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BILL L'ESPIÈGLE

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Pierre Barrot & Seydou Drame

BILL L'ESPIÈGLE ou

L'extraordinaire aventure d'une pompe à eau en Afrique

Lieu Commun

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Les enquêtes préalables à la rédaction de ce roman ont été rendues possibles grâce au soutien de la Fondation pour le Progrès de l'Homme, dans le cadre de sa politique de capi- talisation d'expériences. La Fondation s'est strictement inter- dit toute entrave à la liberté des romanciers. Son souhait était avant tout de voir retracée une histoire de développement, dont elle fut partie prenante, sur un mode moins austère, et d'une certaine façon plus proche de la réalité, que ce que l'on trouve dans les rapports d'évaluation ordinaire. Qui cherchent davantage à justifier qu'à expliquer, préfèrent la statistique à l'affectif, assèchent la vie, oublient les couleurs.

© LIEU COMMUN, ÉDIMA, PARIS, 1993.

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Première partie

UNE CHIMÈRE

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« Il me répondit avec vivacité : "Vous faire beaucoup grand bien ; vous ensei- gner hommes sauvages être bons, hom- mes apprivoisés ; leur enseigner à connaître Dieu, prier Dieu, vivre nou- velle vie. - Hélas, mon enfant, lui dis- je, vous ne savez ce que vous dites ; je ne suis moi-même qu'un ignorant."»

Daniel De Foe, Robinson Crusoé.

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Qu 'as-tu fait de mon enfant ?

Fuyez les inventeurs. Ce sont des tigres, des dragons, des Léviathan. Ils mettent au monde des chimères et vous les confient avec l'espoir qu'elles vous dévoreront. Si par miracle vous parvenez à les domestiquer, ce sont eux qui viendront vous demander des comptes.

« Qu'as-tu fait de mon enfant ? tonne l'inventeur. - Je l'ai transformé en mouton docile, maître. - Immonde vermine, qui t'a permis de mutiler ainsi

la chair de ma chair ? » La colère de l'inventeur est sans limites. Elle vous

poursuivra où que vous alliez, comme l'œil de Caïn. Il y a quelques années, j'ai recueilli une pauvre chi-

mère que m'avait confiée son inventeur. Je l'ai emme- née bien loin d'ici, puis je l'ai élevée et façonnée comme si j'en étais le père. Peu à peu elle est devenue aussi

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humaine que possible. Elle a même fait de beaux enfants qui n'ont plus rien de chimérique. Mais l'inventeur a retrouvé ma trace, je le sais. Je m'attends à le voir sur- gir d'un moment à l'autre. J'imagine sa rage. Son visage est un volcan en éruption. Ses yeux sont deux cratères d'où coule une lave mortelle. Une écume brûlante s'échappe de ses lèvres de basalte. J'entends déjà son pas. La terre tremble autour de moi.

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I l me fa l l a i t u n f ranc - t i r eu r

Cher monsieur, En découvrant cette longue missive, sans doute aurez-

vous un réflexe d'agacement. Les gens de votre profes- sion sont, paraît-il, assaillis de lettres de jeunes gens qui, ne sachant quoi faire d'eux-mêmes, brûlent de mettre leur inexpérience, souvent doublée d'incompétence, au service du tiers monde. Je n'ai pas cette touchante ambition, étant déjà grand-père, bientôt retraité, et depuis longtemps déniaisé en ce qui concerne les pays tropicaux.

Et pourtant, j'ai une requête à vous soumettre. Elle ne se résume pas en trois phrases. Elle ne sera ni directe ni concise comme le sont habituellement les lettres de candidature. Je ne suis pas un candidat. Voilà six mois que je cherche à entrer en contact avec vous. Me voici

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tout près du but, laissez-moi parcourir les derniers mètres a mon pas.

L'histoire qui m'a conduit jusqu'à vous débute il y a presque un an. Le 15 août dernier, s'achève pour moi un séjour de trois semaines au Sahel, dans le cercle de Likoro. A cette date, la région est en plein désarroi car la saison des pluies a un mois de retard.

Mon chauffeur et moi rentrons vers la capitale en empruntant une piste de brousse qui ne figure sur aucune carte. Bien entendu, nous nous égarons. Le chauffeur parle la langue, il décide donc d'aborder le premier pas- sant. Pendant une lieue, nous ne croisons pas âme qui vive. Puis j'aperçois un grand rassemblement autour d'un point d'eau. Nous faisons halte, et tandis que le chauf- feur se renseigne, j'observe le tableau. Il n'y a là que des femmes. La plupart sont vêtues d'un pagne noué autour de la taille et portent un nourrisson collé contre leur dos. Toutes sont grandes et fines. On les croirait aussi fragiles que des fétus de paille. Pourtant, je les vois une à une se casser en deux et, d'un coup de rein, les voilà qui se redressent, la tête coiffée d'une jarre de trente kilos. Un instant, leurs bras levés forment des paren- thèses de part et d'autre du visage. Puis, les mains redes- cendent lentement le long des hanches. Alors commence la procession de ces corps majestueux, cambrés sous le poids de leur fardeau.

De telles images vous sont sans doute familières. Elles n'étaient pas nouvelles pour moi non plus mais, ce jour- là, elles m'ont ému. Le chauffeur m'a appris que ces fem- mes devaient parcourir ainsi sept kilomètres jusqu'à leur village dont l'unique puits avait tari six mois plus tôt.

Le hasard a voulu que je repasse en cet endroit trois mois plus tard. Les gracieuses processions avaient pris

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fin, et avec elles, trois heures de corvée quotidienne pour chaque femme. L'auteur de ce miracle n'était autre que vous, ou du moins, ces brouettes de porteuses d'eau que vous aviez fabriquées il y a cinq ans au Sénégal. Au vil- lage dont je vous parle, elles avaient été introduites par un marabout et payées par la mission catholique. Une seule femme, désormais, pouvait y placer six jarres et assurait la corvée d'eau pour ses voisines.

Il est bien certain que vous n'avez inventé ni la roue, ni la brouette. Mais il est tout aussi vrai que personne n'avait songé sérieusement avant vous à bricoler, avec des roues de vélo et des ferrailles soudées, ces carrioles très bon marché et parfaitement adaptées au portage de l'eau dans ces régions. Peu de gens peuvent se vanter d'avoir œuvré aussi utilement pour alléger la peine des populations les plus pauvres de ce monde.

Il m'a fallu six mois d'investigations pour retrouver votre trace. Le marabout ignorait l'origine de ces brouet- tes. Il m'a adressé à de vagues cousins, et j'ai fini par apprendre l'existence d'un jeune toubab * qui s'appelait comme la brousse. Sans votre singulier patronyme, je vous chercherais encore.

Si je vous ai ainsi traqué, ce n'est pas seulement pour vous servir mes félicitations. J'ai mieux à vous propo- ser. Mais pour cela, il me faut avancer à visage décou- vert. Qui suis-je pour vous entreprendre aussi cavalièrement ? Mon itinéraire complet serait fastidieux. Sachez seulement que je reviens de loin. Trente ans durant, j'ai arpenté les champs pétrolifères du Sahara, d'Arabie et de l'Afrique équatoriale. Je me suis voué à la quête de cet or noir, gluant et puant, qui n'a jamais

* Blanc.

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produit d'orfèvre et qui a fini par me lasser. Ingénieur- prospecteur, c'est donc le sot métier auquel je sacrifiai les trente meilleures années de mon existence.

Il y a trois ans, Dieu merci, la compagnie qui m'emploie, aujourd'hui encore, créa, dans un souci de diversification, un département d'énergie solaire. Dans un premier temps, il convenait de trouver des terrains d'expérimentation pour plusieurs prototypes d'engins photovoltaïques. Certains enjeux publicitaires firent que l'on habilla l'une de ces opérations des oripeaux de l'aide humanitaire. La Compagnie décida d'implanter des pom- pes solaires en plein Sahel et je fus chargé du suivi tech- nique de cette mascarade. Je n'étais pas dupe mais c'était pour moi l'occasion de m'affranchir des activités pétro- lières.

A la tête d'une équipe dévouée et de bonne foi, je procédai à l'installation d'une vingtaine de nos appareils dans le cercle de Likoro. Les villages choisis étaient si reculés qu'il nous fallut d'interminables journées de piste pour les atteindre. Nos pompes venaient équiper des forages réalisés d'urgence par l'aide internationale dans des localités où deux années de sécheresse avaient tari aussi bien les puits que les marigots.

Nous prîmes soin d'enseigner aux habitants de cha- que localité les gestes élémentaires indispensables à la survie du matériel. Vaine précaution ! Nos appareils furent privés de tout entretien et ne tardèrent pas à suc- comber sous l'action des vents de sable. Tandis que mes collègues fustigeaient la coupable négligence des villa- geois, je compris qu'un matériel aussi sophistiqué n'avait aucun avenir entre les mains de paysans analphabètes. Ceux-ci n'avaient aucune idée de ce qu'est le rayonne- ment solaire, élément parfaitement insaisissable. Ils ne

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pouvaient pas davantage concevoir sa transformation en courant électrique, phénomène tout aussi intangible, et encore moins imaginer la mise en œuvre par ce moyen d'une pompe totalement invisible à l'œil nu, car immer- gée, à cent mètres sous terre, dans une nappe phréati- que dont l'existence même était pour eux parfaitement insoupçonnable. Quel écho une telle chaîne d'abstrac- tions peut-elle rencontrer chez des paysans habitués à s'en remettre tantôt au bon sens — pour tout ce qu'ils maîtrisent - , tantôt à la magie - pour tout ce qui les dépasse ?

Sur nos vingt capteurs, un seul fut convenablement entretenu par un jeune instituteur, heureux de cette nou- velle responsabilité. Hélas, cet appareil, tout comme les autres, succomba néanmoins à des défaillances incura- bles dues à la fragilité des composants les plus exposés aux intempéries. Je compris alors une seconde chose : quand bien même nos pompes seraient confiées à des ingénieurs d'élite, ceux-ci, dans de telles conditions, devraient tôt ou tard en faire leur deuil car aucune panne, sur ce type de matériel, n'est réparable avec les moyens du bord.

Les pays du Sahel, accablés par un rude climat et embarrassés de leur propre immensité, n'ont que faire de nos gadgets électroniques. Dans les zones rurales, toute solution complexe introduite de l'extérieur ne sert qu'à accroître la dépendance et le sentiment d'impuis- sance. Cette idée m'a beaucoup travaillé et j'ai fini moi- même par me mettre au travail. Sachez qu'on me prête quelque ingéniosité : je peux m'enorgueillir de plusieurs brevets qui ont davantage contribué aux profits de ma compagnie qu'à ma fortune personnelle.

Obsédé par la question de l'eau, j'ai donc entrepris

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la conception de moyens de pompage simples et viables dans les conditions du Sahel. Il va de soi qu'un tel pari ne concernait plus du tout mon employeur. Celui-ci m'avait confié désormais les tâches fort reposantes de supervision globale des activités solaires, un placard doré et confortable. Je pus donc me consacrer à ma nouvelle passion. Les données du problème étaient simples : iso- lement et dénuement. Robinson Crusoé sur son île n'était pas mieux loti. Pas d'outils, peu de matériaux, mais une certaine habileté et surtout, beaucoup de patience. Le temps, au Sahel, c'est ce qui manque le moins. L'isolement est grand, les outils sont rares mais les hommes ne sont pas maladroits. Quant aux maté- riaux, il s'en trouve bien plus qu'on ne l'imaginerait. Une longue chaîne de récupération relie les campagnes aux villes. Les vieilles voitures désossées dans la capi- tale sont dispersées à travers la brousse. À Likoro, le trône du chef est un siège de deux-chevaux. La margelle du puits est faite de vieux pneus et la puisette a été tail- lée dans une chambre à air de tracteur. Quant à l'uni- que moulin du village, il n'a plus de moteur mais fonctionne pourtant grâce à une mobylette que l'on fait tourner plein gaz en appuyant le pneu contre la poulie. Croyez-moi, le Sahel a beau être démuni de tout, il ne manque pas d'imagination. C'est même sa principale res- source.

Voilà donc ce que j'ai fait. J'ai vécu un mois à Likoro. Gîte sous la case et couvert à la marmite familiale. Sans jamais quitter le village, j'ai rassemblé tous les matériaux qui me tombaient sous la main : bois, fer, caoutchouc, plastique, tissu et cuir. Avec ce bric-à-brac dérisoire, et à l'aide d'une simple hache de paysan, je suis parvenu à fabriquer une éolienne munie d'une pompe. Il m'a fallu

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monter et démonter l'ensemble à plusieurs reprises avant d'aboutir à une construction satisfaisante. Les paysans m'ont regardé faire gentiment. Dans ces régions, la sagesse veut qu'on respecte les fous. On ne sait jamais... Cette fois, ma réussite leur a donné raison. J'ai fini par installer mon éolienne sur leur puits et l'eau s'est mise à jaillir au premier coup de vent. Les femmes ont dansé toute la nuit. Le chef a tiré des coups de feu en l'air avec un vieux chassepot et le sorcier m'a couvert de gris-gris.

C'était il y a deux ans et je ne me suis pas arrêté en si bon chemin. Les échos de mes prouesses sont parve- nues jusqu'aux oreilles d'un prêtre français installé dans une paroisse voisine. Le Père Adolphe n'est pas un con- templatif. Il a le genre de foi qui transporte les monta- gnes. Ensemble, nous avons perfectionné mes éoliennes. Puis, il m'a demandé de former une douzaine de ses caté- chistes à ma technique de construction.

Il me fallait rentrer en France pour négocier un congé sans solde. Je n'ai obtenu que deux mois. De retour à Likoro, les catéchistes s'étaient déjà procuré les maté- riaux nécessaires pour construire cinq éoliennes. Nous avons travaillé sans relâche. Chacun d'eux a appris à monter et démonter l'ensemble du dispositif. Adolphe était ravi mais cette première initiation me semblait trop superficielle. J'ai promis de reprendre le travail lors d'un prochain séjour. Il m'a fallu attendre six mois. Enfin, j'ai pu achever la formation de nos apprentis. Adolphe avait un plan. Pour lui, nos éoliennes avaient leur place dans des jardins potagers. Les cultures de légumes se développaient rapidement dans la région et nécessitaient de grandes quantités d'eau. Pour les puits villageois ou individuels, à usage domestique, des pompes manuelles suffiraient.

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Allions-nous offrir ces matériels aux paysans sans contrepartie ? J'étais prêt à y consentir, n'ayant pas l'âme d'un marchand. Mais Adolphe y était farouchement opposé. Les gens doivent payer, disait-il, sans quoi ils n'attacheront aucun prix à leur acquisition et ils oublie- ront d'en prendre soin. Il faudra aussi leur apprendre à démonter et remonter l'éolienne. Il faut absolument qu'ils soient capables de réparer une panne sans l'aide de personne.

Nous procédâmes exactement de la sorte. Dans l'année qui suivit, Adolphe et ses catéchistes fabriquè- rent vingt éoliennes et une cinquantaine de pompes manuelles. Aujourd'hui, chaque paysan-acheteur passe une semaine à la mission pour apprendre à monter le matériel et il l'emporte en pièces détachées, se chargeant lui-même de l'installer. De cette façon, sans faire de cadeau au client, le Père Adolphe peut vendre ses pompes dix fois moins cher que celles des commerçants locaux.

Je suis retourné à Likoro il y a six mois. Les résul- tats de notre action ont dépassé toutes mes espérances. J'ai eu maintes occasions de m'étonner devant l'habi- leté des paysans. Leur engouement pour les pompes est devenu contagieux. Les demandes affluent à la mission. Beaucoup émanent de jardiniers débutants qui forment dans leur tête de grands projets de choux et de tomates. Ils sont nombreux à se jeter à corps perdu dans le maraî- chage. Il est vrai que, une fois encore, l'hivernage a été mauvais. Pendant toute la saison sèche, les paysans ont grand besoin de leurs légumes pour se nourrir et gagner quelque argent. Cette année, m'a-t-on dit, le mil est aussi rare que les larmes d'un chien.

Je ne vous cacherai pas que j'ai retiré de ce voyage une grande confiance en l'avenir. Et pourtant, quitter

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Likoro a été pour moi un véritable déchirement, car je savais que plus jamais je ne retournerais dans ce pays lumineux, cette terre de rocaille et de sable rouge. Plus jamais, car chaque séjour en Afrique est désormais pour moi l'occasion d'un supplice que je ne peux plus affron- ter. Il vous faut savoir que depuis trente ans, j'ai subi à maintes reprises de violentes fièvres paludéennes que je combattais à chaque fois, comme tout un chacun, à grand renfort de quinine. Tant et si bien que ce remède m'est aujourd'hui interdit, je suis donc sans défense face aux assauts de la malaria et les dernières crises m'ont donné un avant-goût de ce que serait pour moi l'agonie finale si je persistais à fréquenter les régions tropicales.

Ainsi, me voilà interdit de séjour là où ma présence serait la plus utile. Au cours de ce dernier voyage, cette perspective m'obsédait. C'est en découvrant vos brouet- tes au bord d'une piste que l'idée m'est venue de cher- cher un successeur. L'expérience de Likoro mérite d'être reprise en d'autres lieux. Il me faut passer le flambeau. Or, je refuse de m'adresser aux grosses machines bureau- cratiques qui font profession d'aider le tiers monde, comme si l'on pouvait « professionnaliser » la généro- sité, l'élan du cœur et le désintéressement.

Il me fallait donc un franc-tireur. J'en connais qui sont devenus mercenaires. Ce n'est pas votre cas. Pardonnez-moi, mais je me suis permis d'enquêter à votre sujet. Et c'est sur vous, Christian Labrousse, avec vos vingt-sept ans et votre nom prédestiné, que j'ai jeté mon dévolu. Vous seul choisirez d'accepter ou de refu- ser ma proposition. Mais, je vous en prie, laissez-moi vous convaincre.

H E N R I T A R D I E U ,

Nanteuil, le 30 mars 1982.

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Encore trop d'os et pas assez de viande

L'appareil pivote sur son axe et le bleu du ciel découpé par le hublot cède la place à une terre rouge et brûlante. Travelling sur des arbres chétifs, un plan d'eau fermé par un barrage, puis les premières maisons ocre du quartier sans-fil avec leurs toits de tôle ondu- lée. L'avion accentue sa descente et le défilement du pay- sage s'accélère. Des gosses courent, ventre nu, un troupeau de chèvres s'éparpille, et déjà, voici les man- ches à air de l'aéroport. La piste s'enfuit à contresens, les moteurs sifflent, le temps s'arrête une fraction de seconde, puis c'est le choc de l'atterrissage, et enfin le freinage, instant de délicieux frisson.

Dès l'ouverture des portières, l'atmosphère moite envahit la carlingue, avec une légère odeur de moisissure.

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Gawa est la capitale de la république du Voltanga. Tem- pérature au sol : quarante degrés.

Dehors, la réverbération élève un rideau de vapeur qui brouille la silhouette de la tour de contrôle. À l'entrée de l'aérogare, une dizaine de militaires en tenue léopard pointent négligemment leurs mitraillettes vers le cortège des passagers. Nous avons été prévenus avant de débar- quer : interdiction formelle de photographier les bâti- ments. Un avertissement rituel qui a le don de faire sourire, et pourtant, il n'y a vraiment pas de quoi. Dans un pays abonné aux coups d'État, rien n'est plus straté- gique que l'aviation. Qui tient l'aéroport tient le pays.

Bill est au rendez-vous. J'aperçois sa longue silhouette d'homme-caoutchouc aux côtés d'un douanier. Guil- laume Bonessian, alias Bill, est un vieux copain de lycée perdu au tournant du bac, puis retrouvé six ans plus tard au Sénégal par la grâce du Service national en coopéra- tion. C'est à de Gaulle que la belle jeunesse de France doit cette échappatoire au service militaire : un exil volontaire et légal pour les fortes têtes, les trop diplô- més et les enfants gâtés. En tant que prof de philo, ce veinard de Bill avait été affecté dans un lycée de Dakar. Quant à moi, mon pedigree d'agronome me destinait aux lointaines provinces. Je me suis retrouvé dans l'arrière-brousse du pays toucouleur.

Bill me rejoint à grandes enjambées. Il a une façon légèrement intempestive de saluer les vieux amis : une grande bourrade dans le dos, puis deux claques sur les joues, pour vérifier si j'ai bonne mine. Tout cela sans cesser de débiter les pires âneries.

« Un peu pâlichons, les petits Blancs, ces temps-ci. Encore trop d'os et pas assez de viande. Et montre voir tes dents, mon biquet.

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- Essaie donc d'y mettre les doigts, tu vas les sen- tir, mes crocs ! »

Sans interrompre ses pitreries, Bill m'entraîne vers la « caisse rapide » du contrôle douanier. Raccourci con- tre bakchich. Tandis que la masse des passagers s'agglu- tine à la première station du chemin de croix bureaucratique, nous sommes dehors en trois minutes. Ici sévit l'état de passe-droit, en attendant l'État de droit.

Après avoir distribué de la menue monnaie à une demi-douzaine de prétendus gardiens de parking, Bill s'installe au volant d'un monstrueux engin à quatre roues motrices et arbore à mon intention le sourire niais du parfait demeuré.

« Toujours aussi crétin avec les bagnoles ? - Que veux-tu, il n'y a pas que le sexe dans la vie. » Au cours de la soirée d'adieu précédant son départ

pour le Voltanga, Bill avait juré solennellement sous l'empire de l'alcool qu'il s'emploierait tout au long de son séjour à cocufier intégralement la fraction mâle de la petite communauté française de Gawa. Je le soup- çonne d'avoir déjà renoncé à cette noble ambition. Pro- fitant lâchement de son état, j'avais parié trois magnum de Dom Pérignon sur son échec. Mais Bill lit dans mes pensées.

« Tu n'es pas près de sabler le Champagne, mon pote. J'en saute trois par semaines.

- Prouve-le. - Tu n'as qu'à leur demander. Elles sont toutes fol-

les de mon corps. - Et mon cul, c'est du poulet ? » Bill est un grand échalas au crâne dégarni. Il porte

des lunettes rondes et un éternel foulard palestinien autour de son long cou. Je peux témoigner qu'avant son

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départ, il y a un an, sa mère et ses deux soeurs étaient les seules femmes au monde à l'avoir jamais supporté pendant plus d'une semaine.

La voiture vient de quitter la route de l'aéroport et s'engage sur l'avenue Lumumba où nous dépassons de longues files de cyclistes. Bill habite la zone verte, comme la plupart des Européens, ainsi que la bourgeoisie de Gawa.

Q u ' est-ce qui t'amène dans ces contrées hostiles ? - Je suis investi d'une mission, mon vieux Bill. J'ai

été recrute par un gourou épatant et je viens apporter la bonne nouvelle. Heureux les affligés, ils connaîtront la joie !

- Foutre ! Ça m'a l'air grave ! Et c'est quoi, ta bonne nouvelle ? Attends, laisse-moi deviner : le développe- ment participatif communautaire intégré ! Non ? La méditation transcendantale... La pilule... L'espéranto... Aide-moi, bon Dieu ! La libération de la femme, la semaine de trente-cinq heures, la retraite à soixante ans ?

- Tu gèles. - J'ai trouvé : l'agriculture biologique. - Tu chauffes. - L'énergie solaire ? — Tu brûles. - Toi, tu as un truc pour arrêter le désert. - Même pas. - Ça y est, j'y suis. Tu introduis la culture du pavot

et du cannabis, le pays fait fortune et tu vis grassement en prenant cinq pour cent sur les bénéfices. Pas mal, coco ! »

Bill claque des doigts en s'excitant tout seul sur son siège.

« Tu re-gèles.

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Cet ouvrage a été transcodé par Cicero (Paris), reproduit et achevé d'imprimer sur Roto-Page par l'Imprimerie Floch à Mayenne en décembre 1992 pour le compte de Lieu Commun, 68, rue Mazarine, 75006 Paris.

ISBN : 2-86705-158-4. Dép. lég. : janvier 1993. N° d'éd. : 130. N° d'imp. : 33390 Imprimé en France

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BILL L'ESPIÈGLE

Voici un roman peu ordinaire : l'héroïne est une pompe à eau !

A moins que ce ne soit l'histoire de son inventeur ? Ou celle de ses constructeurs, des forgerons villageois d'un pays imaginaire d'une Afrique bien réelle. Ou encore celle d'une notion — le développement — relatée à travers mille et une mésaventures plus truculentes les unes que les autres. Ou bien alors, une poignante histoire d'amour entre un coopérant — très caustique sur le milieu de l'aide technique — et une Africaine à l'imagination inépuisable.

Ou bien celle du narrateur qui se perd dans des élucu- brations invraisemblables où il est question de caïmans, d'éléphants, et... de pompe à eau.

Allez savoir de quoi il retourne quand l'écrivain lui- même complique la présentation : ils sont deux. Un de France et un du Burkina-Faso.

Alors, est-ce bien un roman ? Oui, mais en forme de fable. Avec une morale.

En tout cas, par précaution, précisons que toute res- semblance avec des personnes, des pays, des États, des situations, n'est que le fruit de la plus parfaite coïncidence...

Pierre Barrot, 31 ans, est journaliste à l'Agence de presse Periscoop, spécialisée dans l'information écrite et audiovisuelle sur l'Afrique. Il effectue de fréquents déplace- ments sur le continent.

Seydou Drame, 35 ans, journaliste, est actuellement chargé des questions juridiques au ministère de la Communication du Burkina-Faso. Il collabore également aux programmes de radio et de télévision.

Illustration de couverture :

Remontage d'une pompe manuelle, village de Doudou, Sénégal © Alain Pinoges/CIRIC