californie et texas : le e-boom et la ruée vers le gaz par stéphane loignon

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Economy & Finance


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Page 1: Californie et Texas : le e-boom et la ruée vers le gaz par Stéphane Loignon

58 MAGAZINE DU VENDREDI 31 OCTOBRE 2014

Le contesté gaz de schiste ressuscite l’industrie dans le Texas républicain quand les start-up réinventent l’économie des services en Californie démocrate. Voyage dans deux Amériques en plein essor. PAR STÉPHANE LOIGNON, ENVOYÉ SPÉCIAL À FORT WORTH ET SAN FRANCISCO PHOTOS COOPER NEILL, DAVID BUTOW ET ERIC KAYNE

CALIFORNIE ET TEXAS : LE E-BOOM ET LA RUÉE VERS LE GAZ Sur la vaste pelouse qui borde l’université

Tarrant County College, à Fort Worth, près de Dallas (Texas), Nghiep Tran, mécanicien retraité et golfeur amateur, peaufine ses swings sans se soucier de la présence, quelques mètres plus loin, d’un

immense puits de gaz de schiste. Pour extraire cette ressource enfermée à 1 500 mètres de profondeur dans de minuscules poches, la compagnie Chesapeake Energy, partenaire de Total, utilise une technologie controversée, interdite en France : la fracturation hydraulique. Elle envoie sous terre un mélange d’eau et de produits chimiques sous haute pression pour faire remonter à la surface les précieuses molécules d’hydrocarbures. Mais Nghiep Tran ne s’en préoccupe guère. « Ça peut occasionner de petits tremblements de terre, mais c’est bon pour l’économie », tranche-t-il.Contre un chèque de 14 000 euros, il a même cédé à Chesapeake Energy le droit d’exploiter le sous-sol de sa propriété, à dix minutes de voiture de là, comme

pas. Malgré son opposition et celle d’une cinquan-taine de voisins, Chesapeake Energy va forer dans son quartier, North Richland Hills. « Une loi leur permet d’exploiter le terrain malgré tout », s’offusque-t-elle. Dans la ville voisine de Denton, à environ une heure de route à travers de verts pâturages, certains puits sont à moins de 60 mètres des habitations. Malgré les hauts panneaux anti-bruit qui les entourent, ces installa-tions produisent un vacarme assourdissant, doublé d’une odeur peu rassurante d’émanations chimiques. Menée par Rhonda Love, professeure d’université à la retraite, une partie des habitants a obtenu l’or-ganisation d’un référendum, début novembre, sur l’interdiction de la fracturation hydraulique dans cette métropole, parmi les plus polluées du Texas. « Plusieurs personnes ont développé des problèmes respiratoires », s’alarme-t-elle. En avril dernier, un tribunal a condamné une compagnie énergétique à verser 2,4 millions d’euros à une famille de la région, victime de symptômes similaires.

Ecologie et croissance à San FranciscoPour respirer de l’air pur aux Etats-Unis, mieux vaut rejoindre la Californie, fer de lance de la révolution écologique. Depuis les deux mandats du précédent gouverneur, Arnold Schwarzenegger, cet Etat, frère ennemi d’un Texas accro aux hydrocarbures, se veut exemplaire pour ramener, d’ici à 2020, ses émissions de CO2 à leur niveau de 1990. Près de 230 000 pan-neaux solaires y sont dispersés, un record en Amérique. A San Francisco, services municipaux, entreprises et citoyens mettent tous la main à la pâte. Les bus de la ville, hybrides, roulent au bio-diesel. Pour faire disparaître les déchets dans six ans, le recy-clage et le compostage des aliments sont obligatoires et les sacs plastiques, interdits. Enfin, la mairie aide gratuitement les sociétés à se conduire de façon plus vertueuse. Depuis son bureau, un modèle du genre (lumières LED, peinture sans produits toxiques, meubles en bois recyclé), Anna Frankel, fonction-naire qui dirige le programme San Francisco Green Business, explique : « Nous les conseillons sur le choix des produits d’entretien, le transport groupé de leurs employés ou le financement de panneaux solaires. »Pas question de renoncer à la croissance pour autant. En août, la Californie est devenue le meilleur

l’ont fait la plupart des 793 000 habitants de Fort Worth. Si bien que plus de 2 000 puits y ont poussé depuis 2001, bordant zones résidentielles, terrains de jeu et écoles. Située au cœur du Barnett Shale, un vaste réservoir sous-terrain de gaz de schiste de 13 000 kilomètres carrés, Fort Worth, ancien lieu de rendez-vous des cow-boys venant vendre leur bétail, est devenue la capitale prospère de cette nouvelle manne énergétique. Avec ses routes au bitume flambant neuf, ses trottoirs de briques rouges impeccables et ses immeubles ravalés, le centre-ville affiche son succès. « Le seul gisement de Barnett Shale génère 9,3 milliards d’euros de PIB par an et a créé 115 000 emplois permanents au Texas », affirme Ed Ireland, porte parole du Barnett Shale Energy Education Council, le lobby des entreprises éner-gétiques. En comptant les autres gisements texans et ceux d’autres Etats, comme le Dakota du Nord, le gaz et le pétrole de schiste devraient donner nais-sance à 4 millions d’emplois au niveau national d’ici à 2025, selon une étude de la société de conseil IHS. « L’Amérique du Nord devient indépendante en éner-gie, une révolution », commente Evariste Lefeuvre, économiste chez Natixis.

A Houston, le secteur industriel se frotte les mainsLe Texas, lui, est aux avant-postes de cette révolu-tion. Avec un taux de chômage de 5,2 % en septembre (contre 5,9 % aux Etats-Unis), il connaît presque une situation de plein-emploi. Non seulement les géants du gaz ont embauché à tour de bras, mais toute l’industrie (chimie, métallurgie…), très consommatrice d’hydro-carbures, a bénéficié de ce succès. « Un dollar dans l’énergie en génère cinq autres ailleurs », évalue Robert Dye, économiste chez Comerica Bank, à Dallas. Les sous-traitants se frottent les mains, comme General Electric Oil & Gas, qui fournit l’équipement néces-saire à la fracturation hydraulique. Basée à Houston, cette antenne de General Electric (GE) a vu son chiffre d’affaires croître de 75 % entre 2009 et 2013, pour atteindre 13,4 milliards d’euros. « Le boom bénéficie aussi à nos autres activités, comme la production de locomotives », complète John Westerheide, respon-sable de cette filiale lucrative chez GE. « Tout le sec-teur du forage pétrolier a crû ces dernières années », appuie Romain Chambault, directeur de projet forage.Pourtant, le miracle texan ne fait pas que des heu-reux. Les effets de l’extraction du gaz de schiste sur la qualité de l’air, les nappes phréatiques, la consom-mation des réserves d’eau et l’équilibre sismique en inquiètent plus d’un. « Après plusieurs secousses, l’aéroport de Dallas a fait fermer deux puits proches de ses pistes d’atterrissage », note Don Young, habi-tant de Fort Worth, qui mène la fronde des riverains. Son amie Gretchen Demke, graphiste, ne décolère

Au Texas, le gisement de Barnett Shale a créé 115 000 emplois stables Ed Ireland, du lobby des entreprises énergétiques de Barnett Shale

Le siège de la riche start-up Airbnb, à San Francisco, en Californie, et les puits d’extraction de gaz de schiste à Fort Worth, au Texas, deux symboles du rebond économique américain.

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Le pro-gaz de schiste Ed Ireland estime que le gisement de Barnett Shale, au Texas, génère 9 milliards d’euros de PIB par an.

A San Francisco, Julien Barbier est directeur marketing de Docker, une start-up qui, après un premier échec, a explosé.

A Fort Worth, Gretchen Demke s’indigne des forages à proximité des habitations.

Chez Airbnb une grande partie des 600 salariés viennent à vélo, écologie oblige.

Des travailleurs s’activent sur l’un des 2 000 puits de gaz de schiste de Fort Worth.

Concurrent d’Airbnb, Couchsurfing mise sur la convivialité pour attirer les meilleurs éléments.

Rhonda Love et ses amis réclament un référendum pour interdire l’extraction du gaz de schiste à Denton.

A la mairie de San Francisco, Anna Frankel conseille les sociétés de la ville en matière de pollution.

Le chiffre d’affaires de General Electric Oil & Gas, où Romain Chambault est directeur de projet, a augmenté de 75 % en quatre ans.élève du pays en matière de création d’emplois

– 44 000 en un mois, deux fois plus qu’au Texas. Le taux de chômage, de 7,3 % en septembre, est en chute libre. A l’origine de cet appel d’air, les milliers de start-up de San Francisco et de la Silicon Valley. « Des jeunes entreprises comme Uber, dans le trans-port, Airbnb, dans le tourisme, ou Lending Club, dans le crédit, réinventent complètement l’écono-mie des services en permettant à leurs membres de concurrencer les taxis, les hôtels et les banques pour arrondir leurs fins de mois », analyse Philippe Jeudy, un Français qui organise des visites de start-up pour des entrepreneurs venus de l’Hexagone avides de percer les secrets de la Silicon Valley. La formule est connue : « Capital, talents, entreprises, universités… Tout est réuni au même endroit », résume Jonathan

Benassaya, cofondateur de Deezer, qui a créé ici un service de vidéos en ligne, StreamNation. Des incu-bateurs, structures d’appui à la création d’entreprise, aident les futurs Steve Jobs à mûrir leurs concepts, et parfois à en changer. « Ici, tu peux trouver des inves-tisseurs qui mettent 10 millions de dollars sur la table, acceptent que tu te trompes et que tu repartes sur une autre idée », se réjouit Julien Barbier, direc-teur marketing de Docker, une PME dont le produit, un outil destiné aux développeurs informatiques, a connu l’échec avant le succès.

A San Francisco, les informaticiens s’arrachent à prix d’orDans les bureaux de Docker, devenus trop exigus, au quinzième étage d’une tour du centre-ville, les

réunions se multiplient dans les couloirs. Il va falloir s’agrandir pour proposer les meilleures conditions aux informaticiens que la Valley s’arrache à prix d’or (plus de 60 000 euros de salaire par an dès la sortie de l’université). Dans le sud de San Francisco, le siège de Couchsurfing, un réseau d’hébergement gratuit pour routards, mise sur la convivialité : une balançoire, un billard et un baby-foot ornent les bureaux baignés de lumière, où les chiens sont les bienvenus.

Son principal concurrent, Airbnb, un site Internet qui permet de mettre en location son appartement pour une courte durée, accueille ses 600 salariés dans une immense usine de batteries de voitures réhabilitée. Ici, une salle de vidéoconférence, réplique de celle du film Dr Folamour, de Stanley Kubrick, là, des pièces estampillées Bali, Paris ou Milan, copies exactes de logements design en loca-tion sur le site. On y aperçoit, en pleine réunion, un jeune homme en tee-shirt : Brian Chesky, le PDG, âgé d’à peine 33 ans. « Il n’a ni maison ni voiture et croit que demain tout sera partagé », lance, admira-tive, Lisa Dubost, 32 ans, l’une des toutes premières employées de la société. Il possède tout de même une chose : une fortune évaluée à 1,2 milliard d’euros. L’Amérique n’a pas fini de faire rêver.

A l’origine du renouveau californien, les start-up de la Silicon Valley

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