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Cécile Quiniou

Bienvenueà

Calcut

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Bienvenue à Calcu�a

– Namaste, a chaï, please1 !Le petit vendeur opine du chef en balançant la tête de

droite à gauche, avec un grand sourire accroché aux lèvres. Il s’affaire un instant, puis me tend la boisson de son bras valide. L’autre bras n’a plus de main…

– Thank you2 !Je m’éloigne avec mon gobelet fumant. La rue qui mène

vers « chez moi » est bondée et chaotique, comme partout ici. Les odeurs nauséabondes qui s’en dégagent sont grasses et humides, « ça sent la mort ! », dirait-on chez nous sans pincettes. Ici, ce n’est pas qu’une façon de parler… À tel point qu’aujourd’hui, je ne respire qu’en humant le parfum épicé de mon thé. Le nez collé à mon gobelet, je marche, pensive, tout en faisant attention aux endroits où je mets les pieds. Autour de moi, des familles entières sont allongées sur de petits rectangles de trottoir ; elles y dorment sur des morceaux de carton, y mangent à même le sol, s’y lavent avec de l’eau croupie… Ces familles vivent dans la rue, en se serrant pour laisser de la place à leurs nombreux compa-gnons d’infortune… Outre ces moribonds, bon nombre de 1. Bonjour, un thé, s’il vous plaît !2. Merci !

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cireurs de chaussures, de vendeurs de cigarettes et de porteurs de rickshaws croisent des grappes d’écolières hilares en uniforme et de jeunes cadres d’entreprise bien habillés. Après avoir englouti un ou deux chapatis3 ou une barquette de chow mein4 achetés sur l’un des innombrables stands de street-food de la ville, les unes vont à l’école et les autres partent travailler. Le reste se tue à la tâche ou crève la faim sur le bas-côté. Bienvenue à Calcutta !

Dans une dizaine de jours, cela fera deux mois que j’ai rejoint Debjani ici pour monter une fondation : une struc-

de Âbha, Girls are Glams. Après son succès retentissant aux Philippines et aux États-Unis, venir à Bombay pour y déve-lopper cette marque est une consécration pour la mère de Debjani. Qui aurait cru qu’en les rencontrant dans l’avion pour Manille il y a plus de trois ans, j’en serais là aujourd’hui ? Âbha l’avait juré à maman l’année dernière : « Si j’ouvre Girls are Glams en Inde, je crée en même temps une Fondation pour aider les femmes de mon pays qui sont si mal considérées. » Chose promise, chose due et Âbha n’a qu’une parole : à peine réinstallée à Bombay, elle a décidé de créer cette Fondation et elle a pensé à Debjani et à moi pour la mettre sur pied. Après moult tergiversations et rebondissements, j’ai dit oui ! Nous y sommes et cette Fondation s’appelle .

– Ah, ah tu devrais voir ta tête ! C’est de l’hindi, Jade ! Nous utilisons un autre alphabet, on le prononce « VAH » qui veut dire « ELLE », m’a expliqué Debj’.

3. Pain indien.4. Plat cantonais : nouilles sautées généralement agrémentées de viande et de légumes sautés.

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– Oui, c’est cohérent ! « Elle », la femme, c’est elle, elle, elle et elle aussi…

– Et toi aussi !– Et toi !– Oui ! Et en plus, elle Vah ! Vah-s-y, on y Vah !– Allez, on a compris ! m’a coupée Debjani en gloussant.Toutes les deux, nous allons ouvrir un premier centre à

Calcutta, au sein d’un bidonville, en immersion totale. Et si nous faisons bien notre travail, peut-être pourrons-nous ouvrir d’autres centres. C’est Debjani qui a choisi la ville, en souvenir de son père, décédé ici il y a une douzaine d’années. De lui, il ne lui reste que Le Sourire de la misère, un album photos dont elle ne se sépare jamais et qui est constitué de portraits des gens issus des bidonvilles.

Vah aura pour vocation d’accueillir les femmes des bidon-villes désireuses de travailler et de construire avec elle un projet commun. Le but est de leur apprendre un métier, de vendre notre production et donc de gagner de l’argent. Nous ne savons pas encore quelle sera l’activité retenue, mais tout est envisageable : cuisine, produits de beauté, agriculture, création de bougies ou d’autres objets de déco-ration… L’idée principale étant de créer une ou plusieurs microentreprises et de les rendre rentables au plus vite tout en permettant à ces femmes d’accéder à l’éducation. Pour qu’un projet d’une telle ampleur puisse se réaliser, Âbha nous a conseillé de nous placer sous la protection des sœurs de mère Teresa dont la réputation et la légitimité ne sont plus à discuter. Ainsi, elles nous chapeautent, garantissent le bien-fondé de notre entreprise et nous permettent d’éviter les écueils malhonnêtes dans lesquels nous pourrions tomber… Dieu sait qu’ici, les pots-de-vin sont monnaie courante.

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Dans la pratique, Debjani ne passe qu’une dizaine de jours par mois sur le terrain avec moi à Calcutta. Le reste du temps, elle habite à Bombay, à presque deux mille kilomètres de là. Elle fait l’aller-retour tous les mois, l’équivalent de Paris-Athènes, en seulement deux heures quarante d’avion. Là-bas, elle travaille en alternance dans l’entreprise de sa mère et en parallèle, continue ses études de mode à la fameuse Pearl Academy : « Les mille et une vies de Debjani. » Elle pourrait en faire un roman, une longue saga aux senteurs orientales. Pour autant, sait-elle où elle va ? J’ai toujours pensé qu’elle se posait secrètement la question de la vocation religieuse mais les voies du Seigneur ne sont-elles pas impénétrables ?

Depuis mon arrivée, je fais du repérage, des découvertes et des rencontres… C’est passionnant, épuisant aussi, je dois l’avouer. Le côté administratif m’ennuie, mais c’est la rançon de ce beau projet. A contrario, la recherche d’un bâtiment qui pourrait héberger notre Fondation au cœur du bidonville, c’est excitant.

Je gère mon agenda comme je le veux, ce qui me permet surtout de faire un peu de bénévolat dans les centres de mère Teresa, de donner un peu de mon temps tout en apprenant. J’en rêvais ! En plus, je rencontre déjà des femmes extraordinaires et inspirantes : motivées, volon-tai res, courageuses malgré le peu de considération et les conditions de vie déplorables dont elles souffrent ici. Je sens qu’une fois installée, Vah produira de beaux fruits.

En relevant la tête de mon chaï encore bouillant, je manque de me brûler en bousculant quelqu’un :

– Aïe ! Sorry !

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– Oh, Jade ?– Abishek !Bonne surprise, c’est un copain d’ici, Abishek Banerjee.

Un volontaire indien qui fait du bénévolat au centre Shishu Bhavan des Sœurs de mère Teresa depuis quelques mois. Il s’y rend tous les jours sauf le jeudi, jour de congé des volontaires de mère Teresa. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois quelques semaines après mon arrivée. Je venais m’inscrire pour passer une journée par semaine à Shishu Bhavan. L’une des sœurs m’a alors présenté ce grand gaillard brun d’un mètre quatre-vingt-dix parlant français pour qu’il me fasse faire le tour des lieux. Il a appris notre langue lors de ses années d’études d’ingénieur à Montpellier. Une chance pour moi ! Tout de suite, nous nous sommes bien entendus mais c’est notre affection commune pour l’un des enfants du centre, Arnivan, qui nous a le plus rapprochés.

Shishu Bhavan est l’un des foyers qui accueille des enfants handicapés, il est situé juste à côté de la fameuse Mother House, maison mère des Sœurs de mère Teresa et point de ralliement des volontaires de passage ou de longue durée. Abishek habite dans le même hôtel que moi pour le moment. En ce qui me concerne, je ne vais pas y séjourner long-temps. Il est le seul volontaire garçon du centre Shishu Bhavan qui est normalement réservé aux femmes. Je ne sais pas pourquoi lui seul a cette dérogation. Chaque nou velle bénévole qui arrive est toujours étonnée par sa présence.

– Jade ! Alors tu vas bien, où vas-tu comme ça ?– Je me balade, c’est mon jour de repos aujourd’hui.Abi, comme il aime se faire surnommer, a une trentaine

d’années. Il déteste parler de lui, mais s’intéresse beaucoup aux autres. Il est tout en hauteur et en rondeurs, ce qui

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dénote franchement avec les gabarits frêles et osseux des Indiens d’ici. Un drôle de type, cet Abi, plus européen qu’indien, la tête dans les étoiles et le cœur sur la main.

– J’ai essayé de t’appeler ce matin mais tu n’as pas répondu.

– Ah bon ? Je n’ai pas vu ton appel, c’est étrange. Dis, comment va Arnivan ? Je pensais justement à lui en marchant tout à l’heure.

– Eh bien justement…Sa voix se met à grincer :– Pas très bien… Un docteur est venu faire une prise de

sang. Il dit que les résultats sont inquiétants, que Arnivan doit aller à l’hôpital pour faire plus d’examens.

– Mon Dieu, les sœurs ne pourront jamais payer ses frais d’hôpital ! Arnivan encore moins… Y a-t-il une chance pour que ce ne soit pas grave ?

– Je ne sais pas… Le docteur dit que son taux de globules blancs est très bas et qu’il faudrait qu’il soit suivi. Et puis, comme il n’y a que très peu de soins accessibles aux pauvres ici…

Arnivan pourrait-il mourir ? Oui. Comme tant d’enfants ici. Par manque de soins ou d’intérêt. Ici, ils succombent à des maladies contre lesquelles existent pourtant des vaccins. À mon arrivée, j’ai été consternée par l’état du système de santé. Quelle injustice !

Ma gorge se noue. Arnivan n’a que huit ans… Il y a un mois, il a commencé à faire des chutes de tension. Mais

son handicap et de ses troubles autistiques. Seul Abi réus-sissait à l’apaiser, mais il était clair qu’il n’était pas en forme. Et puis sans médecin, ni analyse…

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Ici, tout va vite. Il y a deux semaines, son état a sensible-ment empiré sous les regards et les gestes impuissants des sœurs et des volontaires. Il ne voulait plus manger, il pleu-rait et était faible, blafard et fébrile. Arnivan vient de la rue. Il ne possède que son vieux doudou lacéré par le temps et les larmes et son sourire d’ange. Il ne peut évidemment rien payer. Sa famille l’a abandonné très jeune à cause de son handicap, et Arnivan est seul. En Inde, avoir un enfant « diminué » est une honte insupportable. Ici, les millions de personnes handicapées mentales et physiques sont quoti-diennement discriminées. Ce sont des marginaux qu’il faut cacher et parfois même faire disparaître. Mais pourquoi Dieu permet-il cela ?

les soins, mais les sœurs disent que si je fais cette démarche pour lui, je dois la faire pour tous, et il y en a tellement…

– Je comprends Abi…Le plus dur à accepter, c’est la fatalité. En Inde, cette

notion est omniprésente. Arnivan n’est malheureusement qu’un innocent parmi des millions. Comment garder la foi dans ce contexte ?

– Je vais venir avec toi, Abi ! Je vais venir cet après-midi.– Merci, Jade. Merci ! Arni’ sera si content de te voir.

Viens, allons d’abord déjeuner, nous avons le temps.Bras dessus, bras dessous, comme deux vieux copains,

nous repartons vers l’hôtel. Sur le trajet, un petit restaurant, le Blue Sky, lieu de prédilection des volontaires, est réputé pour ses plats typiques. Nous nous y arrêtons pour reprendre des forces avant l’après-midi qui nous attend.

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Flashback

L’ambiance au Blue Sky est éclectique et bruyante, elle se

câbles électriques au-dessus de l’enseigne peut faire peur et les odeurs sont parfois oppressantes, mais la nourriture est bonne et c’est aussi cela, Calcutta.

– Bon alors, comment se passent tes projets ? me demande Abi en s’accoudant à la table.

– J’ai beaucoup de travail mais ça avance. Je suis toujours à la recherche d’un bâtiment qui puisse héberger le centre de la Fondation mais ça ne court pas les ruelles comme ils diraient ici…

– Il faut que tu en parles avec les sœurs, je suis sûr qu’elles te trouveront un lieu !

– Oui, je ne voulais pas les embêter avec ça mais je vais y être obligée car c’est le dernier point qui bloque.

Bercés par le chahut environnant, nous relisons la carte pour la énième fois et commandons nos plats. Pour moi un bhekti paturi, un poisson cuit à la vapeur dans une feuille de bananier avec de la moutarde et pour Abi, son grilled sandwich préféré,

papoter. Comme toujours, il me pose beaucoup de questions sur mon passé et écoute avec un intérêt qui me touche.

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-

-tion, je pourrais me vexer !

juste dire que tu as l’air d’être assez tranquille et plutôt sage

girl en combinaison de Catwoman !Son accent indiano-franglish quand il prononce Catwoman

est inimitable : « catvouman ».

un peu plus d’où tu viens !– Et comment va ton amoureux ? Gaspard, c’est bien ça ?

reprend-il sans répondre. Tu ne m’as pas encore raconté votre histoire. Je veux tout savoir !

Ah… mon cher Gaspard, dès que j’entends son prénom, je pars en voyage. C’est fou ce qu’il me manque et en même temps, notre relation, même à distance, me donne des ailes. Abi a de la chance, j’adore parler de lui !

Abi pose sa tête de côté sur sa grosse main dont le bras est accoudé à la table. Je me replonge dans notre histoire avec délectation et papillons dans le ventre et je n’épargne aucun détail à mon interlocuteur romantique.

– Alors, il était une fois, un garçon beau, gentil et intelli-

Il rit. Je passe rapidement sur notre enfance et nos vacances entre copains. Je m’attarde bien plus sur notre improbable rencontre aux Philippines quand, avec Divine, Gaspard

-vailles à Buenos Aires, quand il me sort une fois de plus d’un mauvais pas.

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– C’est mieux que Love Actually5 !– Ne te moque pas !– Non, sérieusement. Je comprends quand tu dis que

Gaspard et toi, « c’était écrit ». Tout a l’air si… magnétique ! Comme si tout était prévu. Et où est-il maintenant ?

– Après Buenos Aires, il est d’abord reparti aux Philippines. Puis dans le sud de la France pour retrouver sa famille qu’il avait quittée depuis longtemps. À Marseille. Ce n’est pas franchement le cocon que j’aurais choisi pour me reposer, mais bon.

– Pourquoi ?

ils sont très… comment dire ?– Un peu rigides ?– Oui, tu peux le dire comme ça ! Mais après tout, une

maman, même quand elle porte des jupes-culottes en tweed, reste une maman, n’est-ce pas ?

– Sûrement ! Et pour ta famille, comment s’est passé le retour ?

– Au début, pas mal. Papa, maman, mon frère Thomas et les jumeaux sont rentrés quelques semaines après moi. Papa a demandé à être muté en France. Ces deux dernières années mouvementées ont fatigué mes deux parents. Et puis avec Théo et Zoé, ça devenait compliqué de s’expatrier. À leur arrivée en France, j’ai eu envie d’habiter avec eux à nouveau… Quand la plupart des gens de mon âge ont fui le foyer pour voler de leurs propres ailes, moi j’ai déployé les miennes pour rejoindre le nid familial. Je fais souvent les choses à l’envers, comme tu peux le remarquer.

5. Comédie romantique britannique réalisée par Richard Curtis, sortie en 2003.

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– Oui, c’est vrai car très vite, je me suis ennuyée. Après tout ce qui s’était passé en Argentine, j’étais de retour à Paris pour continuer mes études comme si rien de tout ça n’était arrivé… ça m’a semblé vide de sens. Et puis Gaspard était dans le Sud… Alors quitte à ne pas beaucoup se voir, autant que ce soit exotique, non ? J’ai tourné en rond en me posant mille questions. Je n’avais pas gardé beaucoup d’amis en France… Et l’éternelle proposition de Debjani de venir en Inde me travaillait et je voulais en apprendre plus sur moi, sur les autres… C’est beau ce que je dis, non ?

– Très beau ! me répond Abi en faisant mine d’applaudir.– En réalité, ce qui me retenait pour rejoindre Debjani ici,

c’était Gaspard. Pourquoi m’éloigner encore une fois de lui ? Et puis comment allait-il réagir ? Je m’étais promis que s’il le prenait mal, j’oublierais ce projet.

– Et il a bien réagi, n’est-ce pas ?– Oui. Avec philosophie et empathie, comme toujours.

Il m’a répondu que l’amour ne devait pas freiner, mais au contraire faire avancer, permettre et non pas empêcher. Ce sont ses mots.

– Un poète de surcroît ! C’est intelligent, je trouve. Et tu

– Chaque jour un peu plus, oui, et un peu mieux aussi.– Que fait-il en France maintenant ?– Il a repris ses études de médecine. Après les Philippines,

il voulait se reconnecter à la réalité. Il entre en troisième année. Ça a toujours été son rêve de devenir médecin. Je crois qu’il aimerait bien suivre les traces de mon père. Il l’admire beaucoup. De fait, papa est un sacré monsieur.

– Tu es proche de lui ?– Oui, je lui dois beaucoup.

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– C’est un grand privilège. Moi, je… Comment tes parents ont-ils réagi à ton départ ?

– Eh bien, contre toute attente, ils n’ont pas très bien réagi. C’est surtout maman qui a eu le plus de mal. Elle n’a pas compris mon besoin de repartir. Elle pensait que nous allions être tous réunis en France, heureux et tranquilles.

enlever quand même ! Et elle a eu deux bébés dans des conditions stressantes. Et toi, tu as échappé au pire. Si j’étais elle, je réagirais peut-être de la même façon…

– Oui, pas faux. Nous avons eu de longues discussions. Papa restait silencieux et maman était plutôt survoltée.

en rage dans ma chambre. Je ne la reconnaissais pas. Elle était si agressive, blessante même. Selon elle, j’étais irres-ponsable, légère, autocentrée et le pire : ingrate.

suivre…– Mais tu es partie quand même.– Oui, grâce à un providentiel concours de circonstances !

Bombay et de créer sa Fondation. Mais, pour ouvrir le premier centre à Calcutta, il fallait des bras au plus vite et les miens étaient grands ouverts. C’était un projet concret et cela a un peu rassuré maman.

– Elle a accepté que tu partes ?– C’est un bien grand mot. Elle a laissé faire. Mais notre

relation a changé. Avant, elle me soutenait, me rassurait toujours, me motivait. C’est la première fois que je prenais une décision sans sa bénédiction. Je me sens plus respon-sable qu’avant, mais plus seule aussi.

– Vous êtes encore en froid ?

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– Non… La veille de mon départ, elle est entrée dans ma chambre, la larme à l’œil pour me demander un timide pardon en m’expliquant qu’elle était morte de trouille pour moi et qu’elle ne voulait pas voir sa famille encore séparée. Sans blague ! Je ne la connaissais pas si angoissée. C’est un peu comme si les rôles s’inversaient, tu vois ? Si tu pouvais imaginer qui elle était avant l’Argentine…

– Elle a changé et toi aussi, c’est la vie !– C’est vrai. Mais j’avais plus que jamais besoin de son

soutien, tu comprends ?– Oui, mais dis-toi qu’il ne s’agit que d’une étape…Alors que je commence à m’échauffer, je sens mon télé-

phone vibrer dans ma poche.– Oh c’est Debj’, tu m’excuses une minute ?Je me lève et sors du restaurant pour pouvoir parler sans

hurler.– Salut Jadounette ! Comment vas-tu ?– Bien, je déjeune avec Abi ! Nous allons au centre des

enfants cet après-midi pour voir le petit Arnivan dont je t’ai parlé.

– Comment va-t-il ?– Bof… Je t’en dirai plus ce soir. Tu me manques, quand

viens-tu ?– J’atterris dimanche soir et je serai là toute la semaine

prochaine. À temps pour la Holi ! C’est trop cool, j’adore cette fête !

– J’ai hâte ! Mais nous avons du pain sur la planche pour Vah.

– Ne m’en parle pas, ma to do list s’allonge toutes les heures ici aussi. Allez, je te laisse, je suis en retard pour mon cours de marketing, je fonce. Je t’embrasse, salue Abi de ma part.

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– Les nouvelles sont bonnes ? me demande Abi.– Oui plutôt, merci. Abi, j’ai beaucoup trop parlé, j’ai

honte. À toi maintenant !– Eh bien… tu vas devoir patienter, car Arnivan nous

attend !Il se lève sans que je puisse insister et laisse quelques

billets sur la table.– Merci, la prochaine fois, c’est moi qui invite ! Et merci

de m’avoir écoutée, ça fait du bien de raconter sa vie de temps en temps.

Son clin d’œil me fait l’effet du petit chocolat noir récon-fortant qui accompagne le café. Abi est vraiment attachant, je suis contente de l’avoir ici.

– Allez, vite, essayons de prendre le bus, nous irons plus vite ! Arnivan, nous voilà !

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Des mains pour servir, un cœur pour aimer

C’est Léa qui nous accueille à notre arrivée à Shishu Bhavan. C’est une massi, comme on les appelle ici. Elle est indienne et travaille au centre à plein temps. Moi, je suis une auntie, une bénévole étrangère. Je ne viens au centre qu’une fois par semaine pour la messe dominicale.

La première fois que j’ai posé un pied à Shishu Bhavan, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Je n’en croyais pas mes yeux, je me suis même pincée. Malgré les renseignements que j’avais glanés, les photos, les témoignages et les vidéos, rien ne m’y avait préparée. Parce que rien ne prépare le cœur de l’homme à autant de souffrances et de dénuement. Et tant mieux.

– Jade, Jade, Jade, JADEUUU !Les cris des enfants sont attendrissants. Ceux qui ne

peuvent pas parler expriment leur joie avec les yeux ou les mains. Je voudrais être leur petite maman à tous, faire disparaître les petits et gros handicaps, pouvoir les guérir, les cajoler, les bercer jusqu’à ce qu’ils s’endorment sereine-ment. Je rêve, je le sais, mais tant d’épreuves sur de si petites épaules, c’est insoutenable.

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Je répète ce hello bengali autant que possible. Abishek a déjà entamé une discussion visiblement théâtrale avec des enfants. Je les vois s’esclaffer à chacune de ses tirades. Ils sont assis en rond autour de sister Mercy-Jane qui est sa grande amie. « Sis’Mer’J », comme elle se fait appeler ici.

puis recommence à empiler des cubes devant ses petits protégés hilares.

Sis’Mer’J est anglaise et vit à Calcutta depuis au moins quinze ans. Pourtant, personne ne lui donnerait plus de

des élixirs de jeunesse ». Et aimer, elle sait le faire mieux que quiconque. Elle me semble être une sainte en devenir, douce et intelligente. Nous parlons toujours des heures en lavant les innombrables gamelles de riz et pendant la semaine, elle passe me voir quand elle a un peu de temps. Elle a spontanément décidé que c’était elle qui allait m’aider pour Vah. C’est une bénédiction, car elle connaît tout le monde à Calcutta.

– Je vais voir si je trouve Arnivan. Tu viens, Jade ? me demande Abi en se relevant.

– Attends, attends, laisse-moi prendre une photo de toi avec les petits, vous êtes attendrissants !

Je joue au grand reporter et prends plusieurs clichés de nous avec les enfants qui sont surexcités. Ils adorent qu’on les photographie. Abi bouge tout le temps ! À croire qu’il le

rumine, je manque de trébucher et me rattrape in extremis au coin d’une table. Un peu plus, et c’est ma tête qui prenait.

– Hihihi !

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– You want to kill me, little scamp6 ?– No, me répond la petite en riant.

bonbon. Ce sont les sœurs qui lui ont donné ce prénom qui

dégourdie, mais elle est née sans jambes. Comme si cela ne

alors que sa mère se faisait certainement enlever… sans commentaire. Les sœurs l’ont trouvée mourante devant le grand portail marron de la Mother House où elle avait été déposée. Elle n’avait pas encore deux ans. La nature peut être cruelle et l’homme, capable du pire, mais quand les deux s’associent… Quand Sis’Mer’J m’a raconté ce passé, j’ai eu bien du mal à écouter. Mes oreilles et mon cœur saignaient. La première fois que j’ai vu Niti, elle sanglotait à chaudes larmes, repliée sur elle-même dans un coin. C’était bouleversant. À force de la taquiner et de la chatouiller pour la distraire, elle s’était remise à sourire. Notre attachement date de là.

– Jade ?– Yes ?– I love you7.– Oh, me too cutie8.Elle s’agrippe à ma jambe comme une moule à son rocher,

je la prends dans mes bras et la presse contre moi.– Jade, we play puzzle9 ?Je ne peux pas dire non. Elle aussi, c’est ma chouchoute. Des

étoiles dans les yeux, elle me montre du doigt l’étagère où sont rangés les jeux. C’est devenu un petit rituel entre nous :

6. Tu veux me tuer, petite coquine ?7. Je t’aime.8. Oh, moi aussi mon chou !9. Jade, on joue au puzzle ?

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– Which one10 ? je lui demande, en faisant mine de ne pas savoir.

– This one ! Frozen11 !La Reine des neiges. Ici aussi, Elsa fait un carton. Libérée,

délivrééééée…Nous nous installons sur un banc le long d’une table, et

elle se met sur mes genoux. Elle le connaît par cœur et ne met pas plus de cinq minutes à tout assembler.

12 !menton.

– Waouh ! Impressive Niti. You are amazing13.Je l’embrasse sur le front. À l’autre bout, sister Sophie, la

mère supérieure, l’appelle pour qu’elle rejoigne ses cama-rades en classe. À peine posée sur le sol, elle part comme une fusée. Sur les fesses, elle glisse par terre à l’aide de ses bras qu’elle utilise comme des béquilles.

– Bye bye Jade. Euh, mèrssi ? me lance-t-elle en se retour-nant, l’air interrogateur.

– Merci à toi aussi, Niti.Elle lève son petit pouce teinté de henné et repart à sa

façon. À force de côtoyer des volontaires du monde entier, elle sait dire quelques mots dans toutes les langues. Sacrée petite, si amoindrie et pourtant si digne. Comme la plupart des enfants ici, elle donne beaucoup d’amour. Pourtant ils en voient passer, des têtes. Et à part les sœurs, rares sont les volontaires qui restent longtemps. J’en avais parlé avec father Alex à Manille. À l’époque, je me demandais si, pour

10. Lequel ?11. Celui-ci ! La Reine des neiges !

13. Waouh ! C’est impressionnant, Niti. Tu es incroyable.

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bénévoles, de s’y attacher, parfois avec beaucoup d’inten-sité, pour un jour les voir repartir, souvent pour toujours.

– Mais, ne se sentent-ils pas abandonnés encore une fois quand nous repartons ? avais-je demandé, inquiète de laisser mon petit Antoy aux Philippines.

– D’une certaine manière, c’est inévitable. Les bénévoles apportent chacun quelque chose de différent et de généreux, c’est déjà grand. Ce qui est donné est donné, tu sais. Les enfants prennent ce qu’il y a à prendre.

– Mais une souffrance de plus pour eux, c’est…– … dur, avait-il admis, mais c’est mieux de souffrir par

amour que de souffrir de vide, non ? Oui, il y a attachement et déchirure, mais au moins, il y a quelque chose.

– Nous recevons aussi tellement de leur part.– Et peut-être plus qu’eux ?– Certes. Et puis nous aussi, nous souffrons beaucoup de

leur dire adieu quand nous rentrons chez nous.– C’est un échange de bons procédés, alors. Donner, c’est

recevoir, tu connais ce refrain, avait-il répondu en souriant. Dieu est là pour ces enfants dans chaque bénévole de passage. Ainsi, Il est là tout le temps à travers eux, à travers nous. C’est Sa présence qui compte le plus.

Soit… Je me repose souvent la question, malgré tout. D’ailleurs, il y a beaucoup de nouvelles têtes aujourd’hui au centre. Nous sommes mercredi, il est 15 heures et c’est le moment des inscriptions : il y a la queue ! Il peut y avoir jusqu’à deux cents nouveaux bénévoles par jour… Après s’être enregistré, chacun reçoit une médaille miraculeuse et un pass de volontaire qui permet d’accéder aux différents centres des Sœurs de mère Teresa. Le bénévole de passage est une réalité ici, certains ne restent que quelques heures ou quelques jours, d’autres plus longtemps. Tout le monde est

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bienvenu pour aider, tel qu’il est, comme il peut… Chez mère Teresa, c’est ainsi.

À l’étage de Shishu Bhavan, tous les petits lits à barreaux -

sant. Malgré les décorations et les dessins aux murs, cette pièce reste triste. Ces tout-petits, tout cassés, sans parents pour les réconforter. Si je ne croyais en rien, cela me déso-lerait. Heureusement que les sœurs sont là pour les aimer et les cajoler. Ce n’est pas toujours le cas avec certaines des salariées indiennes, hindoues pour la plupart, qui peuvent se montrer très dures avec eux. En effet, elles n’hésitent pas, pour enfourner de la nourriture dans la bouche des enfants, à leur bloquer la tête ou à leur pincer le nez… L’autre jour, j’ai surpris l’une d’elles qui essayait de faire manger Niti en la maintenant serrée sous son bras. Ma petite protégée hurlait et la salariée insistait en serrant de plus belle son bras pour l’empêcher de bouger… Je ne peux pas décrire la scène sans avoir envie de pleurer. Comment peut-on manquer de douceur à ce point envers ces enfants ? J’ai tout de suite prévenu sister Mercy-Jane, j’étais très mal à l’aise ! Elle est intervenue tout de suite et j’ai pris la relève auprès de Niti qui a eu besoin de quelques minutes avant de me laisser l’approcher.

– Leurs pratiques sont en partie liées aux croyances hindoues, m’a expliqué Sis’, embarrassée. Ces femmes hindoues considèrent toute maladie ou handicap comme des conséquences d’actes répréhensibles dans une vie antérieure et donc, elles ne pensent pas que le petit soit digne de bons traitements.

– Sis’, il faut les faire partir ! Cela contredit la volonté de mère Teresa « de faire découvrir aux plus pauvres qu’ils sont aimés de Dieu », non ?

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– Oui, et nous faisons tout pour les faire changer de mentalité mais ce n’est pas évident… Nous avons besoin d’elles aussi. Il faut du temps et de l’espoir. Elles aussi ont beaucoup à apprendre de ces enfants…

Ce jour-là, je n’ai pas cherché à en savoir plus. Je n’étais pas convaincue de leur utilité auprès des enfants de Shishu Bhavan. Fort heureusement, au contraire d’Abi, je n’ai plus jamais assisté à de tels agissements. De son côté, il en informe systématiquement les sœurs pour qu’elles puissent intervenir et il m’a dit que celles-ci avaient mis en place une formation spéciale pour les volontaires hindoues.

– Jade, Abishek, vous pouvez aller sur le toit pour étendre le linge ? nous demande Sis’Mer’J. J’adore son accent so british14 quand elle parle français.

Nous récupérons la montagne de linge mouillé qui pèse des tonnes et montons sur le toit. Charly et Julietta, deux autres bénévoles, sont déjà là-haut à suspendre les taies d’oreiller. Il fait bien chaud, les draps devraient vite sécher. Nous, nous allons plutôt nous dessécher.

J’ai rencontré Julietta il y a quelques jours. Dans deux mois, elle rentrera chez elle en Espagne reprendre ses études de droit. Elle ne devait rester que quelques semaines ici avant de repartir sac sur le dos, mais elle a changé ses plans au dernier moment, incapable de quitter les enfants. Je ne connais pas encore bien Charly, mais, avec ses yeux rieurs et son sourire éclatant, j’ai tout de suite un bon feeling.

– Salut, moi c’est Charly.– Et moi Jade. Tu es française ?

14. Tellement anglais.

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– Mon copain, oui. Moi, je suis du Connecticut, USA. J’ai entendu que tu parlais français avec le garçon tout à l’heure.

Son français est aussi impeccable que celui d’Abi, mais son accent caoutchouteux ne trompe pas. Avec un chapeau de cow-boy et un épi de blé aux lèvres, on serait dans un western des années 1960. J’adore son style. Elle est ravis-sante avec sa peau de Blanche bien bronzée, ses cheveux frisés comme ceux d’une Afro et ses immenses yeux vert clair. Cette jeune femme est originale, elle pétille d’énergie

Crocs, devrais-je dire alors que je découvre avec effroi ce qu’elle porte aux pieds. Mayday mayday ! allô, la police de la mode ? Porter des Crocs, c’est interdit, non ? Même pour une mission humanitaire, n’est-ce pas ? Nous y voilà, je me

Jade, reprends-toi !– Et, vous êtes là en amoureux ? Pour des vacances ?– No, no, voyage autour du monde. Pour deux ans. C’est

le sixième pays que nous visitons déjà en dix mois, me répond-elle joyeusement.

– Oh là là, c’est génial !En fait, Charly et son boyfriend, comme elle le nomme,

commencent le versant asiatique de leur tour du monde. Avant, ils étaient en Amérique du Sud : Argentine, Bolivie, Pérou, Colombie, Mexique et Costa Rica. Elle m’explique qu’ils ne veulent pas être de simples touristes, mais qu’ils ont prévu de participer à une œuvre humanitaire dans chaque pays. Pincez-moi, je suis en train de rêver. Et en plus, elle voyage avec son cher et tendre ! Elle a vingt-huit ans et lui trente et ils voulaient absolument faire ce voyage avant de fonder une famille. Elle a rencontré Max quand elle avait dix-huit ans lors d’un voyage familial à Paris. Il l’a renversée

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dans un bar et il ne l’a plus jamais lâchée, se débrouillant pour faire tour à tour ses études, puis ses stages aux États-Unis… Comme mon Gaspard !

Alors que je m’apprête à lui poser mille questions, Abi nous rappelle à l’ordre en jouant au patron d’une voix grave et autoritaire :

On n’est pas en vacances ici, lance-t-il avec un clin d’œil.Il rit et nous attrapons chacune un gros panier. On s’attelle

à la tâche, tout en continuant notre conversation.– Vous restez combien de temps en Inde avec Max ?– Plus que deux semaines à Calcutta. On part pour les

Philippines mardi prochain.– Tu rigoles ?Je la dévisage, la bouche ouverte.– Tu connais ?– Évidemment !Je lui transmets mes bons plans, lui donne des idées de

trajets puis je lui parle de He cares et d’Enfants du Mékong, de LP4Y et d’Anak pour son projet de bénévolat sur place. Pendant ce temps, des sœurs, des massi et d’autres béné-voles nous ont rejointes. Certaines chantent, d’autres discutent, prient ou chahutent entre les draps mouillés qui rafraîchissent l’air chaud. C’est festif, doux et fatigant. Le linge vole et nos mains, fripées par la moiteur des draps, ont bien besoin de repos.

– C’est passé vite, je dois y aller, me dit Charly avec une petite moue triste. Je vais chercher Max à Kalighat où il est bénévole.

– J’ai été vraiment ravie de te connaître. Bon voyage au Pays du sourire alors, j’espère que vous allez aimer les Philippines autant que moi.

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Nous nous disons au revoir en nous serrant dans les bras mais ne pensons pas à échanger nos coordonnées. Cette

qu’elle garde ainsi un certain mystère. Mardi, Charly sera repartie sur la route. Moi aussi, un jour viendra où je ferai le tour du monde avec Gaspard.

– Jade, Arni’ est réveillé, dépêche-toi ! me crie Abi depuis la porte.

Alors que je m’exécute, sister Mercy-Jane m’intercepte en bas de l’escalier.

– Jade, Abi m’a parlé de ta recherche de locaux pour votre fondation à Pilkhâna… J’ai peut-être quelque chose qui pourrait t’intéresser.

– Sérieusement ?– Figure-toi que nous avons récemment récupéré un

bâtiment là-bas, legs d’un industriel mort en donnant une partie de sa fortune aux bonnes œuvres. C’est une ancienne poterie que nous pensions transformer en école mais la localisation n’étant pas idéale, nous avons abandonné

tout est propre et les liens avec les collecteurs de taxes sont sains. Viens demain me présenter votre projet et nous verrons. Il serait dommage que ces locaux ne servent pas vite… ta demande tombe à pic !

– Sérieusement Sis’ ? Dire que j’hésitais à vous en parler ! C’est incroyable !

– À tort ma chérie ! Il faut toujours verbaliser ses besoins… la parole est une énergie et « Au commencement était le Verbe », n’est-ce pas ?

– Ah, ah, Sister, vous parlez comme ma grand-mère ! À demain alors, merci !

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Je sautille comme une enfant en m’éloignant de Sis’ et alors que j’arrive au chevet d’Arnivan, je sens mon télé-phone vibrer dans ma poche. Je suis sûre que c’est Gaspard. Tous les soirs, nous nous envoyons un message avec inter-diction de le lire avant de se coucher. J’adore ! Il y a trois heures et demie de décalage horaire, ce n’est pas toujours évident de trouver le bon moment pour parler, alors nous improvisons.

Arnivan est réveillé et assis, une massi lui donne à manger doucement alors qu’Abi lui caresse la tête. Il sourit en me voyant et je réprime une terrible envie de pleurer. On n’imagine pas assez la force d’un sourire. Celui-ci me donne envie de vivre plus fort et de me battre pour être une bonne personne. Abi me sourit à son tour et je comprends qu’il lutte aussi contre son émotion.

– He’s happy to see you, you are good for him15, nous dit l’une des sœurs en refaisant son lit.

– He’s good for us too16, lui réponds-je en l’aidant frénéti-quement.

C’est vrai qu’Arnivan nous fait du bien. Il semble qu’il me débarrasse de mes aspérités. En me concentrant sur lui maintenant, je vis le moment présent. La lumière qu’il dégage malgré sa faiblesse est captivante. À cet instant précis, je crois percevoir ce mystère dans lequel Dieu se cache, Lui qui ne se manifeste pas dans la puissance de ce monde, mais bien dans l’humilité de l’amour… Sa gloire est là, dans les yeux de cet enfant souffrant et moi je suis là, à le contempler. Tout va bien, entends-je dans mon cœur. C’était une belle journée.

15. Il est heureux de vous voir, vous lui faites du bien.16. Il nous fait du bien aussi.

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