutt aujourdhui, mais le sens de cette expression hautement code (lun des fleurons du langage ct) nest plus le mme. On croirait, entendre le rapport de mission sociologique, que les institutions denseignement les plus envies et dsirables sont peuples

  • exclusivement de la progniture des deux cents familles, ou, dfaut, des vieilles dynasties bourgeoises. La vrit est assez diffrente.

    Les parents des tudiants et des lves des grandes coles issus des milieux favoriss, il est infiniment probable quils appartiennent la classe moyenne aise et queux-mmes sont des bourgeois, si le mot nest pas trop anachronique, de premire ou de seconde gnration. Plutt que des appartements de six ou sept pices dans des immeubles haussmanniens balcons rebondis du boulevard Saint-Germain ou de lavenue Georges-Mandel, ils habitent des villas modernes baies coulissantes ouvrant sur lespace barbecue, en de paisibles (mais pour combien de temps ?) lotissements suburbains. Trs souvent ce sont des professeurs, lenseignement ayant t de longue date un des principaux vecteurs de lascension sociale au sein des lignes familiales. La sociologie nous a beaucoup tromps en adoptant en particulier pour ses statistiques des points de vue retors et biscornus qui lui permettent, sans mme quelle ait mentir, bien souvent, de nnoncer jamais que des vrits qui sont en fait profondment captieuses. Les privilgis quelle dsigne comme constituant le milieu dorigine dune proportion abusive des tudiants des meilleures ou des moins

  • mauvaises institutions sont en fait, dans un trs grand nombre doccurrences, de parfaits reprsentants de ce quon appelait jadis la promotion rpublicaine la franaise.

    Au demeurant, elle a raison. Pierre Bourdieu aussi avait raison. Un nombre disproportionn des tudiants les mieux placs, on peut mme dire des meilleurs tudiants (ou des moins mauvais), sont en effet des hritiers. En revanche cest bien tort quon sen indigne. Cest peu prs comme sindigner que les hivers soient plus doux dans le Midi ou les Sudoises plus blondes, aujourdhui encore, malgr tous les efforts dploys pour corriger cette anomalie, que les Portugaises. Mieux vaudrait, puisque le phnomne (celui des hritiers) a t trs bien observ, sinterroger sur ses raisons profondes et sappuyer sur lui pour une politique, plutt que dessayer dy mettre fin ( quoi lon est dj largement parvenu, sans sinterroger sur les consquences) pour la seule raison quil dplat (idologiquement).

    La vrit cest quen matire dducation il y a un amont de lcole et du systme scolaire, jy reviens, que cet amont est trs principalement constitu par les parents, la famille, le milieu dorigine, et quil joue un rle dterminant, capital, pour la suite de lhistoire. un nouveau

  • venu sur le forum Internet de la Socit de mes lecteurs, et qui demandait par quel livre on lui conseillait de commencer me lire, un plaisant rpondait que, pour commencer me lire, il fallait avoir dj lu un livre de moi (ce plaisant songeait sans doute des ouvrages de tout autre espce que celui-ci). Cette structure, premire vue pas trs encourageante, elle est tout fait celle qui sapplique dans le champ de lducation. La meilleure faon, cest triste dire, de commencer duquer un enfant, cest de lui assurer des parents dj bien duqus. Ce point dsagrable est emphatiquement confirm a contrario, hlas, par ces parents quon rencontre partout avec leurs enfants, dans la vie quotidienne et ailleurs, et dont on voit bien, et dont on entend bien, daprs leurs attitudes, leurs manires, leurs faons de sexprimer, leur niveau de langage, leur syntaxe, leur mode dapplication ou de non-application de lautorit parentale, que leurs enfants risquent fort dtre un jour ou sont dj terriblement dsavantags dans le systme scolaire et dans tout leur cursus, non seulement ducatif, mais professionnel et social.

    Les personnes qui mont dj un peu lu, notamment sur les questions de cet ordre, connaissent bien deux de mes convictions, daucuns diraient de mes dadas, dailleurs tout

  • fait complmentaires. La premire a dj t nonce ou rappele dans cet ouvrage-ci : cest que lpoque ne supporte pas les mauvaises nouvelles idologiques et prtend aussitt quelles sont fausses et que sont criminels ceux qui les apportent, ou qui les appuient, les confirment. La seconde est que la mme poque, la ntre, estime fausses, ou criminelles, et le plus souvent les deux criminelles parce que fausses, mais surtout fausses parce que criminelles , des opinions qui ont eu cours trs sereinement pendant vingt ou trente sicles avant elle : ce qui ne prouve pas absolument quelles soient justes, certes, mais devrait tout de mme leur valoir plus de considration quelles nen reoivent, et dtre examines sans passion.

    Vingt ou trente sicles ont estim, pour ainsi dire dans toutes les socits connues, que la meilleure faon dlever un enfant tait de lui assurer des parents bien levs ; ou, pour tourner les choses autrement, que les enfants de parents bien levs, duqus, cultivs (le terme est tout fait anachronique, jen conviens, pour la plus grande partie de la trs large priode considre), instruits des usages du monde et matrisant au mieux la langue de la socit considre, taient formidablement avantags, non seulement dans leurs tudes, mais dans leur apprhension de la plupart des

  • aspects du monde dans lequel ils allaient devoir vivre, par rapport ceux de leurs contemporains dont les parents, au contraire, ne prsentaient aucun de ces traits, ou en prsentaient moins, et de faon moins marque. Telle est, au fond, la constatation (accusatrice, polmique) de Pierre Bourdieu, laquelle ne fait, en cette premire inflexion, que confirmer les ides (non accusatrices, non polmiques, sauf exception) de toutes les socits traditionnelles avant lui or il ny a gure eu avant lui que des socits traditionnelles.

    Nous nous gaussons des sicles classiques, ou nous indignons deux, cause de la colossale importance quils accordaient, toute la littrature en atteste, et pas seulement Saint-Simon ou Mme de Svign, la naissance ; et que lui accordaient dautant plus, bien entendu, ceux qui, de cette naissance, taient les bnficiaires. Nous croyons ne voir l que vestige fodal, vaine gloriole, vanit de caste et de lignage, ce que, par un autre anachronisme, nous appellerions du snobisme. Mais les sicles classiques sont bien plus coupables encore, de notre point de vue de contemporains, que ne limpliquent ces accusations-l. Il entrait bien de la gloriole et de la vanit dans leur apprciation de la naissance (surtout, encore une fois, pour les

  • personnes qui en bnficiaient elles-mmes) ; mais, qui pis est, ils croyaient vraiment quil y avait une supriorit chez les individus de grande ou de haute ou simplement de bonne naissance : non pas peut-tre une supriorit morale, et encore, ni ncessairement une supriorit intellectuelle, au sens troit, mais certainement une supriorit sociale, par quoi je veux dire, en loccurrence, non pas seulement le rang, la fortune et la considration, mais la comptence, lexprience, laptitude aux affaires et aux grandes affaires.

    Dans les socits gouvernes du haut, comme la plupart des socits jusquau xixe sicle au moins, il est normal, invitable, que les gouvernants estiment plus aptes au gouvernement ( tous les niveaux), ladministration, aux entours du pouvoir, les individus issus des mmes milieux queux, cest--dire ayant les mmes usages, parlant la mme langue de la mme faon, dj lis par des relations de famille ou dhabitude au personnel en place. Il y a fatalement une forme de cooptation par le mme, pour le mme, dans toute forme de gouvernement. Parfois la situation se complique un peu pour des raisons dopportunit. Ainsi la monarchie absolue, dont on pourrait dire que, par dfinition, elle na pas de mme au sein de la socit, et quen plus elle a de bonnes raisons de se mfier des grands,

  • qui sont malgr tout ce qui lui est le plus proche la fois la famille du souverain et la haute noblesse, puis la noblesse en gnral , va-t-elle dans une certaine mesure, afin de court-circuiter cette caste dangereuse pour elle, promouvoir la bourgeoisie, ou la noblesse de robe qui en est issue, et sappuyer sur elles pour gouverner, et plus encore pour administrer.

    Quon songe aux ministres bourgeois de Louis XIV, qui provoquent chez Saint-Simon une telle indignation dgote. Le roi les trouve plus srs que les reprsentants de la haute noblesse qui sont son entourage la cour, mais aussi plus comptents techniquement, si lon peut dire. La comptence entre ds lors en rivalit avec la naissance ; laptitude technique, facteur de promotion et de renouvellement social, avec lhabitude atavique des grandes affaires ; ladministration avec la politique, lintendance avec le gouvernement. la fin de lAncien Rgime, la rpartition des tches, des honneurs et des responsabilits seffectue, grosso modo, selon un dpart qui alloue aux personnages les plus anciennement et les plus hautement titrs les fonctions les plus honorifiques, tel le gouvernement des provinces, tandis qu la nouvelle classe appele aux affaires par la faveur du monarque sont dvolus des postes moins prestigieux,

  • sans doute, mais dun plus grand poids politique et conomique, comme les secrtariats dtat ou les intendances.

    Il est noter toutefois que le principe de naissance a la vie dure et sobstine tre opratoire, parfois sous des formes paradoxales. Ainsi les descendants et toute la parentle des fameux ministres bourgeois de la seconde moiti du xviie sicle ont peupl tous les cabinets et prospr dans tous les grands emplois tout au long du xviiie sicle, mme si lon ne songe pas toujours reconnatre des Colbert, des Louvois ou des Phlypeaux dans tous les marquis de Torcy ou de Seignelay, les Pontchartrain, les Maupeou et les Maurepas quon voit rgenter le pays jusqu la Rvolution (et parfois au-del, comme les Mol ou les Pasquier). On peut parler de npotisme, et il en a beaucoup t luvre, cest indubitable. Mais il y a aussi que la naissance, lhrdit, lhritage, de quelque faon quon lappelle, se donne pour une comptence, et mais ceci est plus difficile faire admettre prsent se trouve ltre en effet, au moins au sein des socits stables, ou qui dsirent le devenir, et qui entendent bien le rester.

    Cette comptence lie lhritage, et donc la naissance, est particulirement reconnue, au sein des socits traditionnelles, en matire

  • que nous appellerons culturelle, pour persvrer dans lanachronisme, mais en entendant le terme au sens large, presque aussi large quaujourdhui : matire de murs, de manires, de gots, de got, et tout spcialement de langage. Vaugelas, quand il sefforce de poser les rgles du bien dire, prcise quil sinspire des faons de sexprimer de la meilleure partie de la cour. On remarque, et cest encore vrai de nos jours, que les faons de parler, les tours, les intonations, les accents, la syntaxe elle-mme et certainement le vocabulaire qui seront ceux dun homme ou dune femme pendant toute leur vie sont assez largement dtermins par les habitudes prises avant lge de quinze ans, si ce nest dix : on peut bien sr modifier considrablement par la suite, de faon volontariste, ou bien la manire de lEliza Doolittle du Pygmalion de Shaw, ses manires de sexprimer, il reste que la langue, comme la danse, le violon et le piano, est un art que mieux vaut avoir pratiqu en tant que tel dans lenfance si lon entend y atteindre aux meilleurs rsultats.

    Un homme, un grand intellectuel qui sexprime en un franais parfait, laisse chapper un des fois, au sens de parfois, quelquefois, qui montre quil nest pas du srail, socialement et linguistiquement, langagirement, car cest tout un : la langue est sociale de part en part. Dans

  • les familles bourgeoises dautrefois on apprenait aux enfants de trois ou quatre ans quil ne fallait pas dire des fois : ce ntait pas une leon de franais, aucune raison grammaticale ntait donne ; ctait une leon de bourgeoisie la notule implicite tait : dans les familles comme la ntre, on ne dit pas des fois (ou ce midi, ou bon apptit, ou bonjour messieurs-dames). Et si le mme homme, ou un autre, dit au cours dune mission de radio Vous parliez tout lheure que, et se corrige aussitt (Vous avez dit), cest un lapsus, bien entendu, qui ne dit rien de sa connaissance de la langue (il sait parfaitement que vous parliez que nest pas correct). Cependant un individu qui a t appris ds lenfance surveiller son langage (et ensuite il naura plus y penser) ne dira jamais vous parliez que, mme par accident : la tournure ne fait pas partie de son rpertoire de lapsus.

    Que la progression vers la pleine matrise culturelle (on a dcidment du mal se passer de ce mot, qui pourtant net pas t compris aux poques concernes ; disons vers le parfait usage du monde, expression dj un peu moins dplace) ne ft pas seulement une affaire individuelle mais celle dun lignage, non pas dune vie ou dune priode de formation mais de plusieurs gnrations, cest ce dont tmoignent toute lancienne France et presque

  • tous les destins individuels en relevant, dont nous pouvons avoir connaissance par la biographie : justement ils ntaient pas vraiment individuels, car presque toujours on observe un lent et lourd mouvement familial les prparer. Quon se penche sur la vie de Rabelais, de Montaigne, de La Fontaine, de Racine et de tant dautres, on voit avant eux des lignes se hausser du col modestement chaque gnration, passant par exemple, selon un itinraire typique, du statut de paysan celui de boutiquier, de celui de boutiquier celui de marchand, de celui de marchand celui de bailli, de prvt, de notaire royal ou de receveur du grenier sel, de ces petites magistratures la robe et aux parlements de province, etc. On a parfois limpression que toute la France dAncien Rgime ntait quun lent et lourd, laborieux et obstin mouvement de promotion sociale, non pas gnrale, certes, mais dont mme lnorme paysannerie ntait pas entirement absente, loin de l, encore quil lui fallt presque toujours gagner les villes pour y participer avec avantage.

    La Rvolution a eu pour effet dacclrer le mouvement. Le processus qui, sous lAncien Rgime, demandait couramment cinq, six ou sept gnrations, nen a plus exig que deux ou trois (de faon trs gnrale, bien sr) aprs un sicle de relatif libralisme et de

  • dmocratisation vacillante, sans doute, mais nanmoins dtermine. Sous la Troisime Rpublique la priode qui rtrospectivement, par sa stabilit, sa prosprit globale, ses succs nationaux, nous semble la plus reprsentative et sans doute la plus heureuse (avec tous les guillemets que rclament pour cet adjectif laffaire Dreyfus, la Grande Guerre, la condition ouvrire et bien dautres donnes relativisantes) de lhistoire rpublicaine du pays , un des schmas types de lavance socioculturelle dun lignage est celui-ci : paysan, instituteur, professeur de lyce ou duniversit.

    Je dis socioculturelle parce que la progression sociale et la progression culturelle, grossirement, trs grossirement, vont de pair. On objectera que le statut de bourgeois, par exemple, nest pas une garantie de culture, telle enseigne que pour le code de reprsentation romantique, qui nest pas tout fait caduc parmi nous, le bourgeois est au contraire le philistin, le botien, lindividu sans culture et, qui pis est, ennemi de la culture, ou plus exactement de lart et des artistes. Il faut tout de mme remarquer que ce sont pour la plupart des enfants de bourgeois, ou daristocrates, qui ont lanc, non sans dexcellentes raisons ni sans vieux comptes rgler, ce topos-l. Et il est tout lhonneur de

  • la bourgeoisie davoir t, plus que la noblesse et contrairement lattitude actuelle de la petite bourgeoisie, une classe dominante constamment porte se mettre en cause, se critiquer elle-mme, dnoncer ses ridicules et ses hypocrisies Marx tait bien un bourgeois, Flaubert aussi.

    Entre noblesse et bourgeoisie la relation la culture est complexe et ne peut tre ici que brosse la va-vite, pour faire chapper lauteur en partie, en petite partie, au reproche de simplisme ou de navet. Il va sans dire quune classe dirigeante, une classe laquelle la situation historique a remis la charge et le bnfice de la gestion des affaires du pays, nest pas ipso facto une classe cultive, encore moins la classe cultive bien que celle-ci se recrute presque toujours parmi ses rangs. La noblesse au temps de sa splendeur (politique, conomique, sociale) ntait pas spcialement cultive, et dabord pour lexcellente raison que ladjectif navait pas de sens, nexistait pas, non plus que le mot culture dans lacception quil a revtue au xixe sicle et jusquau dbut du xxie sicle, et dont nous le voyons se vider sous nos yeux, par dissmination. Les nobles, ou plutt certains dentre eux, avaient des lettres, ventuellement, de la lecture, une certaine intimit avec les humanits, parfois, de lentregent, de lusage du monde, du got,

  • une bonne matrise de la langue, surtout dans la dernire priode de leur prpondrance, lge classique. Tous ne parlaient pas bien, certes, mais ctait principalement parmi eux que se recrutaient les gens qui parlaient bien (et cela dautant plus que parler bien ctait parler comme eux). Un Franois de Caillres, qui sur ce point ne diverge nullement de Vaugelas mais se montre seulement plus brutal, dit de tel ou tel usage, pour signifier quil nest pas bon et quil convient de lviter, que cest un usage bourgeois, ou mme du dernier bourgeois, cest dire non noble.

    Il faudrait dailleurs distinguer encore suivant les priodes, et au sein de chacune. Il est certain qu lpoque fodale, exception faite en partie pour lre courtoise, lquivalent de ce qua t pour nous la culture (et ce ne pourrait tre de toute faon quun quivalent trs approximatif) ntait, chez un chevalier ou un guerrier, que mdiocrement apprci par sa famille, par ses pairs ou par son suzerain. Les socits aristocratiques et les socits militaires (qui sont souvent les mmes) font peu de cas, au moins dans leur phase ascendante et durant leur acm, du souci des choses de lesprit, parmi leurs membres, car elles craignent quil ne les dvirilise et ne fasse deux de moins bons soldats. De nombreux crivains anglais, parlant souvent dexprience,

  • ont comiquement dcrit, et parfois douloureusement, le sentiment dhorreur qui frappe les familles de la noblesse ou de la gentry lors de lapparition en leur sein dun intellectuel ou dun artiste : seule lhomosexualit serait pire, et encore ; et dailleurs elle menace, implicitement, chaque fois quun rejeton dune ligne aristocratique ou guerrire se pique lexcs de littrature, de posie, de got pour lart ou mme de simple rudition ou de curiosit pour la connaissance, dj suspectes. Pour parler comme Nancy Mitford, une proccupation exagre lgard de son propre langage is definitely non-U. On voit demble le paradoxe puisque le langage U (lgant, distingu, tel quil se pratique dans la bonne socit) est videmment considr par ceux qui en usent comme le meilleur qui soit. Mais justement il ne doit pas tre trop bon. Une de ses principales qualits est le naturel, qui nest bien sr quun fort concentr de culturel, cest--dire dhritage, dhabitude hrite, dhabitude acquise ds lenfance par immersion, de prfrence familiale, dans le milieu considr. Proust abonde en exemples dquivalents franais de ces faons de voir, ses universitaires puristes, Brichot, Saniette, tant rgulirement tourns en ridicule par le faubourg Saint-Germain ; et Bloch lest par Proust lui-mme, cause de la folle affectation

  • de son langage.

    Culture et domination de classe ne sont donc pas toujours alles de pair, bien loin de l ; mais la domination de classe a toujours impliqu la domination culturelle, mme quand la classe dominante nest pas cultive : elle impose alors comme culture ce qui lui en tient lieu, ce qui sest appel dernirement ses pratiques culturelles on notera au passage, en effet, que cest exactement la situation actuelle.

    Le pouvoir na pas toujours t cultiv, il sen faut de beaucoup, les gens cultivs ont mme assez rarement t au pouvoir ; cependant les puissants, sauf peut-tre en les priodes o leur puissance est toute militaire et repose exclusivement sur la force, ont en gnral bien vu les avantages de prestige et dinfluence, et donc encore de puissance, quils pouvaient retirer dune troite matrise en eux-mmes, pour commencer, et dans leur entourage immdiat, leur cour de la culture (il est entendu une bonne fois que ce terme est employ ici en une acception quil ne pouvait pas avoir aux poques considres). Les papes de la Renaissance, les souverains des petits tats italiens, Franois Ier, Charles IerdAngleterre et bien sr Louis XIV au sicle suivant, Catherine II, pour ne citer

  • queux, ont t de formidables collectionneurs de tableaux, de sculptures, dantiquits et duvres dart, videmment, mais aussi, et la plupart des empereurs, rois, souverains pontifes, princes et principicules avec eux, de musiciens, de librettistes, de potes, dcrivains, de philosophes, de savants. Christine de Sude, Frdric II de Prusse, Catherine II encore sont en rivalit constante avec les autres ttes couronnes de leur temps et se dmnent en propositions allchantes auprs des intresss eux-mmes pour attirer eux les meilleurs esprits du continent. Cest souvent stratgie politique, cest souvent got personnel, il nest pas rare que ce soit les deux. En Italie et en Allemagne, les villes elles-mmes, parfois les paroisses, se disputent les meilleurs cantors, organistes, matres de chapelle.

    Cest toutefois la bourgeoisie, malgr les quolibets, les insultes, le mpris et souvent la haine profonde dun Flaubert, dun Baudelaire ou dun D. H. Lawrence, qui a le plus troitement associ son hgmonie la culture, quitte sparer pouvoir et culture au niveau des individus et au sein des familles, les pres se rservant lun et abandonnant lautre aux pouses, aux frres, aux fils et filles le schma est passablement caricatural mais se vrifie souvent. Et cette fois cest bien de

  • culture au sens quavait ce terme parmi nous il y a vingt ou trente ans encore quil sagit. Cest au point quon peut dire que la culture, ne avec lre bourgeoise, est morte avec elle.

    La bourgeoisie tait une des rares et lune des premires classes recevoir la charge de ltat, du gouvernement et des grandes affaires, sans tre la classe la plus leve socialement, la plus porteuse de prestige. Proust, encore lui, le montre bien : laristocratie a gard, longtemps aprs la perte de sa prminence conomique et politique, un incomparable lustre, tenant la longueur de son exprience du monde. Face un noble, un bourgeois, mme beaucoup plus riche et plus puissant, ne peut jamais se dpartir tout fait du soupon que lautre sait des choses que lui ne connat pas. Cette attitude a mme un versant politique : rappelons que pendant toute sa dure la Troisime Rpublique, dj nomme, est alle chercher de prfrence dans la noblesse ceux qui la reprsenteraient auprs des cours trangres elle ne voulait pas que le statut de ses diplomates ft pour elle prtexte humiliation, par comparaison avec les envoys des autres puissances, et quils attirassent sur elle le ridicule par leur mconnaissance du grand monde des chancelleries. (La Premire Rpublique, dont les armes taient plus puissantes et plus redoutables, navait pas eu

  • de ces scrupules, et trouvait quun Bernadotte, gnral vainqueur sorti de rien, faisait un parfait ambassadeur Vienne.)

    Pour la bourgeoisie dans ses rapports avec la noblesse (et plus gnralement avec lhistoire, dont la noblesse, au moins au xixe sicle, est la figuration sensible ses cts), la culture cest un point trs important est un instrument dgalit, et plus prcisment de compensation sociale. Par la culture elle se pose en gale de la classe quelle a vaincue et remplace, politiquement et conomiquement, sans la dpouiller de ses prestiges. Non seulement elle saffiche volontiers comme plus cultive, et bien souvent elle lest en effet, mais elle aspire mme de meilleures manires, et en tout cas elle y met plus dapplication, ce qui est dj un peu contradictoire en un domaine o rien nest plus apprci que le naturel, cest--dire le pseudo-inn, latavique, et ce que les gens du monde appellent, non sans quelque perversit, la simplicit. Musil dans son grand uvre expose incidemment le cocasse bahissement dun jeune bourgeois urbain, reu la campagne par des aristocrates de vieille souche qui lintimident un peu, et nen revenant pas de la rudesse de leurs manires et du peu de protocole quils mettent au droulement du repas, par exemple. table, puisque nous y

  • sommes, se servir dune fourchette en plus du couteau pour manger du fromage est ou tait un raffinement bourgeois, inconnu des salles manger aristocratiques (elles-mmes inconnues jusquau xviiie sicle) et un peu mpris par elles je crois bien.

    La langue mme, contrairement ce que lon croit souvent, est alle se raffinant, ou tout le moins se faisant plus rigoureuse dans ses principes, plus logique, plus self-conscious, plus vtilleuse, jusqu lextrme fin de lre bourgeoise. La grammaire officielle est nettement plus stricte en 1950, voire en 1970, quau xviiie sicle. Le dont aprs de, en abomination la syntaxe bourgeoise ( Cest de la Tunisie dont nous allons vous parler maintenant , comme dit France Culture), se rencontre chaque page ou chaque scne de Marivaux ( Cest de cette paysanne dont il sagit ). Plein de pour beaucoup, pareillement trs mal vu avant la Grande Dculturation, est courant chez Sade, qui sans doute avait quelques dfauts, mais connaissait sa langue.

    La bourgeoisie ne renie nullement lhritage, mme lhritage culturel ce serait dailleurs bien trop en contradiction avec ses pratiques dautre part. Au contraire, elle linvente quand il nest pas l, elle linstitue comme valeur, elle le dterre, elle le cre, elle fouille dans le pass

  • et dans larbre gnalogique des uvres pour apporter la culture, lorsque besoin est, la dimension temporelle qui lui fait dfaut elle-mme. Sans doute lhistoire, et au premier chef lhistoire ancienne, taient-ils bien prsents dans le bagage intellectuel dun homme accompli des sicles classiques. Sans doute les rois, les princes, les fermiers gnraux et tous les grands collectionneurs sarrachaient-ils, au temps de Louis XV et de Louis XVI, les toiles des matres de la Renaissance et de lge classique, et se livraient-ils de froces comptitions pour les bronzes et les marbres de la Rome impriale, et pour les dcouvertes dHerculanum. Il est vrai quon a jou la Messe des Morts de Gilles, qui datait du rgne de Louis XIV, aux obsques de Rameau et celles de Louis XV ; et que le Miserere attribu Allegri tait interprt la Sixtine au temps que le jeune Mozart passa par l, deux sicles aprs sa cration. Il nen reste pas moins que cest durant lre bourgeoise de la culture (et jai de plus en plus tendance penser quil ny en a pas dautre, et que toute la culture, au sens prcis, se confond avec cette priode qui va, si lon veut, de 1789 1968, ou de 1750 2000 consent-on dy inclure dun ct la mise en place de fait, non consacre par les institutions, et de lautre les tentatives de rafistolage) que certains se sont mis vivre sans y tre contraints dans des meubles dautres poques

  • que la leur (cf. la naissance des styles, phnomne no-classique et bourgeois) et quon a commenc aller au concert pour y couter autre chose que des crations ou des improvisations (cf. linvention de Bach par Mendelssohn, de Palestrina par Victor Hugo, de Mozart par Pouchkine ou Baudelaire, de Monteverdi par Nadia Boulanger).

    Classe non hritire lorigine (culturellement), la bourgeoisie donne ou fait donner la meilleure ducation possible ses enfants : elle veut quils soient des hritiers, quand bien mme ce ne serait pas delle. Au demeurant elle a tt fait dentrer, elle aussi, dans la dure. Dune certaine faon elle y a toujours t, nous lavons rappel, par ce long labeur dascension sociale qui fut luvre sous la monarchie y compris parmi les plus aiss des habitants des villes et des paysans possessionns. Sous la Rpublique il ne sagit pas de relcher leffort, mme sil vise ds lors la conservation plus qu la progression. Encore ce dernier point nest-il vrai que pour les nantis, bien sr. Chez les autres, les mieux arms des autres ou les plus ambitieux, le mouvement ascensionnel continue. Lgalit des droits, labolition des privilges, la part plus grande faite au talent, au mrite, au travail, lont seulement acclr, on la vu. La famille Proust serait caractristique la boutique, la mdecine, la

  • littrature si des dons videmment exceptionnels ne venaient confrer au tableau un relief lui-mme exceptionnel. Encore song-je moins ici ceux de Marcel, lcrivain, qu ceux de son pre Adrien, le savant hyginiste, qui, parti de la petite bourgeoisie boutiquire dIlliers, parvient, par ses tudes et par ses dons intellectuels, se hisser jusqu la grande bourgeoisie parisienne, via les chaires universitaires, les commissions nationales et internationales, lAcadmie de mdecine. Chez son fils an, lobsession lgard de la noblesse, du trs grand monde et des salons du faubourg Saint-Germain, quoique pousse un degr rare et marque, paradoxalement, du sceau du gnie, est assez typique dun statut quon pourrait appeler de deuxime ou troisime gnration (bourgeoise), et sans doute dun dsir de compensation pour ce que cette ascension avait eu dun peu prcipit ; il faut aussi tenir compte de linfluence de la mre et de son origine elle, famille juive cultive dont lalliance avait confirm le jeune docteur Proust dans sa promotion sociale et apport la maisonne une touche de culture et de raffinement qui faciliterait grandement la carrire (sociale, mais elle nest gure indpendante de lautre) du rejeton.

    Seulement ce schma-l, quon pourrait croire ternel et universel, nest plus admissible au

  • regard de lexigence hyperdmocratique jappelle hyperdmocratie la volont de faire sortir la dmocratie de son lit politique pour la projeter dans des domaines qui, premire vue, ne lui sont gure congniaux, et par exemple la culture, justement, ou la famille ; mais aprs tout la dmocratie politique parat bien appeler la dmocratie sociale, sans laquelle elle nest quun leurre, et la dmocratie sociale, pour le meilleur et pour le pire, toutes les autres. Le fait mme que ledit schma, malgr son universalit et son ternit supposes, ait pu connatre des modalits, encourage penser quil peut en connatre dautres encore ; et que, par exemple, le passage de six ou sept gnrations, pour lascension sociale et culturelle typique dune ligne, deux ou trois, doit pouvoir se prolonger et perfectionner en un passage une seule, voire aucune. Adrien Proust ne sest-il pas fait tout seul, et beaucoup dautres avec lui ?

    Beaucoup dautres, cest peut-tre un peu beaucoup dire. Outre que de tels cas ne sont pas ncessairement parfaits, du point de vue qui nous occupe Adrien Proust, malgr linfluence sophistiquante de sa femme, ne passe pas pour avoir t un modle de culture et de dlicatesse sociale, tel du moins quil en faut pour la constitution et la perptuation dune classe cultive et raffine, elle-mme

  • ncessaire (mais cest tout lenjeu) une situation prospre de la culture et de la civilisation au sein dune socit donne , ils restent statistiquement marginaux : exemple mme de ce fameux renouvellement social la marge dont les modernes ne veulent plus se contenter.

    On pourrait fort bien interprter lhistoire des deux ou trois derniers sicles, en Occident et sans doute ailleurs (ailleurs sous linfluence de lOccident, il me semble), comme celle dune lutte du corps social et politique contre la naissance, et contre les privilges quelle impliquait dans les socits traditionnelles, au premier rang desquels les privilges politiques, les plus exposs parce que ceux qui sont considrs comme les plus injustes, plus injustes encore que les privilges conomiques et culturels. Un des pisodes ultimes de cette histoire-l est la suppression, par le gouvernement de Tony Blair, en Grande-Bretagne, du droit hrditaire dappartenance la Chambre des Lords ; ultime ou peut-tre pr-ultime, antpnultime, car on ne voit pas trs bien, structurellement, comment une monarchie hrditaire pourrait se maintenir au sein dun systme qui rcuse de toute part les droits politiques hrditaires : si la naissance aristocratique nest plus suffisante pour assurer lgalement un rle politique, mme mineur et

  • largement honorifique, pourquoi et comment la naissance royale pourrait-elle bien assurer constitutionnellement, tel ou telle, un rle de chef dtat ? La reine dAngleterre, en contresignant cette loi voulue par les travaillistes, et en abandonnant son sort la noblesse de son royaume, devait bien se rendre compte quelle se mettait elle-mme, ou du moins sa famille, dans une situation disolement prilleux et soccupait scier la branche sur laquelle elle trnait. Elle navait sans doute gure le choix. Mais il y a l, dans ces monarchies sans noblesse privilges politiques, une contradiction que les dernires dynasties souveraines ne contribuent pas rduire en semblant saffranchir elles-mmes des principes dhrdit et des contraintes quils impliquaient, et en sautorisant couramment, la grande satisfaction apparente des peuples, des mariages non dynastiques et des conjoints ou conjointes roturiers, ce qui est tmoigner quon voit le monde de la mme faon que ceux pour qui rois et reines nont plus de raison dtre ; et de fait il semblerait bien, sagissant du moins des plus jeunes gnrations, que les dynasties royales, par force ou par got, nchappent gure, culturellement, au pan-petit-bourgeoisisme ambiant.

    Il y a pourtant un point sur lequel tout le

  • monde est daccord, je crois : lavantage culturel mais aussi, par voie de consquence, scolaire, social, conomique des hritiers : on a plus de chances dtre cultiv, et, pour commencer, de russir dans ses tudes, si lon est issu dun milieu cultiv et de parents qui ont eux-mmes fait des tudes. Ceux qui ne seraient pas trop gravement choqus par cette vidence le seront plus ncessairement, hlas, par son invitable corollaire, savoir, videmment, quon a moins de chances dtre cultiv, et dabord de russir dans ses tudes, si lon est issu dun milieu culturellement dfavoris et de parents qui nont pas fait dtudes. Jallais crire que cest l typiquement le genre de mauvaise nouvelle idologique que les contemporains ne veulent pas entendre. Mais ce nest pas tout fait exact : ils veulent bien lentendre, celle-l, mais ils ne veulent pas sen accommoder.

    Reste alors savoir si elle est une fatalit, une loi intangible, ou si elle peut tre tourne. Point positif au sein de la mauvaise nouvelle : elle peut manifestement tre tourne dans un certain nombre de cas particuliers (o nous retrouvons le cas dAdrien Proust, encore quil ne sortt pas dun milieu particulirement dfavoris) ; nous connaissons tous, ou nous avons prsents dans la tte, des exemples de personnes qui ont accd la plus haute

  • culture et fait, ou fait (ce ne sont pas forcment les mmes), dexcellentes tudes alors que leurs parents nen avaient fait aucunes, ou nen avaient fait que trs peu, et ntaient, eux, pas du tout cultivs. La chose est donc minemment possible. Mais, aprs cette observation, deux autres qui en rduisent la porte : dune part il nest pas rare que de telles personnes aient bnfici de lassistance de tiers, dintercesseurs, dducateurs professionnels ou non qui leur ont prodigu ce truchement individuel sans lequel il nest gure, dfaut de parents eux-mmes ducateurs, dducation russie ; et, surtout, ces indubitables exemples ne sont pas assez nombreux pour impressionner la statistique et pour apaiser le souci des vritables dmocrates et des hyperdmocrates a fortiori , dautant que leur petit nombre, ces exemples, va encore se rduisant de nos jours, et quainsi le nombre dtudiants des grandes coles issus de milieux culturellement non privilgis va diminuant en proportion : cest le fameux ascenseur social qui, comme on sait, et par un grand mystre, ne fonctionne plus.

    Une situation la fois incontestable et inadmissible, donc. Si lessentiel est de faire triompher lgalit et il semble bien quil en aille ainsi , deux voies se prsentent.

  • La premire est formidablement ardue et suppose des moyens considrables, colossaux, ainsi quune volont politique, comme on dit, voisine du parti pris obsessionnel : puisquil ny a pas galit culturelle et scolaire, et que ce nest pas admissible, entre les hritiers et les non-hritiers, il faut que les non-hritiers hritent comme les hritiers, quil ny ait plus que des hritiers ; et, cette fin, il faut mettre en place un norme systme au sein duquel le systme scolaire proprement dit, traditionnel, dont la preuve est faite quil ne suffit pas aux non-hritiers, soit doubl par une multitude (idalement, il les faudrait presque aussi nombreux que les lves (non hritiers)) de ces ducateurs individuels dont nous venons de rappeler que le truchement est indispensable quand les parents ne peuvent pas fournir eux-mmes ce fonds culturel dfaut duquel lducation scolaire reste en gnral de peu deffet. Il faut concevoir une section ad hoc du corps professoral, aussi nombreuse et aussi bien dote que celles qui se consacrent lenseignement gnral et lenseignement professionnel, une sorte descadron volant de professeurs et dducateurs, pas ncessairement lis des tablissements particuliers, mais disponibles pour suivre et pour aider, individuellement ou par petits groupes, mais de toute faon individuellement de certains moments, les

  • lves culturellement et scolairement dsavantags par leur origine culturelle, sociale, conomique, linguistique, ethnique, ou pour quelque autre motif que ce soit. Il ny aurait plus dingalit entre hritiers et non-hritiers parce que les non-hritiers recevraient de ltat, par le truchement dducateurs spcialement forms des rptiteurs, des prcepteurs nationaux en quelque sorte , plus dducation que les hritiers, plus dattention individuelle, plus de temps, et feraient donc lobjet de plus coteux investissements.

    La seconde voie concevable pour assurer lgalit des chances et mme lgalit scolaire et culturelle de fait entre hritiers et non-hritiers est mathmatiquement vidente : si lon estime quil est impossible, et par exemple trop dispendieux pour le budget de ltat, de faire en sorte que les non-hritiers reoivent tout de mme un hritage, et de prfrence le mme, ou de mme qualit, de mme valeur, de mme prix que celui des hritiers, et si, malgr cette impossibilit, on nen dmord pas de lgalit, la seule autre mthode envisageable est de sassurer que les hritiers nhritent pas. En matire culturelle, un tel projet est assez difficile assumer politiquement, et mme idologiquement. Il pourrait parfaitement tre endoss en matire conomique et financire bien des partis et

  • des systmes ont refus lhritage , mais, sagissant de culture, il risque fort de choquer. Dautre part, face au problme qui nous occupe, savoir lexigence dgalit malgr lexistence dhritiers et de non-hritiers, il aurait de grandes chances de passer pour une solution de facilit. Et certes il lest en effet. Et bien sr on limagine mal figurant expressment dans un programme. Il peut tout de mme tre mis en uvre, hors programme, soit par le biais de pratiques latrales qui limpliquent peu ou prou, soit, si vraiment on ne peut ni ne veut supprimer lhritage (culturel), en en neutralisant les effets.

    Je viens de distinguer, pour la clart de lexpos, hritage conomique et financier dun ct, hritage culturel de lautre. Et bien sr ils ne sont pas la mme chose, heureusement. Mais dans la pratique, pour le meilleur et pour le pire, ils sont tout de mme assez troitement lis. Un plus lourd bagage culturel implique frquemment de plus hauts revenus (et il est excellent quil en aille ainsi) ; et, symtriquement, un meilleur tat de fortune, autorisant plus de loisirs, plus de voyages, plus de dpenses culturelles (achats de livres, voire de tableaux, frquentation des salles de spectacle, des salles de concerts, etc.), implique frquemment, lui, un plus haut niveau culturel, surtout si ces avantages matriels se

  • prolongent sur deux gnrations ou davantage. Or un pouvoir politique, et plus encore un pouvoir social commencer par ce pouvoir qui nest personne au sein dune socit donne mais qui procde de la volont mme de cette socit, de sa sourde et parfois stupide intelligence delle-mme , peut faire en sorte quun tel hritage matriel nait pas lieu, que la transmission conomique ne sopre pas : nul nen voudra ce pouvoir, sauf les personnes et les classes directement lses par son initiative ; mais les consquences (culturelles) de ces dcisions sont si longues se mettre en place que mme les intresss, les groupes et les individus spolis par elles, ne saperoivent pas, ou peu, quelles les affectent (culturellement).

    Les politiques visant la justice sociale, de mme que lvolution de la socit (dont, en gnral, ces politiques ntaient que le reflet plus ou moins fidle, plus ou moins rapide), ont rendu les fortunes familiales instables. Laristocratie a largement perdu ses terres et ses chteaux, la bourgeoisie ses maisons de famille, de mme, dailleurs, bien souvent, que les autres classes et groupes sociaux, notablement la paysannerie. Sans doute des lois rcentes ont-elles rduit ou supprim les droits de succession, et, de toute faon, ce ne sont pas seulement les impts qui affectent la

  • possibilit, pour les lignes familiales, de se maintenir sur leurs sites traditionnels : il faut tenir compte aussi des partages, de lindivision, du cot quil y a sortir de lindivision pour la partie acqurante, du cot croissant des travaux dentretien, du cot plus croissant encore du personnel, du mitage du territoire et de la banlocalisation en tache dencre, qui a emport dans son expansion des milliers dhabitations ancestrales. Limpt qui frappe directement les transmissions nest dailleurs pas le seul, au sein de larsenal fiscal, expliquer cette instabilit des fortunes travers les gnrations. Et les nouveaux impts projets, si peut-tre ils se montrent prudents lgard du capital actif, celui qui sert entreprendre (voire spculer), se promettent une grande svrit au contraire pour le patrimoine dormant, celui qui est immobilis. Les Franais, nous rpte-t-on, ne doivent pas laisser leur capital inactif. Ils doivent investir pour la croissance (et les gouvernements croient savoir comment les y inciter). Mais les plus inactifs des capitaux inactifs, ce sont justement ces biens immobiliers, les maisons de famille, qui sont aussi, malheureusement, une des formes du privilge conomique tre le plus troitement lies au privilge culturel. Il faudrait pouvoir dire que certaines maisons, linstar des chteaux historiques, sont cultives et mme cultivantes, linstar des individus :

  • quelles sont des instruments de transmission du privilge culturel raison pour laquelle les ennemis de ce dernier, et de son transfert hrditaire, ont rendu de plus en plus difficile et de plus en plus rare la passation dune gnration lautre de ces btiments forte valeur culturelle ajoute.

    La culture est lie aux maisons, aux bibliothques, aux collections prives si modestes soient-elles, aux jardins, une inscription de lindividu dans le paysage ou dans le quartier, une exprience hrite du temps, rendue palpable par des objets, des souvenirs, des images, des livres frquents ds lenfance, dincertains rcits, une mythologie intime, le roman familial. On a cr un monde dternels nouveaux venus, de fils de personne, auxquels lespace sensible ne parle pas et qui le traversent sans le voir, tout fiers sils peuvent offrir leurs enfants, larrire de la voiture, une vritable petite salle de cinma, qui leur permet de voyager sans sennuyer, et de navoir pas regarder par la portire. Comment stonner si les uns et les autres sont si indiffrents la mise sac du visible, du foulable, du traversable, du respirable (si mal, si peu), par la laideur, par lappt du gain, par une conception purement matrielle et pour le coup post-culturelle du territoire, envisag du seul point de vue de ce quon peut

  • esprer en tirer en termes dexploitation, comme retombes conomiques (prononcez : au bnfice de lemploi).

    La tlvision aussi a jou son rle : dabord durant la priode o elle tait peu diversifie et o tout le monde, ou peu sen faut, et notamment tous les enfants, regardaient sur le petit cran plus ou moins la mme chose ; ensuite lorsque loffre sest officiellement largie, mais alors il tait trop tard, la dculturation avait dj largement agi, il ny avait plus de place et plus de public pour des chanes cultives : et cent ou deux cents chanes offrent aujourdhui moins de diffrence de niveau culturel que deux ou trois quarante ou cinquante ans plus tt. Ajoutons que, pour les mmes raisons, les chanes prtendument cultives, rarissimes de toute faon, taient obliges de ltre de moins en moins si elles voulaient conserver leur maigre public, dcim par leffondrement de lcole et par les effets de la prtendue dmocratisation culturelle : tmoin lvolution dArte, que seules les personnes peu cultives qui ne la regardent jamais et sen remettent sa lgende mdiatique peuvent prendre srieusement pour une chane consacre lart, la connaissance et la vie de lesprit.

    Cela dit cest sans doute le systme scolaire

  • lui-mme qui a t le plus efficace, sans que ses responsables laient expressment voulu, peut-tre, pour faire en sorte que les hritiers hritent de moins en moins. Les commentateurs insistent beaucoup aujourdhui sur les ingalits qui persistent en son sein, et par exemple sur les diffrences de qualit qui demeurent et peut-tre mme, disent-ils, saccentuent entre les diffrents tablissements. Ils nont pas tort, mais ces ingalits rsiduelles sont peu de chose auprs de celles qui, presque officiellement, constituaient la structure du systme ancien, ne serait-ce quavant la loi Haby sur le collge unique.

    Jusquau dernier quart du xxe sicle, les enfants et les adolescents ont connu en France des cursus scolaires trs diffrents suivant leur milieu dorigine. Le dsir dgalit a mis fin en trs grande partie cette diversit. Il serait difficile de dire si, ce nouveau systme, les non-hritiers ont gagn plus ou moins, en hritage, que les hritiers nont perdu. Le service militaire tait traditionnellement le moment et loccasion, pour les garons de la bourgeoisie, du contact avec leurs contemporains des autres classes. Cette heure de vrit a t fortement avance dans le temps, lintrieur des vies humaines, et cest plutt lcole qui, dsormais, rend ce service. Et nombre de parents qui avaient t eux-

  • mmes des hritiers, culturellement, et qui se prparaient transmettre leur tour lhritage quils avaient reu, ont constat que la frquentation de lcole, du collge et du lyce par leurs hritiers putatifs (mais lhritage culturel a limmense avantage de pouvoir tre pleinement transmis du vivant des actuels dtenteurs des biens) avait surtout pour effet de combattre, de contredire, de rduire voire dannihiler lhritage, tout spcialement sagissant de la langue et des manires : leurs enfants dsapprennent en classe, serait-ce seulement afin de ny tre pas trop isols, ou de ne pas se faire trop remarquer, les faons de parler et de se tenir quils leur ont enseignes ; en revanche ils introduisent dans la famille des tournures et des attitudes quils ont apprises auprs de leurs camarades non hritiers, et elles ont tt fait de sy installer je me souviens de ma stupfaction entendre une petite jeune fille aux parents et grands-parents plutt collet mont dire trs naturellement et doucement table, devant eux, un repas o jtais convi, que telle de ses professeurs tait vraiment chiante mais quelle, la petite jeune fille, navait pas lintention de se laisser faire chier par elle deux annes de suite, a non : le plus surprenant pour moi est que personne ne paraissait surpris ni ne semblait avoir remarqu, dans ces informations ainsi formules, quoi que ce soit qui mritt

  • attention.

    On apprend sans surprise quaux tats-Unis un mouvement qui prend de lampleur consiste en majorit de la part de parents de milieux aiss et relativement duqus ne pas mettre leurs enfants lcole, considre par eux comme le site mme de la dsducation, le lieu o se compromet ncessairement toute tentative un peu soutenue pour lever ses fils et ses filles. De mme que les fameuses maladies nosocomiales ont fait de lhpital un endroit dangereux pour la sant, lhyperdmocratie a fait de lcole un cadre prilleux et souvent fatal pour lducation. En France une demi-mesure est le recours croissant lenseignement priv, notamment catholique (trs pris de la no-bourgeoisie musulmane).

    Ds lors que les uns et les autres sont mis ensemble, et pour commencer dans le systme scolaire, les milieux non hritiers, serait-ce seulement parce quils sont beaucoup plus nombreux, sont beaucoup plus crateurs de langue et de comportements que les milieux hritiers. Le franais contemporain tel quil se parle la radio, la tlvision et au cinma, cest--dire partout, a presque exclusivement pour sources deux catgories de la population : les non-hritiers dune part, de lautre la caste

  • mdiatico-universitaire, savante ou pseudo-savante, celle dont les oriflammes langagires ont t successivement, et parfois ensemble, au niveau du vcu, poser problme, travailler sur, rflchir quest-ce que cest la culture, etc. ; mais comme cette caste, elle, est presque exclusivement compose dun mlange de non-hritiers et dhritiers dpouills de leur hritage, cela ne fait, la vrit, quune seule catgorie.

    Elle est hautement prescriptrice. Et, ce quelle prescrit, elle nhsite pas donner apparence dhritage, non seulement sagissant de culture proprement parler, au sens troit, mais aussi de manires, dusages. Le retour des bonnes manires est ainsi lun des plus prospres marronniers de la tlvision on ne sait o il prend ses racines, car on doit reconnatre que, dans la ralit, on ne remarque rien de tel. Lors du plus rcent de ces retours, il tait expliqu combien il tait important de dire bonjour, et aussi de lcrire, et que dans les entreprises on enseignait aux dbutants, pour rendre plus courtois leurs messages lectroniques, les commencer tous par bonjour ! Or cest assez plaisant, ou assez triste, selon les points de vue, car celui des hritiers, des hritiers ancienne manire, considrait prcisment que rien ntait plus mal lev, ou signe plus loquent de dfaut

  • dusage, de non-hritage, que de commencer un message par bonjour. Je connais pour ma part une foule de personnes dun certain ge, peut-tre un peu ronchonnes et submerges de courrier, dont un des critres les plus opratoires, pour ne pas rpondre aux lettres et messages, puisquil leur faut bien faire un choix, est quils commencent par bonjour. leurs yeux, lordre dclinant de politesse, ou de bon usage, pour les en-ttes, entre correspondants qui ne sont pas intimes, est Monsieur (ou Madame), Cher Monsieur assez loin derrire, Cher Monsieur Dupeyrat trs trs loin derrire, et tout en bas de liste, dans la zone la plus ngative, Bonjour, Monsieur Dupeyrat. Nanmoins cest la dernire de ces formules qui est enseigne comme une politesse dans les entreprises, et sans doute dans les coles de relations publiques et de journalisme. Et si ce nen est pas une ce le deviendra, ce lest peut-tre dj devenu (malgr les ronchons). Cest prsent comme partie dun hritage un moment occult (le retour de la courtoisie). Nimporte quel coup dil nimporte quel manuel de savoir-vivre et de correspondance de plus de dix ans dge, et mieux encore nimporte quel classique recueil de lettres, prouverait facilement quil nen est rien, mais peu importe : cest un hritage par substitution.

  • Le cas est trs frquent et se rencontre propos de sujets autrement importants : le pass est reconstitu de chic, et ce pass de substitution est donn ceux qui ne lont pas connu, et qui nen ont pas connaissance par hritage, comme le seul qui ait jamais exist. On pourrait citer le mot musique, dont lacception moderne, pour dsigner ce qui sappelait jadis les varits, ou la musique populaire, a dix ou quinze ans tout au plus. Mais les non-hritiers et les ex-hritiers convertis la culture non hritire (cet oxymore) sont persuads que musique a toujours eu ce sens-l et quen 1960 les gens cultivs, les hritiers, appelaient musique les Chaussettes noires ou Johnny Hallyday, que ctait l pour eux la musique, que ctait leur musique. Lhistoire non hritire a la passion du prsent, poque de son triomphe universel ; et elle le plaque sur toutes les poques, qui, ses yeux, sont au mieux une longue aspiration maladroite et ttonnante vers sa propre sagesse, vers sa sduction et sa vertu.

    Mais enfin tout cela ne fait pas quil ny ait pas un peu dhritage malgr tout, donc, hlas, de lingalit ; ne serait-ce que de lhritage dex-non-hritiers qui sont arrivs se constituer par eux-mmes, ou grce aux vestiges de lancien systme, un pcule (culturel, bien sr, il est convenu que cest de cela que nous

  • parlons, tout en ayant dment reconnu que le culturel ntait pas sans liens avec lconomique et le social), et qui ont bien lintention (ils nont mme pas besoin den avoir lintention, dailleurs) de le transmettre comme le transmettaient ses anciens dtenteurs.

    On vient de survoler les mthodes et les donnes qui ont tendu assurer implicitement, au nom de lgalit culturelle et scolaire, de lgalit des chances, que les hritiers nhritent pas. Elles se sont, dans lensemble, montres remarquablement efficaces. Leur succs, nanmoins, nest pas total, et cest irritant pour les champions de lhyperdmocratie. Puisque malgr tout les hritiers hritent un peu, un autre procd tout fait explicite celui-ci pour faire en sorte que lgalit ne soit pas compromise pour autant, consiste garantir que leur hritage ne leur soit daucune utilit. Il faudra pour cela poser que tous les domaines, scolaires et culturels, voire comportementaux et sociaux, en lesquels lhritage a de linfluence, ne doivent pas tre pris en compte, quil faut les carter de lapprciation des mrites et des comptences.

    Lexemple le plus connu, o sest beaucoup illustr M. Richard Descoings, directeur de lInstitut dtudes politiques de Paris et lune

  • des grandes figures du combat pour lgalit culturelle, est celui de la dite culture gnrale. La culture gnrale est un champ en lequel lhritage culturel se fait trs lourdement sentir. Elle sacquiert en promenade, en voyage, aux heures de loisir, aux heures des repas dans les compagnies parmi lesquelles elle est dj rpandue, en dehors des heures de classe. Elle est un impalpable, un rseau dassociations et dassociations dassociations, un souvenir de souvenirs, une sensibilit lallusion, la rfrence, la citation ou la pseudo-citation, qui transcendent les matires et les sujets dtude et qui ne sobtiennent gure que par immersion, de prfrence trs prcoce, dans un milieu cultiv. Face elle, ceux qui nont pas eu la chance de connatre cette immersion sont indubitablement dsavantags. Cest injuste, cest peut-tre antidmocratique, cest sans conteste anti-hyperdmocratique. Cest aussi et voil qui est plus grave encore anti-antiraciste.

    En effet ce ne sont pas seulement les classes sociales qui sont ingales devant la culture gnrale, et les enfants des milieux culturellement dfavoriss qui sont dsavantags par son imprcision, par son inappartenance telle ou telle discipline, par la difficult et quasiment limpossibilit quil y a lenseigner expressment et lapprendre ; ce

  • sont aussi et surtout les lves, les lycens, les tudiants et les candidats issus de limmigration, comme on dit, qui ont souffrir dun dfaut de familiarit hrditaire, si lon peut dire, avec la culture gnrale du pays daccueil, laquelle nest pas celle de leurs parents et de leurs grands-parents, ne respecte pas ses propres rgles ou plutt les corrige par dautres rgles invisibles (mots qui ne se prononcent pas comme ils scrivent, par exemple : joug, outil, promptement), convoque sans crier gare des traditions qui ne se sont jamais exerces sur leur famille, et peut frayer tout moment, autre problme, avec une religion qui nest pas la leur et na jamais t celle des leurs.

    De ce point de vue, et toujours en vertu de la perspective irrprochable selon laquelle le but recherch entre tous est lgalit lgalit face la culture, face lenseignement, face laccs tel ou tel cycle dtudes, face aux examens , la culture gnrale doit en effet tre carte. Je ne sais si daucuns sont alls jusqu soutenir, tmoignant encore une fois cette horreur des mauvaises nouvelles idologiques o jai cru reconnatre un des traits les plus typiques de la socit contemporaine, que, prcisment, ce nen est pas une, de mauvaise nouvelle, au contraire, voire, et que la culture gnrale ntait rien, un vernis, une apparence, un leurre, un rseau de

  • rflexes conditionns, que ce qui comptait ctaient les connaissances vritables, les connaissances acquises, pratiques, vrifiables ; le paradoxe tant ici, face cette thse si elle existe, que la culture gnrale est en vrit linstrument par excellence de la libert, de la libert de penser, cest--dire doprer des liaisons, de rapprocher des lments pars de la connaissance, de sauter dun champ dtudes un autre ; tandis que les connaissances particulires, sans culture gnrale, sont ce quil est prcieux pour une tyrannie de dvelopper ou de voir se dvelopper chez ses administrs, chez ses sujets, car sil est souhaitable ses yeux quils soient aussi comptents et bien forms que possible pour effectuer les tches ncessaires au bon fonctionnement de la socit et du rgime, il nest pas souhaitable du tout quils disposent des moyens intellectuels dune rflexion globale, par dfinition critique.

    cet gard la situation actuelle est assez inquitante, car on y observe une grande profusion de spcialistes trs comptents dans leur domaine, on aime le croire, mais qui souvent sont singulirement dpourvus dintimit enveloppante avec les champs classiques de la connaissance et de lart, et dabord avec la langue. Or, si lon peut concevoir que des personnes dotes (de par

  • leur origine sociale, par exemple) dune parfaite matrise du langage nen soient pas moins trs ignorantes, on voit mal quon puisse tre trs cultiv et matriser mal son propre idiome, sa langue maternelle. Il ne se passe pourtant pas de jour quun auditeur de radio, par exemple, nentende des journalistes spcialiss dans le domaine culturel, des professeurs de grandes coles, des titulaires de chaires prestigieuses, massacrer allgrement le franais. Exception faite de quelques virtuoses la Paul-Jean Toulet se livrant des exercices de haute voltige, bafouer les rgles de la grammaire tait jadis, par dfinition, le fait des gens qui parlaient mal ; cest aujourdhui tout autant la pratique de gens qui parlent bien, ou qui le devraient, si lon en juge par leurs titres, par leur position, par leur extrme comptence ou peut-tre plutt par la masse de leurs connaissances dans un domaine particulier. La mauvaise langue, pour le coup, sest beaucoup dmocratise, et par le haut encore.

    Phnomne dominant dans la langue au dbut du xxie sicle, la sortie de la syntaxe, la rpudiation effective de la syntaxe comme instance de rgulation du discours, prsence au sein de lchange dun tiers absent, moins pour le plus, est tout autant le fait de matres de confrence qui jour aprs jour dclarent aux auditeurs, et sans nul doute leurs tudiants,

  • qu il est normal quil y ait une inquitude allemande sur quel doit tre son rle dans le monde , ou bien estiment que le dbat doit porter dabord sur quel niveau intervenir , et considrent qu il est grand temps de tirer des conclusions nettes sur comment viter que a se reproduise , autant leur fait, donc, que la faute des malheureux que ce quils ont envie, eux (dautant que matres de confrence et professeurs duniversit, au train o vont les choses, ne vont pas tarder dire aussi que ce quils ont bien envie, eux (nombre de professeurs de lenseignement secondaire ne sinterrogent-ils pas dj sur quest-ce quils ont besoin, les gamins ?)). Et les plus vilains aspects du franais contemporain, sils procdent pour une trs large part de la seule classe qui soit effectivement productrice de langue, celle quon peut dire des non-hritiers, doit galement beaucoup, et presque autant, au milieu intellectuel, lequel peut parfaitement, on la vu, tre compos lui aussi de non-hritiers mais aussi, je me rpte, dhritiers spolis de leur hritage (de leur hritage culturel, faut-il le rappeler, et cela malgr de fortes ou du moins de longues tudes, et nombre de diplmes).

    Donc, pour assurer la trs dsirable galit face la culture, et puisquil semble quon ne veuille pas ou quon ne puisse pas assurer aux non-hritiers ce qui faisait la matire mme de

  • lhritage des hritiers, on peut, par le moyen de lcole commune, du bain mdiatique commun, de limpt (pas commun du tout, lui, puisque limpt sur le revenu, au moins, nest pay que par la moiti des Franais), empcher les hritiers dhriter ; et, sils hritent tout de mme un peu, empcher que leur hritage leur vaille le moindre avantage social, conomique et, pour commencer, scolaire.

    Cela implique ncessairement, dans lespace public et dans la vie sociale, une forte diminution de la place de la culture hrite, et, partant, de la culture elle-mme, dont la substance est en grande partie hritage. Un moyen de pallier cet inconvnient qui dailleurs nen est un quaux yeux des hritiers, cest--dire des vaincus, des frustrs, des spolis, de sorte que ce nest pas bien grave est dagir sur les mots et de changer leur sens. Jai dj fait allusion au mot musique, dont le changement de sens, assez prcisment datable (le tournant du millnaire), est un renversement dont limportance en soi, mais plus encore limportance symbolique, emblmatique, ne saurait tre surestime. Le mot culture, dsignant un ensemble dont le mot musique ne nommait quune partie relativement rduite, na pas tard suivre exactement le mme chemin. Je lai dj dit et crit maintes reprises : quand il ny a pas de culture, on

  • appelle culture ce quil y a. Et, de fait, est devenue culture la culture des non-hritiers, qui ntaient non hritiers que de la culture des hritiers, cest--dire de la culture savante, de la culture bourgeoise ou de lre bourgeoise, de ce qui, du coup, allait devoir sappeler, dans la langue des non-hritiers, cest--dire des vainqueurs, la grande culture, sur plus englobante, mais pas beaucoup mieux lotie, de la grande musique. Lajout dun adjectif, ft-il apparemment prestigieux, tait un bton de marchal remis un chef militaire quon cartait du commandement, ou du pouvoir, et quon poussait vers une paisible retraite efface sur les lieux qui lavaient vu natre. La place est libre et culture, comme musique avant lui, a tout loisir de dsigner alors tout et nimporte quoi, mais de prfrence, et en premier lieu, le contraire de ce que convoquait son ancien sens.

    Devenait culture, en cette acception indite, tout ce quoi lon sadonnait jadis, au sein du loisir, lorsque prcisment ce ntait pas la culture : et dabord le divertissement, ou, pour mieux dire, lentertainment, de plus en plus troitement accol la politique, autant dire lidologie, voire la propagande les plateaux de tlvision nont pas tard consacrer cette fusion.

  • Cependant lexigence dmocratique dgalit, structurellement hostile lhritage, et lhritage culturel plus encore qu lautre, peut-tre, sest montre contraire la transmission de faon plus directe encore, plus troitement conforme sa nature, sa nature dborde delle-mme, cest--dire de son lit politique originel. Jai dfini lhyperdmocratie comme la transposition plus ou moins opportune de la dmocratie dans des domaines o sa pertinence est moins immdiatement vidente quen celui qui circonscrit le processus dcisionnel au sein de la cit. Lun de ces domaines, on vient de lvoquer, est la culture, o cette pertinence, si lon se place au niveau des uvres, des artistes et des arts, des penseurs et de la pense, est voisine de zro. Un autre est la famille.

    Le xxe sicle a t trs occup dune galit principielle et devenue quasiment sacre, quoiquelle impliqut le renversement de toutes les dispositions lgislatives et coutumires antrieures : celle de lhomme et de la femme. Le prix payer par les femmes pour la ralisation de cette galit fut leur mise au travail professionnel, auquel la majorit dentre elles chappaient prcdemment, ce qui nen faisait pas des oisives, puisque la plus grande part du labeur et de la responsabilit domestiques leur revenait. En ce labeur et

  • cette responsabilit tenait une place essentielle lducation des enfants, en particulier leur premire ducation, et nous sommes l au cur de cet amont de lcole et de lducation scolaire que jvoquais en commenant.

    En un monde plus tranquille, moins contraint idologiquement, on pourrait se demander, il le faudrait mme, mais dans le ntre ce serait bien imprudent, si cette massive mise au travail des femmes, en les soustrayant ncessairement une partie de leurs tches de mres, na pas eu sa place dans ce quil est convenu dappeler la crise de lducation, ou de la transmission et cela en particulier au sein des classes culturellement favorises qui sont celles (faut-il y voir un hasard ?) o les femmes ne travaillaient pas hors de la maison et pouvaient de ce fait se consacrer aux premiers stades, tout le moins, de lducation des enfants, et dabord la transmission de cette langue qui ntait pas pour rien appele maternelle : si les hritiers nhritent plus, ou hritent beaucoup moins, culturellement, cest peut-tre en partie parce que leur mre nest pas l, ou quelle est moins l, au moment, la petite enfance, o une part capitale de la transmission culturelle, et dabord linguistique, soprait. Toutefois une place plus dterminante dans lorigine de la crise revient sans doute au mouvement galitariste mme,

  • qui, dans le prolongement de ses impulsions en faveur de lgalit fminine, et souvent en concomitance avec elles, tendait promouvoir une galit de lenfant.

    Tout mouvement vers lgalit implique toujours, autant et souvent plus que llvation de la partie dfavorise, labaissement simultan de la partie favorise nous venons de le voir propos de la culture et de lhritage culturel, alors mme quon et pu penser que la culture et la connaissance taient infiniment extensibles et pouvaient se rpandre dun ct sans avoir se rtracter de lautre. Lautorit des pres a certainement t affecte par la dclaration dindpendance des mres. On aurait pu concevoir que lautorit parentale globale restt la mme, une des parties ayant gagn ce que perdait lautre ; mais aurait t sous-estimer lbranlement gnral quentranait, par contrecoups enchans, au sein de la vieille structure patriarcale, lautonomie conquise de lpouse et mre.

    Lingalit entre enfants et parents, de mme que lingalit entre lves et professeurs, nest pourtant pas du tout de mme nature que lingalit rvolue entre la femme et lhomme, entre lpouse et le mari, entre la mre et le pre. Lingalit entre enfants et parents est une ingalit provisoire, une ingalit de rles.

  • Non pas quen tant que telle elle sestompt jamais : selon lancien systme les enfants devaient toute leur vie le respect leurs parents, qui demeuraient leur gard, sinon tout fait dans une situation dautorit, du moins dans une situation de prminence symbolique. Mais, dans le mme temps, les enfants pouvaient eux-mmes et peuvent encore devenir parents, et jouir lgard de leurs enfants des avantages de cette ingalit favorable dont ils taient, lendroit de leurs propres parents, la partie lse. Il en va de mme de lingalit au sein de la relation entre matres et lves : elle cesse ds que llve nest plus face son matre, elle se renverse en sa faveur sil devient matre son tour. Elle na donc rien qui touche lessence des individus, elle naffecte pas les personnes en tant que telles et jamais, non plus que les catgories dfinitives ( quelques exceptions prs) telles que les femmes ou les hommes : on nest enfant quune quinzaine dannes de sa vie, lve un peu plus ou un peu moins.

    Le caractre en quelque sorte conventionnel, provisoire, inessentiel, non essentiel, ne tenant pas lessence, de cette ingalit entre les enfants et les parents aurait pu la protger un peu des attaques des galitaristes et des hyperdmocrates, qui sont plus, rappelons-le, un sourd mouvement gnral et quasi

  • tellurique de la socit quun groupe de militants, didologues ou de rvolutionnaires. De fait cette ingalit demeure, dans une certaine mesure, de mme, officiellement, que lingalit entre les lves et les matres. Mais ces deux ingalits par bien des cts trs voisines (malgr de sensibles diffrences) sont galement rodes, branles, battues en brche. Inutile dinsister sur le dsordre qui rgne dans les classes, sur leffritement de lautorit des matres, sur la permanente remise en cause, par les lves, de la lgitimit du pouvoir sur eux des professeurs, ou sur lexigence de respect dautant plus hautement et agressivement formule par eux queux-mmes sy soumettent moins et, de dfrence, prodiguent des marques plus chiches. Ce dsordre a un amont, un modle, une structure pralable quil ne fait souvent que prolonger, transposer : cest celui qui rgne au sein des familles, quil soit harmonieux, souriant, aimable, ou quil ne le soit pas.

    Aux yeux de lobservateur extrieur, mieux plac sans doute pour en juger objectivement, il est frquent quil ne le soit pas. Cest mme se demander si une autre poque de lhistoire de lhumanit les rapports entre parents et enfants ont t moins gracieux, lil et loreille, quen la ntre. Il y a une sorte de visage type, dexpression caractristique, de

  • lenfant sadressant ses parents, que paraissent navoir pas connu les autres sicles, si lon en croit du moins liconographie quils nous ont laisse, la peinture, la sculpture, le dessin, le cinma mme en ses premires gnrations, et cet autre grand tmoin, la littrature : un mlange danimosit et de mpris, de revendication permanente et dapitoiement moqueur, o semble dominer tout de mme le dfi. Loin de moi dinsinuer que cette expression et cette attitude sont constantes, quelles se remarquent du matin au soir chez tous les enfants, quelles svissent au sein de toutes les familles. Mais un tmoin tranger au service, qui sattend rien moins, a loccasion de les constater avec une frquence alarmante dans les trains, dans les htels, au restaurant, dans la rue, au sein des familles o il est reu. Devant les enfants il a souvent limpression, mme si ce nest pas lui qui est la victime de leur physionomie, dtre confront des leaders syndicalistes hargneux, des commissaires du peuple ne dsarmant jamais, des prsidents dassociations antiracistes subventionnes face un drapeur rcidiviste, des contrleurs du fisc mal luns, des juges impitoyables et qui auraient rpudi toutes les dlicatesses de langage et les solennits formalistes de lancienne magistrature (comme la fait dailleurs, pour une large part, la nouvelle).

  • La publicit, que ce soit sur les murs de nos rues, aux abords hideux de nos villes ou sur tous les crans quelle accapare, ne laisse pas de confirmer et donc de conforter cette tendance quelle a dailleurs beaucoup fait pour imposer : lenfant normal, lenfant sain, lenfant comme il doit tre et comme on dsire quil soit, est lenfant narquois, en mettant les choses au mieux, ironique, insolent, la fois rcriminant et suprieur. Lui aussi, linstar de la grosse classe culturellement dominante o il a sa place toute prte, il est hautement prescripteur, quitte se montrer trs manipulateur pour arriver ses fins, tche que lui facilitent la niaiserie consacre et la prvisibilit des adultes : il sait mieux que vous de quelle voiture vous avez vraiment besoin (pour lui arracher une moue de satisfaction) et il va sarranger pour diriger votre choix selon ses desiderata. Ce nest pas un hasard si, en une socit infantilise par la Grande Dculturation, les publicitaires ont reconnu en lui leur meilleur alli : lenfant est lhomme type du xxie sicle, la vraie puissance, celle pour qui tout lespace est ludifi, amnag en aire de jeu dralise, en Disneyworld extension illimite les vrais monuments eux-mmes tant somms de se conformer cet idal puril et barbare, les sites archologiques et chteaux, sils veulent survivre

  • touristiquement, contraints de se ddoubler en parcs thmes (qui bientt attirent dix fois plus de public queux-mmes et sont la vritable attraction) et Versailles rduit accueillir bugs bunnies, petites souris et hros robotiss de mangas.

    Ltroite alliance entre ge tendre et publicit a fait de lenfance du xxie sicle, malgr tout son pouvoir, ou peut-tre cause de lui, la premire de lhistoire tre ridicule. Sans doute les petits marquis enfanons justaucorps, pe au ct, du xviiie sicle, et les lgantes de huit ans, tout en falbalas fourrures, de la Belle poque, pouvaient-ils les uns et les autres prter rire ; mais lon avait la libert de se dire, leur sujet, que les infortuns taient victimes de leurs parents, qui les traitaient comme des mannequins ou des poupes ; tandis que cest lenfant si peu docile et lpoque lui en sait gr de lre cest-vrai-quiste qui tmoigne en toute circonstance son obsession grotesque pour les marques, passion que les infortuns parents, bien loin de lavoir impose, sont obligs de souffrir et de satisfaire grands frais sous peine de graves rtorsions : on remarque au demeurant quils semblent y parvenir en toute indpendance, ou presque, de leur tat de fortune, et que les mmes qui nont jamais un sou, et affectent de sen plaindre, pour assurer leur progniture

  • les biens culturels dont elle pourrait tirer profit pour progresser vers lgalit culturelle officiellement poursuivie, trouvent, le plus souvent, non sans mystre, de quoi lui assurer les bonnes savates ou le bon blouson, trois fois plus ch