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ÉD I T ION AVEC DOS S I E R

FlaubertBouvard et PécuchetDictionnaire des idées reçuesPrésentationpar Stéphanie Dord-Crouslé

Extrait de la publication

Bouvard et Pécuchet


Du même auteurdans la même collection

BOUVARD ET PÉCUCHET (édition avec dossier)L’ÉDUCATION SENTIMENTALE (édition avec dossier)MADAME BOVARYMÉMOIRESD’UNFOU,NOVEMBREETAUTRESTEXTESDEJEUNESSESALAMMBÔ (édition avec dossier)LA TENTATION DE SAINT ANTOINETROIS CONTES


FLAUBERT

Bouvard et Pécuchetavec des fragments du « second volume », dont le

Dictionnaire des idées reçues

•CHRONOLOGIE

PRÉSENTATION

NOTES

DOSSIER

BIBLIOGRAPHIE

par Stéphanie Dord-Crouslé

Édition mise à jour en 2008

GF Flammarion

SOMMAIRE

CH RONO LOG I E 6

P R É S E N T A T I ON 13

NOT E S U R L A P R É S E N T E É D I T I ON 39

Bouvard et Pécuchet

Fragments pour le second volume

Notes des auteurs précédemment lus 410Vieux papiers achetés au poids 412Spécimens de tous les styles 413Beautés 415Dictionnaire des idées reçues 417Catalogue des idées chic 451

DO S S I E R

1. Réception critique de Bouvard et Pécuchetà sa parution 455

2. Quatre modalités du savoir 4713. Éditer un texte inachevé 486

B I B L I O G R A P H I E 497


C H R O N O L O G I E

•••••••••••••••••••••

REPÈRESHISTORIQUESETCULTURELS

VIEETŒUVRESDEGUSTAVEFLAUBERT

61821

Le9avril,naissancedeBaudelaire.

Le12décembre,naissancedeGustaveFlaubertà

Le5mai,mortdeNapoléon.

l’Hôtel-DieudeRouen.Sonpèreenestlechirurgien

enchef.SonfrèreaînéAchille,néen1813,prendra

sasuccession.

1824

Le16septembre,mortdeLouisXVIII.SonLe15juillet,naissancedeCaroline,sœurtendrement

frère,lecomted’Artois,luisuccèdesouslenom

aimée.

deCharlesX.

1830

Les27,28et29juillet,lesTroisGlorieuses

ouvrentlamonarchiede

Juillet.Louis-

Philippe,roidesFrançais.

Batailled’Hernani.Stendhal,LeRougeetle

Noir.

1835

Le28juillet,attentatmanquédeFieschi

Composition

despremièresnarrationshistoriques,

contre

Louis-Philippe.Loisrépressivessuiviespardesnouvelleshistoriques,descontesphi-

contrelapresseetlethéâtre.

losophiquesetfantastiques.

Balzac,LePèreGoriot.

1836

Musset,Confessionsd’unenfantdusiècle.Pendantl’été,rencontreàTrouvilledeMmeSchlé-

Gautier,MademoiselledeMaupin.

singer,grandamouridéalisédesavie.

1837

PrisedeConstantine.

Premièrespublicationsdansunerevuerouennaise

Balzac,Illusionsperdues.Sand,Mauprat.

(LeColibri):«Bibliomanie»et«Uneleçond’his-

toirenaturelle–genrecommis».


71838

Sand,LaDernièreAldini.Hugo,RuyBlas.

Mémoiresd’unfou(œuvreautobiographique).

1839

InsurrectiondelaSociétédesSaisons.

Smarh(premièreébauchedeLaTentationdesaint

Stendhal,LaChartreusedeParme.

Antoine).

1840

Sand,LeCompagnon

dutourdeFrance.Àlafindel’été,ilestbachelier.VoyagedanslesPyrénées

Hugo,LesRayonsetlesOmbres.

etenCorseavecledocteurJulesCloquet,amideson

père.

1841

Balzac,Uneténébreuseaffaire.Lamartine,Novembre,premièreinscriptionàlafacultédedroit

HistoiredesGirondins.

deParis.

1842

AloysiusBertrand,Gasparddelanuit.Sue,Le25octobre,iltermineNovembre(œuvreautobiogra-

LesMystèresdeParis.

phique).

1843

Sand,Consuelo.Balzac,LaMusedudépar-Enfévrier,Flaubertentreprendlapremièreversion

tement.Hugo,LesBurgraves.

deL’Éducationsentimentale.Iléchoueàl’examende

deuxièmeannéeendroit.

1844

Dumas,LesTroisMousquetaires,LeComte

Enjanvier,Flaubertestterrasséparunecrisener-

deMonte-Cristo.Sue,LeJuiferrant.Balzac,veuse.Abandon

desétudesdedroit.Lafamille

Splendeursetmisèresdescourtisanes.

achèteunepropriétéàCroisset,àquelqueskilo-

mètresdeRouen.

1845

Balzac,Béatrix.Barbeyd’Aurevilly,DuJanvier,findela«première»Éducationsentimentale,

dandysmeetdeGeorgeBrummel.

quiresteinéditeduvivantdel’auteur.Mars,mariagede

Caroline.Toutelafamilleaccompagnelejeunecouple

danssonvoyagedenocesenPr ovence,ItalieetSuisse.


•••••••••••••••••••••



8Balzac,LaCousineBette.Sand,LaMareau

Enjanvier,mortdupèrepuis,enmars,delasœurde

1846

diable.

Flaubert:ellelaisseunepetiteCarolinequel’écrivain

etsamèreélèvent.Premièreliaison

avecLouise

Colet.

1847

Débutdelacampagnedesbanquetsrépubli-Demaiàaoût,voyageavecDuCampenTouraine

cains.

etenBretagne,quidonnelieuàunrécitinéditdu

Balzac,LeCousinPons.

vivantdeFlaubert:Parleschampsetparlesgrèves.

1848

Les22,23et24février,révolution.Abdi-FlaubertestprésentàParislorsdesjournéesde

cation

deLouis-Philippe.Début

dela

Février.Le3avril,mortd’AlfredLePoittevin,ami

IIeRépublique.Enjuin,écrasementdusou-

trèscher.Le24mai,ilcommenceàrédigerlapre-

lèvementpopulaire.Le10décembre,Louis-mièreversiondeLaTentationdesaintAntoine.

NapoléonBonaparteéluàlaprésidencede

RuptureavecLouiseColet.

laRépublique.

1849

Le9février,proclamationdelaRépublique

BouilhetetDuCampjugentLaTentationratée,au

àRome.ExpéditionorganiséeparlaFrancegranddésespoirdel’auteur.DépartavecDuCamp

quichasselesrépublicainsetrétablitlepape

pour

ungrandvoyage

enOrient.Àpartirde

PieIX.

novembre:Égypte.

Chateaubriand,Mémoiresd’outre-tombe.

1850

Le15mars,loiFallouxsurl’enseignement.Àpartirdejuillet:Palestine,Syrie,Liban,Asie

Le18août,mortdeBalzac.

Mineure.Le18décembre,arrivéeàAthènes.


91851

Le2décembre,coup

d’Étatde

Louis-Retourd’OrientparlaGrèceetl’Italie.Enjuillet,il

NapoléonBonaparte.Le4décembre,renoue

avecLouiseColet.Septembre,débutde

fusilladedesboulevards.Le21décembre,

MadameBovary.IlestàParislorsducoupd’État.

ratificationducoupd’Étatparleplébiscite.

1854

DébutdelaguerredeCrimée.

Octobre,rupturedéfinitiveavecLouiseColet.

1856

Hugo,LesContemplations.

Le30avril,findelarédactiondeMadameBovary.

Entremaietoctobre,reprisedeLaTentationdesaint

Antoine(deuxièmeversion).Le1eroctobre,débutde

lapublicationdeMadameBovarydansLaRevuede

Paris.

1857

Baudelaire,LesFleursdumaletleurprocès.Procèsde

MadameBovary.Acquittement.Avril,

Champfleury,Manifesteduréalisme.

publicationduromanenvolume.Le1erseptembre,

FlaubertcommenceSalammbô.

1858

Le14

janvier,

attentat

d’Orsini.LeAvriletmai,voyageenTunisieetenAlgériepour

19février,loide

sûreté

générale.LeSalammbô.

21juillet,entrevue

dePlombièresentre

NapoléonIIIetCavour.

Gautier,LeRomandelamomie.

1862

Hugo,LesMisérables.

Avril,findelarédactiondeSalammbô.Novembre,

publicationduroman.


•••••••••••••••••••••



101863

Créationdu«Salondesrefusés».Manet,Aprèsavoirécrituneféerieencollaborationavec

LeDéjeunersurl’herbe.Taine,Histoiredela

Bouilhetetd’Osmoy(LeChâteaudescœurs),Flau-

littératureanglaise.

berthésitelonguemententredeuxprojets:un«ro-

manparisien»et«l’histoiredesdeuxcloportes»,

futurBouvardetPécuchet.

1864

Le11janvier,discoursdeThierssurlesDébutdelarédactiondeL’Éducationsentimentale.

libertésnécessaires.Le8décembre,publica-

Ennovembre,ilestinvitéàCompiègne

par

tiondel’encycliqueQuantacuraetduSyl-l’empereur.

labus.

1865

EntrevuedeNapoléonIIIetBismarckàJuillet,voyageàLondresetàBaden-Baden.Époque

Biarritz.

des«dînersMagny»,fondésparGavarnien1862,

EdmondetJulesdeGoncourt,GerminiequiréunissentGeorgeSand,Sainte-Beuve,Taine,

Lacerteux.ClaudeBernard,IntroductionàLittré,lesfrèresGoncourt,etc.

l’étudedelamédecineexpérimentale.Manet,

Olympia.

1866

Le3juillet,Sadowa.Faillitedu

CréditJuillet,voyageàLondres.Le15août,Flaubertest

mobilier.

faitchevalierdelaLégiond’honneur.

Offenbach,LaVieparisienne.

1869

Le16novembre,inaugurationducanalde

Le16mai,findelarédactiondeL’Éducationsenti-

Suez.

mentale.Le18juillet,mortdeLouisBouilhet,sa

Lautréamont,Les

Chantsde

Maldoror.«consciencelittéraire».Novembre,publicationdu

Verlaine,LesFêtesgalantes.Zola,LaFortuneroman.

desRougon.

111870

Le19juillet,déclarationdeguerreàla

Juin,reprisedeLaTentationdesaintAntoine(troi-

Prusse.Le2septembre,défaitedeSedan.Lesièmeetdernièreversion).Septembre,Flaubertest

4septembre,proclamationde

laRépu-

lieutenantdelagardenationale.Décembre,occupa-

blique.Le19septembre,débutdusiègede

tiondeCroissetparlesPrussiens.

Paris.

GustaveMoreau,OrphéeetSalomé.

1871

Le28janvier,armisticeetcapitulationde

Enmars,FlaubertrendvisiteàlaprincesseMathilde

Paris.Le12février,l’AssembléenationaleàBruxellespuisvoyageenAngleterre.Poursuitede

siègeàBordeaux,Thierschefdugouverne-larédactiondeLaTentation.

ment.Du18marsau28mai,Communede

Paris.Le10mai,traitédeFrancfort:la

Franceperdl’AlsaceetlaLorraine.

1872

Le14mars,loicontrel’Internationale.

Le6avril,mortdesamère.Le20juin,findelanouvelle

Le23octobre,mortdeThéophileGautier.versiondeLaTentation.Enjuillet,Flaubertcommence

Daudet,Tartarinde

Tarascon.Verne,LeàremanierunecomédiedeBouilhet,LeSexefaible.

Tourdumondeen80jours.Zola,LaCurée.Août,débutdes«grandeslectures»pourBouvardet

Pécuchet.

1873

Le24mai,Thiersestrenverséparl’Ordre

PoursuitedeladocumentationpourBouvardetPécu-

moral,coalitionmonarchisteetconserva-chet.Entrejuilletetnovembre,compositionduCan-

trice.LemaréchaldeMac-Mahonestéludidat,piècequifaitunfourl’annéesuivante.

présidentdelaRépublique.


•••••••••••••••••••••



121874

Premièreexposition

desimpressionnistes.Avril,publicationdeLaTentationdesaintAntoine.

Monet,Impression,soleillevant.

Juillet,cureenSuisseàKaltbad,aupiedduRighi.

Verlaine,Romancessansparoles.

Le1eraoût,débutdelarédactiondeBouvardet

Rimbaud,Illuminations.

Pécuchet.

1875

Février,ConstitutiondelaIIIeRépublique.RuinedeFlaubertconsécutiveàlafaillitedumaride

Le12juillet,loirelativeàlalibertéde

sanièce,ErnestCommanville.InterruptiondeBou-

l’enseignementsupérieur.

vardetPécuchetaumilieudutroisièmechapitre.Sep-

Zola,LaFautedel’abbéMouret.

tembre,séjouràConcarneauchezlenaturaliste

GeorgesPouchet.RédactiondeLaLégendedesaint

Julienl’Hospitalier.

1876

Le8juin,mortdeGeorgeSand.

Rédaction

d’Uncœur

simple.Novembre,début

Mallarmé,L’Après-midid’unfaune.

d’Hérodias.

1877

Le16mai,crisegouvernementale.

Avril,publicationdeTroisContes.Juin,reprisede

Zola,L’Assommoir.

BouvardetPécuchet.

1879

Le30janvier,démissiondeMac-Mahon.

Problèmesfinanciersetfracturedupéroné.

Huysmans,LesSœursVatard.

1880

LoisJulesFerrysurl’enseignement.

Le8mai,Flaubertmeurtd’unehémorragiecérébrale

Zola,Maupassant,Céard,Huysmans,Hen-et

laisse

Bouvard

etPécuchetinachevé.Le

niqueetAlexis,LesSoiréesdeMédan.Zola,

15décembre,débutdelapublicationdeBouvardet

LeRomanexpérimental,Nana.

PécuchetenfeuilletondanslaNouvelleRevue.

1881

Mars,publicationdeBouvardetPécuchetenvolume.


P r é s e n t a t i o n

Même (ou surtout ?) lorsqu’il est lu et relu, Bouvardfait encore et toujours rire. On a beau connaître l’issuede chaque épisode – l’explosion dévastatrice de l’alambicou l’insigne ingratitude dont les orphelins font preuveenvers leurs patients éducateurs –, la mécanique impla-cable construite par Flaubert fonctionne sans jamaiss’enrayer. Il semble même que moins l’on attached’importance au déroulement de l’intrigue, plus l’on serend attentif à la vie autonome dont semble soudain dotéchaque objet et à l’épaisseur inaccoutumée qu’acquiertalors chaque épisode. Rares sont pourtant les romans duXIXe siècle à être aussi peu romanesques que celui-ci, onle lui a suffisamment reproché ! S’il procure autant deplaisir à la relecture, c’est bien parce qu’il ne s’agit pas,ici, de savoir si la marquise sortit à cinq heures (versionValéry) ou si elle épousera le baron (version Flaubertdans une lettre du 16 décembre 1879 : « Ceux qui lisentun livre pour savoir si la baronne épousera le vicomteseront dupés »). Le plaisir toujours neuf vient de cequ’on rejoue chaque fois sur la scène de l’imaginaire lacomédie du savoir. Dans chacun des épisodes, pourtantsi irréalistes dans leur enchaînement même, on revit del’intérieur un désir qui est celui de chacun d’entre nous :comprendre et maîtriser le monde par le savoir. Onéprouve alors la jouissance ambiguë de le voir constam-ment échapper à Bouvard et Pécuchet dans la fictioncomme il nous échappe dans la réalité. Plaisir de recon-naissance donc ; mais aussi parfois illusion momentanéede savoir pourquoi ils échouent et d’être en mesure defaire mieux qu’eux ; d’autres fois encore, émerveillement


B o u v a r d e t P é c u c h e t14

consentant et partagé avec les personnages devant lesmystères du monde.

LA LENTE GENÈSE DU ROMAN

L’ancienneté du projet de Bouvard et Pécuchet est indé-niable. Il a peut-être été inspiré à sa source par la nou-velle de Barthélemy Maurice, Les Deux Greffiers, qui aparu pour la première fois en avril 1841 dans La Gazettedes tribunaux. C’est l’histoire de deux greffiersd’audience qui, ayant décidé de se retirer à la campagneà l’heure de la retraite, essaient successivement plusieurspasse-temps (chasse, pêche, horticulture…), s’en ennuientet finissent par revenir à leur activité première, copier :« Ainsi ces deux vieillards s’amusèrent à écrire quatre àcinq heures par jour sous la dictée l’un de l’autre ; ainsileur dernier plaisir, leur vrai, leur seul plaisir, fut dereprendre fictivement cette aride besogne qui pendanttrente-huit ans avait fait l’occupation et, peut-être à leurinsu, le bonheur de leur vie. » Les similitudes sontévidentes et nombreuses entre ce scénario et celui deBouvard. Néanmoins, avant même que la lecture desDeux Greffiers ait pu l’influencer, en 1837, le jeuneFlaubert avait publié dans une petite revue littéraire deRouen, Le Colibri, une physiologie intitulée « Une leçond’histoire naturelle – genre commis », qui soulignait déjàson intérêt pour l’« espèce » particulière des employés 1.Maxime Du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, assurede son côté que Flaubert songeait déjà à Bouvard en1843 2. Bien que les affirmations de l’ami parfois tropbavard soient souvent sujettes à caution, elles concordent

1. On trouvera ce texte recueilli dans Mémoires d’un fou, Novembreet autres textes de jeunesse, édition critique établie par Yvan Leclerc,Flammarion, « GF-Flammarion », 1991.2. « II mettait à exécution un ancien projet de sa jeunesse et il écri-

vait cette histoire de deux commis dont il m’avait déjà parlé en 1843. »(Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, 1822-1850, Aubier, 1994,p. 616.)


P r é s e n t a t i o n 15

ici avec d’autres éléments sur lesquels on reviendra. Entout cas, aucune preuve manuscrite ne vient attester lefait que l’écrivain a conçu le projet de Bouvard avant1862.En revanche, le Dictionnaire des idées reçues occupe

Flaubert de manière beaucoup plus évidente et depuisfort longtemps 1. L’écrivain le mentionne pour la pre-mière fois dans une lettre du 4 septembre 1850 qu’ilenvoie d’Orient à son ami Louis Bouilhet :

Tu fais bien de songer au Dictionnaire des idées reçues. Celivre complètement fait et précédé d’une bonne préface oùl’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait dans le butde rattacher le public à la tradition, à l’ordre, à la conventiongénérale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sachepas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être uneœuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait touted’actualité.

Déconcerter systématiquement le lecteur, telle estl’entreprise qui est d’emblée soulignée avec force et quel’on retrouvera au centre du futur Bouvard. L’idée duDictionnaire ne quitte plus Flaubert. Le 16 décembre1852, il revient sur le sujet, cette fois-ci en s’adressant àsa maîtresse Louise Colet. On décèle clairement dans sesparoles les accents qui seront ceux du début de la concep-tion de Bouvard dans les années 1872-1874 :

J’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler leshumains et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d’ici, dansquelque long roman à cadre large ; en attendant, une vieilleidée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire desidées reçues (sais-tu ce que c’est ?). La préface surtoutm’excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce seraittout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’yattaquerais tout. Ce serait la glorification historique de toutce qu’on approuve. J’y démontrerais que les majorités onttoujours eu raison, les minorités toujours tort. J’immoleraisles grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous

1. Pour une mise au point sur le Dictionnaire, voir l’introductiond’Anne Herschberg Pierrot à son édition dans la Bibliographie.



les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, àfusées.

Tromper le bourgeois n’est plus suffisant. Il s’agitmaintenant de le châtier, de punir les assauts répétés dela bêtise contre l’esprit. Ainsi conçu, le Dictionnairerépond aussi bien que Bouvard à la définition queFlaubert donnait, d’après Du Camp, de son dernierroman : « Ça, ce sera le livre des vengeances 1 ! » Bouvardsemble donc être né du Dictionnaire, dans une genèsequelque peu contre nature, puisque, au terme du proces-sus, l’œuvre-source se retrouve englobée dans l’œuvre àlaquelle elle a donné vie. Il est en effet certain que leDictionnaire devait faire partie du second volume duroman posthume.Quoiqu’il en parle assez régulièrement, Flaubert ne

met pas en chantier sa « vieille idée » dans les années1850. Madame Bovary et Salammbô l’occupent successi-vement. En revanche, dans les derniers mois de 1862,alors qu’il vient de terminer son roman carthaginois,l’écrivain hésite longuement entre deux projets : l’undeviendra L’Éducation sentimentale, l’autre, Bouvard etPécuchet. Or, le 15 avril 1863, il utilise pour parler dusecond, alors désigné sous le titre Les Deux Cloportes, lamême expression que celle employée dix ans plus tôtpour le Dictionnaire des idées reçues : « Il est fort pro-bable que je vais me rabattre sur Les Deux Cloportes.C’est une vieille idée que j’ai depuis des années et dontil faut peut-être que je me débarrasse ? » Aux frères Gon-court, il déclare trois semaines plus tard : « J’ai fait leplan de deux livres qui ne me satisfont ni l’un ni l’autre.[…] Quant au second, dont j’aime l’ensemble, j’ai peurde me faire lapider par les populations ou déporter parle gouvernement, sans compter que j’y vois des difficultésd’exécution, effroyables. » Ces deux plans primitifs, celuide L’Éducation et celui de Bouvard, se trouvent dans l’un

1. Souvenirs littéraires, op. cit., p. 618.



des Carnets de travail 1 de l’écrivain, le Carnet 19. Celuide Bouvard porte le titre : « Histoire de deux cloportes– Les deux commis ». Il occupe deux feuillets et se com-pose de trois parties. Dans la première, les deux person-nages se rencontrent et décident de s’installer à lacampagne. La deuxième comprend leurs diverses expé-riences tandis que la troisième indique déjà leur « bonneidée » finale : copier. Sur un autre feuillet de ce carnet,mention est clairement faite de l’appartenance duDictionnaire au second volume : « Insérer dans leurcopie : Le Dictionnaire des idées reçues, L’Album de lamarquise ».Mais finalement, Flaubert se décide en faveur de

L’Éducation sentimentale. Bouvard entre alors dans unenouvelle période de sommeil jusqu’en 1872, date àlaquelle les circonstances historiques amènent peut-êtreFlaubert à entreprendre ce qu’il remettait à plus tarddepuis si longtemps : « L’immense bêtise moderne medonne la rage », écrit-il au mois de juin de cette année-làà son amie Léonie Brainne. En effet, devant les malheursqui s’abattent sur lui et la France (la défaite du secondEmpire, l’invasion des Prussiens et l’occupation de Crois-set – sa résidence à quelques kilomètres de Rouen –, ouencore l’épisode de la Commune), l’écrivain cède aubesoin d’exprimer la colère qui monte en lui depuis silongtemps et finit par déborder. La correspondance necesse d’insister sur l’intime liaison qui existe entre laconception du dernier roman et la fureur vengeresse dontFlaubert est alors la proie. Le but qu’il poursuit en écri-vant Bouvard est de « cracher sur [ses] contemporains ledégoût qu’ils [lui] inspirent », d’« enfin dire [sa] manièrede penser », d’« exhaler [son] ressentiment », de « vomir[sa] haine », d’« expectorer [son] fiel », d’« éjaculer [sa]colère », ou encore de « déterger [son] indignation ».L’image du vomissement est omniprésente.

1. Carnet 19, fos 40 vo et 41. Voir l’édition de Pierre-Marc de Biasi,Flaubert – Les Carnets de travail, Balland, 1988.



Pourtant, sur cette puissante vague de fond se surim-prime rapidement une visée comique qui contribue àmétamorphoser le projet en profondeur. La premièremention de Bouvard, dans une lettre du 1er juillet 1872 àGeorge Sand, soulignait déjà l’infléchissement : « Puis, jeme mettrai à un roman moderne faisant la contrepartiede Saint Antoine et qui aura la prétention d’êtrecomique. » Quelques semaines plus tard, le 19 août,Flaubert explique à Edma Roger des Genettes qu’il pré-pare un nouveau roman : « C’est l’histoire de ces deuxbonshommes qui copient, une espèce d’encyclopédie cri-tique en farce. » Et, à George Sand, il confie le25 novembre de la même année : « Ce que je rêve, pourle moment, est une chose plus considérable. Et qui aurala prétention d’être comique. » Bouvard sera donc uneencyclopédie, mais une encyclopédie avec une « préten-tion comique », « en farce ». Ne surtout pas entendre parlà vanité et futilité ! Pour Flaubert, le comique nes’oppose pas au sérieux dont il partage la profondeur. Lerire est un révélateur dont il va appliquer les vertus à sonencyclopédie des savoirs.Aussi le projet de cet ouvrage requiert-il, pour sa réali-

sation, une certaine amplitude. Flaubert n’a jamais envi-sagé de faire de l’histoire de ses bonshommes le sujetd’une nouvelle. Il veut écrire un roman, avec les dévelop-pements que l’appartenance générique sous-entend, afortiori lorsqu’il s’agit de produire une encyclopédie fic-tionnelle. Bien que le romanesque ne soit pas primordial,« il faut un semblant d’action, une espèce d’histoirecontinue pour que la chose n’ait pas l’air d’une disserta-tion philosophique » (lettre du 15 avril 1875). L’origina-lité de Bouvard par rapport aux Deux Greffiers est iciindéniable. Or il semble que Flaubert ait eu du mal àconvaincre ses amis « du métier » de la pertinence de saconception lorsqu’il leur a exposé la manière dont ilcomptait traiter son idée. En juillet 1874, juste avant qu’ilcommence à rédiger l’ouvrage et alors que le scénarioen est déjà élaboré dans ses grandes lignes, Flaubertreçoit une lettre de Tourgueniev dans laquelle son ami



le dissuade d’écrire un roman. Selon lui, la brièveté estpréférable : il préconise un traitement « à la Swift, à laVoltaire ». Flaubert se défend énergiquement dans unelettre du 29 juillet :

Malgré l’immense respect que j’ai pour votre sens critique(car chez vous le Jugeur est au niveau du Producteur, ce quin’est pas peu dire), je ne suis point de votre avis sur lamanière dont il faut prendre ce sujet-là. S’il est traité briève-ment, d’une façon concise et légère, ce sera une fantaisie plusou moins spirituelle, mais sans portée et sans vraisemblance,tandis qu’en détaillant et développant, j’aurai l’air de croireà mon histoire – et on peut faire une chose sérieuse et mêmeeffrayante. Le grand danger est la monotonie et l’ennui.Voilà bien ce qui m’effraie cependant…Et puis, il sera toujours temps de serrer, d’abréger.

D’ailleurs, il m’est impossible de faire une chose courte. Jene puis exposer une idée sans aller jusqu’au bout.

Tourgueniev n’est pas convaincu par les arguments deFlaubert, Taine non plus. Les deux hommes entre-tiennent une correspondance dans laquelle ils parlent deleur ami commun. Dans une lettre non datée, mais quiest postérieure au début de la rédaction de Bouvard etvraisemblablement antérieure à la publication de TroisContes, Taine fait part à Tourgueniev de son inquiétudeet de ses doutes qui concernent, entre autres, l’ampleurde l’œuvre en cours :

Les deux héros étant bornés, bêtes, des personnages à lafaçon d’Henri Monnier, leurs déceptions et mésaventuressont nécessairement plates ; on s’y attend, elles n’intéressentpas ; on voit deux escargots qui s’efforcent de grimper ausommet du Mont-Blanc ; à la première chute, on sourit ; ladixième est insupportable. Un sujet pareil ne peut fournirqu’une nouvelle de cent pages au plus 1.

Par la suite, ce reproche sera souvent adressé au romanposthume. Il méconnaît pourtant gravement la spécificité

1. Lettre citée par René Dumesnil dans la préface de son édition deBouvard et Pécuchet, Les Belles Lettres, 1945.


N° d’édition : L.01EHPN000226.N001Dépôt légal : août 2008

Flammarion

Deux copistes retraités entreprennent une séried’expériences visant à embrasser l’ensemble desconnaissances humaines. Ultime roman de Flaubert,spirale encyclopédique et farcesque restée inachevée,Bouvard et Pécuchet est avant tout une histoireuniverselle de la bêtise. « Ça, ce sera le livre desvengeances ! » aurait un jour affirmé l’auteur, selon sonami Maxime Du Camp. Définition qui pourrait toutaussi bien s’appliquer au singulier Dictionnaire des idéesreçues, fragment du second volume projeté pourBouvard et Pécuchet, et où s’exprime, de manière plusdrôle et fulgurante que jamais, la rage de Flaubertcontre les préjugés et les lieux communs de son temps.

Présentation, notes, dossier,chronologie et bibliographiepar Stéphanie Dord-Crouslé

FLAUBERTBouvard et Pécuchet

Dictionnaire des idées reçues

ISBN : 978-2-0812-1779-9

www.editions.flammarion.com

08-V

III

Texte intégralIllustration :

Virginie Berthemet© Flammarion

Catégorie E

DOSSIER

1. Réception critique de Bouvard et Pécuchet

2. Quatre modalités du savoir

3. Éditer un texte inachevé


bouvard et pécuchet… · en- et laisse bouvar tpde écuchet inachevé. le niqueetalexis,...

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