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Brunei_extrait - 24.5.2012 - 08:18 - page 1

Présentation de l’éditeur

Derrière le cliché d’une riche monarchie pétrolière se cachel’une des plus anciennes royautés du Sud-Est asiatique, dontl’histoire mérite d’être – scientifiquement – contée. Mais l’in-térêt du Brunei Darussalam ne s’arrête pas là: au seuil duIIIe millénaire, le Sultanat (400 000 habitants sur 5765 km2)a réussi son intégration dans le concert des nations quand seschoix socio-économiques sont à l’opposé de ceux de ses pairs,les émirats du golfe persique. Membre actif de l’ASEAN, il n’a

pas hésité à apporter une aide financière substantielle à ses partenaires régio-naux (crise de 1997-1999, passage du cyclone Nargis), tout en intervenant dansles opérations de maintien de la paix au Sud-Philippines. La réactivation ducoutumier royal (adat-istiadat) et la mise en œuvre d’une idéologie d’État(Melayu Islam Beraja) ont investi la Couronne d’une légitimité supplémen-taire : celle d’effectuer la synthèse de la Coutume et de la Religion et d’ainsiconjurer le traumatisme du passage à la modernité par la réinscription duSultanat dans un continuum culturel. Et si l’absolutisme s’y conjugueaujourd’hui à l’État de droit, c’est sur fond d’État-providence.

Docteur en études extrême-orientales, Marie-Sybille de Vienne enseigne l’his-toire économique et la géopolitique de l’Asie du Sud-Est à l’INALCO. Elledirige la revue Péninsule et est l’auteur de nombreuses publications et contri-butions, parmi lesquelles Les Chinois en Insulinde, échanges et sociétés mar-chandes au XVIII

e siècle (2008).


BRUNEIde la thalassocratie à la rente


Marie-Sybille de VIENNE

BRUNEIde la thalassocratie à la rente

CNRS EDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris


Collection «Réseau Asie »dirigée par Jean-François Sabouret

Cet ouvrage est le fruit d’un programme de recherchelancé par l’Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine

(www.irasec.com <http://www.irasec.com>).

’ CNRS ÉDITIONS, Paris, 2012ISBN : 978-2-271-07477-5


Sommaire

Prolégomènes

Brunei vs Bornéo ................................................................................................................... 11

Une géographie apparemment peu favorable ...................................................... 11

Le meilleur emplacement portuaire de l’ouest de Bornéo ............................. 12

Un site relativement « sensible »............................................................................... 17

De la thalassocratie à la rente pétro-gazière

Sources et méthodologie .............................................................................................. 21

Prémisses et émergence de la thalassocratie brunéienne.................................... 27

Migrations austronésiennes et protohistoire maritime (40 000 av. J.-C. –VIe siècle apr. J.-C.)............................................................................................... 27

Le siècle d’or de Brunei (fin XVe-1578) ................................................................ 41

Recomposition des voies commerciales et rivalités intestines (1600-1905) 59

La carte néerlandaise et son échec........................................................................... 59

Le double « creux » du XVIIIe siècle ....................................................................... 63

Le choix de la carte britannique et ses avatars (1803-1905)......................... 66

De la résidence à l’indépendance pleinière (1906-1984)................................... 85

La mise en place d’un gouvernement et d’une administration«modernes » (1906-1941)................................................................................... 85

L’intermède japonais et la fin de la résidence (1942-1959)........................... 92


L’indépendance et après ?1984-2010

L’indépendance politique................................................................................................... 117

Une modernisation bien tempérée, 1984-1989 ................................................... 117

En avant, toutes (1989-1999)..................................................................................... 122

Vent arrière et bordées (2000-2010)........................................................................ 129

De la rente pétro-gazière à la rente financière ? ..................................................... 145

Une dominance absolue des hydrocarbures ......................................................... 145

Un commerce extérieur structurellement excédentaire .................................... 156

Une intégration régionale réussie ............................................................................. 160

À la recherche d’une évaluation du modèle brunéien......................................... 165

Excédents internes et externes ................................................................................... 165

Des surplus au portefeuille.......................................................................................... 167

Un modèle singulier....................................................................................................... 170

Adat istiadatet

gestion des hommes

À la recherche du paradigme brunéien ....................................................................... 179

Orang Melayu, orang Brunei ?....................................................................................... 181

La construction démographique................................................................................ 181

L’éducation, un phénomène récent .......................................................................... 191

Malais = fonctionnaires ................................................................................................ 199

Adat-istiadat ............................................................................................................................. 207

L’évolution du coutumier royal................................................................................. 207

L’ouverture du jeu hiérarchique (1958-2010)...................................................... 214

La tradition comme instrument de gestion des hommes................................. 219

8 Brunei, de la thalassocratie à la rente


Melayu Islam Beraja............................................................................................................ 229

La « fabrique de l’histoire » au service du pouvoir........................................... 229

Le pouvoir au service de la religion et réciproquement.................................. 232

Idéologie d’État – mais d’un état de Droit ........................................................... 236

Des consensus pérennes ?

Annexes

Poids, mesures et monnaies.............................................................................................. 251

Lexique ....................................................................................................................................... 253

Bibliographie thématique................................................................................................... 261

Index ............................................................................................................................................ 287

Table des graphiques, cartes et illustrations ............................................................. 299

9Sommaire


Prémisses et émergencede la thalassocratie brunéienne

MIGRATIONS AUSTRONÉSIENNES ET PROTOHISTOIRE MARITIME

(40 000 AV. J.-C. – VIe SIÈCLE APR. J.-C.)

Premiers peuplements et fin de l’ère glaciaire

La préhistoire de Bornéo – dont relève celle de Brunei – apparaît avec lesvestiges de la strate la plus ancienne de la grotte de Niah toute proche (auSarawak1) témoignant de la présence d’«Australo-mélanésiens » vers 40 000avant notre ère, époque glaciaire où Bornéo et Palawan sont reliées au continentà l’ouest de la ligne Wallace-Huxley (qui sépare les continents Sunda 2 et Sahul).La strate suivante du site révèle la présence de « pré-hoabinhiens » caractériséspar une industrie lithique plus élaborée, laquelle se maintient jusque vers16 0003, qui marque un paroxysme glaciaire. Commence alors un long pro-cessus de montée des eaux qui, pendant plus de 10 000 ans, va constituerprogressivement l’Asie du Sud-Est en deux ensembles, insulaire (nousantarien)et péninsulaire (indochinois), réduisant de 40% les terres émergées et augmen-tant des quatre cinquièmes la longueur des littoraux 4. Les populations n’ont pasd’autre issue que de se mettre en mouvement. L’ennoiement progressif 5 toucheles «Hoabinhiens » (proto-mélanésiens caractérisés par une alimentation pourpartie de cueillette et un nouveau type d’industrie lithique) du monde nousan-tarien, qui se maintiennent jusque vers 8 000 av. J.-C. à Bornéo (sites de Niah) eten Péninsule malaise (Gua Cha). Les sociétés de la future Insulinde apparaissentensuite relativement conservatrices au regard de la « révolution » néolithiquequi, de la basse vallée du Huanghe, gagne le sud de la Chine, puis la Péninsuleindochinoise, vers 5 000 av. J.-C., sans que l’on puisse parler avec certitude dediffusion des techniques d’un point à un autre ou d’émergence concomitante.

Migrations austronésiennes

S’amorce alors la descente de populations côtières du sud du Yangzijiangvers Taiwan, que l’on repère grâce à leurs microlithes ; une partie gagne ensuite


par la mer les Philippines, puis, via Palawan, Bornéo, tandis que d’autres sedirigent vers Sulawesi et l’Est-indonésien, et d’autres encore vers Java : les« proto-austronésiens »6 (4 000-3 000). Par les voies terrestres, un néolithiqueproto-agricole se diffuse le long de la Péninsule, introduit par des immigrantsprobablement de souche mongoloïde, dont témoigne près de Pahang le site deGua Kecil, où apparaît la céramique 7. Ce mouvement signe la fin des «Bac-soniens 8 » mélanésiens. Au même moment, dans les archipels, le néolithiquecaractérisé par l’usage de la poterie et l’extension de la riziculture touche lespopulations austronésiennes des Philippines vers 2500 av. J.-C., puis Palawan 9,Bornéo (ca 230010) et le reste de l’Insulinde. Les Austronésiens ou Malayo-Polynésiens 11 développent alors les éléments d’une cosmologie que traduitl’apparition d’un mégalithisme 12, lié au culte de la terre, révélateur d’undébut de structuration sociale, d’une société de rangs 13, et d’un « gel » desterroirs. Les populations commencent pour partie à se fixer, alors même queleur identité socioculturelle et leur organisation sociale 14 demeurent accrochéesà la circulation et aux échanges matériels, ce qu’illustrent la présence demarines protohistoriques 15 et la récurrence du thème du bateau dans l’icono-graphie et les rites funéraires 16, notamment à Bornéo.

Vers 600 av. J.-C. apparaît en Indochine un complexe culturel régionalautour d’une civilisation du bronze, que l’on désigne habituellement et pardéfaut sous l’appellatif de «Dôngsonien » 17 (culte des « rois de la Montagne »et diffusion des tambours de bronze à partir du Yunnan et du Tonkin sur undouble axe nord-sud et ouest-est, de Birmanie jusqu’en Nouvelle-Guinée),lequel coïncide sur la façade maritime avec les cultes mégalithiques. L’arrivéeconjointe du fer (qui a d’abord pénétré en Péninsule par le truchement deséchanges avec l’Inde 18) et du bronze en Asie du Sud-Est insulaire entre 500et 200 av. J.-C. 19 y signe la fin tardive du néolithique alors même que lesempereurs indiens Maurya lancent au IIIe siècle av. J.-C. un projet missionnairebouddhiste en direction de la Péninsule. Si leur enthousiasme retombe rapide-ment, l’intensification des échanges avec la Méditerranée pousse ensuitel’Inde à s’approvisionner en épices à la source, ce que traduit au tournant del’ère chrétienne la présence d’objets gréco-romains dans les détroits malais(Palembang, Sunda) et à Patthalung (au sud-est de l’actuelle Thaïlande).Vers 120 av. J.-C. avec la reprise de la poussée impériale sous les Han quistimule les échanges et aboutit à l’ouverture officielle des routes avec l’Inde,l’Asie du Sud-Est insulindienne – dont les marines fréquentent régulièrementles côtes de l’Inde dravidienne 20 – devient la « barrière de péage » d’un com-merce inter-asiatique. L’isthme de Kra qui assure le transbordement des char-gements entre les deux «mers » en constitue l’une des articulationsprimordiales. Parmi les marchandises recherchées, le cuivre, présent en abon-dance dans certains points de la Péninsule, des Philippines, de Sumatra et àTimor, circule d’un endroit à un autre. Et dans l’autre sens, le bronze sud-est



asiatique s’exporte vers l’Inde, comme en témoigne la présence de bronzes deforte teneur en étain, en provenance d’U Thong (actuelle Thaïlande), à Taxila 21

(au nord du Pakistan). Bornéo, situé sur la route qui mène des Philippines à laPéninsule et qui dispose comme Sumatra d’une série de petits gisements de ferlatéritique, apparaît dès lors intégré au « grand » commerce sud-est asiatique :l’on y trouve de nombreuses perles de verre ou de pierre en provenance del’Inde dans diverses sépultures mégalithiques, ainsi que des tambours debronze de type dôngsonien, à Sambas 22 et dans plus d’une dizaine d’autressites 23.

Funan et indianisation

Au terme d’un siècle et demi d’accélération des échanges prend corpsau premier siècle de notre ère une thalassocratie centrée sur le delta du Mékong,à même de gérer les échanges entre Inde et Chine : le Funan24, lequel envoiedes ambassadeurs à la cour des Han en 89 et 10525. L’indianisation remonteainsi le long des côtes du futur Champa où apparaissent une première séried’inscriptions en sanscrit (IIe-IIIe siècle). À en juger par l’épigraphie, elle gagneà son tour la Péninsule malaise (Penang, Kedah, Perak, etc.) au début duIVe siècle ; parallèlement, elle se confirme dans le nord de la Péninsule avecla constitution au Champa d’un royaume shivaïte. Le commerce chinoisouvrant une deuxième route en direction des archipels, longeant Luzon,Palawan, la côte ouest de Bornéo et le détroit de la Sonde (les sources chinoisesrepèrent une chefferie Ko-Ying26 à Java ouest, où l’on trouve de surcroît desobjets hellénistiques des trois premiers siècles de notre ère), la traversée parl’isthme de Kra finit par être abandonnée au Ve siècle au profit du passage par ledétroit de Malaka le long duquel les inscriptions se multiplient : le Funan, à sonapogée, y exerce une forme de suzeraineté.

C’est le long de cette « deuxième route » Bornéo / détroit de la Sonde quel’on retrouve les plus anciennes inscriptions sanscrites d’Insulinde.

Ainsi, à Bornéo, sur le site de Kutai, établi sur la côte est, relativementloin à l’intérieur des terres, un ensemble de sept yūpa (piliers cérémoniels) porteune série d’inscriptions en sanscrit, dans une écriture originaire d’Inde du Sud ;la mention d’un nom austronésien relevant d’une « chefferie du végétal »(Kundungan, kundung désignant un arbre en iban 27) dans la lignée royale yatteste la présence d’une entité politique indigène indianisée 28. À Batu Pahat 29

(Kalimantan ouest), à proximité des sources de la Tekarek, un affluent de laKapuas, une région exportatrice d’or, ont été trouvées des épigraphes boud-dhistes du Ve siècle très proches de celles découvertes à Kedah30, dont lasémantique et l’orthodoxie suggèrent à l’inverse la présence de communautésindiennes plutôt qu’indianisées. Enfin à Brunei une épigraphe de même type

29Prémisses et émergence de la thalassocratie brunéienne


que celle de Batu Pahat a été découverte tout près de la côte, suggérantégalement une présence « indienne ».

À Java, cinq inscriptions révèlent l’existence d’une royauté indianisée àTaruma, dans la région de Jakarta, situées non loin d’établissements portuairesutilisés pendant la première moitié du premier millénaire de notre ère où l’on apar ailleurs inventorié des objets originaires d’Inde du Sud.

Quand l’indianisation gagne au VIe siècle l’est de Java, puis Bali, c’est-à-dire les zones abritant parmi les plus fortes concentrations démographiquesde l’archipel, elle peut dès lors être considérée comme bien établie dans l’Asiedu Sud-Est insulaire.

Au croisement des données archéologiques et textuelles, hypothèse surl’entrée de Brunei dans l’histoire

À la lumière de ces quelques données et du mythe de fondation de Brunei,narré dans les dix premiers épisodes 31 du Sya’ir Awang Simawn [«Monsieurl’Ancien »], il est possible de reconstituer les origines des Barunay – dontl’ethnonyme, indépendamment de sa réinterprétation mythographique etcontemporaine 32, à l’instar des clans chams de l’aréquier 33 ou du cocotier etde l’épigraphie de Kutai, évoque le végétal 34. Il s’agit d’un groupe bisayah/«murut » (présenté comme relevant de l’ordre de la « nature ») installé dans lesenvirons de Temburong, vivant de la pêche et des produits de la mer. Selon lemythe 35, les Barunay entrent dans l’histoire suite à la rencontre des élémentsféminins de la société avec un élément masculin étranger 36 porteur d’unenouveauté d’ordre de la « culture » (un modèle d’alliance entre réseaux mas-culins, représenté par la solidarité des quatorze fils de l’ancêtre paternel). Aprèsune course de pirogue monoxyle, les fondateurs peuvent s’emparer du meilleuremplacement portuaire de la baie, la rivière de Brunei, et sur cette base, opérerla coalescence des différentes communautés installées dans son pourtour enconstituant un maillage de tributaires riverains. Cette dimension archétypale dumythe et du substrat matrilinéaire de la société semble confortée par le fait quele Sya’ir Awang Simawn était récité, jusqu’à l’époque contemporaine, par desfemmes dans le cadre des rituels de mariage 37. Sur cette base, les proto-Brunéiens sont de toute évidence rentrés en contact avec les « dôngsoniens »,directement ou via leurs divers épigones, ce dont témoigne jusqu’à ce jour leurmaîtrise des techniques du bronze38.

Au terme de quelques siècles de « sortie » de la protohistoire, la baie deBrunei devient – au moins depuis le Ve siècle – partie prenante du maillageportuaire sud-est asiatique, ce que révèle la présence de marchands indiens surses côtes, attirés par le commerce du camphre et autres produits médicinaux,sans que l’on dispose d’aucun élément attestant d’une quelconque indianisationdu site.



Brunei de Srivijaya aux Ming (VIIe-XVe siècle)

Les réseaux maritimes sud-est asiatiques sont à nouveau reconfigurés à lafin du VIe siècle suite à la disparition du Funan sous les coups de ses anciensvassaux khmers du Chenla, qui ouvre la voie à la constitution de nouveauxcentres de pouvoir.

Tout d’abord au point d’intersection des réseaux de l’océan Indien et de lamer de Chine, au sud-est de Sumatra dans la région de Palembang, où lesfondateurs de Srivijaya relèvent le titre funanais de « roi de la Montagne »39.L’importance croissante de la navigation en droiture fait du contournement dela Péninsule malaise la voie privilégiée des échanges de l’empire chinois, quiest alors le plus vaste «marché » du monde, avec l’océan Indien, et par-delà,avec le Proche-Orient. Une série de relais mène ainsi de Canton au royaumePallava (au sud-est de l’Inde), via le Champa et/ou Bornéo. La présenceindienne et chinoise est ainsi largement attestée au début de l’époque Tang lelong des côtes de l’ouest de Bornéo, notamment dans le delta de la rivière deSarawak 40. Vers 670, Srivijaya – qui a étendu son influence au nord jusqu’àLigor 41 – devient, conformément aux exigences de la diplomatie chinoise,tributaire de la Chine des Tang42. Les bouleversements induits par l’explosiondes échanges sont tels qu’au sud de Bornéo, des populations du sud du fleuveBarito s’engagent ou sont engagées de force dans un vaste mouvement d’émi-gration qui les mènera jusqu’à Madagascar 43.

À Java ensuite, le Shepo des sources chinoises cède la place à une nouvelleentité d’obédience bouddhiste, le Holing 44. Au début du VIIIe siècle s’amorceainsi le processus de formation de la royauté javanaise, que traduit la rivalitédes maisons princières qui parsèment Java central de monuments indo-bouddhistes : parmi celles-ci, les Sailendra 45, qui relèvent le même titre funanaisque Srivijaya 46 et érigent le vaste stupa de Borobudur ca 760, refoulant versl’est la dynastie shivaïte rivale de Sanjaya. Une décennie plus tard, les Javanaissont à même de détruire la capitale cham de Po Nagar (774), puis d’effectuer unesérie de raids au Cambodge. Le déclin des Sailendra ouvre alors la voie auroyaume de Mataram47, qui réussirait à unifier l’île à la fin du IXe siècle.

L’entrée de Brunei dans l’orbite de Srivijaya

C’est dans ce contexte de concurrence croissante entre Srivijaya, dont lathalassocratie est bien établie 48 puisqu’elle entretient au Xe siècle des relationsdiplomatiques avec l’Inde et la Chine (où les ambassades reprennent ca 904),et la puissance montante javanaise pour l’heure détenue par Mataram, qu’ap-paraît une entité politique située dans la baie de Brunei 49. À la fin du Xe siècle,la Géographie universelle des Taiping 50 (écrite en 978), mentionne l’envoid’une première ambassade de Boni (渤泥 51) en 977, qualifié par des sources



collatérales de « pays »52 en précisant bien que ladite entité était jusque-làabsente des recensions géographiques 53. Véhiculés par un bateau sino-musulman, les émissaires apportent en présent à l’empereur du camphre, desécailles de tortue, du santal et six défenses d’éléphant. Boni est équidistant duChampa, principale puissance marchande de la Péninsule indochinoise (la merde Chine du sud est ainsi qualifiée par les sources chinoises comme arabes de«mer du Champa »), et de Mindoro. Cette donnée exclut, si l’on s’en tient auxsources chinoises dont on peut rappeler qu’elles documentent le Champa 54

depuis le début du premier millénaire de notre ère, une localisation au sud-ouestde Bornéo, moitié plus proche du Champa que de Mindoro. Boni 55 y est décritcomme un ensemble de quatorze « terroirs » géo-administratifs légèrementmontagneux et à fort degré d’humidité, dont la population pratique la rizicul-ture, ignore la céramique, et inhume ses morts (au moins les adultes) dans lesmontagnes. Cette description pourrait s’appliquer à plus d’un site de Bornéo oudes Philippines, à ceci près que : 1°) les soldats portent des armures tubulairesde bronze, armures mentionnées par les Espagnols en 1578, ce qui joue enfaveur de l’identification de Boni à l’actuel Brunei 56 ; 2°) le nombre de « pré-fectures » – pour reprendre le terme chinois – de Brunei correspond au nombrede frères – chacun se trouvant en charge d’un territoire situé autour de la baie deBrunei – du mythe de fondation de Brunei, Sya’ir Awang Simawn. En dehors deBrunei, seul Srivijaya (alors désigné par Shi Li Fo Shi 57 dans les sourceschinoises) réunissait au Xe siècle le même nombre de composantes territo-riales 58. S’ajoute à ces éléments le fait que le camphre n’est produit qu’àBaros, au nord-ouest de Sumatra, ou au nord-ouest de Bornéo, cette dernièrerégion abritant en sus (jusqu’à aujourd’hui) une variété d’éléphants caractériséspar une taille plus petite que leurs congénères de Péninsule.

Au Xe siècle, il existait donc bel et bien une entité politique autour de labaie de Brunei – sans préjuger qu’elle soit située dans l’actuelle capitalebrunéienne – plus ou moins inféodée à Srivijaya dont elle aurait calqué lemaillage territorial. Commerçant avec le Champa et Mindoro (via Sulu), enrelation avec les réseaux marchands indo-persans 59 – et à en juger par lessources chinoises, avec les zones productrices de santal (de Java Est àTimor 60) – Brunei est régulièrement fréquenté par des navires sino-musulmansqui, à la différence des populations résidant autour de la baie, maîtrisent à cettedate les trajets avec la Chine.

La prise de la capitale du Champa par les Kinh61, puis les expéditions del’empire maritime rival Chola (Tanjore) contre Srivijaya (en 1017 et 1025, où lesouverain est capturé, et ca 1070) 62, couplées au redémarrage du commercemaritime chinois à l’avènement des Song du Nord 63, entraînent une baisse derégime des échanges « indigènes » sud-est asiatiques : en soixante-dix ans,Srivijaya n’envoie que cinq ambassades en Chine64. Rien d’étonnant, donc,à ce que Brunei 65 attende 1082 pour réexpédier une ambassade, en se calant surSrivijaya 66 qui y diligente cette année-là trois missions diplomatiques 67.



Suite à la dislocation de son principal compétiteur, l’empire indien desChola (ca 1150), et à la montée de la concurrence des Chinois du Sud qui ontmis au point une série d’innovations navales autorisant la construction dejonques de haute mer et la navigation en droiture 68, Srivijaya réorganise soncommerce. Avec pour conséquence l’essor de Quanzhou69, au débouché d’iti-néraires qui permettent soit de gagner directement la source des épices et dusantal, les Moluques et Timor (en contournant Srivijaya), soit de rejoindre lesdétroits malais via Palawan et Bornéo. Au cours de la première moitié duXIIIe siècle, l’érosion de Srivijaya (dont les tributaires du nord de la Péninsulemalaise rejettent la tutelle 70) et des voies maritimes des détroits «malais »s’effectue au profit des thalassocraties javanaises, plus proches des épices etsingulièrement celle de Singhasari, fondée en 1222.

Partant, Brunei est de plus en plus fréquenté par les marchands de Chinedu Sud, ce qu’atteste la mention de Boni à deux reprises par les sourceschinoises (ca 1151 et 1206) 71 pour son bois d’aigle – ou bois d’aloès – etsurtout son camphre, corroborée par les données archéologiques. Les dernièresfouilles (2002) ont ainsi révélé une abondance de pièces et objets d’époqueSong à Sungai Limau Manis 72, à une trentaine de kilomètres de l’actuellecapitale, dont un nombre de tessons de céramique moitié plus élevé qu’àKota Batu 73 (avec cette réserve que les volumes excavés à un demi-siècled’écart demeurent pour l’heure difficilement comparables) – qui viennents’ajouter aux vestiges trouvés sur des sites secondaires comme TanjungBatu 74 ou Sungai Lumut 75. L’importance de Brunei dans les réseaux maritimesest réaffirmée vingt ans plus tard (1225). Un contrôleur du commerce maritimede Quanzhou, qui est à l’époque le plus important port chinois pour le com-merce sud-est asiatique, Zhao Rugua, l’intègre dans sa compilation de donnéesrelatives aux échanges 76. Depuis les premières descriptions du Xe siècle, enquelque deux siècles et demi, Brunei a prospéré et s’est « indianisée » ; protégéepar une palissade de bois, disposant d’une centaine de pirogues de combat 77,l’entité compte désormais quelque 10 000 habitants (soit 1 500 à 2 000 foyers),essentiellement bouddhistes. Ses principales ressources sont le camphre etl’écaille de tortue 78, échangés contre des textiles, de l’or et des céramiques.Enfin le commerce y fait l’objet d’un monopole royal, le souverain supervisantpersonnellement son déroulement ; comme à Srivijaya 79, la richesse – icimanifestée par l’usage de la soie et d’ustensiles en or 80 – y est indissociabledu pouvoir politique 81. Et par le biais de Quanzhou, la Zaitun des marchandsarabes, Brunei rentre de plus en plus fréquemment en contact avec des mar-chands chinois musulmans : la première épigraphe musulmane du Brunei 82 estainsi la stèle de maître Pu, originaire de Quanzhou et décédé en 126483. Cetteantériorité de la présence de l’islam au Brunei est par ailleurs corroborée parune source espagnole de 1578 disant qu’il « y aurait une mosquée à Bruneidepuis près de trois siècles et six rois ‘‘mores’’ du lignage de celui-ci » 84,



précisant que les premiers à se convertir furent des indigènes et des Chinoisrésidant à Brunei. Une présence également attestée par la généalogie des sultansde Brunei, dont les cinq versions accessibles mentionnent l’alliance chinoise :celle du deuxième sultan avec la fille d’un « officiel » chinois 85 ou celle d’ungendre chinois qui serait devenu le deuxième sultan 86.

Le double jeu du tribut et de l’islam

Pax mongolica et montée en régime de Brunei

Mais en rouvrant les voies du grand commerce terrestre, puis en s’enga-geant dans la conquête du sud chinois, l’avènement des Mongols (Yuan) enChine bouleverse radicalement la géopolitique régionale. Pour s’assurer ducontrôle de la Péninsule indochinoise, ils mettent en branle les populationsthaïes qui forment le gros de leurs troupes terrestres dans le sud de l’Empire,avec pour conséquence la formation des royaumes du Lan Na et de Sukhothai.Ce dernier s’étend rapidement sur la Péninsule malaise au détriment de Srivi-jaya, lequel doit en sus affronter les velléités d’autonomisation du Melayu(Jambi, à Sumatra), qui n’hésite pas à se mettre directement en rapport avecles Yuan (1275) suite à une attaque javanaise 87. Les Yuan tentent ensuite deprendre le contrôle des voies maritimes du Sud par des expéditions contre leChampa, puis contre le royaume javanais de Singhasari, ce qui entraîne la chutede ce dernier (1292) et la fondation de Majapahit (1293). L’expédition est sanslendemain car les Mongols, qui ne peuvent tenir tous les fronts, choisissent deprivilégier les points névralgiques des échanges, les détroits malais (expéditionde Palembang en 1309). La dislocation de Srivijaya 88 ouvre alors la voie à unenouvelle expansion de la puissance maritime javanaise ; après un temps deconsolidation, cette dernière passe vers 1330 aux mains de Majapahit.

Cette reconfiguration de la géopolitique marchande modifie à troisniveaux le positionnement de Brunei :

1°) Le réseau commercial de Brunei s’élargit, notamment par un déve-loppement d’échanges (indirects) avec le Siam, ce qu’atteste l’abondance decéramiques de Sawankalok 89 sur plusieurs sites terrestres du Brunei et laprésence de camphre – qu’ils se procurent à Brunei ou via les ports sumatra-nais – dans le tribut des Siamois à la cour chinoise. Le succès de Bruneidémontre sa capacité à commercialiser l’un des produits les plus recherchésdu grand commerce (le camphre), qu’il négocie auprès des populations voisinesde l’arrière-pays, et à entretenir un réseau d’alliance sur la route menant àManille via la mer de Sulu, selon un schéma proche de celui mis en œuvre àPasai pour le poivre 90 à la même période.

2°) Il se retrouve ainsi en position dominante sur la jonction qui conduitdes côtes chinoises aux Moluques, à la tête d’un maillage d’une dizaine de



comptoirs 91 parmi lesquels Sulu, Mindoro, Manille, « Butuan » (soit Pudian, aunord de Mindanao), etc. Rien d’étonnant donc à ce que les Mongols fassentpasser la ligne de démarcation entre l’océan de l’Ouest et l’océan de l’Est lelong d’un axe Brunei / Karimata (au sud-ouest de Bornéo) 92.

3°) Partant, Brunei multiplie les contacts avec l’islam, singulièrement parle biais du port de Quanzhou qui compte bon nombre de musulmans parmi sesplus riches marchands 93. À en juger par la plus ancienne stèle en arabe (nondatée) de Brunei 94, celle d’un « sultan, savant et juste, protecteur et conquérant[...] Maharajah de Brunei », dont le matériau (la diabase), le style et la calli-graphie indiquent une fabrication par un lapicide de Quanzhou dans la premièremoitié du XIVe siècle 95, la nouvelle religion pénètre ainsi les milieux palatins.Cette première islamisation d’une partie des élites semble confirmée a poste-riori par l’inscription (datée) sur la tombe de la princesse Zainab (ca 1457), quimentionne que son arrière-grand-père Muhammad Shah portait déjà la titula-ture de sultan 96. La même source que précédemment (1578) précise de surcroîtqu’après une présence musulmane chinoise l’islam a été prêché aux indigènespar des Arabes – lesquels auraient construit la somptueuse mosquée quedécouvriront plus tard les Espagnols – ce qui recoupe les données de lagénéalogie royale où le troisième sultan, Sharif Ali, est un arabe de Taïf 97.

Le double jeu du tribut et de la carte Ming (1370)

C’est alors que l’évolution de la conjoncture chinoise modifie une foisencore l’équilibre des forces du Nanhai (mers du Sud). Le repli des Mongolssur les problèmes internes à l’empire ouvre la voie aux ambitions des puis-sances régionales. En déstabilisant l’ensemble du Sud-Est asiatique, l’onde dechoc modifie en profondeur la nature même de l’entité brunéienne, et ce à troisniveaux.

Libéré de la pression mongole, Majapahit impose sa suzeraineté auxprincipaux emporiums de la région dans les années 1355-1360. Attaqué parles Javanais (dont il ne devient évidemment pas tributaire 98 de son plein gré etqui s’empareront une dizaine d’années plus tard de Singapura 99), Brunei estainsi contraint de livrer un tribut annuel comprenant (entre autres) 40 kati decamphre 100 et peut-être de la noix d’arec 101. En contrepartie, les Javanaisrepoussent en 1368 une attaque de Sulu 102, dont l’une des chefferies a égale-ment profité du déclin des Yuan pour tenter sa chance. Suite à ces attaquessuccessives, Limau Manis 103 perdrait son statut de capitale : les sources chi-noises montrent que l’on passe d’une capitale protégée par une palissade debois (sous les Song et les Yuan104) à une cité royale gardée par un rempart depierre au début des Ming, ce que signifie le toponyme même de Kota Batu 105.Le changement est par ailleurs corroboré par les données de l’archéologie,Limau Manis étant de très loin le plus riche de tous les sites fouillés à



Brunei, notamment en tessons et monnaies chinoises d’époque Song (y comprisSong du Sud) 106, quand Kota Batu comprend majoritairement des céramiquesMing107. Rien d’étonnant à ce déplacement de capitale dans des sociétésnousantariennes riveraines où l’on n’hésite pas à migrer collectivement, parflottilles de centaines de bateaux 108.

Dès leur accession au pouvoir, les Ming tentent donc de reprendre lecontrôle des turbulentes marges maritimes du Sud en restreignant le commerceavec le Sud-Est Asiatique au seul cadre du tribut 109, envoyant à cette fin desémissaires expliquer aux anciens tributaires des Song les nouvelles règles dujeu. Signe de son importance, Brunei reçoit un émissaire impérial dès 1370,tout de suite après Majapahit (dont les représentants assistent d’ailleurs àl’entretien) 110, le recenseur chinois précisant qu’il s’agit du même Boni quecelui qui a envoyé des ambassades en 977 et 1082. L’année suivante (1371),Brunei expédie donc le tribut à Nankin ; sa réinsertion dans l’espace destributaires est signifiée par son intégration en 1375 au sacrifice impérial pourles esprits des montagnes, lacs et mers, Brunei étant dès lors placé sous ladépendance administrative du Fujian en raison de ses liens privilégiés avecQuanzhou. En trois siècles (depuis la dernière ambassade), le pays s’est sensi-blement enrichi puisque les missives remises par le roi à l’ambassadeur chinois,jadis écrites sur de fines lamelles d’écorce, le sont désormais sur des supportsd’or 111.

Mais comme les interdits des Ming ne sont guère respectés, ce qu’attestepar défaut leur réitération jusqu’en 1397 et qu’à l’occasion leurs ambassades sefont attaquer (notamment par les Javanais en 1377), Brunei ne juge pas néces-saire de renvoyer une délégation à Nankin : selon toute vraisemblance, lecommerce continue de lui être favorable, le trafic privé sud-est asiatique ouarabo-musulman contournant les interdictions qui frappent les jonques chi-noises. L’avènement de Yongle en 1403 modifie toutefois radicalement lapolitique impériale, car les combats nécessaires à l’assise des Ming, puis laguerre de succession, ont épuisé les finances impériales 112. Yongle instauredonc un monopole public sur les échanges maritimes et donne à l’adminis-tration chinoise les moyens d’une supervision effective, avec la création decontrôleurs dans les provinces côtières du Sud et la mise en place d’un réseaud’hôtels sur le trajet des ambassades des tributaires. Et pour démontrer lapuissance chinoise, il lance de grandes expéditions 113 lourdement armées (enparticulier d’armes à feu 114) vers les mers du Sud, sous le haut commandementde l’eunuque Zheng He ; les chefs d’escadre y cumulent responsabilités com-merciales et militaires et les équipages sont pour l’essentiel composés desoldats. Pivot de cette stratégie chinoise de contrôle des voies maritimes :Malaka (fondé ca 1400), dont le succès commercial repose largement surl’escale chinoise.

Rien d’étonnant, donc, à ce qu’après le premier passage de Zheng He115

au large de ses côtes (1405), Boni diligente en toute hâte une ambassade à



Nankin. Pour bien marquer une fois encore que les Ming sont les seuls àpouvoir légitimer les pouvoirs en place, les Chinois font aussitôt, et sansattendre le retour de l’ambassade, parvenir au souverain de Brunei les deuxsymboles de sa reconnaissance par la chancellerie impériale, un sceau et uncertificat. Puis ils établissent le tribut sur une base annuelle. Après unedeuxième ambassade en 1407, le roi de Boni, son épouse et son fils arriventà Nankin en 1408, avec une délégation de 150 personnes ; il y meurt un moisplus tard. Une fois le souverain inhumé selon le protocole impérial et son filsreconnu comme successeur, Brunei est délié par les Chinois de ses obligations àl’égard de Majapahit, lequel ne peut rien refuser aux Ming dont il a éprouvé laforce de frappe l’année précédente. À la requête de la délégation, Yongleaccorde à la montagne qui surplombe la capitale le titre de «Montagne protec-trice à jamais du pays », soit le même titre que celui accordé en 1405 à la«montagne de l’ouest » de Malaka 116. Le fils du souverain défunt, Xia Wang,est renvoyé à Brunei flanqué d’une escorte chinoise qui y séjournera près dedeux ans. Brunei envoie ensuite des ambassades à peu près régulièrementjusqu’en 1421 (à ceci près que, contrairement aux dispositions prévues en1405, elles n’ont lieu qu’une année sur deux), puis une dernière ambassadeen 1426. Quant aux Chinois, ils y expédient un émissaire chargé de présents en1411.

Les années 1405-1426 sont ainsi celles de relations intenses entre Bruneiet les Ming : avec Malaka (qui se positionne symboliquement en héritier deSrivijaya, c’est-à-dire en ayant droit de l’héritage funanais des « rois de lamontagne », en conformité avec le Sejarah Melayu 117) Brunei est le seulroyaume à avoir bénéficié, à la demande de son souverain, d’une titrisationde sa montagne tutélaire. Confirme de surcroît cette parité statutaire le fait quele roi de Brunei a bénéficié en 1408 des mêmes dispositions funéraires que lesdeux « rois » de Sulu qui décéderont en Chine dans les mêmes circonstances en1417118 et 1421, quand lesdits rois de Sulu s’étaient vu classés en 1417 aumême rang que Malaka 119. C’est vraisemblablement de ces ambassades queBrunei rapporte une arme cérémonielle rare en Insulinde, le changkah 120, sortede fourche à deux dents, qui servait à l’origine à renverser les montures desagresseurs le long des routes de la soie. Et ce sont des Chinois qui, selon la BatuTarsilah, érigent les remparts de pierre de «Kota Batu » à la requête dutroisième sultan, Sharif Ali 121. De fait, les fouilles entreprises sur le sitedepuis 2010 ont découvert les fondations d’une porte dont la structure qua-drangulaire n’est pas sans évoquer les portes des villes chinoises 122.

Mais quand la pression de la steppe impose un nouvel infléchissement dela politique impériale chinoise, qui se traduit par le déplacement (à partir de1421) de la capitale à Pékin et l’arrêt des grandes expéditions, Brunei cesse ànouveau de jouer la carte des échanges officiels : il interrompt les ambassadesaprès 1426123. Ce faisant, il se distingue des principales puissances mar-chandes sud-est asiatiques, Majapahit, Samudra-Pasai et Malaka, qui les main-



tiennent jusqu’à la fin du XVe siècle. S’il s’ensuit malencontreusement un arrêtdes sources textuelles chinoises, les données archéologiques attestent à l’in-verse d’un développement des échanges tout au long du XVe siècle, mais avecde nouveaux partenaires : les Sud-Est Asiatiques, Siamois et Tonkinois, dontles céramiques prennent pour partie le relais des céramiques chinoises suite audéclin induit par l’interdiction du commerce privé chinois par les Ming124 ; etles Indo-Musulmans, ce qu’illustre la présence d’une stèle portant à la fois dateet épitaphe en arabe dès 1402, puis l’entrée du toponyme «mer de Brunei »dans les géographies arabes en 1462125.

L’islamisation des milieux de pouvoir

Ce jeu de la carte chinoise – qui fait la part belle aux Sino-musulmans,notamment dans la mouvance de Zheng He – puis son abandon au profit deMalaka, qui se concrétise au moins sous le règne de Mansur Shah (1445-1458126) par le paiement d’un tribut à Malaka 127, vont de pair avec l’islami-sation très progressive des élites de Brunei.

Déjà, lors de l’ambassade de 1371, l’émissaire de Brunei est un certainYisimayi, ce qui transcrit selon toute vraisemblance le nom musulman d’Ismail


1. MURAILLES DE KOTA BATU ET BASES DE COLONNES

(cliché de l’auteur, 28/10/2010)


et son souverain Mahemosha (Mahmud Shah128). Cette dernière identificationconcorde avec la généalogie de la princesse Zainab. De surcroît, Boni sembleavoir changé d’écriture 129, adoptant au moins temporairement un script sem-blable à l’écriture mongole huihu 130 créée au début du XIIIe siècle, elle-mêmeempruntée au ouighour, c’est-à-dire dérivée de l’alphabet araméen 131 via lesogdien, et visuellement proche de l’alphabet arabe. Comme ces mêmessources chinoises attestent de la généralisation du bouddhisme dans la popu-lation et du non-respect du code alimentaire musulman, l’islamisation deBrunei serait donc limitée à cette date à une partie de l’entourage royal.

Ces données sont confortées par l’épigraphie puisque sur les vingt stèlesdatées 132 retrouvées à l’embouchure de la rivière de Brunei, dix 133 concernentla période 1400-1460 : une situation quantitativement de même ordre que cellequi prévalait un demi-siècle plus tôt à Pasai dans la seconde phase de sonislamisation (onze stèles datées sur un même laps de temps de soixante ans,1350-1410) 134, à ceci près que l’une d’entre elles porte une épitaphe bilinguesanscrit/arabo-malais (1418), une autre en arabe et huit autres en arabo-malais,quand à Pasai la règle, au moins pour les stèles datables, est celle des épitaphesen arabe. L’islam de Brunei paraît ainsi largement « indigène » malais, ce quilaisse sous-entendre qu’après plusieurs siècles de contact par le biais desChinois du Sud, il a fallu le truchement de Malais islamisés pour que lanouvelle religion commence à prendre racine 135, probablement via Samudra-Pasai au regard du décalage de la chronologie 136.

Une relecture des sources chinoises laisse de surcroît entendre l’adoptionde l’islam par une partie des élites politiques de Brunei dans la première moitiédu XVe siècle. Si le tombeau chinois du « roi de Boni » mort à Nankin en 1408bénéficie bien d’un « chemin des âmes » conforme à la symbolique tradition-nelle chinoise (laquelle est antérieure au bouddhisme) 137, en revanche on ysacrifie exclusivement des moutons, une pratique suffisamment inhabituellepour que l’on soit obligé de les élever à cet effet à Nankin (quand les moutonssont plus communs en Chine du Nord), un gaspillage que déploreront par lasuite les sources chinoises 138. Autrement dit, la symbolique impériale s’ac-commode de repas funéraires islamisés qui ne sont pas sans évoquer lesslametan javanais 139. De surcroît, deux au moins des ambassades de Boniqui ne furent pas dirigées par le souverain comprenaient suffisamment deMusulmans pour que l’administration leur délivre des « rations spéciales »,i.e. sans porc (la seule viande des rations normales), l’une en 1405, 1410 ou1417, l’autre en 1426140.

Au regard des liens privilégiés entre Brunei et Malaka (selon le Sya’irAwang Simawn 141, le père du Sultan Bolkiah est le juru Shahbandar de Brunei,Damang Libar Daun, homonyme du régent de Palembang du SejarahMelayu 142,qui cède le pouvoir au fondateur deMalaka 143 devenu son gendre, etc.), une telleévolution n’aurait rien de bien surprenant. Le souverain de Malaka adopte lareligion musulmane dans les années 1410144, soit à peu près au moment où, si



l’on s’en tient à la généalogie officielle, une « princesse de Johor » 145 épouseraitle premier sultan de Brunei. L’islamisation de Malaka est elle-même à replacerdans la généralité des États malais, qui voient dans l’adhésion à la nouvellereligion un contrepoids aux avancées des Siamois qui finissent par prendre lecontrôle de la Péninsule vers 1460. S’ajoute à cet islam malais un apport arabe,qu’incarne en sus du troisième sultan, Sharif Ali, le propagateur de l’islam àBrunei selon le Sya’ir Awang Simawn, Syarif Mufakih 146.

L’apparente contraction des sources occidentales

Reste à comprendre pourquoi, à l’encontre des données épigraphiques, lespremières sources occidentales mentionnent une adhésion à l’islam du souverainde Brunei d’un siècle plus tardive (ca 1515). Une lecture critique du premiertémoignage relatif à Bornei, celui de Ludovic de Varthema 147, montre que s’il a– peut-être – débarqué à Bornéo vers 1505, ce n’est assurément pas à Brunei, caril mentionne une distance de quelque 300 km de Bornei aux Moluques quandplus de 2 000 km les séparent de la baie de Brunei, le toponyme désignant parailleurs l’ensemble de la côte ouest de l’île. Si l’on peut comprendre qu’au vu del’imprécision des cartes nautiques occidentales de l’époque, l’erreur ait pu êtredu simple au double, il paraît toutefois difficilement pensable qu’elle ait été deun à six. En revanche Varthema évoque le commerce du camphre 148, dontBrunei constituait assurément le principal emporium, mais qui était égalementnégocié dans d’autres ports de l’île, notamment à Sukadana et au sud-ouest deSulawesi (à Makassar et en pays bugis).

De fait, le capitaine-général de Malaka, Rui de Brito, qui ne s’est jamaisrendu à Brunei, nuance dix ans plus tard (1514) l’appréciation religieuse del’Italien en spécifiant que « le roi [de Borneo] est païen mais les marchandsmusulmans » ; et surtout son contemporain, Tome Pires, en contact direct avecles marchands en tant que responsable du commerce des épices dans lecomptoir portugais, précise à peu près à la même date (1515) que seule laprincipale cité de Bornéo est habitée par des musulmans, dont le roi s’estconverti « il n’y a pas très longtemps ». On mesure toute l’imprécision decette notation temporelle dans des sociétés dont la plupart des ressortissantsn’avaient à l’époque accès à d’autre mémoire que la tradition orale, d’autantque le témoignage de Rui de Brito sur la religion des Brunéiens est démenti parl’un des grands dignitaires du sultanat (sachant lire et qui avait assisté enfant àla venue de Pigafetta) en 1578, alors interrogé par un Espagnol 149, qui men-tionne la présence d’une mosquée « depuis trois cents ans » et surtout l’exis-tence de six rois musulmans précédant le sultan Saiful Rijal et de mêmelignage 150 : la confusion pourrait éventuellement s’expliquer par l’existencede plusieurs établissements portuaires dans la très vaste baie de Brunei, qu’ilresterait à identifier. Quoi qu’il en soit, l’épigraphie et les sources chinoisessuffisent à traiter la contradiction des seules sources occidentales sur ce point.



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