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P.2 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE P.3 ÉDITO Le coup d'État permanent de l'armée d'Afrique P.4 ACCORD DE DÉFENSE FRANCEMALI Vers une présence permanente Virulentes réactions au Mali à un accord qui donnerait une base juridique définitive à la présence militaire française sur le sol malien P.5 AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT L'Aide en Plein Délire Entre légitimation des paradis fiscaux et approche « innovante » s'appuyant sur le privé, l'aide française ne cesse de renforcer son pouvoir de nuisance. P.67 CÔTE D'IVOIRE 3 ans après l'installation d'Alassane Ouattara P.8 A LIRE, À VOIR « Alain Juppé et le Rwanda » P.910 RWANDA ENTRETIEN « On aurait dû les arrêter » Guillaume Ancel, ancien officier de l'opération Turquoise livre son témoignage et ses réflexions sur cette opération très différente de ce que son ancienne hiérarchie décrit. Des livraisons d'armes à l'impunité accordée aux génocidaires dans leur fuite au Zaïre, son témoignage confirme la complicité des autorités françaises. P.11 SAHARA OCCIDENTAL L'ONU volontairement aveugle La MINURSO ne s'occupera toujours pas des droits de l'homme au Sahara occidental. Le lobbying du Maroc et de son allié français a encore payé. P.12 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE Lettre mensuelle éditée par Survie // N° 237 Juillet-août 2014 - 2,30 euros http://survie.org Informations et avis de recherche sur les avatars des relations franco-africaines La confirmation des charges pesant sur Gbagbo a attiré à nouveau l'attention médiatique sur l'ancien président ivoirien, mais pas sur l'impunité qui continue de prévaloir dans le pays, tandis que la Force Licorne se transforme en « Forces Françaises en Côte d'Ivoire » (FFCI), une des deux bases opérationnelles avancées de Paris en Afrique. Lire P.6-7. Côte d'Ivoire 3 ans après l'installation d'Alassane Ouattara Billets d'Afrique... ...et d'ailleurs

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Page 1: Billetsd'Afrique - Survie · 2017. 10. 17. · un riz transgénique pour offrir aussi une solution technologique à des problèmes politiques de malnutrition, et dont l'efficacité

P.2 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE

P.3 ÉDITO Le coup d'État permanent del'armée d'AfriqueP.4 ACCORD DE DÉFENSE FRANCE­MALI Vers uneprésence permanenteVirulentes réactions au Mali à un accord qui donnerait unebase juridique définitive à la présence militaire française surle sol malien

P.5 AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT L'Aide enPlein DélireEntre légitimation des paradis fiscaux et approche« innovante » s'appuyant sur le privé, l'aide française ne cessede renforcer son pouvoir de nuisance.

P.6­7 CÔTE D'IVOIRE 3 ans après l'installationd'Alassane Ouattara

P.8 A LIRE, À VOIR « Alain Juppé et le Rwanda »P.9­10 RWANDA ­ ENTRETIEN « On aurait dû lesarrêter »Guillaume Ancel, ancien officier de l'opération Turquoiselivre son témoignage et ses réflexions sur cette opération trèsdifférente de ce que son ancienne hiérarchie décrit. Deslivraisons d'armes à l'impunité accordée aux génocidaires dansleur fuite au Zaïre, son témoignage confirme la complicité desautorités françaises.

P.11 SAHARA OCCIDENTAL L'ONU volontairementaveugleLa MINURSO ne s'occupera toujours pas des droits del'homme au Sahara occidental. Le lobbying du Maroc et deson allié français a encore payé.

P.12 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE

Lettre mensuelle éditée par Survie // N° 237 Juillet-août 2014 - 2,30 euros http://survie.org

Informations et avis de recherche sur les avatars des relations franco-africaines

La confirmation des charges pesant sur Gbagbo a attiré à nouveau l'attention médiatiquesur l'ancien président ivoirien, mais pas sur l'impunité qui continue de prévaloir dans lepays, tandis que la Force Licorne se transforme en « Forces Françaises en Côte d'Ivoire »(FFCI), une des deux bases opérationnelles avancées de Paris en Afrique. Lire P.6-7.

Côte d'Ivoire

3 ans après l'installationd'Alassane Ouattara

Billets d'Afrique......et d'ailleurs

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2 Billets d'Afrique et d'Ailleurs Juillet­août 2014 N°237

En bref

Banane doréeBill et Melinda Gates sont formidables.Pour sauver l'Afrique, ils dépensent sanscompter, car il n'y a pas de doutes : lasolution à tous les problèmes doit êtretechnologique. Ainsi, après avoir financépar exemple le développement d'unsorgho transgénique (Cf. Billets n°204,juillet­août 2011), leur fondationphilanthrope soutient le projet d'unebanane OGM enrichie en vitamine A, afinde lutter contre une carence nutritionnelleresponsable de la cécité ou de la mort decentaines de milliers d'enfants(leFigaro.fr, 16/06). Un projet qui ne vapas sans rappeler le fameux « riz doré »,un riz transgénique pour offrir aussi unesolution technologique à des problèmespolitiques de malnutrition, et dontl'efficacité reste conditionnée à un régimede malbouffe puisque, selon le tauxd'absorption intestinale de la vitamine A,il pourrait falloir manger jusqu'à 2,5 kilosde riz par jour pour combler la carence. Etcombien de bananes, alors ? Mais tant queles brevets sur les semences transgéniquespermettent d'obtenir des profits dorés…

Football,opium du peuple ?Au Cameroun, les caprices de l'équipenationale refusant d'embarquer dansl'avion pour le Brésil afin d'exiger unemeilleure rémunération ont choqué lesprétendus patriotes, qui n'ont pas su voirque les champions du ballon rond nefaisaient qu'imiter les dirigeants et leurscomplices, en pillant le plus possible.Mais impossible de rechercher laresponsabilité à la tête de l’État :140 hauts fonctionnaires avaientembarqué à leur tour pour le Brésil pouraller suivre la coupe de foot aux frais dubas peuple, soit tout de même 3,8 millionsd'euros selon le quotidien camerounais LeJour qui a révélé l'affaire(acteurspublics.com, 20/06). Cetteétrange délégation sportive, composéeprincipalement de fonctionnaires desservices de la présidence de laRépublique, de la Primature, du ministèrede la Défense et de la délégation généraleà la sûreté nationale, n'a pas permis àl'équipe nationale d'éviter 3 défaites etd'être disqualifiée. Comme ce scandale del'élimination attise la fureur de son peupleet l'inquiète, le dictateur Paul Biya adécidé de réagir fermement : il a ordonnéau Premier ministre « de lui soumettredans un délai d'un mois le résultat de sesinvestigations sur les causes » de cettedébâcle, selon un communiqué du palais,qui précise que cette enquête devra se

conclure par des« propositions en vued'une restructurationprofonde et urgentedu footballcamerounais »(France 24, 26/06).En fixant toujours unobjectif de« l'émergence » dupays en 2035, PaulBiya se fixe lesurgences qu'il peut.

Diplomatiedu businessCertains massacres sont vite oubliés.Ainsi, comme le relève JeuneAfrique.com(04/06/2014), « le ministre des Affairesétrangères français, Laurent Fabius, n'amême pas attendu la proclamationofficielle des résultats de laprésidentielle, pour déclarer, vendredi30 mai, que Paris souhaitait à l'ancienchef des armées égyptiennes "du succèsdans l’accomplissement de sa hautemission". » Il faut dire que le nouvelhomme fort égyptien, démocratiquementélu à plus de 96% des voix, a desarguments qui parlent à la « diplomatieéconomique » chère à Fabius : il auraitlui­même imposé le choix du constructeurfrançais DCNS, face aux concurrentsallemand et néerlandais, pour unecommande de quatre corvettes Gowindd’une valeur d’un milliard d’euros. Ladiplomatie américaine n’est pas en reste,qui a pressé le nouveau pouvoir deripoliner ce qu’elle qualifie d’un« environnement politique limité », pourque les affaires et la coopération militairepuissent se poursuivre.

Marchandsde canonsLe salon Eurosatory, de vente de matérielde défense et de sécurité, a cette annéebattu tous ses records, avec plus de1500 exposants en provenance de 88 paysdifférents, confirmant sa position deleader mondial en la matière. L’annéedernière, l’événement « a drainé, sur leseul continent africain, 44,9 milliards dedollars (32,6 milliards d'euros) », indiqueJeuneAfrique.com (25/06). « Un anciendes forces spéciales françaises » fait lavisite guidée pour le correspondant deJeune Afrique : « Les Israéliens, quifournissent tout, de la paire de rangers autank, sont bien implantés dans le centre etl'ouest du continent. Les Français sepositionnent le plus souvent là où Parisintervient militairement. Quant aux

Chinois, ils ciblent les pays dont ils sontproches politiquement et échangentparfois leurs équipements militairescontre des concessions minières oupétrolières, au Soudan notamment. » Lesinterventions « humanitaires » ont dubon…

Au servicedes Services…L’édition du 1er juin de Jeune Afriqueapporte deux confirmations intéressantessur les relations des services secretsfrançais avec le MNLA. D’abord, « cesliens étroits remontent aux origines duMNLA, qui a vu le jour à la suite duretour au Mali de nombreux Touaregs quise battaient depuis des années pourMouammar Kadhafi en Libye : lesservices français les avaient convaincusde lâcher le "Guide" et de retourner, avecarmes et bagages, d'où ils étaient venustrois décennies plus tôt. » Ensuite, si lemouvement n’aurait plus la côte auprès dela diplomatie française, il n’en va pas demême auprès de « certains parlementaireset [des] services de renseignements, quipersistent à faire du MNLA uninterlocuteur incontournable ».

Montage au MaliAprès l’intervention en Libye et celle enCôte d’Ivoire, le journaliste « autorisé »Jean­Christophe Notin publie un nouvelouvrage sur l’opération Serval. J­D.Merchet (Lopinion.fr, 17/06) précise que« l'auteur a eu accès aux meilleuressources françaises, notamment dansl'armée et les services de renseignement.Et que ses interlocuteurs lui ont, enquelque sorte, donné leur blanc­seingpour qu'il publie ce récit extrêmementcomplet. Jean­Christophe Notin ne dit pastout, mais ce qu'il dit a été validé. » Ilconfirme que le prétexte qui a servi dedéclencheur et de justification àl’opération française n’était qu’unmontage : « Non, il n'y a jamais eu decolonnes de terroristes déferlant versBamako (…) Pas plus que les avions dereconnaissance, aucun satellite françaiscomme américain n'a jamais pris de

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N°237 Juillet­août 2014 Billets d'Afrique et d'Ailleurs 3

mouvement massif [de djihadistes ­ ndlr]en flagrant délit. Jamais un conseiller n'adéposé sur la table les clichés fatidiques».Par ailleurs « ni la DRM (Direction durenseignement militaire), ni la DGSE(Direction générale de sécurité extérieure)n'ont trace d'écoutes de l'un des chefsdjihadistes, annonçant sa volonté d'allerprier le lendemain à la mosquée deMopti ». « Tout cela est de l'invention,du story­telling comme disent lescommunicants », commente Merchet.Traduit de la novlangue, on appelle ça plussimplement des mensonges ou de lapropagande. Les militaires disent« manœuvre médiatique »…

Corsafrique :ça sent le roussiLes rebondissements se multiplient cesdernières semaines au sujet des « affaires »de Michel Tomi, empereur des jeux enAfrique, qualifié de dernier « parrain desparrains » par certains policiers. Leprésident malien IBK avait annoncé sonintention de porter plainte après lespremières révélations du Monde (cf. Billetsn° 234, avril 2014) sur ses liens étroits avecTomi. Il n’en fera finalement rien. Quant àl’homme d’affaires corse, que lesenquêteurs « suspectent ­ entre autres ­d'avoir été un peu trop généreux avec leprésident malien (en vêtements, chambresd'hôtel, jets privés...) », il a été mis enexamen le 20 juin, ainsi que certains de sesproches. « Parmi eux : Frédéric Gallois,ex­commandant du GIGN passé dans leprivé, et dont Gallice Group, la société desécurité qu'il codirige, multiplie lesprestations dans les États en crise : Irak,Centrafrique, Mali... ». Tomi est accuséd’avoir payé les 150 000 euros de contratsavec Gallice Group pour former laprotection rapprochée d’IBK. Détailcroustillant, c’est Bernard Squarcini,ancien responsable de la DCRI sousNicolas Sarkozy, qui a mis en relationFrédéric Gallois et Michel Tomi, dont il estproche… Pour sa défense, et celle de son« ami », Squarcini avance : « Michel Tomi,c’est quelqu’un qui connaît mieux quequiconque les dessous de l’Afrique et qui aun relationnel particulier aux chefs d’Etatavec lesquels la France doit opérer… Iltravaille pour le drapeau. (…) Il rend desservices au pays. Alors ou on fait de larealpolitik, ou on n’en fait pas. »(L’Express, 04/06) On ne va quand mêmepas chercher des noises au parrain supposéde la pègre si les pots de vins versés à deschefs d’Etats africains bénéficient auxentreprises françaises, surtout celles desbarbouzes !

Le coup d'Étatpermanent del'armée d'Afrique

Sans surprise, le Gouvernement a mis fin, dès le premier

haussement de sourcils de l'état-major des armées, à ses timides

tentatives d'économie sur le colossal budget de la défense

française. Éducation et recherche, aménagement du territoire, logement,

justice, santé, sécurité publique : tout sera sacrifié au moloch militaire.

Les hauts gradés défendent d'abord les rentes que l'État français leur

assure. En effet, si l'engagé de base est envoyé au feu sans disposer de

l'équipement minimal, la Cour des comptes observe que « le nombre

d'officiers généraux est resté à peu près constant en dépit de la

réduction du format des armées. L'armée de terre compte ainsi 176

généraux pour seulement 15 brigades à commander. Pour les 3468

officiers ayant un grade équivalent à celui de colonel, les

commandements disponibles de régiments, de bâtiments de la marine et

de bases aériennes sont au nombre de 150.» Ce budget considérable sert

aussi à enrichir des sociétés privées dont les productions inutiles et

coûteuses sont invendables sur les marchés extérieurs. Comment

s'étonner dès lors qu'une industrie de la défense artificiellement dopée

par la subvention automatique soit de moins en moins compétitive ?

On comprend que ces lobbies communient dans l'idéologie impériale.

Les chefs d'état-major n'ont pas manqué de souligner que des coupes

budgétaires mettraient en péril la « capacité de projection » de nos

armées. Il semble aller de soi que la France doit rester la troisième

puissance militaire1 et le deuxième pays au monde, après les USA, en

nombre de soldats déployés hors du territoire national, forces

concentrées quasi exclusivement en Afrique francophone. L'exception

militaire française est si invétérée qu'elle s'impose comme un objet

sacré, au-dessus de tout examen officiel. Les guerres d'Indochine et

d'Algérie, défaites militaires, échecs politiques et désastres humains, se

sont prolongées en un long cycle d'errements aux conséquences

délétères. Ainsi la guerre cruelle menée contre le mouvement nationaliste

camerounais, de 1956 à 1963, vit se perpétrer maints Oradour, dans le

seul but d'installer un régime qui a conduit le pays à la ruine. Quant à

l'action militaire de la France au Rwanda, la nécessité de tirer le bilan de

ce qui a conduit la France à tremper dans ce génocide se heurte à un

bloc de dénégation inexpugnable. L'évaluation des dix ans de l'opération

Licorne en Côte d'Ivoire n'est pas davantage à l'ordre du jour. Tous les

rouages gouvernementaux, parlementaires, judiciaires de l'État français

sont mobilisés pour maintenir l'opacité sur les épisodes de Bouaké, de

l'hôtel Ivoire ou de l'affaire Mahé. Pourquoi l'opération Epervier au Tchad

dure-t-elle depuis 1986, pour quel résultat sinon pour le maintien du pays

sous la coupe d'un pouvoir tyrannique et sanguinaire ? Etc.

Les interventions en cours au Mali et en Centrafrique n'ont permis

aucune évolution favorable des maux qu'elles prétendaient guérir. Serval

a conforté les antagonismes maliens au lieu de les résoudre. Sangaris a

attisé l'incendie qui consume le pays. L'enlisement d'une pauvre France

qui n'en peut mais dans ces opérations absurdes est probable. Le seul

espoir est qu'il permette à notre pays, comme le désastre angolais l'a

permis au Portugal, d'échapper enfin au vampirisme des fanatiques des

guerres d'Afrique.Odile Tobner

1 ­ Derrière les Etats­Unis et la Chine

Édito

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4 Billets d'Afrique et d'Ailleurs Juillet­août 2014 N°237

Salves

ACCORD DE DÉFENSE FRANCE-MALI

Vers une présence permanentePrévue pour le 20 janvier 2014, reportée à plusieurs reprises, puis annoncée pour débutjuillet, la signature de l'accord de défense entre la France et le Mali donnerait une basejuridique définitive à la présence militaire française sur le sol malien. Inutile d'être expertpour comprendre pourquoi au Mali les réactions d'opposition sont si virulentes.

Selon la constitution française : « lePrésident de la République signe etratifie les traités ». Les anciennes

colonies françaises ont été dotées de lamême règle constitutionnelle. Une fois letraité signé par les deux chefs d'Etat ilreste donc aux parlementaires, à voter une« loi autorisant la ratification du traité »,sans possibilité d'amendement.

Un monumentd'opacité politiqueLe traité de défense avec la Côte d'Ivoire,signé par Sarkozy est discuté en avril2013 à l'Assemblée nationale, en mêmetemps que deux autres traités. Le texte dutraité signé n'est pas rendu public nimême remis aux parlementaires. C'est unrapporteur qui le défend et en présente unrésumé. Après le vote en commission, unvote de pure forme a lieu en séanceplénière, sans débat.Cette séance de l'Assemblée est expédiéeavec une telle désinvolture que lejournaliste ivoirien Théophile Kouamouone manque pas de s'en indigner: « desmilliers d’amendements relatifs au projetde loi sur la consommation, provenant detous les groupes parlementaires ; zéroamendement en ce qui concernel’autorisation donnée à l’exécutif deratifier les traités de Défense avecDjibouti, la Côte d’Ivoire et le Sénégal,expédiée en quelques secondes [...].[Cela] illustre une fois de plus commentla "démocratie française" organisel’absence de débat sérieux sur lapolitique africaine.1 »En commission, seuls 4 députés émettentquelques critiques. Serge Janquin relèveainsi : « l’absence de toute réflexion defond sur les coopérations possibles pourque les problèmes puissent être traitéspar les pays africains eux­mêmes. » Leprojet est adopté avec quatre abstentions.Au Sénat, en commission du 10 décembre2013, le débat n'aura pas duré 5 minuteset débouchera sur une unanimité moinsune abstention. Pour les parlementaires laprésence permanente de troupesfrançaises dans les anciennes coloniesconstitue une telle évidence que cela nemérite pas qu'on en discute.

Le président de la République promulguela loi en décembre 2013, publiée au JOavec la note : « le texte sera publiéultérieurement ». Le texte du traité avec laCôte d'Ivoire, signé en janvier 2012,adopté par les deux assemblées, n'esttoujours pas rendu public en juillet 2014.

Des traitésfrançafricains bien rodésL'accord qui sert de cadre juridique àServal2 et le récent traité avec la Côted'Ivoire3, sont identiques sur la plupartdes points. Tous deux offrent une largeliberté aux forces françaises.Tout est prévu : mise à disposition gratuitedes installations, logements et fréquencespour les communications. Dans les deuxtextes, il est bien clair que les troupes nepeuvent pas être soumises aux autoritésnationales. Quant aux informationsfournies aux pays, le traité avec la Côted'Ivoire est très précis : « le matériel et lesapprovisionnements nécessaires auxactivités et au fonctionnement courantdes forces françaises sont exemptés detous documents douaniers ainsi que detoute inspection. […] Les matériels desforces françaises stationnées, ne peuventfaire l’objet d’aucune perquisition,réquisition, saisie ou mesured’exécution. » Il ne fait guère de douteque l’accord de défense qui va être signéentérinera ces dispositions.Un retour sur l'histoire du Maliindépendant permet de comprendrepourquoi un traité qui rendrait définitifl'accord passé pour Serval peut êtreinsupportable aux yeux d'un grandnombre de Maliens.

Commentoublier Modibo Keita ?Devenu le premier président du Mali,Modibo Keita prononce le discoursdésormais célèbre du 21 janvier 1961 :« l’ambassade de France au Mali, estinformée par mes soins de la décision demon parti et de mon gouvernement, devoir la France évacuer les bases deBamako, Kati, Gao et Tessalit par lesmilitaires français. »

Le geste exprime une volontéd'indépendance réelle. Début 1961, c'estaussi un soutien militaire direct à la luttedes Algériens pour leur indépendance : laFrance perd ainsi des bases de départ pourdes opérations en Algérie alors queModibo Keita autorise le FLN à installersur son territoire des postes d’écoute descommunications de l’armée française. Enfévrier 1961, le gouvernement de Bamakoreconnaît le GPRA (Gouvernementprovisoire de la révolution algérienne)alors que les négociations quidéboucheront sur les accords d'Eviancommencent en Suisse.La France et le Mali ne sont liés que parun accord de coopération militaire ettechnique signé en 1985 et rendu publicen 1990. Il y est expressément spécifiéque les formateurs militaires français « nepeuvent, en aucun cas, prendre part à lapréparation et l'exécution d'opérations deguerre, de maintien ou de rétablissementde l'ordre ou de la légalité » au Mali.Du côté de la société civile malienne, lerefus du traité s'exprime avec vigueur :« la tutelle exercée par les militairesfrançais sur les troupes maliennes serapérennisée. »4 « Tout accord militaireavec la France favorisera la réalisationde l'ambition de la France de 1957 pourun contrôle sur les Régions Sahariennesavec la perte au moins de la Région deKidal et de la Localité géostratégique deTessalit et des ressources naturelles »5.Que dans la version officielle du traité latutelle militaire avance plus ou moinsmasquée par des précautions devocabulaire, cela n'enlèvera rien aucaractère néocolonial de la présencepermanente de soldats français sur leterritoire malien et appelle à uneopposition forte à ce traité en France.

Gérard Moreau1 ­ Le Nouveau Courrier, 28 juin 2013

2 ­ Billets d'Afrique n°231 – janvier 2014

3 ­ Le site Connection Ivoirienne en adiffusé une version fuitée

4 ­ Journal L'indépendant5 ­ Discours du Dr Abdoulaye Niang,Directeur Exécutif du Centre d’étudesstratégiques, 11/01/ 2014

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N°237 Juillet­août 2014 Billets d'Afrique et d'Ailleurs 5

Salves

APD : l'Aide en Plein DélireEntre légitimation des paradis fiscaux et approche « innovante » s'appuyant sur le privé,l'aide française ne cesse de renforcer son pouvoir de nuisance.

Le Parlement a finalement adopté enjuin la première « loi d'orientationet de programmation relative à la

politique de développement et desolidarité internationale ». Le texteinitialement creux, patchwork de bonnesintentions et de grands principes compiléssans aucune dimension programmatique(Cf. Billets n°232, février 2014), auraitpu, grâce à quelques parlementaires,permettre des progrès en termes detransparence financière des entreprisesappuyées par des organismes dedéveloppement français : plus qu'unevaleur d'exemple, il s'agissait d'imposerun effet d’entraînement sur les contraintesréglementaires futures vis à vis de toutesles entreprises.Mais les amendements porteurs de cesavancées ont été, à l'Assemblée comme auSénat, systématiquement battus en brèchepar le gouvernement (Cf. Billets n°234 etn°236, avril et juin 2014). Comme poursouligner amèrement cette occasionmanquée, le Canard enchaîné a publié àquelques jours de l'adoption définitive dela loi un article assassin, « l'aide audéveloppement des paradis fiscaux » (11juin). Il y était question de certaines prisesde participation de la Proparco (filialeprivée de l'Agence Française deDéveloppement) dans des fondsdomiciliés dans des paradis fiscaux etréalisant des investissements en Afrique,et surtout de l'opacité sur le nombre et lafinalité de ces placements offshore dugroupe AFD. Exactement le typed'informations que le gouvernement avaitempêché les parlementaires d'exiger de lapart de l'AFD, en bloquant lesamendements qui pouvaient, à l'avenir,imposer plus de transparence.

Des paradisfiscaux coopératifsInterrogée le 17 juin par une commissiondu Sénat, la directrice de l'AFD, AnnePaugam, a fait mine de démentir LeCanard en expliquant que son groupe « neparticipe pas à des fonds d'investissementlogés dans des pays figurant sur les listesnoires établies par le code général desimpôts et par le Forum de l'OCDE ». Etcomme l'Ile Maurice et les Iles Caïmanséchappent aux listes de l'OCDE, quiindexe en revanche Chypre et leLuxembourg mais selon un critère querefuse d'appliquer l'AFD, celle­ci ne voit

pas le problème : certains parlent deparadis fiscaux, mais pour elle ce ne sontpas des Juridictions Non Coopératives(JNC), nuance !Quant aux traités de non doubleimposition signés entre ces territoires etles pays où se fait l’investissement final,qui permettent de réduire l'impôt del'investisseur en toute légalité, la Proparcoconsidère qu’elle n'a pas à se permettre unjugement sur les choix souverains qui lesont amenés à les signer. Autrement dit,tant que c'est légal, c'est légitime…Il en est de même pour le secret bancaire,une « tradition » du secteur financier àlaquelle Proparco, explique­t­elle enréunion face à des ONG, ne peut pass'opposer sans risquer de rebuter sespartenaires financiers : le développementexigeant, selon elle, que l'investissementpuisse se faire, il ne faudrait pas imposerune transparence qui risquerait demenacer son investissement, et donc ledéveloppement ! Une logique à touteépreuve… si l'on fait abstraction del'impact global désastreux de cette opacitéreine dans le milieu financier, qu'unorganisme de développement pourraitpourtant chercher à remettre en question.A moins que le véritable risque soit quel'investissement soit finalement réalisé parun autre organisme moins regardant ? Ôcruelle concurrence entre bailleurs defonds, condamnés à voir leur portefeuilles'agrandir...

Des sous,peu importe par oùS'il y a bien une organisation qui necontredira pas l'AFD et le gouvernementsur de tels choix, c'est Coordination Sud,la « coordination nationale des ONGfrançaises de solidarité internationale ».Dans son communiqué du 24 juin, elles'est en effet « félicitée » de l'adoption decette loi qui, selon son président, permetd'« en finir avec le caractèrediscrétionnaire des politiques menéesdepuis les années 1960 ». Son seul griefportait sur la baisse envisagée del'enveloppe d'APD dans le projet de loi definances rectificative de cette année.« Plus d'aide ! » est donc toujours leslogan emblématique pour CoordinationSud, qui ne trouve rien à redire que l'AFD­un bailleur important de ses 140 ONGmembres­ utilise et légitime les siphons dela finance internationale et les juridictions

de complaisance où s'abritent l'évasionfiscale, le blanchiment d'argent et lestrafics de drogues, d'armes et d'humainsqui ravagent les pays dans lesquels onpourra encore longtemps mener desprojets de développement.

Lutte contrela pauvreté des richesMais cette revendication arc­boutée sur larallonge budgétaire trouve évidemmentassez peu l'oreille d'un gouvernementbraqué sur l'austérité. Aussi PascalCanfin, alors ministre chargé dudéveloppement qui préparait sa loid'orientation sans programmation, avait­ilcommandé un rapport sur les approches« innovantes » de l'APD à EmmanuelFaber, vice­président du groupe Danone,et Jay Naidoo, président de l'ONG quiavait accompagné Danone pour lancer en2006 un yaourt « pour les pauvres » auBangladesh, emblématique de la vague du« social business ». En toute logique, nosdeux experts ont donc proposé derediriger l'aide publique vers… le privé.Ou, plus exactement, d'« accompagner[des] initiatives d’économie d’inclusive,où entreprises, ONG, pouvoirs publics,collectivités locales, fondations invententensemble des modèles "hybrides" pourrépondre à des problèmes concrets dedéveloppement durable, engagées dansdes projets ou programmes au plusproche des réalités de terrain ».Ainsi, le constat ­facile­ de l'inefficacitéde l'aide ne doit surtout pas amener àinterroger les causes politiques duproblème, mais pousser vers l'économieinclusive, un concept tout droit issu del'univers merveilleux de la« gouvernance », où antagonismespolitiques et rapports de force ont disparuau profit d'un monde lissé et apolitique.Que n'y a­t­on pensé plus tôt ? il suffit demettre autour de la table de séduisantes« coalitions d’acteurs » : « groupementsde femmes, entreprises, collectivitéslocales et ONG », une énumération qui nedistingue plus rien et fournit un amalgamepratique. On comprend que financer leprojet d'une ONG qui ne s'associerait pasà une entreprise ne serait pas « inclusif » ;et si les circuits de l'aide française peuvent« inclure » encore davantage les boitesmade in France, ça n'est sûrement pasDanone et consorts qui s'en plaindront.

Thomas Noirot

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6 Billets d'Afrique et d'Ailleurs Juillet­août 2014 N°237

Salves

Trois ans après sa mise à l'écart dupouvoir, son arrestation, puis sontransfert à la Cour pénale

internationale (CPI), Laurent Gbagbovient de se voir confirmer les charges quipèsent contre lui. À moins d'une décisioncontraire après l'appel que devraitprobablement déposer la défense, leprocès contre l'ancien président ivoirien,accusé d'être le « coauteur indirect » decrimes contre l'humanité (meurtres ettentatives de meurtres, viols,persécutions) perpétrés à Abidjan pendantla crise post­électorale de 2010­2011,s'ouvrira d'ici quelques mois à La Haye.Les circonstances de cette confirmationdes charges montrent pourtant le manquede solidité du dossier. Il y a un an, lesjuges avaient différé leur décision pourque l'accusation étaye son dossier,reposant essentiellement sur des rapportsd'organisations de protection des droitshumains, par une enquête véritable. Cettefois­ci, l'opinion dissidente d'une des troisjuges pointe une autre faiblesse del'accusation : le recours aux éléments depreuves indirectes provenant de sourcesanonymes. Pour cette juge, les chargescontre Laurent Gbagbo doivent êtreabandonnées.

Cour PénaleInstrumentaliséeAccusée d'enquêter exclusivement sur lescrimes du camp Gbagbo et de fermer lesyeux sur ceux commis depuis 2002 parl'ex­rébellion pro­Ouattara, la CPI restedépendante du bon vouloir des autoritésivoiriennes en matière d'arrestation etd'extradition. Ajoutons que les civilsmassacrés par l'armée française ennovembre 2004 à Abidjan ne semblentpas intéresser la CPI. Certains veulentcroire à l'existence de mandats d'arrêt àl'encontre d'anciens chefs de guerre del'ancienne rébellion. Les crimes commisdepuis 2002 sont suffisamment nombreuxet documentés pour qu'une bonne demi­douzaine de cadres de l'ex­rébellion pro­Ouattara soient en lice : exécution d'unesoixantaine de gendarmes à Bouaké en2002, charnier de Korhogo en 2004,massacre de 800 civils du quartier

Carrefour à Duékoué en 2011, attaque ducamp de réfugiés de Nahibly en 2012.Seuls ceux qui restent aveuglés par l'idéald'une justice internationale respectéecroient que ces mandats d'arrêt sont unepromesse de procès. Transmis auxautorités ivoiriennes, sans être renduspublics, ni exécutés, ils sont unformidable moyen de pression dans lesmains de ceux qui veulent contrôler leséléments les plus criminels de l'ex­rébellion. Pour le moment, récompenséspar des promotions prestigieuses aprèsl'accession au pouvoir de leur championAlassane Ouattara, le temps qui passeleur permet d'affermir une emprise, faitede trafics et de violence, qui ne se limiteplus à la moitié nord de la Côte d'Ivoire,mais s'étend sur l'ensemble du pays.Citant les noms de Losseni Fofana(« Loss »), Issiaka Ouattara (Wattao) et deson frère Morou Ouattara(« Atchengué »), les experts chargés desurveiller l'embargo ivoirien expliquentdans leur dernier rapport S/2014/266publié en avril, avoir découvert que « lesanciens commandants de zone continuentde disposer de fonds et qu’officieusementils exercent un pouvoir économique etmilitaire dans ces régions » et « que cesfonds sont soit détenus sous forme devastes réserves d’espèces dans lesmaisons ou entrepôts d’ancienscommandants de zone ou parfois passésen contrebande en grande quantité pardes membres de l’UEMOA ». Devenusles véritables préfets du pouvoir ivoirien,ils ont tout à gagner à entretenirl'instabilité et l'insécurité.Quant à Guillaume Soro, l'anciensecrétaire général de la rébellion, il estpartagé entre une ambition débordantequi se trouve finalement bien à l'étroitdans ses habits successifs de Premierministre, puis maintenant de président del'Assemblée nationale, et la nécessité detrouver une porte de sortie autre que celledu box des accusés d'un tribunal. Mais ildoit compter avec un rival de taille,l'actuel ministre de l'Intérieur, HamedBakayoko, en visite en France en ce débutde mois de juillet pour préparer leprochain voyage de François Hollande àAbidjan.

Hollande à AbidjanRetardée depuis le mois de janvier àcause des problèmes de santé d'AlassaneOuattara, la visite du président français àson collègue ivoirien est finalement fixéeau 17 juillet. L'annonce par l'Élysée d'unerencontre avec des représentants du FPIde Laurent Gbagbo, principal partid'opposition, tient du détail, tant lapriorité est donnée aux voletséconomique et militaire de la relationfranco­ivoirienne. La délégation françaisecomprendra une quarantaine de patronsdu secteur des infrastructures urbaines(La Lettre du Continent, 30 juin).L'existence d'un gigantesque « contrat dedésendettement­développement » (C2D)entre Paris et Abidjan (Billets n°228,octobre 2013), conjuguée à la manie dupouvoir ivoirien de passer des contrats degré à gré, devrait faire l'affaire desentreprises françaises.Côté militaire, après les déclarationsfrançaises hypocrites sur le statut de labase militaire française de Port­Bouët,promise à la disparition du temps deGbagbo, l'ère Ouattara signe le grandretour de « la Coloniale ». Début mai, leministre de la Défense Le Drian est allérencontrer Ouattara et officialiser sous lestropiques la transformation, à partir del'an prochain, de la force Licorne en« Forces Françaises en Côte d'Ivoire »(FFCI). La France comptera ainsi, selonle nouveau jargon, deux « basesopérationnelles avancées » en Afrique,l'une à Port­Bouët, dans la banlieued'Abidjan, et l'autre à Djibouti. Laproximité de l'aéroport internationald'Abidjan est déterminante, tant pourl'évacuation de ressortissants que pour lesrotations des nouveaux avions detransport militaire A400M.Avec des amis comme Ouattara, qui nedemande qu'à accueillir nos troupes etsigner un « partenariat de défense »,forme actuelle du serment d'allégeance aupouvoir français, l'impérialisme françaisle plus rustique a encore de beaux joursdevant lui ! D'autant plus que la relève estdéjà prête...

Côte d'Ivoire : 3 ans aprèsl'installation d'Alassane OuattaraLa confirmation des charges pesant sur Gbagbo a attiré à nouveau l'attention médiatiquesur l'ancien président ivoirien, mais pas sur l'impunité qui continue de prévaloir dans lepays, tandis que la Force Licorne se transforme en « Forces Françaises en Côte d'Ivoire »(FFCI), une des deux bases opérationnelles avancées de Paris en Afrique.

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Devenir RoiL'hyperlongévité politique d'Houphouët­Boigny n'était pas le fruit d'unengagement politique pour une Côted'Ivoire forte et de son indépendance.Tout au contraire, c'est parce­que, malgrél'indépendance officielle, il s'est acharné àse comporter comme le ministre de laFrance, dont la volonté de puissancetenait lieu de politique africaine, qu'il agardé le pouvoir pendant plus de trenteans. Le tournant de sa carrière eut lieudans les années 1950, lorsqu'après deuxans de répression sanglante des« communisants » ivoiriens par lebataillon autonome du lieutenant­colonelLacheroy1, le député Houphouët quitta lesbancs communistes de l'Assembléenationale et entra dans les gouvernementsde la 4e République.S'il existe aussi un tournant dans leparcours d'Alassane Ouattara, c'estcertainement sa rencontre avecDominique Nouvian­Folloroux, uneFrançaise qui deviendra sa secondeépouse. Celle que, selon un diplomate duQuai d'Orsay (cf. câble diplomatiqueaméricain 31238 du 21/04/2005, révélépar Wikileaks), Jacques Chirac considéraitcomme « 'la femme' d'Houphouët­Boigny », gérait en partie le patrimoine del'ancien président ivoirien et bénéficiedepuis d'une « influence et de contactspolitiques étendus » en France. Plusexplicite, François Loncle (député PS etmembre de longue date de la Commissiondes Affaires étrangères de l'Assembléenationale) expliquait fin 2012 qu' « ausein du parti socialiste, le coupleOuattara a mené un lobbying absolumentconsidérable. Mme Ouattara, qui estd'origine française, et qui a beaucoup

d'amis, à droite, à gauche, a fait untravail absolument énorme. Petit à petit,elle a convaincu un certain nombre dedirigeants socialistes – je pense àDominique Strauss­Kahn, Laurent Fabiuset d'autres – que Ouattara, c'était l'aveniret que Gbagbo devait partir. Donc leparti socialiste s'est divisé. […] C'est unequestion de moyens : Mme Ouattara aune fortune colossale, elle est intelligente,très active, très politique et elle a fait cequ'il fallait. »Hamed Bakayoko, le plus en vue desprétendants à la succession de Ouattara,bénéficie lui aussi depuis longtemps de laconfiance de Mme Ouattara. Bien avantde devenir ministre de l'Intérieur, il futjournaliste, à la tête du Patriote, l'organedu parti RDR d'Alassane Ouattara, puis deRadio Nostalgie, contrôlée par la famillede Mme Ouattara. Autre atout d'« Hambak », son oncle YoussoufBakayoko, diplomate et ancien ministredes Affaires Étrangères devenu présidentde la Commission électorale indépendante(CEI) début 2010. Sensibilisé aux intérêtsde la France lorsqu'il est passé en 2006 surles bancs de l'Institut des hautes études deDéfense nationale (IHEDN), après laprésidentielle de 2010, le président de laCEI avait abusé de sa fonction pourproclamer Alassane Ouattara vainqueuravant de s'envoler précipitamment versParis et de laisser la Côte d'Ivoires'enfoncer dans la crise post­électorale...

De la part de VallsEn guise de prélude à la visite de FrançoisHollande, le neveu « Hambak » est venurencontrer Manuel Valls à Matignon ainsique son homologue Bernard Cazeneuve.

À l'automne2013, Valls, àl'époqueministre del'Intérieur,était allérencontrersonhomologueivoirien.Dans le cadrede la luttecontre legrandbanditisme, illui apportait500 pistoletsautomatiques.Dans un paystoujours sousembargo,débordantd'armes

légères2, Valls sait le cadeau qui faitplaisir ! Quand on connaît la rivalité quioppose Hamed Bakayoko au leader del'ex­rébellion Guillaume Soro, on devinequel grand bandit pouvait être visé.À moins que ce soit les opposantspolitiques. Tout en se félicitant dutransfert à la CPI de l'ancien leader des« jeunes patriotes » pro­Gbagbo,Amnesty International a rappelé, le 20mars, « les centaines de cas de personnesmaintenues en détention pendant desmois sans pouvoir communiquer avecleurs proches ni leurs avocats, du fait deleur soutien réel ou supposé à l’ancienprésident Gbagbo. […] Ces actes ont étérendus possibles par l’utilisation de lieuxde détention informels, où des personnessoupçonnées d’atteintes à la sécurité del’État ont été détenues au secret, parfoispendant de longues périodes et dans desconditions inhumaines et dégradantes.Beaucoup ont été torturées et certainesont été relâchées moyennant le paiementd’une rançon. » Parmi les lieux detortures, Amnesty citait la Direction de lasurveillance du territoire, qui dépend duministère de l'Intérieur.Invariablement, l'ambitieux démesuré,qu'il se prétende socialiste ou de droite,serre la main de l'oppresseur.

Rafik Houra1 ­ Sur Lacheroy, lire la brochure « De l’arméecoloniale à l’armée néocoloniale (1830 ­1990) », R. Granvaud, 2009 ; sur survie.org

2 ­ Dans leur dernier rapport S/2014/266, lesexperts chargés de surveiller l'embargoivoirien relèvent la disparition, pendant leurtransit en Côte d'Ivoire, d'une vingtaine detonnes de matériel militaire à destination de laMinusma (mission de l'ONU pour le Mali).

Salves

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A lire, à voir

L'ouvrage de Jean­Pierre Cosse paruaux éditions L'Harmattan est loinde se réduire à son titre. En plus de

500 pages très documentées, l'auteurbrosse un tableau complet del'implication de l'Etat français auRwanda. Il examine plus attentivement lerôle personnel d'Alain Juppé dans lesdécisions prises, à partir de sa nominationcomme ministre des affaires étrangères auprintemps 1993. Il montre commentJuppé, pourtant connu pour sonintelligence et son énergie politique, secoule très vite, concernant le Rwanda,dans les pas de celui dont il partage lesprérogatives en matière de politiqueétrangère : François Mitterrand, alorsprésident de la République. Laresponsabilité de ce dernier dans lacomplicité de génocide est écrasante,mais celle d'Alain Juppé ne doit pas êtrenégligée.En effet, c'est de lui que dépendl'ambassadeur Jean­Michel Marlaud aumoment où le gouvernement génocidairese constitue, en avril, dans l'enceinte del'ambassade de France à Kigali, commel'a rappelé récemment Bernard Kouchner.Nulle trace, dans les archives connues, de

réaction de la part du ministre des affairesétrangères. Et si Juppé essaie à plusieursreprises d'infléchir la ligne suivie parl'Elysée, il finit à chaque fois par rentrerdans le rang et se soumettre aux vues deMitterrand et de ses conseillers : HubertVédrine, secrétaire général, BrunoDelaye, conseiller aux affaires africaines,et le général Christian Quesnot, chef del'état­major particulier. Le cas le plusemblématique est celui de l'évacuation auZaïre des membres du gouvernementgénocidaire réfugiés dans la zone souscontrôle français, alors même que le Quaid'Orsay avait annoncé leur internements'ils s'y présentaient.En 1994, Alain Juppé est « l'hommeparadoxal » comme l'écrit Jean­PierreCosse. Il utilise mi­mai le mot degénocide, mais sans en tirer lesconséquences : rompre avec legouvernement et les troupes qui lecommettent. Un mois plus tard, il met cemot au pluriel et inaugure le thème du« double génocide » dans une tribuneparue dans Libération. Aujourd'hui, il faitchorus avec Hubert Védrine pourdéfendre la politique menée au Rwanda.Alain Juppé et le Rwanda pose

implicitement la question de savoirpourquoi cet homme politique plusconscient que d'autres de la réalité del'extermination des Tutsi en cours auRwanda a finalement contribué à rendrel'Etat français complice de ce génocide.

« Alain Juppé et le Rwanda »Jean-Piette Cosse, L'Harmattan, février 2014, 570 pages

La pétition initiée par Survie pour la déclassification et la publication de l'ensemble des documents français concernant le génocidedes Tutsi et la politique menée à l'époque au Rwanda a récolté plus de 7000 signatures, avec le soutien de plusieurs organisations.Elle a été remise au ministère de la Défense. Plusieurs personnalités politiques se sont prononcées en faveur de cette déclassification(Balladur, Kouchner, Léotard...). Les voix pour maintenir cette opacité sont de plus en plus isolées.

Photo Julien Moisan : mise en scène par des membres de Survie Paris lors de la remise de la pétition le 28 juin 2014

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Billets : La convention internationale pourla prévention et la répression du crime degénocide impose, si on a connaissance d'ungénocide et si on est capable d'intervenir,de stopper les actes et d'arrêter les auteurs.Quand vous avez été envoyé au Rwanda,fin juin 1994, le génocide des Tutsi estpresque achevé. Il était bien connu desdécideurs français. Selon le généralLafourcade, son ordre d’opération du 25juin 1994 se réfèrait à « un génocideperpétré par certaines unités rwandaises etpar des miliciens hutus à l'encontre de laminorité tutsi ». Aviez­vous entendu évoquerce génocide, et l'obligation qui en découle ?Non. Je m'en serais souvenu, car jerevenais du Cambodge, où on parlait degénocide tous les matins. A cette époque,en Afrique on avait tendance à facilementutiliser le mot de génocide. Je mesouviens bien que dans l'opérationTurquoise on parle de « massacres degrande ampleur » et pas de génocide(bien que Juppé ait utilisé ce motauparavant).Il y avait aussi une confusion totale surles auteurs des massacres. On ne parlepas du rôle qu'y joue le GouvernementIntérimaire : on l'appelait « gouvernementrwandais », et je croyais que c'était lasuite légitime du gouvernementHabyarimana, tout aussi légitime, qu'onavait soutenu auparavant. Pendant cesvingt ans écoulés, j'ai cru en effet que lesautorités françaises ne connaissaient pasles responsabilités du GouvernementIntérimaire et de ses Forces Armées quimassacrent systématiquement les civilstutsi. Ce n'est que récemment que j'aiappris que la DGSE a bien informé legouvernement français, semaine aprèssemaine, et que déjà début mai 1994 ilsrecommandent, pour ne pas être accusésde complicité de génocide, de sedésolidariser de ce GouvernementIntérimaire.

Quelles explications vous a­t­on fourniesà votre départ ?Un officier est responsable de ses actionset des ordres qu'il donne, donc il doitsavoir le contexte de sa mission.Normalement, avant toute opération, on atoujours un briefing par le ministère desAffaires Etrangères, avec desexplications poussées sur le contexte.Cette mission au Rwanda, on a bien sentisur place qu'elle était complexe etambigue : pourquoi donc est­ce la seulemission où je n'ai pas eu de briefing ?Il y a nécessairement dû avoir unedécision politique de haut niveau de nepas nous briefer. Sinon c'est clair qu'onaurait refusé d'aller combattre le FrontPatriotique (qui arrêtait le génocide) etqu'on aurait arrêté les Forces Armées(qui y participaient). Ne serait­ce queparce qu'on aurait eu peur de se retrouverensuite devant un Tribunal PénalInternational.Or j'ai reçu successivement deux ordresd'opération (tous deux annulés avantd'être réalisés) : le 22 juin, d'aller versKigali ; le 30 juin, d'aller stopper par laforce le Front Patriotique à l'Est de laforêt de Nyungwe. Cela donnait unmessage de soutien de fait aux ForcesArmées et au Gouvernement Intérimaire.Comment s'est passé votre départ auRwanda ?Je suis alerté le 22 juin 1994, pour undépart dans la demi­heure. L'ordre est deréaliser un raid sur Kigali, ce qui justifiema présence, puisque ma spécialité estd'aller près du front pour désigner auxavions les cibles des frappes aériennes.Je pars d'Istres le 23 juin, mais lespilotes ukrainiens font grève pour leursalaire. Dans l'improvisation, nousarrivons en Boeing 747 au Gabon le24 juin, puis en Hercule à Goma le25 juin au soir. L'aéroport est quasimentvide.

Comment commence votre mission ?A Goma, l'ordre d'opération est annulé.Curieusement, un officier vient lereprendre à chacun, individuellement, envérifiant que personne ne garde lamoindre feuille. Notre matériel a étédispersé, il est arrivé en Centrafrique etau Tchad ; il faut trois jours pour lerassembler. Nous arrivons à Bukavu le28 juin, en fin d'après­midi. On peutconsidérer que notre unité, la compagniede combat du 2°REI, est alors disponibledès le 29 matin. Je ne sais pas auxordres de quel état­major elle est à cemoment­là, puisque l'Etat­MajorTactique "Sierra", du lieutenant­colonelHogard, n'est pas encore arrivé. L'unitéest en état, opérationnelle (il ne luimanque que ses munitions de mortier de81).Du 27 au 30 juin, à Bisesero, des rescapéstutsi sont massacrés alors que des soldatsfrançais stationnent à 5 km de là. Ilsn'interviennent pas, ce que le généralLafourcade et d'autres justifient dedifférentes façons. Par exemple : « nousn'avions pas assez d'hommes », ou bien« on ne pouvait pas envoyer les soldatspour qu'ils se retrouvent nez a nez avec leFPR, car alors, ç'aurait été une catastrophediplomatique mondiale ». Pensez­vous quevous auriez pu intervenir à Bisesero avantle 30 juin ?Techniquement, notre unité aurait puintervenir à Bisesero, mais elle n'en apas la mission, et n'a pas connaissancede cette situation. Nous avons très peud'échanges avec les forces spéciales (leCOS) dont l'Etat­Major est pourtant justeà côté de nous, sur cet aéroport deBukavu. Le 29 juin, notre unité n'aaucune mission, et attend en seréservant. Le 30 juin, elle reçoit lamission de stopper le Front Patriotique àl'Est de la forêt de Nyungwe, sur la seuleroute d'accès à la forêt.

« On aurait dû les arrêter »Guillaume Ancel est un ancien militaire français. Il était capitaine quand il a été envoyé auRwanda dès le début de l'opération Turquoise. Il est récemment sorti de sa réserve enpubliant un livre, Vents sombres sur le lac Kivu, puis un blog et des entretiens. Pour Billetsd'Afrique, il revient, entre autres, sur la confusion entretenue par les autorités françaisessur les buts de la mission confiée aux militaires ; sur le fait que le 29 juin 1994, quand desrescapés tutsi sont tués à Bisesero, son unité est opérationnelle et aurait pu intervenir,mais qu'on ne lui en donne pas la mission, l’envoyant plutôt combattre le Front PatriotiqueRwandais ; sur la fourniture d'armes par la France à l'armée rwandaise, qui participe augénocide ; sur le fait qu'il était techniquement possible d'arrêter des membres dugouvernement responsable du génocide, mais que les ordres reçus ont été de les fairepartir.

Entretien

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Entretien

Vous avez témoigné que vous avez faillicombattre le FPR...Le 1er juillet au matin, juste avant le leverdu soleil, donc vers 5h30, tout est prêt : leshommes sur place, les avions en l'air au­dessus du lac Kivu, n'attendent que monsignal. Je monte dans l'hélico qui décolleau lever du soleil. Mon hélico a déjàdécollé quand un officier de l'Etat­Majordu COS vient nous faire atterrir en urgenceet annule toute l'opération. Cela veut direqu'il y a eu un ordre politique, de très hautniveau, qui a dû être donné au derniermoment (vers 5h du matin à Paris, puisquel'heure française est la même que l'heurerwandaise). Il a donc dû résulter d'un longdébat nocturne, suscité par une des (rares)personnes qui à Paris sont informées decette opération.Un des pilotes d'avion, que je neconnaissais pas, est venu récemment meconfirmer tout ceci, avec de nombreuxdétails précis. Il ajoute qu'un contrôleuraérien lui a dit que l'ordre d'annulationserait venu du PC Jupiter, donc del'Elysée, et non de l'Etat­Major (COIA)comme il se devrait, ou à la rigueur du PCTurquoise. Cela confirmerait qu'il y a euun débat politique au plus haut niveau. Ilfaudrait vérifier cette information, trouverquels sont les acteurs du débat, savoirquels arguments ont fait pencher ladécision. On verrait alors qui a décidé dequoi dans Turquoise, et avec quellesintentions.Que faites­vous alors, début juillet ?La mission devient une missionhumanitaire. Moi, qui suis chargé deguider les frappes aériennes, je ne peuxplus y jouer de rôle. Pour m'occuperutilement, j'extrais des rescapés, environ100 à 150 entre le 1er juillet et le 5 août.On avait les moyens de neutraliser oud'arrêter les Forces Armées et leGouvernement Intérimaire. Or,délibérément, on ne fait rien contre eux.Pourtant, ce sont eux qui déclenchentl'exode : les réfugiés que j'interroge aupassage de la frontière à Bukavu ne parlentpas du Front Patriotique, et expliquentbien que des hommes en armes leur ont ditde partir.Quand rejoignez­vous le lieutenant­colonelHogard ?Hogard demande en vain du renfort enFrance et, le 10 juillet, je suis détachéauprès de lui. Je vois passer les réfugiésavec leurs armes et on ne les désarme pas(contrairement à ce que j'avais faitauparavant au Cambodge). Je taraudeHogard pour qu'il obtienne l'ordre dedésarmer. Vers le 12 juillet (peut­être le 11ou le 13), Hogard obtient cet ordre, puismet en place des check­points de

désarmement à la forêt de Nyungwe et à lafrontière de Bukavu. Les armes sontamenées à Cyangugu, comptées etenregistrées par les prévôts de lagendarmerie.Confirmez­vous votre témoignage selonlequel l'armée française a réarmé les ForcesArmées au Zaïre ?Un jour, le lieutenant­colonel Jean­LouisLaporte, adjoint de Hogard, me dit :« Occupez ces journalistes car on a unconvoi d'armes qui part vers le Zaïre, ilsne doivent pas le voir ». C'est entre le 15 etle 30 juillet (je crois me souvenir que c'estprobablement après le 17 juillet, mais jen'ai pas la date exacte dans mes notes).Je suis désarçonné, car justement ondésarmait les FAR! Je parle à20 journalistes, pendant que derrière euxpassent 5 à 10 camions portant desconteneurs maritimes.Le soir, le débriefing est houleux. Hogardm'explique en substance : « Ancel, on a euun débat compliqué, on a décidé de rendreles armes aux Forces Armées, car on doitleur donner un signe d'apaisement. Ilssont des dizaines de milliers et s'ils seretournent contre nous, on est dans unemauvaise situation ».Laporte ajoute : « Et aussi, on leur paieleur solde, pour ne pas qu'ils pillent ». Ace propos, je précise que dans untémoignage récent, j'avais supposé qu'ils'agissait de dollars, car c'était la monnaieque nous utilisions en opérations sur cethéâtre ; mais cette précision n'a pas étéfournie par Laporte, c'est une déductionpersonnelle. Ce que je voulais dire, c'estque c'était forcément en liquide.Qu'y avait­il dans ces conteneurs ?J'ai vu des conteneurs, pas leur contenu. Siça avait été humanitaire, on ne m'aurait pasdemandé de détourner l'attention desjournalistes. Pour essayer de démentirmon témoignage, Hogard vient de faireremarquer que ça ne pouvait pas être desarmes confisquées, car il n'y en avait pastant. Effectivement, si on en a ramasséquelques centaines ou un millier par jour,ça fait au maximum une ou plusieursdizaines de milliers d'armes.J'ai ainsi réalisé que c'étaitvraisemblablement des armes livrées parla France aux Forces Armées, que laFrance ne voulait pas voir récupérées parle Front Patriotique. Surtout si on pouvaitidentifier leur provenance : non par lesarmes elles­mêmes, qui n'étaientprobablement pas issues des stocks del'armée française, mais par tel ou teldocument oublié dans ou sur un conteneur.C'est cohérent avec le fait qu'un ancienofficier Rens [renseignement, NDLR] de

Goma m'a indiqué qu'il y avait eu des"black­outs" sur l'aéroport de Goma, c'est­à­dire des évacuations partielles del'aéroport pour pouvoir faire desdéchargements discrets d'avions : certes,ça attire l'attention, mais au moins peu depersonnes voient.La conséquence est que les armes sontarrivées dans les camps de réfugiés civils,ce qui les a transformés en basesmilitaires. C'est le plus grave de ce qu'afait la France pendant cette période, c'estindéfendable.Etes­vous avec le lieutenant­colonel Hogardà Cyangugu quand des membres duGouvernement Intérimaire y arrivent ?Je n'étais pas un témoin oculaire, maisHogard nous faisait un briefing de lasituation chaque jour, donc j'ai été trèsbien informé. Selon Hogard, il a reçul'instruction stricte de leur dire « vous êtespersona non grata, dégagez, demain, vousn'êtes plus là. » Ca a créé des tensions, lesmembres du Gouvernement Intérimaireont été surpris, ils s'attendaient à plus decomplaisance de la part de Turquoise.Mon point de vue est qu'on aurait dû lesarrêter, car en plus du génocide, on avaitvu de nos propres yeux qu'ils provoquaientl'exode. On pouvait facilement le fairetechniquement, dix légionnairessuffisaient face à ces "soldats" qui nesavaient que massacrer les civils. Or onleur dit de partir, les directives ne sont pasde les arrêter. Pour moi, c'est inacceptable.Propos recueillis par François Graner et

Mathieu Lopes,relus par Guillaume Ancel

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Salves

Inscrit depuis 1966 sur la liste officielledes territoires non autonomes(contrairement au Cabinda, territoire

d'Afrique centrale riche en pétrole annexéen 1975 par l'Angola), et donc éligible àl'application de la résolution 1514 del'Assemblée générale de l'ONU portantdéclaration sur l'octroi de l'indépendanceaux pays et peuples colonisés, le Saharaoccidental (SO) reste la dernière colonied'Afrique reconnue par l'ONU, occupéedepuis 1975 par le Maroc avec le soutiende la France.

Une mission aveugleLe rapport du Secrétaire général Ban KiMoon au Conseil de sécurité de l'ONU le10 avril dernier vient s'ajouter auxrapports précédents de son envoyépersonnel Christopher Ross (2013) et deson Rapporteur spécial sur la torture etautres traitements cruels inhumains oudégradants Juan Mendez (2012), et à larésolution 2099 où le Conseil de sécuritéavait reconnu en 2013 que « le maintiendu statu quo n’est pas acceptable ».Malgré cette reconnaissance trèsofficielle de la gravité de la situation, etmalgré des accusations contre le Marocpour les violations avérées des droits del'homme au Sahara Occidental parAmnesty International, Human RightsWatch, le Robert F. Kennedy Center forJustice and Human Rights (RFK Center)et même par le département d’État deJohn Kerry qui consacre au SaharaOccidental 12 pages de son dernierrapport mondial, la « Mission des NationsUnies pour l'organisation d'unréférendum au Sahara occidental »(MINURSO), déployée depuis 1991 sansorganiser le référendum, restera encorecette année la seule mission de l'ONUdépourvue du droit de surveiller lerespect des droits humains, enl’occurrence ceux des Sahraouis.Dans la résolution 2152 adoptée par leConseil de Sécurité le 29 avril dernier,pas un mot évidemment sur les25 prisonniers civils sahraouiscondamnés par le tribunal militaire quicroupissent dans la prison de Salé. Ni surl'avis des experts selon lesquels le Sahara

occidental est parmi les zones les plusminées au monde. Les deux côtés du murélevé par le Maroc, qui coupe le Saharaoccidental, sont des zonesparticulièrement dangereuses.

Pillage as usualElle ne garantira pas non plus le respectdu droit inaliénable des Sahraouis surleurs ressources naturelles, telles que lesphosphates, poissons et produits agricoles(autour de Dakhla, 11 exploitations agro­industrielles, toutes propriétés deconglomérats marocains, demultinationales françaises ou decompagnies appartenant à la familleroyale marocaine, produisentprincipalement pour le marché européen),mais aussi le pétrole : parmi lesnombreux blocs que le gouvernementmarocain envisage de céder, lacompagnie pétrolière américaine KosmosEnergy a obtenu de réaliser un forage auxalentours d'octobre 2014 dans les eauxcôtières au large du Cap Boujdour, et legroupe français Total a annoncé enjanvier son intention d'exploiter desgisements dans les eaux côtières duterritoire. La France et ses multinationales(Total, Veolia, Idyl, Azura, etc.), appuyéepar les États­Unis, a veillé à sauvegarderles intérêts du gouvernement marocainqui peut ainsi continuer à exploiter laterre, la mer, le soleil et le vent enviolation totale du droit international.Onze pays de l'Union Européenne se sontd'ailleurs joints à la prédation desressources halieutiques, dont la France,depuis la signature en 2013 de l'accord depêche entre l'UE et le Maroc. Sansoublier l'accord de libre­échange completet approfondi (ALECA), entre le Marocet l'UE qui se profile, avec sa cohorte decontraintes pour le SO. Tous ces accords,écrits sans la moindre consultation dupeuple sahraoui, sont régulièrementdénoncés par les mouvementsindépendantistes, qui y voient « unesource de menace non seulement pour lasécurité alimentaire et la nutrition desgénérations à venir (...), mais aussi pourl'avenir économique du SaharaOccidental et pour la solution politique àla question de la décolonisation ». Qui

plus est le Maroc bénéficie dessubventions européennes au titre desaccords de voisinage et de l'accordagricole, sans aucune retombée financièrepour les Sahraouis.

Terreau de violenceLe prix de la non inclusion de lasurveillance des droits de l'Homme aumandat de la MINURSO renouvelé enavril 2014 pourrait être élevé, à la fois dufait du maintien de la situation désespéréedes droits de l'Homme au Saharaoccidental, et en raison des implicationspour « la paix et la sécurité » à laquellel'Elysée affirmait hypocritement sonattachement lors du sommet de décembredernier. Selon le rapport de 2013 duSecrétaire Général des Nations Unies,son Envoyé personnel pour le Saharaoccidental faisait état d'« une deuxième ettroisième génération [dans les camps deréfugiés] ... frustrés non seulement par lemanque de progrès dans les négociations,mais aussi par l'absence de possibilitésd'emploi ». Et il ajoutait que « beaucoupexpriment leur soutien pour des actionsradicales telle que la reprise deshostilités contre le Maroc... D'autres ontmis en garde que ces frustrations rendentces jeunes des cibles tentantes derecrutement pour les réseaux criminels etterroristes ». Des réseaux qui nemanquent pas, dans l'arc sahélien…

GM

SAHARA OCCIDENTAL

L'ONU volontairement aveugleLe lobbying du Maroc concernant le mandat de la mission onusienne sur le territoire qu'iloccupe a payé : pour encore au moins un an, et hélas peut-être davantage, la MINURSOne s'occupera toujours pas des droits de l'homme au Sahara occidental ! Il n'est pasquestion ici d'une ONU seulement impuissante, mais bien de cécité volontaire.

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12 Billets d'Afrique et d'Ailleurs Juillet­août 2014 N°237

Billets d’Afrique et d’ailleursÉdité par Survie, 107 Bd de Magenta - 75010 Paris. Tél. : 01 44 61 03 2511 numéros par an pour tout savoir sur la face cachée de lapolitique de la France sur le continent africain et les jeux troubles dela « Françafrique ». Au long de ses 12 pages, Billets d’Afriquedécortique ainsi les principaux faits de l’actualité franco-africainepour en proposer une analyse critique originale.

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La Francecontre le respectdes droits par lesmultinationalesLe Conseil des Droits de l'Homme(CDH) des Nations Unies a adopté, jeudi26 juin, une résolution prévoyantnotamment la création d'un instrumentinternational juridiquement contraignantsur les entreprises transnationales et lesDroits Humains.En effet, alors qu'il n'existe à l'heureactuelle aucun dispositif internationalcapable de sanctionner les violationsperpétrées par les multinationales, cetexte prévoit la constitution d'un groupede travail intergouvernemental pourdéfinir la forme et la portée d'un telinstrument. Si ce texte est un pas dans labonne direction, le chemin pour mettrefin à l'impunité des acteurs économiquesreste encore long.Détail curieux : bien qu'il ne s'agisse à cestade que de la création d'un groupe detravail, la France a voté contre. De mêmeque tous les pays européens membres duCDH, les États­Unis et le Japon. Enrevanche, l'Algérie, le Bénin, le BurkinaFaso, l’Éthiopie, le Kenya, le Maroc, laNamibie et l'Afrique du Sud ont voté enfaveur d'une juridiction contraignantepour les multinationales. C'est à sedemander où profitent les activités desmultinationales, et où elles posentproblème…La France, qui n'a de cesse par la voix deses gouvernants de se proclamer la

grande amie du continent africain, nesouhaiterait donc pas que les violationsdes Droits Humains commises par desmultinationales soient sanctionnées ? Queles personnes victimes du travail forcé etinfantile, d'éviction, de pollutionsextensives, de bastonnades, et autrescadeaux dont certaines entreprisesgratifient régulièrement les populationsdes régions où elles opèrent, puissentobtenir réparation ?Qui sert le gouvernement français aujuste ? Les peuples ? Areva, dont lesactivités d'extraction d'uranium au Nigergénèrent des pollutions radioactivesmassives et des problèmes sociauxrécurrents ? Amesys, qui fait l'objet d'uneinformation judiciaire pour complicité detorture suite la vente de son systèmed'interception des télécommunications àla Libye de Khadafi, lequel a servi àtraquer les opposants au régime ?Bolloré, régulièrement cité parmi leschampions français de l'accaparement deterres ?Quelques jours plus tôt, le représentantde la section française de l’ONG HumanRights Watch, faisait dans une tribune duMonde (23/06) le bilan de « la politiqueétrangère » de François Hollande auprisme des « droits de l’homme ». Ildéplorait notamment un « dérapageprogressif de la diplomatie françaised'une posture de gêne à l'égard desrégimes autoritaires reçus discrètement àl'Elysée à une attitude plus"décomplexée" de "business avant tout"au nom du "redressement économique" ».

Bolloré àl’abri de la justice« C’est fou le désordre qui règne auPalais de Justice ! », s’étonne MartineOrange (« Le curieux destin d'une plaintecontre l'empire Rivaud­Bolloré »,Mediapart, 25/06) « Les dossiersn’arrêtent pas de se perdre : ainsi de laplainte avec constitution de partie civiledéposée par Micheline de Rivaud. Depuisdes années, l’héritière du groupe Rivaudconteste les conditions dans lesquelles aété organisé l’héritage de son père en1971 » au profit du comte de Ribes. « Ledossier, pourtant "classé sensible", ad’abord été égaré. Maintenant il estoublié. (…) La lumière sur la successionRivaud peut conduire à bousculer jusqu’àl’empire Bolloré. Depuis 1996, VincentBolloré a partagé avec Édouard deRibes le contrôle de l’ancien groupecolonial, spécialisé notamment dans lesplantations en Afrique et en Asie. » Et derappeler : « Ce n’est pas la première foisqu’une telle mésaventure arrive. Lors del’enquête sur la banque Rivaud, accuséeen 1997 de blanchiment, d’évasionfiscale, de financements illicites, toutel’instruction s’était aussi volatilisée. Destonnes de documents avaient disparu dansles couloirs du Palais de justice. Le procèsde la banque Rivaud, la banque du RPR,disait­on alors mais pas seulement, n’ajamais eu lieu. Mais le scandale avaitdonné l’occasion à Vincent Bolloré deforcer la main à la famille et de prendre lecontrôle de l’empire qu’il convoitaitdepuis cinq ans. »

En bref