benoît bohy bunel

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  • BENOT BOHY BUNEL

    France 2015

  • TABLE DE MATIRES

    1) GUY DEBORD, UNE ANALYSE ORIGINALE DE LA MARCHANDISE

    2) LA MARCHANDISE COMME SPECTACLE

    3) LA SITUATION COMME SUBVERSION

    4) SOCIETE DU SPECTACLE : LA SEPARATION ACHEVEE

    5) GUY DEBORD, UNE REFLEXION SUR LE TEMPS

    6) MARX ET LE TOTALITARISME

    7) LE CAS ONFRAY

    8) BRUNO LATOUR, UN REVELATEUR POUR LA PHILOSOPHIE FRANAISE CONTEMPORAINE

    9) LE TRAGIQUE MORAL KANTIEN

    10) TOUTE MORALE RENVOIE A UNE NATURE CONTEMPLEE EXTATIQUEMENT

    11) LA REIFICATION DE L'INTIMITE PSYCHIQUE DANS LE CINEMA AMERICAIN

  • GUY DEBORD, UNE ANALYSE ORIGINALE DE LA MARCHANDISE

    Dans la deuxime partie de La Socit du Spectacle, Debord propose une analyse originale de la marchandise. Il commence par synthtiser les aspects les plus marquants de la thorie marxienne : A ce mouvement essentiel du spectacle, qui consiste reprendre en lui tout ce qui existait dans l'activit humaine l'tat fluide, pour le possder l'tat coagul, en tant que choses qui sont devenues la valeur exclusive par leur formulation en ngatif de la valeur vcue, nous reconnaissons notre vieille ennemie qui sait si bien paratre au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et se comprenant de soi-mme, alors qu'elle est au contraire si complexe et si pleine de subtilits mtaphysiques, la marchandise. La fluidit de l'activit humaine doit tre associe la temporalit immanente et subjective du travail rel. C'est ce que vivent concrtement les individus, c'est le devenir effectif de leurs existences prouves en premire personne. Or, le procs de valorisation dvitalise un tel devenir, il abstrait le travail de sa dure subjective, pour l'objectiver en tant que valeur du produit. La valeur est la coagulation de ce qui est fluide, elle renvoie une temporalit devenue quantifiable qui vient se concentrer, se matrialiser dans la marchandise. Cette remarque de Debord n'est pas originale, tout comme les thmes de la ngativit de la valeur et de la trivialit seulement apparente de la marchandise. Mais il est important de voir qu'il se rfre trs fidlement au chapitre premier du Capital, et que son concept de spectacle doit se comprendre partir de l : ce concept est la modernisation d'une critique dj adresse par Marx aux fondements du capitalisme (modernisation qui doit en passer aussi par les analyses de Lukcs, par une fidlit ce dernier en tant qu'il subjective le phnomne de la rification). Le spectacle doit tre compris comme l'aboutissement de la logique de la marchandise. La marchandise est ce que montre le spectacle : Le monde la fois prsent et absent que le spectacle fait voir est le monde de la marchandise dominant tout ce qui est vcu. Et le monde de la marchandise est ainsi montr comme il est, car son mouvement est identique l'loignement des hommes entre eux et vis--vis de leur produit global. Dans le spectacle, une slection d'images reprsentant la vie des individus et se faisant passer pour la ralit exclusive mdiatise systmatiquement les rapports sociaux. Ces images, en dernire analyse, renvoient la valeur, comme nous l'avons dit prcdemment. Ce qu'elles montrent est donc bien la marchandise en elle-mme, telle qu'elle possde une valeur, telle qu'elle formule en ngatif la valeur vcue. Le spectacle est le principe de la sparation acheve : la vie est spare d'elle-mme, dans la mesure o le partiel reprsent parasite et s'identifie la totalit relle. De la mme manire, la marchandise, qui est ce que promeut le spectacle, loigne les hommes entre eux et les loigne de leur produit : l'individu n'est plus qu'un possesseur de marchandises, c'est cette dtermination qui mdiatise sa vie sociale, et qui fait qu'il n'est plus reconnu par les autres pour ce qu'il est immdiatement et intrinsquement ; en outre, le travailleur ne reconnat plus le bien qu'il a produit comme tant le sien, car sitt qu'il devient marchandise, il acquiert une autonomie, il lui fait face comme une entit trangre qui ne lui appartient plus. Ce thme d'une marchandise qui loigne doublement les individus de leur monde n'est pas original, et a dj t pens par Marx, mais aussi par Lukcs. Ce qui est l en question est la rification et l'alination. Nanmoins, l'originalit de Debord consiste approfondir cette notion d'loignement en l'associant au concept de spectacle : la marchandise qui se fait image, qui devient spectacle, qui est purement contemple, purement reprsente, opre un loignement maximal, paroxystique, correspondant une nouvelle phase de la domination de l'conomie, phase que Marx et Lukcs n'ont pas apprhende. Sur cette base, Debord approfondit la dialectique propre la marchandise entre quantit et qualit : Ce dveloppement qui exclut le qualitatif est lui-mme soumis, en tant que dveloppement, au passage qualitatif : le spectacle signifie qu'il a franchi le seuil de sa propre abondance. La marchandisation correspond la quantification systmatique de la qualit, aboutissant l'abolition de la qualit : la valeur d'usage, qualitativement dtermine, est nie par la valeur, par un rapport purement quantitatif ; le travail concret, en sa qualit spcifique, est reprsent dans le travail abstrait, dans une dure spatialise, mesure, quantifie. Or, la notion de spectacle implique que cette dialectique, lorsqu'elle se dveloppe, entrane un nouveau passage au qualitatif ; la quantit qui niait la qualit se fait son tour qualit. Autrement dit, l'idalit abstraite qui niait la ralit

  • concrte se transmue elle-mme, du fait de sa saturation, en ralit concrte. Les images que Debord conceptualise concentrent cette contradiction : elles sont un tel niveau d'accumulation que leur ngativit originelle devient une positivit pleine et indiscutable. Leur propension coaguler le fluide finit par se fluidifier son tour, si bien que c'est la dure relle et subjective des individus qui est dsormais directement affecte. Sur le plan de l'individu au travail, cela signifie que son activit objective, rationalise et quantifie, et en cela extrieure lui, finit elle-mme par se dterminer qualitativement, par pntrer effectivement sa personnalit totale et organique : autrement dit, son alination s'aline son tour pour devenir toute sa ralit (il n'y a plus de ralit derrire l'alination partir de laquelle l'alination pourrait tre dite alination ). Par ailleurs, la logique de la marchandise est, selon Debord, une logique de la survie augmente : Le spectacle est une guerre de l'opium permanente pour faire accepter l'identification des biens aux marchandises ; et de la satisfaction la survie augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie consommable est quelque chose qui doit augmenter toujours, c'est parce qu'elle ne cesse de contenir la privation. S'il n'y a aucun au-del de la survie augmente, aucun point o elle pourrait cesser sa croissance, c'est parce qu'elle n'est pas elle-mme au del de la privation, mais qu'elle est la privation devenue plus riche. Les images du spectacle mettent en scne les biens produits de telle sorte que leur tre-marchandise devienne acceptable. La publicit, par exemple, exhibe un produit de telle sorte que sa forme valeur devienne une vidence pour le consommateur. Dans ce passage du simple objet d'usage l'objet ftichis, c'est le passage de la satisfaction, qui est une dtermination positive de la vie, la survie, qui est une dtermination purement ngative, qui se joue. Le monde de la marchandise, parce qu'il est li l'exigence d'une accumulation d'argent illimite, est un monde o il devient ncessaire de crer toujours plus de nouveaux besoins. Parce qu'il est un systme toujours en mouvement, qui ne se maintient que par sa croissance, le spectacle se doit de conqurir constamment toujours plus de secteurs de la vie sur lesquels il devra exercer son emprise. Dans cette vaste entreprise, il pourra sembler que le spectacle est toujours davantage soucieux de notre bien-tre, et qu'il est toujours plus apte satisfaire nos nombreux dsirs, allant mme jusqu' les anticiper. Mais travers ce mouvement, c'est au contraire l'accroissement de la prcarit qui se joue : les besoins nouvellement crs ne rpondent pas des dsirs, contrairement ce que la publicit tente de nous faire croire, mais ils sont relatifs des ncessits vitales d'un nouvel ordre. Par exemple, l'avnement de la voiture fut la cration d'un nouveau besoin, sur lequel le capitalisme est fond principalement. Mais la possession d'une voiture ne fut pas un luxe disponible pour tous, elle est devenue au contraire la condition sine qua non pour survivre dans le monde moderne, pour obtenir un emploi par exemple, et elle ne s'obtient d'ailleurs qu'au prix d'un sacrifice de la vie dans le travail. Le monde de la marchandise est essentiellement un monde de la privation, un monde ngatif : le consommateur qui veut y accder doit entrer dans le cycle du travail, o c'est la ncessit et le manque qui sont la loi ; en outre, les besoins crs par la marchandisation sont trs vite naturaliss, ils deviennent aussi essentiels que les besoins de base tels que se nourrir ou se loger. A vrai dire, au plus il y a de marchandises, au plus la forme ngative que prend la satisfaction en elles progresse, autrement dit, paradoxalement : au plus la privation crot. Telle est la folie de ce systme, que Debord exprime synthtiquement et brillamment : les biens d'usage sont de plus en plus nombreux, mais cette croissance indique que le seuil de la survie augmente constamment, dans la mesure o ces biens deviennent marchandises, et donc que c'est le manque et la prcarit qui progressent en fait. Il faut bien noter qu'en parlant ici de prcarit, nous ne pensons pas la frange la plus pauvre de la population, mais l'ensemble de la socit : mme les plus riches sont soumis au phnomne de la survie augmente, peut-tre encore plus que les autres. En tant que dtenteurs modles d'une masse considrable de marchandises, les plus riches accumulent pour eux-mmes les marques de leur dpendance l'gard de la privation universelle de la socit : leurs possessions symbolisent non pas une puissance, mais un manque toujours renouvel. C'est pourquoi il faut repenser, l'aune du concept de survie augmente, qui concerne toutes les populations inscrites dans le spectacle, la question des ingalits sociales : les plus chanceux ne sauraient constituer un modle de vie russie que chacun devrait tenter d'atteindre, mais ils sont eux aussi touchs, minemment, mme, par la prcarit inhrente la marchandise. Debord complte ainsi la dialectique de la valeur et de la valeur d'usage telle qu'elle

  • a dj t pense par Marx, puis approfondie par Lukcs. Nous pouvons mme, avec ce thme de la survie augmente, toffer le diagnostic de Lukcs selon lequel la bourgeoisie, en tant qu'elle s'approprie simplement la marchandise, ne saurait dpasser les antinomies d'une pense pure : chez Debord comme chez Lukcs, l'avantage dialectique n'est plus du ct de celui qui domine les rapports de force, mais il se situe chez celui qui ne se contente pas de s'approprier immdiatement la structure marchande, laquelle demeure essentiellement ngative et privative. Le concept de survie augmente est un concept purement debordien, qui a le mrite d'exprimer une ralit qui est pressentie dans les analyses de Marx, mais qui n'est pas explicitement dfinie par Marx lui-mme. Sur la question de la dialectique entre valeur d'change et valeur d'usage, Debord complte et exprime galement de faon synthtique la thorie marxienne. Dans un premier temps, il reprend les rsultats de la thorie marxienne : La valeur d'change n'a pu se former qu'en tant qu'agent de la valeur d'usage, mais sa victoire par ses propres armes a cr les conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout usage humain et saisissant le monopole de sa satisfaction, elle a fini par diriger l'usage. Le processus de l'change s'est identifi tout usage possible, et l'a rduit sa merci. Dans l'analyse marxienne de la forme simple ou accidentelle de la valeur, on voit bien que la valeur relative a besoin de la valeur d'usage de l' quivalent pour exprimer sa valeur. La valeur d'change, qui est la forme phnomnale de la valeur, a donc besoin du support qu'est la valeur d'usage pour se former : originellement, elle n'est que son agent. Mais cette valeur d'change finit par s'autonomiser, ds lors que l'argent devient une fin en soi qui la reprsente universellement. C'est ainsi qu'elle peut diriger l'usage : peu importe ce qui est produit, pourvu que l'on produise plus d'argent. Sur le plan de la marchandise comme bien produit, les besoins nouvellement crs apparaissent ainsi comme la rsultante d'une logique abstraite visant le seul profit, et ne drivent aucunement des dsirs conscients des individus, lesquels ne font que ragir a posteriori ce qui leur est impos. En outre, sur le plan de l'individu au travail, si le travail vivant en tant que valeur d'usage est la condition de la formation de la valeur, l'autonomisation de cette dernire signifie pour lui une sparation d'avec les conditions de production, de telle sorte que son activit se rationalise et se mcanise l'extrme, acqurant les dterminations de la machine. En un double sens, la valeur d'change dirige l'usage : elle conditionne abstraitement la consommation et dtermine l'alination du travailleur dans la production. Ces remarques de Debord ne sont pas originales, mais elles ont le mrite de synthtiser les analyses de Marx. Ce qui suit, en revanche, est davantage spcifique Debord : La valeur d'usage qui tait implicitement comprise dans la valeur d'change doit tre maintenant explicitement proclame, dans la ralit inverse du spectacle, justement parce que sa ralit effective est ronge par l'conomie marchande surdveloppe ; et qu'une pseudo-justification devient ncessaire la fausse vie. De la mme manire que l'abolition de la qualit par la quantit implique elle-mme un passage au qualitatif, l'indiffrenciation des valeurs d'usage recouvertes par la valeur d'change implique finalement une proclamation ultime des valeurs d'usage. On songera par exemple la manire dont la publicit vante les proprits concrtes de ses produits : le souci d'une qualit professionnelle est omniprsente. Or, derrire cette attention aux besoins rels du consommateur, derrire cette justification du systme par lui-mme, c'est un vritable cynisme, une vritable hypocrisie, qui s'affichent : car, par-del cette manire fallacieuse de prendre soin des dsirs profonds des individus, c'est toujours la mme logique abstraite, indiffrente tout contenu vcu, qui s'affirme. La valorisation d'une utilit relle des produits s'accumulant l're capitaliste est l'ultime mensonge de ce systme : c'est ainsi qu'il peut prendre un visage humain, sur le fond de son inhumanit mme. Cela tant, personne n'est dupe : tout le monde sait que le prestige d'une grande marque , son attention aux exigences de ses clients, n'empchera jamais, par exemple, l'obsolescence programme de ses produits. Cette faon de ne pas tre dupe d'un mensonge permanent pourtant constamment tolr et encourag est ce qui dtermine essentiellement la psychologie de l'individu moderne. Chacun devine que le discours acritique et niais enrobant la promotion des marchandises est la fausset mme, l'inauthenticit mme, mais chacun s'en nourrit galement, sur un mode distanci quoique secrtement approbateur. L'loignement des hommes l'gard de ce qu'ils vivent, c'est aussi cela : une ironie rige en principe de vie face au spectacle consternant quoique secrtement approuv des marchandises. En

  • outre, sur le plan de l'individu au travail, la proclamation de la valeur d'usage correspond la pseudo-valorisation par la socit de ce que ralisent concrtement les travailleurs. La rification de leur activit, la rationalisation et la mcanisation de leur labeur, leur alination fondamentale, sont nies par un discours positif de glorification de la valeur-travail : chacun ds lors doit se raliser dans son activit professionnelle. Non seulement la ngation de l'individu par le travail n'est pas reconnue, mais en plus celui-ci doit tirer une fiert du secteur de la vie dans lequel sa vie est prcisment occulte. Ses facults rifies doivent devenir ses facults minentes, celles qui le dfinissent intrinsquement. Son objectivation doit devenir le lieu de sa subjectivation. Cette ide que la quantification du qualitatif devient elle-mme qualitative, que la ngation de l'usage se transmue en la reconnaissance de l'usage, l'intrieur du dveloppement logique du capitalisme, Lukcs l'avait dj thmatise, mais chez lui elle se formulait comme un espoir : un tel mouvement correspondait celui de la prise de conscience du proltaire, lequel portait en lui la possibilit d'une transformation effective de l'ordre existant. Chez Debord, tout se passe comme si la socit marchande avait finalement anticip la puissance subversive du proltariat: celle-ci ralise spectaculairement ce dont la conscience proltaire est porteuse, tout en maintenant l'alination et le ftichisme inhrents au rapport marchand. Elle prvient de la sorte tout dbordement rel. Cette capacit qu'a le capitalisme d'assimiler sa propre critique, de la neutraliser tout en feignant de la reconnatre, est certainement la plus grande force qu'il a su montrer, laquelle devrait nous inciter ne plus croire sans circonspection quelque dissolution brutale et dfinitive de ce systme. Cette force drive prcisment de son abstraction, de sa dtermination essentiellement formelle : tant que c'est une pure forme qui dirige le dveloppement de la socit, les contenus politiques et idologiques les plus contradictoires et les plus disparates peuvent tre subsums sous elle. Debord n'a pas sous-estim cette caractristique du capitalisme ( son poque, il ne le pouvait plus), ce pourquoi il faut considrer qu'il est beaucoup plus fidle l'esprit de la thorie marxienne de la valeur que Marx lui-mme, ainsi que Lukcs, ne l'taient, bien qu'il soit aussi, a fortiori, plus dsespr. A l'poque o Debord crit, la classe ouvrire ne vise plus vraiment la dissolution du systme, mais plutt l'intgration des ouvriers l'intrieur du systme, l'accs un certain standing de vie, la possibilit de possder plus de marchandises. C'est une distribution plus galitaire de la valeur qui est dsormais revendique par les travailleurs, et non une abolition pure et simple de la valeur. Ceci signifie que la socit marchande a su dclencher par elle-mme une pseudo-rvolution en son sein empruntant ses thmes la rvolution proltarienne tout en supprimant ses aspects proprement transformateurs. Debord joint la radicalit de la critique de la valeur telle qu'elle est dveloppe successivement par Marx et Lukcs un point de vue dsenchant impliquant la ncessit d'imaginer de nouvelles formes de luttes. Pour achever cette rflexion sur la valeur d'change, Debord voque la question de l'argent : Le spectacle est l'autre face de l'argent : l'quivalent gnral abstrait de toutes les marchandises. Mais si l'argent a domin la socit en tant que reprsentation de l'quivalence centrale, c'est--dire du caractre changeable des biens multiples dont l'usage restait incomparable, le spectacle est son complment moderne dvelopp o la totalit du monde marchand apparat en bloc, comme une quivalence gnrale ce que l'ensemble de la socit peut tre et faire. Le spectacle est l'argent que l'on regarde seulement, car en lui dj c'est la totalit de l'usage qui s'est change contre la totalit de la reprsentation abstraite. Le pseudo-monde part que constitue le spectacle, et qui se substitue en tant que partie de la socit l'ensemble de la socit, renvoie en dernire analyse l'argent, dans la mesure o il est l'quivalent gnral de toutes les valeurs d'usage. A vrai dire, les images du spectacle spares de la ralit et mdiatisant la ralit sont la puissance de l'argent, mais une puissance dcuple. Car ici, l'argent n'est dfinitivement plus un simple moyen technique pour changer les produits, mais bien une fin en soi, tel point qu'il est seulement regard, contempl, la manire de l'Ide platonicienne, autorfrentielle et autosuffisante. Dans le spectacle se retrouve donc la dialectique entre valeur d'change et valeur d'usage telle que Debord vient de l'exposer, mais leve une puissance suprieure : l'autonomisation de la valeur d'change s'affirme d'autant plus qu'elle n'est plus qu'une apparence reprsente dans les images du spectacle ; la proclamation hypocrite de la valeur d'usage, dans le contexte du spectacle, voit s'tendre un pseudo-usage gnralis en lequel toute utilit est dfinitivement falsifie. Le fait que l'argent

  • devienne un objet de contemplation achve la scission implique dans les concepts de rification et d'alination : l'objectivation des rapports sociaux est son maximum, car elle donne lieu maintenant un vis--vis d'un ordre quasi-esthtique, o ce qui est contempl n'est plus du tout relatif quelque activit proprement humaine ; la sparation du travailleur et de son activit est redouble par la sparation du spectateur et du rsultat exclusif de cette activit.

    LA MARCHANDISE COMME SPECTACLE

    Toute la vie des socits dans lesquelles rgnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Debord dtourne la premire phrase du Capital, en remplaant le terme de marchandises par celui de spectacles . Il se rattache donc explicitement la thorie marxienne de la valeur, et son concept de spectacle doit tre compris comme un complment l'analyse marxienne de la marchandise. Au dbut de la deuxime partie de La Socit du Spectacle, Debord fait d'ailleurs explicitement rfrence au ftichisme : C'est le principe du ftichisme de la marchandise, la domination de la socit par des choses suprasensibles bien que sensibles , qui s'accomplit absolument dans le spectacle, o le monde sensible se trouve remplac par une slection d'images qui existe au-dessus de lui, et qui en mme temps s'est fait reconnatre comme le sensible par excellence. On voit ici que la valeur, en son abstraction et en son idalit, est considre comme une slection d'images , ce qui nous donne le sens du passage du concept de marchandise celui de spectacle. Chez Debord, l'irralit de la valeur consiste dans le fait qu'elle apparat, dfaut d'tre, cet tre faisant rfrence, en dernire analyse, au vcu subjectif et immanent des individus en chair et en os. La valeur, dans sa prtention se substituer la valeur d'usage, n'est que le double inauthentique de la valeur d'usage, de l'tre vrai, sensible, tangible, et en cela elle apparat comme sa copie, sa falsification, son image. Parce que la valeur ne saurait correspondre rien de rel, les individus ne font que la contempler, ils ne sauraient la vivre en premire personne, pour eux-mmes. C'est en ce sens que la marchandise, en tant que chose extriorise dans le domaine de la pure reprsentation, peut tre elle-mme envisage comme spectacle, comme pure passivit inauthentique de l'individu qui lui fait face. Ce passage d'une dtermination objective, la marchandise, une dtermination plus subjective, le spectacle, est rendu possible, dj, par les approfondissements de Lukcs, qui avait su dvelopper plus que Marx lui-mme les aspects subjectifs de la rification et du ftichisme, tout en conservant le thme de l'inversion relle. On ne saurait lire Debord sans passer par l'examen de l'oeuvre de Lukcs. En outre, pour prciser encore davantage la signification du concept de spectacle, nous pouvons rappeler la citation de Lukcs que Debord propose, propos de la soumission de la conscience aux formes de la rification : Cette soumission s'accrot encore du fait que plus la rationalisation du processus du travail augmente, plus l'activit du travailleur perd son caractre d'activit pour devenir une attitude contemplative. Ce sont donc bien tous les apports de Lukcs que Debord prsuppose, dans la mesure o cette remarque synthtise de faon magistrale sa thorie de la rification. Face la valeur contenue dans les machines de la grande industrie, l'ouvrier est passif, il n'est que le surveillant de la machine et le comptable de ses heures de travail : il est face un spectacle. Chez Debord, cette confusion entre la contemplation et l'action, la thorie et la praxis, gagne tous les aspects de la socit. La production industrielle est un terrain minent sur lequel s'impose le spectacle, mais il n'est pas le terrain exclusif : il symbolise un nouveau rapport au monde, omniprsent. Pour finir sur l'originalit du concept de spectacle, nous pouvons noter qu'il s'applique un stade dtermin de la rification, si bien qu'il apparat comme une modernisation de la thorie du ftichisme. La premire phase de la domination de l'conomie sur la vie sociale avait entran dans la dfinition de toute ralisation humaine une vidente dgradation de l'tre en avoir. La phase prsente de l'occupation totale de la vie sociale par les rsultats accumuls de l'conomie conduit un glissement gnralis de l'avoir au paratre, dont tout avoir effectif doit tirer son prestige

  • immdiat et sa fonction dernire. Marx, avec son concept de marchandise, dcrit essentiellement la premire phase de la domination de l'conomie sur la vie sociale, la dgradation de l'tre en avoir : la faon dont les vies individuelles sont vcues ne compte pas face au besoin d'argent. Mais le dveloppement de la formule A-M-A' implique une dmatrialisation croissante de tout avoir, si bien que l'avoir lui-mme finit par ne valoir qu'en tant qu'il apparat dans la reprsentation. Telle est la logique mme de l'argent, entendu comme fin en soi. Intervient donc une nouvelle phase, o c'est le concept de spectacle qui doit prvaloir, se substituant la matrialit encore trop prsuppose de la marchandise.

    LA SITUATION COMME SUBVERSION

    Tout est dit avec les sponsors exhibs au dbut de la vido : le flashmob n'a rien de subversif

    Dfinissons la situation debordienne : il s'agit l de dtourner furtivement, transitoirement, ironiquement, passagrement, en l'habitant de faon potique (non-fonctionnelle, gratuite), le lieu public de sa finalit socialement admise. Nous donnerons des exemples critiques de situations : 1) Le pique-nique dans un magasin, le flash-mob. La limite de ces dmarches est la prennisation, l'institutionnalisation spare, via la constitution de communauts connectives sur le web 2.0. Or la situation doit tre ponctuelle, non durable pour tre efficace, pour subjuguer, pour tre fulgurante : car elle est une prise de conscience instantane pour qui y assiste, dont la banalisation/rcurrence impliquerait l'occultation moyen terme. 2) L'art contemporain, le ready-made, la performance, le dtournement, le slogan, la dnonciation ironique " qui on ne la fait pas" (Ben). La limite de cette dmarche est son nihilisme latent, et... le muse, comme spatialit et comme temporalit spares ; le muse comme "institution" prenne. 3) La manifestation anti-Chaplin au festival de Cannes (Debord dans sa jeunesse). La limite de cette dmarche : faire d'une situation initialement subversive un fait historique sanctifi. Prenons l'idiosyncrasie du pro-situationniste : une sorte de prtre des temps nouveaux qui dverse sa haine purement critique, strile et dsengage dans des blogs, sur des forums, ou dans des confrences consacres son idole hlas incompris ; il dnonce le pouvoir spar de la pense, mais il est lui-mme un pur thoricien dpourvu d'effectivit ; selon lui, l'ensemble de la socit tant irrmdiablement alin, il la rfute en bloc, en oubliant d'ailleurs qu'il en fait partie et que son indignation morale traduit une faon de s'extrioriser l'gard d'un monde dans lequel il est pourtant intimement compris ; peu d'autocritique, peu de proposition, nihilisme, rvolte d'esclave ; il se positionne en niant ce qui n'est pas lui et en s'abstenant de collaborer plutt qu'en affirmant sa propre action constructive. Cela tant dit, Debord lui-mme, en subsumant la complexit sociale sous un seul concept cens tout expliquer, produit une pense abstraite et peu empirique ; cette faon d'hypostasier abusivement est une thologie qui ne s'assume pas, et qui peut driver vers les conspirationnismes les plus niais : remplacez "spectacle" par "lobby juif" ou autre, et vous trouverez le passage idal qui mne de Debord Soral ; on trouvera d'ailleurs sur les blogs consacrs la pense debordienne certains soraliens, attirs qu'il sont par les nons blafards et douteux de la simplification et de la dnonciation qui se complat dans sa pseudo-non-navet. Une critique radicale de Debord doit tre la suivante : la critique d'une pense hypnotique, difiante, non appuye sur des raisons et des enchanements logiques mais des fragments quivoques ; une analogie est possible entre ses fragments et les slogans publicitaires : purement phatiques tous deux, en fin de compte ; des formules dvitalises, qui hantent l'esprit sans faire sens. On pense cette autre analogie possible entre Platon et les sophistes : le critique finit par se confondre avec ce qu'il critique ; il y a de la stratgie derrire, une sorte de camouflage, mais on risque aussi d'y perdre son me. En vertu du critre cyngtique, le chasseur s'identifie la proie, mais lui-mme de la sorte peut devenir le chass. 4) Le thtre de rue. Le problme ici est l'intervention de la monnaie, si l'on fait la manche, la monnaie tant l'institution par excellence, la non-situation minente, mais aussi l'institutionnalisation, encore et toujours, dans le cadre des Festivals.

  • 5) Notre-Dame-des-Landes. La limite est la mme que celle qui concerne les muse : la sparation temporelle et spatiale ; la tendance l'institutionnalisation spare. 5) Diogne, l'exemple le plus convaincant : thtraliser la vie sociale en son sein mme, dans la continuit des relations humaines, de faon gratuite et droutante en une contamination insidieuse, en une non-sparation temporelle. Diogne est un bon paradigme pour penser un "hacking social", les rseaux intra-sociaux tant compris, derrire le clavier comme dans la vie sans clavier, comme une sorte de grand web o les liens relvent d'une mcanique rationnelle dnue de chair (connectivit). La situation doit tre temporaire, elle doit tre interpntration et intgration dans la continuit (parasitage insidieux), et c'est en tant que telle qu'elle est efficace ; seulement, elle n'est qu'un premier moment : terme, elle doit viser une prennisation/institutionnalisation non-spare de la faon dont elle dstructure le sensori-moteur.

    SOCIETE DU SPECTACLE : LA SEPARATION ACHEVEE

    La consquence de cette immense accumulation de spectacles , voque par Debord ds les premires lignes de La Socit du Spectacle, est la suivante : Tout ce qui tait directement vcu s'est loign dans une reprsentation. Il faut d'abord noter que Debord prsuppose une opposition entre ralit et reprsentation, laquelle est semblable celle qui est analyse par Marx dans l'Idologie allemande. C'est une opposition entre pratique et thorie, entre action et contemplation. Ce qui est directement vcu , c'est l'action, action qui est relle pour autant qu'elle est subjective, immanente, vcue en premire personne : il s'agit de la vie elle-mme, avec ses dterminations fondamentales, telles que le besoin, le dsir, la souffrance, le travail, etc. Cette action n'est pas constitue, a priori, par la reprsentation. Il y a avant toute chose une opposition entre l'idalit, irrelle, et la vie sociale, relle. Il y a une ingalit de la conscience et de l'tre, dans la mesure o la conscience d'un individu n'est pas sa vie mais la manire dont il se la reprsente, l'ide qu'il s'en fait. Or, si la vie, ce qui est directement vcu, ce qui n'est pas encore soumis un processus d'objectivation, s'est loign dans une reprsentation , c'est l'identit mme de cette vie comme immdiatet subjective qui est abolie. Ce qui la diffrencie de toute attitude simplement intuitive ou consciente, son mouvement mme de vie, est altr en son essence. En outre, dans la mesure o cette vie est le terrain sur lequel la ralit se manifeste, il apparat que son loignement dans la sphre irrelle de la reprsentation fait disparatre la possibilit mme de reconnatre quelque chose qui serait authentiquement rel. Cela tant dit, qu'en est-il prcisment ? Sont-ce les individus vivants qui se mettent n'tre plus que des spectateurs ? O sont-ce leurs vies mmes qui sont systmatiquement donnes en spectacle ? Les deux la fois. D'une part, les individus cessent d'tre actifs, et ne font plus que contempler passivement le mouvement de la valeur, dans la mesure o une certaine autonomie fut confre ce mouvement, et dans la mesure o c'est lui qui reprsente la connexion sociale en gnral. D'autre part, en tant que cet automouvement inclut le droulement de leurs vies individuelles, leur production et leur consommation, leur travail et leur jouissance, mais seulement dans le contexte o ces vies ne leur appartiennent plus en propre, ce sont ces individus eux- mmes qui se reprsentent constamment pour eux-mmes le spectacle de leurs existences dpossdes. La sparation qui a lieu est donc bien la sparation entre la sphre de l'apparence, de la reprsentation, et celle de la ralit vcue immdiatement. Avec l'opposition du travail intellectuel et du travail manuel, une telle sparation avait dj surgi, mais elle n'tait pas acheve : le travail manuel, mme s'il tait soumis au travail intellectuel, pouvait encore puiser sa ralit au sein d'une praxis authentique vcue en premire personne, de telle sorte que l'action n'tait pas falsifie. L'avnement du spectacle, le dveloppement de la logique inscrite dans la formule A-M-A', achve bien cette sparation, au profit de la sphre exclusive de l'apparence: ce qui tait directement vcu n'est dsormais plus accessible. Lukcs nous a appris que l'ouvrier, dans le contexte du machinisme industriel, possdait des facults rifies distinctes de sa personnalit relle. Cela se manifestait ultimement dans le fait qu'il n'tait plus qu'un spectateur dans la

  • production, qu'il ne faisait plus que contempler la machine. Mais le noyau de sa personne, sa subjectivit irrductible, ne pouvait selon Lukcs s'objectiver compltement, ce pourquoi une conscience pratique et agissante du proltariat tait possible. Avec Debord, il semble que ce noyau n'existe plus, et que c'est la totalit de l'individu qui se voit objective, reprsente, falsifie, rifie, aline, non seulement dans la production, mais aussi dans la consommation, et dans tous les autres aspects de la vie. Pour prciser le sens de la sparation acheve que ralise le spectacle, Debord voque un pseudo-monde spar du reste : Les images qui se sont dtaches de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, o l'unit de cette vie ne peut plus tre rtablie. La ralit considre partiellement se dploie dans sa propre unit gnrale en tant que pseudo-monde part, objet de la seule contemplation. La spcialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image autonomise, o le mensonger s'est menti lui-mme. Le spectacle en gnral, comme inversion concrte de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant. Les images, rappelons-le, renvoient en dernire analyse l'action de la valeur. Le passage de la valeur l'image indique simplement un nouveau stade de domination de l'conomie, o c'est le paratre, et non plus l'avoir, qui est le concept fondamental. En tant que le travail concret est reprsent par son double idal et irrel, le travail abstrait, en tant que la valeur d'usage est contradictoirement nie par la valeur, et en tant qu'une telle logique d'abstraction est pousse son paroxysme, c'est la ralit elle-mme, la vie singulire des individus, qui voit chacun de ses aspects se muer en images, en copies inauthentiques, en dcalques, en falsifications. L'ensemble de ces images est le procs de valorisation lui- mme, tel qu'il est entr dans sa phase de domination maximale. L'ensemble de ces images est aussi la propre activit de l'homme, son travail et sa consommation, telle qu'elle s'est objective, telle qu'elle lui fait face la manire d'une ralit trangre que l'on peut seulement contempler (Debord est bien l'hritier de Lukcs, qui pense conjointement la rification et l'alination). Ces images fusionnent dans un cours commun , de la mme manire que la valeur, cette abstraction, rige un monde homogne de l'abstraction en tant qu'abstraction, o toute ralit sensible et spcifique a disparu. Il s'agit l d'une ralit partielle, car elle repose sur la ngation de tout ce qui est directement vcu : elle ne concerne que ce qui est contempl, ce qui apparat. Certes, ce sont les individus, avec leurs relations sociales dtermines, qui faonnent ce pseudo- monde . Et ils agissent effectivement pour que cette slection d'images se spare du reste. Cela tant, pour reprendre une formule de Marx, ils le font sans le savoir. Ce qu'ils contemplent leur apparat comme une ralit indpendante d'eux, comme une seconde nature sur laquelle ils n'ont aucune prise, et qu'ils ne peuvent que se reprsenter objectivement, alors mme que ce sont leurs propres vies qui se manifestent l. La sparation dnonce par Debord est la sparation de la vie d'avec elle-mme : la vie construit sans le savoir un monde situ au-dessus d'elle, apparemment autonome, qui peut seulement tre contempl, qui est aussi cens la reprsenter, au moment o il est la fois la ngation mme de toute vitalit, de tout contenu concret de ralit, au moment o il est le mouvement autonome du non-vivant . Ici, c'est le mensonger qui s'est menti lui- mme : le faux, le double idal, la valeur ou le travail abstrait, l'image ou la copie, en tant qu'il doit se comprendre comme tant l'irrel, le non-vrai, occulte cette comprhension de lui-mme par lui-mme, et se fait passer pour la ralit minente, exclusive. Nous avons ici une manire originale d'exprimer l'extriorisation du sujet telle qu'elle est thmatise par Marx puis approfondie par Lukcs ; Debord s'lve un certain degr de gnralit et de concision susceptible de rassembler les analyses de l'un et de l'autre, tout en les adaptant un contexte modifi. Debord prcise de la sorte la sparation accomplie par le pseudo-monde en question : Le spectacle se prsente la fois comme la socit mme, comme une partie de la socit, et comme instrument d'unification. L'individu non-critique, qui ne voit pas que le mensonger s'est menti lui-mme , considre que le spectacle est la socit elle-mme : il contemple une abstraction, un modle, la socit , via l'information, la propagande, ou la publicit, il s'intresse par exemple l'volution de la croissance conomique , l'valuation purement quantitative du chmage, au succs statistique d'un produit , et de l il considre qu'il a accs au tout social et qu'il peut porter sur lui des jugements de valeur dtermins. Il est lui-mme, individu, face une entit idale

  • spare de lui, la socit , sans savoir qu'il participe cette socit. En revanche, l'individu critique, qui a su saisir l'abstraction du travail social, la logique de dvitalisation de la valeur, la dimension incomplte du pseudo-monde part, sait que le spectacle n'est qu'une partie de la socit. Parce qu'il s'inclut lui-mme dans la socit, et qu'il constate qu'il n'est pas proprement prsent dans le spectacle, la dimension partielle de ce dernier lui apparat immdiatement. Le spectacle se doit d'unifier ces deux composantes, par lesquelles il est d'un ct le reprsentant exclusif et adquat du tout social et, d'un autre ct, une composante seulement partielle et non exhaustive de ce mme tout. Par cette unification, d'une violence symbolique inoue, qui unifie le non- critique et le critique, le spectacle accomplit le langage officiel de la sparation gnralise : les individus sont dfinitivement spars de leurs propres vies, car cela mme qui leur fait face, qu'ils contemplent en tant qu'il est spar et partiel, a fini par se confondre avec la totalit vcue qui leur appartient, comme s'il n'tait plus spar. Pour expliciter cette confusion sous un autre angle, nous pouvons reprendre la notion de rification subjective propre Lukcs, qui s'apparente celle d'alination : l'activit du travailleur lui devient trangre, elle n'est plus qu'une chose parmi les choses qui rejoint le cours autonomis de la valeur sur lequel les hommes n'ont aucune prise. Ici, nous avons bien une composante partielle, l'activit rifie et objective du travailleur par laquelle il est alin, qui fait face une totalit organique, qui est l'individualit du travailleur dans tous ses aspects. Or, chez Debord, une telle composante partielle a pour caractristique d'tre seulement reprsente, l o la totalit organique devrait tre vcue. Le propre du spectacle sera d'unifier ces deux aspects, de les confondre, si bien que l'activit objective et alinante du travailleur, avec ses facults elles-mmes rifies, passera pour la totalit organique vcue. Autrement dit, par le spectacle, l'alination et la rification gagnent tous les aspects de la personne, car l'activit objective qui s'est spare de l'individu finit par rsumer l'intgralit de l'individu. Nous pouvons spcifier encore selon autre point de vue la confusion qui est ralise par le spectacle. Citons Debord : Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, mdiatis par des images. S'il n'tait qu'un ensemble d'images, le spectacle serait visible dans sa dimension partielle, il serait simplement surajout la ralit, sans modifier l'essence de celle-ci. Mais le spectacle joue mme la ralit dans sa totalit, il l'altre essentiellement ; il vient s'intercaler systmatiquement entre les individus dans leur vie sociale. Les hommes n'ont plus de rapports directs et immdiats, fonds sur l'immanence de leur subjectivit, mais ils se rfrent constamment des images, refltant l'objectivation de leurs proprits essentielles, pour assurer un contact entre eux. Par exemple, tout individu qui en rencontre un autre cherchera bien vite connatre sa profession : la reconnaissance sociale est fonde sur une telle connaissance. Ici, la relation perd d'emble son authenticit, et devient mdiatise spectaculairement: car la profession est une abstraction, une idalit, qui renvoie en dernire analyse la valorisation par la socit moderne du travail abstrait, d'une pure forme dpourvue de contenu, si bien que l'individu questionnant de la sorte ne cherche apprhender l'autre que dans sa fonction spectaculaire d'agent de la valeur. A sa manire, Debord thmatise l'abstraction relle que nous Sohn-Rethel conceptalisa : Le spectacle ne peut tre compris comme l'abus d'un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutt une Weltanschauung devenue effective, matriellement traduite. C'est une vision du monde qui s'est objective. La sparation entre ralit et reprsentation est d'autant plus prgnante lorsque la reprsentation se ralise elle-mme matriellement et objectivement: cette sparation devient tangible et visible. Debord ne pense pas directement la tlvision ou aux mdias lorsqu'il pense le spectacle : ceux-ci sont des manifestations locales du spectacle, qui quant lui est un phnomne beaucoup plus vaste. Le spectacle est le devenir-abstrait du monde effectivement produit, mdiatisant partout la vie sociale, la manire de l'argent, qui est lui aussi une abstraction, une vision du monde, possdant en outre une ralit de chose visible et palpable. Avec le spectacle, l'idalit, a priori irrelle et inconsistante, pntre la ralit, la contamine, et l'empoisonne. Ceci se manifeste autant dans l'change des produits et dans leur consommation, que dans la production, qui est concrtement domine par des idalits agissantes (rationalisation du travail). Dans son sous-chapitre du Capital consacr au

  • ftichisme, Marx compare l'illusion ftichiste et l'illusion religieuse : la valeur des marchandises, comme l'ide de Dieu, ont t produites par les hommes, mais ceux-ci ont oubli qu'ils les avaient produites, si bien qu'ils les autonomisent et leur confrent une existence indpendante, existence leur faisant face et susceptible de les dterminer. L'originalit du monde des marchandises, nanmoins, ce qui le distingue du monde divin, et c'est ce que Debord tente d'exprimer, c'est qu'il n'est pas qu'une pure idologie inefficiente, une simple ide purement irrelle, relevant de la seule reprsentation, mais qu'il est de fait produit dans le monde : la valeur, suprasensible, n'existe que si elle a pour support une valeur d'usage, un bien rel, sensible. La sparation acheve que critique Debord s'explique en grande partie par la double nature de la marchandise, et par le dveloppement de cette double nature donnant naissance un pseudo-monde d'images effectivement produites : valeur et valeur d'usage, reprsentation et ralit, se confondent au sein d'un mme objet, si bien que c'est la sparation entre ces deux sphres qui se confirme sous l'effet mme d'une telle confusion, confusion qui, lorsqu'elle se dveloppe, voit surgir l'image (notons que ce ddoublement en valeur et en valeur d'usage ne concerne pas seulement le bien produit, mais aussi l'activit du travailleur, laquelle est effectivement scinde elle-mme en facults rifies et en personnalit organique : la question de l'alination du travailleur est constamment prsente chez Debord). La dialectique entre sparation et confusion de la ralit et de l'image, dialectique qui renforce, qui achve la sparation, Debord l'exprime aussi de cette manire : On ne peut opposer abstraitement le spectacle et l'activit sociale effective ; ce ddoublement est lui-mme ddoubl. Le spectacle qui inverse le rel est effectivement produit. En mme temps la ralit vcue est matriellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-mme l'ordre spectaculaire en lui donnant une adhsion positive. La ralit objective est prsente des deux cts. Chaque notion ainsi fixe n'a pour fond que son passage dans l'oppos : la ralit surgit dans le spectacle et le spectacle est rel. Cette alination rciproque est l'essence et le soutien de la socit existante. L'image spectaculaire qui mdiatise la vie sociale ne renvoie pas seulement une pure mystification de la seule conscience, une simple reprsentation inverse. Elle n'est pas semblable l'idologie, qui ne fait que traduire sur le plan de la pure pense une base matrielle dtermine. Elle contamine, elle pntre elle-mme cette base matrielle, elle se fait reconnatre en elle, dans la mesure o elle est aussi matriellement produite. C'est la thorie du reflet qui doit tre inflchie dans le sens d'un ddoublement lui-mme ddoubl. La confusion de l'apparence et de l'tre est alors son maximal, dans la mesure o c'est l'apparence, a priori htrogne l'tre, qui entre de force dans le domaine de l'tre. Cette confusion n'accomplit pas une synthse entre l'apparatre et l'tre, chose impossible par dfinition, mais confirme au contraire leur scission irrductible, scission d'autant plus vidente et acheve qu'elle est dsormais empiriquement constatable. Qu'en est-il, alors ? Si le spectacle n'tait qu'un abus de la vision, une pure illusion, s'il n'tait pas une abstraction relle , l'tanchit des sphres de la reprsentation et de la ralit serait prserve, et leur sparation ontologique serait un fait attest simplement par la conscience considrant elle-mme sa position dans l'tre. Mais ds lors que le spectacle est lui-mme rel, cette tanchit disparat, et c'est dsormais la totalit de l'individualit inscrite dans le monde, la vie dans tous ses aspects, et non plus seulement la conscience, qui est affecte par une telle sparation, qui l'prouve concrtement. En outre, si la reprsentation pntre dans la ralit, la ralit son tour pntre dans la reprsentation, car chaque notion n'a pour fond que son passage dans l'oppos . La ralit perd donc son caractre de ralit, car elle est envahie par une slection d'images, elles-mmes rellement produites, par lesquelles toute vie concrte et singulire s'loigne dans quelque chosit fantomatique dpourvue de contenu. Ici encore, la confusion entre ralit et image ne fait que confirmer la scission : la ralit, telle qu'elle est envahie par un pseudo- monde part objet de la seule contemplation, ne se reconnat plus en tant que ralit, si bien que c'est sa sparation d'avec elle-mme qui s'affirme nettement. Cette dialectique de l'abstraction relle s'affirme encore plus nettement dans ce passage : Considr selon ses propres termes, le spectacle est l'affirmation de l'apparence et l'affirmation de toute vie humaine, c'est--dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vrit du spectacle le dcouvre comme la ngation visible de la vie ; comme une ngation de la vie qui

  • est devenue visible. La pntration du spectacle dans la ralit, et de la ralit vcue dans dans le spectacle signifie que c'est l'apparence en tant qu'apparence qui s'affirme positivement et systmatiquement. La vie humaine elle-mme ne vaut plus qu'en tant qu'elle apparat, selon un ddoublement lui-mme ddoubl, ce qui est tout simplement, rappelons-le, l'aboutissement de la logique selon laquelle le travail concret est reprsent dans le travail abstrait, dans la substance de la valeur. En effet, la ralisation objective du spectacle n'est pas autre chose que la fabrication effective d'images dont le contenu reprsentatif dpend de la facult des individus tre abstraits de leur propre vcu, facult que seul l'avnement du travail abstrait a pu mettre au jour. En outre, le devenir-spectaculaire objectif de la ralit dpend aussi, en dernire analyse, d'une socit qui a reconnu que ne pouvait tre sociale qu'une forme pure non spcifique, qu'un travail gnral ou abstrait. C'est le travail abstrait, abstraction conditionnant une production relle, qui est au fondement de la confusion et de la sparation de la ralit et de l'image dcrites par Debord. Le travail abstrait est bien cette ngation de la vie : en lui, tout contenu spcifique, toute particularit, tout vcu concret a disparu ; par lui, tous les aspects aberrants et destructeurs de la valeur se manifestent. De la mme manire, les images du spectacle, qui sont fondes sur l'abstraction du travail abstrait, reprsentent des pseudo- vies, des modles dsincarns, des types dpourvus de subjectivit, dont la prminence conditionne la violence et la folie des rapports sociaux. Or, ce que Debord veut signifier, c'est que la ngation de la vie accomplie par le travail abstrait et par l'image spectaculaire mdiatisant la vie sociale, est une ngation qui est devenue visible : les valeurs et les apparences qui en dcoulent sont de fait incarnes par des corps sensibles et perceptibles. Le monde de la marchandise ou du spectacle est un monde o les produits de la conscience, qui en tant que tels sont des ngations de la vie active et immdiatement subjective, descendent sur terre et se matrialisent pour empoisonner le monde rel lui- mme. La situation est analogue celle o Dieu lui-mme, en tant qu'illusion de la conscience, se serait rendu existant dans le monde, et visible pour les hommes. Dans cette situation, Dieu ne se serait pas rapproch des hommes (de mme que la marchandise n'est pas plus proche des individus sous prtexte qu'elle possde un corps matriel), mais au contraire, la sparation entre lui et le monde terrestre aurait t renforce : c'est en tant que reprsentation des hommes qu'il aurait fait face objectivement aux hommes, si bien que la scission entre reprsentation et ralit serait dsormais devenue visible et tangible, donc d'autant plus prgnante (acheve). La sparation de l'image et de la ralit est d'autant plus vidente si l'on considre que le pseudo-monde part du spectacle repose sur une tlologie aberrante qui vient recouvrir et nier la tlologie raisonnable de la vie. Ainsi, Debord crit : Le caractre fondamentalement tautologique du spectacle dcoule du simple fait que ses moyens sont en mme temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivit moderne. La sparation entre ralit et image renvoie l'opposition entre la circulation simple, M-A-M, et la formule A-M-A'. Cette dernire, en laquelle l'argent est une fin en soi, dnature fondamentalement le rapport du moyen la fin tel qu'il tait raisonnablement tabli dans la formule M-A-M. Dans le systme capitaliste, l'argent, dont l'accumulation paroxystique donne lieu au spectacle, est un moyen pour obtenir plus d'argent, il est au dpart et l'arrive du processus. En ce sens, il est tautologique, il ne fait rfrence qu' lui-mme, il n'aboutit qu' lui-mme. Et ce qui est ici vritablement accumul, en dernire analyse, c'est du travail abstrait, une pure quantit variable quoique toujours identique elle-mme. Le travail en gnral et l'argent, qui se mtamorphosent en une slection d'images parasitant la vie sociale, sont donc ces moyens devenus fins, purement autorfrentiels, qui se dploient au sein d'une logique dpourvue de limites et de bornes. La vie relle, o les individus satisfont des besoins, oeuvrent concrtement en vue d'une telle satisfaction, font donc une distinction tranche entre les moyens et les fins, et d'ailleurs naissent et meurent, prouvent la finitude de leur condition, cette ralit est ainsi constamment nie par une tlologie spectaculaire situe au-dessus d'elle, spare d'elle et se substituant elle, o c'est l'ternit du progrs d'une forme pure toujours gale elle-mme qui s'affirme fallacieusement, abolissant la possibilit de toute satisfaction authentique et de tout devenir proprement humain. Face ce pseudo-monde part se faisant passer pour la ralit exclusive, les individus dlaissent leurs actions et leurs projets propres, leur tlologie personnelle, et adoptent une attitude passive, contemplative, ils dveloppent une sorte d'ataraxie ngative, en

  • laquelle ils ne peuvent que constater, impuissants, l'autoconfirmation perptuelle de l'ordre existant. Sur cette question, Debord ajoute : Dans le spectacle, image de l'conomie rgnante, le but n'est rien, le dveloppement est tout. Le spectacle ne veut en venir rien d'autre qu' lui- mme. Finalement, chaque nouvel aboutissement du spectacle est le point de dpart pour un dveloppement venir. L'argent, le travail abstrait, ou l'image, sont la finalit globale du spectacle, et en mme temps chaque fois une finalit temporaire, trs vite dgrade en moyen. Nous avons dj pu noter que la valeur ne se conserve dans la circulation que ds lors qu'elle augmente continuellement. L'existence stable de la valeur est donc la fois sa variation permanente, son mouvement perptuel, et si elle est pose comme finalit, c'est une finalit qui se dpasse sans cesse elle-mme, qui se supprime toujours dj en tant que finalit. De fait, il n'y a pas de but dans la socit marchande, pas de satisfaction finale, pas de projet fini et dtermin : telle est sa folie, radicalement spare de toute ralit authentiquement vcue, de toute sagesse raisonnable ou pratique.

    GUY DEBORD, UNE REFLEXION SUR LE TEMPS

    L'histoire a toujours exist, mais pas toujours sous sa forme historique108 . Telle est la grande thse de Debord qu'il va tenter d'expliciter. C'est l'humanisation de la temporalit au cours de l'histoire qui l'intresse, le mouvement par lequel le temps historique devient conscient. Il voque d'abord la socit statique , qui organise le temps selon son exprience immdiate de la nature, dans le modle du temps cyclique. Ainsi, le mode de production agraire, qui est domin par le rythme des saisons, est la base du temps cyclique pleinement constitu : L'ternit lui est intrieure : c'est ici-bas le retour du mme109. Le travail, initialement, en tant qu'il est soumis au cycle biologiquement dtermin du besoin et de la consommation, mais aussi aux cycles de la nature extrieure, ne s'inscrit pas dans une temporalit linaire, mais dans une temporalit o c'est la rptition qui est la loi. L'analyse de Debord est trs proche de celle que propose Arendt dans le chapitre 2 de La Crise de la Culture : le travail, originellement, se distingue de l'action, en ce qu'il appartient la sphre de l'ternit cyclique naturelle, l o l'action est unique, toujours nouvelle, imprvisible, et prcipite les hommes dans le temps proprement historique. Cela tant dit, il faut noter qu'avec Marx, ce travail qui appartient un temps cyclique est le travail des socits prcapitalistes tel que nous l'avons dj dfini : un travail qui est social en tant qu'il est concret et spcifique. Prcisment parce que, dans les socits prcapitalistes, la socialit du travail ne vient pas s'opposer sa forme concrte cyclique, cette cyclicit n'est pas remise en cause, et la conscience d'une linarit historique n'advient pas. Au-dessus de ce temps cyclique se situe un temps irrversible : Le pouvoir qui s'est constitu au-dessus de la pnurie de la socit du temps cyclique, la classe qui organise ce travail social et s'en approprie la plus-value limite, s'approprie galement la plus-value temporelle de son organisation du temps social : elle possde pour elle seule le temps irrversible du vivant. (...) Les propritaires de la plus-value historique dtiennent la connaissance et la jouissance des vnements vcus. Ce temps, spar de l'organisation collective du temps qui prdomine avec la production rptitive de la base de la vie sociale, coule au-dessus de sa propre communaut statique. C'est le temps de l'aventure et de la guerre, o les matres de la socit cyclique parcourent leur histoire personnelle ; et c'est galement le temps qui apparat dans le heurt des communauts trangres, le drangement de l'ordre immuable de la socit. Les classes non laborieuses, dtenant le pouvoir politique, et dominant la socit statique dont le temps est cyclique, sont composes d'individus capables d'actions individualises, uniques et mmorables, qui s'insrent dans un devenir linaire, c'est--dire dans le temps historique proprement dit. La possession du temps historique, irrversible, apparat donc d'abord comme un luxe qui concerne uniquement les hommes non soumis l'activit conomique. L'opposition entre un temps non historique et un temps historique renvoie l'opposition de la sphre conomique et de la sphre politique. La plus-value qui est extraite par les possesseurs du pouvoirs politique est aussi une plus-value temporelle : ce qui est drob aux classes laborieuses, ce n'est pas seulement leur surtravail, c'est aussi leur capacit drouler leur vie dans

  • un devenir. Ils sont maintenus dans le temps cyclique, et n'accdent pas une temporalit proprement humaine. Le thme de la sparation resurgit donc nouveaux frais : Les possesseurs de l'histoire ont mis dans le temps un sens : une direction qui est aussi une signification. Mais cette histoire se dploie et succombe part ; elle laisse immuable la socit profonde, car elle est justement ce qui reste spar de la ralit commune. Le temps historique, dans un premier temps, demeure en superficie, et ne change rien la ralit cyclique de laquelle il s'est affranchi. Initialement, l'lment fondamental est la cyclicit, l o l'lment surajout et inessentiel est la linarit, de la mme manire que l'conomie est la base l o la politique n'est que la superstructure. La sparation entre deux temporalits renvoie la sparation entre deux modes de vie dont l'un est plus primordial que l'autre. Cela tant, cette naturalit du cycle doit tre dpasse si les hommes veulent parvenir la conscience de leur spcificit : l'avnement du temps irrversible, mme si celui-ci n'est d'abord qu'une projection inessentielle, indique bien que tous les individus doivent pouvoir y accder pour qu'une communaut des consciences soit possible. Cela sera rendu rel grce la rvolution bourgeoise, mais seulement de manire ngative. C'est au temps du travail, pour la premire fois affranchi du cyclique, que la bourgeoisie est lie. Le travail est devenu, avec la bourgeoisie, travail qui transforme les conditions historiques. La bourgeoisie est la premire classe dominante pour qui le travail est une valeur. Et la bourgeoisie qui supprime tout privilge, qui ne reconnat aucune valeur qui ne dcoule de l'exploitation du travail, a justement identifi au travail sa propre valeur comme classe dominante, et fait du progrs du travail son propre progrs. La classe qui accumule les marchandises et le capital modifie continuellement la nature en modifiant le travail lui-mme, en dchanant sa productivit. C'est la bourgeoisie qui fait pntrer le travailleur dans une temporalit irrversible, non cyclique, historique. Ici, c'est le passage de la formule M-A-M la formule A-M-A' qui est en jeu. C'est le travail tel qu'il est conu par la bourgeoisie, le travail en tant que valeur, le travail en tant que fin en soi continuellement raffirme au sein d'une accumulation indfinie, qui fait entrer le travailleur dans la linarit d'une histoire conomique constamment rvolutionne. Le travail l're bourgeoise ne vise plus la seule satisfaction de besoins cycliquement dtermins ; il est la fois le moyen et le but d'une socit voue ds lors se dvelopper de faon permanente. La productivit du travail doit progresser toujours plus, obit une logique d'accroissement d'o toute rptition, tout retour un tat antrieur, sont exclus. Le travailleur entre dans l'histoire d'abord dans la mesure o la valeur et son automouvement s'affirment face aux individus : celle-ci, en tant que pure forme susceptible d'un dveloppement quantitatif illimit, modifie l'essence de son contenu, de sa matire, c'est--dire du travail vivant originairement et qualitativement cyclique et rptitif, projetant celui-ci au sein d'une historicit fondamentalement abstraite. Ds lors, l'alination du travailleur se laisse interprter sous un jour nouveau : la machine qui soumet le travailleur d'une part, les facults rifies du travailleur d'autre part, soit cette objectivit abolissant le sujet que dnoncrent Marx et Lukcs, peuvent se comprendre en tant qu'elles signifient l'intrusion violente d'une historicit simplement formelle au sein de la cyclicit organique et concrte du travail rel. Certes, une telle entre du travailleur dans le temps irrversible n'est, en apparence, pas simplement ngative : positivement, elle politiserait le proltaire, elle ferait de lui un individu capable de transformer le cours de l'histoire, qui serait dsormais galement son histoire. Cela tant, dans la mesure o cette historicit laquelle le travailleur participe n'est qu'un cadre impos par la bourgeoisie, c'est travers les critres et points de vue bourgeois que celui-ci devra apprhender sa propre existence. Chez Debord, dfinitivement, l'avantage dialectique de la perspective proltaire, que Lukcs postulait avec quelque certitude, ne saurait tre affirm sans prcaution, les dterminations historiales du capitalisme tant ce qu'elles sont. Le fait pour le proltaire de s'approprier l'histoire pourrait n'tre qu'une faon de s'approprier une dynamique originairement bourgeoise soumettant le proltariat, soit une faon de consentir sa propre servitude. Il est marquant de voir que les marxismes du XXme sicle, prnant eux-mmes la valeur- travail, et reconnaissant par l mme la lgitimit d'une logique de l'accumulation, ne s'opposrent pas tant aux valeurs fondamentales de la socit bourgeoise, mais tentrent au contraire de purifier simplement davantage son fonctionnement, via une distribution plus galitaire de la valeur : cette faon de faire entrer le proltaire dans l'histoire ne visait pas

  • l'abolition du proltariat, mais l'rection du mode de vie proltaire en modle de vie pour toute la socit; un tel mouvement ne se distinguait pas radicalement du capitalisme, mais allait plutt dans son sens. D'ailleurs, l'ultime proclamation de la valeur d'usage aprs son recouvrement par la valeur d'change, telle qu'elle a dj t thmatise par Debord, et telle qu'elle rend possible, en tant qu'elle est soutenue par la socit marchande, la neutralisation de toute critique radicale concernant cette dernire, indique trs certainement que le capitalisme a su tre fcond positivement par les communismes auxquels il n'tait oppos que superficiellement. Ainsi, le moment correspondant une certaine dmocratisation du temps irrversible, le moment d'une certaine historicisation de tous les temps de la vie, par lequel une humanisation de ces temps aurait d advenir, ne fut en fait pas une libration l'gard de la nature et de la violence, ni l'occasion d'une prise de conscience positive, mais bien l'imposition d'un point de vue bourgeois qui venait parasiter tous les aspects de l'existence, et rendait quasiment impossible l'affirmation d'valuations non-bourgeoises, non relatives la valeur et la logique linaire de l'accumulation. L'histoire que la bourgeoisie a rendu disponible pour tous n'est plus, nous dit Debord, l'histoire des individus et de leur usage qualitatif de la vie, mais l'histoire du mouvement abstrait et quantitativement dtermin des choses. Le triomphe du temps irrversible est aussi sa mtamorphose en temps des choses, parce que l'arme de sa victoire a t prcisment la production en srie des objets, selon les lois de la marchandise. Le devenir des hommes et de leur subjectivit n'a plus de sens par lui- mme, il ne se mesure qu' l'aune d'un devenir objectif qui tend s'imposer comme la seule perspective lgitime. Si l'ide d'une histoire conomique, en tant que cadre impos violemment par la bourgeoisie, n'est pas la reconnaissance et l'humanisation du travailleur, mais au contraire sa ngation, c'est qu'elle ne concerne plus des individus vivants, en chair et en os, mais des produits ayant pralablement assimil la subjectivit de leurs producteurs. Le cadre formel impos par la bourgeoisie, cette autovalorisation indfinie de la valeur, ne confre nulle qualit au proltaire, mais bien la marchandise, et c'est le devenir de cette dernire qui concentre finalement tous les regards. L'mancipation du travailleur devra donc tre lie une critique consciente et radicale de l'histoire rifie qu'est l'histoire bourgeoise. Cela signifie qu'il devra exiger non plus simplement de participer l'histoire, mais bien de vivre l'histoire, activement, indpendamment de tout rapport spectaculaire. Il ne devra plus s'approprier une histoire pr-impose, mais inventer l'histoire proprement dite. Avec sa distinction entre une histoire rifie et une histoire authentiquement vcue, Debord rhabilite au fond les postulats de Lukcs, selon lesquels le proltariat est la seule classe mme de dpasser les antinomies bourgeoises et les critres bourgeois. Mais il nous incite manipuler ces postulats avec prudence et circonspection : la puissance d'assimilation des forces critiques relative l'histoire bourgeoise rifie est telle que le projet rvolutionnaire du proltariat sera trs souvent susceptible de se transmuer en son contraire (par exemple, ce dernier ne visera plus l'abolition pure et simple de la valeur, mais une distribution plus galitaire de la valeur : il visera l'embourgeoisement du proltaire, et non plus la dissolution de la socit bourgeoise ; dans cette perspective, ce sera toujours le temps des choses qui guidera le devenir des hommes, et les individus ne vivront pas davantage leur histoire). L'histoire rifie bourgeoise, par laquelle le temps irrversible se propage jusque dans la sphre conomique, ne saurait tre confondue avec quelque humanisation du temps, et elle s'oppose mme d'abord l'histoire proprement dite, celle qui libre et responsabilise les individus conscients. Cette histoire qui partout la fois est la mme n'est encore que le refus intra-historique de l'histoire. C'est le temps de la production conomique, dcoup en fragments abstraits gaux, qui se manifeste sur toute la plante comme le mme jour.(...) Le temps irrversible de la production est d'abord la mesure des marchandises114. Il y a deux manires d'envisager l'irrversible : d'une part, l'accroissement indfini d'une quantit est un dveloppement irrversible, au sens o nul retour une quantit moindre, dj apprhende, n'est envisageable au sein d'un tel procs ; mais alors c'est toujours l'homogne qui est ajout l'homogne, et nul changement qualitatif n'advient; d'autre part, le passage une ralit subjective radicalement nouvelle, une qualit imprvisible, s'inscrit lui aussi dans un temps irrversible ; mais ici, c'est l'htrognit pure d'un vnement changeant rellement le cours des affaires humaines qui s'affirme. L'histoire rifie bourgeoise est un temps irrversible entendu selon le premier sens, l o l'histoire authentiquement vcue, qui s'y

  • oppose, est un temps irrversible qualitativement, entendu selon le second sens. L'histoire vritable ne peut advenir que ds lors que la pseudo-histoire, le temps abstrait pseudo- irrversible, qui est un temps des choses, est aboli. La critique de la valeur, du ftichisme, de la rification, telle qu'elle est dj formule par Marx et par Lukcs, doit tre une critique du dveloppement, de l'histoire, en tant qu'ils sont entendus de faon purement chosale. Tant que c'est le travail abstrait, rifiant l'activit des hommes, qui demeure le criterium du mouvement historique, nul changement n'advient au fond, nulle histoire ne se vit : c'est toujours le mme jour qui se droule. Le paradoxe de la socit marchande est qu'elle impose une rvolution permanente des choses tout en maintenant le mme tat de fait. Le spectacle est le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivit moderne. Son dveloppement est la fois son but, son aboutissement, dynamique en tant que statique. La difficult rside dans le fait que la socit bourgeoise apporte en apparence tous les hommes la possibilit de se projeter au sein d'une temporalit enfin humanise, dans un devenir proprement dit, en ce qu'elle reconnat la base matrielle qui soutient toute histoire politique et confre cette base la possibilit de renfermer minemment l'agir humain irrversible. Ainsi, le matrialisme historique marxien, qui reconnat que le travailleur est la base du mouvement irrversible de la socit, peut paratre tributaire de la rvolution bourgeoise. Pour autant, c'est une action automatise que promeut la bourgeoisie, et sa faon de faire entrer le proltaire dans l'histoire demeure relative un projet d'accaparement du temps de travail. Ce que reconnat le bourgeois, le critique le reconnat aussi, du moins en superficie, mais les fondements diffrent : le bourgeois reconnat que la sphre du travail se dveloppe, mais ici il s'agit du dveloppement du mme ; le critique, tel que Marx, qui entend par l'entre dans l'histoire du proltariat tout autre chose, reconnat que la sphre du travail doit se dvelopper, mais en tant qu'elle doit faire surgir le diffrent en tant que diffrent. Lorsqu'il s'est agi de dnaturaliser la valeur et le travail en tant que valeur, nous avons vu que le travail, dans les socits prcapitalistes, est social en tant qu'il est concret, spcifique, particulier. Dans un tel cadre, l'unit organique du travail ne saurait tre dtruite, de telle sorte que sa cyclicit, son aspect naturel , demeurent manifestes : la forme du travail et son contenu sont en adquation, si bien que le contenu lui-mme n'est pas essentiellement altr. Dans la socit capitaliste, en revanche, la socialit formelle du travail nie sa spcificit, sa concrtude, sa particularit : le travail est social en tant qu'il est abstrait, gnral, indiffrenci. Le dveloppement linaire de la valeur peut ainsi s'imposer aux travaux particuliers, dont la cyclicit n'est plus manifeste, mais c'est alors un dveloppement quantitatif. Ce qu'il y a de positif dans les socits prcapitalistes, et qui a t perdu, savoir le fait que le travail est social en tant qu'il est concret, et ce qu'il y a de potentiellement positif dans la socit capitaliste, mais qui est double tranchant, savoir le fait que le travailleur n'est plus matriellement tranger l'histoire, sont deux aspects qu'il faudrait savoir synthtiser pour dessiner les contours de cette histoire authentiquement humaine, c'est--dire vcue, que Debord appelle de ses vux. La fluidit de l'activit des hommes, sa qualit, seraient reconnues, sans pour autant que son droulement soit cyclique, rptitif, tranger l'histoire officielle. L'appartenance l'histoire des hommes oeuvrant serait avre, mais en tant que leurs activits concrtes ne seraient plus recouvertes par une logique aveugle de valorisation. Dans cette synthse se trouve peut-tre une clef pour interprter le matrialisme historique de Marx. Marx n'a eu de cesse de critiquer le capitalisme, en se rfrant parfois aux socits prcapitalistes, en comparaison desquelles il tait un systme minemment inconscient et ftichiste. Mais il a aussi reconnu qu'un socialisme cohrent se devait de conserver les avances permises par le capitalisme. Il n'est donc pas absurde de tenter de tenir ensemble certaines dterminations prcapitalistes et certaines dterminations capitalistes, jointes la nouveaut radicale du projet rvolutionnaire, pour indiquer certaines directions critiques possibles. Cela ne ferait que renforcer les postulats de Lukcs, selon lesquels il existe un avantage critique et pratique dcisif pour le proltariat.

  • MARX ET LE TOTALITARISME

    Le totalitarisme est un systme o la totalit des aspects de la vie est contrle par un pouvoir qui se manifeste tous les niveaux de la socit (en cela, il se distingue de la tyrannie, qui renvoie au pouvoir d'un seul homme). L'idologie, sur le plan des consciences individuelles, est le phnomne totalitaire par excellence. Qu'est-ce que l'idologie ? Par dfinition, l'idologie est la logique d'une ide pousse jusque dans ses consquences les plus extrmes, et applique l'histoire (cf Arendt). L'idologie nazie dveloppe partir de l'ide de race une logique produisant un processus historique l'issue duquel la race suprieure (aryenne) doit l'emporter. L'idologie communiste dveloppe partir de l'ide de classe une logique produisant un processus historique l'issue duquel la classe proltarienne doit imposer sa dictature. Dans ces deux cas spcifiques, qui sont les deux grands exemples d'idologies totalitaires au XXme sicle (le totalitarisme tant un phnomne propre au XXme sicle), on pense une fin, une finalit dtermine de l'histoire. L'enjeu pour les dirigeants des systmes totalitaires est d'acclrer le processus historique, en tant qu'il est rgi par la logique d'une ide (race ou classe), de telle sorte que la finalit de l'histoire se ralise au plus vite (cela renvoie la terreur, la justification des crimes de masse; qui acclrent ladite ralisation). Le rgime hitlrien extermine le peuple juif pour acclrer la fin de l'histoire telle qu'elle est conue par l'idologie nazie, c'est--dire pour acclrer la victoire de la race qui doit naturellement dominer le monde (race aryenne). Le rgime stalinien extermine tout individu faisant obstacle l'avnement d'une socit proltarienne. Le totalitarisme est un systme qui s'impose tous les individus constitus en masses. Les individus ne sont plus spars les un des autres, ni mme relis les uns aux autres, mais ils sont comprims en masses impersonnelles en lesquelles ils n'ont plus aucune libert de mouvement, ni de rapports positifs entre eux. L'espace public spar de la sphre prive, tel qu'il permettrait une rencontre libre d'individus autonomes, a disparu. Priv et public se confondent (socit de surveillance). La politique n'est plus une sphre parmi d'autres de l'existence des individus, mais elle a envahi tous les aspects de la vie. L'idologie est prsente chaque instant, elle pntre les consciences et les vcus intimes des individus tous les niveaux. Elle est ainsi elle-mme abolie dans sa spcificit. Le processus historique qui doit s'achever et se prcipiter vers une finalit absolue est un processus qui engloutit tous les tres en gommant leurs spcificits, en niant leur libert individuelle, leur autonomie et leur singularit spcifique. Chaque geste individuel, chaque acte libre, est ni, car il doit s'insrer l'intrieur d'une logique irrversible rgie par une rationalit implacable. Pourquoi donc le marxisme serait un totalitarisme ? Le marxisme serait un totalitarisme ds lors qu'il serait une idologie mettant en jeu une finalit de l'histoire raliser, idologie dont l'application supposerait une ngation de l'individualit, une ngation de la politique comme sphre spare et libre, et une compression en masses impersonnelles et dsoles des individus. Or, certes, il existe une version du marxisme travers laquelle on pense une fin idale de l'histoire. Cette fin, c'est la dictature du proltariat, le proltariat tant la classe sociale la plus susceptible de raliser les aspirations de toute la socit, en tant qu'elle serait la classe exploite par excellence. Dans cette version du marxisme, une socit acheve, une socit parfaite, est une socit o l'Etat planifie la production et o tous les individus effectuent la mme quantit de travail et sont rtribus galitairement. Cette interprtation des crits de Marx peut mener au totalitarisme, car de la sorte on ne considre plus les individus dans leur complexit vcue, mais on les rduit n'tre que les personnifications d'une logique abstraite et impersonnelle rgissant le processus historique. Les individus ne sont plus que des moyens susceptibles de raliser une fin idale de l'histoire, et la totalit complexe de leur tre, leur propension se considrer comme fin en soi, sont nies. Certes, un certain galitarisme rsulte du projet marxiste ainsi dfini (galit dans le travail, galit dans la rtribution). Mais il s'agit d'une dfinition abstraite de l'galit, c'est--dire d'une galit nivelante, d'une galit qui nie les diffrences individuelles et les spcificits concrtes des individus (ceci tant proprement totalitaire : la totalit de l'individu concret est rduit un concept abstrait). Surtout, ce qu'il y a de totalitaire dans cette version du marxisme, c'est le fait de mettre l'Etat au-dessus de tout, ainsi que le fait de considrer le travail comme le concept fondamental rgissant les

  • rapports sociaux. L'Etat tout-puissant et omniprsent renvoie une faon de politiser tous les aspects de la vie, phnomne totalitaire par excellence, comme nous l'avons dj dit. Le travail comme activit dominante renvoie une faon de rduire la diversit des activits humaines un concept gnral et abstrait niant toute spcificit concrte (une socit totalitaire est une socit base sur des concepts abstraits, comme l'ide de travail en gnral ; c'est travers l'effectivit de ces concepts abstraits que se joue la compression en masses des individus, comme chacun peut le comprendre). L'Etat et le travail sont des abstractions qui sont la finalit du processus historique tel qu'il est dfini par l'idologie communiste totalitaire. En tant qu'abstractions, ils sont totalitaires : il n'y a plus qu'une ide gnrale de la citoyennet, et non plus des citoyens individuels ayant telle ou telle conception spcifique ; il n'y a plus que des travailleurs rassembls sous l'ide gnrale de travail, et non plus telles ou telles activits concrtes et spcifiques de tels ou tels individus qui seraient reconnus en tant que tels. La totalit du vcu concret et diversifi des individus est nie (c'est sur la base de cette notion spcifique de totalit que l'on pourra parler de totalitarisme). Et c'est prcisment parce que la finalit elle-mme du processus historique au sens communiste est une finalit idale, abstraite, que ses produits, que la ralit qu'elle promeut (Etat et travail), est une ralit abstraite, totalisante, totalitaire. Cela tant, les crits de Marx eux-mmes conditionnent-ils ncessairement un totalitarisme ? Rien n'est moins sr. Car Marx est trs vite revenu sur son ide (hrite de Hegel) d'une fin de l'histoire. A vrai dire, le stalinisme et le maosme, les deux grands totalitarismes communistes du XXme sicle, n'ont retenu que des lments de l'oeuvre de Marx sur lesquels Marx est lui-mme revenu. De faon gnral, ces systmes ont pris un simple moyen, un simple moment, une simple tape dpassable en droit, pour une finalit. Avec Marx, il ne faut voir la dictature du proltariat, la toute-puissance d'un Etat proltaire, la mise au travail du tout social, que comme un moment, comme une tape, tape qu'il faut ensuite dpasser au profit de l'abolition pure et simple de l'Etat, du proltariat et du travail. Stratgiquement, le proltariat doit d'abord conqurir le pouvoir. Mais ceci, dans le cadre des crits marxiens, ne saurait se confondre avec la fin de l'histoire. La dictature du proltariat doit prparer l'avnement d'une socit dans laquelle l'abstraction, l'ide abstraite de fin de l'histoire, l'ide abstraite de classe proltaire ou l'ide abstraite de travail, ont t abolies. Une telle socit qui fait suite la dictature du proltariat ne saurait tre confondue avec l'ide abstraite de fin de l'histoire, car cette socit est encore en mouvement, elle est encore prise dans un devenir. Mieux, c'est seulement au sein de cette socit que le mouvement, le devenir historique, peuvent commencer. Avec Marx, il ne faut pas dire que le communisme ou le socialisme serait la fin de l'histoire. Il faut dire bien plutt que les hommes, travers l'esclavagisme antique, le fodalisme, et le capitalisme, n'en sont encore qu' leur prhistoire, et que le dpassement de la socit du travail et de la socit de classe est en lui-mme la vritable entre dans l'histoire pour l'homme. Marx annonce le dbut de l'histoire, la fin de la prhistoire, et non la fin idalise d'un processus historique abstrait bas sur une ide abstraite mutilant les individus et leur spcificit. La socit que promeut Marx est une socit o chaque individu a une activit plurielle, diversifie. Il fait par exemple de la philosophie le matin, de la maonnerie le midi, de la danse l'aprs-midi, et des activits domestiques le soir. L'ide d'un travail en gnral n'a plus de sens, si bien que les individus eux-mmes ne sont plus rduits des simples personnifications de catgories abstraites. Chacun est reconnu pour ce qu'il est, dans son irrductible spcificit. La socit est enfin devenue une universalit concrte, diversifie, vivante et dynamique. De faon gnrale, Marx lui-mme ne saurait promouvoir un systme totalitaire, car il s'oppose au totalitarisme capitaliste prcisment en ce qu'il a de totalitaire. Le capitalisme, tout comme les totalitarismes nazi, stalinien, ou maoste, pose une idologie, soit la logique d'une ide applique au mouvement historique. Il pose une finalit idale pour le processus historique, et fonctionne, partir de l, sur la base de concepts abstraits rduisant les individus et leur singularit. Le capitalisme est une socit totalitaire car il est une socit de l'abstraction par laquelle les hommes sont comprims en masses impersonnels. La finalit de l'histoire au sens capitaliste est l'accumulation du capital. Certes, cette finalit est dynamique, elle se rgnre sans cesse. Mais pour autant, elle demeure une finalit idale, abstraite, analogue en cela l'ide abstraite d'une socit sans classe.

  • De ce fait, le capitalisme, malgr sa dynamique, est une socit morte, qui rpte inlassablement sa propre fin. Le travail en gnral est l'abstraction qui meut le capitalisme. Il est ce par quoi les marchandises sont dotes de valeur. En lui, toute individualit est nie. Il est ce par quoi la masse des travailleurs se constitue, impersonnelle et abstraite, abolissant tout lien et toute sparation entre les individus. De faon ironique et significative, l'abstraction qui meut le processus social dans le capitalisme (le travail en gnral) est la mme que celle qui meut la socit communiste totalitaire (stalinisme, maosme) : historiquement le bloc de l'est et le bloc de l'ouest n'taient que deux concurrents poursuivant une mme fin (une socit synthtise abstraitement par le travail). En ce sens, la critique marxienne du totalitarisme capitaliste s'applique trs bien la critique du maosme et du stalinisme. Paradoxalement, c'est Marx lui-mme qui peut nous fournir les outils les plus puissants pour critiquer les drives du marxisme au XXme sicle. Remarque : Marx lui-mme ne parle pas explicitement de totalitarisme (pour des raisons historiques videntes). Mais, sur la base de la dfinition qu'Arendt donne du totalitarisme, on peut considrer que Marx critique le capitalisme dans ses aspects totalitaires (cf critique de l'abstraction-marchandise chez Marx ou critique du travail abstrait ; Capital, Livre I, Ire section, chapitre 1). Arendt et sa dnonciation implicite du capitalisme comme totalitarisme (?). "L'homme isol qui a perdu sa place dans le domaine politique de l'action est tout autant exclu du monde des choses, s'il n'est plus reconnu comme homo faber, mais trait comme un animal laborans dont le ncessaire "mtabolisme naturel" n'est un sujet de proccupation pour personne." (Arendt, Le systme totalitaire, chapitre 6) Cet homme sera donc dans la dsolation (alination destinale au monde). Un systme politico-conomique fond sur les "travailleurs", comme le systme de la valeur accumule, pourrait tre, ds lors, automatiquement, un pouvoir sur des hommes dsols et non simplement isols, et tendrait devenir totalitaire. La spcificit du totalitarisme capitaliste. Il s'agit d'un totalitarisme "soft", qui ne s'engage pas explicitement dans la terreur. Cela peut s'expliquer par le fait que sa politique tlologico-thologique renvoie un messianisme indfiniment pos, et simultanment, indfiniment ajourn, se rglant sur une accumulation de valeur en droit infinie, mais limite par des bornes relles (d'o un dchanement hyperviolent de forces (auto)-destructrices, quoique dissimul et latent, en sous-main, posant des problmatiques cologiques, politiques et sociales dcisives) : "le spectacle - de la socit marchande - est le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivit moderne" (Debord, La socit du spectacle). Sa violence symbolique, psychique et physique est insidieuse : elle est administre comme mille petits coups d'pingles quotidiens l'individu contemporain et son environnement, qui n'en finissent jamais de finir, au sein d'une histoire acheve en tant que dynamique.

    LE CAS ONFRAY

    Illustration de l'imposture

    1) Onfray et Nietzsche Je pense qu'il faut attaquer Onfray sur son terrain : la philosophie. Et non lui reprocher ses postures un peu ridicules (il y a des individus aux postures ridicules qui ont pourtant des choses nous dire ; il en va ainsi du dandy baudelairien, un personnage toujours passionnant ; le ridicule n'est pas rdhibitoire). Or, sur le plan de la philosophie, Onfray n'est tout simplement pas rigoureux : il se dit dfenseur et hritier de la philosophie nietzschenne, et, ce titre, hdoniste et matrialiste. Or Nietzsche, d'une part est tout sauf un hdoniste : il n'a que mpris pour les petits plaisirs, le confort, le bonheur, la jouissance (il a souffert physiquement et psychiquement presque toute sa vie, et en faisait implicitement l'une de ses fierts ; cf Avant-propos du Gai savoir). Nietzsche dit en substance : Qu'importe mon bonheur ? Ce qui importe, c'est mon oeuvre (Zarathoustra). Or l'hdonisme,

  • qu'il soit picurien, cyrnaque, ou bassement spectaculaire, demeure une doctrine pour laquelle le bonheur constitue le souverain bien. Onfray cite Chamfort, pour exprimer sa conception de l'hdonisme : jouis et fais jouir, sans faire de mal ni toi, ni personne, voil je crois toute la morale . Rien n'est plus loign de l'ethos de l'individu Nietzsche. Voyons cela de plus prs. En tant qu'immoraliste notoire, Nietzsche n'a aucune objection contre le fait de faire du mal. Il s'oppose la doctrine chrtienne de l'amour et de la charit au sens strict, et toute autre forme de dlicatesse ou de sensiblerie. Sa philosophie coups de marteau est constamment agressive : il y a d'ailleurs une volupt cocasse l'oeuvre chez Nietzsche dans le fait d'humilier des adversaires mdiocres (Strauss). Nietzsche aime faire souffrir son prochain (trop proche!), certes parce qu'il le respecte trop : il ne souffre pas que ce prochain ne se respecte pas lui-mme. On pourrait dire qu'en un sens, son mpris, son dgot, son cynisme, est une faon d'exiger des hommes qu'ils soient plus dignes, moins malhonntes, moins vils, qu'ils aient un semblant de conscience intellectuelle. Mais dire qu'il les prserverait alors ou prendrait soin d'eux, serait tout simplement absurde. C'est ce que semble pourtant penser Onfray en citant Chamfort dans le contexte mme de son nietzschisme omniprsent, Onfray qui oublie donc quel point l'injonction nietzschenne prescrivant le fait de dtourner le regard face l'abject n'a rien d'une faon d'avoir des gards pour l'autre (c'est le plus souvent bien plutt soi-mme qu'on ne veut pas souiller). Par ailleurs, concernant le fait de jouir soi-mme, Nietzsche ne semble pas y prter grande attention. La noblesse que promeut Nietzsche se confronte aux pires souffrances, tant la mchancet et l'habilet intellectuelles de l'homme du ressentiment (celui qui est intrieur ou extrieur soi) sont prgnantes : en vertu de l'amor fati, ces souffrances elles-mmes doivent tre affirmes, revendiques, aimes (il y a presque un masochisme tragique nietzschen, bien loign de l'hdonisme mou et confortable d'Onfray). Certes, dira-t-on, de telles souffrances sont affirmes dans la mesure o elles permettent aussi une grande flicit. Mais ces flicits ne sont pas des plaisirs au sens strict, mais des joies pures, des joies dangereuses mmes : ainsi de la contemplation ou de la rvlation extatiques, qui confinent la folie (on pensera la rvlation de l'ternel retour, Sils Maria, inspire par l'incandescente et fugitive apparition de Lou Salom). De telles batitudes , pour choisir un terme vraiment mystique, qui relvent vritablement de quelque autonomie absolue du sujet presque hypostasi par lui-mme, ou par son mouvement passionn, n'ont rien voir avec les plaisirs htronomes de l'hdoniste. Onfray lui-mme se revendique de l'hritage cyrnaque, jugeant l'picurisme trop asctique. Il pense ainsi tre cohrent en promouvant une forme plus dynamique et plus jouissante de l'hdonisme, qui serait admissible pour un disciple de Nietzsche. Ma