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ELLE ACTIVE / ENQUETE LA BIENVEILLANCE A-T-ELLE SA PLACE AU BUREAU ? EL LE.FR 32 Tous droits de reproduction réservés Elle - Hors Série PAYS : France PAGE(S) : 32-34 SURFACE : 265 % PERIODICITE : Hebdomadaire JOURNALISTE : Olivia Villamy 1 septembre 2019 - N°17 - Edition Hors Série

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Page 1: BIENVEILLANCE · 2019. 9. 6. · Olivier Truong déplore ce malentendu. «On entend souvent qu'un manager bienveillant, c'est un manager laxiste. Mais non! J'ai vu des dirigeants

ELLE ACTIVE / ENQUETE

LA BIENVEILLANCEA-T-ELLE SA

PLACE AU BUREAU ?

EL LE.FR32

ILLUSTRATIONS

IRENE

RINALDI

Tous droits de reproduction réservés

Elle - Hors Série

PAYS : France

PAGE(S) : 32-34

SURFACE : 265 %

PERIODICITE : Hebdomadaire

JOURNALISTE : Olivia Villamy

1 septembre 2019 - N°17 - Edition Hors Série

Page 2: BIENVEILLANCE · 2019. 9. 6. · Olivier Truong déplore ce malentendu. «On entend souvent qu'un manager bienveillant, c'est un manager laxiste. Mais non! J'ai vu des dirigeants

ENIEME MODE MANAGERIALEPOUR CERTAINS, VERITABLE AVANCEE

DE LA CULTURE D'ENTREPRISE POUR D'AUTRES,

LA BIENVEILLANCE SUSCITE AUTANTD'ENGOUEMENT QUE DE SCEPTICISME.

ENQUETE.PAR OLIVIA VILLAMY

« Quand on dit bienveillance, les genspensent immédiatement aux Bisounours I »,

explique Marion Genaivre, cofondatrice del'agence de philosophie Thaé. Dans son atelierde réflexion pratique, organisé à la Maison dumanagement, elle invite les managers et lesconsultants à décrypter le sens des mots. Celui àl'ordre du jour fait polémique. « Il y a une grandedéfiance de la part des salariés sur cette question de la bienveillance. Pour eux, c'est uneénième mode managériale, une énième tentative de manipulation des RH », argumente Guillaume Ray-Capet, consultant au sein du cabinetMeltis. Dans les entreprises, la bienveillancesuscite beaucoup de scepticisme. N'est-il pasparadoxal de parler de bienveillance à l'heureoù la pression du travail est devenue si forte queles entreprises réduisent leurs effectifs, que l'emploi se précarise, que le stress explose, entraînant dans son sillage des vagues de burn-out ?

L'EROSION DEL'ENGAGEMENT

Chaque année, l'étude sur la qualité de vie autravail menée par le groupe de protectionsociale Malakoff Médéric pointe une érosion del'engagement chez les salariés. De 41 % en2009, la part des salariés très engagés a chutéà 29 % en 2018. Des chiffres qui traduisent un

certain malaise. Pour Michel Albouy, professeurde finance d'entreprise à l'école de management de Grenoble (GEM), la bienveillance est à

la mode « parce que les entreprises ne sont passourdes. Elles observent les conséquences de la

culture du résultat par les chiffres : le stress et le

désengagement. Le management par la bienveillance, c'est une tentative de réponse à lasouffrance exprimée par les salariés ». Selonl'ancien médecin urgentiste Philippe Rodet, il y a

une explication purement biologique à cela :

« Quand on est stressé, la sécrétion de l'hormoneneuromédiateur de la motivation, la dopamine,diminue. » Pour remotiver les troupes, il faut doncbooster la sécrétion de dopamine : « diminuer les

émotions négatives, comme la colère, la frustration ou la peur, et augmenter les émotions positives, comme la gratitude ou la fierté ». Une stratégie qui s'avère payante : selon une étudeeffectuée par l'université Harvard et le Massachusetts Institute ofTechnology, les salariés heureux sont deux fois moins malades, six fois moinsabsents, 31 % plus productifs et 55 % plus créatifs. Et les entreprises ne s'y trompent pas I Depuisquelquesannées, les initiatives pour favoriser le

bien-être au bureau sont légion.

ATTENTIONAUX GADGETS !

Mise à disposition d'espaces de détente, organisation de cours de yoga, de petits déjeuners,installation de tables de Baby-foot ou de ping-pong, et même apparition dans l'organigrammedu fameux « chief happiness officer » (CHO) -littéralement « le responsable du bonheur » :

autrefois réservée aux entreprises de la techcomme Google, cette nouvelle culture infusedésormais à tous les étages. «On passe un

temps considérable en entreprise, entre huit etdix heures par jour. Quand on le fait avec desgens qu'on apprécie, en qui on a confiance etavec qui on mène à bien des projets, c'est tellement plus agréable. Alors que, quand on expérimente l'inverse, ça se répercute sur son travail,mais aussi dans sa vie perso », martèle OlivierTruong, directeur culture et bienveillance au sein

du groupe La Poste. Attention toutefois à ne pastout mélanger. « On a tendance à vouloir fairepasser certains gadgets pour de la bienveillance. Avec les CHO, par exemple, on faitcroire aux gens qu'on va les rendre heureux,donc plus productifs. C'est hypocrite », souligne-t-il. Michel Albouy, lui, va plus loin et s'inquièted'une certaine condescendance dans lamanière dont on recourt à la bienveillance :

« Prenez l'exemple des : quandje vois des cadres qui ont fait Polytechnique ouH EC jouer avec des Lego, je me demande com-ment on a pu en arriver là. » OOO

A LARECHERCHE

DU «TOXICHANDLER »Il représente la perle raredont rêvent toutes lesentreprises. Un collègue vers quitout le monde se tourne en temps decrise. Une bonne épaule capabled'écouter attentivement et deconseiller chacun en fonction de ses

problèmes. Lui, c'est le «toxichandler» : littéralement, le «manipulateur de toxines ». Le concept a

été élaboré pour la première fois parPeter Frost, économiste et professeurà l'Université de British Columbia à

Vancouver (Canada). Dans lesannées 1990, alors que son paystraversait une vague de fusions-acquisitions brutales, il a identifié ces

personnalités capables d'absorberet de canaliser les souffrances pro-fessionnelles vécues par sescollègues.Un concept repris par lesFrançais Gilles Teneau etGéraldine Lemoine dans leuressai«Toxic Handlers. Les générateursde bienveillance en entreprise »

(éd. Odile Jacob). Ils brossent le

portraitde ces personnalités mieuxéquipées pour repérer la détressed'autrui, l'écouter, voire l'endiguer.Les auteurs distinguent trois typesde générateurs de bienveillance.« Il y a le porteur de confiance, le

plus prudent, qui donne de bonsconseils tout en restant à distance ;

le porteur de souffrance, plusempathique, qui absorbe lasouffrance de l'autre, jusqu'àparfois se perdre lui-même; et,enfin, le porteur de compassion, le

plus abouti, celui qui écoute, créé dulien et donne du sens aux épreuvestraversées », détaille GillesTeneau.Des qualités précieuses que tout le

monde peut cultiver.

Tous droits de reproduction réservés

Elle - Hors Série

PAYS : France

PAGE(S) : 32-34

SURFACE : 265 %

PERIODICITE : Hebdomadaire

JOURNALISTE : Olivia Villamy

1 septembre 2019 - N°17 - Edition Hors Série

Page 3: BIENVEILLANCE · 2019. 9. 6. · Olivier Truong déplore ce malentendu. «On entend souvent qu'un manager bienveillant, c'est un manager laxiste. Mais non! J'ai vu des dirigeants

LE B.A.-BA DE LABIENVEILLANCEEN ENTREPRISEDans « Moteurs d'engagement :365 bonnes pratiques pour créer

du lien et mieux travaillerensemble » (éd. Marabout),Alexia de Bernardy partage

la boîte à outils qu'ellea élaboré après avoir recueilli

le témoignage de 250 travailleursde tous horizons. Elle nous livre

5 pratiques clés pour favoriser labienveillance.

1. PRIVILEGIERLES CONTACTS VISUELS

« Il faut éviter de toujours envoyer desmails ou de téléphoner à ses collègues.

S'appeler, c'est bien ; se voir, c'est mieux I

Aller boire un café, prendre le tempsde discuter en face à face pour maintenir

des relations constructives. »

2. ETRE AUTHENTIQUE

« Quand on écoute un collaborateur,il faut le faire vraiment avec sincérité,

sans consulter son téléphonetoutes les deux minutes. Les gens en ont

marre des éléments de langage, ils

veulent travailler avec des collèguessincères et présents. »

3. ETRE TRANSPARENT« Il fautfaire circuler l'information,

être clair sur les objectifs fixéset sur les moyens pour y arriver.

Pour impliquer les salariés, il ne fautrien leur cacher. »

4. RESTER HUMBLE« C'est surtout vrai pour les managers.

Ils doivent être capables de mouiller leur

chemise, d'être présent en cas d'urgence. ..

et être prêts à se sacrifier pour leur équipe. »

5. SANCTIONNERLE MANQUE DE RESPECT

« C'est l'étape la plus dure, maisla plus importante : sanctionner

les comportements irrespectueux.Si on laisse faire quelqu'un dont

le comportement nuit à l'entreprise,on perd toute crédibilité. »

LA GRANDECONFUSION

La notion de bienveillance serait-elle galvaudée ? Tout le monde ne semble pas s'accordersur la définition même du mot. Olivier Truongdéplore ce malentendu. «On entend souventqu'un manager bienveillant, c'est un managerlaxiste. Mais non ! J'ai vu des dirigeants trèsrugueux être particulièrement bienveillants avecleurs employés. La bienveillance, ce n'est pas la

complaisance. » Pourtant, en ouvrant les pagesd'un vieux Larousse, on peut tomber sur cette définition. « Bienveillance : capacité à se montrerindulgent et gentil. » Une définition qui a le dond'agacer Catherine Thibaux, ancienne DRH

chez Danone et consultante en mentoring. Selonelle, il faut repartir de l'étymologie du mot. « Çavient du latin \benevolens\ : en français, l'association du mot \bien\ etdu mot \veiller\ », assure-t-elle. Ce n'est pas la gentillesse ou la complaisance. La bienveillance, c'est vouloir le bien pourl'autre. Lui laisser son libre arbitre, le considérercomme un adulte avec qui on traite d'égal àégal, comme une personne à part entière et librede ses choix. Mais, attention, la bienveillance cen'est pas la quête du bonheur. « L'entreprise n'a

rien à voir avec le bonheur. Ce n'est pas en pro-posantdes cours de qi-gong entre deux réunionsstressantes qu'on va faire du bien aux employés»,assène Catherine Thibaux.

ECHANGEDE BONS PROCEDES

Pour qu'une organisation tout entière soit bienveillante, l'envie doit venir du haut. « Ce sontles cadres et les managers qui vont infuserl'état d'esprit et la culture d'une entreprise. La

bienveillance repose sur leurs épaules, ils

doivent être exemplaires», affirme Alexiade Bernardy, auteure de « Moteurs d'engagement : 365 bonnes pratiques pour créer du lienetmieuxtravaillerensemble »(éd. Marabout, lire

l'encadré ci-contre). Pendant un an, cette entrepreneuse a compilé les témoignages de centaines de travailleurs. Elle en tire une certitude :

la bienveillance est l'un des leviers principal dela productivité. Mais comment la traduire dansles faits ? Car, la bienveillance, c'est un peucomme l'amour, il n'en existe que des preuves.Un discours qui trouve un écho très fort chez les

jeunes générations. Manager depuis moinsd'unan au sein de l'entreprise Hello Fresh, JulieKasinski a faitde la bienveillance sa marque defabrique. Avec quelques revers, mais aussi debelles réussites. « Certains pensent que je suis

naïve, d'autres essaient d'en profiter. Sur le longterme, j'ai l'impression d'avoir l'oreille et l'attention des gens, ils savent qu'ils peuvent comptersur moi et je peux compter sur eux. J'arrive àobtenir plus facilement ce que je veux. » Peut-on

se forcer à être bienveillant tous les jours ? La

bienveillance est-elle innée ou peut-elle s'acquérir ? « En fait, ce n'est pas si compliqué, c'est dela courtoisie, du bon sens. Dire bonjour à ses

collaborateurs en les regardant dans les yeux,prendre de leurs nouvelles en écoutant attentivement la réponse, fixer des objectifs clairs et atteignables », résume Philippe Rodet.

UN FOND BIENVEILLANTEN CHACUN DE NOUS

C'est ainsi que le groupe Casino, loin d'êtreconsidéré comme un monde de Bisounours, achoisi de miser sur la bienveillance. Depuisquatre ans, quelque 800 salariés, toutes professions confondues, ont été sacrés « bienveilleurs ».

Des oreilles attentives chargées de repérer les

coups de mou et les passages à vide. Ces caissiers, chefs de rayons ou manutentionnairesdoivent parfois dénouer des situations compliquées. « Souvent, les employés n'ont pas enviede parler de leurs problèmes à la direction. C'estle collègue le plus proche qui capte les changements d'humeurs, la relation est plus propice à la

confidence », analyse Anne-Solen Lahaye, directrice santé, sécurité et conditions de travail dugroupe. Une fois que les « bienveilleurs » sontrepérés parla direction, ilsassistentà une conférence animée par un expert et bénéficient d'unedemi-journée de formation en interne. Sansprime d'aucune sorte, ils sont tous bénévoles. « Il

ne s'agit pas d'une compétence métier, maisd'une qualité comportementale. Si on commence à rémunérer, on instrumentalise, et les

salariés vont se méfier du système. » Mais alors,pourquoi diable se porter volontaire ?« C'est très

gratifiant, pour beaucoup d'employés, ça veutdire que l'entreprise reconnaît cette qualitéhumaine qui passait jusqu'à présent inaperçue. »

Importée du Canada, où l'on parle de personnalités sentinelles, l'expérience essaime dansd'autres entreprises. «On commence par lemonde de l'entreprise, et puis ça va se répandreà la société tout entière », s'enthousiasme PhilippeRodet. À ceux qui sont toujours méfiants, il

rétorque : «Traitez-moi d'optimiste si vous voulez.Mais je pense qu'il y a un fond bienveillant en

chacun de nous. On a tendance à le laissers'anesthésier, il faut simplement le raviver ! » ■

Tous droits de reproduction réservés

Elle - Hors Série

PAYS : France

PAGE(S) : 32-34

SURFACE : 265 %

PERIODICITE : Hebdomadaire

JOURNALISTE : Olivia Villamy

1 septembre 2019 - N°17 - Edition Hors Série