bébé boum t2 - ekladata.comekladata.com/fjnetfmspnesabtjq1o8tfwfhpa/bebe-boum-t2.pdf · lili...

258

Upload: others

Post on 24-Jun-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

JoséeBournival

Bébéboum2LevraiBigBang

Roman

ÀSimone

L ilisoulevadélicatementlapetitetuquedelainebleuequiprotégeaitlatêtedesongarçon.Definesmèches de cheveux balayèrent le haut du front de l’enfant. D’un doigt maternel, elle caressa à

contresens le duvet soyeux et foncé. Comme chaque fois qu’elle répétait ce geste, une petite fossetteapparutsurlajouedeLéonard.Satisfaitedelaréactiondesonfils,Lilirepositionnalecouvre-chefpourpermettreaubébédeconserversachaleurcorporelle.

Ellesoulevalepoinggauchedel’enfantetcomptapourlamillièmefoislescinqdoigtsirréprochablesquiconstituaientsamain.Ellerefitlemêmemanègeaveclamaindroite.Sonbébéétaitparfait.

Sondésirdematernitéprenaitviedemanièretangible,s’incarnaitdanscepetitpaquetd’àpeineseptlivres.Lagrossesseterminée,Liliallaitenfinreprendrelecontrôledesoncorps,desavie.Ladélivrancedubébémarquaitpourellelafindesincertitudesetdesdoutes.

—Fautacheterdespyjamas.Despyjamasbleus.Thomassecontentadesourireaucommentairedesonamoureuseetreportasonattentionsursonpetit

bonhomme.Desdizainesdevêtementsminiaturesattendaient lenouveau-néàlamaison,maislaquasi-totalitéarboraitdesfleursetde ladentelle,enplusdedéclinerunepalettecomplètederoses,duplustendreauplussoutenu.Mêmelecontenudelavalised’hôpitalétaitpensépouruneprincesse.

Thomasn’en revenait toujourspasqu’onaitprissongarçonpourune fille lorsde l’échographie. Ilsouriaitenpensantàlachambredubébédontlesmursétaientcouleurframboiseetàtouscesarticles,achetésoureçusencadeau,destinésdemanièreévidenteàunepetitedemoiselle.Aprèsuneentréeaussiremarquée,lenouveaupapanedoutaitpasquelepetitLéonardluiréservesonlotdesurprisesdanslesmoisàvenir.

Thomassoulevadélicatement fistonpour l’installerdanssacoquillede transport.L’articlesemblaitdémesurémentgrospourunsipetitêtrehumain.Une fois lescourroiesdesécurité inspectéesparLili,Thomaspritpossessiondelavaliseetdusiègedebébé.Ilétaittempsderentreràlamaison.Enfamille.

—Vapastropvite,imploraLili.Chaque pas rappelait à la nouvelle maman qu’elle venait d’accoucher et l’obligeait à ralentir la

cadence.Ellenepouvaitrivaliseraveclesgrandesenjambéesdesonamoureux,maiselletenaitàresteràproximitédesonenfantpours’assurerdesonconfortetdesonbien-être.

En passant les portes de l’hôpital, Lili sentit une boule se former dans son estomac. À tort, ellel’attribuaimmédiatementàlafaim.

CChapitre1

onfortablement assis sur le siège du conducteur, un bras appuyé au volant, Thomas souriait enobservant sa blonde.Depuis plus de cinqminutes, un ballet prévisible se jouait sur le siège du

passager. Lili s’assoyait, grimaçait un peu aumoment où ses points de suture au périnée entraient encontactaveclesiègedelavoiture, tiraitsur laceinturepours’attacheret tendait l’oreille.Lemoindrecouinementprovenantdelabanquettearrièreagissaitcommelechantdessirènessurlanouvellemaman.Ellequittaitl’avantdel’habitaclepourvérifierquelebébérespiraittoujours,qu’iln’avaitpasfroidouchaud,quesatuqueneluivoilaitpaslavueouquelescourroiesdesonsiègenelefaisaientpassouffrir.

Devantl’absencedetoutsonsuspectenprovenancedel’arrièreduvéhicule,ThomasembrayaalorsqueLilisoupiraitbruyamment.Ilauraitétébienembêtédediresicesoupirsignifiaitlesoulagementoul’appréhension. Soulagement à l’idée de quitter l’hôpital, ses chambres surchauffées, le va-et-vientincessant de son personnel et ses menus rivalisant de sex-appeal avec ceux des résidences pourpersonnesâgées.Quantàl’appréhension,ellepouvait trouversasourcedansl’indéfinissablesentimentéprouvélorsqu’onréalisepourlapremièrefoisqu’unautreêtrehumaindépendentièrementdesoi.

—J’aioubliélepare-soleil!Thomasn’avaitpasencorequittélestationnementdel’hôpital.Ilimmobilisadonclavoiture,letemps

que Lili installe une protection solaire à la fenêtre du côté de leur fils. Bien sûr, il aurait pu faireremarqueràLiliquelecieldejanvierétaitcomplètementcouvertetqueleschancesdevoirunrayondesoleil sepointerdans lesdixminutesquedurerait le trajet jusqu’à lamaisonétaient nulles. Il préférasourire.

Les neuf derniers mois avaient été éprouvants. Pour elle, comme pour lui. La grossesse idéaleanticipéeparLilines’étaitjamaisprésentée.Lecoupleavaitplutôtfaitfaceàunraz-de-maréemagistral:Lili ne se comprenait plus etThomas encoremoins.Heureusement, les fluctuationshormonales étaientchosesdupassé.Thomaspouvaitbiensupporteruncapricedenouvellemaman,sachantquelepireétaitderrièreeux.

Maintenant satisfaite, Lili donna le signal du départ. Thomas s’engagea sur la voie publique endouceur.Lachausséeétaitrecouverted’unfintapisdeneigetricotéparDameNaturependantlanuit.

—Attention,Thomas!Ralentis!Un regard rapide au cadran du tableau de bord confirma à Thomas que la voiture se déplaçait

largementendessousdelalimitedevitesse.S’ilralentissaitdavantage,lesautresautomobilistesallaientluitémoignerleurimpatiencepardescoupsdeklaxonoudesinvectives.

—Lili,j’rouleàpeineàtrente-cinqkilomètresheure.Relaxe,toutvabien.LelangagecorporeldeLilidisaitlecontraire.Lesjointuresdesamaingaucheétaientblanchesàforce

deserrersaceinturedesécurité,sonbrasdroitétait tendudevantpouramortirunéventuelchocetsonvisage exprimait une émotion proche de l’effroi.Thomas crutmêmedéceler un changement de rythmedanssarespiration.Moinsdedeuxminutesplustard,Liliexigeaitunnouvelarrêtenborduredelaroute.

—Çasuffit,Lili.Chaquefoisquet’ouvreslaporte,onperdnotrechaleur.L’argumentnechangeaenrienladécisiondeLili.

—J’vaism’asseoirenarrièrepoursurveillerLéonard.Thomasactiva les feuxdedétresse etdéplaça lavoiturevers ladroitepour libérer lepassageaux

autresconducteurs.LevéhiculeétaitàpeineimmobiliséqueLiliquittaitsonsiègepourtrouverrefugeàproximitédubébé.

—J’auraisdûypenserplustôt,lança-t-elleavecunsouriredanslavoix.Voyant Lili absorbée par la contemplation de leur premier enfant, Thomas reprit la route. Il avait

espoird’arriveràbonportavantl’heuredudîner.Àintervallesréguliers,Thomasobservaitsablondedans lerétroviseur.Penchéeverssonenfant, la

maman chantait une berceuse, les yeux remplis d’étoiles. L’arrivée de Léonard était le prélude d’unenouvellevie.Thomasentrevoyaitunlongfleuvetranquilledanslesprochainsmois.MaintenantqueLilipouvaittoucheretvoirsonbébé,sesangoissesmaternelless’entrouveraientdiminuées.Ilallaitretrouversadoucemoitié.

Unreniflementattirasonattention.Lepetitmiroiraccrochéauplafonddel’habitaclepermitàThomasdeconstaterqueLilipleurait.

—Çava?demanda-t-ilavecdouceur.Elleacquiesçaenessuyantlesrigolessaléesdureversdelamain.—J’suistropheureuse,jepense.Thomasressentituneboufféed’amourpourcettefemmequiétaitentréedanssavietroisansplustôt.

Depuis qu’elle faisait route avec lui, Thomas découvrait que les émotions ne venaient pas en nombrelimité et que leur expression était variable.Les neuf derniersmois avaient été particulièrement richesd’apprentissageencesens.

Ilsedésolaitàl’idéededevoirreprendreletravailrapidement.Lorsqu’onestfleuristeàsoncompte,pas moyen de fermer boutique très longtemps. Il aurait aimé bénéficier d’un long congé en famille,questiond’apprivoiser son rôledepèreet lepetitbonhommequicaptivait tant sablonde.Lili jouiraitd’uncongédematernitéd’uneannéecomplète.Ill’enviaitunpeu.

Thomasfreinasubitement.Perdudanssespensées,iln’avaitpasremarquéquelevéhiculedevanteuxdécélérait.Ilretintsonsouffleletempsquesaproprevoitures’immobilisepuissoufflaunjuronentresesdents.Ilseretournapours’assurerquesablondeetsonfilsseportaientbien.Silebébédormaittoujoursàpoingsfermés,lamèreavaitsortisesgriffes.

—Imbécile!ThomasfutrassurédeconstaterquelafureurdeLilineluiétaitpasdestinée.L’insulteétaitproféréeà

l’intentionduconducteurdelavoiturelesprécédant.Expliquerquel’autren’étaitenrienresponsableetquec’étaitplutôtsoninattentionquiavaitgénérélefreinaged’urgenceneluivintpasàl’esprit.Mieuxvalaitnepasjeterd’huilesurlefeu.

—J’vaisluidiremafaçondepenser!LecerveaudeThomasn’avaitpasencoreenregistrélaphrasedeLiliquecettedernièresortaitdela

voitureetmarchaitd’unpas fermevers levéhicule lesdevançant. Ilvit sablondecogneravechargnedanslavitreduconducteuretlorsquel’homme,inconscientdelafuriequileguettait,abaissalavitredesaportière,Lilil’invectiva.

LeréflexedeThomasfuttoutd’aborddesourire,maissonvisagedevintdemarbrelorsqu’ilvitLilis’élancerpourdonneruncoupdepieddansl’ailearrièredelavoituredel’autre.Ilremontasubtilement

lecoldesonmanteau,secalaunpeusurlesiège,mortdehonte.Finalement,peut-êtrelesfluctuationsd’hormonesdegrossessenedisparaissaient-ellespasenmêmetempsqueleplacenta.

En arrivant à la maison, Lili tenta de joindre Esther pour une vidéoconférence. Devant l’absence deréponse, elle se dit que sameilleure amie n’avait peut-être pas encore quitté l’hôpital. Leurs garçonspartageaientlamêmedatedenaissance.Quelhasardfabuleux!Lilinedoutaitpasquelesannéesàvenirvoient éclore une amitié sincère entre les deux petits bonshommes. Son fils avait déjà un ami. Ilspourraientjouerauhockeyensemble,pourchasserlesgrenouillesousedéguiserenpompiers.Biensûr,elle avait secrètement espéré que la fille qu’on lui avait prédite tombe follement amoureuse du filsd’Esther.Lilidevait faire ledeuildecettehistoiredecontede féesqu’elleavait imaginéependant sagrossesse.Elletraçaitdéjàmentalementunnouvelavenirpoursonfils.Lapanopliedepossibilitésquis’offraientaunouveau-néétaitsansfin.Quec’étaitgrisantdejeterunœilverslefutur!

Ungargouillementenprovenancedesonestomacluirappelaquel’heuredudînerapprochaitàgrandspas.Liliouvritleréfrigérateuret,inspiréeparlesrestesquis’ytrouvaient,décidadefaireunequiche.

—Tudevraistereposer,décrétaThomas.Jem’encharge.—Non,non,objectaLili.Jeviensd’accoucher;j’suispashandicapée.—Léonardabesoinquesamamansoitenforme.C’estàluiquetudevraisconsacrertesénergies.—Vachercherlachaisevibrante,jevaisl’installeravecmoisurlecomptoir.Thomas s’exécuta et déposamaladroitement le bébé emmitouflé dans sa couverture rose.La chaise

réquisitionnée par Lilimonopolisait lamajeure partie du plan de travail. Elle finissait de couper descubesdefromagelorsqu’undétaillafitpaniquer.

—Thomas!T’aspasattachélebébé.—Tupensesqu’ilpourraitvouloirsauterenbasducomptoir?blagualenouveaupapa.—Lasécuritédenotreenfant,c’estpasunsujetpourfairedesjokes.Liliessuyasesmainsetentrepritd’immobiliserLéonard.EllesavaitbienqueThomasavait raison.

Roulédanssacouverturedeflanelle,lebébénepouvaitpasbougeretl’inclinaisondelachaisen’étaitpassuffisantepourqu’ilglisseverslebas.Deplus,ellesetrouvaitenpermanenceàmoinsd’unmètredelui.Elleseradoucitenregardantsonamoureux.

—C’estsûrqu’ildeviendrapascascadeuraujourd’hui,maismieuxvautprendredesbonneshabitudestoutdesuite.

Thomasapprouvalasagessedesadoucemoitié.Dieuseulsavaitàquelmomentlebébédéciderait,dansunsursautd’audaceetdecourage,detenterdeseretournersurlui-même.Aveccettesimpleanalyse,Thomasréalisaàquelpoint ilneconnaissait rienaudéveloppementd’unnourrisson. Iln’avaitaucuneidéedel’âgeauquelsonfilsmarcherait,parleraitouseretourneraitsurlui-même.Enprenantl’habitudedetoujoursl’attacher,Thomaséviteraitlepire.

Lerepasdumidiétaitenfournédepuisquelquesminuteslorsquelepetitcommençaàpleurer.Liliseprécipitapourprendresonfilsetluioffrirlesein.Ellen’avaittoujourspaseusamontéelaiteuse,maissavaitquelecolostrumseraitsuffisantpourapaiserlebébé.

Enmoins de vingtminutes,Léonarddormait paisiblement, petite sangsue immobile arrimée au seinmaternel.

—Veux-tuleprendre?Lilifusionnaitavecsonenfant.Ellelecajolait,ledorlotait,l’entouraitd’amouraumoindresignede

mécontentement.Thomasarrivaitdifficilementàs’imposerauprèsduduo.Autantl’offredeprendresonfilsrésonnaitcommeunprivilège,autantelleapeuraitThomas.Lesgrandesmainsdufleuriste,pourtantsihabilesaveclespétalesdélicatsdesamarchandise,devenaientgauchesaveclebébé.Ilnesavaitjamaisdansquelanglemaintenirlecoudel’enfant,s’ildevaitlecouvrird’unelégèrecouvertureouencores’ilétaitimprudentdeletenird’uneseulemain.

Encueillantlepouponquireposaitsurleventrechauddesamère,Thomasmesuralafragilitédelavie.

IlvenaitàpeinedetrouverunepositionconfortablequeLilirepositionnaitl’enfantpourlui.—Ilaimepasçaêtretournédosàtoi.Tiens-lefaceàtapoitrine.—Quandest-cequ’ilt’aditça?ironisaThomas.—Unemèresentceschoses-là.Satisfaitede laposturedubébé,Lilidécidadeprendreunedouche, le laissantàregret.Elles’était

refuséeàutiliserlesdouchescommunesdel’hôpital,préférantdeloinleconfortetl’intimitédecelleduloft.«Heureusementquej’aipaseudecésarienne,raisonna-t-elle,jeseraisrestéealitéelàpresqueunesemaine.Troplongtempspourmepriverdedoucheentouscas.»

Thomasprofitadecetempsseulàseulpourétudiersonfils.Lemoded’emploidecettepetitbêteluiétaitinconnu,maisilapprivoiserait«lachose»àsamanière:paressaiseterreurs.

—Onvad’ailleursessayerunchangementdecouche,garçon.Thomasemportal’enfantsursatableàlanger,déboutonnalaborieusementlepyjamapasteletl’enleva

enentierpourcommencer lechangementdecouche.Lebébéseplaignitdu froid.Pourquoiavaient-ilsacheté un pyjamaorné de boutons au dos du vêtement?Pourquoi un créateur en vendait-il?Ça n’étaittellementpaspratique.Thomasaccéléralacadencepourfairecesserlespleursdupoupon.Unecouchepropreenplace,ils’attaquaitaudernierboutonlorsqueLiliarriva,lescheveuxtrempés,pourluivolerLéonard.

—Mamanaussis’estennuyée.Pleurepas,monbébé.Enmoinsdetempsqu’iln’enfautpourcouperuncordonombilical,Thomasseretrouvaseulavecune

couchesouilléeàlamaintandisqueleduomère-filsregagnaitleconfortducoinsalon.Ousonpremierchangement de couche était extraordinairement long, ou sa blonde venait de prendre une douche à lavitesse de l’éclair. Quant au cordon ombilical qui unissait Lili et Léonard, Thomas se demanda s’iln’avaitpassimplementrêvél’avoirsectionné.

Esther s’appuya au cadre de porte. Elle tentait illusoirement de se soustraire à la vue d’Antoine etd’Emma,sesdeux«grands».Silamanœuvreéchouait,Estherbénéficiaittoutdemêmed’unatoutmajeurpoursefaireoublier:bébéThéogazouillaitdecuriositédevantlesvisagesflousdesongrandfrèreetdesagrandesœur.

Esthers’attendrissaitdevoirsonaînécaresserleventredunouveauvenuetd’entendreEmma,duhautdesescinqans,expliquerdéjàlavieà«son»bébé.

—Tupuesquandyauncacadanstacouche.Sinon,tusensdoux.

Les deux grands se disputaient la meilleure place pour avoir l’attention du nourrisson. Le balletn’avait rien de gracieux,mais émouvaitEsther.Ellemesurait la chancequ’elle avait de compter troisenfantsenparfaitesantéauseindesonfoyer.

Entouréd’amourcommeill’était,lepetitThéonesedoutaitpasdesvaguesqu’ilavaitcrééesdanslesderniersmois.Sil’harmoniesemblaitrégnerdanslamaisonnée,c’étaitgrâceautalentdedissimulationd’Esther.Sagrossessesurpriseavaitfaitéclatersoncouple.Vasectomisé,Jean-Françoisenavaitdéduitqu’elleletrompaitetn’avaitpashésitéàrévélersapropreaventureextraconjugale.Estheravaittoutmisenœuvrepourgardersafamilleunie.Mentirn’étaitqu’unedesarmesqu’elleavaitutilisées.

Encouvantsonpetitdernierduregard,Estherneputs’empêcherdesedemandersilatempêtetiraitvraimentàsafinousilegrandtsunamifinalroulaitdéjàaulargedescôtespaisiblesdesaviefamiliale.

Descrislasortirentdesarêverie.AntoineetEmmasedisputaientfarouchementunecouche.—C’estàmontour,Emma!—Non,c’estmoiquichangelesfessesdubébé.Déstabilisépar tout cevacarme,Théocommençaàpleurer.Esther saisit la couche tendueentre les

mainsd’Emmaetd’Antoine.D’unseulregardnoir,ellelesconvainquitd’arrêterleurchicane.—Onvatousparticiper,décréta-t-elle.Elleentraînasamarmailleàsasuite,étenditunealèsesursonlitetydéposalebébéquiseplaignait

encoreduboucandontilétaitl’origine.ElleoffritàAntoinededéboutonnerlepyjamatoutenpromettantàEmmad’essuyerlepetitderrièreroseavecunelingette.Quandlevêtementfutouvert,Estherretiralacouchesouillée.

—Quivalajeteràlapoubelle?Sanssurprise,aucundesenfantsnevouluts’acquitterdelatâcheingrate.Leurmèresouritdevantleur

refus.Unefoislaresponsabilitéd’Emmaexécutée,Estherentrepritdemettreunecoucheaunourrissontout

en repliant le devant pour éviter son nombril.Langé et sentant la poudre pour bébé,Théo retrouva lafaveurdesespairsetlesbrasconfortablesdesamère.

—Allezouste,lesp’titsmonstres!Onlaissemamantranquille.Elledoitsereposer.Esthersouritàsonmari.Leursneufansdemariageavaientpeut-êtreélimélapassiondesdébuts–leur

union comportait bien quelques ecchymoses ici et là –, mais elle ne pouvait nier qu’un profondattachement,unliensincèreetauthentiquelesunissaittoujours.Malgrélaséparationdesderniersmois,EsthertrouvaitbeaucoupderéconfortdanslaprésencetoutemasculinedeJean-François.Etce,mêmesicetteprésence avait accès audivan familial plutôt qu’au lit conjugal.Esthernepouvait pas tourner lapagedujouraulendemainsurl’aventureextraconjugaledesonmari.

Jean-Françoissetransformaendinosauremangeurd’enfantsetfitdisparaîtreEmmaetAntoineenunefractiondeseconde.Lebruitde leurspassur les lattesdeboisducorridor indiquaità leurpèreoùserendrepourfairesemblantdeleurcroquerlesorteils.Lefrèreetlasœuravaienttrouvérefugedanslasalle de bain. Avant d’y surgir en rugissant, les bras élevés et les doigts écartés en guise de griffesimaginaires,Jean-Françoisdéposaunjetéchaudsurlesépaulesdesafemme.

—Faisunesiesteavecbébé.Jevaisemmenerlesenfantsdehors.Sansunmot,maisleregardchargédereconnaissance,Esthers’allongeasurlelit.Elleblottitsonfils

le long de son flanc et le recouvrit de sorte qu’il puisse bénéficier également de la chaleur de la

couverture.Esthersavouraitlesmultiplesattentionsdesonconjoint.Autoutdébutdeleurrelation,Jean-François

avaitl’habitudedefairedanserquelquesminutessarobedechambredanslasécheusealorsqu’elleétaitsousladoucheousedétendaitdanslabaignoire.Dèsqu’elleretirait lebouchondubainoutournait lerobinetpourfermerladouche,sonépouxsurgissaitaveclevêtementchaud.C’étaitsouventlepréludeàl’amour.Lapremièrenoted’unesymphoniequeJean-FrançoisjouaitavecdoigtépourconduireEstherausolofinal.Chaquefoisqu’ill’aidaitàenfilerlevêtement,ilprenaitsoindeluieffleurerlegalbeduseindu reversde lamain, de souligner la courbede seshanches en faisantminede chercher la ceinture ànoueroudeluiembrasserlanuqueenprétextantunegoutted’eauàessuyerdanssoncou.Estherneputs’empêcherdepenser que sonhomme recommençait à lui faire la cour.Cela aurait dû être unebonnenouvelle,cependantelleenressentaituncertainmalaise.Esthers’étaitbattuetoutaulongdesagrossessepourgarder sa familleunie,mais Jean-Françoisavait fait lechoixdevivreauxcôtésdesamaîtresse.Choixqu’ilavaitamèrementregrettéaufildessemaines.Davantagequ’elle,apparemment.

EmmaetAntoineavaientlesjouesrougiesparleventd’hiverlorsqu’ilsrentrèrentseréchaufferautourd’une tasse de chocolat chaud.Leur père sortit feuilles et crayons, et proposa aux enfants de faire undessinpourmaman.Dèsqu’Estherfitirruptiondanslapièce,Jean-Françoissesentitobligédejustifiersonchoixdecollation:

—Onvamangerdesfruitspourdessert.J’mesuisditqu’ilsavaientdroitàunep’titegâterie.Lajeunemèresouritpouroffrirsabénédiction,maissonmarin’étaitpasdupe: lescommissuresde

seslèvresétaientunpeucrispées,signequ’ellen’approuvaitpas.Elleavaitlescaloriesvidesensaintehorreur,commentavait-ilpuoubliercedétail?Sonstatutétaitprécaireetillesavait.Estheravaitacceptéqu’ilrevienneàlamaisonàcausedelanaissancedeThéo.Sanscepetitbonhomme,Jean-Françoisenaurait été quitte pour ronger son frein dans son appartement minable. S’il avait accès à la demeurefamiliale,c’étaitsousprétextededonneruncoupdemainàEstheraprèssonaccouchement.Ilavaitbienl’intentionderegagnerlecœurdesafemmeetdereprendrepossessiondeslieuxcommeavant,maislatâcheseraitplusarduequeceàquoiils’attendait.

Esthersemblaitindifférenteàsoncharmeetàsesattentions.Avant,lorsqu’illuiprésentaitunerobedechambrepréalablementchaufféedanslasécheuse,illasentaitlittéralementfondresoussesmains.Depuisle temps, il pensait connaîtrepar cœur la combinaison secrètepour seglisser sous l’épidermede sonépouse.Elleavaitvraisemblablementchangédemotdepasse.

Ilcomprenaitqu’ellesoitréticente,qu’ellerefusedes’abandonneravecfacilité.Aprèstout,ils’étaitemployé pendant les derniers mois à rejeter avec éclat la paternité qu’elle voulait lui attribuer etmaintenant,ilrêvaitd’endosserlerôledepèredisponibleauprèsdeThéo.Onluiavaitconfirméquelavasectomien’estpasuneprocédurefiableàcentpourcentetqu’ilétaitparfoispossibledeconcevoirunenfant malgré cette intervention chirurgicale. Il connaissait suffisamment Esther pour savoir qu’ellementaitcommeellerespirait,maisilavaitégalementlacertitudequ’elleétaitincapabledecoucheravecunautrehommesouslecoupd’uneimpulsion.Estherétaitmesurée,réfléchie,analytique.Chacunedesesdécisions était longuement mûrie. Le seul nouveau venu dans l’entourage de sa femme était ce jeunemédecinqu’il avait croisépar inadvertanceenvenant chercher ses enfants.Thomas lui avait confirmél’homosexualité du jeunot qu’il avait lui-même rencontré à quelques reprises lors des cours prénatals.Donc,aucunrivalàl’horizon.

—Emma,lescrayons,çavasurlepapier,passurlatable,s’écriarapidementJean-François.Lapetitemaniaitlesfeutresavecbrusquerieetlemeubledelacuisinecomportaitmaintenantquelques

rayuresmauves.Sonpèresedépêchadeprendreuneguenillepouressayerdelesfairedisparaître.—Fallaitmettreunenappedeplastiqueavantdeleurdonnerlescrayons,luireprochaEsther.—Aveclenettoyantàsalledebain,çavapartir.—C’estabrasif,tuvasarracherlevernisdelatable.Emmavintàsonsecoursenbrandissantsondessindevantlevisaged’Esther.—Regardemaman,c’estlafamille.Yacinqpersonnes,maintenant.Lesparentscommentèrentledessinàvoixhaute,félicitantlajeuneartisteetanalysantleurapparence

personnelle.—Mamanaimeraitçasevoiravectesyeux,mapoulette,soulignaEstheravechumour.Sous les crayons de la fillette, Esther avait des mensurations de Barbie et une jupe qui n’aurait

sûrement pas été règlementaire dans un collège privé. Alors qu’elle portait encore son surplus degrossesse,leregarddesafillelarassérénait.

—Jetrouveçaassezréaliste,moi,risquaJean-Françoisenglissantunemainsurlatailleenveloppéedesafemme.

Estherlerécompensad’unegrimaceetd’unetapesurlamain.Ellen’avaitpasenviequ’onlatouche.—Pourquoit’asfaitdescheveuxnoirsàThéo?questionnaJean-François.—Parcequ’ilestdifférent,tranchaEmma.—Papaaussialescheveuxfoncés,glissaEsther,inquiètedelatournuredelaconversation.Estherréalisaavecunpincementaucœurqu’Emmaavaitornédejaunelatêtedesautresmembresde

la famille. Le crayon brun étant pris par Antoine, la petite fille s’était rabattue sur le jaune poursymboliserleséclatsdorésqu’ellevoyaitmiroiterdanslacheveluredesongrandfrèreetdanssapropretignasse.Lechâtainclairdesamèreavaitsubiunecolorationexpressetavaitégalementviréaujaune.Quantàlachevelurefranchementbrunedesonpère,Emmapréférait l’apparenteràl’ordesprincesdesescontesdeféesplutôtqu’àl’ébènedescorbeauxoudesloups.

Esther risqua un œil en direction de Jean-François. Rêvait-elle ou avait-il les sourcils froncés?Venait-ilégalementdelirelesous-entendududessindesafille?Peut-êtrequ’ilattribueraitsimplementcechoixàlafantaisied’Emma.

Lorsqu’onsonnaàlaporte,Jean-Françoiss’empressaderépondreetexpédialelivreurenquelquessecondes.Ilrevintàlacuisine,unimmensebouquetdefleursàlamain.Iltenditl’arrangementfloralàEstherquisecontentadelehumeravantdeluisignifierquebébéThéodormaitetqu’elleluireléguaitlatâchedemettrelestigesdansl’eau.

—Tuveuxquejeteliselacarte?demanda-t-il.Devant le hochement de tête d’Esther, Jean-François décacheta la minuscule enveloppe retenue au

bouquetparuntrombone.Ilmitquelquessecondesavantdedéchiffrerl’écrituremanuscrite.—Çavientdubureau:“BienvenueàThéo.Bravopour l’accouchement.Tunousmanquesdéjà.”Et

c’estsignéClaude.Estherarrêtaderespireruninstant.Heureusementquesonmariétaitabsorbédanslarecherched’un

vasepouvantaccueillirlecadeau.Ilnevitpasl’angoissequihabitaEstherpendantquelquessecondes.

—Chic type, ton patron. Il écrit même que tu leur manques. Ça, c’est parfait pour demander uneaugmentationdesalaire.Ondevraitl’inviter,éventuellement.

Pendant que Jean-François songeait à soigner les relations professionnelles de sa femme, cettedernière revoyait son accouchement. Tout s’était précipité et elle s’était retrouvée à donner la vie entenantlamaindesonpatron.Untroublediffuss’emparad’Esther.Ellenepouvaitenleveruneimagedesonesprit.Celledesonpatronregardantlebébéavecfierté.Claudeetsesyeuxsibleus…Sescheveuxsinoirs…

Jeannine s’extirpa lourdement des couvertures. Le soleil filtrait à travers les stores horizontaux de lachambre à coucher et l’empêchait de dormir plus longtemps. La nuit avait étémouvementée, la petiteMaximeréclamant leseinmaternel toutes lesheures.Jeannineregrettaitpresquesonséjourà l’hôpital.Ici,enplusdessoinsàapporteraubébé,ilfallaitsongerauxrepas,auménage,auxcomptesàpayer,auxcoursesàfaire.Elleévitasoigneusementsonrefletdanslemiroir,sachantpertinemmentquelescernessoussesyeuxetsescheveuxgrasenbatailleneseraientd’aucunsecourspoursonestimepersonnelle.

Enregardantpar-dessussonépaule,Jeanninesoupira.Gerryétaitallongésurledos.Sursapoitrinevelue,Maximefaisaitdestoursdemanège,montantetdescendantaurythmedesarespiration.Letableauétaitparfait:unnouveaupapafoud’amouretunefilletteréconfortéeparleronflementpaternel.Pendantunefractiondeseconde,Jeannineluienviacetteassurancetranquille,cetteconvictionprofondedefairelesbonschoixpoursesenfants.Gerryneseposaitpasdequestion,alorsqueJeanninedoutaitdetout.Elle prit la résolution de se laisser contaminer par ce trait de caractère. Le pouvoir intangible,maispourtant bien réel, que l’on appelle l’instinct maternel, avait élu domicile dans chacune des fibresmusculaires de son mari. Gerry, c’était une femme dans un corps de bûcheron. Une mère dans uneenveloppedegarsdechantier.

Surlapointedespieds,Jeanninegagnalacuisine.Parautomatisme,elleactionnalepercolateurafind’infuserlecafédeGerry.Àsoninsu,elleenboiraitquelquesgorgéesavantdeluiapporterleliquidebrûlant.Depuisqu’elleallaitait,sonépouxsurveillaitdeprèstoutcequ’elleingurgitaitetlacaféineétaitproscrite,augranddamdeJeannine.

En manque d’excitant, elle fouilla dans l’armoire à la recherche du pot de Nutella. Armée d’unecuillèreàsoupe,elleingurgitadeuxbonnesdosesdepâteàlanoisetteetauchocolatpoursedonnerunpeud’énergie.Elleavaitludansunmagazinequelechocolatcontenaitdelacaféine,etelleespéraitainsipallier sonmanquedecafé.L’idéeque leNutellanecontiennequ’une très faiblequantitédevéritablechocolatneluieffleuramêmepasl’esprit.

Après avoir rincé l’ustensile pour ne laisser aucune trace de son déjeuner improvisé, Jeannineabandonna la cuillère au fondde l’évier entre les tasses et les couverts de la veille.Ainsi dissimulé,l’objetnerisquaitpasdelatrahir.

Elleavisaensuitelepanieràlingequitrônaitsurlatabledelacuisine:unamoncellementdebavoirs,decouverturespourbébé,depyjamascolorésetdedébarbouillettesornéesdecanards.Pleinedebonnevolonté,Jeannineentrepritdeplierletout.Àpeineavait-elleentamésabesognequ’elledécidaplutôtdefouillerletasdevêtementspourydénichertouslespyjamas.L’électricitéstatiqueluidonnaunpeudefilàretordre,permettantaisémentàunpyjamadebébédesecacheraudosd’unecouverture.Dèsqu’ellefut

convaincued’avoirsouslebrastouslesvêtementsdenuitdeMaxime,Jeanninelesdéchargeapêle-mêledansletiroirsupérieurdelacommodedesafille.Ellecomprimalesvêtementsafind’êtreenmesurederefermerletiroir,déjàpleinàcraquer.

Jeanninerefit lemêmeexerciceaveclesdébarbouillettesetlesbavoirsquiéchouèrentaufondd’untiroir sans qu’elle ait pris la peine de les plier. Elle empoigna ensuite les quelques couvertures deflanelle au fond du panier à linge, les lissa correctement et les ordonna en une pileminutieuse. Elledéposaletoutdanslepanier,bienenvue,pourqueGerrysachequ’elleavaitaidéauxtâchesménagères.

—Mèredejumeauxquitrouveletempsdefairedulavage.J’suisfantastique,s’exclama-t-elle.Pourquelesvêtementsaboutissentdansunpaniersurlatabledelacuisine,ilavaitfalluqueGerryles

récu-pèreauxquatrecoinsdelamaison,mettelamachineàlaverenmarche,réalisequelabouteillededétersif était vide, se rende à l’épicerie pour en acheter une nouvelle et revienne à la maison pourterminerlatâche.QueJeannineaitseulementétéimpliquéeentoutefindeprocessusn’étaitpasdignedemention,selonelle.

Toutcommelefaitqu’ellen’avaitqu’unseuldesesbébésàlamaisonpourlemoment,Julienétanttoujours hospitalisé. Depuis la césarienne, le petit ne pouvait quitter l’hôpital. Des problèmesrespiratoires ayant nécessité des soins et une surveillance constante le retenaient loin du domicilefamilial.Gerrypassaitunebonnepartiedesesjournéesaucentrehospitalierpourtenircompagnieàsonfils.Ilquittaitlamaisonlematin,emportantlacoquilledetransportdel’enfant,etrevenaitlesoiravecun siège de transport vide. «Peut-être demain», s’excusait-il invariablement auprès de Jeannine venuel’accueilliràlaporteaveclapetiteMaxime.Jeanninen’osaitpasl’avouer,maisl’hospitalisationdesonfilsluidonnaitunrépittrèsapprécié.

Le café patientait maintenant sur le réchaud de la cafetière. Jeannine remplit une tasse pour sonamoureux,yajoutaunebonnequantitéde sucreetde lait, sedélectaenbuvantquelquesgorgéeset sedirigeaverslachambreàcoucherpourdéposerlatassesurlatabledechevetdeGerry.

Lepèreetlafilledormaienttoujours.Jeanninechoisitdoncderetourneràlacuisine,latassetoujourssoudéeàsamain,maisdeplusenplusvide.Parinadvertance,ellecroisasonrefletdanslemiroir.Elleeutpeineàreconnaîtrelafemmed’aspectcadavériquequilaregardaitdanslaglace.Commentferait-ellepoursurvivrelorsquelesdeuxenfantsseraientàlamaison?

Frédériqueobservaitsafilledanslemoïseàcôtédulit.Lapetitesemblaitcontemplerlemobilecoloréplacé au-dessus d’elle. La maman en actionna le mécanisme et les oursons blancs se mirent àtourbillonnerausond’unemélodierépétitive.Frédériqueenprofitapourseleverets’habiller.

Elleenfila,sansaucunedifficulté,sonjeanspréféré,maisgrimaçaenmontantlafermetureéclair.Pouraccompagnerletout,ellechoisitunlonglainagecamouflantlepetitrenflementdechairquidébordaitduhautdupantalon.Elles’attardadevantlemiroiruninstant,soupiraets’éloignadelaglacetoutennouantsavammentsescheveuxenunchignonlâcheetimprovisé.Sielleavaitsoupirédevantlagrossetoutouneaperçue dans le miroir, le commun des mortels aurait plutôt désigné son reflet comme celui d’unesplendidenouvellemaman.

CefutcemomentquechoisitBlanchepoursemanifester.Ellepoussadepetitscrisaiguspourattirerl’attentiondesamère.Uncoupd’œilàsoncellulaire,etFrédériqueconstataqu’ilétaitmidi.

—T’espassupposéeavoirfaim.Tonbiberonestjustedansdeuxheures.Frédérique en conclut que la couche de son bébé devait être mouillée et entreprit de la changer.

D’abord,elleeutl’impressiondevoirdusangaufonddelacouche,maisunexamenplusapprofondiluipermitdeconstaterqu’ils’agissaitplutôtd’unliquideorangéinconnu.

—ImpossiblequetupissescommeYoupi,songeaFrédériqueàvoixhaute.Frédériqueneconnaissaitrienauxbébés.Ellen’enavaitjamaisvouluetn’avaitluaucunmanuelsur

le sujet,mais elle sedoutait que l’urined’unnouveau-nénedevait pas êtrede la couleurde l’orangeCrush.

La présence de Blanche était incongrue dans l’appartement bariolé de Frédérique. Un élémentéclectique de plus dans l’énumération: boîte de capotes, tableau d’artiste émergeant, bouteille de vintransformée en bougeoir, bébé, carte de crédit, pantoufles en Phentex. N’eût été un jeu de dominosimprévisible,jamaisFrédériqueneseraitentraindechangerunecouche.Ellesesurprenaitchaquematin,enouvrantlesyeux,dedécouvrirunbébéàsescôtés.

Il y avait d’abord eu la grossesse imprévue, résultat d’une baise sans lendemain. À l’époque,Frédériquejonglaitavectellementd’amantsqu’elleignoraitquiétaitlegéniteurdesafille.VintensuitesalamentabletentativepourvendrelebébésurInternet.Tentativequiavaitdifféréd’autantl’avortement,lequel était devenu impossible à cause du nombre de semaines de gestation aumoment où elle s’étaitprésentéeenclinique.

Jusqu’à la toute dernière minute, Frédérique était résolue à donner son bébé en adoption aprèsl’accouchement.Ellerêvaitdumomentoùelleseraitdébarrasséedesonfardeaupours’abandonnersansréserve à sa nouvelle passion: Simon. Simon et ses œillades provocantes. Simon et son inclinaisonnaturellepourleplaisir.Simonl’insaisissable.Simon.

Puis, il y avait eu ce regard. Cette seconde de flottement où Blanche, impérieuse, avait obligéFrédériqueàlaregarder,àmesurerleprixàpayerpourtournerlapage,pourtournerledosàlavie.UnprixbeaucouptropélevépourFrédérique.Pourlapremièrefoisdesavie,quelqu’uncomptaitvraimentsurelle,unêtrevivantdépendaitentièrementd’elle.Pourlapremièrefois,elleavaitdelavaleurdansleregardd’unautreêtrehumain.Celaavaitétélecoupdefoudreentreelles.

Frédériques’attendaitàcequeSimonl’abandonneaussivitequ’unCasanovavenantdedéchargersasemencedanslecorpsd’uneamantealanguie,maisilétaitresté.Frédériquenes’expliquaitpascechoix.L’idéequeSimonpuisse éprouverdes émotions sincères à son endroit ne lui effleurapas l’esprit.Ouplutôt,ellepréféraitnepasconsidérercetteoption,beaucoup tropangoissanteet risquée.Elleavait lafâcheusehabitudederepoussercequelavieluioffraitdebon.

Puis,Frédériqueavaitbiend’autreschatsàfouetterquededivaguersurlaprofondeuroul’authenticitédes liens l’unissant à Simon. Il fallait que son nombril retourne au plus sacrant vers sa colonnevertébrale,que sespoignéesd’amour fondentgrâceàquelques journéesde jeûneetqu’elle élucide lemystèreentourantlefonddeculotteorangédesafille.

Frédériqueempoignasoncellulaireetcomposale8-1-1.Unepréposéed’Info-Santéseraitsûrementenmesuredel’aider.Aprèss’êtredûmentidentifiéeetavoirdonnél’informationdebasesursafille,elleexposaleproblème:

—C’estpascompliqué,ondiraitqu’ellepissedujusdecarotte.—Cesontprobablementdescristauxd’acideurique.Combiendejoursavotrefille?

Frédérique eut un chatouillement dans l’estomac. Ces mots, «votre fille», créaient une musiquesurprenante auxoreilles de la nouvellemaman.Unadjectif possessif et unnomcommun jamaismêmeenvisagédanslamêmephrase.Unecombinaisonquiluidonnaitlevertige.

—Quatrejours.—Est-cequ’elleboitbien?Frédérique fut prise de court par la question. Qu’est-ce que ça voulait dire «bien boire» pour un

nouveau-né?L’infirmière parlait-elle de quantité, de fréquence des boires?Y avait-il des règles en lamatièrequ’elleignorait?Àl’hôpital,onluiavaitfournideséchantillonsdepréparationpournourrisson.Elle avait acheté lamêmemarqueà son retour chezelle,mais avait optépour laversionenpoudre àmélangersoi-même,carelleétaitmoinschère.Sionlarecommandaitàl’hôpital,çadevaitêtreunbonchoix,non?

—Normal,secontentaderépondreFrédérique,souhaitantéviteruninterrogatoireplusapprofondi.—Vousallaitez?—Non!Frédériqueavaitretenudejustesselepremiermotquiavaitdéboulédesoncerveaupourrépondreàla

dame:Beurk!Justeàl’idéequesessuperbesseinsserventàautrechosequ’àcréeruneérectionchezunhommeetellesesentaitmal.Pourelle,leseinétaitunorganedeplaisir,unjouetsexuel,pasunmodedenutritionpouruneenfantpureetnaïve.Legalbedesapoitrineexistaitpourépouserlapaumed’unemainvirile,paslaboucherosed’unpoupon.Sesconnaissancesensoinsdunourrissonétaientlimitées,maiselle savait que l’allaitement ravageait les seins des mères esclaves qui choisissent de s’assujettir àl’appétitvoracedeleurbébé.

—Combiendebiberonsboitvotrebébésurunepériodedevingt-quatreheures?—Six.—Combiend’oncesàchaqueboire?—Jeluienpréparejustedeux.Sinon,j’engaspilletoutletemps.Était-cesonimaginationoul’infirmièreadoptait-elleuntonplusglacialdepuisqu’elleavaitavouéne

pas allai-terBlanche?Le silence au bout du fil lui laissa croire qu’elle n’avait pas donné la réponseescomptéeparsoninterlocutrice.

—Sivotrebébéboittoutlebiberon,c’estparcequ’elleaencorefaim.Ilfautqu’ellearrêtedeboireparcequ’elleestpleineetnonparcequelebiberonestvide.

Auprixauquelonvendaitlesboîtesdelaitenpoudre,Frédériqueseditqu’ilpleuvraitdescondomsavantqu’ellegaspille lamoitiéducontenu justepourvoir si sonenfant avait encore faim.SiBlanchevoulaitboireplus,ellelemanifesterait,non?

—Combiendecouchesmouillevotrebébéparjour?—Jesaispas…quatreoucinq.—Quellequantitéd’urineellescontiennent?—Bonnequestion!J’aipasencoreessayéd’entordreuneau-dessusd’unetasseàmesurer,répliqua

Frédériquesuruntonacidulé.Cette infirmière testait dangereusement sa patience. Frédérique avait l’impression d’être attachée à

unechaise,lesmainsligotéesdansledosavecuneampouleau-dessusdelatête,commedanslesfilmsd’actionlorsqu’onessaiedefairecrachersoncrimeàunvulgaireescroc.

—Est-cequevouslanourrissezàlademande?— J’ai autre chose à faire que de remplir des biberons aux dixminutes, s’exclamaFrédérique. Je

prépareunbiberonauxquatreheures.Toutlemondeditqu’unenfantabesoinderoutine,c’estçaquejeluiinculque.

—Lorsquevotrefillemontredessignauxdefaim,ilfautlanourrir.Ilfautsefieraubébé,madame.Sefieràquelqu’und’autre.Quiplusest,unepetitepersonnedontlaviesemesuraitentermesdejours

surlesdoigtsd’uneseulemain.UndéfidetaillepourFrédérique.—Onpeutjamaissefierauxautres.Jamais,tranchaFrédérique.

Jeannineavait terminésatassedecafédepuis longtempslorsqueGerryfit irruptiondanslacuisinelesbraschargés.Dugauche,iltenaitfermementMaximeetdudroit,ilretenaitavecadressetoutlematérielnécessairepourchangerunecouche.Aprèsavoirvoléunbaiseràsafemme, il luiconfia l’enfantpourinstallersastationàlangerportative:uneservietteetdeuxsacsmagiquesservantdebarrièresetassurantlasécuritédubébé.Lorsqu’iltenditlesbraspourreprendrel’enfant,Jeannineluioffritplutôtdeprendreunebonnetassedecafé.

—Jem’occupedelacouche,termina-t-elledansunsourire.Gerry semblait en pleine forme malgré les nuits hachurées. Sa paternité le galvanisait. Alors que

Jeanninerêvaitdeseterrerchezelle,Gerryhabillaitchaudementleurfilletteetplanifiaitaumoinsunesortieparjour.Iln’hésitaitpasàutiliserlapoussettedanslagadoue,enpleinmoisdejanvier,pouravoirleprivilègedemontrerpubliquementlamerveilledontilétaitlepère.SonimplicationfaisaitgrandementplaisiràJeannine.

Cenefutqu’enretirant lacouchequ’elleconstataqu’uneselles’ytrouvait.«Gerryavaitraison, lesbébés allaités sententmoins.»Heureusede cette découverte, elle retint tout demême sa respiration etserra les lèvres pendant qu’elle essuyait les excréments jaune moutarde. Elle s’apprêtait à saisir leschevillesdel’enfantpourlasouleveretglisserunecoucheproprelorsquelapetitedécidaderelâchersessphincters.

—Petitemaudite!Tufaispipisurmaman.LeriregrasdeGerrys’élevadanssondos.—Pourunefoisquec’estpassurmoi.Tasse-toi,jevaisramasserça.— Voyons donc, j’suis capable de venir à bout d’un p’tit pipi, s’offusqua Jeannine. J’ai plus

d’expériencequetoi.Jeannine faisait évidemment référenceàFrédérique, sagrande filledevingt-huit ans, etnonpas au

nombredecouchesqu’elleavaitchangéeslesderniersjours.Uneboufféedefiertéluigonflalapoitrineàl’évocation de sa grande fille qui venait également de donner la vie. Elle se demanda commentFrédériques’entiraitdanssonrôledemère.Mieuxqu’elle?Jeanninechassarapidementcetteangoissepourveniràboutdesonchangementdecouche.

Ellegratouillaitleventredénudédubébédansl’espoirdelefairesourire,maisMaximecommençaitàs’agiteretàprotester.

—Tuveuxtasuce?Jeanninerefermarapidementlepyjamapourpartiràlarecherchedel’armecaoutchouteuse.

—J’penseplutôtqu’elleafaim,rectifiaGerry.C’estsonheure.—Évidemment.Jeanninegagnalesalon,pritsoncoussind’allaitementetentrepritdemettrel’enfantausein.Affamée,

lapetitedémonenesefitpasprierpourouvrir laboucheetyengloutir lemamelondesamère.Gerryavaitencoreraison…Çadevenaitmêmeunpeuvexantqu’unhommecomprennelefruitdesesentraillesmieuxqu’elle.Vraimentvexant,àbienypenser.

Lilireplaçalapeaudemoutonsynthétiquesurlaquelleelleavaitdéposésonfistonendormi.Unesimplecouverture faisait office de langes sur le corps du bébé. On aurait dit un ange dormant sur un nuageduveteux.

Arméedesonappareilphoto,Lilitentaitd’immortaliserlespremiersinstantsdeviedesonfilsenlemettantenscènedansdifférentsscénariosissusdesonimaginationoucarrémentvoléssurInternet.Lesstudiosdephotographieprofessionnels rivalisaientd’originalitépourattirer lesnouveauxparents.Unefouille rapide sur différents sites et Lili comptait les idées par dizaines. Tantôt elle essayait dephotographier Léonard entouré de ses nombreuses peluches, tantôt il était couché dans un panier depommes.Elleavaitmêmetrouvéletempsdefabriquerdesailesdebourdonpourdéguisersonpouponenadorablebibitteensommeillée.Laseuleconstanteinchangéedanslagaleriedephotos:bébéétaitnu.

—Yatoujoursbendeslimitesàpasserpourunefille!SiLiliacceptaitquesonfilsporteunpyjamarosedanslamaison,ellerefusaitqu’onlephotographie

ainsiaccoutré.Ellehésitaitàjeteroudonnertouslesvêtementsfémininsreçusencoursdegrossesse.Ilsavaient,àsesyeux,unefortechargeémotive.«C’estnotresecret,murmura-t-elleàl’oreilledel’enfant.Lerosetevabien,maisjusteentrelesmursduloft.»

MursqueThomasavaitétésomméderepeindreencore.Encoursdegrossesse,Liliavaitexigéquesonamoureuxsortepinceauxetrouleauxàtroisreprisesavantdesesatisfaired’unmagnifiquerosesurles murs de la chambre du bébé. Couleur qui ne convenait finalement pas au garçon surprise qu’ilsavaientaccueilli.Enrentrantdel’hôpital,unedespremièrestâchesconfiéesaunouveaupapaavaitétéd’acheterde lapeinturebleue.Thomaspriaitpourque lapremière teintechoisieparsablondesoit labonne.

Après le scénario de l’angelot, Lili déposa Léonard sur un tapis de pétales de rose. Un conceptclairementdestinéauxfillettesparlesphotographesrépertoriéssurleNet.

—Maist’asquandmêmeunpapafleuriste,toi.Pour contrebalancer la féminité des fleurs, Lili enfila délicatement deux petits chaussons bleus aux

piedsdel’enfant.Lecadeauprémonitoiretricotéparsamère, justeavantsondécès.Commentsamèreavait-ellesuqu’elleportaitungarçon?Était-celeprivilègedeceuxquiquittentl’existenced’avoiruneclairvoyance,unavant-goûtdel’éther?

Lilireculadequelquespas.Nonpaspourobserverl’ensembledesonœuvre,maisbienpourétoufferunsanglot.

Cettephoto,ellevoulaitl’offriràsonamoureux.Unesorted’hommageàlaprofessionchoisieparlepapa. «Peut-être même que je devrais en faire un agrandissement que Thomas pourrait afficher à saboutique»,songeaLili.Elleimaginaittrèsbienleregardattendridesclientspatientantpourrecevoirleur

arrangementfloral.Thomasseraitheureuxd’avoirunephotodesonfilssursonlieudetravail.Maissavéritablemotivation,c’étaitdedéposercettephotosurlatombedesamère.

Depuis lesfunérailles,Liliassociait l’odeurdesrosesàsamaman.Thomasavait littéralementvidésoninventairepourdécorer l’égliseen l’honneurdesabelle-mère.LeparfumcapiteuxdesrosesavaitconduitGisèleàsondernierrepos.UnenotefloralemaintenantliéeàladouleurdelapertedeLili.

La nouvellemamanprit quelques clichés.Elle dut essuyer son oculaire à quelques reprises pour ychasserleslarmesquilemouillaient.Laséances’étiraquelquepeu.Lamaîtrisedesonappareilphotoluifaisait défaut. Il était si facile de se contenter d’un cellulaire pour prendre des photos que l’appareilaccumulaitlapoussièredepuisdesmois.Liliavaitjugéquelespremièresphotosdesonfilsnécessitaientun équipement professionnel pour des résultats optimaux. Elle redécouvrait donc le plaisir de laphotographie.

Lorsqu’ellefutconvaincued’avoiraumoinsuneimagedequalité,elletroquasonappareilphotopoursoncellulaireetfigealeportraitdesonfilsenfondd’écran.Elleneputs’empêcherdejoindreleclichéàuntextodestinéàsesamies:«Léonarddortetmamanpleure.»

Jeanninesomnolait lorsquesoncellulairel’avisadel’arrivéed’untexto.Doucement,ellerepoussasoncoussin d’allaitement, y nicha au centre une Maxime endormie et fouilla le divan pour trouver sonappareil.

Laphotoétaitsuperbe,l’éclairagenaturelcréantdesrefletsdechocolatdanslescheveuxbienfournisdel’enfant.LaqualitéétaittellequeJeanninemituncertaintempsavantderéaliserquelaphotoavaitétépriseparLilietmettaitenvedettelepetitLéonard.Jeannineauraitpus’attendrirdevantpareilleimage,semblableàcellesquifoisonnentdanslesmagazinesqu’ellelisaitàlachaîne,maiselles’offusquaplutôtdelacourtephraseaccompagnantlecliché.

Jeannineavisalelitdepétalesderoseetseditqu’ellen’avaitpaseuuneseuleminutepourelle-mêmedepuislanaissancedesesjumeaux.Jamaisilneluiseraitvenuàl’espritd’allerchezlefleuristepouracheterdesroses,perdreensuiteuntempsfouàendétacherlespétalesafindecouchersesbébésdessusetlesphotographier.Cegenredebricolageétaitpourlesautres,cellesquin’avaientpasd’enfantouunseul.Paspourunemèredejumeauxengloutiesouslesobligationsfamiliales.

—Qu’est-cequeturegardes,mabeletteensucre?demandaGerry.—UnephotoenvoyéeparLili.Pauvrechouette,çasentlepost-partumàpleinnez.Gerryretintunsourireendéposantlesiègepourbébéqu’ilavaitàlamain.Ils’emparadutéléphone

pourconstater lui-mêmeledrameannoncéparJeannine.Safemmeétaitprompteàfournirdesverdictssurl’étatdesantédeceuxquilesentouraient.Gerrysavaitdepuislongtempsqu’ilvalaitmieuxtempérerlespronosticsdeJeannine.

—Laphotoestbelle,soulignaGerry.Ondevraitfairelamêmechose.—Avecdeuxbébés?C’estàpeinesij’ailetempsdeprendreunedouche.Gerryembrassalefrontdesadulcinée,glissaensuitesesdeuxmainssoussafilleafindelasoulever

et de la blottir contre lui.Maxime nemanifesta aucun signe de réveil. Il se dirigea vers le siège detransportetentrepritd’yemprisonnerconvenablementlecorpssoupledesonbébé.

—Qu’est-cequetufais?s’énervaJeannine.

—Aujourd’hui,Maximevientàl’hôpitalavecmoi.Jefaisunevisiteéclairetjetelarapporte.—Tupeuxpas.Sielleafaim?—Ellevientdeboire.Elledemanderapasleseindanslaprochaineheure.—C’est pas une bonne idée d’amener un bébé en santé à l’hôpital.Des plans pour qu’elle tombe

malade.Jeannine savait qu’en s’attaquant ainsi à la santé et aubien-êtrede leur enfant,Gerryypenserait à

deuxfoisavantdemettresonplanàexécution.—Onresterapaslongtemps.PisçavafairedubienàJuliendevoirsasœur.Çavaluidonnerlegoût

derentreràlamaison.J’suissûrqu’ils’ennuie.—Pismoi?pleurnicha-t-elle.—T’enprofiteraspourprendreunelonguedouche,luiglissaGerryavecunclind’œilappuyé.Avantqu’elleneprotestedavantage,Gerrytournalestalonsetquittalapièce.Jeanninecommençaparfeuilleterquelquesmagazineslaissésàlatraînesurledivan,maisaucunsujet

ne captait son attention.La fatigue l’obligeait à relire chaque ligne àdeux reprises et elle n’avait pasterminélalectured’unparagraphequ’elleenavaitdéjàoubliél’introduction.

Elle filadoncvers la salledebainavec l’intentiondeprendreunedouche rapidepuisdevolerauchevetdesaprogéniture.

—Mamanunjour,mamantoujours.Si les jumeauxétaiententrebonnesmainsavecGerry,Frédériqueavaitsûrementbesoind’ellepour

apprivoisersonrôledemère.Onatousbesoind’uneJeannine.

Enmettantlepieddanslacuisine,FrédériquesursautaàlavuedeSimon,assisentraindeprendresoncafématinal.Leurcohabitationétaitrécenteetellenes’habituaittoujourspasàlaprésenced’unhommedans sonantredemante religieuse.Ellen’avaitpas encoredéterminé si cetteprésencepermanentedetestostéroneluiplaisaitoul’agaçait.LaprésencedeBlanchecompliquaitaussilasituation.

Frédérique avisa le café restant sur le réchaud et su qu’il lui était destiné. Le café avait toujoursmeilleur goût lorsqu’il était préparé par quelqu’un d’autre. Plutôt que de se rendre directement à lacafetière, elle bifurqua en direction deSimon.L’odeur de son après-rasage, la carrure de ses épaulesdansunechemiseimpeccablementcoupée,l’ourletdesalèvreinférieure…Toutétaitinvitantchezluietdemandait un détour. Après quelques taquineries impliquant la langue de Frédérique et l’oreille deSimon,cedernierlarepoussadoucement.

—Jeparsdansdixminutespourletravail.—J’enaijustebesoindesix.—Menteuse.Lesourireauxlèvres,Simonquittalatableetsedirigeaversl’évierafind’yjetersonreliquatdecafé.

Frédériquen’avaitpasl’intentiond’enresterlà.—Commentça,menteuse?Tudoutesquejepuissetefairejouirensixminutes?Pour toute réponse, Simon attira brusquement Frédérique contre lui. La pression qu’il exerçait au

creuxde ses reins transpirait ledésirmieuxque tous les sermentsd’amourdontellene rêvaitpas,detoutefaçon.Lorsqu’ellevoulut l’embrasser, ilutilisasonautremainpourlamainteniràdistanceenlui

empoignantfermementlescheveuxsurlanuque.Doucement,presquecruellement,ilapprochaseslèvresgourmandesduvisagedeFrédériqueetdérivaverssonoreillepourymurmurer:

—Trentesecondes.C’esttoutcequ’iltefaut.Rassurée, la jeune femmerepoussa sonhommeetentrepritde severserducafépendantqueSimon

jetaità lapoubelle le restantdesonpetit-déjeuner.Frédériquenepouvants’empêcherde reluquersonamant,unobjetbrillantattirasonattentiondanslesacdedéchets.

—Sorslabouteille.J’veuxlagarder.Ensouvenir.Heureusementque labouteilledechampagne trônaiten reineenhautdusacd’ordures.Simonn’eut

doncpasàsesalirlesmainspourlarécupérer.Lesamoureuxavaientpartagélegrandcruàleurretourdel’hôpital.Àl’origine,Simonavaitachetéla

bouteillepour souligner ledébutde leurnouvellevie: la finde lagrossesse et le départ dubébé.Çadevaitêtreleretouràlavienormalepouruncouplequienestàsesdébuts.Lepréludeàunelunedemielconstituéedeplaisirscharnels,denuitstropcourtesetdedécouvertes.Maisleschosesnes’étaientpasdérouléescommeprévu.

S’ilavaitétédéstabiliséenconstatantqueFrédériquenedonneraitpassafilleenadoption,Simonenavait toutdemêmeéprouvéunsoulagement.Dansunmondeidéal,Frédériquen’auraitpasétéenceinted’unautreaumomentdeleurrencontre.Ilauraitétéplusfaciled’apprendreàseconnaîtreenétantdeuxplutôtquetrois.Maisaurait-ilétécapabledejouirdanslecorpsd’unefemmequidonnesansregretsonbébéàlanaissance?

Frédérique, tel un chat agile, grimpa sur le comptoir pour déposer la bouteille vide en haut d’unearmoire,auxcôtésdebouteillesdevinoudebièrequiaccumulaientlapoussière.Simonauraitvolontiersjetéletoutàlapoubelle,cegenrededécorationétantl’apanagedeslosersoudesivrognes.CertainementpaslaquintessencedubongoûtchezunejeunefemmecommeFrédérique.

—Beaucoupdebonsmomentsànepasoublier?questionnaSimond’unairdétachéenpointant lesdifférentesbouteilles.

—Beaucoupdesouvenirs,répliquaénigmatiquementFrédérique.—Maisencore?Lasituationamusaitgrandementlajeunefemme.Ellesentaitpoindreunenotedejalousiedansleton

deSimonetcen’étaitpaspourluidéplaire.—Dessouvenirsquejeneveuxpasjeteràlapoubelle.L’idéequ’ellepuisseassocierchacunedesbouteillesexposéesàunancienamantagaçaitroyalement

Simon. Surtout que leur nombre était impressionnant. Il se consola en remarquant que lamajorité desbouteillesétaientbonmarchéetprovenaientpeut-êtremêmedudépanneur.Aucunautremecn’avaiteuladélicatessed’offrirunproduitdequalitéàFredavantdelabaiser.Avecletemps,subtilement,ilferaitdisparaîtrechacunedecesbouteillespourlesremplacerparcellesqu’ilsboiraientensemble.

Un légerpleurenprovenancede lachambre rappelaàSimonqu’ildevaitpartagersaconquêtenonseulementavecsesfantômes,maisaussiavecsafille.

—Jedoisyaller.—Moiaussi.Ilsprirenttoutdemêmeletempsdes’embrasser,puisSimonfila.

Avantdechangerdepiècepourretrouversafille,Frédériqueobservalarangéedebouteillescoiffantsesarmoires.Peut-êtrequ’elledevraits’endépartir?Non.Chaquebouteillereprésentaitunamourdéçu.Frédériquesedemandaitsielleconservaitcesreliquespourdebonnesoudemauvaisesraisons.Pourserappeler cesmâles qu’elle avait cru aimer l’espace d’un souffle et d’une jouissance, ou pour ne pasoublier qu’ils l’avaient tous amèrement déçue. En ajoutant à sa collection la bouteille de champagneofferte par Simon, elle se demanda s’il était de la même trempe que les autres, si le même sort lesattendait.

Désabusée, Frédérique gagna la chambre où Blanche était couchée. La seule qui l’aimeraitinconditionnellement, toute savie.Elle eut àpeine le tempsdeprendre sa filledans sesbrasque sontéléphonevibrait.Simonluienvoyaituntexto:«Tamèrearriveàl’appart.»

Entempsnormal,Frédériqueauraitproféréunjuronensoupirantd’exaspération.S’offusquantdufaitquesamèrenesoitpascommetouteslesmères«normales»quitéléphonentavantdesepointerchezleurfille.Maispasaujourd’hui.

LesdeuxfemmesavaientétéàcouteauxtirésdepuislatendreadolescencedeFrédérique.N’importequelprétexteluiétaitbonpoursebrouilleravecsamère.Maisdepuisqu’elleavaitelle-mêmeuneenfant,Frédériqueessayaitd’êtreindulgenteetlaissaitlescouteauxdanslestiroirs.

Simon avait sûrement croisé Jeannine dans l’entrée de l’immeuble. Elle cognerait à la porte dansmoinsd’uneminute.JusteassezdetempspourpréparerlebiberondeBlancheetseplaquerunsouriredecirconstancesurlevisage.

LesprévisionsdeFrédériques’avérèrentjustes,saufencequiconcernelefaitdecogneràlaporte.Jeannine entra commed’autresdansunmoulin.En ignorant complètementFrédérique, lagrand-mamanportasonattentionsurlapetiteBlanche.

—Commentyva,lebeaubébé?—Salutquandmême,s’imposaFrédérique.Sansrépondre,Jeanninetentadevolerlapetitedesbrasdesamère.Frédériqueresserrasonétreinte

afindeconserversonprécieuxpaquet.—J’veuxjustelaprendre.Jelamangeraipas!—Toi,peut-être.Maiselle,oui.Madameafaim!—Tupourraistereposer,jevaisluidonnersonbiberon.Frédériquesecontentadefixersamèred’unregardneutre.Elleétaitpleinedebonnesintentions,mais

l’ingérence de Jeannine l’agaçait. Frédérique sentait remonter un sentiment de frustration,malheureusement tropbienconnu lorsqu’elleétait enprésencedesamère.Elle se secouapournepasbasculerdanssesvieillesrancœurs.

Enobservantattentivementlevisagedesamère,Frédériqueseditquesil’uned’entreellesdevaitsereposer,cen’étaitpaselle-même.EllecommençadonclerepasdeBlanche,maisJeanninen’avaitpasl’intentiond’enresterlà.

—MamieJijiveutcollersapetiteBibi.Passe-moilebiberon!—Jeannine,sit’asenviedecatiner,t’asdeuxbébés.Laisselamiennetranquille.—J’suisquandmêmesagrand-mère.—C’estMAfille.Piselles’appelleBlanche.PasBibi.

Frédérique regretta le ton sec sur lequel elle s’était exprimée. Elle n’arrivait pas à endiguer samauvaise foi habituelle à l’égard de Jeannine. Le pouvoir de réconciliation qu’elle attribuait à lamaterniténesemblaitpasopérer.

Telleunelouve,elletrouvarefugesurledivanencompagniedesonenfant.Blanchebuvaitgoulûmenttoutenfixantsesyeuxrondssurlevisagedesamère.

Jeannineétaitsurpriseparletonpeuamènedesonaînée.Leurdernièrerencontre,àl’hôpital,luiavaitdonnél’impressiond’unapaisement.Leurrelationn’avait jamaisétéaubeaufixe,mais lefaitqu’ellesaient accouché à quelques jours d’intervalle aurait dû les rapprocher. Sa fille n’avait même jamaissouhaité enfanter. Elle ne connaissait rien à l’univers de la maternité et l’apprentissage en directcomporteraitsonlotd’embûchesetdedésillusions.Frédériquenelesavaitpasencore,maiselleauraitbesoindesconseilsd’unemère,etJeannineavaitbienl’intentiond’êtredisponibleetprésentepourelle,cettefois.

ElleobservasafilleentraindenourrirBlanche.D’unœilextérieur,ellenedifféraitenriendetouteslesnouvellesmamans:mêmeregardamoureuxaccrochéauminoisdubébé,mêmefiertédansl’œil,mêmesilencecontemplatif.Jeanninesedemandasisonpropreregardparlaitautant,s’iltrahissaitsespenséeslesplusprofondes.Elleenfrissonna.

—Tudevraislacouvrir.C’estpaschaudicidedans.—C’esttoiquiesfrileuse,Jeannine.Cettefaçonqu’elleavaitdetoujourséviterdel’appelermamantapaitmagistralementsurlesnerfsde

Jeannine.EllepriaensilencepourqueBlancheenseigneàFrédériquelepouvoirdecemotsurlecœurd’unemère.Ellepriapouravoir leprivilègequ’il lui soit adressé rapidementpar les jumeaux.ÇanecompenseraitpaslemutismedeFrédérique,maisçalerendraitplussupportable.

—Fautleurfairefairedesrapports,soulignaJeannineenavisantlebiberonquisevidaitrapidement.—Jesais.—Attendspasquelabouteillesoitvide,avaêtremalade.—Veux-tubenmelaisserfaireàmamanière.—Jeveuxjustet’aider.J’aiplusd’expériencequetoienlamatière.—Tonexpérienceremonteàvingt-huitans.T’asbesoind’unesérieusemiseàjour.Frédériqueavaitraison,maisJeanninerefusaitdel’admettrehautetfort.Voyantquesonoffred’aide

étaitperçuecommeuneattaqueouuneintrusion,Jeanninechangeadetactique.Plutôtqued’affrontersafille,elles’employaàluidémontrerqu’ellesavaientbeaucoupdepointsencommunentantquemères.

—Moiaussi,jepréfèrelesbiberons.—Pourquoit’allaitesd’abord?—Parcequec’estcequ’ilyademieuxpourmesbébés.Jeleurdoisbiencepetitsacrifice.Àpeineavait-elleterminésaphrasequeJeannineregrettaitdel’avoirprononcée.—T’asraison,affirmaFrédériquesuruntonfaussementdétaché.Rappelle-moidonc,tum’asallaitée,

moi?J’envalaislesacrificeoupas?Évidemment, les mœurs des années 1980 étaient fort différentes de celles d’aujourd’hui. Jeannine

aurait pu invoquer le contexte social, son jeune âge doublé de son inexpérience en la matière pourjustifiersonchoixdel’époque.Ellepréféraplutôtsetairequed’envenimerlasituation.Frédériquereçutsonsilencecommeunaveudeculpabilité.

Blanche,repue,émitunrotsonorequisemblasatisfairesamèreetluidonnerraison.Vaincuesurtoutelaligne,Jeannines’apprêtaitàtirersarévérence.AprèsavoirordonnéàsafilledeselaissergâterparSimon et de se reposer, Jeannine eut l’impression d’avoir accompli à merveille son rôle de mère:distribuerdesconseilsqui,mêmes’ilssontignorésauprésent,pourraientêtreutilespourl’avenir.Surlepas de la porte, elle se retourna une dernière fois afin de contempler cette image qu’elle croyaitimpossible:Frédériqueavecunbébédanslesbras.Quiplusest, lesien.Cesoir,avantdes’endormir,elleprieraitpourquesafilleréaliseàquelpointlamaternitéleuroffraitunechancederapprochement.

—T’aimerasprobablementpascequejevaistedire,maisj’aitoujoursrefuséqu’ont’appelleFred.Tonnom,c’estFrédérique.

LongtempsaprèsqueJeannineeutquittél’appartement,Frédériqueserejouamentalement,enboucleinfinie,ladernièrephrasedesamère.L’idéederessembleràJeanninelaterrifiait.

Esthersursauta.Leschiffresalignéssursonréveilnumériquedevaientmentir.Ilnepouvaitpasêtreaussitard.Elles’appuyasuruncoudeetsefrottalesyeuxsimultanémentpourchasserlestracesdesommeilqui lui collaient aux paupières. Les filles arriveraient dans moins de trente minutes et la maisonressemblait sûrement au rejeton qu’auraient pu engendrer un dépotoir à ciel ouvert et le garage d’unpatenteux.

Ellen’enétaitpasàsespremièresarmesdansledomainedelamaternité,maiselles’étonnaittoujoursdeladésorganisationdusommeild’unnourrisson.PourquoidiableThéodormait-ilenfind’avant-midialors qu’il refusait qu’on le dépose dans sa couchette en pleine nuit? Esther et Jean-François avaientpassélamajeurepartiedelanuitàserelayerpourletitredepaire-de-bras-la-plus-efficace-pour-calmer-Théo-qui-pleure.Depuislanaissancedesonbenjamin,contrairementàcequeprétendleproverbe, lesnuitssesuivaientetseressemblaient.Unparfaitenchaînementdemilliersdepasdeloupfatigantspourlesparentsetinefficacespourdonnerlesommeilàl’enfantmalgréladistanceparcourue.

—Ondevraitlelaisserpleurer,suggéraitJean-François.—Ilvaréveillerlesdeuxautres,objectaitEsther.EstherchassaitgentimentJean-Françoisetcontinuaitlesrondesdenuit,seule,enévitantlesalonoù

sonmaridormaittoujours.Ellenepouvaitserésigneràlaisserpleurersonnouveau-né.Danslanoirceurducorridoroùellerepassaitpourunecentièmefoisavecsonfilsdanslesbras,ellesesurpritàsourire.Àchaquenaissance,elleassouplissaitsadiscipline.Lesenfantsavaientcemerveilleuxpouvoirsurelle:ilsl’obligeaientàchanger,às’améliorer.Àlanaissancedesonaîné,elleauraitdéposél’enfantdanssonberceauetauraitpatiemmentattenduquelesommeillegagneenversanttoutesleslarmesdesoncorps,ledos appuyé à sa porte de chambre. Toute sa vie, Esther avait fait ce qu’il fallait et non ce qu’elleressentait.C’étaitsatêtequiavaitdominéàlanaissanced’Antoine.Ilétaittempsquelecœurprennelarelève.Théoseraitassurémentsondernierenfant.Elleavaitl’intentiond’enprofiterpleinement.

Après s’être assurée que Théo dormait à poings fermés, Esther descendit au rez-de-chaussée poursauverlesmeublesetdonnerunsemblantdedignitéàsademeure.Lepanieràlingevidesouslebras,elleentrepritdefairedisparaître toutcequi traînait: les jouetsdesenfants, lescroûtesboudéesparsafille au déjeuner, le journal abandonné par Jean-François avant son départ pour le travail. Tout se

retrouvapêle-mêleaufonddupanierquiaboutitparterre,dansunepiècequineseraitpasvisitéeparlesinvitées.

De retourà lacuisine,Esthermit lamain sur les lingettesdésinfectantesàodeurdecitronet, avecempressement, frotta avec vigueur toutes les surfaces qu’elle rencontra. Si le résultat n’était pasimpeccable aux yeux de la maîtresse de maison, il offrait tout de même l’apparence de propretérecherchée.L’odeurd’agrumesrenforceraitl’impressionqueleménageétaitrécent.

Satisfaite,Estherfilasousladoucheetterminasesablutionsenmoinsdecinqminutes.Ellechoisitdenouer sescheveuxenchignon,car les laveraurait été trop long.Fardà joues,mascaraetbrossagededentscomplétèrentsonritueldemiseenbeauté.Unehaleinededentifriceclamaithautetfortqu’onnesenégligepas.

Destoctocdiscretsannoncèrent l’arrivéed’unepremière invitée.Ainsiqu’Esthers’yattendait,Lilifut la première à se pointer avec quelques minutes d’avance. Sa meilleure amie voulait jalousementprofiterdesaprésenceavantd’avoiràlapartageraveclesautres.

Lesdeuxfemmess’étreignirentaveceffusion.Uniesdepuisdenombreusesannées,lamaternitédeLilileuroffraitunpointencommundeplus,lachanced’approfondirencorelesliensd’amitiéquis’étaienttissésentreelles.

EsthervolaLéonardetledéposasurlatabledelacuisineafindeleretirerdesacoquilledetransport.Puisqu’ils’étaitendormipendantlecourttrajetenvoiture,ellesecontentades’attendriràlavuedesesgrossesjouesrebondiesetdesaboucheboudeuse.

—Oh!Ilestcostaud,s’exclamaEsther.—Pastantqueça.Sanss’expliquerpourquoi,Liliétaitoffenséeparlaremarquedesonamie.Lepremiercommentaire

qu’elle formulait en rencontrant son fils était négatif: elle le trouvait gros.Aux yeux de samaman, lepouponn’avaitriend’unsumooudubonhommeMichelin.Sonbébéétaitparfait.Poidsidéal.Santédefer. Caractère docile. Bébé rêvé! Que quelqu’un y trouve à redire l’attaquait personnellement. Si lesautres mères n’étaient pas objectives en parlant de leur enfant, Lili était convaincue que le siensatisfaisaitlescritèresdetous,sansexception.

Lilin’eutpasletempsdepousserplusàfondsaréflexion,carlasonnetted’entréeretentitdanstoutelamaison.

—Ça,c’estJeannine!soupiraEstherenconstatantquelebruitavaitréveillénonseulementLéonard,maisaussiThéo.

Laportes’ouvritàlavoléeetuneJeanninesurvoltéefitirruptiondanslacuisine.—J’mesuispermisd’entrer.Onévitedefairecourirlesnouvellesmamanspourrien,hein?—On évite aussi de sonner, Jeannine, spécifia Esther. Ça réveille les bébés et ça fait courir les

mamans.Pendant qu’Esther montait à l’étage pour réconforter son fils, imitée dans la cuisine par Lili,

Frédériqueapparutdansl’embrasuredelaportelaisséeouverteparJeannine.—Yétaittempsquej’arrivepourmettreunpeud’ordreici.Onentendvosbébésbraillerjusquedans

larue.—Çadéveloppelespoumons,philosophaJeannine.

Liliretintdejustesselecommentairedésobligeantqu’elleeutenviedebalanceràFrédérique.Aprèsl’insulted’Esther,voilàqueFrédériqueseplaignaitquesonfilsétaitbraillard.Heureusement,sixpetitesminutessuffirentpourapaiserlescrisdesnouveau-nés,permettrelesembrassadeschaleureusesdepartetd’autre,etgagnerlesalonavecunethéièreremplieàrasbord.

Unefoisconfortablementinstalléedanslesofamoelleuxd’Esther,Frédériqueréalisaqu’elleétaitlaseule à avoir fait un effort vestimentaire. Les trois autres avaient couvert leur corps de vêtementsinformes s’apparentant davantage au parachute ou au sac de patates qu’aux tendances actuelles de lamode.Mêmesousdetelleshardes,Frédériquevoyaitémergericiunbourreletsurlahanched’Esther,làunpneudechairsurleventredeLiliouencoredesplisdisgracieuxauxcuissesdeJeannine.Sansaucunecom-passion,elleanalysafroidementlesdéfautsphysiqueslaisséspar lagrossessesur lecorpsdesesamiesetchifframentalementlecoûtdeschirurgiespouvantleurredon-nerleuraspectd’avantgrossesse.Aucune ne semblait consciente de son surplus pondéral. Si elle avait été aussi enrobée après sagrossesse,Frédériqueenauraitétéquittepourunedépressionmajeure.L’aiguilledelabalancen’avaitpasoscilléd’unelivreentreledébutdesagros-sesseetlapeséedecematin,maissoncorpsétaitdiffé-rentetFrédériqueavaitbienl’intentiond’yremédierrapidement.

—Vousavezl’airpoquées,lesfilles!s’exclama-t-elle.—T’auraislamêmetêtequenousautressit’allaitais,réponditLili.—J’melèvequandmêmepourpréparerdesbiberons,sedéfenditFrédérique.— Mais Simon aussi, rectifia Jeannine qui souhaitait clairement s’inclure dans la catégorie des

mamansfatiguéespourlesbonnesraisons.AprèsavoirdéposéMaximesurunecouvertureàmêmelesol,Jeannineréalisaqu’elleétaitlaseuleà

s’être délestée de son fardeau pendant la conversation. Les autres gardaient précieusement leur bébécontre elles. Jeannine se dépêcha de remédier à la situation, de peur qu’on l’accuse d’être unemèreindigne. Elle cala sa fille dans le creux de son coude et s’efforça de s’absorber unmoment dans lacontemplationde sonvisagepoupin.L’exercicen’étaitpasnaturel,mais les autresmères semblaientyprendreplaisir.Jeanninenevoulaitsurtoutpasdétonnerdanslegroupe.

—CommentvaJulien?voulutsavoirLili.—Toujoursàl’hôpital.J’tejurequec’estpasévidentdeprendresoind’unbébépisd’envisiterun

autreauxsoinsintensifs.—Ilvabientôtsortir?—Oui,soupiraJeannine.—MyGod!Çaal’airdetefaireplaisir,soulignaFrédériqueavecironie.—Tupeuxpas comprendre, t’as juste une fille, la rabroua samère.Gerry est toujours à l’hôpital.

J’suistouteseulepourm’occuperdelamaison.—Fautchoisirsesbataillesaprèsunaccouchement.Onpeutpastoutfaire,laconsolaEsther.Les trois filles jetèrent un regard circulaire dans la pièce. Visiblement, Esther avait l’ordre et le

ménagecommepriorités.Leurslogementsrespectifsnepouvaientrivaliseravecsamaisonenmatièredepropreté.Elleavaitmêmeeuletempsdetroquerlepyjamadesonfilspourunensemblecoordonnéquilui donnait l’air d’un petit monsieur. Alors que les autres bébés portaient un vêtement de nuit, Théocommençaitàs’agiterdansdesvêtementsgriffés.

Leplusnaturellementdumonde,Estherdégrafaunedesesbretelles,exposasonseinunefractiondesecondeetcommençaàallaitersonenfant.VoyantqueLéonardmontraitdessignesdefaim,Lilitentalamêmemanœuvre,maisavecbeaucoupplusdedifficultés.Ellelançaunregardimplorantàsonamie.

—Iladelamisèreàprendrelesein,s’excusa-t-elleenretirantsonmamelondelabouchedel’enfant,cequieutpoureffetdelechoquer.Ondiraitquej’aipasassezdelait.

—Inquiète-toipas.Lecorpshumainestbienfait.—Tufaispeut-êtreuneampouledelaitouunemastite,diagnostiquaJeannineàlava-vite.Montre.—Vous allez quandmême pas commencer à vous tâter les boules, s’interposa Frédérique.Depuis

quandt’esuneexpertedel’allaitement,anyway?—Yariendemieuxqu’unemèrequiallaitepourdonnerdesconseilssurlesujet,rétorquaJeannine.—Yaquandmêmedesmarrainesd’allaitement,suggéraEstheravecpragmatisme.Jeannine n’avait que quelques semaines d’expérience à son actif. Esther redoutait qu’elle bousille

l’allaitementdesameilleureamieenluiprodiguantdesconseilsabsurdes.Poursapart,elleenétaitàsontroisièmebébéallaitéetsavaitpertinemmentquechaqueallaitementestuniquepuisqu’ilrésultenonpasdesconnaissancesdelamèresurlesujet,maisbiendelarelationquis’établitentrelenourrissonetsamaman.Tropsouvent,elleavaitentendudesfemmesdonnerdesconseilsgénériquessanss’intéresserau bébé impliqué. La réussite de l’allaitement était imputée à la mère alors que dans les faits, ellereposaitautantsurlenouveau-néquesurlafemmequiluioffraitsonsein.

LiliavaitfinalementréussisamiseauseinetLéonardbuvaitgoulûment.«Toutal’airparfait»,songeaEsther.

—J’suisjustestresséeparcequ’ilrégurgiteàchaqueboire,confiaLili.—C’estnormal,larassuraEsther.—Lamienneaussifaitça,renchéritJeanninequiavaitbienl’intentiond’êtrelamèredugroupeaux

prisesavecleplusgrandnombrededifficultés.—Çamerassure.Voyantquesonfilsralentissaitsacadencedesuccion,Lilienprofitapourluifairefaireunrot.Elle

assit Léonard dos à elle, une main lui encadrant solidement la mâchoire, et commença un légermouvementderotationdanssondos.Enmoinsdetempsqu’iln’enfautpourcrierciseaux,unpuissantjetdelaitrégurgitétraversalesalon,éclaboussalamoquetteimpeccableetledivand’Esther,lespantalonsdeJeannineetlamaindeFrédérique.

—Ouach!Jevaisvomir,déclaraFrédériqueensedépêchantdegagnerlasalledebainpournettoyersamain.

Enfrottantcompulsivementsamain,FrédériqueseditquesiLéonardgerbaitcommeçatouslesjours,ellepouvaitêtreindulgenteenverslatenuevestimentairedeLili.Quiavaitenviederuinersagarde-robeavecduvomi?

—Ça,c’estpasrégurgiter,Lili.Ças’appellevomir,expliquaJeannine.Quandunbébérégurgite,çaluicoulesurlementon,çatachesesvêtements,maisçapartpascommeunbouletdecanon!

—Fautconsultertonmédecin,l’appuyaEsther.Pendant queLili s’angoissait pour la santé de son fiston, Jeannine retirait son pantalon afin que la

maîtressedemaisonlemettedanslalaveuse,etEstherserendaitàlacuisinepourramasserlenécessaire

afin de nettoyer le dégât. Jean-François en serait quitte pour sentir des relents de vomissure la nuitprochaine.

EnvoyantJean-Françoissortirunegrandeboîtecarréedesavoiture,Esthersourit.Lesenfantstournaientetsautaientautourdeleurpère,attiréscommedesmouchesparl’odeurdepizzacommercialeetlararetédumets.LajournéedetravaildeJean-Françoiss’étaitprolongéeau-delàdeslimitesdel’acceptablepourpensercuisinerunrepasauretour.Aprèsavoirrécupérélesenfantsàleurservicedegarderespectif,ilavaitfaitlebonheurdespetitsenleurannonçantqu’ilsfaisaientundétourparlapizzériaavantderentreràlamaison.

Esther salivait juste à l’idée des effluves appétissants qui envahiraient la maison dès que le triofranchiraitlaported’entrée.Çacompenseraitl’odeursubtile,maistenace,devomiquisubsistaitdanslesalonmalgrélessoinsd’Esther.

—Maman,devinecequ’onsoupe?—Cequ’onmangepoursouper,corrigeaEstherencommençantàretirerlatuquedesacadette.—Devinecequ’onmangepoursouper?—Unesoupeautofuetàlagrenouille?—Non!s’exclamaEmma.—Unesaladedelégumineusesaujusdepieddemonstres?—Nooooooon!ricanalafillette.C’estdelapizzadurestaurant!—Lamoitiéestvégétarienne,j’aiévidemmentchoisiunecroûteminceetlapâteestfaiteavecdela

farine de blé complet, débita rapidement Jean-François comme pour excuser le manque de qualitésnutritionnellesdesonsouper.

La planification des repas était la chasse gardée d’Esther. Si les deux adultes se partageaient lapréparation des mets, elle veillait seule à prévoir les menus de la semaine. Elle s’assurait ainsid’introduirede lavariété à la table familiale, d’avoir sous lamain tous les ingrédientsnécessaires etd’éviter de gaspiller la nourriture. Jean-François se pliait de bonne grâce à la rectitude alimentaired’Esther.Lamajoritédutemps.

—Mondernierclientm’aretenupluslongtempsqueprévu,pisyavaitdutrafic…—Çavaêtredélicieux,lecoupaEstherenemportantlaboîtedepizzadanslacuisine.Jean-François connaissait suffisamment sa femme pour savoir qu’elle ne lui ferait aucun reproche

devant les enfants. Elle savait jouer la comédie comme pas une. Il suspectait donc que la pluie deremontrancesluiseraitverséesurlatêtedèsqu’ilsseretrouveraientseuls.

LesouperfutexpédiécommejamaisleschouxdeBruxellesoulesfèvesedamamen’étaientarrivésàle faire.Chaquemembrede la famille sepourlécha lesbabinesdevant lespointes suintant le fromagefondu.Estherlapremière.Elleregardasesenfantsdévorerleurpartavecplaisiretpritlarésolutiondeleuroffrircetypedegâterieunefoisparmois.Jean-Françoisnepourraitpasdirequ’ellenefaisaitpasdecompromis.

Lorsqu’ilspassèrentausalon,Antoinefitunegrimace.—Çapue!

Esther relata l’incident à Jean-François et s’excusa que son lit de fortune soit aromatisé au laitmaternelàmoitiédigéré.

—C’esttellementécœurant,j’arriveraijamaisàdormirici…Jean-François laissa sa phrase en suspens.Loind’être choquépar la tournure des événements, il y

voyait plutôt la chance de regagner la chambre des maîtres, de réintégrer le lit conjugal, de réduirel’espaceentresesmainsetleshanchesd’Esther.Iltendaitunepercheàsafemmeetattendaitsaréaction.

—Si t’aimesmieuxallerà tonappartement, jepeux trèsbienm’organiserpour ledépart à l’écoledemainmatin.

La déception de Jean-François était aussi évidente que l’appétit d’un nourrisson devant un seindénudé.Réalisantcequevenaitdeluiproposersonmari,Estherseraiditimperceptiblement.Poursauverles apparences, elle appréciait qu’il dorme à la maison, mais elle redoutait l’intimité qu’il semblaitrechercher.Pourtant,siellevoulait recoller lesmorceauxéparsdesafamille, il faudraitbienregarderversl’avantplutôtquedereluquerlepassé.

—Àmoinsque…Esther fitunepause. Jean-François retint sonsouffle, conscientque lemoindre fauxpaspouvait lui

coûterunenuitauxcôtésdelafemmequ’ilaimait.—Àmoinsquet’aiesmieuxàproposer?Pasquestionqu’elleluiproposeouvertementdepartagersonlit.Maiss’ilformulaitprécisémentson

souhait, Esther ferait mine de consentir à son désir à cause des circonstances extraordinaires de lajournée.

Jean-François se contentade lui sourirede toutes sesdents. Il aurait préféréque sa femme l’invitesans détour,mais ne rechignerait pas à être celui quimet officiellement l’idée sur la table. La guerren’étaitpeut-êtrepasgagnée,maisilvenaitderemporterunebataille.

Jeannineregardal’horlogepourladixièmefoisenautantdeminutes.Elleavaithâtequeletubedigestifqu’elleavaitprénomméMaximeterminesonboire.C’était toujoursinterminable.Difficilepourelledeconcevoirquelamêmeroutineserépèteraitplusieursfoisparjourpendantdesmois.Ellecomprenaitqueplusieursmèresabandonnentcemodedenutritiondanslessemainessuivant leuraccouchement:c’étaitexigeantetennuyeux.

Unefois l’allaitement terminé,Jeannineregagnasachambreàcoucher.SurprisedenepasytrouverGerry,elleretournaverslacuisineetdécouvritl’hommedesavielatêtedansleréfrigérateur.

—Tuvienspastecoucher?Yétard.—Jeprépareledînerpourdemain,pisjevaisterejoindre.—Franchement!Laissefaireça,jemecommanderaiunepizza.—Pastrèsnutritifpourunenouvellemamanquidoitallaiterdeuxbébés.— Pain, viande, légumes et fromage, énuméra Jeannine. Les quatre groupes alimentaires s’y

retrouvent.Difficiledefairemieux.—C’estpasdeuxboutsdepoivronetune tranchedechampignonquivont t’apporter lesvitamines

dontt’asbesoin.—J’prendsunemultivitaminechaquematin.Fautbienqu’elleserveàquelquechose.

—J’vaisaumoinstepréparerdescrudités,tranchaGerry.Fautquejeprennesoindevous.—Fautaussiquetuprennessoindetoi.Parcequetouteseule,j’yarriveraipas.Gerry referma la porte du frigo et déposa sur le plan de travail les légumes qu’il avait réussi à

rescaperderrièrelecontenantdemargarineetunvieuxrestantdeCheezWhiz.—T’enfaistrop.Organise-toipaspourmefaireunecrisecardiaque!explosaJeannineavantqueses

sanglotssuiventsonexemple.Gerry s’approcha pour la consoler. Pendant qu’il lui frottait doucement le dos d’un mouvement

continu,iltentad’apaisersestourments.—Jem’envaisnullepartJeannine.NisurunnuageavectonbonDieu,nidansuneautreville.GerryseremémoralerécitqueluiavaitfaitJeanninedespremièressemainesdeviedeFrédérique.

Lâchement abandonnée par le père de cette dernière, Jeannine en avait bavé pour se remettrephysiquement de l’accouchement et recoller son cœur réduit en miettes. Probablement que, par unraisonnementbancal,elleassociaitl’arrivéed’unbébéavecledépartd’unpapa.

—Tucomprendspas…J’aipeurdepasêtrecapableavecdeuxbébés.Voilà,c’étaitdit.Jeannines’étaitdélestéedesonsecretenlepartageant.Elleespéraitqu’endéposant

lepoidsdesesdoutessurlesépaulesdesonmari,ellepourraitrespirerpluslibrementettrouverenluilasourcedecouragequiluifaisaitdéfaut.

—Onest deux. Ils sont deux.Tantqu’onn’est pas endésavantagenumérique…risquaGerry avechumour.

Jeanninesouritetutilisalebasdesonchandaild’allaitementpouressuyerleslarmesquiluipiquaientles yeux. Tant qu’à couler de partout, aussi bien que ce soit lemême vêtement qui recueille tous lesfluides.

Frédériqueeutàpeineconsciencedu réveilde sa fille.N’eûtété le serrementà lapoitrinequivenaitimmanquablement avec les pleurs deBlanche, jamaisFrédérique n’auraitmêmeouvert l’œil.C’est leréflexed’éjectiondesonlaitmaternelquilatiraittropsouventdusommeil.Elleneconcevaitpasquesoncorps n’ait pas encore compris que la production de lait était inutile et qu’il continue à fabriquer leprécieuxliquide.

Elleretirasimplementsont-shirtimbibédelaitenespérantretrouverlesommeilrapidement.C’étaitl’heureduboireassuréparSimon.Ellel’entenditquitterledivanetouvrirl’armoireoùilsconservaientla préparation pour nourrisson. Dans deux petites minutes, il viendrait les rejoindre pour calmerl’estomac de la petite. Il s’était offert pour le biberon de fin de soirée, prétextant qu’à cette heure, iln’étaitjamaiscouchéetqueçapermettraitàsablondededormirplusdetroisheuresenligne.

Cequ’ilnesavaitpas,c’estqu’àchaquefoisqu’il repositionnaitsesoreillersà la têtedu lit,qu’ils’assoyait avec le bébépour le nourrir tout enpoursuivant la lecture de sonmagazine sportif préféré,Frédériquenedormaitpas.Ellel’épiait.Elleadoraitlamasculinitétoutevulnérablequiémanaitdeluialors qu’il posait un regard curieux sur sa fille. Si elle avait longtemps douté des sentiments qu’elleressentaitpourlui,l’arrivéedeBlanchevenaitconfirmerqueSimonsuscitaitàFrédériqueuneémotionpuissante,inconnued’ellejusqu’àprésent.Delàànommerlemot«amour»,iln’yavaitqu’unpas.

—Fred?

Àmi-cheminentrelesommeiletl’éveil,Frédériquemitquelquessecondesàsaisirqu’ellenerêvaitpas,queSimontentaitvraimentdelatirerdesbrasdeMorphée.

—Hum?—Yaplusdelaitenpoudre.Fautsedépêcherd’allerenachetersinononpasserapaslanuit.Donne-

luisonboire,jevaisyaller.Unrapidecoupd’œilàl’horlogeconfirmaàFrédériquequel’épicerieétaitdéjàfermée.—Yaunepharmacieouvertevingt-quatreheures.Jevaisyaller.—T’essûre?T’aimespasmieuxresterauchaud?—Non,non.Çavamefairedubiendesortir.Depuis son accouchement, elle souffrait d’isolement. La moindre course était une occasion de

divertissement.Elles’étaitmêmedécouvertunepassionpourremplirleréservoird’essencedesonchum.Unepetiteviréeàlapharmacienepouvaitpasmieuxtomber,danslescirconstances.

Plutôtqued’acheterl’objetdesondéplacementetderentrerrapidement,Frédériquedécidadeflânerunpeudanslesrayons.Aprèsavoirdéposédanssonpanierdeuxboîtesdepréparationpournourrissonetunmagazinemasculinàl’intentiondeSimon,ellesedirigeaverslerayondescosmétiques.Sonpaniersegarnitdecrèmeanticellulite,d’exfolianthyperperformantetdemasqueantirides.

—Avecmesshakes,jedevraisretrouvermonbody.Frédérique ajouta des barres diététiques et desmilk-shakes protéinés.De son point de vue, c’était

l’arsenal parfait de la femme qui venait d’accoucher, bien plus que les couches et les compressesd’allaitement.

La clinique d’allaitement se tenait une seule fois par semaine, le mardi. Une longue attente pendantlaquelle Lili fit des recherches sur Internet à propos de l’alimentation des nourrissons, observa destutoriels sur la mise au sein des bébés et entama un véritable marathon de congélation de son lait.L’allaitement, plutôt qu’un plaisir, était devenu une obsession. Entre les boires de son enfant, elleexprimaitplusieursoncesdelait.

—Lapreuvequ’ilneboitpasassez,déduisait-elle.Ilm’enresteplein.Le nec plus ultra des tire-lait offert parThomas se révélait un achat judicieux.Lili était aux petits

soinspour l’appareil presque autantquepour sonbébé, le stérilisant tous les jours et le traînantdanstouteslespiècesdelamaison.

Liliétaitreconnaissantequ’Estherl’accompagneàlaclinique.Fairelepieddegrueensolodansunesalled’attenteétaitdesplusennuyeux,maissurtout,ellepourraitenprofiterpour luisoutirerquelquesdétailscroustillantssursaviepersonnelle.Desinformationsqu’ellen’avaitpasosédemanderdevantlesautres.

—J’aivulavoituredeJean-Françoisdansl’entréeenallanttechercher.—Àlagrosseurqu’auneautomobile,lecontraireauraitétéunsignedemyopieextrême.Lili regarda son amie avec tendresse. Elles se connaissaient depuis l’époque deDanse lascive et

avaientpartagéleurpassionpourPatrickSwayzetoutcommeleuramourdesvêtementsAuCoton.EllesavaitquelorsqueEstherusaitd’humour,c’étaitpourdétournerl’attention.Aussi,ellerevintàl’attaquedemanièreplusdirecte.

—Vousavezrepris?—Ons’estjamaisvraimentlaissés,tentadelouvoyerEsther.—Taconceptionducoupleestélastiqueparcequ’ilestquandmêmepartivivreavecsamaîtresse,

l’étédernier.Agacée,Esther lui fit signedebaisser le ton.Elleétait suffisammentembarrasséeparcettehistoire

pournepassouhaiterenparlerpubliquement.—Unemauvaisepasse,secontenta-t-ellederépliquer.Onessaiejusted’agirenadultespourlebien

desenfants.—Çaveutdirequevousavezrepris.—Situveux.—T’esheureuse?LaquestionsurpritEsther.L’arrivéedeThéomonopolisait son temps, laprésencedeJean-François

contribuait à faciliter la transition pour les plus grands, sonmari dormait sous le même toit qu’elle,commeilsedoit,etacceptaitenfinl’idéequecebébésurpriseétaitlesien.Quepourrait-elleespérerdeplus?

—Oui,j’suisheureuse,s’entendit-ellerépondre.Lorsqu’elles furent appelées par l’infirmière, Lili hâta le pas. Elle brûlait d’obtenir un avis

professionnel sur l’état de son allaitement, convaincue qu’elle avait besoin de dompéridone, cemédicament utilisé pour stimuler la lactation. Toutes ses recherches l’amenaient à croire qu’elle neproduisaitpasassezdelait.

Ellesdébutèrentparlapeséedesbébés.SiThéoobtintuneétoiledanssoncahier,l’infirmièrefronçalessourcilslorsquecefutletourdeLéonard.

—Votrebébéapresquepasprisdepoidsdepuissasortiedel’hôpital.—C’estgrave?—C’estpréoccupant,maisc’estpasalarmant.Lili se crispa.Elle savaitqu’ily avaitunproblème.Elle sentaitquequelquechosene tournaitpas

rond.Maintenantquelapeséeleluiconfirmait,unesourdeangoissel’étreignit.—Venez,onvaessayerdel’allaiterpourvoircequicloche.Avecuneinfiniepatience,l’infirmièreprodiguadesconseilsàLilipourfaciliterlesboiresdesonfils.

Ellelarassurasursacapacitéàproduiredulaitenquantitésuffisante:—Laproductiondelaitrépondàlaloidel’offreetdelademande.Sivousentirezentrelesboires,

c’estparcequevousenproduisezensurplus.Leproblèmen’estpasàceniveau-là.—C’estsonfreindelanguepeut-être?L’infirmièresourittristement.DeplusenplusdenouvellesmamansfouillaientleNetàlarecherchede

solutions à leurs problèmes d’allaitement. La quantité d’histoires horribles et de mensonges qui ycirculaient les orientait invariablement dans la mauvaise direction. Elles arrivaient à elle avec desverdictspréétablis,refusantsouventd’écoutersonopinionprofessionnelle.

Léonardcommençaitàsetortiller,àlâcherleseinnourricier,àpleurnicherens’agitant.Lilitentadeleconsolerenlemaintenantdebout,contreelle.

—Ilseplaintsouventcommeçapendantunboire?

Lili n’eut pas le temps de répondre à l’infirmière, elle sentit un liquide chaud lui couler dansl’encoluredugilet,aussibiensurleseinqueversl’omoplate.Léonardvenaitderégurgiter.

Gerry demanda à Jeannine d’essuyer le menton de leur fille. Il souhaitait que les jumeaux soientimpeccablespourcettepremièrephotodefamilleàlamaison.

—Ellevientderégurgiter,expliqua-t-il.Jeannines’approchaavecunedébarbouillettepourconstaterquesafillebavaitsimplementunpeu.De

bonnegrâce,elleessuyaletoutpourfaireplaisiràsonmari.Elleexpédiaensuiteleboutdetissusurledossierd’unechaise.

AusignaldeGerry,lesnouveauxparentsprirentchacununjumeaudansleursbrasets’assirentcôteàcôte sur le divan, tout sourire. L’appareil se déclencha à retardement. La photo montrait un coupleheureux,deuxbébés àmoitié endormis etunebanderole sur laquelleonpouvait lire: «Bienvenueà lamaison,Julien!»

Enfin, leur fils rentrait au bercail après de nombreuses semaines d’hospitalisation. Gerry, commeJeannine,exultait.Laviedefamilledontilsavaientrêvépendantlesdixdernièresannéesseconcrétisaitenfin. Dorénavant, plus de camping à l’unité de soins intensifs, plus de réserve de lait maternel àentreposeràl’hôpital,plusdenuitsàfairedescauchemarssurl’étatdesantédeleurfils.Toutiraitbien.

Lorsque le cellulaire deGerry semanifesta, Jeannine sut dans la seconde qu’on appelaitGerry enrenfortautravail.

—Castonguayestpasfoutudemenerunchantier!Fautquej’yaille.—Çapeutpasattendre?J’vaisdevoirallaiterdansquelquesminutes.—Çavatrèsbienaller.Ilembrassatouràtourchacundesmembresdesatribu.— Donnez pas de trouble à maman, vous deux, ordonna-t-il aux jumeaux, qui l’ignorèrent

complètement.Gerry quitta la maison et Jeannine se retrouva seule au salon, un bébé dans les bras et l’autre

commençantàchignersurleplancher.C’étaitlapremièrefoisqu’elleseretrouvaitseuleavecsesdeuxbébésetsonniveaudestressgrimpaenflèche.

ElledéposaMaximeauxcôtésdesonfrèredansl’espoirdel’apaiser.Lapetitefutplutôtcontaminéepar l’humeur exécrable de son frère. Leurs vagissements allant en augmentant, Jeannine partit à larecherche de leurs chaises vibrantes. Habituellement, le bruit sourd et la vibration continue del’accessoirecalmaientlespleursdeMaxime.

Voyantl’échecdesasolutionmiracle,Jeanninedécidad’allaitersafille.—C’estellequicrieleplus,çadoitpresser.Pourtant,l’enfantrefusaleseindesamèreetcontinuasesrécriminations.Ellefutredéposéedansla

chaisevibrantealorsqueJulienétaitmisausein. Jeannineneconnutpasdavantagedesuccèsaveccedernier.

Elleeutalorsunéclairdegénie.Elleserenditaupasdecoursedanslacuisineetdénichadessucesenhautd’unetablette,biencachéesderrièreunpotàfleursqu’ellen’utilisaitjamais.

Gerry lui avait expliqué que pour éviter la confusion sein-tétine, il valaitmieux attendre quelquessemaines avant de permettre aux bébés de téter une suce. «Quelques semaines» se terminaientaujourd’hui.

Lesdeuxbébésrejetèrentenbloclecaoutchoucfroidetrigidequeleurproposaitleurmère.Jeannineselaissatombermollementsurlesofa.Àsespieds,dansdeuxchaisesvibrantes,sesjumeaux

étaientinconsolables.Ellecachasonvisagedesesdeuxmainsetéclataensanglots.

Penchée au-dessus de son enfant endormi, Lili réalisa qu’elle pleurait uniquement lorsqu’elle vit desgouttesd’eauatterrirsurlesjouesdesonfils.Sonimpuissancesedéversaitsurlachairdesachairengrosseslarmessalées.

DepuislanaissancedeLéonard,Lilipleuraittouslesjours.Parfoisdejoie,quelquesfoisdechagrinet souventd’impuissance.Elledétestait cesvagues imprévuesqui la submergeaientaumomentoùelleavaitlanetteimpressiond’avoirlecœurausec,àl’abri.

Çanesedéroulaitpascommeprévu.Riennesedéroulaitcommeprévu.L’arrivéedeLéonardauraitdûcorrespondreàlafinducauchemarqu’avaitétésagrossesse.Elleauraitdûs’épanouiraurythmedudéveloppementdesonfils.Iln’enétaitrien.Cequilaminaitleplusétaitsonincapacitéàcomprendrecetêtrehumainqu’elleavaitmisaumonde.Ceprolongementd’ellequirefusaitdedonnersesmotsdepasseousonmoded’emploi.Cethommeendevenirqui,d’unsimplepleur,luichaviraitlecœur.

Àcourtdepatienceoudesolutions,Liliavaitdevancé lerendez-vousdeLéonardchez lepédiatre.Déjàprèsd’unmoisquelepetitrégurgitait toussesboires,quesoncorpsminusculefaisaitdeseffortssurhumains pour évacuer le lait que, pourtant, il buvait avec avidité. L’infirmière de la cliniqued’allaitement n’avait pas voulu poser un diagnostic officiel,mais elle avaitmentionné des problèmespossiblesdediaphragmenécessitantuneopération.ÉventualitéquifaisaitfrémirLili.

Bercer son enfant des heures durant pour soulager ses coliques n’était rien en comparaison dudésespoirqu’elleressentaitchaquefoisquesonorblancseretrouvaitsurleplancherousurl’épauledeThomas.Chaque foisqueLéonardvomissait son repas,Lili se sentait rejetée.Bienplusqu’un liquidenutritif,sonfilsrecrachaitunepartied’elle,rejetaitundonoffertavecamour.

Devantlepédiatre,Lilin’enmenaitpaslarge:— J’ai tout essayé!Massage abdominal, sacmagique, asseoirLéonard pour l’allaiter, allaiter plus

souvent.Jesaisplusquoifaire.L’hommecommençaparmesureretpeserlebébépourviteconstaterqu’ilnesuivaitpassacourbede

croissance.LefroncementdesessourcilscommençaàinquiéterLili.Qu’unprofessionneldelasantédesenfantstrouvelachoseanormalejustifiaitlesheuresqu’elle-mêmeavaitpasséesàsemorfondreausujetdelasantédesonfils.

Pendant que le pédiatre transférait ses données dans le dossier de Léonard, Lili remarqua que lenouveaupointsurlegraphiqueindiquaitunecassureimportanteaveclesprécédents.Mêmeconstatqu’àlacliniqued’allaitement,maisenplusalarmiste.«Jelesavaisquejemanquaisdelait»,sereprochaLili.

—Léonardestallergiqueàunecomposantedevotrelait.Le verdict venait de tomber.Lili ne comprenait pas qu’un bébé puisse être intolérant au lait de sa

mère.Depuissanaissance,elleétaitdoncresponsabledesmalaisesdesonfils.C’étaitellequi,sansle

savoir,lerendaitmalade.—Votre fils fait probablement une intolérance à la protéine bovine. En tous cas, il en a tous les

symptômes.—Qu’est-cequejepeuxfaire?— Le plus simple est de vous procurer sous ordon-nance une préparation hypoallergène pour

nourrisson.Çacoûtelapeaudesfesses,maisc’estrembourséparlesassurances.Le cœur de Lili cessa de battre. L’argument économique lui était entré par une oreille et sorti

instantanément par l’autre, mais l’idée d’envisager du lait en poudre comme nourriture pour Léonardrebondissaitsurlesparoisdesoncrânecommeuneballedeping-pong.

Au cours des dernières semaines, elle avait courageusement apprivoisé l’allaitement. Malgré lesobstacles,lesdifficultés,elleavaitpersévéré.Estherluiavaitditqu’ilfallaitenvironsixsemainesavantqu’uneroutines’installeentrelamèreetl’enfant,etquecemoded’alimentationdevienneplaisant.Ellenes’étaittoutdemêmepastapélecarêmesansavoirdroitauchocolatdePâques!

—Etsijeveuxcontinueràallaiter?Lepédiatresoupiraenluisourianttristement.

PChapitre2

arcequ’ellerefusaitd’abandonnerl’allaitement,Lilidevaitsemettreaurégime.— Une diète stricte que la majorité des mamans abandonnent rapidement, avait spécifié son

pédiatre.C’esttrèscontraignant.Le spécialiste lui avait donc remis la liste des interdits à consommer.Le répertoire des aliments à

bannir était impressionnant.Bien plus que la viande, il fallait en couper tous ses dérivés et ceux desallergiesconnexes:lait,soyaetcompagnie.

Enrentrantàlamaison,Lilifitleménagedugarde-mangerenlisantattentivementlalistedetouslesingrédients contenus dans les produits alimentaires que Thomas avait achetés. Elle prépara une listed’épicerierespectantà la lettre lesrecommandationsdupédiatre,puisfouillasur leNetpourdénicherdesrecettesquiluiseraientdorénavantd’ungrandsecourspuisquelalistedesinterditsétaitvertigineuse.

Lilisuivaitpeut-êtreunrégimedraconien,maiselleavaitl’impressiondereprendrelecontrôledesonexistenceetdecelledesonfils.Sesacrifierpoursonenfantseteintaitd’unhéroïsmequiluiplaisait.

Siellen’avaitpasétéaucœurdelachuted’hormonesquisuitinévitablementunaccouchement,elleauraitsuquelecontrôlequ’elleressentaitn’étaitqu’illusoire.

Lilisoulevalesacdecongélationàlahauteurdesonvisage.Elleletournaetleretournapouradmirerleliquidequ’ellevenaitd’yverser.Sonlaitdevenaitdeplusenplusblanc,lejauneducolostrumlaissantplace à un blanc crème appétissant. Elle s’absorbait dans la contemplation de ce liquide hautementnutritif tout en félicitant silencieusement son corps pour ce beau prodige. La machine humaineaccomplissaituntravailremarquable.

Avecmilleprécautions,elletransportasonsacdûmentdatéetquantifiéausalon,làoùThomasvenaitd’installeruncongélateurachetéexpressémentpourlesrepascongelésdeLéonard.Liliavaitdébitésonplaidoyer en faveur de cet achat imprévu, en alléguant que la diète sévère à laquelle elle devaits’astreindremenaçaitsonallaitementàmoyenoulongterme.

—Sijemetannedemadiète,j’auraiunebonneréservedelaithypoallergènepourLéonard.—Onn’apasdeplacedansleloftpouruncongélateur,s’étaitd’abordopposéThomas.—Yadelaplacedanslesalon,entrelesdeuxcauseuses.Thomasavaitpatienté,convaincuquesablonde,pourquil’esthétismedeslieuximportait,luifaisait

une blague. Elle ne pouvait pas sérieusement envisager de placer un congélateur blanc, carré etimpersonnel,aucœurdeleurdouilletcoinsalondécoréavecstyle.

—Qu’est-cequet’enpenses?La question avait fusé de la bouche de Lili, faisant réaliser à Thomas que l’humour ne faisait pas

partiedelaconversation.Lorsque Lili souleva le couvercle de l’électroménager, ses yeux s’agrandirent comme le faisaient

sûrement ceux de Séraphin lorsqu’il soulevait un coin de son matelas pour contempler les quelquespièces de monnaie qu’il y cachait. Son trésor grandissait de jour en jour. Lili compta rapidement le

nombre de sacs qu’elle avait déjà congelés. Près d’une soixantaine. Si elle avait cru ne pas produiresuffisammentdelait,forceétaitd’admettrequesamécaniquefonctionnaitàpleinrégime.

Elle calcula mentalement le nombre de boires que représentait son inventaire et estima que lecongélateur,unefoisplein,offriraituneréservedelaittoutjustebonnepourunmoisd’allaitement.Elledevraitexprimersonlaitplussouvent.

Avantderefermerlecongélateur,Lilicaressaduboutdesdoigtslespremierssacsdelaitqu’elleavaitcongelés pour son fils. D’un jaune soutenu, les glaçons de lait maternel avaient été séparés de leurshomologuesplus récents.Le laitexpriméavant ledébutdesonrégimenepourrait jamaisêtredonnéàLéonard.Neluirestaitqu’àlejeter.Çalibèreraitdel’espace.Jusqu’àprésent,Lilin’avaitpuserésignerà verser le tout dans l’évier. Ça lui semblait un sacrilège impardonnable. Chaque once de lait avaitnécessitétemps,énergieetamour.Toutescesheuresqu’elleavaitpasséesreliéeàsontire-laitauraientpuêtreutiliséesàcomblersondéficitdesommeil.Chaquesacavaitunevaleurinestimable.

Lilifermalaportetoutenessayantdeseconvaincrequelemomentvenu,elletrouveraitlecouragedetoutjeter.

Ducourage, ilenavaitfalluunebonnedoseàEstherpourquittersonlitdouillet,cematin-là.Pluslesjourspassaientetpluselles’enlisaitdansunbrouillardépaisduquelelleémergeaitdemoinsenmoinsfacilement.Toutperdaitdesasaveuretrienn’excitaitsesneurones.SilesjourssuivantlanaissancedeThéo avaient été vécus sur l’adrénaline, la réalité rattrapait la nouvelle maman. Une désagréablesensationqu’elleneconnaissaitquetropbien,maisqu’ellerefusait.

Sans enthousiasme et presque de mauvaise foi, elle se rendit à son rendez-vous avec le docteurChampagne.Avantmêmesonaccouchement, sonmédecinde famille luiavait faitpromettreun rendez-vousdesuivipost-partum.Larécentedépressiond’Estherlaissaitprésagerlepireencombinaisonaveclachuted’hormonesconsidérablequisuitlanaissanced’unenfant.Àl’encontredesrecommandationsdela professionnelle de la santé, Esther avait arrêté la prise de ses antidépresseurs dans les semainesprécédantsonaccouchement.

Sansgrandesurprise,Estherreçutundiagnosticdedépressionpost-partum.IlfallutuncertaintempsavantquelesmotsdudocteurChampagnesefraientuncheminjusqu’àsoncerveauetqu’ellecomprennel’impactd’unetelleannonce.

—Jevousrecommanded’arrêterl’allaitement.—C’esthorsdequestion,seréveillasoudainementEsther.—Y a trop peu d’études sur les effets des antidépresseurs sur le développement neurologique et

comportementaldel’enfant.Yadesrisques,madameLeblanc.— Je vais attendre que mon fils ait un an pour commencer ma médication, trancha Esther. À ce

moment-là,jepourraiarrêterd’allaiter.Pasavant.—Dansl’étatoùvousêtesetavecvosantécédents…—Jepeuxquandmêmepasluidonnerdulaitenpoudrecommeladernièredesillettrées!s’insurgea-t-

elle.Estheravaitregardéundocumentairesurl’allaitementdanslequelonseréféraitàdiversesétudessur

lesujet.Enplusdedémontrernoirsurblancquel’allaitementétait lemeilleurmoded’alimentationdu

bébé,ilprésentaitlesstatistiquesselonlesquellesplusunefemmeestéduquée,plusleschancesqu’ellechoisissel’allaitementétaientélevées.Lacorrélationentrelenombred’annéesd’étudesetlepourcentagede femmes allaitant était démontrée. Acheter de la poudre au contenu douteux avec des ingrédientsindéchiffrablesetenfaireunepotionpoursonpouponrevenait,dansl’espritd’Esther,àmarierles«si»avecles«rais»pourfaireplaisiràlavendeusedumagasindudollar.C’étaits’abaisserendeçàdesonrangetnivelerparlebas.C’étaitbonpourlesfillescommeFrédériquequisepréoccupentdavantagedelatailledeleurjeansquedelasantédeleurbébé.Aucunebonnemèren’achetaitcettecochonneriedepleingré.Ilfallaitavoirlecanond’unfusilsurlatempepours’ysoumettre.Estherrefusaitd’admettrequesadépressionétaitunearmedecalibremajeurquelavieluipointaitentrelesdeuxyeux.

—L’autresolutionestlepartagedelaitmaternel.Devantleregardinterloquéd’Esther,ledocteurChampagnepoussaplusàfondsonexplication.—Donnerlelaitd’uneautreàvotrebébé.Uneamie,parexemple.Esther demeura coite, saisie par les révélations de sonmédecin. Elle jeta un regard furtif vers les

diplômesaffichésfièrementaumurducabinet.IlsavaientététrouvésdansuneboîtedeCrackerJackouquoi? Est-ce qu’un médecin détenteur de titres aussi prestigieux pouvait vraiment proférer de tellesinepties?

La spécialiste fouilla dans un tiroir et glissa un dépliant sur son bureau en direction d’Esther. Unorganismedelarégionoffraitdemettreencontactlesfemmesayantdessurplusdelaitmaternelaveclesfamillesquienmanquaient.

—Touteslesinfossontlà-dedanspourprendreunedécisionéclairée.C’estimportantdesavoirqu’ilyadesrisquesassociésaupartageinformeldelait.

—Leplusgrandétantdemefairevomir!À la simple idée demettre le lait d’une autre dans la bouche de son enfant, l’estomac d’Esther se

révulsaitetmenaçaitd’expulsersoncontenu.Tout le long du trajet la ramenant à lamaison, Esther roula avec sa vitre baissée,malgré le froid

piquant de ce début février. Elle avait besoin de s’oxygéner. Elle avait beau tourner et retourner laquestiondanssatête,ellenepouvaitpasenvisagerdedemanderlelaitd’uneamie.MêmesicetteamiepossédaitletitredesœurcommeLili.«Yadeslimitesaupartage»,pensaitEsther.

Encore troublée par les solutions avancées par son médecin, elle s’installa devant son écrand’ordinateur.LedocteurChampagnes’étaitpayésatête.Ilétaitimpossiblequedesmèressainesd’espritéchangentdulaitmaternelsurleNetcommed’autresyvendentleursjouetsusagés.

Enquelquesclics,Estherdécouvritununiversqu’ellenesoupçonnaitpas.Nonseulementpouvait-ellecontacter des femmes sur les réseaux sociaux pour leur demander du lait, mais certains sites sespécialisaientmêmedanslaventedufluidematernel.

—C’estdégueulasse!cracha-t-elleavantdefermerlafenêtresursonécrand’ordinateur.Lespoulesauraientdesdentsavantqu’ellefassedetellesdémarches.Esther fixa longuement leboutdepapierqu’elleavaità lamainsans tropsavoirquoienfaire.Son

ordonnanced’antidépresseurstrouvafinalementlechemindelapochetteintérieuredesonsacàmain.Ilseraittoujourstempsdelajeteràlapoubelle.

DèsqueJeannine fitminededéposerJuliendans labalançoire, lepetitcommençaàpleurer.Privédel’odeur de sa mère pendant les longues semaines passées à l’hôpital, le nourrisson entendait bienréclamerlesheuresdeprésencematernelleauxquellesilconsidéraitavoirdroit.

S’ilétaitplus frêlequesasœur jumelle,Juliensemblaitnéanmoinsplus ratoureux.Jeanninen’avaitpas été longue à remarquer que son fils synchronisait ses heures de boire avec celles de sa sœur,bénéficiantainsiduréflexed’éjectionprovoquéparlasucciondel’autre.«Intelligentouparesseux?»,sequestionnait-elle.

Àseulementquelquessemainesdevie,Julienavaitunemanièretouchantederéclamersamère.Plutôtquedecrierhautetfortcommesasœur,ilgémissaitdoucement.Unetactiquequiconnaissaitdusuccès.Ilrecherchait sans cesse un bout de peau exposée: le pli du coude, le sillonmammaire, la joue un peuflasquedesamèreouleconfortdesoncou.

JeannineattribuaitcebesoinexcessifdeprésencematernelleaupeauàpeaupratiquéparGerrydepuisl’accouchement.

—Jetel’avaisditqueçadeviendraitproblématique.DesplanspourenfaireunTanguy.— Profites-en donc avant qu’il ait quatorze ans, pis qu’il ait honte de te tenir la main en public,

martelaitGerrychaquefoisqueJeannineseplaignaitdesbesoinsintensesdeleurgarçon.Voyantquesonfilsinsistaitpourjouerlesbébéskoalas,Jeanninesoupiradelassitude.Gerryperçutla

pointed’agacementdesafemmeetinsistapourprendrelarelève.—T’enasassezfait,monlapinensucred’orge.Vadoncprendreunbonbain.Tropheureusedes’offrircepetitluxequ’elleaimaittant,Jeanninefilaverslasalledebain,fitcouler

uneeauchaudeet bienfaitrice, ajoutaunpeude selsdebain aromatisés à la rose, alluma sesbougiesparfuméesà lavanilleet s’allongeadans labaignoire.Lemélangedesodeursne l’indisposaitpas, aucontraire,ilrehaussaitcemomentdedétente.Enfinseule.Enfincommeavant.

Lespetitsriensquifaçonnaientsaviedecoupledepuisdixanssemblaientchosesdupassé.Jeannines’attristaitdeconstaterquel’arrivéedesjumeauxreléguaitsonmariageaubasdelalistedespriorités.Dumoins,decelledeGerry.Jeannineauraitbienaimébichonnersoncouplemalgrélaprésencedesesenfants.Elleenressentaitunbesoinviscéral.Pasquestiondelaisserlamaternitéprendretoutelaplaceetdétruire la relation parfaite qui la liait à son homme. Si seulement ce dernier pouvait avoir lemêmeobjectif.

Jeannine nemacérait dans le bain que depuis quelquesminutes lorsqueGerry fit irruption dans lapièceavecuneMaximeréclamantleseindesamère.

—Ellepeutpasattendre,lap’titegloutonne,s’excusapresquel’heureuxpapa.—Donne.Jevaisl’allaiterdanslebain.Lamagieétaitbrisée.IlnefallutpasuneminutedepluspourqueGerryréapparaisseavecJuliendans

lesbras.—Luiaussial’aird’avoirsoif.«Évidemment!»,songeasamère.En allaitant simultanément ses jumeaux dans l’inconfort de la baignoire, Jeannine se dit que la

prochainefois,elleverrouilleraitlaporteetselaisseraitcouleraufonddubainenretenantsonsouffle.

Frédérique arriva au café bien avant les autres.Remettre les pieds sur son lieu de travail lui procuraquelquespapillonsdansl’estomac.Leshabituésdelaplacel’accueillirentchaleureusement,allantmêmejusqu’à l’applaudir en constatant qu’elle portait un siège de bébé. Surprise par cette démonstrationd’enthousiasme, Frédérique se demanda si la présence de sa fille ferait également augmenter sespourboires. Puisque son retour au travail attendrait encore plusieurs semaines, elle ne connaîtrait laréponseàsoninterrogationquedansquelquesmois.

Parbribes,ellerelatasonaccouchementrocambolesqueettoutcequil’avaitconduitàgarderBlancheplutôtquedelamettreenadoption.Simonfutrayédurécit.NonpasparcequeFrédériquecraignaitdeperdre l’affectionet lagénérositédeshommesassisaucomptoir,maisparcequ’ilyacertains trésorsqu’onpréfèregardersecrets,depeurdeselesfairevoler.

Unefois lacuriositédesclientssatisfaite,Frédériquepassaencuisinepoursaluersescollèguesdetravail avec sa fille. Loin d’être incommodée par le bruit ambiant, Blanche semblait apprécier lecliquetis incessant des ustensiles et le ronron des réfrigérateurs. Elle s’endormit, emportant sous sespaupièreslesexclamationsattendriesdupersonneldecuisine.Ladoyennedesserveusesn’arrivait toutsimplementpasàdétachersonregarddupetitminoisirréprochabledeBlanche.

—Garde-la jusqu’à la finde ta pause. Jevais être en salle avecdes amies, si y a quelque chose,proposaFrédérique.

L’autresecontentadeluiexprimersareconnaissanceavecunsourireetdel’humiditédanslesyeux.Lorsque Frédérique réapparut dans le restaurant, Lili, Esther et Jeannine étaient déjà en train de

réaménager la salle à manger pour accommoder toutes les poussettes autour de la même table.Heureusement, elles avaient convenu de monopoliser le fond du restaurant, limitant ainsi lesrépercussionsdeleurfengshuimaternelsurlesautresclients.

—Sivotreobjectifestdefoutrelebordel,c’estbienparti!lesaccueillitàlablagueFrédérique.—Rends-toidoncutileaulieudechialer,rétorquaJeanninequineparvenaitpasàglissersapoussette

doubleentrelestables.—Esthertel’avaitditd’acheterlapoussetteaveclessiègesunenarrièredel’autreaulieudecôteà

côte.Fauttoujoursécouterlesconseilsd’Esther,semoquagentimentFrédériqueenlançantunclind’œilauxautresfilles.

—C’esttonrestoleproblème,pasmapoussette,contre-attaquaJeanninepourclorelesujet.Laserveusearrivapourproposerunapéritifetremettrelesmenus.SiLilidemandaunjusdelégumes,

EstheretJeanninesecontentèrentd’unverred’eau.Frédériqueterminalacommandeendemandantunebonnebièreblanche.Unchoixquifitsourcillerlesautres.Queleuramieprenneuneboissonalcooliséepour accompagner son repas n’avait en soi rien d’extraordinaire, mais ce petit plaisir leur étaitinaccessibleàcausede l’allaitement.Unepointed’envie traversa leregarddeJeannine.Lili remarquaalorsl’absencedeBlancheets’étonnaqueFrédériquel’aitlaisséeàlamaison.

—Simonprendsonrôledepèreausérieux.C’estluiquigardelapetite?—Non,non.Elleestdanslebackstore,rectifiaFrédériqueavantdes’enfilerunegrandelampéede

bière.—Tul’aslaisséetouteseule?s’inquiétasamère.—J’suispasimbécile!ElleestavecDiane.—Laissepasmapetite-fillecommeçaàdesétrangers,l’admonestaJeannine.

Frédériquechoisitd’ignorerlaremarquedesamère.—Pourrépondreàtaquestion,Lili,Simonfaitdesonmieux.Jesuissûrequ’ils’impliqueautantque

voschums.Mêmesic’estpassonbébé.—Ilenestpeut-êtrepaslegéniteur,maiss’ils’implique,iladroitautitredepère,non?questionna

Esther.Pendant qu’Esther soulevait undébat idéologique sur les critères qui font d’unhommeunpère, les

questionnementsdeLiliétaientbeaucoupplusterreàterre.Ellelisaitetrelisaitlemenuàlarecherched’unmetsquicadreavecsanouvellediète.Lorsquelaserveusevintprendrelacommande,elleprétextanepasavoir faim.Elleexpliquaauxautresqu’il était complexedemangerà l’extérieurde lamaison,qu’ellenemaîtrisaitpasparcœurlalonguelistedesingrédientsàéviter,qu’ellenevoulaitpasprendrederisqueetrendreencoreLéonardmalade.Enfindetirade,ellesortitunplatdeplastiquedesonsacàcouches.

—Tupourraispasjustemeréchaufferçaaumicro-ondes?demanda-t-elleàFrédérique.Ens’emparantdulunchdesonamie,Frédériqueéclataderire.Iln’yavaitqueLilipourtraînerses

restantsaurestaurant.Pendantqu’ellequittaitlatablepourremettrelerepasàsacollègue,EstherenfitautantavecThéopourchangersacouche.

—Bonneidée,ça,approuvaJeannine.Commeça,onvamangerenpaix.Elleselevapourprendrepossessiondesonsacàcouchesetréalisa,avecunecertainehonte,qu’elle

avait oublié de le garnir avant le départ. Heureusement qu’elle se rendait compte de son impair aumomentoùelleétaitseuleavecLili,sinonFrédériqueseseraitgargariséedesonerreur.

—Lili,t’auraispasquelquescouchesentrop?Deboncœur,LiliremitdeuxcouchesàJeannineetsonpaquetdelingetteshumides.Cettedernièrene

s’embarrassapasd’unaller-retourauxtoilettesdesdamespournettoyerl’arrière-traindesesbébés.Ellelesretiraunàundeleurcoquilledetransportetleschangeadirectementdanslapoussette,exposantleurspostérieursauxyeuxdesclients.

—Franchement, tu voudrais pas aller les torcher ailleurs, on vamanger ici dans cinqminutes, seplaignitFrédériqueàsonretour.

—LatableàlangerestdéjàoccupéeparEsther,jeteferairemarquer.Esther revint sur lesentrefaiteset, constatantque lesassiettesn’étaient toujourspasenvue,décida

d’allaiterThéo.—Toutlemondeafaim,ondirait,blaguaLilipourallégerl’atmosphère.—Avecdesjumeaux,map’titefille,c’estlebuffetàvolontéentouttemps.Jepensequej’allaitevingt

heuressurvingt-quatre.—Moi,c’estensoiréequejetrouveçapénible,renchéritLili.Lestétéesgroupées,qu’ilsdisent.—Pistoi,Esther?T’asenviedeteplaindredetonallaitement?ricanaFrédériqueavantdes’enfilerle

restedesabière.TouslesregardssetournèrentversEstherpourconnaîtresaréponse,maisellegardalatêtetournée

obstinémentverscelledesonenfantqui tétait.Lescheveuxd’Esthercachantunepartiedesonvisage,chacunemituncertaintempsavantderéaliserqu’ellepleurait.

EnvoyantSimonfourragerdanssestiroirsdelingeriefine,Frédériquesemorditlalèvreinférieure.Lecoquinmanipulait-ilsesdentellesetdessousdèsqu’elleavaitledostourné?Elleobservalafouilledesonamant,satisfaitedeconstaterquesalibidoreprenaitvie.Eneffet,Frédériques’étonnaitdeconstaterque Simon n’ait aucune difficulté à patienter les six semaines d’abstinence recommandées par lesspécialistesaprèsunaccouchement.Elleavaitcraintunebaissed’appétitcharneletconstataitavecunejouissancesatisfaisantequ’iln’enétait rien.Sonhommeétaitclairementenmanqued’elle,aupointdemettreàl’enverssontiroirdesous-vêtements,probablementàlarecherchedumorceaudelingeriequialimenteraitsesfantasmesletempsd’unebranlettesousladouche.

Elle retirason t-shirtet fitglissersa jupe jusqu’ausol.Heureusement,elleavaitenfilédesdessouscoordonnéscematin.

—Les plus intéressants sont pas dans le tiroir, lança-t-elle en s’appuyant lascivement au cadre deporte,invitante.

La répliquen’eutpas l’effet escompté.Plutôtquedecéderavec fougueaudésirqu’elle luiprêtait,Simonseretournavivementcommeunpetitgarçonprisaveclamaindanslajarreàbiscuitsdesamère.

—Cesontlesmiensquejecherchais.—Tutemasturbesavectesboxers?Simonritdeboncœuravantd’empoignerlejeansetlapairedebasquitrônaientsurlacommodeetde

lesglisseràl’intérieurdesonsacsport.—J’veuxunkitderechangepourdemainmatin.Sanslaregarder,ilsortitunechemisedelapenderieetfitmêmel’aller-retourentrelachambreetla

salledebainpourajoutersesproduitsd’hygiènepersonnelleàsonbagage.Visiblement, iln’avaitpasl’intentiondedormirici.

Frédériquecroisa lesbrasetsepositionnaenpleincentrede lapièce,convaincuequ’ilnepourraitpaslacontournerindéfiniment.Dèsqu’ellecaptasonregard,elleexigeadesexplications:

—Tuvasdormiroù?—Aucondo.—Tonlitestici.—J’aiachetéunmatelasgonflable.—Montre-moilereçu.Frédérique avait entendu trop d’excuses minables de la part des hommes pour gober la première

versionqu’unsoupirantluiservait.EllecraignaitqueSimonn’ailledormirauprèsd’uneautre.Unlégersourireauxlèvrestrahissantleplaisirqu’ilavaitàressentirlajalousiedesabelle,Simon

fouillasonportefeuilleà la rechercheduboutdepapierconfirmant l’achatdu litdecampdeuxplacesdontilavaitfaitl’acquisitiondanslajournée.Ilyavaitquelquechosedesécurisantdanslaréciprocitédelajalousiequelui-mêmeressentaitdevantFrédérique.

—Unmatelasdouble?T’asuneinvitée?—J’aijustebesoind’espace,Frédérique.Plutôtquedecomprendrequemonsieurdétestaitquesespiedssortentdescouverturesàcaused’unlit

tropétroit,FrédériquecompritqueSimonétouffaitensaprésence.—Tuveuxunbreak?dit-ellefroidement,refermantsurelleunearmuredecirconstance.

Simon s’approcha, voulut glisser ses mains le long des bras de Frédérique, mais elle se dégagearageusement.Vifcommeunepanthère,illasaisitauxpoignetsetl’attiraàluideforce.Lorsqu’ellearrêtadesedébattreetbraquasesyeuxfiévreuxdanslessiens,ilentrepritdes’expliqueravecunedouceurquicontrastaitaveclafermetédesaprise.

—J’aipasdormiplusdetroisheuresenlignedepuislanaissancedeBlanche.Jecommenceàfairedeserreursautravail.J’aibesoind’unebonnenuitdesommeil,c’esttout.

—Pistupensesquetuvasdormirmieuxsurunmatelasgonflabledansuncondooùyamêmeplusdestore,pisquelalumièreentreàpleinciel?criaFrédérique.Pousse,maispousseégal.

—Jevaisdormirmieuxdansuncondooùyapasdebébéquiseréveilleauxdeuxheures,cracha-t-il.Ilmesemblequec’estfacileàcomprendre!

Frédériques’étaitdégagéeetmassaitsespoignets.Elleregrettaitd’avoirvantélesqualitéspaternellesde Simon auprès de ses amies. Aucun papa ne planterait sa compagne pour dormir à l’hôtel aprèsl’arrivéed’unbébé.

—Cequiestfacileàcomprendre,c’estquetutetrouvesdesexcusespourallerenbaiseruneautre!—Jevaisjusteprofiterdemoncondopendantqu’iln’estpasencorevendu.—T’aspasl’airpressédelevendre,entouscas.Lasdecettediscussionquipromettaitdetournerenrond,Simonattrapalespoignéesdesonsacetse

dirigea vers la porte d’entrée de l’appartement avec une Frédérique en furie sur les talons. Blanchepleuraitdanssonberceau,alertéeparlescrisdesdeuxadultes.Frédériquenes’enpréoccupapas,maisles pleurs intimèrent à Simon de retrouver son calme. Avant de franchir le seuil, il tenta uneréconciliation.

—J’avaispasprévuça,Fred.—Quoi,ça?—Lebébé.Vivreàtrois.Donne-moilachancedem’acclimateràmonrythme,OK?Simons’approchapourcueillirunbaiser,maisFrédériquetournalatête.Seslèvresépousèrentlajoue

gauche de sa dulcinée. Il savait que d’ici quelques heures, Frédérique reviendrait à de meilleurssentiments,toutcommeilsavaitqu’ilneservaitàriend’insisterpourl’instant.

Dèsqu’elleseretrouvaseule,Frédériqueberçasafilleenréfléchissantàunesolutionàsonproblème.Peut-être qu’elle devrait lui offrir une visite surprise au condo le soir même, question de validerl’authenticitédesesaffirmations?

Unechoseétaitcertaine,ellen’accepteraitpasqu’ilsejoued’elle.Ellen’accepteraitpasqu’illuifileentrelesdoigts.

Esther passa à un cheveu de glisser sur le planchermouillé.La peur lui noua les entrailles un instantlorsqu’ellesongeaàcequiseraitarrivésielleavaiteusonbébédanslesbras.Ilauraitpusefracturerlecrâne. En observant le carrelage à la recherche de ce qui avait bien pu lui faire perdre pied, Estherconstataqueleplancherdelacuisinearboraitdepetitesflaquesrégulièresalternantdegaucheàdroite.Safilleavaitencoreoubliéd’enleversesbottesetlaneigequiycollaitavaitfondu,mouillantainsiunplancherqu’Esthersouhaitaitimpeccable.

—EmmaBellavance,viensicitoutdesuite!

Justeautondesamère,lafillettedecinqanssavaitqu’elleallaitsefairegronder.Unairpenaudpeintsurlevisage,elleseprésentadevantlamatriarche.

—Depuisquandonsepromènedanslamaisonavecsesbottes?—Onjouaitauxesquimaux.Lesesquimaux,çaportedesbottes.—Rangeçatoutdesuitedansl’entrée.Envoyantlalèvreinférieured’Emmafrémiretsesgrandsyeuxseremplirdelarmes,Estherréalisa

qu’elleavaitrépliquésèchementàsafilleets’envoulut.Danslefond,riendebiengraven’avaitrésultédecetteétourderie,maisilétaittroptardpourravalersesparoles.Lapetiteretiraitdéjàsesbottesetlestransportaitdansl’entrée.

Culpabilisantàcausedesonattitudeexagérée,Estherdécidadeseracheterencuisinantundesmetspréférésdesacadette:unelasagne.ProfitantdufaitqueJean-Françoiss’occupaitdestroisenfants,ellepritpossessiondesacuisineetdesescomptoirsletempsdeconfectionnerunmetsdignedelatabledeJuliaChildetJoséediStasioréunies.

Cefutungrandfracasqui,uneheureplustard,fitaccourirJean-Françoisdanslacuisine.—Es-tucorrecte?Devantlefourrestéouvert,millemorceauxdefonteémailléegisaientausolavecenleurcentre,une

lasagnedontleparfumagréableétaitlaseulecaractéristiqueencoreacceptable.Ledosappuyéauxarmoires,Estherselaissaglisserjusqu’ausol,commesicetincidentruinaitsavie

àjamais,commesilefinalisted’Occupationdoublevenaitdeluipréférerlablondeauxgrosseinsqu’ildisaittrouveridiotedepuisledébutdel’aventure.

—Qu’est-cequisepasse,papa?questionnaAntoineenarrivantdanslapièce.—Unp’titaccident,monbonhomme.Papavaramasser.Pendantcetemps-là,c’esttoil’hommedela

maison.Tut’occupesdetonpetitfrère,OK?Fierdesevoirattribueruneresponsabilité,legarçonregagnalesalon,nonsansavoirjetéunregard

interrogateurendirectiondesamère,toujoursinerteàcôtédelalasagne.Jean-Françoiss’accroupitauxcôtésd’Estheretluioffritsonaidepourserelever.Ellel’attiraplutôtà

ellepoursecacherdanssesbrasetsangloter.Déjàqu’elles’étaittournéeenridiculeaurestaurantdevantsesamiesenpleurantcommeuneMadeleine,voilàmaintenantqu’ellesedonnaitenspectacledevantsafamille.

—Vat’étendre.T’esfatiguée.—Maislesouper…—Jevaisfairedessandwichsauxœufs.Aprèssouper,Esthers’isoladanslachambredubébépourallaiteretbraillertoutsonsaoul.Ellene

pouvait nier que la dépression gagnait du terrain et qu’elle sombrait un peu plus chaque jour où ellerefusaitd’ingérer lamédicationprescritepar sonmédecin.Ladétériorationdesonétatétait si rapide.Quelquessemainesplustôt,elleétaitconvaincuequ’elleéviteraitmêmelebabyblues.

—Mamanvadevoir arrêter de t’allaiter,mon trésor.C’est pasparcequemaman t’aimepas, c’estjustequemamanestmalade.

Pendanttouteladuréedelatétée,EsthersejustifiadevantThéo.Elleluiexprimasesdéceptions,sonchagrinetlagrandefrustrationqu’elleressentaitàl’idéedelesevrerpourdesraisonsextérieuresàsavolonté.

Le mutisme du bébé ne freina en rien son monologue. Au contraire, Esther voyait chaque silencecommeuneinvitationàs’épancherdavantage.QuandThéos’endormitfinalement,unecouléedelaitsurlementon,ellesesentaitenpaixavecsadécision.Illuifallaitseulementtrouveruneraisonvalablequijustifieraitdemettrefinàl’allaitement.Pasquestiond’admettrepubliquementunenouvelledépression,elleenressentaittropdehonte.

Assisausalon,alorsqu’ilavaitbordélesdeuxplusvieux,Jean-Françoisétaittroublépartoutcequ’ilvenait d’entendre. Il se demanda si sa femme savait que lemoniteur de la chambre du bébé était enfonctionetqu’ilavaittoutentendu.

Depuisqu’elleavaitentreprissonchemindecroixalimentaire,Lilisesentait terriblementefficace.Aulieudesubirlesaléasdelavie,elleyfaisaitfacedemanièreproactive.Pasquestiondesimplements’entenirauxrecommandationsécritesdesonpédiatrepourcorrigerlesproblèmesdesantédeLéonard.Liliprenaitletaureauparlescornes.

Ellepassatoutsontempslibredevantsonécrand’ordinateuràfouillerlesujetdesallergies.Si,audépart,sesmots-clésétaienttousenlienavecl’allergieconnuedesonfils,Lilieuttôtfaitd’étendresesrecherchesàl’ensembledesallergènesexistantsurlaplanète.

LorsqueThomasrentradutravail, il trouvasadouceentraindelirelesétiquettesdesvêtementsdeLéonard.S’ilpensaitquesonfilsgrandissaitàvued’œil,nécessitantdéjàdespyjamasplusgrands,Lilicorrigeasoninterprétationdelasituation.

—Jevaisdonnertoutcequiestenmatièresynthétique.Léonardneporteraqueducoton.Idéalement,biologique.

—Évidemment,tuvasfairelamêmechoseavecnosvêtements,avançaThomaspourluifaireprendreconscienceduridiculedelasituation.

—J’yavaispaspensé,maisçaseraitunbonobjectif,monamour.Jesavaisquetuembarquerais,leremercia-t-elleenaccompagnantletoutd’unbaiser.

D’abordinterloqué,ThomassouritencomprenantqueLiliallaitleurimposerunviragevert.Quetoutce qui était chimique ou artificiel serait banni de leur environnement. Sa blonde ne faisait jamais leschoses àmoitié.Heureusement, chaque lubie était abandonnée au profit d’une nouvelle après quelquetemps.Thomasn’avaitqu’àêtrepatient.

Il s’approcha du sac à ordures qui patientait à côté de la porte d’entrée. En écartant les parois, ildécouvritlatotalitédeleursproduitsménagers.

—T’asl’intentiond’abandonnerleménageaussi?lança-t-ilavechumour.— J’ai imprimé des recettes de nettoyants écologiques. Vinaigre, bicarbonate de soude, papier

journal…c’estaussiefficacequecespoisons-là.Thomas en doutait,mais il savait qu’il valaitmieux que Lili expérimente elle-même plutôt que de

s’opposeràses idées.Lorsque le loftempesterait levinaigreplutôtque ladélicateodeurdecitrondunettoyant à vitres commercial, elle changerait son fusil d’épaule.Legros bon sens reprendrait bien ledessusavantqueLéonardaitdesdents.

Enpassantdevantlasalledebain,ThomaseutunéclairdegéniepourfairedéchanterLilietécourtercettesoudainefièvreécologique:

—Est-cequetuveuxquejejettetoutdesuitetesproduitsdebeauté?Ilssontpastrèsécologiques.Probablementqu’unepartiedeleursingrédientstoxiquespassedanslelaitmaternel.

—Bonneidée!—Jejettemêmetateintureàcheveux?Lilihésita,laissantcroireàThomasqu’ilvenaitdemarquerunpoint.Ilneconnaissaitpaslacouleur

naturelledescheveuxdesablonde,elle les teignaitdepuisdesannées.Jamaisellenemettrait finàcerituelbeauté.

—Toutd’uncoupquej’aiedescheveuxblancs…réfléchit-elleàhautevoix.Thomasdécidad’abattresadernièrecartesurlatable,convaincuquesamainétaitsupérieureàcelle

deLili.—C’estsûrqueçatevieillirait…maistuseraissûrementaussibelle.—Tuvasm’aimerquandmêmesij’ail’aird’unep’titevieille?LebaiserdeThomasfitofficederéponse.—OK.Jettetout,décidaLili.Envidantlesarmoiresdelasalledebain,Thomaspre-naitdesgageuresaveclui-même.Combiende

tempsLilisupporterait-elledevoirunerepousseàlabasedesesche-veux,ellequiseprécipitaitsursateintureavecunerégularitémaniaque?«Jeluidonnecinqsemainesavantdecraquer»,conclutThomas.

Viderlesarmoiresvoulaitaussidiremagasinerpourlesremplirdenouveau.Liliavaittextéàsescopinespour leur proposer un après-midi au centre commercial. Son objectif visait surtout à remplacer sesproduitsdebeauté.Après leménagedeLili,Léonardavait encoreà sadispositionquelquespyjamas,maiselleseretrouvaitavecunetroussedemaquillagecomplètementvide.

Des trois amies, seule Frédérique sauta à pieds joints sur l’offre de Lili. Jeannine prétexta quejumeauxetpetitspotsnefaisaientpasbonménage.Elleredoutaitsurtoutdepasserpourunéléphantdansune boutique de porcelaine avec sa poussette double. Quant à Esther, elle avait texté une réponselaconiquequiinquiétaitLili.Elledevraittrouverdutempspourvisitersonamiedontlemoralsemblaitauplusbas.Leslarmesqu’elleavaitéchappéesbienmalgréellelorsdeleurrencontreaucaféendisaientlong.JamaisEsthernes’épanchaitpubliquement.Ça inquiétaitLilidont lesappelsétaientdemoinsenmoinsretournésparEsther.

Maispourl’instant,Liliavaitàsescôtéslameilleureconseillèrequisoitpourlerougeàlèvresetlevernisàongles.L’heureétaitauxartificesetnonpasauxquestionnementsexistentiels.

Leurs premières escales ne permirent pas à Lili de se bâtir une trousse à maquillage biologique.Frédériquesepermittoutdemêmequelquesachats,sousl’œilenvieuxdeLili.

—As-tutoujoursenviedebaiserThomas?LaquestionattiralerougeauxjouesdeLili,tellementqu’elleseditquel’achatd’unfardàjouesétait

finalementsuperflu.Ellevérifiaquesonfilsdormaitdanssapoussette,commesielle refusaitquedesmotsaussicrussoientprononcésensaprésencepureet innocente.Elleobserva lesautresclientspours’assurerquepersonnenetendaitl’oreille,maisrepéradeuxadolescentesquiserapprochaientenfaisantmined’êtreabsorbéesparlacontemplationd’unflacondeparfum.Malàl’aise,elledécidad’adopterlastratégiedeFrédérique.

—Oui.Pistoi?—C’estvraiqu’ilestsexytonchum,mais…— Je veux dire Simon, pas Thomas, la coupa Lili qui n’avait pas envie de connaître les pensées

lubriquesdesonamieausujetdesonamoureux.—Oui,maisçafaitpasaussilongtempsqu’onestensemble.C’estquoitestrucspourlegarder?Frédériqueserralepoingetpointasonavant-brasverslehautdansungestenonéquivoque.—Jesaispas…avantl’arrivéedubébé…j’aipasvraimentlatêteàçaencemoment,sedéfilaLili

qu’uneconversationaussiintimeenpublicmettaitmalàl’aise.Frédériquecontinuasonmagasinagecommesilaréponseluiimportaitpeu,maisaufondd’elle-même,

ellebrûlaitdes’armerpourfairefaceàlacrisequ’ellepressentaitdanssoncouple.—Faudrait allerdansunmagasin spécialisé, proposaLili, réalisantqueFrédériquen’avait aucune

connaissancedes cosmétiquesbiologiques et qu’elle profitait dupériple pour garnir généreusement sapropretroussedeproduitsdebeauté.

Lili avait déjà répertorié l’ensemble des boutiques à saveur écologique qui avaient poussé dans larégion.Lamajoritésemblaitoffrirlesmêmesproduits.Unseularrêtseraitdoncnécessairepourquesonvisageretrouveunsemblantdevie.

Unefoisàdestination,Lilis’émerveilladelagrandeurdelaboutique.—T’asvuça?C’estleCostcodubio!s’exclama-t-elle.Devant elles s’étendaient des rangées complètes de produits verts portant tous différents sceaux

garantissant l’innocuité de leurs ingrédients, leur provenance biologique, leur pourcentage de matièrerecyclée. Lili était aux anges. Dès qu’elle découvrit le présentoir des cosmétiques, ses mains,impatientes,semirentàmanipulerlesproduits,àtesterleséchantillonssursapeau.

—Onvapass’étoufferavec leschoixdecouleur!seplaignitFrédériqueenimitantsonamie,maisavecunenthousiasmebeaucoupmoinsévident.

Après quelques minutes de silence ponctué d’onomatopées de satisfaction de la part de Lili,FrédériqueconfiasesdoutesausujetdeSimonetexposasastratégie.

— Non seulement je vais lui coller au cul pour le surveiller, mais je vais pas lui laisser unbaisodromeàportéedemain.

—Qu’est-cequetuveuxdire?—Jevaisluivendresoncondo,moi!Sonagenteimmobilièrevautpasd’lamerde.—Tuluienasparlé?—Non.J’aipristoutesmeséconomiespourpasserdesannoncessurleWebetdanslesjournauxavec

une description à faire baver. J’te garantis que le condo se vend en moins de deux semaines, gageaFrédérique.

Lilisourit.EllereconnaissaitbienlàlecaractèrevolontaireetfrondeurdeFrédérique.—Maisquandlesgensvontl’appelerenparlantdel’annonce?— J’ai mis les coordonnées de l’agente. Elle va être tellement contente d’avoir des acheteurs

potentielsqu’elleneseposerapasdequestions.—Unefoislecondovendu,ilpourraitquandmêmedormiràl’hôtel.—Peut-être,maisçalaissedestraces…

Frédériqueavouasansaucunegênequ’ellen’hésiteraitpasàouvrirlecourrierdeSimonpouravoiraccèsàsesrelevésdecartesdecréditetvérifiersisesnuitsà l’hôtelétaientenoccupationsimpleoudouble.Avecunebouilloireetunpeudepatience,ilyavaitmoyendedécacheteruneenveloppeetdelarefermersansmêmequeledestinataires’enrendecompte.Etunemamanàlamaisonavaitbeaucoupdetempslibrepourmeneruneenquêteenprofondeur.

— J’veux pas péter ta balloune, mais la majorité des gens reçoivent maintenant leurs facturesélectroniquement.

Frédérique n’avait pas envisagé cet obstacle. Si elle n’avait pas accès aux informationsconfidentiellesdeSimon,toutsonplans’effondrait.Unairdemalices’imprimasursestraitslorsqu’elletrouvalasolutionàceproblèmeanodin.

— S’il reçoit ses comptes sur l’ordi, il va les regarder à la maison. Toi, madame-nouvelles-technologies,tudoisêtrecapabledejouerdansunordinateurpouravoiraccèsàça?

—Oui,hésitaLili,conscientedusous-entenduetdelatournuredesévénements.—T’esmacomplice,susurraFrédérique,ravie.Liliserassuraensedisantqueleschosesneserendraientprobablementpaslà,queSimonrecevait

peut-être ses comptes par la poste et qu’elle pourrait toujours prétendre son impuissance à piraterl’ordinateurdesonamie.Maisl’imaged’unemèreemprisonnéedontlefilsdecinqansvientlavisiterenprisons’imprimaunefractiondesecondedanssoncerveau.

Frédérique piaffait d’impatience à l’appartement. La grande aiguille de l’horloge avait fait le tour ducadranàplusd’unereprisesansqu’elleparvienneàjoindreSimon.Peut-êtrequ’ilfaisaitexprèsdenepasrépondreenvoyantlenumérodetéléphoneentrantsurl’afficheur?

Rageuse,ellehabillasafilleetcommençaàs’emmitoufleraveclafermeintentiondefaireirruptionaucondo. Simon laissait en permanence un double des clés au crochet de l’entrée au cas où Frédériqueaurait été la seule disponible pour faire visiter sa propriété à de potentiels acheteurs. Elle fourra letrousseaudeclésdanssapochedemanteauets’apprêtaitàattacherBlanchedanssacoquillelorsquesoncellulairevibra.Simon.Appelvidéo.Elledécidadenepasrépondre.

Envitesse,ellesedéfitdesesvêtementsd’extérieur,retiraBlanchedesonhabitdeneigeets’installaconfortablementau salonpour rappeler sonhomme.Elleprétexterait avoir étéen traindechangerunecouchepourjustifierl’appelmanqué.Excusequ’ellen’eutmêmepasletempsdeserviràSimon,cardèsqu’ilactivalacaméradesonappareiltéléphonique,ilmonopolisalaconversation.

—Salut beauté, je sais que t’as essayé deme rejoindre dans les dernières heures,mais j’étais enpleinevisiteducondo.Troisvisitesjustecesoir.Plusquependantlederniermois.Incroyable,non?

—Incroyable,eneffet,réponditstoïquementFrédérique,jubilantàl’idéequesonplanportedesfruitsavantterme.

—Jevoulaisaussim’excuserpourcematin.Frédériqueauraitvoulucrierqu’elle s’excusait aussi,qu’elle reconnaissait sapartde fautedans la

querelle qui les avait opposés, qu’elle regrettait de laisser la jalousie guider son attitude envers lui,qu’ellel’aimait,maisellegardaunsilenceobstiné,prisonnièredesonorgueil.

—Jetrouvejustequ’onn’apaslavied’unnouveaucouple.Onpassenossoiréesàlamaison,àrienfaireouàfairedeschoseschacundesoncôté.

—T’asjusteàm’inviteraurestopourmecruiser,suggéraFrédériqued’untonboudeur.—OK,maisBlanche?—Jevaislafairegarder,répliquaFrédériquecommesionvenaitdeluidemandersielleaimaitles

hommes.Ilsconclurentunmarchépourunsouperromantiquelelendemainsoir.—T’essûrquetuveuxpasvenirdormirici,tentaFrédériqueenorientantlacaméradesoncellulaire

verssapoitrinequ’ellemassaitlangoureusementdesamainlibre.Simonrefusal’invitation,cequivexalégèrementFrédérique.Ilsedépêchadeconclureleurentretien

etderaccrocherpoursombrerdansunsommeilréparateuretininterrompu,pendantqueFrédériquetentaitsanssuccèsd’endormirBlancheenchoisissantmentalementlessous-vêtementsqu’elleporterait,oupas,lelendemainsoir.

Jeanninefaisaitlescentpasdanslesalonenjetantdescoupsd’œilbeaucouptroprapprochésàl’horlogemurale.

— Jeannine, il est neuf heures et dix! Profite donc de la présence de notre petite-fille au lieud’angoissersurlesquelquesminutesderetarddeFred.

Sans grande surprise, Frédérique avait contacté Gerry pour quémander quelques heures degardiennage. Un contrat que s’était empressé d’accepter le grand-papa. Lorsqu’il avait annoncé lanouvelleàJeannine,cettedernières’étaitopposéeauprojet.

—Onenadéjàdeux!—Çanousferaunepratiquepourleprochain,avait-ilrépliquéavecunclind’œil.—T’asledroitderêver!Çaparaîtquec’estpastoiquilesportes.Devantlamauvaisehumeurdesafemme,Gerryavaitexpliquélesmultiplesraisonspourlesquellesil

avaitacceptédegarderBlanchequelquesheures.—Ilssontjeunes,ilsontbesoindebougerunpeu,desortir.C’estpasfacilepouruncouplel’arrivée

d’unbébé.Pisc’estlapremièrefoisqueFredal’airamoureuse.Jeanninerouladesyeux,lesmœurslégèresdesafillecontrastantavecsaconceptionpersonnelledu

couple.ElleappréciaitSimon,maisauraitgagésesenfantsqueFrédériqueferaittoutpourbousillersonbonheuravantlongtemps.

—C’estjustepourunecoupled’heures.CequeGerryavaitgardépourlui,c’estqueFrédériqueluiavaitdemandédeprendreBlanchepourla

nuit, prétextant que n’importe qui pouvait lui donner un biberon et qu’ils devraient se lever de toutemanièrepourlesjumeaux.Gerryavaitrefusé,voyantclairdanslejeudesabelle-fille.Peuimportelescirconstances, elle essayait de faire réagir sa mère, comme une petite fille espiègle qui mettrait desgrenouillesdanslepotdebiscuitscuisinésparmaman.

Les trois coups discrets cognés à la porte d’entrée agirent sur Jeannine comme le coup de pistoletavisantlescoureursdudébutd’unsprint.Ellesepropulsalittéralementdansl’entréeavecl’intentionde

sermonnervertementsafille.Lorsqu’elleconstataqueSimonsetrouvaitdel’autrecôtédelaporte,elleseradoucit.«Lap’titevlimeuseaenvoyésonchumenpâture!»,ricanaGerryenvenantsaluersongendre.

—Désolépourleretard!s’excusad’embléeSimon.— La prochaine fois, vous devriez choisir un restaurant où le service est plus rapide, suggéra

sournoisementJeannine.—Fredavaitenviedefaireunpeudelèche-vitrineaprèslesouper,expliquaSimon.JeanninelançaunregardentenduàGerry.Unregardquidisait:«Tuvoisbienqu’ellefaitexprès!»AprèsavoiremmitoufléBlanche,GerrylaremitàregretdanslesbrasdeSimonetlelaissafiler.Ilse

rendit au salon et fit clignoter à quelques reprises l’ampoule du plafond pour attirer l’attention deFrédériquequipatientaittoujoursdanslavoiture.Lorsqu’elletournalatêtedanssadirection,illuifitdegrandssignesdelamain,bientôtimitéparJeanninequisouritexagérémentpourcachersonagacement.Quandleurparodiededuchessesducarnavalfutterminée,ilsdécidèrentd’uncommunaccordd’allersecoucherpendantquelesjumeauxnelesréclamaientpas.

Gerrys’apprêtaitàbasculerdanslepaysdesrêveslorsqueJeanninesemitàparler:—J’aimeraisçaquetuprennessoindemoi.Nesachantpastrops’ilavaitrêvéousiJeannines’adressaitbeletbienàlui,Gerrytenditl’oreille.

Unsoupirprofondémanantdel’obscuritéluiconfirmaquesafemmenedormaitpas.—Qu’est-cequiteferaitplaisir?—Unrestaurantenamoureux.Aufond,Jeannineenviaitsagrandefille.Fatiguéetauborddel’inconscience,Gerryn’avaitpaslaforced’expliquerqu’ilsauraientpeut-être

deladifficultéàtrouverunegardiennepourdesjumeauxallaités.—Jem’occupedetout.—T’esunamour!conclutJeannineaumomentmêmeoùGerrycommençaitàronfler.

Le lendemain soir, Jeannine resta interloquée devant la transformation qu’avait subie son salon. Unenapperecouvraitlatablecentrale.Dessus,Gerryavaitprissoindedisposerenéventailtouslesmenusdesrestaurantsenvironnantsquilivraientàdomicile.Comprenantqu’ellen’auraitpasleplaisirdesortirainsiqu’ellel’envisageait,elleserenfrogna.Sonhumeurgrises’envolalorsqueGerryapparut,vêtud’unvestonélégantetlescheveuxcoifféscommes’ilvenaitsubitementdesedécouvrirunliend’appartenanceaveclamafiaitalienne.Ellepouffaderire.

—Qu’est-cequ’ilyadedrôle,madame?demandaGerryavecunaccentétrangeràmi-cheminentrelegrecetl’espagnol,etqueclairement,ilnemaîtrisaitpas.

Les larmes aux yeux tellement la scène l’amusait, Jeannine hésita sur la réponse à fournir. Était-cel’uniqueboutondesonvestonquimenaçaitdetraverser lapiècecommeunbolidedeformule1qui lafaisait rire?Était-ce le fait qu’il ait délibérément omis d’enfiler un pantalon?Ou encore la rose qu’ilretenaitdemanièregrotesqueentresesdents?

—T’esfou!Gerrysortitmomentanémentdesonpersonnagedetombeurfantasquepourexpliquersonplan.Dèsque

lesjumeauxdemanderaientàêtreallaités,ilscommanderaientleursouperaurestaurant.Ainsi,lerepas

serait livré au bon moment pour qu’ils mangent tranquillement. Gerry proposa aussi à Jeannine devisionnerunfilm.

—Prettywoman!s’extasiaJeannineàl’idéederevoirceclassiqueducinémaaméricain.Voyantquelesjumeauxnemontraientaucunsignedefaim,lesparentslesinstallèrentcôteàcôtepour

visionnerenfamillecequeJeannineconsidéraitcommeundesmeilleursfilmsdesannées1990.—ÇaauraitdûgagnerdesOscaroudesMetroStar.Enquelquessecondesseulement,Julienmanifestasondésintérêtpourleshistoiresdeprostituées.—Tonfilsal’airendésaccord!GerrymitlefilmsurpauseetinsistapourqueJeanninechoisisselerestaurantauquelellesouhaitait

commanderlerepas.Gerrysechargeraitdetéléphonerpendantqu’elleallaitait.Aprèsavoirtergiverséaussibiensur lechoixdurestaurantquesurceluidesmets,Jeanninefinitpardonner le feuvertàsonmaripourlacommande.

Lorsquelesjumeauxeurentterminéleurrepasdusoir,lelivreursefaisaittoujoursattendre.Chaquefois qu’elle entendait le bruit d’une voiture, Jeannine se précipitait à la fenêtre pour constater que levéhiculeenquestioncontinuaitsaroute.

—Est-cequ’onrepartlefilm?Àdéfautdeseremplirl’estomac,Jeannineacceptademangerl’écrandesyeux,lebeauRichardGere

alimentantsesfantasmesdepuisdenombreusesannées.—Ahmerde!s’exclama-t-elle.— T’auras jamais si bien dit, rigola Gerry en soulevant Maxime pour lui sentir le derrière.

Changementdecouche!L’imagesurl’écrandetéléfutfigéedenouveau.Entrelesdeuxchangementsdecouches–carJulien

aussiexigead’avoirlesfessesausec–,lelivreurseprésentaaveclacommande.—C’estpasçaquej’aicommandé,reprochaJeannine,dèsquesonmaridéposasonrepasdevantelle.—Yadûavoiruneerreurauresto.Tuveuxquejelesrappelle?—Bennon,j’aifaimlà,là.Elleempoignasafourchette,résolueàprendreunebouchéemêmesielleavaitunbébédanslesbras.

Jeannineespéraitqueplusrienneviennegâchersa«sortierestoenamoureux».Lesjumeauxl’entendaientautrement.Chacunréclamauneprésenceparentale.

—Monteleson,criaJeanninepourenterrerlespleursdeMaximequiétaitinconsolabledanslesbrasdesonpère.J’entendspaslefilm!

Jeanninesedandinaitenstationverticale,espérantquesesmouvementsrépétésfiniraientparendormirJulien.Desamain libre,elleessayaitdeprendreunebouchéede tempsen temps.Poursapart,Gerryavaitdéjàacceptéderéchauffersonrepasaufouràmicro-ondeslorsquelesenfantsseraientendormis.

—Arrêtelefilm,jecomprendsrien,finitparabdiquerJeannine.Onsortiraquandilsaurontdix-huitans.

Gerryluioffritunsourirecontritqu’elleluiretournadepeineetdemisère.Lasoiréeétaitvraimentungâchis total. Lorsqu’ils se glissèrent sous les couvertures, épuisés, des mets chinois continuaient derefroidirdanslesalonetRichardGereneconnaissaitpasencorelestarifsdeJuliaRoberts.

Denombreuxsacsréutilisablestrônaientsurlatabledelacuisined’Esther.Chacundébordaitd’alimentsfraisachetésausupermarché.ElleespéraitjustequeJean-Françoisaitsuiviàlalettrelalisted’épiceriequ’elleavaitpréparéeàsonintention.

Sonœilfutattiréparuneboîtedebiscuits.Lespréférésd’Emma.EllecomprittoutdesuitequeJean-Françoisavaitétévictimed’unecampagnedechantageémotifcommeseulesafilledecinqanssavaitenfairedanslesalléesd’unmarchéd’alimentation.L’amourfilialet lescomplimentsétaienttoujoursàlahaussedanslarangéedesdesserts.Sansriendire,ellerangealaboîtedansl’armoire.Rienneservaitdereprochercetachatàsonmari,ilconnaissaittrèsbiensapositionsurlesujet.

—Jecomprendsmaintenantpourquoitupréfèresfairel’épicerietouteseule,commentaJean-Françoisenentrantdanslacuisine.

Estherluisouritavecindulgence.Aprèsavoirrangédeuxsacscompletsdefruitsetlégumescolorés,elleavaitoubliélaboîtedebiscuits.Toutyétaitetsonmariavaitprislapeinedechoisirdesfruitsbienmûrsetdeslégumescraquants.

Elle venait de ranger les conserves de légumineuses dans le garde-manger lorsqu’elle vit lapréparationpournourrissonqueJean-Françoisavaitlaisséebienenévidencesurlatabledelacuisine.

Sachant maintenant que sa femme était en dépression et qu’elle devait sevrer leur enfant, Jean-Françoisavaitprisl’initiatived’acheterunalimentdesubstitution.Lemorald’Estherétaitauplusbasetchaque journée qui passait sans qu’elle consomme la médication appropriée à son état empirait leschoses.Ilvoulaitlavoirsourire…

Il se doutait bien qu’au-delà du chagrin d’abandonner l’allaitement, Esther ressentait une cuisantehumiliation à l’idée d’acheter elle-même du lait en poudre. Combien de fois il l’avait vue porter unregardréprobateursurcesjeunesfemmesquin’avaientpasfaitlechoixdel’allaitement.Estherexigeaitlemeilleurentoutetlelaitmaternelentraitdanscettecatégorie.Elleredoutaitsûrementlejugementdeceuxquiverraientuntelproduitdanssonpanierd’épicerie,ignorantqu’unebonnepartiedelapopulationn’avaitpaslamêmedévotionqu’ellepourl’allaitement.Parcetachat,illuidémontraitsonappui.Illuiévitaitaussidereniersescroyancesenpublic.

—Danslescirconstances,j’aipensé…Estherlevaunemainpourluisignifierdesetaire.Commentsavait-il?S’était-elletrahie?Avait-elle

laissétraînersonordonnance?Avecdignité,elleessayaderefoulerleslarmesquitentaientdes’évaderde ses yeux. Elle voulut parler, expliquer, dire quelque chose,mais sa gorge était nouée, lui refusantl’expressiondesespensées.

—Ça fait pas de toi unemoins bonnemère, la rassura Jean-François avec toute la douceur qu’ilpossédait.

Contre toute attente, Esther s’élança et envoya valser la boîte contre les armoires. Jamais Jean-François n’avait assisté à une démonstration de violence de la part de sa femme. Le contenantd’aluminiumroulasurlesolpen-dantqueleslarmesenfaisaientautantsurlesjouesd’Esther.

Elle-mêmesurpriseparcegesterageur,Esthertentaderetrouversoncalme.Jean-François s’apprêtait à s’excuser lorsqueEstherpivota sur elle-mêmepour lui faire face. Il lut

distinctementlemot«merci»surleslèvresdesafemme.

Thomasberçaitdoucementsonfils,surprislui-mêmequelepetitaitacceptéunbiberonsansrechigner.S’ilétaitcrispéaudébutdel’opération,lacollaborationdesonfilsetsonairsatisfaitavaientcontribuéàrassurer le nouveau papa. Il comprenait maintenant pourquoi sa blonde aimait allaiter. Lorsqu’ils lenourrissaient,Léonardlescouvaitd’unregardreconnaissant.UneboufféedefiertéfitsourireThomasquieutlanetteimpressionquesonfilsluiavaitsourienretourpendantunefractiondeseconde.

VoyantqueLéonardavaittoujoursfaimmalgrélestroisoncesdelaitingurgitées,Thomasentrepritderemplirdenouveauleminusculebiberondeplastiquequ’ilavaitacheté.Lilifaisaitlasiestelorsquelepouponavaitdémontrésespremierssignesd’insatisfaction,etThomasyavaitvul’occasiondelaissersadoucesereposeretdeserapprocherdesonfils.Liliavaittoujoursdulaitmaternelaufrigooudanslecongélateur.Ilétaitfacilepourluidepallierl’absencedelamaman.

Ilversaunpeudelaitdanslebiberonetlemitaufouràmicro-ondespourleréchaufferlégèrement.Lesquelquessecondesqu’ilavaitprogramméesfurentmalheureusementparfaitementsynchroniséesavecl’arrivéedeLili.

—T’espasentraindechaufferdulaitaumicro-ondes?—Inquiète-toipas,jevérifielatempératureavantdeluidonner.—Tubousillestoutcequ’ilyadebonenfaisantça!Thomasignoraitquelacuissonpouvaitdétruirelesprécieuxanticorpsmaternelscontenusdanslelait.

Lili luifitunrésuméexplosifdetoutcequ’elleavait lusurlesujet.Elles’employaensuiteàcritiquerl’initiativedeThomas.

—C’esttroptôtpourlebiberon.Desplanspourqu’ilveuilleplusprendreleseinaprèsça!T’auraisdûmeréveiller.Pispourquoit’aspasachetéunbiberonenverre?Leplastiquepeutsedégrader.

—J’ai choisi lamêmemarqueque ton tire-lait.C’estdesbiberonsde tire-lait! s’emportaThomas,habituellementmaîtredesesémotions.

Dans l’énervement, il avait récupéré le biberon réchauffé et tentait maladroitement d’en visser labague.Lebiberonluiglissadesmainsetrépanditsoncontenusurlesol.

Lilis’agenouilla,enproieàunevéritablecrisedelarmes.Bienplusquequelquesmillilitresdelait,ellevoyait,étaléssursonplancherdecuisine,tousleseffortsqu’ellefournissaitpouroffrirunlaitsansallergèneàsonbébé.Ellevoyait lesheurespasséescolléeàson tire-lait.C’étaitunepartied’ellequigisaitsurlecarrelageetquiétaitgaspillée.

Cenefutqu’àcemomentqu’elleréalisaàquelpointsesseinslafaisaientsouffrir.Elleavaitsautéunboireetlelaitengorgeaitsapoitrineenplusdetrempersonchandail.Suivantsonregard,Thomasaperçutlescercleshumidesquigrandissaientàvued’œilsurletissu.Ilretintdejustesseunsourireinappropriéenpensantqu’ilétaitrarequeLililuiserveunemontéedelaitpareille!

Jeannines’éternisadanslesrangéesdelapharmacie.Lesjumeauxdormaientpaisiblement,côteàcôte.Pourvu qu’elle maintienne la poussette en mouvement, les deux bébés gardaient les yeux fermés ettournaientverslesclientsleursminoisangéliques.

Envenantsepavanersursonlieudetravail,Jeanninesavaitbienqu’elleseraitlecentred’attention.Pendant quelques minutes,Martine délaisserait la lecture des magazines à potins, la grosseMoniqueinterrompraitleplacementdesboîtesdechocolatetlasublimeNoémiedéposeraitsalimeàonglespour

venir admirer ses jumeaux.Saprédiction se révélaexacte.Cequ’ellen’avaitpasanticipé, c’étaitquemême la clientèle s’intéresserait à sa progéniture.Un petit velours bien accueilli par Jeannine qui selançadanslerécitdesonaccouchement,ajoutanticietlàunfacteurdestresssupplémentaire,faisantunepausedramatiquelorsqu’ellesentaitsesauditeurscaptivés,gonflantlaréalitéaumêmetitrequesonego.

Avantdequitterleslieux,uneparfaiteétrangèrel’avaitcomplimentéesursafaçondefairefaceàcescirconstancesaussidramatiques.

—Vousêtesunemèremodèle.Affrontertoutescesépreuvesavecsérénité,c’estpasrien!luiavait-ellesouffléàl’oreilleavantdes’éloigner.

Sielleavaitétéplustémérairederrièrelevolant,Jeannineauraitsûrementcommisunexcèsdevitessepourrentreràlamaisonetrépéteràsonmarilecomplimentdontelleavaitétélesujet.Siuneétrangèrepouvaitpercevoirchezelle lesqualitésqui fontd’une femmeunebonnemaman,commentpouvait-elledouterd’elle-mêmeàprésent?

Dèsqu’ellemitlepieddanslamaison,elleappelaGerryàlarescoussepourextirperlesjumeauxdeleurscoquillesdetransport.

—Tusaispascequim’estarrivé?commençaJeannine,excitéejusteàl’idéed’évoquerdenouveaulemomentdegrâcequ’ellevenaitdevivre.

—LacoucheàJuliendéborde.Donne-moiuneminute.PendantqueGerryfaisaitdisparaîtrelacouchesouillée,Jeannine,tropheureusedenepassesalirles

mains, retiraMaximede sa coquillepour ladéposerdélicatementdans sabalançoire.Ainsi, sonmaripourraitluiaccordertoutesonattentionàsonretour.

—Lepédiatreatéléphoné,annonçaGerryenfaisantirruptiondanslacuisine.Lerendez-vousaétéremisàlasemaineprochaine.

—Tul’asnotésurlecalendrier?DèsqueGerry acquiesça, l’information fut évacuéeducerveaude Jeannine.Soncalendrier annuel,

mettant en vedette les plus beaux chats dumonde, lui tenait lieu d’agenda, de carnet de téléphone etd’aide-mémoire.Elleavaitbeauposséderuntéléphoneintelligentdepuisquelquesmois,ellenefaisaitpasconfianceauxnou-vellestechnologiesquipouvaientfairefauxbondàtoutmoment.

Elles’apprêtaitàfairel’étalagedesonanecdotesurvenueàlapharmacielorsqueletéléphonesonna.Gerrysedépêchaderépondre,prétextantqu’ilpouvaits’agird’unappelprofessionnel.

—Sic’étaitpourletravail,ont’appelleraitsurtoncellulaire.—J’aiavisélesgarsquej’étaisàlamaison.Gerryseretrouvaenligneavecunhommequi,desonfrançaislaborieux,luiexpliquaqu’ilfaisaitdes

sondages sur les habitudesde consommation.Poliment,Gerry finit par raccrocher en souhaitant bonnechanceàsoninterlocuteurquidevait,plussouventqu’autrement,essuyerdesrefusquandilnesefaisaitpascarrémentraccrocheraunez.

Jeanninepouvaitenfinpartagercequ’ellevenaitdevivre.—J’aifaitfureuraveclesjumeaux.Toutlemondeaprisunmomentpourvenirlesadmirer.Maisle

summum,c’estquandunecliente,quejeconnaisnid’Èvenid’Adam,estvenueme…Lerestedelaphraserestaensuspens.Jeannineréalisaquesonmarinel’écoutaitmêmepas.Après

avoirdéposésonfils,ilconsacraittoutesapersonneàMaxime.—M’écoutes-tu?

—Benoui,continue,proposaGerryenfaisantdesrisettesàsafille.—Ladameestvenuemedireàquelpointj’étaisunemauvaisemère,enchaînaJeannineencherchantà

vérifiersisonhommel’écoutaitvraiment.—Ahouain,laissa-t-iltomberdistraitement.—Ellem’aditquepourunefemmequiaaccouchéyapresquedeuxmois,jefaisaisdur.Jedevrais

perdredupoids,selonelle.Lesilencequisuivitluiconfirmaqu’elleparlaitdanslebeurreetauraiteuunéchangeplusconstructif

en s’adressant à une crevette. Déçue, elle planta sa famille là pour se réfugier dans sa chambre, sedemandantcombiendetempsGerrymettraitpourserendrecomptequ’elleavaitchangédepièce.

Envoyant sonamant lesyeux rivés à son iPad,Frédériquepensa toutde suitequ’elle allaitpasser sasoiréeseule.Simonrapportaitdeplusenplusde travailà lamaison,quand ildaignaity rentreràuneheureraisonnable.Frédériqueavaitlanetteimpressionquesonchumlafuyait.

Simonselevaprécipitamment,traversalapièce,pritFrédériquedanssesbrasetlasoulevadeterrepourlafairetournoyer.Ellecriacommeuneadolescentedansunmanègeimposéparsonpetitcopaintroptéméraire.

—Lecondoestvendu!FrédériqueluisautaaucouetenroulasesjambestellesdeuxlianesautourdeshanchesdeSimon.Elle

luiplaquaunbaisersauvagesurleslèvres.—J’suiscontente!Pourtoi,mentit-elle.ElleseréjouissaitsurtoutdesonpropresortpuisquelaventeducondosignifiaitqueSimonn’avait

plusdelieuderetraiteetdormiraitàsescôtéstouslessoirs.QuandlespiedsdeFrédériqueregagnèrentlesol,Simonretournasurledivanets’installapourlire

surleiPad.Curieuse,Frédériquevints’avachiràsescôtéspourzieuterlecontenudel’écran.PlutôtquedeseretrouverdevantdescaractèresasiatiquesqueSimondevraittraduireenfrançais,elleréalisaqu’ilpassait le temps en surfant sur ses réseaux sociaux. Il entretenait une conversation avec une blondeincendiairedontlaphotodeprofillaissaitdevinersanspeinelesmensurationsparfaites.Dérangéeparlephysiquederêvedecetteinconnuedanssonsalon–mêmesisaprésenceserésumaitàquelquesmilliersde pixels sur un écran plat –, Frédérique tenta une diversion pour détourner l’attention de Simon.L’apparitiond’unfiletdebaveà lacommissuredeses lèvresétait imminenteetFrédériquenepouvaitsupporterl’idéed’unevisionaussipathétique.

—Jefaisdespâtes,t’achètesunebouteilledevinetoncélèbretabonnenouvelleensemble,proposa-t-elle.

—Désolé,j’aidéjàdesplanspourcesoir.SilesplansincluaientlaBarbievirtuelle,Frédériquecomptaitbienlesbousiller.—C’estqui?demandaFrédériqued’unairdétachéenfaisantminedes’admirerlesongles.—Monagenteimmobilière.L’espaced’uninstant,Frédériquesedemandasilaventeétaitlerésultatdesespetitesannoncesoudu

roulementdehanchesdel’agentelorsdesvisites.—C’estavecellequetusors?

—Ellem’ainvitéàsouperpourcélébrerlavente.Fautdirequ’elleempocheunebonnecommissiongrâceàmoi.

«Grâceàmoi»,songeaFrédériquequiregrettaitsubitementsonplanmachiavélique.—Elleapaspenséinvitertablondeàsejoindreàlafête?insinuaFrédérique.—Oui,oui.Maisjeluiaiditquet’avaisunjeunebébéetquetupréfèreraisprobablementtereposerà

lamaison,réponditSimonsansmêmeleverlesyeuxdesatablettenumérique.—Pastoi?—C’estpasmonbébé,Fred.Le silence qui suivit sa réplique était chargé d’électricité. Simon se demanda si c’était le regard

enflammédeFrédériquequiemplissaitl’aird’uneodeurd’orage.IléteignitsoniPad,inquietdescourts-circuits que la tempête pourrait infliger à l’appareil. Lorsqu’il daigna regarder sa blonde, il constataqu’elles’efforçaitsimplementdenepassedécomposerdevantlui.Simonvoulutprécisersapensée.

— J’accepte de bon cœur que ta fille fasse partie dema vie,mais tu peux pas exiger demoi quej’agissecommesic’étaitlamienne.

Conscientequ’unesclandreprovoquéparunélandejalousielesreplongeraitaucœurdelachicanequi les avait opposés dernièrement, Frédérique feignit le détachement pour le questionner sur sesintentions.

—Maistoi,aurais-tuaiméçaquej’yaille?—C’estsûr!larassuraSimon.MaiscommeonafaitgarderBlancheplustôtcettesemaine…—Jevaisessayerdem’arranger.Avecl’énergiedudésespoir,Frédériquetentadetrouverunegardiennepoursafille.Jeanninerefusa

catégoriquement, Esther ne retourna jamais son appel et Lili déclina la proposition en expliquant queLéonardavaitdescoliquesetqu’ellerêvaitdesereposerunpeu.Vaincue,FrédériqueregardaSimonsemettresursontrente-sixenavalantunplatdepâtestiédasses.

ElleéchafaudaunplanpourséduireSimonàsonretouretsongeaitmêmeàlemettreenappétitavantsondépartpourqu’ilnetardepasàrentrerlorsqu’illuicoupal’herbesouslepied:

—Attends-moipas.Jevaissûrementrentrertard.Àcouper legazondecettemanière,FrédériqueseditqueSimonauraitdûêtre tondeurdepelouses

plutôtquetraducteur.

Embarréedans lasalledebain, levisageimpassible,Estherfixait lecompriméaucreuxdesapaume.Elletenaitlittéralementdanssamainunpointdenon-retour.L’absorptiondel’antidépresseurmettraituntermeàsonallaitement.Estheravaitrepoussélepluspossiblecetteissue,maisellepeinaitàfairefaceàsesobligationsquotidiennes.Elledevaitsesoigner.

Elle avala le comprimé et en facilita la descentedans sonœsophage avecquelquesgorgéesd’eau.Ellereplaçaunemèchedecheveuxrebellepourévitersonproprerefletdanslemiroir,puissetapotalesjouespouryattirerunpeudecouleur.

Envitesse,elledescendità lacuisinepréparerunbiberonde laitenpoudrepoursonnourrisson. IlfallaitqueThéoait l’estomacpleindanslesprochainesheures.Ilnefallaitpasqu’ilréclamesonsein.

Avecamour,elleoffritleliquidebeigeàsonfilstoutenmultipliantlesmotsd’excuse.Lesyeuxrivésàceuxdesamère,Théobutgoulûmentets’assoupit,latétineentreleslèvres.

EstherfilaprestementchezJeannineoùlesautresl’attendaientprobablementdéjà.Jeannineavaitlancéuneinvitationpourunedemi-journéedecuisinecollective.Chaquemamandevait

proposerunerecettedesonrépertoireetchacuneauraitdesrepascongeléspourlasemaine.Unconceptefficace,pratiqueetquileurdonneraitl’occasionderenoueravecleursbonnesvieilleshabitudes.

—Onsevoitplus,leurreprochaitJeannine.Àsongrandétonnement,Frédériqueavaitétélapremièreàconfirmersaprésenceenproposantl’idée

d’un pâté chinois. Jeannine s’était empressée de préciser qu’elle fournirait la recette d’une sauce àspaghetti de peur que les autres s’approprient son idée. Auquel cas, elle aurait été bien embêtée defournirlesinstructionspourunautremets.Liliavaitsuividepeuavecunerecettedechiliauxlentilles.La dernière à officialiser sa présence avait été Esther, qui proposait aux autres un sauté de tofu àl’ananas.Unerecettequin’enthousiasmaniJeannine,niFrédérique.

LorsqueEstherarriva,Lilireprochaitauxdeuxautresdenepasavoirpenséàsonrégimestrictpourl’élaborationdeleurmets.

—Yadubœufhachédanschacunedevosrecettes.Jepourraimêmepasenmanger.—Onferauneversionvégétarienne.Tudoisavoirdeslentillesbrunes,Jeannine?demandaEsther.— Est-ce que j’ai l’air d’une hippie? Pis l’idée d’une cuisine collective, c’est de se sauver de

l’ouvrage en cuisinant la même chose en grande quantité. Là, si on cuisine en fonction des goûts dechacun…

Lili rouladesyeuxauplafond.Jeannineparlaitduproblèmecommesielleavaitpréciséqu’ellenevoulait pas son chili trop épicé. La santé de son fils dépendait directement des ingrédients utilisés.Pourquoinevoulait-ellepascomprendreça?Liliseretrouvadoncàl’épicerieàparcourirlesalléespourtrouverlentillesetlégumineusesafindemodifierlesrecettespoursadiètepersonnelle.

Pendantce temps, lescuisinières firentunepausepournourrir leursbébés.Blancheeutdroit à sonbiberonetJeannineallaitalesjumeauxàquelquesminutesd’intervalle.

—J’aimeraisçadonnerdesbiberonscommetoi,mafille.L’allaitementm’épuisetellement!—Bemyguest.J’aimismondeuxièmebiberonaufrigo.—Gerry le prendrait pas. Il insiste pour que je continue. Il trouve que c’est le rôle d’une femme

d’offrirlemeilleuràsespetits.Enentendantça,Estherseraidit imperceptiblement.Elles’assuraqueThéodormait toujoursetpria

silencieusement pour que Lili revienne au plus sacrant et qu’elles commencent à cuisiner. Sinon, elledevraitsetrouveruneexcusepourretournerchezelleetdonnerunbiberonàsonfils.

—Qu’est-cequet’enpenses,Esther?Esther ne savait que répondre. Elle approuvait tout à fait le discours de Gerry, mais dans les

circonstances,quiétait-ellepourfairelaleçonauxautressurlesavantagesdel’allaitementoulesrisquesassociésauxpréparationspournourrisson?

—L’allaitement,c’estpasjustelelait!intervintFrédérique,coupantEstherdanssonélan.—J’voulaisl’opiniond’Esther.—Continue,Frédérique.Çam’intéresse,prétextaEsther,tropheureusedesedéfiler.

—C’estlegesteaussi.Moi,quandjedonnelesbiberons,jebercemafille.J’yparledesnouvellestendancessurlespodiums.Ya…jesaispas…unéchange.Çavautaumoinsautantquetonsuperlaitquetudonnesàreculons,reprocha-t-elleàJeannine.

Pendantque lamère et la fille sedisputaient amicalement,Esther, assise en retrait, prit unegrandeinspiration. Les propos de Frédérique lui enlevaient un poids des épaules. Jamais elle n’aurait crutrouverunréconfortdanslesidéesdelaplusjeuneduquatuor,saconceptiondelamaternitéapparaissantàdesannées-lumièredelasienne.LorsqueFrédériqueregardadanssadirection,Estherluisouritavecreconnaissance.

Lilidéposasesplatssurlecomptoir,exténuée,maissatisfaite.Thomasetellepourraientprendrecongéde cuisinependant les quatreprochains jours.Unvéritable luxepourdesnouveauxparents.Les filless’étaientquittéesensepromettantderemettreçatrèsbientôt.Enplusdel’économiedetempsetd’argentqueprocuraitlaformule,ellesavaienttoutespasséunagréablemoment.SaufEsther…

Sameilleureamies’étaitéclipséeavantmêmelafindelatroisièmerecette.Elleavaitbafouillédesexcuses en lien avec sonnombre réduit d’heuresde sommeil,maisLili n’avait pas étédupe.Quelquechoseclochait…

Elles’installaàsatabledetravailetfitunedemandedevidéoconférenceàEsther.—C’est moi qui ai ta portion de pâté chinois, dit-elle d’entrée de jeu lorsque l’autre accepta sa

demande.Veux-tuquejetel’apporte?—Çapeutattendreunjouroudeux.J’aidequoinourrirmatribu.—T’asvulatêtedeJeanninequandelleagoûtéàtonsautédetofu?Çavalaitcentpiastres!semoqua

gentimentLili.Esthersecontentad’unfaiblesourire.«Ellenefaitmêmeplusd’effortspourcacherqueçanevapas,

songeaLili.C’estencorepirequejenelecroyais.»—Qu’est-cequisepasse,Esther?Jetereconnaisplus.AprèsunsilencequiparutuneéternitéàLili,Estherdécidadejouerfrancjeuavecelle.—Post-partum.—Çavapasser.Moiaussi,jesuisdéprimée.Estherhochalatêteensignedenégation.—Dépressionprofonde.Jedoisprendredelamédication.Lili observa un silence respectueux. Elle se souvenait de ce jour où Esther lui avait confié sa

dépression.UnaveuplusdouloureuxpourEstherquelamiseaumonded’unenfant.Lilinedoutaitpasquesonamieauraitpréférégarderlesecret,maisfutreconnaissantedelaconfiancequ’elleluitémoignaitenpartageantsonétat.

—Jean-Françoisestaucourant?Devant l’affirmative, Lili se dit qu’Esther cheminait en tant qu’individu. Elle exigeait toujours et

encore laperfectiond’elle-même,maisacceptaitaumoinsquecetteperfectionaitde tempsàautreunvisagehumain.

—Pourquoitum’enaspasparlé?

Esther ne sut que répondre. Elle cacha maladroitement son visage pour laisser libre cours à sonchagrin.Lilipatientasansdireunmot,comprenantquel’aveuprécédentn’étaitpascompletetqu’Estherluttaitcontreelle-mêmepourluirévélerunautresecret.

—Jedoisarrêterd’allaiter.—Oh!Esther…Liliavait l’impressiondevivreparprocurationladouleurdesonamie.Combiendefois,depuis la

naissancedesonaîné,Estherluiavait-ellepartagélajoiequ’elleavaitd’allaiter?Combiendefoisavait-ellerêvédemettreàsontourunenfantaumondeenlisantlafélicitésurlevisaged’Estherquiallaitait?Combiencettenouvellelaravageait!

En voyant son amie si dévastée, Lili semit enmode réaction. Il y avait sûrement une solution auproblème.Uneimages’imposaàelle.Celledesoncongélateurpleinàcraquerdelaitmaternelqu’ellenepourraitjamaisoffriràsonfilsàcausedesonintoléranceàlaprotéinebovine.

—Jepourraistedonnermonlait.J’enaipourlesfinsetlesfous!Lili se trouvait très généreuse de faire une telle proposition. Le lait qu’elle destinait à l’origine à

LéonardnepouvaitpasavoirmeilleuresortiedesecoursquelabouchedeThéo.Tantqu’àlejeter…Fière de sa décision, elle remarqua d’abord qu’Esther ne réagissait pas et refusait d’exposer son

visageàlacaméra.—Qu’est-cequet’enpenses?insista-t-elle.Unproblèmetechniquemitfinàlacommunicationavantqu’Esthernepuisserépondreàlaquestion.

Lilisedépêchaderecontactersonamieets’étonnaquesademandedemeuresansréponse.Onauraitditqu’Estheravaitquittélamaisonprécipitamment.

Dans sacuisine,Esther tremblaitde rage.Elle avaitbien faitdemettreun termeàcettediscussionridicule.Elleregrettaitdes’êtreconfiéeàLili.

Jeannineplaçauneportiondesautéautofudansunboletlafitchaufferaufouràmicro-ondes.ElleauraitaimépartagercettedécouverteculinaireavecGerry,legoûtsucrédel’ananascamouflantàmerveillelegoût fade que Jeannine associait au tofu. Son mari serait fier qu’elle essaie de nouveaux mets. Elleconserveraitlarecetteettenteraitdelareproduireéventuellementendoublantlaquantitéd’ananasetdenoixdecajou.

La soirée sedéroula au ralenti. Jeannineguettait l’arri-véedeGerry tout en sachant trèsbienqu’iln’arrive-raitqu’auxpetitesheuresdumatin.Ilavaiteulacourtoisiedelaprévenirqu’unproblèmesurunchantierallaitleretenirautravail.Aprèss’êtreassuréquelesenfantsallaientbien,ilétaitretournéprêtermain-forteàsesemployés.

Heureusement pour Jeannine, les jumeaux étaient épuisés par tout le va-et-vient de la popote entreamies.Lemouvementetlebruitengendrésparlacuisinecollectivelesavaientgardésenalerteunepartiedelajournée.Ilssemblaientrécupéreraprèsl’agitationdelamatinée.

Unefoissesdeuxcharmantsgarnementsrepus,Jeanninelescouchaenespérantpouvoirfairedemêmesouspeuetreprendredesforces.Ellerepensaitàladiscussionqu’ellesavaienteueendébutdejournéeau sujet de l’allaitement. Les arguments invoqués par Frédérique étaient pleins de bon sens. Peut-êtrepourrait-ellelessoumettreàsonmari?

Jeannineréalisaqu’elleselaissaitprendreàsonproprejeu.Unpeuplusetellesecroiraitlorsqu’elleaffirmaitqueGerryinsistaitpourqu’elleallaite.Danslesfaits,illuiavaittoujourslaissélelibrearbitre.C’étaitellequitenaitàallaiterparcequedanssatête,allaitementétaitsynonymederéussitematernelle.

—J’aiquandmêmeallaitépresquedeuxmois.C’estmieuxquerien.Sa décision était prise, Jeannine cessait l’allaitement. Qui reprocherait à une mère de jumeaux

d’acheterdelapréparationpournourrisson?Ilspossédaientdéjàlesbiberons,nemanquaitquelapoudreenconserve.Fébrileàl’idéedeterminercecalvairequiluipesait,Jeannineentradanslachambredesesenfants. Ils dormaient à poings fermés. Si elle faisait vite, elle serait de retour dansmoins de quinzeminutes,l’épiceriesetrouvantàseulementquelquescoinsderue.

Elle passa son manteau, chaussa ses bottes et prit soin de bien barrer la porte. Au moment dedéverrouillerlaportièredelavoiture,Jeannineeutunmomentd’hésitation:serait-ilplussaged’attendredemain?

Ellechassacettepensée.Ellenes’absenteraitquequelquesminutes.Quepourrait-ilarriverdansunsicourtlapsdetemps?

LChapitre3

iliréajustasatuqueetlacaladavantagesursesoreilles.LethermomètreindiquaitunetempératuredepôleNord,maisilfaudraitplusqu’unmercurefrileuxpourl’empêcherdeserendrechezEsther.

Cependant, elle n’aurait pas infligé une telle cure de froid à son fils. Papa resterait au chaud avecLéonardpendantqu’elleaffronteraitlaSibérie.LilinesavaitpassilerecorddefroiduredelajournéeseraitattribuableàDameNatureouàEsther.

Quelques minutes avaient été nécessaires à Lili pour comprendre que la connexion Internet de sameilleureamiefonctionnaitàmerveilleetquec’étaitplutôtEstherquiavaitintentionnellementcoupélacommunication.Lilinevoyaitpasenquoisonoffreétaitchoquantejusqu’àcequ’elleinverselasituationets’imaginedanslapositiondelamamannepouvantoffrirsonlaitàsonbébé.Liliproposaitsonlaitavecgénérosité,maisellen’étaitpasconvaincuequ’elleauraitacceptélelaitd’uneautrepourLéonard.Probablementqu’Esther,drapéedanssafiertéetsonorgueil,nepouvaitconsentiràuntelcadeau.Elleavaittoujourseudeladifficultéàaccueillirl’aidedesautres.«MissPerfection»,commeseplaisaitàlasurnommerFrédérique,n’avaitjamaisbesoind’autrui.

Liliespéraitquelanuitaitcalmélejeuetquesonamiesoitrevenueàdemeilleurssentimentsàsonégard.Elleavaitl’excuseparfaitepoursepointerchezEsther:sapartdelacuisinecollective.Lesbraschargésdeplatsdeplastique,Lilisonnaenespérantqu’onlalaisserapidemententrerpourbénéficierdelachaleurdufoyerdontelleavaitdétectél’odeurdeboisbrûléendescendantdesavoiture.

Personne ne venait ouvrir. Peut-être les coups timides qu’elle avait assénés à la porte d’entréen’avaient-ils pas été entendus par l’occupante des lieux. Lili retira donc sa mitaine pour infliger denouveaux coups de jointures plus bruyants. Toujours rien. Elle ne pouvait quandmême pas utiliser lasonnette. On ne sonne pas chez de nouveaux parents en risquant de réveiller un bébé qui vient des’endormirdepeineetdemisère.

Lili résolut de patienter encore un peu. Si Esther se trouvait en plein milieu d’un changement decouche, elle ne pouvait se précipiter à sa rencontre. Elle en était à cette réflexion lorsqu’elle vitdistinctement bouger le rideau ornant la fenêtre de la cuisine. Esther n’était pas retenue par unequelconquetâchematernelle,ellenevoulaittoutsimplementpasrépondre.

Lecœurcompriméparlechagrin,Liliregagnasavoiture.Deuxpetitesboulesdeglaces’accrochèrentàsescilsinférieurs,lefroidcristallisantseslarmesnaissantes.Ellevoulaitfuir,oublierl’affrontqu’ellevenaitdesubir.Sefairerejeter,sefaireignorerdelasortelablessaitprofondément.

Soudainement,ellerebroussacheminetrevintverslamaisond’unpasdéterminé.Ellen’acceptaitpaslecomportement immaturedesonamie.Commentpouvait-ellemettreen jeuplusdevingtansd’amitiépourunsimpledifférend?

Unsourireeffrontéauxlèvres,elleentrepritd’userlapatienced’Estherensonnantàquimieuxmieux.Ellenedoutaitpasque,tôtoutard,sonamieouvriraitlaportepourluiintimerdemettrefinausupplice.Aprèsquelquesminutesdecemanège,ellecommençaàdouterdel’efficacitédesesméthodes.ElleallaitabandonnerlorsqueEstherouvritlaporteàlavolée,lesyeuxexorbités,unThéohurlantdanslesbras.

Liliprésentalesplatssansdireunmot.Elleconsidéraitqu’Estherdevaitexpliquersoncomportement.Cen’étaitpasàelledequémanderdesexcuses.Àpartabuserdelasonnetted’entrée,ellen’avaitrienfaitdemal.

EstheracceptalesrepasapportésparLilisansmanifesterd’émotion.Ellen’avaitpaseuletempsdedigérer lapropositionde sonamieet était incapabledeverbaliser cequ’elle ressentait.Lili auraitdûsavoirqu’elleavaitbesoindetempsetrespectersonsilence.

—Merci.Jedoisrentrer,lepetitvageler.Avantmêmequ’elleréalisequ’onnel’invitaitpasàentrerpourseréchauffer,Liliseretrouvadevant

uneportefermée.

Jeannine relut les instructions sur l’emballage de sonmélange à gâteau. Satisfaite et certaine d’avoirrespectélesdifférentesétapes,elleenfournalapréparationetpritsoind’activeruneminuterieafindenepasoublierderetirerledessertdufour.

Ellevenaitàpeinedecommenceràpopoterquesoncomptoirdecuisineressemblaitàunchantierdeconstruction mal dirigé. Constatant que Maxime commençait à se tortiller dans sa chaise vibrante,Jeanninereportaleménagequ’elles’apprêtaitàfaire.

—Jenettoieraitantôt.Àquoiçaserviraitquemamanfassedeuxfoislamêmechose?questionna-t-ellesafillesansattendrevéritablementderéponse.

Unefoisl’attentiondeMaximedétournéeversunhochet,Jeanninesesentitd’attaquepourentamerlapréparationdesonplatprincipal:unpâtéaupoulet.Elleavaitachetéunepâteducommerce,unpouletrôtiqu’elleeffilocherait,deslégumescongelésprécoupés.Finalement,iln’yavaitquelabéchamelliantletoutquirisquaitdeluidonnerdufilàretordre.

Envitesse,elledésossalepoulet.Siquelquestendonsouboutsd’ossurvécurentaucarnage,Jeanninen’eneutcure.Sonpouletétaitprêt.Ellepouvaitpasseràlabéchamel.

Elle venait à peine demélanger la farine au beurre fondu que Julien réclama ses bras.Conscientequ’ellenepouvaitpasarrêtersarecetteàcetteétape,elleajoutalelaittoutenfaisantsautillersonfilsdel’autrebras.

—Aidemamanunti-peulà.J’aipresquefini.Àgrandscoupsde fouet, Jeannine tentadedissoudre lesgrumeauxqui résistaientà sesefforts.Les

pleursdeMaximeeurentraisondesadétermination.—Çaparaîtrapas,essaya-t-elledeseconvaincre.AudiablelanoixdemuscadeetlesautresassaisonnementsquerecommandaitRicardo,Jeannineretira

lepoêlondufeuetentrepritdecalmersesbébésen leurchantantdesritournelles.Elleavait remarquéque les jumeaux s’apaisaient dès qu’elle chantait. Son répertoire était épuisé depuis longtempslorsqu’elle parvint enfin à mettre au four le pâté rempli et refermé. Avant d’oublier, elle régla laminuterie en fonction du temps de cuisson recommandé. Elle avait trois quarts d’heure devant elle.Amplementpourallaiteretrevenirnettoyer.

Àpeinedixminutes s’étaient écoulées lorsque Jeannine réalisaqu’enutilisant saminuteriepour lepâté,elleavaiteffacéletempsnécessaireàlacuissondugâteau.Ellecoupalerepasdesenfantsendeux,

ce qui provoqua une vague de mécontentement et sortit du four le gâteau, à peine calciné. Ellesurveilleraitplusattentivementlafindecuissondupâté.

Gerryrentraavantqu’ellen’aiteuletempsdetoutdébarrasseretsourittristementàsafemme.—Ça va se nettoyer tout seul, promit-elle. J’ai fait ça pour qu’on ait du temps ensemble. On va

pouvoirjouerauScrabble!Avantl’arrivéedesjumeaux,lecoupleaimaitbiens’installeràlatabledelacuisine,avecunbolde

chipsauketchup,pourjoueràdesjeuxdesociété.Jeannineessayaitàsamanièredegardervivantscespetitsriensquidéfinissaientsaviedecouple.

Gerrysaisittrèsbienl’intentiondesafemme,maisl’idéededevoirsecasserlatêtepouralignerdeslettresluidonnaitdéjàmalaucrâne.Paramour,ilgardasesréservespourluietcommençaleménage,espérant que le boire des jumeaux serait bientôt fini afin qu’il puisse dorloter ses amours,manger envitesse,gagnercommetoujourslapartiedeScrabbleetsecoucher.

LorsqueGerryretiraundeuxièmeosdesaportiondepâté,Jeanninesemitàrirefranchement.— Je suis peut-être allée un peu vite sur le désossage.—Fais-toi-z’en pas, c’est très bon,mentit

Gerrytoutenajoutantgénéreusementduselàsonpâtéfade.C’esttoujoursmeilleurquandonn’arienàpréparer.

—J’trouveçapaspire,mêmesic’estmoiquil’aifait,sevantaJeanninedontlespapillesgustativespouvaitrivaliseraveclesyeuxdeRayCharles.

Déjouant les statistiques et probabilités, les jumeaux furent de véritables anges pour le reste de lasoirée.N’eussentétélestroisappelsqueGerrydutprendrepourdépannerundesesemployés,lasoiréeauraitétéparfaite.Jeannineeut lachancedegagner lesdeuxpartiesdeScrabblequ’elle imposaàsonmari.LemotlepluspayantdelasoiréepourGerryfut:«sommeil».

DepuisqueSimonavaitvendusoncondo,l’humeurdeFrédériqueétaitaubeaufixe.Sonamantpassaittoutessesnuitsàl’appartement.Elleavait l’impressiond’avoirlecontrôle,d’influencerladestinéedesoncoupleetcettedominationlagrisait.MêmeSimons’enportaitmieux.Ilrentraitplustôtàlamaisonetse fendait en quatre pour couvrir Frédérique demille attentions. «Tellement que ça devient suspect»,pensa-t-elle.

Elle en déduisait que la vente du condo renflouait les coffres de Simon et qu’il avait besoin d’ungénéreuxcoussindeliquiditépoursesentirmaître.Unfiletdesécuritéquelaventeducondorenforçait.Jamais ils ne parlaient de leurs finances personnelles, chacun gérait ses avoirs de son côté, maisFrédérique se doutait bien que la santé financière de son amant se portait àmerveille comparée à lasienne.Lecompteconjointn’étaitpasunprojetàcourttermepoureux.ÇademandaitunetransparencequeFrédériqueévitaitcommelapeste.UnirsesmaigresavoirsàlafortuneprésuméedeSimonéquivalaittoutdemêmeàmettreànuseshabitudesdeconsommation.Frédériqueauraitpermisàun régimentdereluquersonculplutôtqued’exposersonrelevédecompteenbanqueauseulregarddeSimon.

Elle fut tiréede sa rêverieparunebièrequiarrivadans sonchampdevision.Simon lui tendait labouteille.Dèsqu’ellelasaisit,ilsoulevalesjambesdesablondepourlibéreruneplacesurlacauseuseets’asseoirauprèsd’elle.Frédériquen’avait jamaisétudiéenpsychologiecomportementale,maisellesentit toutdesuitequeSimon luicachaitquelquechose. Ilbuvait sabière trop rapidement, tapotait sa

jambedemanièreinconscienteetlissaitsescheveuxversl’arrièrecommesiunemèchetombantdansunœilpouvaitmettrefinàsesjours.

—Fautqu’onseparle.Une phrase assassine que Frédérique avait toujours redoutée. Quelques mots banals qui sous-

entendaientunpaquetd’emmerdesàvenir.Ungarsquiprononce«fautqu’onseparle»estunhommequienfileunearmureavantdelancersagrenade.

Elle croisa les bras en signe de repli sur elle-même. Pas question de lui faciliter la tâche enl’abreuvantdequestions,l’œilinquiet.Ellesecontenteraitd’attendresadéclarationensilence.

— On vient de m’offrir un contrat. Au Japon. J’ai pas encore accepté, ajouta-t-il rapidement. Jevoulaisenparleravectoi.

—Sais-tu,c’estlapremièrefoisquej’entendsuneexcuseaussioriginalepourplaquerunefille.—Arrêtededramatiser.C’estuncontratd’unmois.Unemiseàl’essai.T’aurasmêmepasletempsde

t’ennuyer.—Pourquoitum’enparles,d’abord?Laquestionlepritdecourt.Frédériqueeutletempsderepenseràtouteslesattentionsdontlacouvrait

Simon depuis quelques jours. Finalement, ça n’avait rien à voir avec la vente du condo. Monsieurpréparaitsasortieendouce.

—Jet’enparleparcequet’esmablonde.Elleeneutlesoufflecoupé.C’étaitlapremièrefoisqueSimonluidonnaituntitreofficieldanssavie.

Frédériquehésitaitentrefondredereconnaissanceetserongerlesonglesd’angoisse.

Esther se félicitadenepasverserde larmes.Depuisqu’elle avait introduit lebiberondans laviedeThéo,chaquefoisqu’ellepréparait laboissondesonfils,ellepleuraitdedéceptionoudeculpabilité.Lesantidépresseurscommençaientàfaireeffetoularésignationavaitprisledessussursonchagrin.

SiAntoine avait posé quelques questions en voyant samère donner du lait en poudre au bébé, sacuriositéavaitvitefaitplaceàl’excitationquiaccompagnaitleprivilègedenourrirlui-mêmesonpetitfrère. Tous les membres de la famille semblaient prendre plaisir à gaver le petit der-nier, Emma etAntoineallantmêmejusqu’àbricoleruncalendrierdesboirespourcomparerlenombredebibe-ronsquechacunoffraitaubébéets’assurerquel’autren’aitpasl’honneurdetenirlabouteilledelaitplussouvent.

Audébut,Estherpréféraitquequelqu’und’autredonneàboireàThéo.Lesimplefaitdeluimettreunetétinedanslaboucheluibrisaitlecœur.Surtoutquelepouponavaitleréflexedetournerlatêteverssapoitrine à la recherche du sein nourricier. Mais le temps faisait son œuvre et Esther usait de saprérogativedemèrepours’isoleravecThéoetlenourrirtoutenluicaressantlajoue.

Esthers’apprêtaitàs’asseoirconfortablementdanssachaiseberçanteavecThéolorsquelavibrationdesoncellulaire luicoupasonélan.Ellefitquelquespasendirectionde l’appareil téléphoniquepourconstaterqueLilitentaitdelajoindrepourlamillièmefois.Honteusedesaconduitelorsdeleurdernièrerencontre, Esther n’était pas prête à affronter les reproches de Lili, même s’ils étaient grandementjustifiés. Elle retourna à la berceuse pour s’y blottir avec bébé et lui donner le biberon avant que leliquidenesoittropfroid.

AvantqueThéon’aitbusadernièregorgée,soniPhonevibraàdeuxnouvellesreprises.Convaincueque Lili faisait un excès de zèle, Esther ignora son téléphone. Elle rappellerait sa meilleure amielorsqu’elle serait prête à admettre ses torts. Pour l’instant, son orgueil l’empêchait de franchir avecélégancelepasquilesséparait.

Sielleavaitdaignéjeterunœilàlafenêtredesonappareil,Estherauraitconstatéavecstupéfactionquelenuméroaffichén’étaitpasceluideLili,maisplutôtceluidelacliniquedentairequil’employait.

«Grosse tête de mule», marmonna Lili en songeant à Esther dont le mutisme commençait à lui taperroyalementsurlesnerfs.Lesmessagesrépétitifsnesemblaientpasatteindreleurcible.Lilichangeadoncdetactiqueetessayadefairevibrerlafibresentimentaled’Esther.

Ellesortitunvieuxcartonremplidesouvenirsd’adolescenceetydénichadevieillesphotosquilesmettaienttoutesdeuxenvedette.Ici,onvoyaitEstheravecsesbrochesauxcôtésd’uneLilidontletoupetrivalisaitaveclatourdePise.Là,ellesavaientenmainleurdiplômedusecondaire,entêtedesmilliersderêvesetbeaucouptropdefardsurlesjoues.Suruneautre,ellessepartageaientuneimmenseserviettesuruneplageduSud.Chaqueimageracontaitunboutdeleuramitié.

Liliétalasesphotospréféréessurlesoletphotographialetout.LamosaïquecoloréenelaisseraitpasEstherindifférente.

Elles’apprêtaitàtoutrangerdanssaboîteàsouvenirslorsqueThomaspassalaporte,lebébédanslesbras,etsemitàlorgnerlesclichésquitraînaientencoresurleplancher.

—Hummm…J’suiscontentdepast’avoirconnueàcetteépoque-là,dit-ilendésignantunephotooùLiliseprenaitclairementpouruneémuledeBoyGeorge.Tum’auraisfaitpeur!

Ilrécoltaunetalochederrièrelatêtepourlecommentairedésobligeant.—Toi,Léonard,t’auraisvoulud’unemamanavecunetêtecommecelle-là?questionna-t-ilsonfilsen

dirigeantsonvisageverslesol.Liliritdeboncœuravantdesoupirerdelassitude.—Ellerefusetoujoursderépondre?s’enquitlepapa.Liliopinadelatête.Thomasl’entourad’ungrandbrasprotecteur.Ilconnaissaitl’importanced’Esther

danslaviedesablonde.Elleluiavaitexpliquélescirconstancesquiavaientmenéausilenced’Esther.Ilne doutait pas qu’avant longtemps, ce différend soit oublié, mais en attendant, voir sa douce aussichambouléeluiétaitdifficileàaccepter.

Pourluichangerlesidées,ilattirasonattentionsursonsujetdeprédilection:leurfils.—T’asremarquéqueLéonarddorttoujoursaveclatêtetournéeàdroite?—Pasparticulièrement,réponditévasivementLilitoutenrangeantsessouvenirs.—Ilcommenceàavoirlecrâneplat,jetrouve.La nouvelle eut l’effet d’une bombe sur Lili. Son bébé-plus-que-parfait avait-il vraiment un défaut

physique?Comment se faisait-il qu’elle ne l’ait pas détecté?Elle palpa la tête de son fils et dut bienadmettre que Thomas avait raison. Que devait-elle faire pour freiner la progression du problème ouremédieràlasituation?«EstheraeulemêmeproblèmeavecAntoine»,sesouvint-ellesanspourautantparveniràextirperdesamémoirelesmesuresprisesparsonamiepourcontrerleproblème.PourquoiEsthers’obstinait-elleàgarderlesilenceaumomentoùsesconseilspourraientêtresiprécieux?

LorsqueSimonavait franchi laportede l’appartement, savaliseà lamain,endirectionde l’aéroport,Frédériqueavaitrefuséd’endosserlerôledelapetiteamieéploréequimultiplielesdémonstrationsdetristesse. Elle s’était absorbée dans un changement de couche pour avoir l’air détachée. Il y avaitfinalementdubondans le fait d’êtremère, unbébé étant l’excuseparfaitepour se soustraire àdes aurevoirdéchirants.

Unefoisseule,Frédériquepassaenmodeactioncommeuneadolescentedont lesparentsquittent lamaisonpourleweek-endetquivoits’ouvrirdevantelletouteslespromessesdedébauchepossible.Pasquestionderesterseulecesoir.

EllecommençapartéléphoneràCindy,pourluiproposeruneviréeshoppingmémorable.Fashionistajusqu’auboutdesdoigts,Cindyconnaissait toutes lesbonnesadresses, lesdesignersémergeantset lestendances internationales.Lorsque leursbudgetsne leurpermettaientpasd’acquérir lesobjets lesplustendances,lesdeuxjeunesfemmesn’avaientpashésité,parlepassé,àpratiquerlevolàl’étalageenduo.Frédériquesouritàl’évocationdecesouvenirremontantàplusd’uneannée.

Trop heureuse d’avoir des nouvelles de sa complice de délits vestimentaires, Cindy accepta lapropositionetlesdeuxjeunesfemmessedonnèrentrendez-vouslelendemain.

FrédériquearrivaenpoussantlelandaudeBlanche.—C’estquoiça,demandaCindyenplissantlenezcommesilapoussettesentaitmauvais.—Imagine-toidoncquec’estmafille.—T’esmaman?Toi?T’astoujoursditquelesenfants,c’étaitjustebonpournousdéformerlebody.—Oncommenceparoù?Frédérique n’avait pas envie de disserter sur la beauté de la maternité ou la force des liens de

filiation, trop consciente que Cindy n’en avait rien à faire et qu’elle lui opposerait un baratin surl’absurditédelagrossesseetdurôledemèrequ’elle-mêmevéhiculaithierencore.

ChaquefoisqueBlanchemanifestaitsaprésence,Frédériqueentendaitenéchounsoupirdiscret,maisaudible,desacopine.Lorsqu’elledécrétauntempsdepausepourdonnerunbiberon,Cindyluiannonçaqu’elleferaitdurepéragedansuneboutiquependantcetemps.

L’éclaireuseavaitdénichéde fortbeauxmorceauxqueFrédérique rêvaitd’ajouter à sagarde-robe,mais lorsqu’elle regarda l’étiquette attachée à lamanchede la robe convoitée, elle se rembrunit.Ellecalcularapidementquecesimplevêtementreprésentaitprèsd’unmoisdecouchesetdepréparationpournourrissonetleremitàregretsursoncintre.

—Sit’aspaslebudget,tusaisquoifaire…suggéraCindy.Enplus,avecunepoussette,c’estsuperfacile.Fautbienqueçaserveàquelquechosecespetitsmonstres-là.

Devantlemiroirdanssacabined’essayage,Frédériqueétouffaensilencelacolèrequ’elleressentait.OnvenaitdetraiterSAfilledepetitmonstre.C’étaitvalablepourlesenfantsdesautresquibavaientoumangeaientleurscrottesdenez,maispaspoursaprécieusefille.CommentCindyosait-elle?Frédériquereçutcettedéclarationcommeunegifle.Elleserhabillaenvitesse,s’assuraqu’aucunvêtementnesoittombédanssesaffairesetabandonnaCindysurplace.Cettefille-làluirappelaittropcellequ’elleétaitautrefois,avantBlanche.

Quelquesjoursplustard,Frédériquedonnarendez-vousàCassandrepouruncinqàseptets’ypointaavecsonbébé.Lemalaisedesonamieétaitperceptible,àuntelpointqueFrédériquecrutbondecrever

l’abcès.—C’estquoitonproblème?—C’estpastroptropwinnerpourcruiser,expliqua-t-elleenpointantBlanchedumenton.Tupouvais

paslafairegarder?—T’esvenuepourdénichertabaiseoupourmevoir?s’offusquaFrédérique.Maisdéjà,Cassandrenel’écoutaitplus,laissantdériverunregardlascifsurtoutcequipromettaitde

lui réchauffer l’entrecuissedans lesprochainesheures.Remarquantqu’ungrand ténébreuxavait repérésonamie,Frédériquecalasabière,ditaurevoiràCassandreetsedirigeaprestementversl’inconnu.

—Elledéteste leshommes,déclara-t-elle endésignantCassandre.Elle les attiredans son lit justepourleurtransmettresonherpès.

Frédérique lui tapa un clin d’œil complice avant de se retourner vers sa copine pour lui signifierqu’ellevenaitdeluiarrangerlecoup.

Avant de quitter l’établissement, Frédérique remarqua qu’au moment où Cassandre se levait pourferrersonpoisson,l’hommefilaitendouceverslestoilettespourl’éviter.

Le carnet d’amitié de Frédérique était largement amputé depuis son accouchement et les chosesn’allaientpasens’améliorant.AprèsavoirinstallélacoquilledeBlanchesurlabanquette,elles’assitderrièrelevolantetconsultasoncellulaire.ToujourspasdenouvellesdeSimon,maisuneinvitationdesamèrepouruncafé le lendemainencompagniedeLili.Frédériqueaccepta sur-le-champ,amuséedeconstaterquel’idéedepasseruneheureencompagniedesamèrenelarebutaitpasautantqu’avant.

Jeanninetrituraitnerveusementlespeauxmortesentourantsesongles.Lorsquesesdoigtsnevenaientpasà bout d’une cuticule déshydratée, ses dents prenaient le relais pour arracher lamembrane desséchée.Elletenaitmordicusàcequesoncoupledemeureenhautdelalistedesprioritésetmijotaitunplanpourcapter l’attention de sonmari. La veille au soir, elle avait eu une idée de génie qu’elle s’apprêtait àexposeràsafilleetàLili.

—Jeveuxfairedesphotoscoquines.Frédériques’étouffaavecsagorgéedecafépendantqueLilisedemandaitsielleavaitbiencomprisle

sensdonnéparJeannineaumot«coquine».—Pisj’aibesoindevousdeux.Photographe,dit-elleendésignantLili.Pistoi,styliste.JeanninesesouvenaitdestalentsdeFrédériquepourmettreenvaleurleursformesépanouiespendant

lagrossesse.Safilles’étaittoujoursbienhabillée,maisdelààcroirequ’ellepouvaitmettresonamourdesguenillesauservicedesautres…Cependant,aprèsladémonstrationconvaincantedesvêtementsdematernité,JeanninecomptaitsurFrédériquepourtrouverlalingerieidéaleafindecamouflersesmenusdéfautsphysiques.

—Tuveuxvraiment faireça toutdesuite?questionnaLili ense référantau faitqueJeannineavaitaccouchédanslesderniersmoisetquesoncorpsn’avaitpasencoreeuletempsdereveniràlanormale.

—Pastoutdesuite,maisdanslesprochainsjours.Lilineputs’empêcherdezieuterJeanninedespiedsàlatêteensedemandantparquelmiracleelle

arriverait à lui offrir les photos qu’elle désirait. Il y avait des limites au pouvoir maquillant d’unelentille.

Suivant son raisonnement silencieux,Frédérique jouade franchiseavec samère, espérantmettreuntermeàcetteidéedefou.

—T’espleinedebourrelets,t’aimespasmieuxattendrequelquesmois?— Non. J’ai peut-être une chance de perdre mes poignées d’amour en attendant, mais je vais

assurémentperdremesseins.Devantleregardinterrogateurdesdeuxautres,elledéveloppasapensée.—J’aiarrêtél’allaitement,messeinsvontdégonfler.Ilssontbeaux,là.C’estletempsd’immortaliser

ça.Les deux autres se consultèrent du regard, sceptiques. Jeannine joignit les mains en signe

d’imploration.—OKpourmoi,tranchaFrédérique.Maisvienspaschialersit’asl’aird’unjambon.—Jetefaisconfiance,répliquaJeannineenposantunemainsurcelledesafille.Elle s’imaginait déjà telle une Monica Bellucci posant devant la lentille d’un photographe de

réputation internationale. Comme si le produit final dépendait uniquement des sous-vêtements qui setrouveraientdevantl’objectifdeLilietnonpasdelafemmequilesendosserait.

Quelques jours plus tard, Jeannine, vêtue uniquement d’un déshabillé bleu ciel en dentelle, se tenaitdevantlacaméra,malàl’aiseetlecorpscouvertdechairdepoule.

—Tuvoulaistelajouer“pouledeluxe”,c’estréussi,lataquinasafilleenavisantlehérissementdespoilsdesamère.

JeannineritnerveusementensefrottantlesbraspourseréchaufferetpritunepausequirappelaitplusfacilementlesmannequinsducatalogueSearsquelesnymphesdeVictoria’sSecret.

—Décoinceunpeu,ondiraitquetuteconcentrespourpondreunœuf.—J’aijamaisfaitça.Jesaispascommentmeplacer.Liliprit leschosesenmainetcommençaàdiriger Jeanninequiappliquaitaumieux les indications

reçues.Peuimportelaposequ’elleprenait,ilyavaittoujoursunbourreletdisgracieux,undébordementdechairouunevergeturequitrouvaitlemoyendefigurersurlaphoto.Laséanceallaitêtrelongue.

—Jeannine,déconstipe!ordonnaFrédérique.Sinon,onvaêtreencoreiciàPâques.—Tuferaispasmieuxàmaplace.Frédériquedécidadeclouerlebecdesamèreenprenantsondéfiaumot.Enmoinsdetempsqu’il

n’enfautàunéjaculateurprécocepourdéshabillersanouvelleblonde,Frédériquefutensous-vêtements,àprendredesposes lascivesetà jeterdesregards incendiairesà l’appareilphoto.Àquelquespoucesd’elle,Jeannineétaitméduséeparlaconfiancedesafilleetsonassurance.L’idéequ’elleaitdéjàposénueluitraversasoudainl’esprit.Commeelleseraitgênéequel’anatomiedesagrandefillecirculesurlesécransd’ordinateurdesvieuxmononcleslibidineux.Mieuxvalaitnepascreuserlesujet…

Lilifitplusieursclichésdontsonmodèlen’auraitpasàrougir.Lerésultatétaitconvaincant,assezpourqueJeanninetentedel’imiter,àsamanière.Liliessayatantbienquemaldepoursuivresontravail,maisfinitparéclaterderiredevantlesmouesexagérémentboudeusesdeJeannine.Frédériqueluiemboîtalepasquelquessecondesplustard.

—Quoi?Jefaislamêmechosequetoi,s’insurgeaJeannineavantd’éclaterderireàsontour.

Cefutàcemomentquelamagieopéra.Liliavaitdevantelledeuxfemmescomplètementdétendues,riantàgorgedéployée,complices.Ellelesmitraillarapidementavantqu’ellesnereprennentpossessiond’elles-mêmes.

—J’medemandesiLiliferaitmieux?insinuaFrédérique.—Viens!Onfaitunephotodenoustrois.Lili ajusta son retardateur, posa l’appareil photo sur trépied et se joignit au duo pour sourire à

l’objectif. Les trois amies agirent comme si elles se trouvaient coincées dans un Photomaton etgrimacèrentautantqu’ellesseprirentpourdesBondgirls.Lorsquelesbébéssemanifestèrent,ellessecouvrirentpourfaireunephotodegroupe.

—Dommagequ’Esthersoitpaslà,notaJeannine.LaphrasefaisaitéchoauxpenséesqueLiliruminaitdepuisledébutdelaséance.Lerésultatn’étaitpasceluiescompté,maislestroisfemmespartirenttoutesavecdebeauxsouvenirs.

Jeannine eut une seule photo coquine potable. Un cliché qui se résumait à son visage et son sillonmammaire.Elleavaitdéjàhâtedel’imprimeretdelamontreràGerry.

Une fois l’œuvre d’art imprimée, Jeannine avait acheté un cadre aumagasin du dollar pourmettre saphotoenvaleur.Raviedu résultat, elleavaitdéposé le tout sur la tabledechevetdeGerry.C’était lemeilleur endroit pour réveiller sa fibre amoureuse.Dèsqu’il verrait le cliché, sonhommenepourraits’empêcherdeladésirer.Elleseraitalorsétenduedel’autrecôtédulit,prêteàlerecevoir.

Pourtant, le scénario de Jeannine ne se réalisa pas. Gerry éteignit sa lampe de chevet et tombalourdementsurlematelas,omettantmêmedeluisouhaiterbonnenuitavantdes’endormir.

Lelendemainmatin,alertéparlespleursdeMaxime,Gerryquittalelitprécipitamment,lespaupièressupérieuresencoresoudéesàleurshomologuesdudessous.Jeannineobservalatabledechevetdesonmari.Quelquesbiberonsàmoitiévidesyavaienttrouvérefugependantlanuit,camouflantlecadre.Laphotoluisemblaitpourtantenévidencelaveille…

Le soir venu, Jeannine gagna la chambre des maîtres avec la ferme intention d’obliger Gerry àremarquersoncadeau.Elledéposalecadresursonoreiller.

—Wow!T’esvraimentbelle.C’estunnouveaumaquillage?CelaavaitétéleseulcommentairedeGerrylorsqu’ilaperçutlaphotocoquinedeJeannine.Aucune

remarquesursapoitrine,sonregarddebraiseouseslèvresentrouvertes,invitantes.Gerrylaquestionnaitsur son choix d’ombre à paupières. Jeannine n’en revenait pas! Si son mari avait la libido aussiendormie,ilétaittempsqu’elleseréveille.

Enouvrantlaporteduréfrigérateur,Esthers’attendaitàcequelanauséelasaisisseàbraslecorps.Contretouteattente,sesyeuxseposèrentavecappétitsurlesalimentsfraisquinedemandaientqu’àêtrecuisinés.Enavisantlecompartimentàlégumesquidébordait,Esthersalivaàl’idéedemijoterunesoupegénéreuse.Peut-êtremêmeunpotagedelégumesracinesdanslequelelleverseraitunebonnequantitédecrèmefraîchepourenrehausserlasaveur.Satisfaite,ellechoisitsoigneusementsescarottes,sonpanaisetlerestantderutabagaquiseraientpelés,coupésetréduitsenpuréepourgarnirlatabledusouper.

Estherconstataitavecjoiequesesantidépresseurscommençaientàfaireeffet.Pourelle,retrouverle

goûtdecuisinerétaitunsigneindéniabledebonneformephysiqueetmentale.D’autantplusqu’elleavaitenviedemitonnerdeslégumesetnonpasundessertbourrédesucrejustebonàcalmersesémotionstropintenses.L’appel du tubercule sonnait comme le présaged’unepériodedemieux-être.Elle en soupirad’aiseens’armantdesonéconome.Iln’yavaitriendetelqueleslégumespourmettreEstherdebonnehumeur.

Lecellulairevibradenouveau.Concentréesursatâche,elleneregardapasquitentaitdelajoindre.Elle se rembrunitmomentanément en pensant à la chicane qui l’opposait à Lili. Fallait-il qu’elle soitorgueilleusepourrefuserl’aided’uneamie!Encemomentmême,Lilidevaitsemorfondreetespérerdesesnouvelles.Ilétaittempsdemettrefinàcecirquegrotesque.

Esther s’empara de son téléphone intelligent au moment même où Jeannine lui faisait parvenir uncourriel.Enouvrantlamissiveélectronique,ellevitapparaîtresursonécranunephotomettantenvedetteLili, Frédérique et Jeannine. Les trois femmes riaient aux éclats, complices. Seuls quelques motsaccompagnaientl’image:«Faudraitquetusoislà,laprochainefois.»

Esthereutunpincementaucœur.Alorsqu’elleimaginaitLiliserongeantlesonglesd’angoisseàcausedesonsilence,voilàqu’elleladécouvraitdétendueetsourianteencompagniedesautres.Commesiellesefichaitéperdumentqu’Esthern’ysoitpas.Commesileurdifférendpouvaitbienattendre.Etcommentse faisait-il que la photo lui soit envoyée par Jeannine? Lili voulait-elle lui cacher qu’elle s’amusaitfermeensonabsence?

Esther fixa ses légumes d’un air résolu. Pas question de se laisser contaminer par ces émotionsnégatives. Elle s’apprêtait à terminer sa besogne lorsqu’elle se rappela avoir loupé un appel. Elleespérait, sans vouloir l’admettre, que Lili en soit l’auteur. L’icône de la messagerie confirmait laréceptiond’unmessage.Esthercomposasonmotdepasseetcoinçalecellulaireentresonépauleetsonoreille. L’incontournable «vous avez un nouveaumessage» lui fut déclaré par la voix préenregistrée.Esthermouraitd’envied’entendrelavoixdeLililuisuccéder.

—Esther…c’estClaude.Fautvraimentqu’onseparle.Cettevoix…Cethomme…ettouslesproblèmesqu’ilssous-entendaient.Esthermitfininstantanément

àsaromanceimproviséeavecunecarotte,lecœurauborddeslèvresetl’appétitenvolé.

Trempé de sueur et cherchant son souffle, Jean-François sentit lemal de cœur le gagner.À regret, ildiminualacadenceets’obligeaàboirequelquesgorgéesd’eaufraîcheàmêmesagourded’entraînement.À ses côtés, sur un autre vélo de spinning, Thomas y allait à fond la caisse. Il faisait preuve d’uneendurance surprenante pour un nouveau papa dont les nuits étaient sûrement aussi hachurées que lessiennes.

— Tu te dégonfles, vieux! lui hurla Thomas pour enterrer la musique de discothèque que lepropriétairedugymfaisaitjouerenfondsonore.

—Lemanque…desommeil…haletaJean-Françoissansmêmepouvoirterminersaphrasetellementilavaitlesoufflecourt.

—Imagines’ilfallaitquet’allaites!Jean-Françoissefitlaréflexionqu’àl’heureactuelle,soussontoit,iljouaiteffectivementauseinde

substitutionendonnantlebiberonàThéoauxpetitesheuresdumatin.Étantdonnéladépressionmajeure

d’Esther,illuiavaitproposédes’occuperdeleurfilspendantlanuitdesortequ’ellepuisserécupérer.La manœuvre, jumelée à la prise d’antidépresseurs, semblait d’ailleurs efficace: Esther reprenaittranquillement vie.Mais pendant ce temps, le déficit de sommeil gagnait Jean-François.Comment lesfemmesfaisaient-elles?

Le commentaire de Thomas confirma à Jean-François qu’il n’était pas au courant qu’Esther avaitabandonnél’allaitement.Assurément,Liliavaitétémiseauparfum,maisellen’enavaitpassoufflémotàson amoureux.Par respect pour sa femme, dont l’orgueil était piétiné à causede cette décision, Jean-Françoiss’abstintderévélerlesecretd’Esther.

—Ondevraitsefaireunsouper,proposaJean-Françoislorsquesesfréquencescardiaquesreprirentun rythme plus normal. Les filles sortent plus à cause des bébés, je suis sûr qu’elles seraient biencontentesdesevoirunpeu.

Cefutau tourdeThomasdes’étonner.Depuisprèsdedeuxsemaines,Esther refusaitd’adresser laparoleàLili.Commentsefaisait-ilquesonpotenesoitpasaucourantdelamésentente?

— Quand tu seras capable de pédaler comme un homme, on s’en reparlera, le taquina Thomas,espérantchangerdesujet.

De retour à la maison, Thomas s’était empressé de rapporter sa conversation à Lili. En apprenantqu’Esther cachait encore des choses à sonmari, Lili fut prise d’une bouffée de sympathie pour elle.Commeildevaitêtredifficiled’affronter tousces tourmentssanspersonneàquiseconfier!Elleavaitlargementfaitsapartpourtenteruneréconciliationetn’importequeljugeauraittranchéensafaveurdansunecausel’opposantàsameilleureamie,maisLiliacceptadeboncœurdefaireunultimeeffortpourrenoueravecEsther.

Lorsqu’ellearrivechezsonamied’enfance,soncœuretsesdoigtsparticipaientàunvéritableduel,chaquepartiedesoncorps rivalisantavec l’autrepour le titreducogneur leplusacharné.Lepremierdanslapoitrine,lessecondssurlaported’entrée.

Laportenemitquequelquessecondesàs’ouvrirsurunJean-Françoisunpeuétonnéparl’ardeurdelavisiteuse.

—Entre,avantdetoutdéfoncer!ricana-t-il.—Estherestlà?—Danslebain.Tuveuxentrer?—Non,non.Jeluiapportaisjusteça.LilitenditungrandsacdeplastiqueàJean-Françoisquil’ouvrit,pousséparlacuriosité.Àl’intérieur,

il trouva des dizaines de sacs de laitmaternel congelé. Surpris, il fronça les sourcils et fixa Lili, enattented’uneexplication.

L’espaced’uninstant,LilieutenviedepunirEstheretdedéballeràJean-Françoissonoffredelait.Maiss’illuirestaitneserait-cequel’ombred’unechancederegagnerl’amitiéd’Esther,laprovocationneserviraitàrien.

—J’aipusdeplacedansmoncongélateur.—Mesemblaitquevousenaviezachetéunexpressémentpourça…répliquaJean-Françoisd’unair

soupçonneux.

—Déjàplein!mentitLili.—Waou!Tuyvasfort,maLili!dit-il,unsourireambigusurleslèvres.L’idée que Jean-François soit en train de l’imaginer, exprimant son lait, le sein connecté à une

machine,fitrougirLili.—J’aijustepeurdepasêtrecapabledecontinuermadièteencorelongtemps.Jefaisdesréserves.Au

casoù…Biensûr,ellementaitencore.Lelaitqu’elleavaitretirédesoncongélateuravaitétéexpriméavantle

débutdesadiète.Liliespéraitqu’Esthercomprennesavéritableintention,maissurtoutqu’ellenejettepas son précieux cadeau dans un accès de rage. Pour camoufler son malaise, Lili retira sa tuquemomentanémentpoursegratterlecuirchevelu.

—Nouvellemode?demandaJean-Françoisenpointantlatêtedelavisiteuse.Jepensaispasquelarepousseétaittendance.

—Trèsdrôle,ironisaLilienluiassénantuncoupdetuquesurl’épaule.Chaque fois qu’elle passait devant unmiroir, elle ne pouvait s’empêcher de se trouver négligente,

comme une adolescente qui s’offre une coloration professionnelle, mais qui n’a pas les moyens derécidiverlemoissuivant.Sonengagementàretirertouslesproduitstoxiquesdesaviecommençaitàluipeser,maiselledevaitcontinuersoncombat.Pourlebiendesonfils.

—Parlantde tête, tudiras àEstherque j’aibesoindeconseils.Léonardcommenceà avoir la têteplate.J’merappellepluscequevousaviezfaitpourAntoine…

—C’estpassorcier,fautvarierlapositiondubébé.—Peut-êtrequ’Estherad’autrestrucs…Jean-Françoiséclataderire.—Ellevaterépéterexactementcequejeviensdetedire.T’aspasbesoind’Esther,j’suislà!sevanta

Jean-FrançoisLilipensaitexactementlecontraire.Elleavaitbesoindesameilleureamie.

Dansungesteexemptdeféminitéetdedélicatesse,Frédériqueassénaunboncoupdepiedsurlemétalde la sécheuse. Le bout de sa chaussure laissa une mince balafre concave sur le côté de l’appareilélectroménager.Lamachinerefusaitdefonctionner.

—Merde!Pasmaintenant!Chaque soir,Blanche se tortillait dedouleur, sonpetit bedonenvahipardes crampes inexpliquées.

Simon avait confié à Frédérique que samère lemettait jadis sur la sécheuse lorsqu’il était lui-mêmeaffligédecoliques.Depuis,Frédériqueactionnait lecycledeséchagelepluslongchaquefoisquesonbébémanifestaitsoninconfort.Lavibrationdel’appareilagissaitcommeunepanacée.Enplusd’êtrelaseulefaçondesoulagerlescoliques,ellepermettaitparfoisdedifférerlebiberondequelquesminutes,deremplacerunesuceégaréeoudedonnerunrépitàmamanpourprendreunedouche.Cesoir,leremèdeuniversel n’était pas à portée de main. Frédérique berça inlassablement sa fille jusqu’à ce qu’elles’endorme,épuiséeparsoncombat.

—T’auraispaspu“fucker”quandl’autreétaitlà,bordel!cracha-t-elleàl’intentiondesasécheuse.Lui,ilestcapabledetefairefonctionner.

IlétaitrarequeFrédériqueengagelaconversationavecunmeubleouunobjetinanimé.Lemonologuequ’elledestinaitàsasécheuseluirappelaitl’absencedeSimonetlacruelledouleurquecetéloignementlui causait. Elle refoulait ce sentiment, trop consciente qu’il s’apparentait à l’idée qu’elle avait del’amour.

Pour s’enlever Simon de la tête, elle semit enmode action, fouillant laToile à la recherche d’unréparateur de sécheuse. Après quelques appels, elle trouva son homme et lui intima d’arriver àl’appartementauplussacrant.

Uneheureplus tard, laraiedu technicienoccupait ledevantde l’appareil.«Siaumoinsyavaitétéjeune et sexy», fantasma Frédérique. La providence avait plutôt fait débarquer un homme dans lacinquantaine, dont le gras abdominal recouvrait une partie de la ceinture inefficace qui tentait demaintenirsonpantalonenplace.

L’hommescrutalamachinesoustoussesangles,dévissaetrevissaquelquespiècesinutilementetauboutdedeuxheures,affirmaqueleproblèmeétaitrésolu.Totaldelafacture:plusquecequ’ilencoûtaithabituelle-mentàFrédériquepourunejournéecomplètedesoinsauspa.

IlétaittempsqueSimonrentreàlamaison…

Jeannineavaitquittélamaisondepuisquelquesminutesseulementlorsqu’ellegaralavoitureauxabordsduchantier.Si l’horlogenumériqueduvéhiculene luimentaitpas, lesemployésdeGerryferaient leurapparitiond’uneminuteàl’autre.

Elle laissa lemoteur tourner de peur que le froid n’envahisse l’habitacle, syntonisa une chaîne deradiodontl’animateurmatinals’apprêtaitàfairesonentréeenondesetplaçalerétroviseurdemanièreàobserverlesvéhiculescirculantdanslarue.Deuxcamionnettesralentirentàl’approcheduchantier.LecœurdeJeannineaccéléraimperceptiblementlacadence.

Quatre hommes, têtes et mains nues, comme si le mois de juin sévissait en plein cœur de mars,descendirentdesvéhiculesutilitairesetcommencèrentàdéchargerdumatériel.Jeannineremontalecolenfaussefourruredesonmanteauetsortitdesavoiture.

D’unpasdéterminé,ellefonçaverslequatuor,oubliantlescanardsquifiguraientsursonpantalondepyjamaetlescernesvioletsquibordaientprobablementsesyeux.

—Castonguay?cracha-t-elleaupremierquidaignatournerlatêtedanssadirection.Pourtouteréponse,l’hommebourruluidésignaunconfrèredumentonetcontinuasabesogne.—C’esttoi,Castonguay?questionnaJeannineunefoisdevantl’hommedésigné.—Oui.Legrandgaillardcroisasesimmensesbrassursapoitrinedansungestededéfense.Queluivoulait

cettefemmeétrangequisortaitàcinqheurestrentedumatin,enpyjama,pourluiparler?—Écoute-moibien,mongrandgarçon,repritJeanninesurletond’unemèrequigrondesonfiston,ton

bossabesoinderepos.Tuvasarrêterdel’appelerpourtoutetpourrien.Devantl’incompréhensiondesoninterlocuteur,Jeannineluiempoignal’oreillepourqu’ilsepencheà

sahauteuretentendebiencequ’elleavaitàluidire.—Sit’espascapablededirigerunchantier,jevaisdireaubossdeteremplacer,menaça-t-elle.—Labonnefemmeva“caller”Gerry,lesboys!ricanaleplusjeunedugroupe.

Jeanninelâchal’oreillequ’elleétaitentraindetordrepourfusillerlejeunotduregard.—Soispoli,jeunehomme,sinonjesuisenpositiondetefaireperdretajob.—Tryme!soufflacedernierens’empoignantl’entre-jambevulgairement.Devant l’éclatderiregénéraldeshommesrassemblés,Jeanninetournales talonset,enmarmonnant

sonmécontentement, regagna sa voiture. Les gars de chantier la regardèrent filer, convaincus qu’il nes’agissaitquedelapremièrefollequ’ilscroiseraientaujourd’hui.Lorsqu’ellefitcrisserlespneussurlaglace au démarrage et que l’arrière de la voiture dérapa légèrement, ils s’en donnèrent à cœur joie.Jusqu’àceque…

—Heille?C’estpaslecharduboss,ça?—Tabarnak,c’étaitlafemmeàGerry!—Lejeune,t’esdansmarde,conclutCastonguayquitremblaitpoursaproprejob.Quelquesminutesplustard,Jeanninesentituntéléphonevibrercontresahanche.Sansquitterlaroute

des yeux, elle sortit le cellulaire de Gerry de la poche de son manteau. L’afficheur confirmait queCastonguaytentaitdelejoindre,probablementpourrelatersonesclandre.Jeanninesouritsournoisementendéposantlecellulairesurlesiègedupassager.Elleeffaceraitlemessageavantderemettrel’appareilàsonpropriétaire.Heureusementqu’elleavaiteul’idéedesubtiliserletéléphonedesonamoureuxavantdequitter lamaisonpourêtrecertainequ’aucunesonneriene troublesonsommeil.Jeanninesedonnaitpourmissionderegarnirlecapitald’énergiedesonmari,quitteàposerdesbombessurseschantiers.

Ens’installantsurlabanquettedecuirette,Frédériquefitglisserquelquesmèchesdecheveuxdevantsesyeux.Sielleavaitpusefondredansletissusynthétique,ellel’auraitfait.Elledétestaits’attablerseuleaurestaurant. Son métier de serveuse lui apportait la conviction qu’un repas en solo était synonyme depersonnalitébeige,deviesexuelleserésumantauxplaisirssolitairesetdecharismedepoupéegonflable.Tout ce qu’elle ne désirait pas incarner.Même la présence gazouillante deBlanche n’atténuait pas cesentimentd’êtreunelaisséepourcompte.Elles’empressadoncd’activerl’écrandesoncellulaireetdes’absorberdanslesactualitésinsignifiantesquidéfilaientsurlesréseauxsociaux.

Lorsquelavibrationdel’appareilsefitsentir,Frédériquefrissonnaenréalisantquel’appelprovenaitdeSimon,àl’autreboutduglobe.Ildemandaitunevidéoconférence.Frédériquedégageasonvisageenrepoussantsescheveuxenarrière,s’ébouriffalatignassepourluidonnerduvolume,tirasubtilementsondécolletéverslebasetappuyasurl’écranpouraccepterlacommunication.

Lorsquel’imagedesonamantapparutàl’écran,Frédériquesuspenditsonsouffle.Ilavaitlescheveuxenbataille,l’œilfatiguéetunsourireàfairelubrifierunereligieuse.Lesimplepassagedesamaindanssescheveuxcontenaitladéfinitiondelamasculinité.Frédériqueregrettaitdenepasêtreàlamaison.Uneséancedesexevirtuelluiauraitfaitleplusgrandbien.

—Tudisrien?—C’esttoiquiappelles,lerelançaFrédérique.Simonsouritdeplusbelle.L’insolencedeFrédérique luimanquaitcruellement.Plutôtquede le lui

verbaliser,ilsecontentadesoupirer.—T’esoù?—Auresto.Tupensaisquandmêmepasquej’allaismecloîtrerpendanttonabsence.

Frédériqueregrettaaussitôtsapique.Pourquoipassait-elleenmodedéfensif?—PisBlanche?Frédérique fit pivoter son iPhone vers la coquille de sa fille qui patientait sagement à ses côtés.

Contre touteattente,elleentenditSimonquis’adressaitaubébé, luidemandantcommentelleallait, luidisantqu’ils’ennuyaitdelabercer,qu’illatrouvaitjolie,ceàquoiBlanchegrimaçaunsourire.

—Elleaussi,elles’ennuiedetoi,jepense,intervintFrédériqued’untonlas.—T’esaup’titjaponaisducoin?s’écriaSimonenvoyantledécordéfilerdevantlacaméraintégrée

autéléphoneportable.Jepourraispresquecroirequetut’ennuies…—J’avaisuneragedesushis,lecorrigea-t-elle.FrédériqueavaiteffectivementchoisilerestaurantenpensantàSimon.Àdéfautd’êtreàsescôtés,elle

pouvaitprétendreuneescapadededeuxheuresaupaysduSoleillevantpourseplongerdansunerêverieaveclui.

—Onmangeensemble?PendantqueSimoncommandaitduriz,dunattoetunesoupemisopoursonpetit-déjeuner,Frédérique

s’empiffrait de sushis colorés comme dernier repas de la journée. La communication fut interrompuesubitement,maisSimon rappelaquelquesminutesplus tard, augrandbonheurdeFrédérique.Le repasétait consommédepuis longtemps lorsqueSimon annonça qu’il devait quitter l’endroit pour le travail.Ellen’avaitpasvuletempspasser.

En mettant fin à la conversation, Frédérique fut tirée de sa rêverie par le serveur qui lui tendaitl’addition.Ils’éclipsa,lalaissantseuleavecl’imagedeSimonencoreimprégnéesurlarétine.Letempsde trouver sa carte de crédit et de la glisser près de la facture, et le serveur était de retour avec unedouzainederosesrouges.

—C’estsûrquec’estpaspourmoi,objecta-t-elle.—Si,si.L’homme luidésigna la carte accompagnant lebouquet.Frédériquedécacheta l’enveloppeet lut les

quelquesmotsquiyfiguraient:«Unepourchaquejourd’icimonretour.Simon»—Mais…comment?FrédériquerepassalefildelasoiréeetréalisaqueSimonavaitsûrementprofitédeleurinterruption

deservicepourcommanderdesfleursàdistance.Aprèstout,ilétaitfaciledenosjoursdetrouveruneadressesurInternet.Siçasetrouvait,ilavaitbénéficiédelacollaborationdeThomaspourquelesfleursluisoientenvoyéessur-le-champ.«Unepourchaquejourd’icimonretour.»ÇavoulaitdirequeSimonrentraitaupaysdansmoinsdedeuxsemaines.Enrespirantsesfleurs,Frédériquefutprised’unvertige.Elleétaitentraindetomberamoureuse.Leproblème,c’étaitqu’ellen’avaitjamaisétéadeptedechutelibre.

Avecimpatience,Lilinouasescheveuxenunequeuedechevalbanale.Unobservateurextérieurauraitpucroirequ’ellenesesatisfaisaitd’aucunecoiffureàcausedelarepoussedecouleurtellementapparentequemêmelaplussavantedesmisesenplin’arrivaitpasàlacamoufler.Maisl’énervementdeLilitenaitdavantageàunedétresseémotivequecapillaire.Esthernedonnaittoujourspassignedevieetignorait

superbementchacundesescourrielsettextos.Elledevaitserésoudreàtournerlapage.PoursonbonheuretceluideLéonardquiméritaitunemamanépanouieetheureuse.

Lili boudait devant le réfrigérateur ouvert lorsque Thomas revint de sa séance d’entraînementmatinale. À voir la contrariété peinte sur le visage de Lili, il choisit de prendre les commandes dudéjeunerpournepasavoiràmastiquerdelavacheenragée.

—T’asenvied’uneomeletteaufromage?Liligrimaça.Elleavaitenviedesonamie.Aucunmetsnepouvaitremplirlevidequ’Estherluilaissait

danslecœur.Maispeut-êtrequeremplirsonestomacpourraitamoindrir l’espacelaissévacantunpeuplushautàgauchedanssonanatomie.

—Jepensaisdéjeunerseule.T’arrivestôt.Vousavezmodifiévotreentraînement?—Jeffestpasvenucematin.—Ilestmalade?—Non.Estherallaitaugouvernementpourlenumérod’assurancesocialedup’tit.Jefffaisaitletaxi

pourlesplusvieux,j’pense.Le visage de Lili s’illumina. Elle consulta l’horloge rapidement et embrassa fougueusement son

amoureuxavantdecourirverslapenderiepourtrouverdequois’habiller.—Çaprendcombiendetemps,faireuneomelette?cria-t-elleenenfilantunchandailpropre.

Une heure plus tard, Lilimettait le pied dans les bureaux du gouvernement canadien. Elle avait eu letempsd’ingurgiterl’omeletteconcoctéeavecamourparThomas,d’essayerdedomptersonapparencedemèrenégligée,etdeconvierFrédériqueetJeannineàlarencontreraubureaudeServiceCanada.Sielleredoutait qu’Esther ait déjà quitté les lieux, l’efficacité et la rapidité des services gouvernementauxplaidaientplutôtpourqu’ellesoitsagementinstalléedanslasalled’attente.

UnregardcirculairepermitàLilidelocaliserEstherenmoinsdedeux,maisellehésitaitàl’affronterseule.Estherseraitobligéedeluiparlers’ilyavaitdestémoins,alorsqu’elleseraitbiencapabledelaplantersurplacesielleosaits’approcherensolo.Lilireculadoncentrelesportesd’entréeetpatientajusqu’àl’arrivéedeJeannineetFrédérique.

Son cœur battait la chamade comme lors de son premier rendez-vous galant avecThomas.Chaquepulsationcardiaquetémoignaitdel’importancedel’amitiédanslaviedeLili.Surtoutmaintenantqu’elleétaitnouvellementmamanetretiréedumarchédutravail.

Heureusement,FrédériqueetJeanninefurentponctuellesetarrivèrentensimultanéquelquesminutesplustard.

—Estherestpaslà?s’enquitJeannine.—Jenel’aipasvue.Elledevraitpastarder,mentitLili.—Madameperfectionquiestenretard,semoquaFrédérique.Elledoitêtreendedans,tusaisben.En s’étirant le cou, Frédérique repéra Esther à l’endroit même où Lili l’avait aperçue quelques

minutesplustôt.LaseuledifférencequeLilinota,c’étaitquesonamies’apprêtaitàdonnerunbiberonàsonfils.

—Qu’est-cequejedisais:impossiblequ’Estherarriveladernière.

Les trois femmes passèrent les portes et se dirigèrent vers le quatrième membre du groupe.Lorsqu’elle les aperçut, Esther se crispa, mais son flegme habituel reprit rapidement le dessus surl’émotion. Mis à part le fait qu’elle soit incapable de regarder Lili dans les yeux, rien dans soncomportementnepouvaittrahirl’étatdelasituationentreellesauxyeuxdesdeuxautresmousquetaires.

—Faut-tuprendreunnuméro?s’informaJeannine.EsthersecontentadepointerledistributeuretJeanninesedéplaçapourprendretroiscoupons.— Mère Teresa de l’allaitement est passée au biberon. Méchant revirement de situation, nota

Frédériquesanssavoirqu’ellejetaitdel’huilesurlefeu.—Fautbienutiliser lesréservesqu’ontire.Çaaunedatedepéremption, le laitmaternel, intervint

Liliensortantinnocemmentunbiberondesonpropresacàcouches.Lilisavaitbienquecen’étaitpasdu laitmaternelquecontenait lebiberonquisedéversaitdans la

bouchedeThéo,maissiEstherjouaitlejeu,quiferaitladifférence?—As-tuarrêtél’allaitement?demandaJeannineàLilienluitendantsonnuméro.Avecladiètequetu

t’imposes,çaferaitlongtempsquej’auraisabandonné.—Non, non. J’introduis juste le biberon pour queLéonard puisse se passer demoi plus que deux

heures,ironisaLili.—Mesemble,oui.Qu’est-cequimeditquec’estpasde lapoudredansvosbiberons?argumenta

Frédériquepourtaquinersesamiesproallaitement.—Regardelacouleur,fille.C’estévidentquec’estleurlait,expliquaJeannineenscrutantlaparoidu

biberond’Esther.LeregarddeLiliseportasur labouteillequetenaitsameilleureamie.Jeannineavaitraison.Iln’y

avaitaucundoute.C’étaitdulaitmaternelquebuvaitlefilsd’Esther.Restaitjusteàdéterminerquelseinavaitproduitleprécieuxliquide.

— Faut pas que l’allaitement nous empêche de vivre, poursuivit Lili, encore sous le choc de sadécouverte.Àunmomentdonné,çaseraitlefundeseplanifierunesortiedefilles,sansbébé,non?

—Mets-en,approuvaJeannine.Quand tuveux!Yaunnouveauspaquivientd’ouvrirdans lecoinde…

LebonimentdeJeanninese fonditdans lesbruitsambiants.Lili fixaitEstherenespérantun regard.Quandsonamiedaignaenfinlaregarder,ellenefutpascertainedecequ’ellevittellementl’émotionlagagnait.Estheravait-ellevraimentarticuléun«merci»silencieuxàsonintention?

—…mais d’ici là, j’ai besoin de gardiennes pour une sortie en amoureux. Y a des volontaires?s’informaJeannined’unevoixsuppliante.

—Sérieux,onadéjàtoutesunbébé.Tuvaspasnousenimposerdeuxdeplus,s’opposaFrédérique.—Prends-enjusteun,proposaJeannine.—Siquelqu’unprendledeuxième,j’veuxbentedépanner,offritsafille.En l’absence de Simon, l’appartement était vide, les soirées longues et les distractions limitées.

Frédériqueacceptaitdedépannersamèreenprévisiond’unretourd’ascenseur.LesregardsbifurquèrentversEstherquisecouavigoureusementlatêtedegaucheàdroite.—J’enaitroisàlamaison.Jefaisdéjàmapart.JeanninetournalatêteendirectiondeLiliettentaundernierplaidoyer:—C’estGerryquienavraimentbesoin,mentitJeannine.Yestauboutdurouleau!

Liliseremémoralevisagecernédunouveaupapa.EllesavaitqueGerrys’impliquaitdavantagequelamajoritédespèresetnedoutaitpasque laprésencedes jumeaux luivoledenombreusesheuresderepos.

—OK.Maisjustequelquesheures.Jeannineexultait.Touteslespiècesdupuzzlesemettaientenplacepourqu’ellepuisseenfins’offrir

unesoiréeen tête-à-têteavecsonhomme.Peu lui importaitdedevoirpasser lamoitiédesa journéeàattendre sur une chaise inconfortable pour obtenir des numéros d’assurance sociale pour ses jumeaux.Elles’apprêtaitàfairetouteunesur-priseàGerryetjouissaitàl’avancedel’effetqu’elleallaitproduire.

Le numéro d’Esther fut appelé. Elle sortit le certificat de naissance de Théo de son sac à main,documentessentielàl’obtentiondunumérod’assurancesocialeconvoité.

—C’estmaintenantquevousmeditesqueçaprendça?râlaFrédérique.J’suisicipourrien,là!—Aucontraire,tuvasjouerunrôlecrucial:tuvasnoustenircompagnie,répliquaLilienpouffantde

rire.—L’amitié,c’estimportant,renchéritEsthertoutenadressantunsouriresincèreàsameilleureamie.

Enpassant,ilfautquetuviennesàlamaison,Lili.—Pourquoi?—Pourlecale-tête.L’airahurideLiliendisaitlongsursonincompréhension.—LecoussinergonomiquepourqueLéonardaitunebelletêteronde.Jetrouvaisplusceluid’Antoine,

alorsj’enaiachetéunpourtoi.Dès que sonmari l’avait informée des angoisses de Lili, Esther y avait vu l’excuse parfaite pour

renoueravecsonamie.— J’te jure que vous en avez de l’argent à dépenser pour acheter des gadgets pareils! se moqua

Frédérique.Estherseditqu’aucontraire,l’amitiédeLilienvalaitlargementl’investissement.

EncachettedeGerry,Jeannineavaitréservéunetableaurestaurantitalienqu’ilsaimaienttant.Celuioùsonmaril’emmenaitinvariablementpoursoulignerunévénementimportantoucélébrerleuranniversairederencontre.JusteàpenserauxcannellonisgratinésetJeanninesalivaitd’impatience.Ellevisualisaitlasoiréeparfaite:labouchegourmandedeGerryetsesdoigtsquiglissentlelongdesacoupedevinrougecommeunepromessepourleretouràlamaison.Ilss’offriraientmêmeprobablementunepointedegâteauauchocolatqu’ilspartageraientcommedejeunestourtereaux.

Jeannineouvrit lapenderieetsélectionnaavecsoindesvêtementspoursonamoureux.Sonchoixseportainstantanémentversunechemised’unbleuprofondquiallaitàmerveilleàGerry.Unechemisedequalitéqu’ilneportaitpluspouréviterquedelabaveoudesrégurgitationsentachent lesépaules.Cesoir, il n’aurait aucune excusepournepas l’enfiler puisqu’ils se retrouveraient en amoureux, loindesbébés.

Enarrivantausalon,Jeannines’interposaentreGerryetletéléviseurpourattirersonattention.Elleluidésignalesvêtementsqu’elletenaitmaintenantàboutdebras,devantelle.

—Jeannine,tucachesmonprogramme.J’veuxpasmanquerlafindureportage.

Le bulletin télévisé relatait l’histoire d’une jeune mère négligente ayant laissé ses enfants sanssurveillancedanslavoiturefamiliale.Leplusvieuxavaitdésengagélefreinàmainetcauséunaccident.Heureusement,lesenfantss’entiraientavecdesblessuresmineures.

—Tuparlesd’uneimbécile!Partirenlaissantsesenfantsseuls!Jeanninesongeaàsonexpéditionàl’épicerie.MieuxvalaitnepasensoufflermotàGerry.—C’estquandmêmepaslafautedelamèresilep’titajouéaveclebrasdevitesse.—Onlaissepasdesenfantsseuls,secontentaderépliquerGerry.Souhaitant revenir à sesmoutons, Jeannine reculadequelquespas et éteignit le téléviseur avantde

s’approcherdesonmari.Denouveau,elletenditlesvêtementsdanssadirection.Lorsqu’ilacceptadelesprendre,ilremarquaqueJeannineportaitunerobeneuveornéed’undécolletédélicieuxetdestalonsunpeu trophautspour lui assurerunedémarchenaturelle.Avecquelqueshésitations, Jeannine tourna surelle-même.Sestalonss’enfoncèrentdansletapisdusalonetelleretrouvasonéquilibredejustesse.

—T’esjolie,confirmaGerryavectoutelasincéritéquepouvaitluipermettresonétatvégétatif.—Jolie?C’esttout?Jeanninemarchaverssonhomme,plaçaungenouentresesjambesetavançalapoitrinepourluimettre

sondécolletéàdeuxpoucesduvisage.Enétirantleslèvres,GerryauraitpugoûterlapeautendreàlanaissancedesseinsdeJeannine,maisiln’enfitrien.Ilsecontentadesourire.

Jeannine s’attendait à ce qu’il lui empoigne la poitrine à deuxmains, à ce qu’il se noie dans sondécolletéouqu’illuiretrousselebasdelarobe.Àtoutlemoins,elleespéraituneremarquesalace,uncommentaire coquin, un regard lubrique. Rien. Il tourna la tête et déposa sa joue contre le buste deJeannineavectendresse.

—Jesuisunhommechanceux.Malgrésadéception,Jeanninedécidadenepasselais-serdémonterparl’attitudedeGerry.Aprèsun

bonrepasentête-à-tête,elletrouveraitassurémentlemoyendel’allumer.—Encorepluschanceuxquetulecrois.Onsortenamoureux.LasurprisesepeignitsurlestraitsdeGerryaugrandbonheurdeJeannine.—Onfaitgarderlesjumeauxetonvaauresto.—T’auraispasplutôtlegoûtqu’onloueunfilmetqu’onsefasselivreràmanger?Jesuisclaqué.—Faisuneffort,monoursensucre.J’aienviequ’onsecruiseunpeu.Gerryn’avaitaucundésirderevêtirautrechosequesesvêtementsd’intérieurmoelleuxetextensibles.

IlavaitprisdupoidslesderniersmoisetsavaitpertinemmentquelachemisepréféréedeJeannineneluiallaitplus.Lesboutonsauniveaudel’abdomenrefusaientdefermeradéquatement.

—Onpeutsecruiserenpyjama.Depuisquandilfautunechemisepourteséduire?Jeannineperditsonsourire.Ellesedégageaetfitquelquespasdanslapièce,essayantdetrouverdes

argumentspourincitersonmariàluiemboîterlepasdansleplanqu’elleavaitprévupourlasoirée.—Çafaitunesemainequejetravaillepourorganisercettesortie-là,chevrotaJeannineauborddes

larmesGerryselevaàsontouretpritsafemmedanssesbras.Ill’embrassadoucement.—OK,d’abord.Àcontrecœur,maissansrienlaisserparaître,ilcommençaàsedéshabillerenpleinmilieudusalon

pourenfilerlesvêtementsinconfortableschoisisparJeannine.Ilsebattaitaveclesderniersboutonsdela

chemiselorsqu’illuidemanda:—Quivagarderlesjumeaux?—FrédériqueetLili.Gerrys’étonnaque lesdeux jeunesmamansaientacceptédevenirchez luipourgardersesenfants.

Décidément,lamaternitéchangeaitsabelle-fille.—Fautyaller,sinononvaêtreenretard.Gerryjetauncoupd’œilàsamontre.Ilétaitàpeinedix-septheurestrente.—Àquelleheurelesgardiennesarrivent?—FranchementGerry!Déjàqu’ellesnous rendent service, j’étaispaspour leurdemanderdevenir

chercherlesenfants.C’estnousautresquidoitlesreconduire.Justel’idéededevoirréveillerlesjumeauxpourleurenfilerleurhabitdeneigeetdedevoirgarnirle

sacàcouchesdécourageaGerry.Sabonnevolontés’effritait.Lorsqu’ilvitJeanninereveniraveclesdeuxsacsàcouchessouslebras,ilvoulutlaraisonner.

— Ils partent pas pour une semaine à Cuba. Juste un sac devrait suffire pour trois heures degardiennage.

—Chacunsonsac,sinonvafalloirenvider lamoitiéchezFrédériqueavantd’apporterJulienchezLili.

—Tufaisgarderlesp’titsséparément?s’emportaGerry.—Tupensais quandmêmepasqueFrédérique avait accepté de s’occuper des jumeaux enplus de

Blanche?ElleprendMaximeetLiliprendJulien.—Non!Lemotdetroislettresavaitétéprononcéavecconviction.TellementqueJeannineenrestabouchebée.—Onvapasséparerlesenfants,continuaGerry.—Tul’asdittoi-même,c’estjustepourunecoupled’heures.—Ilssonttroppetits.—Ilsvontprobablementdormiretserendrontcomptederien.—Pasquestion.Gerry commença à déboutonner sa chemise, la retira et enfila son large t-shirt devant le regard

interloquédeJeannine.—Qu’est-cequetufais?Sansmêmeprendrelapeinederépondre,Gerryretirasonpantalonpropreetseglissadanssonbasde

pyjamaélimé.Ilsecalaconfortablementdanslesofa.—Veux-tubenmedirequellesortedemèrepenseà…Jeannines’empourpra.MêmesiGerryn’avaitpasformulélerestedesapenséeàvoixhaute,ceque

sous-entendaitledébutdesaphraseluiglaçalesang.C’étaitlapremièrefoisqu’ilcritiquaitouvertementsonrôledemère.

Surce,Gerrysesaisitdelatélécommandeetallumaletéléviseurenprenantsoindemonterlevolumepourbienfairecomprendreàsafemmequeladiscussionétaitclose:ilnesortiraitpascesoir.

Frédérique regarda sa fille.La petite bonne femmen’avait aucune idée de l’importance dumoment etdormait comme un loir. Frédérique aurait aimé lui voler une parcelle de quiétude. Pendant quelquessecondes,elleenvial’innocencedeBlanche.Elleavaitcherchélesommeil toutelanuitsansjamaisletrouveretsonestomacavaitrefuséd’avalerquoiquecesoitpourdéjeuner.

Pour lamillièmefois,Frédériquevérifiaqu’ellese trouvaitbienaubonendroit.Ellenefréquentaitpassouventlesaéroportsetcraignaitdelouperl’arrivéedeSimon.Peut-êtreaurait-ilétépréférabledel’aviserqu’elleviendraitlechercherplutôtquedevouloirluifaireunesurprise?

Nerveusement, elle tenta de capter son reflet dans unevitre pour s’assurer que son apparence étaitimpeccable.Pasquestionderisquerunaller-retourauxtoilettesdesfemmespourretouchersonrougeàlèvresetajustersatenue.Ilsuffiraitqu’elles’absenteuninstantpourqueSimonluiéchappe.

Lespassagerscommencèrent à franchir laportede sécurité.Frédérique s’étira le coudans tous lessensetsedressasurlapointedespiedspourscruterchaquevisage.Elles’étonnad’êtretouchéeparlesretrouvailles auxquelles elle assistait. Chaque accolade, chaque poignée de main, chaque étreinte nefaisait qu’augmenter sa fébrilité. Durant sa nuit d’insomnie, elle avait imaginé le retour de Simon unmillion de fois. Si chaque fantasme différait du précédent, ils avaient tous en commun une étreintepassionnéequisedéroulaitauralenti,commedanslesfilms.Illuitardaitdevivreenfincettescènedignedesplusgrandsfilmsd’amour.OùdoncétaitSimon?

Le flot des arrivants ralentit considérablement, faisant craindre le pire à Frédérique. Elle avaitsûrementmanquéleretourdesonchum.Peut-êtreavait-ilretardésondépartd’unejournéeenoubliantdel’aviser?Maispeut-êtreaussiétait-ilsimplemententraindes’envoyerenl’airavecunehôtessedel’airunpeutropjolie.

Lesscénarioslesplusrocambolesquescommencèrentàsesuccéderdanssoncerveau.ChacunmettantenvedetteunDonJuanportantlestraitsdeSimonetunemyriaded’amazonesasiatiques.Heureusement,lepleurlégerdeBlanchedétournasonattentionetlafitatterrirbrutalementdanslaréalité.Frédériqueluichatouillaleslèvresaveclasuceetlebébéengloutitlatétineavecbonheur.

Lorsqu’ellerelevalatête,Simonsetrouvaitàquelquesmètresd’elle,immobile,uneénormevaliseàlamain,levisageinexpressif.IlssefixèrentsansbougerpendantcequisemblauneéternitéàFrédérique.Elleespéraitqu’illuilanceunsourirecommeluiseulenavaitlesecret,maisiln’enfitrienetrestademarbre.Frédériqueregrettades’êtredéplacée.Simonn’avaitvisiblementpasenviequ’ellesoitlà.

Figéparlasurprise,Simonétaitincapabled’amorcerunmouvementendirectiondeFrédérique.Toutau longduvolde retour, ilavait fantasmésurces retrouvailles.Frédérique le tétanisaitpar sabeauté.Commentavait-ilpuquitterlepaysaussilongtempsetsepriverd’elle?

Lentement,sanslaquitterdesyeux,ils’avançadanssadirection,lecœurbattant.Arrivéàsahauteur,illuifitfaceensilence,etilss’absorbèrentmutuellementdansleregarddel’autre.Avecdouceur,ilposasapaumecontrelajouedeFrédérique.Lecontactluiconfirmaqu’elleétaitbienenchairetenosdevantlui.Qu’ilnes’agissaitpasd’unmiragecauséparsondésirviolentdelaretrouver.

Le contact léger les électrisa simultanément, on aurait dit qu’unedécharge électrique les propulsaitl’un vers l’autre. Ils s’embrassèrent passionnément. Ce fut Frédérique qui se détacha la première dubaiser.Elledevaitreprendresonsouffle.Alorsqu’elles’apprêtaitàsouderdenouveausaboucheàcelledesonamant,desmotsqu’elleauraitpréféréretenirglissèrententreseslèvresavecurgence:

—J’t’aime,Simon!

Labouilloire émit son sifflementhabituel, annonçant àEstherque l’eauétait prête à êtreutiliséepourinfuserlatisane.Elleentrepritdoncdeverserleliquidechauddanslestassesoùpatientaientdéjàdeuxsachetsàsaveurdepoire-gingembre.Justeàcôté,lecale-têtequ’elleavaitachetéattendaitsanouvellepropriétaire.Lilinetarderaitpasàarriver.

La chaîne stéréo jouaitLesquatre saisons deVivaldi demanière à peine perceptible pour ne pasréveillerThéo.Lesnotespimpanteségayaienttoutdemêmel’ambiance.L’humeurd’Estherétaitaubeaufixe.

Liliavaitbienquelquesminutesderetard,maisEstherluipardonnaitfacilementcetaccrocauxbonnesmanières.Elleétaitheureusedesaréconciliationamicale.

Laminuteriesefitentendreàsontour.Estherenfilasesmitainesdefourpourretirerunappétissantgâteaudufourneau.Uneffluvedevanilleenvahit lacuisine.Leplandetravail impeccablementnettoyéaccueillitledessert.MarthaStewartpouvaitallerserhabiller!

Detimidescoupsportésàlaported’entréearrachèrentunsourireàEsther.Ellesedépêchad’enleversontablierpourrecevoirsavisiteuse.

Ellefaillittomberàlarenverseenouvrantlaporte.Claudeétaitsursonperron.—Jepeuxentrer?Esthernebougeapasd’un iota, redoutantdeseretrouverseuledans lamêmepiècequesonpatron.

Elle aurait voulu trouver la force de le chasser,mais son cerveau tournait soudainement au ralenti etaucuneexcuseplausibleneluivintàl’espritpourjustifieruncongédiement.Ellesecontentadelaisserentrer l’air froid, espérant que ce serait suffisant pour chasser le rouge qu’elle sentait luimonter auxjoues.

Devant le silence de lamaîtresse des lieux, Claude posa unemain à plat sur la porte d’entrée etcommença à la pousser doucement pour se frayer un passage. Il ne quit-tait pasEsther des yeux pours’assurerqu’ellenes’opposepasà son initiativedepénétrerà l’intérieur.Dumêmecoup, il réduisaitconsidérablement l’espacequi le séparait d’Esther.Sa chevelure avait uneodeurvanilléequi l’enivrainstantanément.

Illapritparlataillepourqu’ellesedéplaced’unpassursagaucheetainsipouvoirrefermerlaporte.Estherplaquasondosaumur.Levestibuleluisemblaitsoudainementtroppetitpourelleetlui.Ellevitson regard seposer sur sabouche.Çan’augurait riendebon.Unhommene fixepas les lèvresd’unefemmeàmoinsdevouloirl’embrasser.Elleavalapéniblementsasalive.

—J’aienvie…deparler.Etcommeturetournespasmesappels…—J’attendsquelqu’un,soufflaEstheravecdifficulté.Tudevraispartir.—Justedeuxminutes,s’opposaClaude.—Jepeuxpas.Esthernesavaitpassiellenepouvaitpassupportersaprésencedeuxminutes,siellenepouvaitpas

avoiruneconversationaveclui,ousiellenepouvaitpasl’embrasseretredoutaitqueçaseproduise.Sapoitrinesesoulevaitets’abaissaitdeplusenplusvite,trahissantletroublequesuscitaitlaprésencedeClaude.

—J’aibesoindesavoir,Esther.

Elle ferma les yeux de peur qu’il y lise quelque chose. Elle comprenait àmots couverts qu’il luidemandaitunefoisdepluss’ilétaitlepèredeThéo.Ellenepossédaitpaslaréponseàcettequestion.

—Claude…Jeveuxpaslesavoir.Ilfautoublier…Enouvrantlesyeux,elleréalisaqueClaudeavaitreculéd’unpas,résigné.Elleseditqu’elleétaiten

train de gagner la partie. Lorsqu’elle le vit fouiller dans la poche intérieure de sonmanteau, elle necompritpas toutde suite cequ’il faisait. Il enextirpauneenveloppeblanchequ’il lui tendit.Aussitôtqu’elles’ensaisit,Claudebaissaleregardetposalamainsurlapoignéedeporte,prêtàsortir.Dedos,ilmurmuraunedernièrechoseavantdepartir:

—Tumelaissespaslechoix,Esther.Estherseprécipitaàlafenêtrepourleregardermonteràborddesavoitureetquittersonchampde

vision.Elleposalesyeuxsurl’enveloppequ’elleavaittoujoursàlamain,ladécachetaetdéplial’uniquefeuillequ’ellecontenait:unedemandedetestdepaternité.

EChapitre4

npénétrantdanslecabinetd’avocats,Esthersefélicitad’avoirrevêtuuntailleurdebonnequalitéetd’avoirnouésescheveuxenunchignoncompactsursanuque.Sesperlesdecultureconvenaienttout

à fait à l’opulence des lieux. Elle prit place sur une des deux chaises Philippe Starck que lui avaitindiquéelaréceptionnisteensedemandants’ils’agissaitdereproductionsoudevéritablescréationsdudesignerfrançais.

Onlafitpatienterpourqu’ellecomprennebienquel’horairedemaîtreMartelétaitsurchargéetquelecélèbreavocatluifaisaitunefleurenacceptantdelarencontrerlejourmême.

Une fois assise en face de l’imposant personnage, elle tendit rapidement la lettre et exposa leproblème.Leregardscrutateurdecethommeneluiplaisaitpas.Esthersentaitqu’illadéshabillaitdesyeux.Etcen’étaitpasqu’ilimaginelacourbedesahancheoulegalbedesonseinquil’inquiétait,maisplutôtqu’ildécodel’intérieurdesoncerveau.

—Jeveuxsavoircequedoitfairemonamiepouréviterlesproblèmes,énonçaEsther.La commissure gauche de l’avocat s’étira en un rictus moqueur. Il n’était pas dupe du mensonge

proféré par Esther, mais décida de n’en rien laisser paraître. Aucun client ne payait ses honorairesexcessifspourconseillerunami.

—Cettelettreprovientd’unex-petitami,d’unamantjaloux?—Uneaventured’unsoir,rectifiaEsther.—Est-ilpossiblequ’ilsoitlepèredel’enfant?—Probablementpas.—Alors,ditesàvotreamied’accepterlademande.Letestprouveraquel’enfantn’estpasdelui.—Maissiellen’apasenviedesoumettresonenfantàcetest?—Riennel’yoblige.Lalettren’aaucunevaleurlégale.—Claudenepeutpaslaforceràpasseruntestdepaternité?—Tantquevotreamienereçoitpasunordredelacour,riennel’ycontraint.Esthersoupiradesoulagement.—Çavousrassure?Pourvotreamie,j’entends?—Oui.Merci,monsieurMartel.Esther se leva prestement pour lui tendre la main. Lui se fit un plaisir de la retenir un peu plus

longuementquelabienséancel’auraitexigé.Lorsqu’ellesepenchapourrécupérersonsacàmain,letissude sa jupe lui moula l’arrière-train. Maître Martel se fit la réflexion qu’avec une croupe aussiappétissante, il espérait que cette cliente revienne le consulter.Elle s’apprêtait à sortir de sonbureaulorsqu’ileutenviedel’admirerencorequelquessecondesdeplus.Pourleplaisirdeladécontenancer,illuilança:

—Unan.—Jevousdemandepardon?—C’est ledélaimaximalpourchangerl’actedenaissanced’unenfant.Tenez-leàdistancependant

douzemois.Aprèsça,votreamantn’auraplusaucunrecourscontrevous.

Esthereutenviedelereprendre,derectifierlasituation,desauversonhonneur,decacherlerougequiluimontaitauxjoues,maislesouriredesoninterlocuteuretlalueurdemalicequ’ellelisaitaufonddesonœil ladissuadèrent.Elle se contentade relever lementonavecdignité et de tourner les talons enpriantpourneplusjamaisremettrelespiedsdanscebureau.

Jeanninesouriaitbéatementenadmirantlekiosqueàrevues.Sesmagazinespréféréssecôtoyaientsurleprésentoiravecdesgrostitrespromettantdesrévélationschocssursesvedettespréférées.Lalecturedesesrevuesàpotinslagrisait.C’étaitunrituelhebdomadaireauquelellenedérogeaitsousaucunprétexte.

Elleadoraitl’audacevestimentaired’unetelle,leschangementsdelookcapillairesd’uneautreetlavieamoureuse tumultueusede lamajoritédesvedettesdupetit écran.Elleprenaitplaisir à s’imaginerdansleurpeauletempsd’unelecture.Jeanninechoisitquelquesparutions,lesdéposasurlepare-soleildelapoussettedoubleetsedirigeaverslacaissepourpayersesachats.

Elleétaitvenueavecl’intentiond’acheterdesmagazinespourGerry,afindeluichangerlesidéesetde le mettre dans de meilleures dispositions à son endroit, mais quitterait la boutique avec sespublicationspréféréesàelle.

Lamajoritédescommercesn’étaitpasaménagéepourcirculeraisémentavecunepoussetteauxlargesdimensions. De peine et de misère, Jeannine se fraya un chemin en replaçant sur les présentoirs lesmagazinesqu’ellefaisaitchutersursonpassage.

Une jeune cliente lui offrit son aide pour parvenir à destination. Elle en profita pour reluquerl’intérieurdelapoussetteets’extasierdevantlesjumeauxendormis.

—J’aimeraistellementça,avoirdesjumeaux,confialajeunefemme.—C’estcute,maisc’estdel’ouvrage,soupiraJeannine.—J’imagine…heureusementqu’ilyalesgrands-parentspourdonneruncoupdemain.—Encorefaut-ilqu’ilssoientvivantsouàproximité.—Puisqu’ilsaientl’énergiepours’occuperdedeuxbébés,renchéritlajeunefemme.—J’vouslefaispasdire.C’estdemandantcespetitesbêtes-là!blaguaJeannine.—Cesdeux-làsontbienchanceuxd’avoirunegrand-mamanimpliquéecommevous.Insultéeparlaméprisedelacliente,Jeanninedemeuracoite.Lacolèrel’empêchaitmêmederemettre

cetteinsolenteàsaplace.Dequeldroitluicrachait-elleauvisagequ’elleavaitl’aird’unegrand-mère?

FrédériquechevauchaitSimondepuisquelquesminutesseulementlorsqu’ellesentitsonamantsecrisperetjouir.Malgrésadéceptiondenepouvoirpoursuivresacavalcade,ellesourit,satisfaitedesavictoire:lecorpsdeSimonnesavaitluirésister,dumoinscequisetrouvaitendessousdelataille.Latête,c’étaitautrechose.

Depuissonretourd’Asie,Simonsemblaitmoinsenclinauxplaisirscharnelsetauxpartiesdejambesenl’air.Frédériques’attendaitàcequ’il luisaute littéralementdessusaprèsuneabsenceaussi longue.Elleespéraitunevisitedelabanquettearrièredelavoitureentrel’aéroportetl’appartement.Anticipaitdeperdre ses vêtements à quelquespasde la porte d’entrée.Prévoyait unenuit agitéeoù elle devraitimplorerSimonde lui accorderquelquesheuresde sommeil. Il n’en fut rien.Frédériquedevait à toutcoupprendrel’initiativedesmomentsintimesets’endésolait.Elleredoublaitdoncd’ardeurpourséduire

chaqueparcelledel’anatomiedeSimonetluiredonnerlegoûtdelabaisercommeavant.Uneéjaculationprécocecommecellequ’ilvenaitdeluiservir témoignaitquandmêmeunpeudupouvoirdeséductionqu’elleavaitsurlui.SaréactionrassuraitFrédérique.IlavaitsûrementétéabstinentpendantsonvoyagepourréagirdelasorteetlecorpsdeFrédériqueluiavaitmanqué.

—Ilétaittempsquetureviennesaupays,letaquina-t-elle.Simongardalesyeuxferméspourbaignerencorequelquesinstantsdanslavoluptéoùl’avaitpropulsé

sonorgasme.Ilsecontentadesourirebéatement.Frédériquerecouvritsoncorpsparlesienetsereposauninstantavantderoulersurledosetd’écarterlescuissessensuellement.

—Autourdemadame,maintenant.Simonneréagissaitpas.Enserelevantsuruncoude,Frédériquefutbienobligéedereconnaîtreque

Simon s’était endormi. Si elle souhaitait se libérer de ses tensions, elle en était quitte pour passer enmodemanuel.

Frustrée,ellequittalelitettrouvarefugesousladouche.Lesoleilsepointaitàl’horizonetBlanchenetarderaitpasàseréveiller.L’eauchaudequiparcouraitsoncorpsluiapportabienpeuderéconfort.Simon lui échappait. Il lui glissait entre les doigts. Même le sexe ne semblait pas un argumentsuffisammentpuissantpourobtenircequ’elledésirait.

C’étaitlapremièrefoisqueSimonnelasatisfaisaitpasaulit.Qu’iln’avaitpasladélicatessedesepréoccuper de son plaisir à elle. Si le cul ne lui permettait pas de mettre la main sur ce qu’ellerecherchait,comments’yprendrait-elle?Ellevoulaitjusteunéchoàson«jet’aime».

Thomasempoignalabouteilledevinrougeetseservitdenouveau.Ilapprochalacoupedesonnezpourprofiterdesnotesboiséesdel’alcooleteningurgitaunebonnelampée.Ducoindel’œil,ilobservaLilientraindedonnerleseinàLéonard,ausalon.Depuisqu’elleavaitrenouéavecEsther,sablondeétaitd’humeuragréable.ÀmoinsquecesoitseulementlefruitduhasardetquelaréconciliationsoitsurvenueaumomentoùleshormonesdeLilirevenaientàlanormale?PourThomas,çademeuraitunmystère.

—Tupourraisl’allaiterici?—C’estplusconfortablesurledivan,s’opposaLili.Depuislanaissancedeleurfils,Thomaspouvaitcomptersurlesdoigtsd’unemainlenombrederepas

qu’ils avaient véritablement partagés tous les deux. Léonard semblait prendre un malin plaisir àréquisitionner samère dès que Thomas déposait les assiettes sur la table. Quand ce n’était pas pourboire,monsieuravaitdescrampesinexpliquéesouquémandaitlachaleurdesbrasmaternels.

VoyantqueLilicachaitsapoitrineetassoyaitlebébépourluifaireémettreunrot,Thomasramassaunplateauetydisposaleursassiettesrefroidies, leurscoupes, leursustensilesetapportaletoutausalon.Aprèstout,siledivanétaitplusconfortablequeleschaisesdecuisinepourallaiter,ill’étaittoutautantpoursouper.

—Madameestservie,dit-ilfièrementendisposantsonarsenalsurl’ottoman.—Tudevraismangerdanslacuisine.—J’aienvied’êtreavectoi,Lili.—T’aspaspeurqu’onsalisse?—Jenettoierai.

Thomas leva son verre en proposition de toast. En voyant le vin danser dans la coupe, Lili serembrunitlégèrement.

—T’enveuxunpeu?suggéraThomas.—Jepeuxpas.—Tuviensd’allaiter.T’asletempspourquelquesgorgéesavanttonprochainboire,non?—Ilestenpousséedecroissance.C’estl’heuredestétéesgroupées.Dansmoinsd’uneheure,jesuis

sûrequemongloutonvaêtreencoreaffamé,ditLiliavectendressetoutencaressantledosdesonfils.Thomasdéplaçalecoussind’allaitementafindelibéreruneplaceàcôtédeLilietdes’yasseoir.La

perspectivedesecollerenfamille luiplaisait.Àpeineeut-ilposésesfessessur ledivanqueLili luidemandaitdefaireréchauffersonassietteaufouràmicro-ondespendantqu’elleterminaitdefaireroterLéonard.

—Jemeursdefaim!Àcontrecœur,Thomas se releva, prit possessionde l’assiette et se dirigeavers la cuisinepour en

faireréchaufferlecontenu.Àsonretour,ildéposadoucementl’assiettedevantsabelle.—Tumemanques,Lili.Mais sa phrase se perdit derrière l’intensité des pleurs deLéonard quimanifestait haut et fort son

désirdemaman.

Estherarpentait lamaisonàlarecherchedumoindregraindepoussièrequ’ellepourraitmettreàmort.Lessallesdebainétaientimpeccables,lefourneaunettoyé,lesfenêtressipropresqu’unoiseaurisquaitde s’y fracturer le crânependant la journée.Lesderniers jours, elle avait astiquéchaque recoinde lamaisonenessayantdecanalisersespenséessur les tâchesàaccompliretainsiéviter l’élaborationdescénarioscatastrophes.

Si lapropretédes lieuxlaréduisaitauchômagedomestique,Estherétaitconvaincuededénicherunbouton à recoudre, un bas à repriser ou un ourlet de pantalon à effectuer dans les garde-robes de sesenfants.Un examenminutieuxdes différents vêtements lui confirmaqu’elle était unemère exemplaire:toutétaitenétatd’êtreporté.Lepanieràlingesaleétaitvide,lestiroirsordonnés,leschaussuresciréesàlaperfection.

Ellesongeauninstantàcuisinerundessert,maisconstataquelajarreàbiscuitsdébordait.Enouvrantleréfrigérateur,forcefutdeconstaterqu’ilsavaientdéjàmitonnédesplatspourunebonnepartiedelasemaine.

Àcourtd’idée,Esthers’assitàlatabledelacuisineetcommençaàfeuilleterlejournallocal.Riennecaptait son attention plus de trois secondes. Ses pensées revenaient sans cesse à sa préoccupationpremière:letestdepaternitéexigéparClaude.Cepapierluipourrissaitl’existencedepuisqu’elleavaitlulesmotsqu’ilportait.Mêmesiellenedonnaitpassuiteàlademandedesonpatron,Esthersedoutaitbienqu’ilreviendraitàlacharge.Commentluifaireentendreraison?

Elleavaitbeausecreuserlesméninges,ellenevoyaitaucunesolutionpoursesortirdecemerdier.Enattendant,ilfallaitsecroiserlesdoigts,sefairediscrèteettenterdes’occuper.SiaumoinsThéoétaitunenfantdifficileetdemandant,elleauraitunedistraction,maisbébésefaisaitpousserdesailesd’angeet

une auréole depuis quelques jours. Peut-être qu’elle devrait reprendre sa pratique du yoga? Un peud’exercicephysiqueneluiferaitpasdetort.

Cefutalorsqu’elleaperçutuneannoncedanslejournal.Uneannoncequitombaitcommeuncadeauduciel.

Au loin,Esthervit Jeanninequi lui faisaitdegrandssignesde lamain.Elle répondità ses salutationsavecenthousiasmetoutens’emplissantlespoumonsdel’airvifdecedébutavril.Lesoleilétaitradieux,unevéritableinvitationàsortir.

Haletante, Jeanninearrivaenmaudissant lespous-settesdoubles,beaucoupmoinsmaniablesque leformatordinaire.

—C’estpasjuste.J’vaisforcerplusquevousautres,seplaignait-elle.Estheravaitdécouvertunenouvelleinitiativedelamunicipalité:uncoursdecardio-poussetteoffert

auxjeunesmamansdésireusesdesecréerunréseausocialtoutenretrouvantunecertaineformephysique.Sans attendre, elle avait réservé et payé quatre places. Une générosité qui visait à s’assurer laparticipationdesesamies.

Frédérique avait été la première à répondre à l’invitation. Si le plein air ne l’enchantait pas, elleapprouvait l’idée de brûler des calories. Elle ne devait pas se laisser aller. La survie de son coupledépendaitdirectementdel’intérêtcharnelqu’ellesauraitsusciterchezSimonetiln’yavaitriendemieuxqu’unefesserebondieetunecuisseélancéepourgarderl’attentiond’unhomme.

Lili,poursapart,nevoyaitpasl’urgencedeselan-cerdansuneremiseenforme.L’argumentquiavaitfaitpencher labalanceétaitque lecoursétaituneactivitémère-enfant.Tous lesprétextesétaientbonspourêtreauprèsdeLéonard.Elleaurait refusédes’entraîneraugymavecBradPittsion interdisaitàfistonl’accèsàlasalled’entraînement.Pourelle,ils’agissaitsimplementdebougerunpeuenagréablecompagnietoutenpermettantàLéonarddes’oxygénerlecerveau.

Quant à Jeannine, l’aspect social de l’offre l’attirait comme une groupie sur les tapis rouges. Elles’attendait ni plus ni moins qu’à une grande marche en plein air avec quelqu’un pour décider si ontournait à gauche ou à droite à la prochaine intersection. Rien de bien forçant et tant d’oreilles danslesquellesdéversersesdéboiresdemèredejumeaux.

Quelques minutes à peine après le début du cours, Jeannine était rouge tomate et suait à grossesgouttes.Pourtant,ellenefaisaitaucundesexercicesrecommandésetsecontentaitdemarcherauxcôtésdesautresmamans.

—C’estlescuissesquidoiventtravailler,Jeannine,paslalangue,râlaFrédérique,lesoufflecourt.—As-tuentenducequejeviensdedire?Onm’aprisepourunegrand-mère,s’insurgeaJeannine.Lesparticipantessecontentèrentdesourireensilence.Jeanninenefaisaitpassonâge.Etcen’était

pasuncompliment,pasdugenredeceuxqu’onadressepourêtrepoliàunefemmevieillissante.Toutenelleexsudait laménopause, la retraite, lespantouflesenPhentexet l’ostéoporose.Même les idéesquifranchissaient ses lèvres appartenaientmajoritairement à la génération de samère. La vie n’avait pastoujoursététendreàsonendroitetsoncorpsportaitlesmarquesdutemps.Elleavaitl’airvieille.

—Qu’est-cequetuluiasrépondu?questionnaLili.

—Je lui aimontrémacicatricedecésarienne.Ça lui enabouchéuncoinà lap’tite jeune,mentitJeannine.

—Tut’esdéculottéeenpleinmagasinpourprouvertonpoint?doutaFrédérique.—Certain!—Elleaétécapabledetrouverlacicatriceparmilesvergetures?Frédériquereçutunregardnoirpoursoncommentaireimpertinent.Lililuifitégalementlesgrosyeux

pourl’inciteràretenirsalangue.Elle-mêmeconservaitquelquesfinesstriesrosesdepuissagrossesse.Desvestigesqu’elleauraitdûportercommeuntrophée,commeunepreuvedevie,maisquiluifaisaientenvisagerdejetertoussesbikinis.

—Dansquelquessemaines,çaparaîtraplus.J’aivuuneinfo-pubhier,expliquaJeannine.Unecrèmeantivergeturesmiraculeuse!

—Pourtroisversementsde29,99dollars,enchaînaFrédériquesuruntonmoqueur.—39,99dollars,rectifiaJeannine.—T’esnaïve,Jeannine,intervintEsther.Gaspillepastonargentpourça.—Detoutefaçon,lesgiletsbedaine,c’estpasdetonâge!continuaFrédériquedeplusbelle.—C’estpascequej’aivouludire,rectifiaEsther.Unbébé,çacoûtecher…Frédériquenelesavaitquetropbien.Sesviréesauspasemétamorphosaientenachatsdecoucheset

depréparationpournourrisson.Riendebiensexyetbénéfiquepoursonmoral.—Franchement,Esther!Quandçaconcernenosenfants,oncalculepas.Toutes regardèrent Lili qui ne leur prêta nullement attention, absorbée qu’elle était par la

contemplationdesonfils.—Tugagneraispeut-êtreàrééquilibrertonbudget,rétorquaFrédérique.—Qu’est-cequetuveuxdire?Frédérique chercha l’appui de Jeannine et d’Esther, mais les deux détournèrent le regard et firent

semblantdes’intéresserauxdirectivesdumoniteurqui recommandaitàprésentd’utiliser lesbancsdeparc pour faire quelques pompes. Chacune savait très bien sur quel terrain miné Frédérique allaits’aventureretnesouhaitaitpasrisquersonamitiésurcechampdebataille.

—Jeveuxdirequetudevraispayerpourallerchezlacoiffeuse,pist’acheterautrechosequedulingemou.

Liliregardalesfemmesautourd’elle.Lamajoritéportaitdesvêtementssportidentiquesauxsiensetarboraitunequeuedecheval.Enquoisonapparencedifférait-elle?

—Lili, t’as l’air d’une fille qui fait du cardio-poussette vingt-quatre heures sur vingt-quatre, septjourssursept.

—T’exagères!—C’estrare,maislà,j’suisd’accordavecmafille.Lilitournaleregardendirectiond’Esther,certainequesonamiedelonguedateprendraitsadéfense.—T’esmoinssoignéequ’avant,secontentadedireEsther.—Jeviensd’accoucher!Normalquejesoispastiréeàquatreépingles!—Çavabientôtfairequatremois!Vas-tuteservirdecetteexcuse-làjusqu’àsesdix-huitans?voulut

savoirFrédérique.—Unebonnemères’occupedesonenfant…

—Unemèreéquilibrées’occuped’elle,rectifiaFrédérique.—Pisdesoncouple,ajoutaJeannine.— La grossesse, c’est pas une excuse pour se laisser élargir le derrière pis se négliger, précisa

Frédérique.—C’esttellementsuperficielcommediscussion,tentaLilipourclorelesujet.—Toutcequ’onveutdire,c’estqu’on t’aimeetqu’onveutpasque tu t’oublies, intervint Jeannine

avantquelaquerelledégénère.—Drôledemanièrededire“jet’aime”,boudaLili.— Ma fille a jamais eu le tour avec les mots doux. Ce qui sonne pas comme une insulte est

habituellementuncompliment.Elleestcommeça,onlachangerapas!PendantqueFrédériquerepensaitàladéclarationd’amouràsensuniquequ’elleavaitfaiteavecplus

oumoinsdedoigtéàSimon,Jeanninesedemandaitsisagrandefillevenaitd’entendrelasienne.

Frédériquedétachaminutieusement l’étiquettequipendaità ladentellede saculotteneuveet la laissatomberausolplutôtquedefairel’effortdelajeteràlapoubelle.Elleportaitunemerveilledeféminitéàlaquelleellen’avaitpassurésister.Unensembledesous-vêtements importésd’Italiequivenaitde luicoûter lapeaudes fesses touten lamettantenvaleurpar l’étroitessedeson tissu.Lecardio-poussettesemblaitdéjàportersesfruits.

Elle s’admira dans lemiroir de la chambre à coucher.Un nouvel amant ne pourrait jamais savoirqu’elleavaitaccouchéquelquesmoisplus tôt,maisSimonconnaissaitsonanatomied’avantgrossesse.Elle trouvait que lamaternité lui avait soutiréunepartie de sabeauté, la laissant avecunbassinpluslarge,une taillemoinsdéfinieetdes seinsmoins fermes.Heureusementque lesdesignersde soutiens-gorgedéployaienttoutleursavoirpourrehausserartificiellementcequelanaturevousvolait.

Elleenfilatoutdemêmeunpeignoirdesoiepar-dessussessous-vêtementsneufspourmasquerunpeuses imperfections,maisprit soinde le laisserouvertpourmettresesattributsenvitrine.QuandSimonentradanslapièce,ellesecontentades’adosseraumurdansuneposeingénue.

—Miam,sedélectaSimon,c’estnouveau?—Non,j’aitoujoursenviedetoi.Riendenouveaulà-dedans.Simons’approchapourtoucherlafinedentelleduboutdesdoigts.—Sexy!—Pasnouveau.J’lesuisentoutescirconstances,murmuraFrédérique.Pendantunbrefinstant,FrédériquecrutqueSimonallaitlaprendredanssesbras,luidireàquelpoint

ilétaitfoud’elle.Lalingerieavaitceteffetsurleshommes.Elledéliaitlescœursenplusdegonflerlessexes.

—Ondevraitvendrecequecontienttontiroirdedessous.Onseraitriches!Simonsavaitpertinemmentquelevicedesablondeaugmentaitconsidérablementlesoldemensuelde

sa carte de crédit. Frédérique recevait très peu de prestations dematernité et son compte en banquedevaitêtreàsec.

—Detoutemanière,jetepréfèrenue,conclut-ilenl’attirantverslelitetendégrafantsabrassière.Ellelerepoussagentimentetrattachasonvêtement.

—Auprixqueçacoûte,tuvasl’admirerunpeuavantdelejeteraupieddulit,nargua-t-elle.—T’escruelle,gémitSimon.Voyantquesonhommeétaitsous lecharme,Frédériqueenprofitapourmettresonplanàexécution.

Toutecettemiseenscèneavaitunbutprécis.Jusqu’àprésent, toutsedéroulaitexactementcommeellel’avait imaginé. Sa journée de magasinage, d’épilation au laser et de pose d’ongles serait viterentabiliséesiSimoncontinuaitàseconformeràcequ’elleavaitprévu.

—Qu’est-cequetupensesdes’ouvriruncompteconjoint?—Monérectionm’empêchedebiencomprendreoutumeparlesvraimentdecompteconjoint,là?EnminaudantetendéshabillantlangoureusementSimon,Frédériqueexpliquasademande.— Ça serait plus simple de mettre nos ressources en commun, pis ça m’éviterait de toujours

quémanderchaquefoisqu’unefacturedoitêtrepayée.Si l’argumentétaitvalable,Frédériquesegardabiendepréciserqu’àsesyeux,uncompteconjoint

étaitunepreuved’engagement,un«je t’aime»monétairequ’elleaccueille-raitvolontiersàdéfautd’unengagement sentimental. Elle se questionnait souvent sur la fortune de Simon, son salaire annuel,l’importance de ses placements. Il ne rechignait pas à partager ses avoirs, mais n’en révélait jamaisl’abondance.

—Parlantdecomptes,yenaquitraînentsurlecomptoir.Tulesaspasencorepayés?—J’suisunpeuàsec,avouaFrédérique.—Jem’enoccupe,maisfaudraitpeut-êtrecouperunpeudanslesdépenses,beauté.—J’suissûrequet’aspasenvied’avoirunsingepoiluenFruitoftheLoomdanstonlit!—Bonargument!—Yaunprixàpayerpourdormiravecunedéesse…Simonluisourit.Ilsavaitàquelpointilétaitchanceuxqu’unesplendeurcommeFrédériques’offreà

luiavecautantdebonnevolonté.Lamajoritédescanonssecontentaitd’ouvrirlesjambesetdegémiraubonmomentpoursimulerleurparticipation.Frédériqueétaitentreprenante,imaginativeaulitettoujoursvolontairepourcalmersonappétitérotique.

—Tupourraisreprendreletravail.—Jeviensjusted’accoucher!s’exclamaFrédérique.—Çafaitquatremois.—C’estcequejedisais.C’étaithier!—T’allaitespas.Tupourraistrèsbienreprendrequelquesshiftsparsemaine,dutempspartiel.—PisBlanche?—Onluitrouveunegarderie.—Çatomberapasduciel!—Tupourraisfairedesshiftsdesoir.J’vaisêtreàlamaison.—Tuvaslagarder,toi?Simonsecontentadesouriredevantl’airahurideFrédérique.Ilsegardacependantdedirequ’ilavait

maintenantunpeul’impressiond’êtresonpèreadoptifetqu’encesens,ilnegarderaitpas,maisresteraitsimplement à la maison avec sa fille pendant que Frédérique travaillerait un peu. Le bébé lui avaitmanquépendantsonséjourauJapon.

—Çateferaitdubiendesortir.Pourquoitupensesquetudépensesautantdepuisdessemaines?Tut’ennuies.

Frédériquerecouvritsoncorpsaveclespansdesonpeignoiretentrepritdelenouer.ElleespéraitunengagementconcretavecSimonetseretrouvaitavecunretourautravailquiluipendaitauboutdunez.Décidément,sonplannevalaitpasunclou.

—Çamefaitplaisirdepayerpourl’appart,lescomptes,l’épicerie,continuaSimon.Maistudevraisprendreenchargetesplaisirspersonnels.

—Tuprofitesaussidemes“plaisirspersonnels”,commetudis.—Plusmaintenant,ondiraitbien,semoqua-t-ilavecdouceurenvoyantFrédériquequitterlelit.En ramassant l’étiquette de prix que Frédérique avait jetée au sol, Simon grimaça. Peut-être qu’un

compteconjointétaitfinalementunebonneidéeafinqu’ilcontrôleunpeulesdépensesdesafougueuseblonde.

Jeannine salivait devant une recette de gâteau triple chocolat. Les stylistes culinaires lui donnaienténormément de complexes. Elle ne se souvenait pas d’avoir réalisé une recette dont le résultatressemblaitauxphotosdeseslivresdecuisine.Jamaisleproduitfinaldanssacuisinen’approchaitceluidupapier.Parfois,onpouvaitremarquerunelointaineressemblance,maisjamaisJeanninen’obtenaitunplataussiappétissant.

Lorsqu’elle entendit le plancher du corridor grincer, signe que le poids deGerry ne diminuait pas,Jeanninequittalasectiondessertspours’absorberdanslesrecettesdepotagesauxlégumes.

—As-tupenséàmonoffre?demanda-t-elledèsqueGerrymitlepieddanslacuisine.Plus tôt, Jeannine lui avait annoncé qu’elle avait l’intention de s’astreindre à un nouveau régime

alimentaire. Il fallait couper dans les calories si elle désirait perdre le poids accumulé pendant lagrossesseetretrouverlasilhouettedesesvingtans.L’idéeétaitderajeunirsonimage.«Uncorpsmincefaittoujoursplusjeune»,scandaitJeannine.

—Siçapeutnousaideràretrouverunpeud’énergie,jesuispartant,répliquamollementGerry.Pournepasvexersonoursadoré,Jeannines’étaitgardéedeluidirequelebutpremierétaitdeperdre

dupoids.Gerryavaitfaitunegrossessesympathiquequiseprolongeaitau-delàdel’accouchement.Ilnepouvaitpascomptersurlebébé,leliquideamniotiqueouleplacentapourperdrequelqueslivrescommepar magie, du jour au lendemain, et devrait faire des efforts. Éventuellement, elle lui proposerait unprogrammed’entraînement,maissecontentaitpourl’instantdes’attaqueràleuralimentation.

—J’aitrouvépleinderecettesvitaminées.J’vaisnousfaireunmenupourlasemainepisdresserlalisted’épiceriepourtoutcuisiner.

—Excuse-moi,Jeannine,maisquialetempsdecuisinertoutça,ici?Jeanninesouritdetoutessesdentsàsonamoureux.Sielleétaitdésignéepourpréparerlesrepas,leur

perte de poids était assurée, mais s’accompagnerait d’une perte d’appétit à court terme. Ils savaientdepuislongtempsquelascienceculinaireneluiréussissaitpas.Concevoirunpâtéchinoiss’apparentaitétrangementàlacompréhensiondesthéorèmesdePythagoreoudeThalèsauxquelsJeanninen’avaitriensaisiàl’école.Lachimiedesalimentsluiéchappaitcomplètement.

Voyantqu’elle ledésignait unilatéralement commechef exécutif de lamaison,Gerry s’opposa avecvigueur.Ilavaitbienassezdenourrirlesenfantslanuit,pasquestiond’assurerl’alimentationdejourdesadultesenpassantdanslacuisinelepeudetempsqu’ilpouvaitconsacrerausommeil.

—PourquoitunousinscriraispasàJennyCraig?Ilsfournissentlesrepastoutpréparés,non?—Çacoûtebientropcher!J’travaillepasencemoment.—Pismoi,j’travailletrop.J’aipasenviedememettreçasurlesépaulesenplusdureste.—Oncouperadansautrechose.Lesrepas,c’estprimordialpourêtreensanté.Gerry s’approcha de sa femme. Il la prit dans ses bras et l’embrassa sur le front avant de lui

demander:—C’estquoicettefolie-làsubitement?Çatevientd’oùl’idéedechangerlecontenudenotreassiette?—Çavanousfairedubien,dit-elleenluitapotantlapanse.—C’estlaseuleraison?insistaGerry.—Les jumeauxsont jeunes.Si tuveuxconduire ta filledevant l’autelun jour, fautprendresoinde

nousautres.—C’estpourprendresoindemoiquetuvasengueulermesgarssurlechantier?Jeannine fut décontenancée un instant. Comment cela se faisait-il queGerry soit au courant de son

commandomatinal?—J’voispasdequoituveuxparler.—Castonguaym’aracontéunedrôled’histoire.Unefemmequilesamenacés…—Enquoiçameconcerne?—Lafemmeenquestionportaitunpyjamaavecdescanards.Commeletien,bizarre,hein?—J’suissûrequejesuispaslaseuleàenavoirachetéun.Çaprouverien.—T’asraison.Çadevaitpasêtretoi.Quandturecroiseraslafemmequiauraitpufaireça,tuluidiras

qu’elledevraitreculerlesiègeduconducteuraprèsavoirroulédansmoncamion.Mesjambessontpluslonguesquelessiennes.

Jeanninesourit,démasquée.—J’voulaisquetutereposes.—Pismoi, j’veux que tu sois heureuse. Fais-le tonmenu. Je verrai ce que je peux faire, abdiqua

Gerry.Jeannine l’embrassa tendrement avant de reprendre l’exploration de ses livres de cuisine. Elle

n’entenditpasGerrysoupirerdanssondos. Ilsedisaitque tôtou tard, il faudraitqu’ilen jetteunpeudanslacourdesafemme.Commeilnepouvaitpasluidéléguersontravail–elleavaitdéjàtraumatiséunepartiedesonéquipeavecsonintervention–etqu’ilétaithorsdequestionqu’ilsacrifiesonestomacauxexpériencesculinairesdésastreusesdeJeannine,ildevraittrouverlemoyenqu’elles’occupeunpeuplusdesjumeaux.Gerrysavaitqueceseraitungranddéfiàrelever.

Thomasseprésentaauloftavecunbouquetàlamain.Ilyavaitlongtempsqu’iln’avaitpasassemblédesfleurspourLili.Lecadeauétaittoutsimpleetsecomposaitdequelquesgerbérasensoleillés.Unefleurappréciéeparsadouce.

IlsefélicitadesonchoixjudicieuxenvoyantLilifondredebonheuretsejeteràsoncouensignedereconnaissance.Ilpassaitsesjournéesàmonterdesornementsflorauxetdeschefs-d’œuvrevégétauxàl’intentiondesesclients.Pourchaquebouquet,ilimaginaitlapersonnequilerecevrait,l’émotionqu’elleressentirait.Çafaisaitpartieintégrantedesonart.Pouvoirassisterendirectàuneréactionaussiviveluifaisaitgrandementplaisir.

Pendant que Lili cherchait un vase élégant dans lequel plonger les longues tiges vertes, Thomass’approchaetrisquaquelquesbaiserssurlanuquedesadulcinée.Ellepenchalégèrementlatêtesurlecôtéetsuspenditsarechercheletempsd’unrespire.S’ilcroyaitqu’elles’abandonneraitàl’étreinte,ilenfutquittepoursefairerepousserdoucementavecunsouriredepetitefillemalàl’aiseparl’intimitéquivenaitdelesenvelopper.

—Çatediraitdetemettrebelleetdesortiraurestoenamoureux?—Memettrebelle?Jelesuispasdéjà?Thomasn’osapasreluquerLilidespiedsàlatête.Ilsavaitquesursoncheminvisuel,ilcroiseraitune

paire de chaussettes en laine, un pantalon d’intérieur deux tailles trop grand pour sa blonde qui nesemblait pas voir qu’elle perdait graduellement le poids de sa grossesse, une camisole d’allaitementprobablementvictimed’unemontéelaiteuseimprévisiblesurmontéed’unevestedescendantàmi-cuissepourcamouflerlesrondeursappétissanteslaisséesenvestigessursoncorpsparl’arrivéedeLéonard.Ausommetdecetensemblevestimentaireaussifémininqu’unenageuseest-allemandegonfléeauxstéroïdes,levisagecernédeLilietsaterriblerepoussedecheveuxcomplétaientuntableauquinecorrespondaitpasnécessairementà ladéfinitionde l’adjectif«belle»dans ledictionnaire.Maisdans l’encyclopédiepersonnelledeThomas,Liliétaitsynonymedebeauté,aussirépondit-ilcequesoncœurluidictaitaulieudelaissersesyeuxlefaire.

—T’estoujoursbelle.Donc,c’estoui?Liligardalesilenceetcommençaàremplirsonvase.Lebruitdel’eaucoulantdurobinetmasquaitle

silence embarrassé et lui offrait les secondes voulues pour trouver quelque chose d’intelligent àrépondre.

—Onpourraitsefairelivrerunrepas.Çavacoûterpluscherpourrienensortantauresto.—J’suisencorecapabledepayerdupourboirequandj’aienvied’untête-à-têteavecmablonde.—Pisquivas’occuperdeLéonard?—J’aidemandéàtonpère.Ilsefaitunejoiedevenirtenircompagnieàsonpetit-fils.—Léonardboitjamaisàlamêmeheurelesoir.Çavaêtredifficilederéserver.—Unmardisoir,pasbesoinderéservation.—EtsiLéonardafaim?J’aipaseuletempsdedégelerdulaitmaternel.—T’apportestoncellulaireetonditàtonpèredenousappelerdèsquebébémanifesteunefringale.—Oui,maissionvientjustederecevoirnosassiettes?—Ondemandeundoggybag.—Jesaispas.Avecmadiète,c’esttoujourscompliquédemangeràl’extérieur.—Onyvapourdel’asiatique.Poissonetrizvapeurc’estgagnant!Àcourtd’arguments,Liliacceptaàcontrecœur.L’idéedeseséparerdesonfils,neserait-cequele

tempsd’engloutirquelquessushis,ne luisouriaitguère.Dans lademi-heurequisuivit,ellechangeadetenueàdemultiplesreprises,nesesatisfaisantjamaisdesonapparence.Auborddeslarmes,ellearrêta

son choix sur une robe dematernité. Elle trouva refuge à proximité de la boîte demouchoirs où elleessuyadiscrètementsesyeux.Liliavaitdéjàdécidéquecettesortieseraitungâchis.Ellen’avaitaucuneenvied’enprofiter.

Justeàcôté,danslasalledebain,entraindeseparfumer,Thomassifflaitunairjoyeux.

Le lendemain, Thomas essayait de s’absorber dans son travail pour oublier sa sortie de couple de laveille.Liliavaitétéincapabledeteniruneconversationdeplusdedeuxminutessilesujetnegravitaitpas autourde leur fils.Onauraitditque sonunivers,habituellement si richeetvarié,ne tournaitplusqu’autour de Léonard. Retirez-le de l’équation et Lili devenait muette, surveillait son cellulaire ourépondaitparonomatopées,nelaissantaucundoutesursonintérêtdevantlesujetabordé.

Thomasluioffraitjustementlachancedes’évaderquelquesheures,d’oubliersonrôledemèreetellenesaisissaitpasl’occasion.Ilenvintàlaconclusionqu’ellen’avaittoutsimplementpasenviederetirersapeaudemaman,neserait-cequeletempsd’unsouper.L’accouchementétaitrécent.Lejeunepapanedoutaitpasqueleschosesrentreraientdansl’ordresouspeu.Ilavaithâte…

De nouveau, Thomas secoua la tête pour revenir à l’instant présent. Il devait assembler quelquesbouquetscommandésparInternetaucoursdelanuit.Ilfallaitunpeuplusdeconcentration,sinonlesalonfunérairerecevraitdesfélicitations-pour-ta-retraite-Gérard.

La clochette tinta, annonçant l’entrée d’un client. Un large sourire illumina son visage lorsqu’ilreconnutMagalieDemers.Lajeunefemmeavaitétélemaîtred’œuvredushowerdeLilietsesamies.Àtitred’organisatriced’événementsentousgenres,Magalieavaitprisl’habitudedeveniràlaboutiquedeThomas pour combler les besoins floraux de ses nombreux clients. Mariage, baptême, funérailles oushower, les fleurs faisaient toujours partie de la fête. Thomas ne pouvait que se réjouir de cettecollaborationquiluiassuraitunevisibilitéintéressanteetl’occasiond’élargirsaclientèle.

— J’ai besoin d’un immense centre de table composé majoritairement d’œillets, lança-t-elle sansmêmeprononcerlessalutationsd’usage.

—Tumeniaises?—Non.MadameVadeboncœuradéjàluqueçasymboliselafidélitéconjugale.Elletientàsesœillets

poursonsoixantièmeanniversairedemariage.Thomas soupira de découragement. L’œillet était passé demode depuis longtemps et lui rappelait

l’odeurdes salonsmortuairesde sonenfance.Cette fleurbanale se trouvaitdans saboutiqueenpetitequantitéetilnelaproposaitjamaisd’embléeàsesclients.

Magaliefitletourducomptoirets’assitsurletabouretvacantàcôtédeThomas.Sansaucunegêne,ellepigeadansleplatdebonbonssituéaucoinducomptoir.Elles’amusaitdelaréactiondufleuriste.Chaquefoisqu’elleluicommandaitdesœillets,ilrouspétaitettentaitdefairediversionversuneautrevariétédefleur.

—Onpourrait pas la convaincre d’opter pour des roses rouges?Soixante ans d’amour, ça vaut aumoinslanoblessedelarose,non?

—Quit’aparléd’amour?J’aijusteditqu’ilsfêtaientsoixanteansdemariage.Aprèsunbref instant de surprise,Thomas lui sourit en coin.Magalie avait toujours lemotpour le

déstabiliser.Alorsquelui-mêmeentretenaitl’espoird’êtreamoureuxdesaLilijusqu’àsamort,Magalie,

célibataire,semblaitavoirunevisionbeaucoupplusterreàterredesrelationsdecouple.Ilespéraitjustequesoncynismenelecontaminepas.

—C’estàquelnomdéjà?—Seigneur,onalaconcentrationd’unhamstercematin!—Mauvaisesoirée,ditThomasavecunvaguesignedelamain.—C’estpastoujoursfacile,lesnouveauxbébés.Thomassecontentade souriremollementetde lui laisser ses illusions. Ilnevoyaitpas l’utilitéde

dévoilerquec’étaitsadoucemoitiéquiluirendaitlaviedifficile.Magalienepouvaits’empêcherdeledévorerdesyeux.Dieuqu’ilétaitcraquantavecsonairunpeu

perduetsagrandesimplicité.S’iln’étaitpaspris…—Est-cequejemarqueMadameŒilletoutuvasmerépondre?—Vadeboncœur.Les deux se sourirent, une fraction de seconde de trop pour que ce soit innocent. Puis Thomas

commençaàremplirlebondecommandependantqueMagalies’absorbaitdenouveaudanslarecherched’unbonbondelacouleurdésirée.Ellen’osapasleregarderpourformulersademande:

—T’asenviedesortirprendreuncafé?

Enpénétrantdanslecabinetdedentistepourlequelelletravaillaitdepuisplusdedixans,Esthereutlanausée.Ellequiconservaitsonflegmeentoutescirconstancess’étonnaitd’avoiraussipeudecontrôlesursesmoyens.

Elledéposaausol lacoquillede transportquiabritaitThéoafind’essuyerpouruneénièmefois lapaumedesesmains.Elledevaitinspirerprofondémentpoursecalmeravantd’affrontersescollèguesdetravail. C’était aujourd’hui qu’elle effectuait sa visite de courtoisie. Tout le monde le sait bien, unenouvellemaman doit exhiber fièrement son rejeton sur son lieu de travail pour justifier son congé dematernité,alimenterledépartementàpotinsdel’entrepriseetfairecouinerlessecrétairesquiontpassél’âgedeconcevoir.

Estherdétestaitexhibersonfilsdelasorte.Elleredoutaitlesgermesetmicrobesquetoutlepersonneltransmettraitàsonfiston.Chaquefoisqu’unehygiénisteembrassaitlamenotted’undesesenfantsouluicaressaitdoucementlevisage,elleavaitenviedesortirsabouteillededésinfectantetd’enaspergersonrejetondespiedsàlatête.ElleseconsolaitensedisantqueThéoseraitledernieràluiimposeruntelpèlerinage.

Commeelle s’y attendait, dèsqu’ellemit lespiedsdans la clinique, ses collèguesde sexe féminins’agglutinèrentautourdubébépourl’admirerdeplusprès.Personnenesongeamêmeàprendredesesnouvelles.Onn’enavaitquepourlebambin.

Rapidement, le petit fut extirpé de sonmoyende transport et commença la rondedes bras, passantd’une inconnueà l’autrecommeonse tend lacorbeilledepain lorsd’unsouperentreamis.Esther secontenta de sourire à chacun des incontournables commentaires que doivent essuyer les nouvellesmamanssur l’apparencedeleurenfant.Elles’apprêtaitàreprendrepossessiondeThéolorsqu’ellevitClaudecueillirdélicatementlebébédesbrasdelasecrétairequiterminaitlaronde.

—Ilétaittempsquevousveniez,dit-ilenfixantl’enfantduregard.

Estherne savaitque tropbienque sonpatronne faisaitpas référenceauxquatremois séparant sonaccouchement de sa visite, mais ça lui offrait une couverture aux yeux des autres qui ne pouvaientcomprendrelesensréeldesmotsprononcés.

—C’esttoiquiempêchesmonpersonneldetravailler,reprocha-t-ilgentimentaupouponquidormait.Les employés comprirent le sous-entendu et quittèrent la réception pour reprendre leurs activités,

laissantClaudeetEstherenprésencedesdeuxréceptionnistesdubureau.—J’aidespapiersàtefairesignerpourtoncongédematernité,mentitlepatron.Aumoins,Claudeluifacilitaitletravail.Ellen’auraitpasàtrouverd’excusepourseretrouverseule

aveclui.Visiblement, ilétait lepremieràsouhaiteruntête-à-tête.Etpourcause, ilsavaitquelematinmême,sonhuissieravaitrenduvisiteàEsther.

Thomastrouvaitl’invitationalléchante.Passerunepetiteheureenagréablecompagnienepourraitqueluifairedubien. Inviterunclientà luncherou luioffrirunebouteilledevinn’étaitpasmonnaiecourantedans le domainede la fleuristerie,maisThomas songeaqu’une travailleuse autonomecommeMagaliedevaitplanifierunbudgetdereprésentationpourtisserdesliensserrésavecsespartenairesd’affaires.La proposition était sans doute honnête et amicale, cependant une petite lumière rouge, symbole dedanger,commençatoutdemêmeàclignoteràl’arrièreducerveaudeThomas.

—Jefermeàneufheurescesoir,c’estunpeutardpouruncafé.—Çadépendàquelleheuretutecouches.Décidément,Thomasn’aimaitpaslatangentequeprenaitlaconversation.Sefaisait-ildesidéesoula

dernièrephrasedeMagalieétait-elleàdoublesens?—Jepassemontour…pourcettefois-ci.—Alors,jevaisterelancer,luipromitMagalie.Thomassemorditlesdoigts.Qu’est-cequiluiprenaitdelaisserlaporteentrouverteainsi?Mêmes’il

savaitqu’ilavaitprislabonnedécision,unepartiedeluiauraitaiméqueMagalieinsisteencore.—Tuvasmecoûterunefortune!—Pardon?s’enquitThomas.—Uncafé,c’estmoinscherqu’uneviréeaudépartementcosmétique.Tumeflushes,alorsjevaisme

remonterlemoralàlapharmacieenm’achetantdumaquillage.Sansunaurevoir,sansseretourner,Magaliegagnaletrottoir,laissantThomasavecunsourireniais

surlevisage.—Cettefille-làestgéniale!s’exclamaThomaspourlui-même.

Estherpritsoindebienrefermerlaportedubureauderrièreelle.Laconversationqu’elles’apprêtaitàavoiravecClaudenedevaitsurtoutpass’ébruiter.Leplusnaturellementdumonde,Claudes’étaitcalédans son siège en gardant le bébé endormi au creux de ses bras. Esther n’osa pas le lui reprendre,conscientequ’ilétaitl’enjeudeladiscussionàveniretqueClaudes’enservaitcommed’unearme.

Aveccalmeetmaîtrise,Estherpritplacesurunedesdeuxchaisesquisetrouvaientenfacedubureau.Mettreunmeubleenboismassifentreeuxdeuxétaitunebienminceprotection,maisellevalaitmieuxquederisqueruncontactphysique,qu’ilsoitviolentoupassionnel.

Avecune lenteur toute calculée,Esther sortit l’enveloppeblancheque lui avait remise l’huissier lematin même et la déposa sur le bureau à égale distance entre eux. Elle souhaitait se mettre à tablerapidementetproposersoncompromisàClaude.Utilisanttoutelaforcedesavolonté,ellerelevalatêteetplantasonregarddanscelui,bleuocéan,desonpatron.

Elle attendit un instant, mendiant en silence des explications qui ne vinrent jamais. Plutôt qued’engagerlaconversation,Claudeouvritundestiroirsdesonbureauetenretiraquelquesphotosqu’ildéposaàcôtédelalettreenvoyéeàEsther.D’ungestedumenton,ill’invitaàyjeteruncoupd’œil.

—As-tul’intentiond’allerdevantlacour?—Passit’esraisonnable.Onestdeuxadultes…—L’huissier?—C’estpasunordredelacour,maisjesavaisqueçat’amèneraitici.—T’asaucuneraisonvalabledecroireque…—Regardelesphotos,insistaClaudeavantmêmequ’elleaitcomplétésonidée.Esthersesaisitdelapiledeclichésetcompritrapidementqu’ils’agissaitdesphotosdefamillede

son patron. Ses grands enfants posaient fièrement pour la caméra, ici en voyage de pêche, là lors dudépouillementd’unarbredeNoëlouencoreàvélo.PlusEstherparcouraitlapile,plusellereculaitdansletemps.Lesenfantsrajeunissaientjusqu’àdevenirdesbébésquiposaientinnocemmentdanslesbrasdeClaudeoudesadéfunteépouse.Lorsqu’elleparvintaudernierclichédulot,Estherfronçalessourcils.

—Monfils,àl’âgedetroismois,luiexpliquaClaude.Estherressentitunvaguesentimentdemalaise,difficileàexpliquer.Cebébé-làavaitunairdeparenté

avecsonThéo.

Avantderentreràlamaison,Esthers’assuradeneplusavoirlesyeuxrouges.Aucunetraced’émoinedevaitrester imprégnéesursonvisagepouraffrontersafamille.SiJean-Françoispouvaitattribuerunecrise de larmes à desmotifs rationnels,Esther savait pertinemment qu’elle ne pourrait pas berner sesenfantsclairvoyants.

Dèsqu’ellemitlepieddanslamaison,Jean-Françoissentitquequelquechosen’allaitpas.—J’suisfatiguée,éludaEsther.Jean-Françoiss’approchaetluivolaThéodesbras.—Viens,monbonhomme,onaunemissionàaccomplir.Jean-Françoisgagnaledeuxièmeétageetentrepritdefairecoulerunbonbainchaudàsafemme.Il

avait louéunfilmpourlesenfantset ilsneseplaindraientpasd’avoir leprivilèged’encommencerlevisionnement avant le souper. Gâterie que leur refusait systématiquement Esther, prétextant que latélévisionabrutissait les enfants etqu’ils étaient toujours tropagités à table lorsqu’ils regardaientuneémissionavantunrepas.

Ilpritsoindemettrelarobedechambred’EstherdanslasécheusepourrendrelevêtementchaudàlasortiedubainetrevintàlacuisineoùiltrouvaEstherlatêtedansleréfrigérateur.Elleseredressa,unebouteilledevinblancàlamain.

—Mamanatrouvénotrecadeau,dit-ilàl’intentiondeThéoavantdeledéposerdanssabalançoire.

Esther adorait les sauvignons blancs néo-zélandais.À cause de ses antidépresseurs, elle évitait deconsommerdel’alcool,maiscesoir,unecoupedevinluiferaitleplusgrandbien.Jean-Françoisluiôtalabouteilledesmainsetentrepritdeladéboucheravecdoigtéetd’enservirunverreàEsther.

—Maintenant,tuvasprendreunbonbainetjem’occupedusouper.—Théovaêtredûpourboirebientôt,objectaEsther.—Antoinevasefaireunplaisirdeluidonnersonbiberon,répliquaJean-François.Pendant qu’Esther s’enfilait unebonnegorgéedevinderrière son rangdeperles, Jean-François en

profita pour seglisser dans sondos et luimasser les épaules.DèsqueThéo émit uneplainte, elle sedérobaauxmainschaleureusesquilatouchaientpourprendresonbébé.

Jean-Françoisluilançaunregardsévèreetluiretirasonfils.Ilapprochasonoreilledelabouchedel’enfant.

—Qu’est-cequetudis,fiston?Tupréfèresêtredanslesbrasdemamanparcequ’elleestplusjoliequepapa?T’asdugoût,commetonpère.

Esther frissonna devant l’absolue confiance de son mari en leur lien de parenté. Au début de lagrossesse,iln’admettaitpasqu’ilpuisseêtrelegéniteurdeThéoàcausedesavasectomie.Àprésent,ilavaitfoidanslesmensongesd’Esther.

Esthers’efforçadesourire,cequiconvainquitJean-Françoisqu’ilpouvaitreprendresonpetitmanège.Unbébéétaitl’outilparfaitpourdraguerouvertementsafemmeetiln’avaitpasl’intentiondes’enpriver.

—Moiaussi,jevoudraisêtretoutletempscollésurelle,maisilfautqu’ellesereposeunpeu.Puis,elle est très sexy lorsqu’elle sort du bain avec ses cheveux mouillés et sa peau parfumée. Fais-moiconfiance,tuleregretteraspas.

Jean-Françoislançaunclind’œilàsafemmeavantdepréparerlebiberondubébé,quis’agitaitdeplus en plus. Esther, tiraillée par sa conscience,monta à l’étage pour se laisser couler au fond de labaignoire.Lebain.Levin.Lecongédesouper.Estherespérait justequecettemiseenscènen’aitpaspourobjectifdel’attirerdanslesbrasdeJean-François.Encemoment,ellen’avaitvraimentpaslatêteauxrapprochements.

Endéposantlaliassedefeuillesaucoindelatabledelacuisine,Frédériquesesentaitinvincible.Elleavait enfin élaboré le scénario parfait pour connaître la profondeur des sentiments de Simon à sonendroit.Ellepritletempsdeseserviruncaféavantdes’asseoiràtable,devantlespapiersqu’elleavaitobtenusunpeuplustôtàsoninstitutionfinancière.

EllesavaitqueSimonsortiraitde lachambreàcou-cherdansmoinsdedeuxminuteset fitminedes’absor-berdanslalecturedesformulairesqu’elleavaitétalésdevantelle.Dèsqu’elleaperçutSimonducoindel’œil,ellesefrottalefrontavecexagérationetsoupiracommesionannonçaittrentecentimètresde neige en plein mois d’avril. Aucune école de théâtre ne l’aurait acceptée après une aussi piètreperformance,maisl’attentiondeSimonfutcaptée.

—Pasencoredescomptes,j’espère?—Pire.C’estdelapaperassepouruneassurance-vie.Duvraichinois!—Danscecas-là,jedevraispouvoirt’aider,blaguaSimonenréférenceàsonmétierdetraducteur.Ils’approchaetcommençalalectureduformulairequeluitenditFrédérique.

—C’estpourtoioupourBlanche?—Lesdeux.Simoncontinuasalectureendiagonale.TouteslescasesétaientdûmentrempliesparFrédérique.Le

coûtexigépourl’assuranceétaitraisonnableetlaprimesuffisanteencasdebesoin.—Toutal’aircorrect.Qu’est-cequit’embête?Frédériquevintsepencherau-dessusdesonchumpourfairesemblantdechercheruneinformationsur

lafeuillequ’ilavaittoujoursàlamain.Lorsqu’ellefutconvaincuequelalongueurdesarechercheétaitcrédible,ellepointalaseulequestionàlaquelleellen’avaitpasrépondu,àsavoirlebénéficiairedesapropreassurance-vie.

— Le bénéficiaire, c’est la personne qui empoche l’argent en cas de décès, expliqua patiemmentSimon.

—Franchement!Jesaiscequec’estunbénéficiaire,s’offusquaFrédérique.—Alors,marquelenomdeBlanche.Ilmesemblequec’estévident!Situmeurs,l’argentluirevient.—Sit’avaislucommeilfaut,tuverraisqueçaprendundeuxièmenom.Aucasoùelleseraitmineure.Simonpritquelquessecondespourrelirelaquestion.Sabelledisaitvrai.—Metstamère.—Es-tufou!—Gerry?—Yestvieux.Yadeschancesdepéteraufretteavantmoi.Frédérique semordit l’intérieur des joues. Si son beau-père adoré l’entendait…Logiquement, elle

auraitbienévidemmentinscritsonnomcommedeuxièmebénéficiaire,maisellesouhaitaitécartertouteslespossibilitéspourobligerSimonàsecommettreenverselle.

Simon réfléchissait. À part sa mère et son beau-père, Frédérique n’avait personne de vraimentsignificatifdanssonentourage.Àmoinsque…

—Çafaitmêmepasunanqu’onseconnaît,Fred.—Pis?—ÇaseraitpluslogiquequecesoitJeannineouGerryquifiguredansleformulaire.—C’estavectoiqueBlanchehabite.Sijemeurs,tuvaspasladonneràJeannine!T’escommeson

père,risquaFrédérique.—MetsGerry,tranchaSimoncommes’iln’avaitpasentenduledernierargumentdeFrédérique.Dans

unan,sionestencoreensemble,onrepenseraàtoutça.—CommentçaSIonestencoreensemble?—Tusaisbiencequejeveuxdire,soupiraSimonquisentaitpoindrel’orage.Onsaitpascequela

vienousréserve.Ceseraitprématurédemedésignercommeresponsabledetafille.—Blanchet’aime,s’emportaFrédérique.Sit’espascapabledel’aimerenretour…Sonidées’étouffadanssagorgeenmêmetempsqu’elleessayaitderéprimerunsanglot.Elleparlait

deBlanche,maissavaittrèsbienqu’àtraverscettealtercation,ilétaitquestiond’elleetdecessentimentsqu’ellesouhaitaitpartagés.

—Jetelaisseraipasluifairedumal,soufflaFrédérique,blessée.J’suistannéedesgarsquiacceptentpasdes’engager!

En levant le ton,Frédériqueavait apeuréBlanchequi commençaàpleurer.Lamère accourut à sescôtés pour la soulever doucement et la serrer contre son cœur. Avec chacun de ses cris, la petiteexprimaitladouleurressentieparFrédériquequirefusaitdesemettreàpleurerdevantsonamant.

Simonsesentaitattaquéparlesremarquesdesablonde.Lesderniersmois,ilavaitacceptédevivreavecFrédériqueetsafille,mêmesi lebébénedevaitpasfairepartiedel’équationdedépart.Ilavaitsacrifiéunvoyageenamoureuxpourmeubler l’appartementen fonctionde lapetite. Ilpayaitplusquegénéreusementsapartetdéliaitlescordonsdesabourse–deplusenplusmaigre–pourrépondreauxexigencesdeFrédérique.Ilendossaitlerôledepèredesubstitutionselonsescapacitésenapprenant,surletas,àchangerdescouches.IlselevaitlanuitlorsqueBlancheavaitunchagrininexpliquéouqu’elledemandait à boire. Il n’avait jamais voulu d’un bébé et trouvait honnêtement qu’il faisait son bout dechemin.Quevoulait-elledeplus?

Depuissonretourd’Asie,Frédériquen’étaitpluslamême.Ellesemblaitsoucieuse,guettaitsesalléesetvenues,posaitunpeutropdequestions.Si,audépart,ilattribuaitcechangementdecomportementàl’éloignement qu’ils avaient vécu, il redoutait maintenant que ce soit la véritable personnalité deFrédériquequiressorteetqueleurlunedemielsoitdéjàterminée.

—T’esinjuste.Tusaistrèsbienquejem’implique.—Pascommejevoudrais.—Qu’est-cequetuveux?s’emballaSimonquicriaitpar-dessuslespleursdeBlanche.—Ellemériteraitquetul’aimesunpeu.— Je l’aime, ta fille! Si je l’aimais pas, penses-tu que je t’aurais proposé de retourner au travail

pendantquejem’enoccupe!—Tucomprendsrien!Frédérique quitta la pièce pour se soustraire à l’échange de plus en plus virulent qui l’opposait à

Simon.C’étaitlegenredecomportementquiavaitledond’exaspérerSimon.Çaluimettaitcarrémentlefeuauderrière.Sansmêmesedonnerlapeinedelapourchasserdansl’appartement,illuicriaàtue-tête:

—Qu’est-cequ’ilyaàcomprendre?—Quet’asjamaisréponduàmon“jet’aime”…Frédérique serra sa fille d’un peu plus près, espérant la faire taire. Elle venait enfin de lâcher le

morceau.ElleespéraitdetoutcœurqueSimonviennelarejoindre,laprennedanssesbrasetluimurmuredes«jet’aime»àl’infinipourpanserlaprofondeblessurequ’elleressentait.Blanchepleuraittellementqu’elleenterralaréponsedeSimon.ToutcequeFrédériqueentenditenprovenancedelacuisinefutlesilence.

Un véritable barda, venant de la cuisine, parvint aux oreilles de Jeannine.Gerry étaitmécontent et lefaisaitsavoiràgrandsbruitsdecasserolesquis’entrechoquentetdecoutelleriequitombeausol.Unpeuplus et ce seraient les assiettes qui voleraient contre les murs! Venant tout juste d’endormir son fils,Jeannine se fit un devoir de revenir à la cuisine pour implorer un armistice à sonmari et un peu desilence.

—Lespetitsdorment.Çaseraitdommagequ’ilsseréveillentparcequet’eschoquécontremoi.

—T’auraispum’enparleravant.Tulesaisquelesamedij’suisoccupéavectesfolleriesderepassantéquiprennentuneéternitéàcuisiner.

—Jevoulaistefaireunesurprise.—Méchantesurprise!Tut’envaspourlajournée,pistumelaisseslesenfantssurlesbrasenplusde

lapréparationdesrepaspourlasemaine.Jeannineavaitdécidédes’offrirunejournéedetransformationextrême.Denombreusesémissionsde

télévision proposaient des changements de look instantanés, des pertes de poids considérables et desmétamorphoses enprofondeur.Même lesmagazines féminins emboîtaient lepas avec leurs chroniquesmettant en vedette la fille d’à-côté qui, après unmoment passé entre lesmains d’une styliste et d’unecoiffeuse,devenaituncanondelamode.Chaquevilainpetitcanardcachaitunsublimecygne.Jeannineétaitdéterminéeàtrouverlesien.

Évidemment,ellen’avaitpaslesmoyensd’engagerunemagasineuseprofessionnelleoudemettrelespieds dans un salon de coiffure fréquenté par le gratin de l’Union des artistes. Elle jugea que sesnombreuses lectures de magazines et ses heures assise devant l’écran de télévision à observer lestransformationsdesautreslaqualifiaientpourcerôled’unjour:elleseraitdoncsaproprestyliste.

Sonpremierarrêtdelajournéefutlecentrecommercial.—Touteslesboutiquesàlamêmeadresseetpasdestationnementàpayer!Jeannine avait pris soin de repérer quelques boutiques dont la clientèle avait l’âge de sa fille. En

mettant le pied dans la première, elle se félicita de son choix: l’âge moyen des clientes présentesavoisinait l’âge légal pour entrer dans les bars. Ici, elle était certaine de trouver des vêtements quirajeuniraientsagarde-robeetluidonneraientunlookactueletmoderne.

Elle jeta sondévolusurunskinny jeansd’uncorail éclatant ety jumelauneblousedont l’impriméreprésentaitdeshiboux.Ensortantdelacabinepourvérifierlerésultat,Jeanninedemandal’avisdelavendeuse.

—Jevaisallervouschercherlablouseunetailleplusgrande,proposal’adolescenteanorexiquequipensaitsecrètementquemêmelatailleextralargen’amélioreraitenrienlerésultatfinal.

Le tissu finmoulait lecorpsdeJeannineetaccentuait lespoignéesd’amourquidébordaientdesonpantaloncoloré.Elleenfilalevêtementplusgrandetrevintseposterdevantlemiroiramincissantdelaboutique.Elleseretournapourvoirl’apparencedesesfessesdanslepantalonconvoitéetfutsatisfaitedelarondeurdesonpostérieur.C’étaitsurtoutsescuisses, leproblème.Avecunjeansaussiserréauxmollets,sescuissesparaissaienténormes.

—J’suispashabituéeàcettecoupe-là,commenta-t-elle.—Toutlemondeditçalapremièrefois,l’encouragealavendeusequiespéraitunecommission.—Peut-êtrequ’avecdesaccessoires,jemesentiraismoins…moulée.Lavendeuserevintaveccolliers,foulards,ceinturesetchaussures,tousplusjuvénileslesunsqueles

autres.Mais Jeannine hésitait. Refusant d’avoir consacré près d’une heure à satisfaire une cliente quimenaçaitdequitterlaboutiquelesbrasvides,lajeunevendeusemitenapplicationlarèglenuméroundelatravailleuseàcommission:flatterlaclientedanslesensdupoil.

—C’estunboninvestissement,çavousavantage.C’estunlookbranché.Vousavezl’airjeunecommeça.

Le mot tant recherché venait d’être prononcé: jeune. Jeannine arracha les étiquettes de prix pourconserversesnouveauxvêtements–àforcedeleporter,lejeanss’assoupliraitsûrementunpeu–etsortitsacartedecrédit.Ellejetadanslefondd’unsaclesvêtementsaveclesquelselleavaitquittélamaisonlematin.Ellesesentaitdéjàdixansplusjeune.

Ensuite se succédèrent le salon de bronzage d’où Jeannine ressortit avec un teint d’écrevisse, lacliniquedesoinsesthétiquesoùlesprixduBotoxladécouragèrent,lespapourlesaunainfrarougecensévousfairebrûlerplusdesixcentscaloriesentrenteminutesenrestantassiseànerienfaireetfinalement,lesalondecoiffure.

—Jeveuxchangerdetête!—Coupe,couleur?—Tout!—Lagrossetendance,c’estlesplumesdanslescheveux.—Go!Jeannines’abandonnaaveuglémentauxbonssoinsde lacoiffeusequi sortaitde l’écoleet rêvaitde

participer,unjour,quandelleauraitl’expérienceetletalentnécessaires,àdescompétitionscapillairesderenomméeinternationale.ElleluipromitunetêtequinepasseraitpasinaperçueetJeanninefutservie.

La tête que faisait Lili valait largement les cinquante dollars que Thomas avait dépensés en chèquecadeau.Lesyeuxarrondispar la surprise, laboucheouverte commeunpoissonhorsde l’eau,Lili nesavaitquedire.Lastupeurlarendaitmuette.

Thomasétait rentrédutravailavecuneminusculeenveloppeà lamain.Ilavaitdéposé leplisur latableàquelquescentimètresdel’ordinateurpersonneldeLili.

—Cadeau,s’était-ilcontentéd’annoncer.Excitée,Liliavaitdécachetél’enveloppepourtrouveràl’intérieurunecarte-cadeaudesapharmacie

préférée. Visiblement, l’initiative de Thomas l’étonnait. En temps normal, il aurait ficelé un délicatbouquetàmêmel’inventairedesoncommerce.Aumieux,ilauraitsongéàceschocolatsfinsquifaisaientsaliverLili justeàprononcer lenomdumaîtrechocolatierqui lescréait.Unjourdegrandeaudace, ilaurait peut-être envisagé l’achat d’un bijou délicat que Lili ne porterait que pour lui faire plaisir.Aujourd’hui,ilinnovait.

Ce n’était pas tant le cadeau en soi qui surprenait Lili, mais le fait que Thomas ait pris le tempsd’écrirequelquesphrasesàl’intérieurdelacarte-cadeau.Sonamoureuxn’excellaitpasaveclesmots.Pour lui, une fleur était l’équivalent d’une déclaration d’amour, un chocolat fondant sur la langue latraductionduplaisirqu’ilavaitàpartagersavieavecLili.Pasbesoindefaireunpléonasmeenajoutantdessynonymesverbauxàl’objet.

—Tudevienspoète.Thomasrougit.Ilsedoutaitquesesmotsétaientmalchoisis,malhabiles.Sablondegagnaitsavieà

alignerlessiensdanslesmagazinesetilavaittoujoursunpeuhontedesquelquesphrasesqu’illuioffraitetdecelles,encoreplusnombreuses,qu’iln’osaitpasluifairelire.

—Jesaisquej’aipasl’tour,s’excusa-t-il.Ellelefittaireentournantversluiunvisageémuetdeuxyeuxhumides.

—Merci,murmura-t-elle.Çametouchebeaucoup.Thomas se félicita intérieurement d’avoir suivi son instinct et d’avoir utilisé sa conversation avec

Magaliepourredonnerunsourireàsablonde.Aprèstout,iln’yavaitpasmieuxqu’uneautrefemmepourcomprendrelasienne.

—Tuchoisistonmoment,tumelaisseslebébéettuvastegâter.Lilisautasurplacecommeunegamine.Elleadoraitflâneràlapharmacie.Elleenoubliamêmeses

nouvellesallégeancesécologiquesetsemitàrêverdepetitspotsluxueux.Sanshésitation, elle envoyaun texto àEstherpour l’inviter à se joindre à elle.Prétexte idéalpour

profiter de son amitié retrouvée. En attendant la réponse de sa meilleure amie, elle délaissa sespantoufles et son pantalon mou au profit d’un jeans et d’une paire de bottes avec, coquetterieexceptionnelle depuis son accouchement, un petit talon.Le téléphone vibra.Esther lui donnait rendez-vousdansunedemi-heureaurayondescosmétiques.

Après moult recommandations à Thomas au sujet de Léonard, Lili quitta le loft avec une légèretésemblableàcelleduvoyageurmoyens’envolantpourunesemainetoutinclusàCuba.Lejeunepapaneputs’empêcherdesourireenvoyantsablondegagnerlavoiture.Unpeuplusetelleluiauraitdresséuneliste avec lesnumérosd’urgenceencasdebesoin.Dans lesdernièresminutes, elle avait agi avec luicommes’ilétaitunegardienned’enfantnovicequivientàlamaisonpourlapremièrefoisetnonlepèredeLéonard.Maispeuimporte,sonbutétaitatteint:Lilirayonnaitetallaitprendreunmomentjustepourelle.

Le teint d’Esther semblait encore plus vert sous l’éclairage aux néons de la pharmacie. Elle avaitappliquéavecsoinquelquesproduitsdemaquillageavantdequitterlamaison,maisilyavaitunelimiteaupouvoircamouflantdescosmétiques.Uncache-cernesfaisaitdisparaîtrelescerclesbleuâtresautourdel’œil,unbonfonddeteintdissimulaitlesimperfectionscutanées,maisaucunproduitn’étaitreconnupour effacer le chagrin ou l’angoisse du visage d’une femme. Elle s’efforça tout demême de sourirelorsqu’elleaperçutLili.

Les deux amies s’étreignirent. Par son enlacement,Lili exprimait toute sa joie de vivre unmomententre copines, commedans le bon vieux temps.Esther, pour sa part, s’accrochait à son amie pour luisoutirer un peu de son allégresse.Dès que l’étreinte se termina, Esther regretta d’être venue. Elle sesentaitfragile.

—Qu’est-cequisepasse?s’inquiétaLilienremarquantleregardfuyantdesameilleureamie.—Çamefaitdubiendetevoir,mentitEstherenéclatantensanglots.Touchée,Lilienveloppasonamiedesesbrasetluifrottaledoslonguementpendantqu’Estherfaisait

deseffortssurhumainspourreprendrelecontrôledesesémotions.«Sadépressionluifaitlaviedure»,songeaLili.Hypersensible,Lilinepouvaitquecomprendrecedébordementd’émotions.Elle-mêmeétaitconstammentàfleurdepeauàcausedumanquedesommeil.Elletrouvaitmêmerassurantqu’Esther-la-femme-forteconfesseunefaiblesse.

—Onsevoitpasassezsouvent,enchaînaEstherpours’assurerdedétournerlaconversation.—Çaaétélamêmechoseàchacundetesaccouchements,luireprochadoucementLili.Ladifférence,

c’estquecettefois-ci,moiaussijesuisdébordéeetjemaintiensunpeumoinslecontact.

—Jepensaisjustementqu’envivantlamêmechose,onallaitenprofiterpoursevoirdavantage.—Ilestpastroptardpours’ymettre,conclutLili.Sioncommençaitparsechoisirunnouveauvernis

àongles?Frédériquem’aditquelescouleursprintanièressontgéniales!—Avouequ’elleaplutôtditqu’ellesétaientécœurantes,lacorrigeaEsther.—Bandantes,pourêtreplusexacte.Esther força un sourire et se dirigea vers le présentoir de bouteilles colorées. Les deux filles

analysaientlescouleursd’unairsceptique.Lestendancesdelasaisonétaientsurprenantes,déroutantesmême,pourEsther.Quisepeignait lesonglesenbleu,en turquoiseouen rose fluo?SiLiliarrêtasonchoixsuruncorailpunché,Estherserabattitsurunvieuxroseplutôtclassique.

—Tudevraisoserpourunefois,luiconseillaLili.Sortirdetazonedeconfort.T’estropparfaite.—Situsavais…—Quoi?T’asratéunpâtéchinois?T’aspaspassélabalayeusedepuistroisjours?Dis-moipasquetu

porteslamêmebrassièredeuxjoursdesuite!fitsemblantdes’offusquerLili.—Trèsdrôle.Poursesoustraireà laconversationqui risquaitdedégénérer,Esther s’intéressaauxmascaras.Lili

abandonna ses taquineries et commença àgarnir joyeusement sonpanier d’emplettesdont le coût totaldépasseraitlargementlemontantoffertparThomas.

Auboutd’uneheuredemagasinage,Lilidécidaqu’elleenavaitassez.Ellevoulaitrentreràlamaisonpourretrouversonchumetsonfils.

—Ilmemanquedushampooingetdelapréparationpournourrisson,intervintEsther.Lesdeuxfemmessedirigèrentverslarangéedeproduitspourbébé.Estheravaitunpeuhontedefaire

l’achatdulaitartificieletpréféraitreléguercettetâcheàJean-François.Mais,noyéeentrelabouteilledeshampooingàveniretsesproduitscosmétiques,laboîtedelaitmaterniséseraitmoinsapparente.

—Esther,jevaistirerunpeudelaitpourThéo,maisjepourraipastefournirencorebienlongtemps,avouaLiliàregret.

—Jecomprends.Les dons de Lili ne comblaient pas la totalité des besoins de Théo. Esther et Jean-François

pratiquaientdoncunallaitementmixte.Estherdonnaitlelaitmaternel,Jean-Françoislapréparationpournourrisson.Ledeuildesonallaitementn’étaitpasencorecomplet.

Estherajoutalapréparationpournourrissonàsonpanierets’apprêtaitàquitterlarangéelorsqueLilila retint. Il y avait tant d’articles pour bébé attrayants. Elle souhaitait choisir un petit cadeau pourLéonard.Unbavoiravecl’inscription«Leplusfortc’estmonpère»trouvarefugeauprèsduverniscoraildeLili, suivi deprèspardenouvelles suces, unhochet en formedevoituredepolice, deminusculeschaussettesornéesderobotssympathiquesetuntubededentifricepournourrissonàsaveurdefruits.

SilebonheurdeLiligrandissaitàchaquearticlequis’ajoutaitàsonpanier,celuid’Estherdiminuaitàchaquesecondepasséeàcontemplerlesarticlespourtout-petits.«Leplusfortc’estmonpère»…Esthercaressaduboutdesdoigtslabavettebleueensongeantàsesproblèmesactuels.

—JesaispasquiestlepèredeThéo.Lilicessasafouillepourregardersonamie.Estherfixait lecoind’unetablettesansosercroiser le

regardde son amied’enfance.Degrosses larmesdéboulèrent sur ses joues sansqu’elle essaiede lesessuyer.EllecraignaitlejugementdeLili,maisl’aveulasoulageaitd’unpoidsénorme.

Lorsqu’elleréalisaqueletempss’écoulaitsansqueLiliosedecommentaires,sansqu’elleluifasseunescène,sansqu’elles’enfuieencourant,Estherrisquaunregarddanssadirection.Lilis’approchaetsecontentad’essuyerlesjouesd’Estherensilence.

—J’aieuuneaventure.Justeune.Justeunsoir.—Avecqui?—Claude.—Tonpatron?Estherbaissalesyeux,honteuse,maisacquiesça.—Aumoinst’enaschoisiunbeau,lançaLili.—Franchement!s’offusquaEsther.Lilis’excusaprestementetexpliquaqu’ellevoulaitjustedétendrel’atmosphère.Quelarévélationla

surprenait,qu’elleétaitmalàl’aiseetavaitréagistupidement.—Quelqu’unestaucourant?—C’estjustementçaleproblème.Jean-François et Esther se remettaient à peine d’une séparation de quelquesmois.Cette révélation

mettraitenpérilleurcoupleencorefragiliséparlesremousdeladernièreannée.LiliseditquesiJean-Françoisétaitaufaitde la trahisond’Esther,orgueilleuxcommeil l’était, leschancesquesonamieseretrouvemèremonoparentaleétaientélevées.

—Tonmari?—Pire.La pire éventualité pour Esther, Lili le comprenait, était que l’amant soit au parfum et réclame de

connaîtrelavérité.—Qu’est-cequetuvasfaire?Esthersourittristementenhochantlatêtedegaucheàdroite.—On va trouver une solution, la rassura Lili. En attendant, on fait comme si de rien n’était. On

commenceparachetertabouteilledeshampooing.

Enmettant lepieddans le loft,Liliabandonnasonsacd’emplettesàcôtédupaillassonetcherchasonfils.Ellenesedonnamêmepasletempsd’enleversonmanteauavantdeleprendredanssesbrasetdelui murmurer des mots d’amour à l’oreille. Les révélations d’Esther l’attristaient plus qu’elles ne lachoquaient.L’imagedecoupleidéalqu’elleentretenaitausujetdesameilleureamieetdeJean-Françoisenprenaitpoursonrhume.D’abordJean-FrançoisquiquittaitEstheravecunep’titejeuneetmaintenantEstherquis’envoyaitenl’airavecsonpatron.Finalement,l’herben’étaitpastoujoursplusvertechezlesvoisins.

Encore troublée,elledéposaLéonarddans lesbrasdesonpèreavantderevenirdans l’entréepourrécupérerlesacqu’elleyavaitlaissé.

—Ç’aétélong!Oncommençaitàs’ennuyer,lataquinaThomas.—Onavaitdurattrapageàfaire,sejustifiaLili.Elles’assitàcôtédesonamoureuxetcommençaparextirperleschaussettesdusacdeplastique.—Mamanaapportéuncadeaupoursonbébéd’amour.

EllefitdanserlesbasdevantleregardindifférentdesonfilspuislestenditàThomas.Iln’étaitpassurprisquesablondeaitutiliséunepartiedesoncadeaupourleurfils,mêmesicen’étaitpaslebutdel’exercice.

LilienchaînaaveclehochetqueLéonardacceptademâchouilleretd’humecterdebaveavecbonheur.Lorsqu’ellefitapparaîtrelessuces,Thomascommençaàêtrefranchementagacé.Ellen’avaitrienachetépour elle. Plus le sac d’emplettes se vidait, plus Thomas sentait sourdre la colère et la déception.Désireuse d’offrir des babioles à son fils, Lili avait remis sur les tablettes les articles demaquillagequ’elleavaitd’abordconvoités.

Certainedefairegrandeimpressionavecsonprochainarticle,Lilidéposalebavoirsurlapoitrinedesonfilsavecfierté,sachantquelemessagequ’ilvéhiculaittoucheraitThomas.MaiscedernierselevaitaumomentmêmeoùLilis’attendaitàcequ’illiselesloganbrodésurlabavette.

—J’suisdéçu. Jevoulaisque tupenses à toi.Que tu tegâtes.Pasque tudépensesmoncadeauenarticlespourbébé.

Lilivoulutsejustifier,maisThomasneluienoffritpaslachance.Ils’éloignad’unpasrapide,laissantLiliencoreplustristequ’àsonarrivée.Est-cequeçavalaitvraimentlapeinequ’elleextirpesaboîtedecolorationcapillairedusacetlepourchasseàl’autreboutduloftpours’excuser?

Esther cogna à deux reprises à la fenêtre avec ses jointures.Quelques secondes suffirent pour que levisagedeClaudeapparaisseentreleslattesdustorevertical.D’abordsurpris,ilsouritpuisseprécipitadansl’entréepourdéverrouillerlaportedelaclinique.

—Qu’est-cequetufaislà?—Fallaitquejeteparle.Lepatronenclenchadenouveauleverroudelaported’entréedesoncommerceetinvitaEstherd’un

signedelamainàpasserdanssonbureaupourplusdeconfort.—Tuveuxuncafé?proposa-t-il.Elle accepta.Moinspar enviede caféinequepourgagnerunpeude tempset fignolermentalement

l’interventionàvenir.Ellesefélicitaitd’avoirfaitundétourparlacliniqueavantderegagnerlamaison.Elle connaissait bien les habitudes professionnelles deClaude. Il n’était pas rare que le grand patronresteàlacliniquelevendrediaprèsl’heuredefermeture.Illuiavaitdéjàconfiéquesesenfantsallaientenvisitechezleursgrands-parentsmaternelsdetempsentempsetqueçaluipermettaitdemettreàjourlapaperasseentourantlebonfonctionnementdesonentreprise.Lacliniqueétaitdéserte,lecalmepermettaitd’abattreplusdetravailquependantlesheuresdebureau.

Claudeluitenditsatassefumanteavantdes’asseoiràsescôtés.Esthers’attendaitàcequ’ilprenneplace derrière son bureau. La proximité qu’il lui imposait la troublait. Son parfum avait des notesd’interditirrésistibles.

—J’aiprisunedécision,annonça-t-elle.—Jet’écoute.En compagnie de Lili, elle avait cherché des solutions à son problème, essayé d’imaginer un plan

d’actionpermettantdeménagerlachèvreetlechou.Malheureusement,lesdeuxfemmesn’avaienttrouvé

aucune échappatoire pour sauver lesmeubles. Esther avait bien une option risquée en tête, mais elles’étaitgardéedelapartageravecLili.

—Jedoispenserd’abordàmesenfants.EmmaetAntoinen’ontpasàsubirlesconséquencesdenosactes.

Esther remarqua le durcissement de lamâchoire deClaude. Il serrait les dents.Lapartie était loind’êtregagnée.

—Jeregretteriendecequis’estpassécesoir-là,Esther.Ausouvenirdesonaventureextraconjugale,Estherdevintécarlate.Sapoitrinesesoulevamalgréelle,

révélantàClaude le troublequi lagagnait.Ellemanquaitd’air.Nepouvait-ilpas reculerdequelquespieds?Luilaisserunpeud’espace?

—Moinonplus.C’étaitlavérité.Claudeluiavaitoffertuncadeauinestimableenlabasculantsursonbureauàlafin

dupartyd’employés.Il luiavaitdonnéunedosemassivedeplaisir, lachanced’apprivoiserunepartied’ellequ’ellerefoulaitdepuistoujoursetl’occasiondetestersessentimentsenversJean-François.Cetteincartade charnelle lui avait fait prendre conscience de la force des liens qui l’unissaient à sonmari.L’inconfortquidécoulaitdesonaventureluienrévélaitbeaucoupsurelle-même.

Devant cet aveu de réciprocité, Claude lui prit la main. Esther lui abandonna cette partie de sonanatomie.Illefallaitpourlasuitedeschoses.

—Jeneveuxpasdescandale.Pourmesenfants.Tupeuxcomprendreça?Claudehochalatête,résigné.Qu’Esthersongeàsespetitsenpareillecirconstancel’honorait.Ellelui

prouvait,unefoisdeplus,qu’elleétaitunemèreexemplaire.—Jeveuxquetumepromettesd’abandonnerl’idéed’untestdepaternitéordonnéparlacour.Claude se leva comme si unedécharge électrique l’avait éjectéde son siège.SiEsther s’entêtait à

refuseruntestdepaternité,iln’auraitd’autrechoixqued’engagerdesprocédureslégalespourfairelalumièresurl’affaire.Sonrefusétaitunaveudeculpabilité.IlportaitenluilaconvictionqueThéoétaitson fils. Il arpenta nerveusement la pièce en silence jusqu’à ce qu’Esther lui saisisse le bras pourl’arrêter.

Elles’installadevantlui.Leurscorpsn’étaientséparésqueparquelquescentimètres.Lacolèrequ’ilcommençait à ressentir se changea soudainement enunepulsion sauvagededésir. Il avait envie le luidéchirersesvêtementspourexposersapeau,d’enfouirsesmainsdanssamiseenplitropparfaitepourlui ébouriffer les cheveux. Il voulait retrouver le regard éperdu qu’elle lui avait jeté aumoment où ill’avaitfaitjouir,prèsd’unanplustôt.

Ilenétaitàsebattreavecsespulsionssexuelleslorsqu’ileutlasurprisedevoirEstheramorcerunbaiserbrûlant.Enlasoulevantparlesfesses,ill’obligeaàenroulersesjambesautourdeseshanchesetpressasonbassincontrelesien.Ilfitquelquespasendirectiondumurpouryadossercellequ’ilavaitl’intention de posséder. Il abandonna ses lèvres pour luimordre la peau tendre du cou et grogner deplaisir.Estherenprofitapourmettresesmainssurlesépaulesdesonpatronetlerepousserlentement.

—Promets-moi.Claude n’en avait rien à cirer du test de paternité. En ce moment, tout ce qui lui importait était

d’assouvirsonenvied’elle.Unpeuplusbrusquementqu’ilnel’auraitsouhaité,illuiempoignaunseinet

en goûta la naissance en fouillant l’encolure du chemisier d’Esther. Mais cette dernière lui saisitfermementlevisagepourl’obligeràlaregarder.

—Promets-moi…etjevaisquittermonmari.

Thomas fixait la porte de la salle debain.Déjàprèsd’uneheurequeLili avait trouvé refugedans lapetitepièce.Ilavaitclairemententendusabellebarrerlaporteàdoubletour,luieninterdisantl’accès.Ilregrettaitd’avoirdittouthautcequ’ilpensaittoutbasdepuisquelquetemps.Aufond,peuimportaitqueLilisoitrevenuedelapharmacieavecdesarticlesdestinésàLéonard.Elleavaitacceptédesortirsanssonfils,cequi,ensoi,étaitdéjàunepetitevictoire.Ilauraitdûseréjouirdupetitpasdesablondeplutôtquedeluireprocherdenepascouriraussivitequelui.

Lilis’adaptaitdifficilementauxchangementsengendrésparl’arrivéedeLéonard.Thomasétaitétonnédeconstaterquesonamoureuserésistaitàlanouveauté,àl’évolutiondeleurenfant.Biensûr,fistonétaitamoureuxfoudesamèreetn’hésitaitpasàlaréclamer,maisThomasconstataitdeplusenplusquesonfilss’attachaitàluietqu’ilarrivaitàsurvivreàl’absencedeLili.Thomasgagnaitaussienassuranceetcette confiance en lui trouvait écho chez Léonard. Bébé s’abandonnait à ses bras. Même si Thomascomprenaitqu’unlienuniquesoudaitLiliàleurfils,ilsentaitbienquesonfistoncherchaitaussiàcréerunlienaveclui.Unerelationdifférente,moinsfusionnelle,maistoutaussiimportante.

Devenirparents jetaitunéclairagenouveausur leurcouple.ThomasentrevoyaitdesfacettesdeLiliqu’il n’aurait même pas soupçonnées. Il était fascinant qu’une tierce personne lui en apprenne sur lafemmequipartageaitsaviedepuisquelquesannées.D’autantplusquecettepetitepersonnen’avaitquequatremoisdevieàsoncompteur.

Liliavaittoujoursétécellequidevaitleconvaincred’oser.Ilétaitpluscasanier,moinsàlarecherchedesensationsfortes,plusfacilementsatisfaitdesavie.Depuisleurrencontre,c’étaitLiliquiluitiraitsurlamanchepourqu’ils’ajusteàsontemposupersonique.Ilavaitsouventlalangueàterreàessayerdelasuivre.Depuisqu’ilsétaientparents,c’étaitdifférent.

Thomas entendit la poignée de la salle de bain tourner. Il se croisait les doigts pour ne pas voirapparaîtreuneLiliauxyeuxrougisparsafaute.Ilcraignaitquesablonden’aitpasséladernièreheureàbroyer du noir et à culpabiliser à cause d’une phrase lancée avec précipitation. Il comptait biens’amenderauprèsdesadouce.

Lilisortitdelasalledebain.Thomasnetrouvarienàdire.Ellelefixaitenattendantuneréaction.Ilselevaetvintlarejoindre.

—T’esmagnifique,luisouffla-t-ilavecsincéritéavantdel’étreindre.Enserrantsablondedanssesbras,Thomasréalisaqu’ildevaitcontinueràessayerdelasortirdesa

torpeur.Quedorénavant,ilavaitledroitdelabousculerunpeu,avecamour.Elleenavaitbesoinpouravancer,pourseretrouver.Ilremercialaviedeluioffrirlachancederedécouvrirsadoucegrâceàlamaternité.Jamaisiln’auraitsoupçonnéquel’arrivéed’unenfantdonneunsecondsouffleàsonamour.

Lilivenaitdeseteindrelescheveux.Thomassavaitquec’étaitlepremierpasversleretourdelaLiliqu’ilconnaissaitetaimait.

Au petitmatin, Simon ouvrit l’œil. Ilmit quelques secondes à réaliser qu’il se trouvait encore sur le

canapé du salon. Étonné de ne pas avoir entendu Frédérique rentrer, il entreprit de se lever. Lescourbatures se firent rapidement sentir. Il avait passé l’âge de dormir sur le divan. Chaque muscleendoloriluirappelaitcruellementqu’iln’avaitplusvingtans.Ensemassantlecou,ilsedirigeaverslacafetière.Ilétaitencoretôt,maisBlanchenetarderaitpasàréclamersonpremierrepasdela journée.Frédériqueseraitraviedetrouverunegrandetassedecaféchaudensortantdulit.

Depuisquelquesjours,l’ambianceétaittendueàl’appartement.Le«jet’aime»tardifdeSimonn’avaitpasdevaleurauxyeuxdeFrédérique.

—Fallaitqueçaviennedetoi.Pasquetumeledisesparcequej’teserrelescouilles!C’étaitvraiqu’ilavaitrepoussélemomentlepluspossible.Sonexpérienceluiavaitapprisquedès

qu’un homme avoue ses sentiments, les femmes s’emballent et semettent à parler de fiançailles et demariage,d’achatdechaletetderenouvellementd’hypothèque.Larelationqu’ilavaitavecFrédériqueluiconvenaitetilcraignaitqu’unaveuviennetoutgâcher.Devantlafureurdecellequ’ilaimaitsincèrement,ilavaitmurmuréun«jet’aime,tulesaisbien»pastrèsconvaincant.

C’étaittroppeu,troptard.EtSimonnevoyaitpascommentrecollerlespotscassés.Dèsqu’ilsortaitlacolle,Frédériquebrandissaitunmarteaumenaçantdetoutfracasserdenouveau.

Lecaféétaitpassédepuisunbonmomentlorsqu’ilserisquaàpénétrerdansleurchambre.Peut-êtrearriverait-ilàamenerBlancheausalonpourpermettreàFrédériquedefairelagrassematinée?

Il resta interdit devant la chambrevide.Sablonde avait découché sansmême leprévenir. Il fallaitqu’ill’aitdiablementblesséepourqu’elleagisseainsi.Siellen’hésitaitpasàgrimperauxrideauxàlamoindrecontrariété,Frédériqueavaitaumoinsleméritedejouerfrancjeuetd’annoncersescouleurs.Uncoupsemblableneluiressemblaitpas.

LesheurespassèrentsansqueFrédériquedonnelamoindrenouvelle.Simondécidadepilersursonorgueiletdelacontactersursoncellulaire.Aucuneréponse.

En soirée, commençant à être inquiet, il téléphona à Lili pour savoir si elle était complice del’escapadedeFrédérique.Sablondepouvaittrèsbienavoirtrouvérefugechezuneamieetavoirpassélajournée à déblatérer sur son compte. Il l’avait quand même un peu cherché. Surprise, Lili lui avouaqu’ellen’avaitpaseudenouvellesdeFrédériquedepuisdeuxjours.

Après une nouvelle tentative infructueuse pour joindre Frédérique sur son cellulaire, à contrecœur,SimontéléphonachezJeannineetGerry.Ilfutsoulagéquecesoitlemaîtredeslieuxquiréponde.IlsevoyaitmalfairefaceàuneJeannineenfurie.Sisafilleavaittrouvérefugechezelle,ellel’accuseraitdetous les torts.Lesdeux femmes étaient généralement à couteaux tirés,maisSimon savait que JeannineprovoquaitFrédériquesimplementpouravoirsonattention.Ellen’hésiteraitpasàluipasserunsavon.

—Commentçava,legendre?Simonneputs’empêcherdesourire.Gerryavaitledondemettrelesgensàl’aise.Dèsledépart,il

avait accueilli Simon comme unmembre de la famille à part entière. Il était probablement le seul àconnaîtreFrédériqueaussibienquelui.Malgrétoutl’amourqu’ilportaitàsabelle-fille,Gerryétaitunêtreimpartialquisavaitfairelapartdeschoses.

—Mieuxquemablonde,j’imagine,risquaSimon.—Commentça?Cen’étaitpaslaréponseàlaquelleils’attendait.Gerryn’étaitpasdugenreàjouerlesinnocents.Si

Frédériqueavaittrouvérefugechezeux,illuiauraitditd’embléepourlecalmer.Sonpoulss’accéléra,il

avaitunmauvaispressentiment.—Gerry,est-cequeFrédériqueestchezvous?—Pourquoitudemandesça?—Elleestpasrentréedelanuit,jesaispasoùelleest.Gerry éclata d’un rire authentique. Depuis qu’il connaissait Frédérique, elle avait découché à de

multiplesreprises.Simonn’étaitpaslepremierpetitamiàtéléphoneràlamaisonpoursefairerassurer.—Vousvousêteschicanés?—Unpeu,concédaSimon.Iln’avaitpasenvied’étalersavieprivée.Lateneurdeleurdisputen’étaitpasd’intérêtpublicetil

refusaitd’endévoilerlecontenuàsonbeau-père.—Fais-toi-z’enpas.C’estsafaçondetepunir,dittendrementGerry.Ellet’aimebeaucoup,tusais.—Moiaussi,murmuraSimon,touché.—Dis-luisouvent,mongars.Elleenabesoin.Simon se promit de faire un effort pour verbaliser ses sentiments.Dès que Frédériquemettrait les

piedsdansl’appartement,illuirediraitàquelpointill’aimait.Ilinsisteraitsurlasincéritédesesmots.Illuiavoueraitqu’elleoccupaitconstammentsespensées,qu’elleluimanquaitdèsqu’ellesortaitdesonchampdevision.Illuidiraittoutcequ’ellevoulaitentendre.

Simon en était à son huitième café lorsque, à quatre heures dumatin, il prit le téléphone.Le cœurbattantàserompreàcausedel’énervementetdelasurdosedecaféine,iltiraunechaisepours’asseoir.Dèsquelavoixàl’autreboutdufilluirépondit,ilinspiraprofondémentpourdéballersonhistoired’unseulsouffle.

—Bonjour,jem’appelleSimonMeilleur,j’appellepoursignalerladisparitiondemacopineetdesafille.

LChapitre5

a cuisine du petit appartement se transforma graduellement en quartier général. Après que lespoliciers furent venus pour prendre une déposition complète, Gerry, Jeannine et leur marmaille

étaientarrivésenrenfortauxpetitesheuresdumatin.DèsqueSimonlesavaitmisaucourantdel’absenceprolongéedeFrédérique,ilsétaientvenusapporterleursoutien.

Si Gerry persistait dans son idée que Frédérique réapparaîtrait sous peu, en pleine santé, le faitqu’elleaitemmenéavecellelapetiteBlancheleturlupinait.Ilespéraitjustequel’instinctpaternelqu’ilavaitdéveloppéaveclesannéesàl’endroitdeFrédériqueneletrompaitpas.

JeannineaccompagnaitSimondanssabeuveriedecafé.Ellenetenaitpasenplaceetavaitentreprislegrandménageduprintemps.L’absurditédesoncomportementneluiéchappaitpas,maissesmainsetsoncœur demère, impuissants devant la disparition de sa grande fille, avaient besoin de s’activer, de sesentirutiles.

Elle,sifièreàl’idéedesepavaneravecsonnouveaulookcapillairedevantlesautres,remisacelledeparler des tendances des grands salons de coiffure.L’heure n’était pas auxbonnes nouvelles.Tousceuxqui la croisèrent cematin-là se demandèrent ce qui était le plus épeurant: sa nouvelle tête ou ladisparitiondeFrédérique.

Pendant que sa belle-mère faisait leménage, Simonmultipliait les appels dans l’espoir de trouverquelqu’unquisacheoùsetrouvaientFrédériqueetBlanche.Lescheveuxenbataille, lesyeuxrougesàcausedumanquedesommeil,ilfaisaitpitiéàvoir.Ilnepouvaitserésoudreàpatienterlesbrascroisés.Mêmesilespoliciersl’avaientassuréquetoutseraitmisenbranlerapidementpourretrouversacopineetsafille,Simonavaitbesoindes’impliquer.

Aucoursdeladernièreheure,LilietEstherétaientvenuesàl’appartementensoutienauchumdeleuramie.Liliétaitpasséeencoupdevent,proposantd’utilisersesréseauxsociauxpourlancerunechasseàlafemme.EnpubliantunephotodeFrédériqueetendonnantladescriptiondesvêtementsqu’elleportaitla dernière fois que Simon l’avait vue, Lili était convaincue de pouvoir la retrouver rapidement. Pasquestion d’attendre que les autorités fassent leur travail. Elle connaissait la puissance des réseauxsociaux. De plus, elle s’était proposée pour une visite des lieux fréquentés par Frédérique: le café,l’institut d’esthétisme qu’elle affectionnait, le centre d’achats. Peut-être quelqu’un lui confirmerait-ilqu’elleyavaitmislespiedslaveille.

Quant àEsther, toujours aussiorganisée, elle avaitpris soindegarnir le réfrigérateurdeSimondesandwichespourtous,decrudités,detrempettesfaitesmaisonetdecubesdefromage.Elleavaitfrustréses enfants en emportant ses appétissants muffins aux bleuets fraîchement sortis du four. Les petitsestomacsétaient fortmécontentsdeperdre leurcollationauprofitdesadultesques’apprêtaitàvisitermaman.

Gerry posa unemain rassurante sur l’épaule de son gendre.L’hommen’a pas besoin demots pourexprimersonappui.Lesquelquesclaquesqu’illuiassénaàlahauteurdel’omoplatevalaientmieuxquetouslesconseilscreuxoulesencouragementsbidonqu’ilauraitpuformuler.

Lorsqu’uncliquetissefitentendreendirectiondelaportedel’appartement,chacunretintsonsouffle.LatêtedeFrédériquepassalecadredeporte.Penchéepourramasserlacoquilledetransportdesafilleetlesacàcouches,elleneremarquapastoutdesuitelecomitéd’accueilquil’attendait.

Lorsqu’elledégageasonvisageenreplaçantsescheveuxderrièresonoreille, lascène incongrue lafigeasurplace. Jeannineétaitàgenouxsursoncomptoir,uneguenilleà lamainalorsqueGerryavaitl’airdeprodiguerunmassageàunSimonenpiteuxétat.

—Est-cequ’onavaitunbrunchdeprévuàmatin?JeanninedescenditducomptoiretfitunpasendirectiondeFrédérique.Gerrylaretintparlebras.Il

lasavaitcapabledegiflersagrandefilleàcemoment.Lapeurquiluitordaitlesboyauxdepuisl’appelde Simon ne trouverait pas d’apaisement dans une caresse, mais dans la violence d’un affrontement.Gerrydevaits’interposerrapidementpouréviterquelessentimentsdeJeanninen’empirentlasituation.

—Onvayaller,nousautres.Jeannine fixait sa grande fille, lamâchoire tremblante d’émotion.Gerry dut la pousser demanière

insistantepourque sespieds acceptentd’avancer etdequitter lapièce. Il lui arracha son torchondesmains,attrapalesacàmaindesafemmeaupassageetlecouplegagnalecouloirdel’immeuble.UnefoisJeannine éloignée, Gerry revint sur ses pas pour soulever les coquilles de transport dans lesquellesdormaientpaisiblementlesjumeaux,indifférentsaudramefamilial.

Maintenantseulavecsablonde,Simonselevapéniblement.—J’vaisrappelerlespoliciers.—Lespoliciers?s’étonnaFrédérique.Simon s’approcha de celle qu’il imaginait déjà morte dans un fossé. Elle avait l’air déconnectée.

Étonnéequesonentouragesoitdanstoussesétats.—T’étaisoù?articula-t-ild’unevoixblanche.—Ons’estpayéunesortiedefilles,dit-elleendésignantBlanchedumenton.Jereprendslajobau

cafédemain.J’aidécidédemegâteravantmonretourautravail.Frédérique mentait à moitié. Si elle avait effectivement réservé une chambre dans une coquette

aubergepourfairelevidedestressetlepleind’énergieavantsonretourautravail,ellevoulaitsurtouts’éloignerdeSimonpouropérerunemiseàjourdesessentimentsetpenseràlasuitedeschoses.Ellevoyaitbienquesonescapadeimproviséel’avaitébranléetnepouvaitques’enféliciter.

Simon aurait eumille questions etmille reproches à formuler. Il se contenta de serrer Frédériquecontrelui.Elles’attendaitàcequ’illacritique,lamenacededisparaîtreouqu’ilmettefinàleurrelationsur-le-champ. Lorsqu’elle sentit les soubresauts des épaules de Simon, un sentiment de culpabilitéimprévu l’envahit. Son amoureux pleurait à chaudes larmes, comme un bébé.N’était-ce pas là un «jet’aime»muet?

Telunfœtus,Estherétaitrecroquevillée,dosàJean-François.Chaquesoir,c’étaitlemêmescénarioquiserépétait:ellefixaitlemur,iltentaitunrapprochement,elleneréagissaitpas.

Depuis l’aventure de son mari, Esther se refusait à lui. Si elle lui avait longtemps interdit le litconjugal, le fait de maintenant dormir ensemble compliquait les choses. Chaque soir, il l’embrassaittendrementsurl’épauleenluisouhaitantbonnenuit.Esthersavaitqu’ilguettaitsesréactions.Unsimple

gested’ouverturedesapartetJean-Françoistenteraitdeluifairel’amour.Ellen’étaitpascertained’êtreprête.

Illuiétaitdifficiled’oublierquesonmarienavaitcaresséuneautre,plusjeuneetprobablementplusferme.Difficiled’effacerces imagesmalsainesqui revenaient lahanterchaque foisqueJean-Françoischerchaitunpeud’intimité.

Depuis l’accouchement, il gardait une distance respectueuse, conscient qu’Esther avait besoin detempspourluipardonnersoninfidélité.Qu’elleaitégalementbesoindesapatiencepourréintégrersoncorps de femme ne semblait pas déterminant. Il ne voulait simplement pas la brusquer, suffisammentlucidepourcomprendrequ’unfauxmouvementluivaudraitunnouveaulapsdetempsd’abstinence.

Ce soir, lorsque Jean-François déposa un baiser sur l’épaule de sa femme, il osa lui caresserdoucementlebras,sansaucuneinsistance.Ceseulcontactluioccasionnauneérectionqu’ilpritsoindenepascolleraucreuxdesreinsd’Esther.Combiendetempsallaitdurerlesupplice?Était-elleseulementconsciente du désir qu’elle suscitait en lui? De la testostérone qui commençait à lui sortir par lesoreilles?

Concentréesurlesimperfectionsdelapeinturecouvrantlesmursdesachambre,Estherespéradansunpremiertempsquesonmariselasserapidementdesonpetitjeu.SespenséesévoluaientautourdelafuitepuériledeFrédérique.Esthertrouvaitévidentquelajeunefemmecherchaitàattirerl’attention.Puis,petitàpetit,l’imagedeFrédériques’évanouitetunepulsionendormiesemblavouloirseréveiller.Sanstropyréfléchir,Esthersetournasurledos.

C’était le signal.Celuiqu’il attendait.Celuiqu’elle évitait.Fébrile et croyant àpeineà sa chance,Jean-Françoispritpossessionducorpsdesafemme.Lesamantsétaientmaladroits.Leurcouple,sibienrodéautrefois,cherchaitsonrythmeàprésent.Leurscorps,sifamiliers l’undel’autre,avaientpeineàretrouverleurharmonie,leurshabitudes.Estherseplaignitqu’ilétaitappuyésursescheveux;luiseretintdechialerlorsqu’elleluiassénauncoupdecoudeauvisagesanslevouloir.Leurétreinteétaitgauche,aussinullequecelled’uneaventured’unsoir,quandlescorpscherchentleursatisfactionpersonnelleetnonpascelledel’autre.Cen’étaitpasunpartage.Justelapriseenotageconsentanted’uncorpsparunautre.

Esther fit un effort pour y prendre du plaisir. Elle souhaitait une réconciliation épidermique. Lemiracleespéréneseproduisitpas,maisJean-Françoissemblaitprendresonpied.Estherseditqu’ellepourraitainsileteniràdistancependantquelquesjours.

Unefoisrepu,Jean-Françoisselaissachoirdanslelitauxcôtésdesafemme.Laglaceétaitbrisée.Leurviesexuellereviendraitàlanormale.Ilavaitl’intentionderemettreça,dèsdemain.Peut-êtremêmeavantleleverdujour…

Estherauraitsouhaitétrouverrefugecontrel’aisselledesonmariets’endormirrapidement.Elles’envoulait de rester immobile à fixer le plafond.La gaucherie de ces retrouvailles intimes ne faisait querehausserlachimiedescorpsqu’elleavaitressentie,l’avant-veille,danslebureaudeClaude.

Jeanninedéposasabalanceélectroniquesurleplancherdelacuisine.Elleavaitl’intentiond’enavoirlecœurnetausujetdelaprisedepoidsdeGerry.

—Tuveuxpassérieusementquejemontelà-dessus?questionnaGerry.

—Oui,monsieur.Toutdesuiteàpartça.Gerry se gratta la panse, prit le temps d’engloutir le coin de rôtie auNutella qui restait dans son

assietteavantde se leverpourmonter sur labalance. Jamais iln’auraitosécontredire sa femme:elleétaitd’unehumeurmassacrantedepuislafuguedeFrédérique.

—Deuxcentdouze.C’estpassipire,déclara-t-ilendescendantdupèse-personnepourterminersondéjeuner.

—Pourcinqpiedshuitpouces,c’esttrop,tranchaJeannine.—J’aidesgrosos.—FautappelerLelivreGuinnessdesrecords.T’esleseuladultequejeconnaissequiprendtrente

livresd’osenuneannée.Gerry sourit. Il savait bien que son tour de taille avait augmenté. Il mangeait davantage pour

compenser le manque de sommeil. Pendant la grossesse, il accompagnait Jeannine dans ses fringalesnocturnes et l’habitude ne l’avait pas quitté à la naissance des jumeaux. Il se disait parfois qu’ilremédieraitàlasituation,maisilrepoussaitconstammentceteffort.

—J’achèvelepotdeNutella.Après,onaditqu’onrachetaitplusdecochonneries.Çavaseperdretoutseul,ceslivres-là!

LerégimeimposéparJeanninen’étaitsuiviqu’àmoitiéparGerry.Ilavaitacceptédese«sacrifier»pourmangerlesalimentscamelotesqu’ilsavaientdanslesarmoires.Croustilles,chocolatettartinadeaucaramel accompagnaient abondamment les soupes de légumes et les pâtes de blé entier qui figuraientmaintenantsurleurlisted’épicerie.PlusilyavaitdenavetetdebetteàcardeaumenuetplusGerryétaitgénéreuxencaramelpourcoiffersesrôties.Ilappréhendaitlavisiondufonddupotdetartinade.

—Ànotreâge,trentelivres,çaseperdpascommeparmagie,rectifiaJeannine.J’aimeraisçaaussiquetut’habillesquandt’esàlamaison.

—J’suispastoutnu,déclaraGerryenmontrantsonpyjama.—T’esenmou.C’estpire.J’aimeraisçaquetufassesuneffort.Tutelaissesaller.Gerryaccusalereproche.Iln’étaitpasvraimentconscientdecesupposérelâchement.S’ilportaitdes

vêtementsd’intérieur,c’étaitparenviedeconfortetparcequeplusieursdesesvêtementsluiserraientletorse.

—Jevaisfaireuneffort,pourtoi,moncolibriencaramel.Satisfaite,Jeanninequittalacuisine,emportantlepèse-personneavecelle.Gerryenprofitapourfaire

dorerunerôtieadditionnelle,toutensedisantques’ilavaitétéunefemmeetJeannineunhomme,jamaisellen’auraitpuluiservirpareilsermonsansrisquerdedormirquelquesjourssurlesofa.

Léonarddanslesbras,Lilireluqualarôtieparfaitementintactequireposaitaucoinducomptoir.Voilàplusd’uneheurequesonestomaccriaitfamine,maisbébéneluidonnaitpasl’occasiondesesustenter.Elle s’étonnait encore du vortex temporel dans lequel vous emprisonnait un nourrisson. Avant d’êtremère, lorsqu’elleentendaitunenouvellemamandirequ’ellen’arrivaitpasà trouvercinqminutespourprendreunedouche,Lilisouriait.Lafemmeenquestiondevaitêtrebiendésorganiséepournepastrouvertroiscentsmalheureusespetitessecondespoursedoucher.Maintenant,ellecomprenait.

Elle réalisa qu’elle n’avait pratiquement rienmangé de la journée en entendant Thomas rentrer dutravail.Ilsenseraientquittespourunautresouperdepizzacongelée.

Rapidement, un effluve de mets asiatiques envahit la pièce. Thomas avait fait un détour pour seprocurer lesdélices thaïlandaisauxquelsnepouvaitrésisterLili.Enhumant l’odeurd’arachidedupadthaï,Lilisalivad’anticipation.

—Sanssoya,précisaThomas,sachanttrèsbienqueLilipouvaitrefuserd’enmangeràcausedesonsacro-saintrégime.J’aivérifiélesingrédients.

—Merci.—Lajournéeabienété?Lili se contenta d’une grimace. Depuis deux jours, Léonard refusait qu’on le pose par terre, il

s’agrippaitàsesparentstelunkoala,n’hésitantpasàmouillersesjouesdegrosseslarmesdecrocodiledèsqu’onosaitledéposerausol.S’iltrônaitsurlesgenouxdemaman,avaitunseinàportéedeboucheetdesbraschaudscommecouverture,ildevenaitunange.

—Passe-le-moi.Lilinesefitpasprierpourtendresonpaquetd’amouràThomas.Lesbrasainsilibérés,ellepourrait

avalerunebouchéeenpaix.Thomasluidésignalesacdeplastiquedanslequelpatientaitleursouper.—Mangependantquec’estchaud.Avidement,Liliouvritlapetiteboîteencartonetserenditàlacuisinepourdénicherunefourchette.

Normalement,elleauraitprisplaisiràmangeravecsesbaguettes,maissafaimexigeaitdesbouchéesqueseuleunefourchettepourrait luioffrir.La têteàquelquespoucesau-dessusducontenant,elleenfournasonmetsenuntempsrecordauplusgrandplaisirdeThomas.

Rassasiée,Liliretrouvaunehumeurplusclémenteetcommençaàdécriresajournéeàsonamoureux.Lesdétailsanodinsdontellel’abreuvaitnelecaptivaientguère,maisilfaisaitsemblantdes’yintéresser,sachant bienque tout ce qui concernaitLéonard avait une importance cruciale auxyeuxde samaman,mêmelorsqu’ils’agissaitd’unecoucheanormalementpleineoud’unsurplusdesalivesuspect.

Lili s’attaquait auxdernièresbouchéesde son souper lorsque le regarddeThomas fut attiréparundétailsurprenant:sablondearboraitunemanucurefrançaise.Elleosaitparfoissepeindrelesonglesavecduvernis,maisjamaisellen’étaitsatisfaitelorsqu’elleessayaitdevernirleboutdesesonglesenblanc.Le résultat n’était jamais aussi professionnelqu’elle l’espérait.Thomasendéduisit doncqu’elle avaitprisrendez-vouschezl’esthéticiennepourobtenirlerésultatimpeccablequ’ilpouvaitobserver.

—Tut’esfaitfairelesonglesaujourd’hui?Lilirougitinstantanémentettentamaladroitementdecamouflersesmains.—Jesais,j’auraispasdû.—Pourquoitudisça?Lilitrouvaitbiensuperfludesepayercepetitluxealorsquesesprestationsdematernitésuffisaientà

peine à couvrir leurs dépenses mensuelles. Elle se trouvait égoïste d’avoir dépensé une poignée dedollars pourun artificequi nedurerait quequelques jours tandisqu’elle aurait pu acheter unnouveaupyjamaàsonfils.Inconsciemment,elleredoutaitlejugementdeThomas.

—C’étaitpasunedépenseessentielle.PuisLéonardabraillétoutlelong,j’étaistellementgênée.Thomasaffichaunemouecompatissante.Ilétaitheureuxquesablonderemettesonnomenhautdesa

listedepriorité,mêmesiceluideLéonardseraitbiendifficileàdétrôner.PendantqueLili,malàl’aise,

fouillait du regard le fond de sa boîte de pad thaï, Thomas l’enveloppa d’un regard amoureux. Ilretrouvaitlentement,maissûrement,lafemmequilefaisaitvibrer.Ilappréciaitsesefforts:lateintureetmaintenantlamanucure.Liliétaitunejeunemamandrôlementséduisante.

Thomasse rapprochade sadouceen tenant lebébéassis sur lui. Il lui saisitunemainet l’apportadevantlevisagedeleurgarçonpouradmirerleseffortsdel’esthéticienne.

—Nous,onaimeça,heinbonhomme?C’esttrèssexy.IlgratifiaLilid’unregardcoquinpendantqueLéonardagrippaitlamaindesamèrepourenmordiller

lesphalangesetbaverdebonheurdanssapaumeofferte.Papaetmamans’aimaient,illesentait.

LilietThomasarrivèrentaucafélesderniers.Touslescopainsétaientdéjàréunisavecleursrejetonsetmonopolisaient une bonne partie des chaises disponibles pour la clientèle. Les poussettes réduisaientconsidérablement l’espace réservé aux serveuses pour aller et venir entre les tables, gênant dumêmecoupchaqueparentdésireuxdequitter lasalleàmangerpourserendreaupetitcoin.L’ambiancen’ensouffraitpaspourautant,lesriresfusaientdepartetd’autre,etleséclatsdevoixnesemblaientenriendérangerlereposdesbambinsquisommeillaient.

—BonnepremièrefêtedesMères!lançachaleureusementEstheràLilienl’enlaçant.Iln’enfallutpasdavantagepourqueLiliaitlalarmeàl’œil.Au-delàdelafiertéqu’elleressentaità

soulignersamaternité,c’étaitlesouvenirdesamèredécédéeencoursdegrossessequioccupaittoutesses pensées. Esther resserra son étreinte, consciente du chagrin de son amie. La solidité d’EsthercontaminaLiliquiseressaisitrapidementetlançaunsouriresincèreàsacopinedelonguedate.

—Merci,luimurmura-t-elle.—Oùqu’ellesoit,elleestfièredetoi,tulesais,hein?Lilisavait.Larondedesembrassadescommença.Commeilétaitplaisantdesortirdelamaisonpourseretrouver

entreadultes.LiliembrassachaleureusementJean-FrançoisquiluitenditThéo.—LuiaussiveutunbisoudematanteLili.Lilis’exécutaavecplaisir.Jean-Françoiscouvaitl’enfantd’unregardfier.Iln’hésitaitpasàvanterles

mérites de son fils en prenant bien soin d’appuyer sur le pronom possessif précédant le prénom del’enfant.

—MonThéo a percé sa première dent, lança-t-il à haute voix comme si le chérubin venait d’êtreadmisdansuneuniversitéprestigieuseouqu’ilavaitdécouvertunremèdeaucancer.

Lilineputs’empêcherdesedemanders’ilsedoutaitdel’infidélitéd’Estherpourfaireainsiétalagedesafiertépaternelle.

Lesmenuspassèrentdemainenmainetchacuncommandacequesonestomacappréciait,ou,commeLilietGerry,cequesadièteluipermettait.Silesadultesseplaisaientdanslesconversationsquiavaientcours, ilenétaitautrementpourAntoineetEmmaquicommençaientdéjààs’impatienter.Lafillettedecinqanstirasurlamanchedesonpèrejusqu’àcequ’ildaigneluiaccorderunregard.

—C’estl’heuredescadeaux?demanda-t-elleavecespoir.Puisquelechef-cuisiniersemblaitdébordéetquelesassiettesneseraientlivréesquedansplusieurs

minutes,Jean-Françoisacquiesçasilencieusementàlarequêtedesonuniquefille.

EmmasortituneenveloppedelagrandepocheintérieuredumanteaudesonpèreetlajetasurlatabledevantEsther.

—Ouvre,maman!CommeEsther terminaitsaconversationau lieudedéchirer l’enveloppeainsique l’exigeaitEmma,

celle-ci retira le cadeau desmains de sa mère pour lui donner un coup demain. En deux secondes,l’enveloppegisaitsurleplancheretEstherprenaitconnaissanceducontenufabriquéparsesenfants:descartesdesouhaitsdessinéesàlamainoùdeslettresalignéesavechésitationformaientlesmots«jet’aimemaman».

Émue,Estherembrassalescheveuxdesesenfants,fièredesafamille.—J’aipasdedessins,moi?questionnaGerryquiserappelaitavecdéliceslescouponsoffertsparles

enfantslorsdushower.Emmaavaitdessinéunnourrissondontlacouchedébordaitpoursignifieràsamèrequ’elleseportait

volontairepourchangerlacouchedubébéànaître.Laselledépassaitengrandeurcelledubambin,cequiavaitcausél’hilaritégénérale.

ÀlagrandesurprisedeGerry,lafillettesortitundessinàl’intentiondupapagâteau.—Mamanditquec’esttoilafemmeducouple,lançaEmmaavecaplomb.—Emma!rougitEsther.Laformulationnelaissaitaucundoute.Uneenfantdecinqansnepouvaitpasavoirinventéunetelle

phrase.Ilfallaitqu’ellel’aitentendueàdemultiplesreprisespourainsilarépéter.— Ta maman a raison, souffla Gerry dans le creux de l’oreille de la fillette qui éclata d’un rire

cristallinavantdetrouverrefugeentresonpèreetsamère.Emma aimait beaucoup le monsieur-à-la-grosse-bedaine. Secrètement, elle était convaincue que,

décembrevenu,Gerryselaissaitpousserlabarbeetmontaitdansuntraîneaumagiquepourdistribuerdescadeauxauxenfants sages.Sondessin était enquelque sorteunargumentpour s’attirerdes faveurs auprochaintempsdesfêtes.

Pour faire oublier le malaise de sa femme, Jean-François attira l’attention de tous en offrant soncadeauàEsther:unmagnifiquebraceletàbreloques.

— Il y en a une pour chaque enfant, précisa-t-il lorsque Esther commença à retourner chaquecolifichet.

Jean-François avait eu la délicatesse de faire graver la date de naissance des enfants à l’endos dechaquepetitporte-bonheur.Unequatrièmebreloqueportait ladatede leurmariage.Muetted’émotion,Esthersecontentad’offrirunsourireattendriàsonmari.Jean-Françoisavaitledondelasurprendre.

—Est-cequej’aidroitàunbijou,moiaussi?questionnaGerryquiprenaitunmalinplaisiràétriverEmma.

—Non,çacoûtetropcher,justifialafillette.DepuisquandlePèreNoëlexigeait-ildescadeauxenéchangedeceuxqu’ilapportaitenfind’année?—Tutel’esfaitdire,monGerry,sebidonnaSimon.Gerryéclataderire,faisanttressautersagraisseabdominale.—Calme-toi,turisquesdefairesautertesboutonsdechemise!plaisantaJeannineenvoyantletissu

duvêtementsetendresurlapansedesonhomme.

—Tu devrais venir au gym avec nous autres, Gerry. Quelques semaines de spinning et ta femmepourrapluschialersurtontourdetaille,déclaraJean-François.

—Çavanousdonnerl’occasiondeparlerunpeudansledosdesfilles,ajoutaSimonquivenaittoutjustedes’engageràreprendrel’entraînementensalleavecJean-FrançoisetThomas.

—Silegendrem’accompagne,j’accepte!Thomas ne put s’empêcher de penser qu’au-delà des livres à perdre, c’étaient les cernes deGerry

qu’ilfaudraiteffacer.L’hommesemblaitauboutdurouleaumalgrésabonnehumeurhabituelle.Unpeud’exercicenepourraitpasluifairedetortetluiredonneraitunpeud’énergie.

—C’estàmontourd’offrirmoncadeau,déclaraGerry.Jeanninesedoutaitbienducadeauqu’elle recevrait.Gerryavaitapportésonétuiàguitareaucafé.

Ellesedemandaitsimplementsisonhommeavaiteulegéniedechoisirunepiècedecirconstanceous’ils’apprêtait à lui chanterune ritournellecountryhumoristiquecomme il en improvisait àprofusionà lamaisonpourlafairerigoler.

Ilseraclalagorgeavantd’entamerlamagnifiqueballadedeVincentVallières:Onvas’aimerencore.Jeannine porta les mains à son cœur, touchée par ce cadeau surprenant. Lorsqu’il abandonnait sesparodiescountry,lavoixdeGerrysefaisaitveloutéeettrèstouchante.Lechanteureutdeladifficultéàterminersaprestation,contaminéparl’émotiongénérale.C’étaitunemagnifiquedéclarationd’amourquiravissaitJeannine.Sonhommeétaitunconjointformidable.

—Tiens,c’estpourtoi,lançabanalementFrédériqueendéposantunecartedevantsamère.Étonnée, Jeannineobserva sa fille, sedemandant s’il s’agissaitd’unemauvaiseblague.Ladernière

fois que Frédérique avait souligné la fête des Mères, elle était écolière et le cadeau offert était unbricolage obligatoire réalisé pendant le cours d’arts plastiques. Qu’elle ait, de sa propre initiative,décidédeluioffriruncadeaupourl’occasionlasurprenaitgrandement.ÀmoinsqueSimonaitquelquechoseàvoiraveccetteidée?

Jeannine dirigea son regard vers l’amoureux de sa fille qui secoua la tête de gauche à droite enréponseàlaquestionmuettedesabelle-mère.

Délicatement,avec tout le respectqu’onréserveaux trésorsetobjetsdevaleur, Jeanninedécachetal’enveloppe.ElleytrouvaunecartenecontenantquequelquesphrasesaveclasignaturedeFrédériqueaubas. Bien sûr, elle aurait préféré que sa fille prenne une carte vierge et qu’elle fasse l’effort de luicomposerunmessagepersonnel,maisJeanninerelut lesquelqueslignesensedisantquesiFrédériquen’enétaitpasl’auteure,elleenétaitàtoutlemoinslamessagère.

—Merci,murmura-t-elleenétreignantmaladroitementsagrandefille.Un silence respectueux s’installa autour de la table. Frédérique se laissa embrasser longuement.

Chacun savourait cette réconciliation si longtemps espérée par Jeannine. Demain, les deux femmesseraientsûrementcommechienetchat,maisl’armisticeactuellaissaitprésagerquelamaternitéavaitlepouvoirdechangerleschoses,lentement,maisdurablement.

—Çasuffit,là!C’estjusteunecarte,risquaFrédériquepoursedéfairedel’accoladedesamère.Yenaquiontpasencorereçuleurcadeau,prétexta-t-elleentoisantThomas.

Le fleuriste déposa un grand rectangle enrubanné devant sa blonde. Au réveil, Lili avait reçu unmagnifique, mais traditionnel, bouquet de fleurs de la part de son chum. Elle ne s’attendait pas

nécessairementàrecevoirautrechose,maispritpossessionducadeauavecplaisir,déchirantlepapierd’emballagecommeuneenfant.

SabouchesefigeaenungrandOmuetlorsqu’elleeutretirétoutl’emballage.Thomasavaitencadréune photo d’elle et de son fils en grand format. Lili fronça les sourcils, elle ne se rappelait pas queThomaslesaitphotographiés.Depuis lanaissancedeLéonard,ellesedésolaitquesonamoureuxn’aitpasleréflexedelaprendreenphotoavecleurfils.Ellemultipliaitlesclichéspère-fils,maiscomptaittrèspeudephotosoùelleapparaissaitauxcôtésdeLéonard.

—C’estpas aussi beauque si c’était toi qui avaispris laphoto, s’excusaThomas,mais je l’aimebeaucoupcelle-là,avoua-t-il.

En remerciement, il savoura un long baiser de la part de Lili qui retourna tout de suite à lacontemplation de son cadeau dès qu’elle sépara ses lèvres de celles de son chum. «Bingo!», se ditThomas.

Finalement,SimondéposaunminusculeécrindeveloursdevantlaplaceoccupéeparFrédérique.—C’estpeut-êtrepasmafille,mais…dit-ildevantl’airdéconcertédeFrédérique.Labelleluisourit,heureusequesoncavalieraitdécidédesoulignerl’événement.Ellesedoutaitbien

que Simon lui avait déniché un petit quelque chose, mais un bijou… ça dépassait ses attentes. Elleespéraitjustequelesbouclesd’oreillessoientenor.Tropdesesamantsavaientoptépourdel’argentparlepassésansnoterqu’elleavaitunepréférencemarquéepourlemétaldoré.S’ilfallaitqu’elledécouvredespendentifsargentés,sadéceptionseraitdifficileàcamoufler.

Avecappréhension,elleouvrit lapetiteboîteàbijouxetfigeasonmouvementdèsqu’elleyaperçutnonpasdesbouclesd’oreilles,maisunebague.Elleavaitbeausetenirloindescoutumesreligieusesetdetoutcequifaisaitréférenceauxunionsofficielles,ellen’étaitpasignare.Simonvenaitdeluioffrirunebaguedefiançailles.

Lilis’étiralecoupourvoirl’intérieurdubaguieretpoussauncridejoiedevantleprésentquevenaitderecevoirFrédérique.Lesautresl’imitèrentetbientôt,toutlemondeapplauditchaleureusementlegestedeSimon.Encouragéparlaréactiondeleurentourage,SimonsepressacontreFrédériquepourluivolerunbaiser.

—Tul’aimes?questionna-t-il.—Elleestmagnifique,réponditlaconiquementFrédérique,encoresouslechocdesadécouverte.Simon lui retira la minuscule boîte des mains, en extirpa la bague et la passa sans cérémonie à

l’annulairegauchedesonamante.Lesapplaudissementsredoublèrentd’intensité,suivantlamêmepenteascendantequelemalaisedeFrédérique.

Discrètement,Frédériqueretirasabagueet laglissaà l’intérieurde lapochedeson jeansmoulant.Sielle acceptait volontiers de porter le bijou en présence de ses proches qui ne cessaient de s’extasierdevant laparuredorée,ellesefaisaitundevoirde lafairedisparaîtredèsqu’ellemettait lespiedsautravail.Simonn’avaitpasabordélasignificationdesoncadeauavecelle.L’objetdevaitparlerdelui-même.UnechoseétaitcertainepourFrédérique,unebaguecommecelle-làn’aidaitenrienàlacollectedepourboiresgénéreux.

Mêmesi leshabituésducaféqui luirôdaientautouravaientvusonventres’arrondiraucoursdeladernière année, plusieurs semblaient avoir déjà oublié sa grossesse. Il faut dire que les décolletésvertigineux et les talons qu’elle arborait faisaient grandement diminuer le quotient intellectuel deshommesprenantplacesurlestabouretsdubar.

Frédériquen’hésitaitpasàjouerdesescharmesauprèsdelaclientèlepourrécolterquelquesdollarsdeplus.Le faitd’êtremèrenechangeait rienà soncomportement. Ici,derrière lebar, ellen’étaitpasFrédérique-la-mère,maisFrédérique-la-séductrice.Pasquestionde traînerdesphotosde sa fillepourémouvoirlesautresetencoremoinsd’afficherunsigned’engagementamoureuxcommeceluiquevenaitdeluioffrirSimon.

Certainescollèguesde travail luiavaientbienreprochéàmotscouvertsde jouer les ingénuesalorsqu’ellesconsidéraientquesonstatutdemèreauraitdûmettrefinàcemanège.Frédériquen’enavaitcure.Blancheneseraitjamaisunéteignoiràsasensualité,uneexcusepouraccumulerdeslivressuperfluesouuneraisonpourdevenirsage.Ellerefusaitd’êtrevuecommeunemère.ElleétaitFrédérique-la-tigresse,la croqueuse d’hommes qu’elle avait toujours été et comptait bien demeurer. N’en déplaise à sescollèguesenvieuses.

— La vue est belle, au bar, commenta un nouveau client en lorgnant sans aucune subtilité lesprofondeursdudécolletédeFrédérique.

—Lepaysageestgratuit,maispaslestationnement,répliqualaserveuse.—J’vaisteprendreunebière.—Jepensaisquetuvoulaisautrechose,rétorquaFrédérique,aguicheuse,avecunegrandefamiliarité.Lesyeuxde l’hommebrillèrent d’une lueur de convoitise qu’elle connaissait bien. Juste avec cette

réplique, elle venait d’augmenter son pourboire de moitié. Si elle jouait prudemment, l’homme luilaisseraitlecontenudesonportefeuilleavantlafindelasoirée.Soncomportementchatouillaitlebas-ventreduclient.Frédériqueressentituneétrangechaleurauniveaudelanuqueetseretournabrièvementendirectiondesacollègue.C’étaitprobablementleregardincendiairedel’autreserveusequiluigrillaitainsilapeauducou.

Thomass’étaitglissésouslescouverturesdebonneheure.Dèsqu’ilavaitvuLilis’installerpourfaireunbrindelectureaulit,ilavaitsaisil’occasiondesejoindreàelleavecunmagazinedontiln’avaitpasl’intentiondetournerlespagesbienlongtemps.

Il commença par chercher le contact de son pied du bout des orteils. Lili adorait réchauffer sesextrémités contre lesmollets calorifiques de son amoureux. La tactique était surtout efficace lors deslongsmoisd’hiver,maisThomasavaitprévulecoupenaérantlachambrependantqueLilimarinaitdanslebain.L’airambiantétaitfrisquet.Sansdétournerlesyeuxdesonroman,Liliblottitsespetonscontrelajambetenduesouslesdraps.

Thomasfitminedes’absorberdanslalectured’unarticle,maiszieutaitconstammentsablondepar-dessuslapagedesonmagazine.EncoreunepageoudeuxetLilis’endormirait.DepuislanaissancedeLéonard, elle n’arri-vait pas à enchaîner la lecture d’un chapitre complet. L’allaitement du petit luihachaitsesnuitsetelletombaitlourdementdanslesbrasdeMorphéeaprèsquelquespages.Combiende

foisavait-iléteintlalumièredelatabledechevetdesablondeaprèsavoirramassélelivretombéouvertsursapoitrine?Ildevaitagirs’ilnevoulaitpasentendreLilironflerdanslesprochainesminutes.

Illançasonpériodiqueausol,espérantquelesimplesondel’atterrissageattireraitl’attentiondesadouce.LebruitmatfitfroncerlessourcilsdeLiliquileregardaavecincrédulité.

Thomassepassaunemaindanslescheveux.Ungestequiavait toujourspluàLili.Elleyvoyaitunsoupçon de timidité terriblement sexy. Devant cette déclaration de désir à peine voilée, Lili sourittendrementàThomas.SestentativesderapprochementnepassaientpasinaperçuesauxyeuxdeLili,maislamajoritédutemps,ellefaisaitminedelesignorer,préférantl’indifférenceaurefusqu’ellesesentaitobligéed’opposeràThomas.Ellenevoulait,pourrienaumonde, leblesserdanssamasculinité,maisellen’avaitpaslatêteauxplaisirsdelachair.

Pour sa part, Thomas croyait que le comportement de Lili lui signifiait en grandes lettres de néonqu’elle était prête pour des retrouvailles charnelles. Sinon, pourquoi aurait-elle soudainement, enquelques jours, refait sa teinture,manucuré ses ongles, épilé ses jambes laissées en jachère depuis lanaissancedubébé?

Sentantqu’elle luiglisseraitdesmainsdenouveaus’ilnes’enhardissaitpas,Thomassesurprit lui-mêmeencapturantleslèvresdeLili.Sondésird’elleétaitrefoulédepuistroplongtempspours’exprimeravecdélicatesse.Ils’envoulutunpeudecettesauvagerieetreculadequelquespoucespourrechercherl’approbationdansleregarddesablonde.

Lili se contentadedéposer son livre sur la tabledechevet etd’éteindre la lumière.UnepointededéceptiontraversaThomas.Elle leprivait intentionnellementd’undesessens.Lajeunefemmen’avaitpas retrouvé la taille fine qu’elle affichait avant sa grossesse et cachait ses menus défauts dansl’obscuritédelachambre.Siseulementellepouvaitcomprendreàquelpointceschangementsphysiqueslui importaientpeu.Si seulement ellepouvait sevoir à travers sesyeuxà lui.Si seulement il pouvaitl’embrasserduregard.

Malgré son impatience de la posséder, Thomas s’obligea à quelques préliminaires. Lili coopéraitmoins qu’à l’habitude. Il devait la réchauffer. Il en était à se dire qu’il pouvait sûrement passer à laprochaineétapelorsqu’ellelerepoussalégèrement.

—Écoute!J’pensequec’estLéonard.Thomas tendit l’oreille, mais tout ce qu’il parvint à entendre fut le silence parfait du loft. «La

masturbation rend sourd, mais quandmême», songea Thomas. Si le bébé s’était manifesté, il l’auraitentendu.IllaissatoutdemêmeLiliguetterunson,unpleurenprovenancedelachambredubébéavantdereprendresamissiondeséduction.Lilicommençaitàsemouvoirsoussesmainslorsqu’ellesefigeadenouveau.

—J’tedisquej’entendslebébé.SurprenantThomas,elleseglissahorsdulitpourserendredanslachambredefiston.Thomasferma

lesyeuxaveclafermeintentiondeconserversaprodigieuseérection.Lili revintaveclemoniteurà lamain.

Thomasl’avaitintentionnellementlaissésurlecomptoirdelacuisinepourqu’aucunobjetnepuissedétournerl’attentiondeLilipendantl’amour.Ellecontrecarraitsesplansdefaçonmagistraleenallumantlemoniteureten ledéposant sur sa tabledechevet.Dès lors, la respirationdoucedubébéenvahit lachambreàcoucher.

Satisfaiteetrassurée,Liliessayatantbienquemaldeseconcentrersurlescaressespatientesdesonchum. Elle chercha par tous les moyens à se livrer au plaisir, mais une partie d’elle-même refusaitl’abandonnécessaireàlajouissancephysique.Décidément,ilfaudraitqu’elletrouveuneautrepièceoùexposersoncadeaudefêtedesMères.Ellenepouvaitpasêtreunedéessedusexealorsquel’incarnationdesamaternitéétaitengrosplansurlemurdesachambre.

Liliobserval’imagequeluiretournaitlacaméraintégréeàsonordinateuravantdefaireunedemandedevidéoconférence à Esther. Elle repoussa l’idée de quelques minutes, le temps de passer un chandailpropre,denouersescheveuxenunequeuedechevalbanaleetd’appliquerunecouchedemascarasurseslongscils.Lorsqu’elletrouvasonimageprésentable,elles’assitdevantsonordinateurpourcontactersameilleureamie.

Estherréponditrapidement.Samiseenpliétaitimpeccable,sonmaquillagerecherchéetLilipouvaitvoir, sur le comptoirderrière elle, que sonamieavaitdéjà à sonactif la fabricationdebrownies auxfèvesnoires–undessertacceptableparcequebourrédeprotéines–quiembaumaientsûrementlamaisonfamiliale.L’espace d’une seconde, elle se demanda siEsther avait trouvé lemoyen d’étirer le temps.Avectroisenfants,commentparvenait-elleàmaintenirainsilacadence?

—Mauvaisenuit?questionnaEstherdevantlamineblafardedeLili.Liliracontasanspudeurcequis’étaitpassélaveilleentreelleetThomas.Sansentrerdanslesdétails

physiques,elleétala toutdemêmesessentiments,etcherchaunpeudecompassionetdesoutiendelapartd’Esther.

—Fautremonterenselle,Lili.Plust’attends,plusc’estdifficile.Lili trouvait étrange qu’Esther lui recommande de se forcer à faire l’amour, même si elle venait

clairement de lui expliquer qu’elle n’en ressentait ni le besoin ni l’envie.Après trois grossesses, sonamiedevaitsavoirdequoielleparlait.

—Mais…toietJean-François?voulutsavoirLili.Esthersemorditl’intérieurdelajoue.C’étaitunechosededonnerunconseil.C’enétaituneautrede

lemettresoi-mêmeenapplication.JamaisEsthern’auraitsupportéd’exposersesdéboiressexuels,mêmedevantsonamied’enfance.Ilfallaitqu’elles’ensorteavecélégance.

—C’estpaspareil,secontenta-t-ellederépondre.DevantleregardinterrogateurdeLili,ellesesentitobligéedefourniruneexplicationsupplémentaire:—Jepensetoujoursàl’autre.Lilihochalatêtesansoserdemandersil’autreenquestionétaitlamaîtressedesonmariousonamant

d’unsoir.Ilétaitévidentqu’Esthernesouhaitaitpass’étendresurlesujet.Lesilences’installa.Lilisedemandasi,enprèsdevingtansd’amitié,elleavaitdéjàconnuunepanne

deconversationsemblableavecEsther.Elles’étonnaitdelaréservedesonamieetsentaitbienqu’ellelui cachait quelque chose.Ellene savait simplementpas si elle avait le droit de tirer lesversdunezd’Esther.Mêmeaunomdel’amitié.

—Jesaisquetumecachesdeschoses,risqua-t-elle.Jeveuxjustequetusachesquejesuislàsit’asenviedeparler.

Esthersoupiradesoulagement.Liliavaitcedonmerveilleuxd’ouvrirdesporteschaquefoisqu’ellenesavaitpascommentmettreunsujetsurlatable.Encoreunefois,ellevenaitdeluitendreuneperchequ’Esthersaisitavecplaisir.

—J’aipeut-êtrefaitunegaffe.EstherracontasonétreintepassionnéeavecClaude.Ellesegardabiend’évoquerledésirqu’ilfaisait

naîtrechezelleetrelataplutôtlescirconstancesdanslesquelleslarencontres’étaitproduite.—JeluiaiditquejequitteraisJean-François.Liliclignadesyeux,certainequ’elleavaitmalentendu,quesonserviceInternetéprouvaitdesratéset

que la friture sur la ligne était responsable de cette hallucination auditive. Pourtant, le regard baisséd’Esther et sa façon nerveuse de triturer une tache imaginaire sur la nappe impeccable de sa tablelaissaientprésagerqu’aucontraire,Liliavaittrèsbiencompris.

—C’estcequet’asl’intentiondefaire?Pourvrai?—Voyons,Lili!s’insurgeaEsther.C’étaitjustepourgagnerdutemps.ElleexpliquasastratégieàLili.Siellejouaitbiensescartes,ledélaipourunerequêteofficielleen

paternitédevantlacourexpireraitavantqueClaudenedécouvrelasupercherie.Elleétaitconvaincuequesonmensongecalmeraitlesardeursdesonpatronenattendant.

—Tuvasquandmêmepascoucheravecluidanslesprochainsmoispourvalidercequetuluiasdit?interrogeaLili,malàl’aisedel’aveud’Esther.

—Jepensepasavoiràmerendrelà.C’estquoileschancesqu’ontrouvel’endroitetletempspourêtreseuls?

—Esther,t’esencongédematernité.T’estouteseuleàlamaisonàlongueurdesemaine.EstherdevaitbienadmettrequeLiliavaitraison.SiClaudesouhaitaitl’adosseraumurdenouveau,ce

n’étaitpaslesoccasionsquimanqueraientlesprochainsmois.Estherfrissonnasanssavoirsic’étaitdepeuroud’excitation.

Jeannine,toutsourire,pointaitl’écrand’ordinateuràGerry.AubrunchdelafêtedesMères,ellen’avaitpas manqué de soutirer à Thomas les informations nécessaires pour inscrire Gerry au gym qu’ilfréquentaitavecJean-François.ElleavaitrapidementtrouvélesiteInternetdel’entrepriseetsouhaitaitpartagersadécouverteavecGerry.

Jeannine se réjouissait à l’idée que son hommedépense des calories sur un vélo stationnaire.Elledessinaitmentalementlesixpackd’abdominauxqu’elleespéraitvoirnaîtresursonventre.Avecunpeud’ardeur, il parviendrait peut-être à avoir la silhouette des vedettes américaines que les paparazzisphotographiaientsurlesplageschaudesdeMalibu.

Bourru,Gerryparcouraitladescriptionducentred’entraînementsansgrandintérêt.Iln’avaitjamaismislespiedsdansungymetsedemandaitbienàquoiçarimaitdes’ymettreàsonâge.

—S’encabanerpoursuer.Tuparlesd’uneidée!Plusilypensaitetmoinsilavaitenviederencontrerunentraîneurprivépourêtreévaluéetrecevoir

unpland’entraînementpersonnalisé.MaisJeannine,nevoulantpasluioffrirlachancedechangerd’idée,avaitdéjàpayéunabonnementannuelincluantlesuivichaquemoisparunentraîneurcertifié.Gerryétaitfatiguéjusteàypenser.

— T’as vu? s’emballa Jeannine. Y ont même une garderie sur place. Tu vas pouvoir amener lesjumeaux.

—Çacoûtedéjàassezcherdemême,onvapasenpluspayerpourunegardiennequandjem’entraîne.—En touscas, tupourraspas te servirdesp’tits commeexcusepourpasaller t’entraîner,gloussa

Jeannine.—T’esencongédematernitépourça,moncanarddemarmelade,t’occuperdetoietdesjumeaux,lui

rappelagentimentGerry.—Maisdansquelquesmois,jevaisretournerautravail.—Lesgarss’entraînententresixheuresethuitheuresdumatin,avantlajob.T’esàlamaisonàce

moment-là.—Tupourraismedonnerunp’titbreakdetempsentemps.«Moi,j’enai-tudesp’titsbreaks?»,pensaGerrysansoserformulersonidéeàvoixhaute.—J’accepted’amenerlesp’titsàlagarderiesituvienst’entraîneravecmoi,ladéfia-t-il.D’abordprisedecourtparlapropositioninattenduedesonconjoint,Jeannineretombarapidementsur

sespattes.—Jefaisducardio-poussette.C’estassez.—Unefoisparsemaine.— Officiellement, oui. Mais chaque fois que je sors prendre une marche, je me fais un cours

personnel.Gerry exagéra sa moue dubitative. Il n’en croyait pas un mot. D’abord, Jeannine ne sortait

pratiquementjamaisfaireunemarchedesanté.Elleprétextaitquelapoussettedoubleétaittroplourde.Etlorsqu’elle sortait, coiffée etmaquillée, cen’était sûrementpaspourdétruire son travail sous l’effort.Frédérique luiavaitmêmedéjàconfiéque lescordesvocalesdesafemmetravaillaientdavantagequesescuisseslorsdeleursséancesofficiellesentreamies.

Gerrysoupira.L’abonnementétaitenrigueur.Ilsavaitbienquedemainmatin,Jeanninelepousseraiten bas du lit à l’aube pour qu’il aille s’entraîner. L’idée de faire semblant et d’aller plutôt liretranquillement le journal dans un café lui traversa l’esprit. Surtout qu’au café, on servait des beignetschaudsdélicieux…Ceplanétaitplusqu’attirant.

Malgré ses pensées délinquantes, Gerry se pointa à la salle d’entraînement à l’heure proposée parThomas.Déjà,leschumsdeLilietd’Esthersuaientabondammentsurlesvélosdespinning.ThomaspritlapeinededescendredusienpourmontreràGerrylesajustementspossiblesàapporteràl’équipementavantdesemettreautravail.Unefoisleguidonetlesiègecorrectementpositionnés,Gerrychevauchasamonture.

Pleindebonnevolonté,Gerrycommençaàpédalerdoucement.IleutunepenséepourJeannine.«Lap’titebonyenneseraitbientropfièrequejeluiannoncequej’aimeçam’entraîner!»Cetteseulepenséefitnaître un sourire niais sur son visage. Il sentait que la torture prévue serait finalement un agréablemoment.Quededéliersesmembresinactifsluiferaitleplusgrandbien.Safemmeleconnaissaitetnesouhaitaitquesonbien-être.Ilréalisaitquesoninscriptiondanscegymétaitfinalementunbeaucadeau.Ilprendraitletempsdelaremercierenrentrantàlamaison.Enthousiaste,ilaugmentalacadence.

Aprèscinqminutesàpédalerenessayantdesuivrelerythmedesautres,lequadragénairedécidaquesonpostérieurnequitteraitpluslaselleduvélo.«C’estquoil’idéedesemettredeboutpourpédaler,detoute façon?», songea-t-il. Voyant que cette décision n’était pas suffisante pour ralentir ses pulsationscardiaques,Gerrydiminuaauminimumlatensionexercéesurlaroueduvélo.Çapermettraitauxmusclesdesescuissesderécupérerunpeu.

Jean-FrançoisarrosaThomasavecsagourdepourattirersonattention.Leregardmalicieux,ilpointaGerrydumenton.Thomassetournasursadroitepourconstaterquelepauvrebougrepeinaitsousl’effort.Lorsqu’ilretirasesécouteursdesesoreillesavecl’intentiondeparleràGerry, ilréalisamêmequelemarideJeannineahanaittellementl’exerciceluiétaitardu.

—Prendsçamollo,Gerry!lançaThomas.L’autresecontentade leverunemainpourdémontrerqu’ilallait trèsbien,quemêmesi sonvisage

étaitrougetomate,quesoncœurvoulaitsortirdesapoitrineetquesesjambesétaientcommeducoton,iln’avaitpasl’intentiond’abandonner.QueThomasluirecommandederalentirlacadencepiquamêmesonorgueil.Ilallaitmontreràcesjeunotsdequoiilétaitcapable.Peut-êtremêmeviendrait-illesjoursoùlesautresprenaientunepausedel’entraînement.Questiondeprogresserplusrapidement,derecouvrersescapacitésphysiquesetdelesimpressionner.

Enpassantlaporteducafé,Frédériquesoupirad’aise.Ellen’avaitpasréaliséàquelpointletravailluiavait manqué pendant son congé de maternité. Son emploi la valorisait énormément et les regardsconcupiscentsdecertainsclientsluifaisaientleplusgrandbien.

Si,audépart, l’idéed’avoirunhoraireviergel’avaitcharmée,elleavait rapidement tournéenronddansl’appartement,cherchantcommentmeublersesjournées.Sanscompterqu’unbébédequelquesmoisn’était pas très stimulant au niveau de la conversation.Elle aimaitBlanche de tout son cœur,mais sapetite poupée de chair ne lui suffisait pas. Elle avait besoin de parler à des adultes, besoin qu’on laregarde,besoindetestostéronedanssonentourage.

Elle avait lemeilleur des deuxmondes en reprenant le travail à temps partiel.Officiellement, sonemployeur l’embauchait une semaine sur deux, ce qui lui permettait de continuer à recevoir desprestations de maternité par intermittence. Dans les faits, elle travaillait deux ou trois jours chaquesemaine,enéchangeantdesquartsofficielsdetravailavecsesconsœursserveuses.

Quiplusest,ellen’avaitpasbesoindetrouverunegardiennepoursapetite.Simons’étaitengagéàresteràl’appartementpendantqu’ellevaqueraitàsesoccupationsprofessionnelles.Ilrentraitmêmeuneheureplustôtlorsquel’horaireducafél’exigeait.

Frédérique s’enferma quelques instants dans les toilettes de l’établissement pour retoucher sonmaquillageetajustersatenue.Lapetiterobenoirequ’elleavaitchoisideporteraujourd’huimettaitsescourbesenvaleur.LedécolletéduvêtementétaitsagepourFrédérique,maiselleyagençaituncollierdontl’extrémitébalayaitsensuellementlanaissancedesapoitrine.Invariablement,cetaccessoirebrillantattirait le regard desmessieurs sur ce que la robe ne permettait pas de voir. Satisfaite, elle ébouriffasavammentsacrinièreavantdegagnerleplancherpourtravailler.

Le résultat escompténe se fit pas attendre: lepourboire tombait sur le comptoir commeunemanneprodigieuse.Lesœilladesdesclientsvirèrentauveloursetdèsqu’ellesurprenaitunhommeentraindela

reluquer,Frédériquen’hésitaitpasàsepenchersensuellementpourremontersesbasrésille le longdesesjambesfines.

Si le spectacle ravissait lagentmasculine rassembléeaubar, il avait ledond’exaspérer lesautresserveusesquivoyaientfondreausoleilleurchancedequitterlecaféavecunpourboiredécentoupendueaubrasd’unmecappétissant.Tousn’enavaientquepourFrédérique.Oupresque.Tantqu’ilyavaitunportefeuille garni dans la poche du client, Frédérique ne s’embarrassait pas de son apparence. Elleharponnaittoutdemêmelesplusséduisantsdèsqu’ilsfranchissaientlaporteducommerce.

Unjeuneadonisfaisantfortune–ouprétendantlafaire–dansledomainedelaventeétaitentraindeseprendredanslesfiletstendusparFrédériquelorsqu’unedesescollèguesluifitsignequ’elledésiraitluiparler.Lesdeuxfemmessemirentenretraitpouréchanger.

—Tudevraist’habillercommeunemère.—Çaveutdirequoi,ça?—Que les jupes ras la fesseou lesvêtements tropmoulants, çaapas saplacedans lagarde-robe

d’unemaman.—Lesminijupes,çaapassaplacedansleplacardd’unetoutoune.Lefaitd’êtremèrearienàvoirlà-

dedans.—Penseàl’imagequeçaenvoieàtafille.—Mafilleamêmepassixmois.Elles’enfout.Piselleestpasiciàcequejesache.—Tonaccoutrementmetlesclientsmalàl’aise.Frédériquericana.—Leseulmalaisequejeperçois,c’estunegrandetensiondanscertainspantalons.Pispourdétendre

letissu,lesclientssortentleurportefeuilledeleurpoche.Çatecauseunproblème?Àbout d’arguments, la serveuse regagna sonposte de travail etFrédérique arbora le sourire de la

victoire.Ilpleuvraitdespréservatifsavantqu’elletroquesesvêtementsaguichantscontredescolsroulésdematante.

—Ellessontjalouses.—Exactementcequejepensais.Frédérique n’avait pu s’empêcher de relater sa conversation à Simon en mettant le pied à

l’appartement.Lesmots de sa consœur lui tournaient dans la tête et elle avait besoin de valider avecquelqu’und’autrequesestenuesvestimentairesétaientappropriées.

—Cellequit’aditçapèseaumoinstrentelivresdeplusquetoi?s’amusaSimon.—Minimum. Elle a pas de seins, des cuisses grosses comme des troncs d’arbre et des cheveux

grichou,énuméraFrédériqueavecunejoieévidente.Simon lorgna les courbesdélicieusesdeFrédérique.Ce serait unvéritablepéchéde soustraire ces

merveilles au regard humain. Cependant, une partie de lui aurait apprécié que ces charmes lui soientofferts en exclusivité.QueFrédérique traîne àmoitié vêtue dans l’appartement le ravissait, il en étaitautrementlorsqu’ellesedonnaitenspectacleenpublic.

Évidemment,ilnes’attendaitpasàcequ’elleendosselarobed’unereligieuse,maisdepuissonretourautravail,ilnotaitaussiqu’elleyallaitgénéreusementdesapeauexposée.

—Tantquec’estpourlepourboireetnonpourlesclients,conclutSimon.Frédériquefronçalessourcils.

—Est-cequemonsieurapeurquej’exposemonbodypourmetrouverunmeilleuramant?Amuséepar lasituation, labelles’assitàcalifourchonsursonchum, luipromenantsamarchandise

féminineàquelquespoucesduvisage.—Monsieurespèrevoussatisfairedanscedomaine,précisaSimonavantdelaissercourirseslèvres

surlapeauépicéedesapartenaire.FrédériqueplantasesonglesdansledosdeSimonpourl’obligeràresserrersonétreinteetàenfouir

son visage entre ses seins. Elle lui agrippa les cheveux pour l’empêcher de reculer et le forcer àpoursuivre sa caresse buccale. Dès qu’elle sentit que sa respiration s’accélérait, elle entreprit dedéboutonnerlachemisedesonamant.Parjeu,illuisaisitlespoignetspourl’enempêcher.UnelueurdemalicetraversalesyeuxdeFrédérique.Elleavaitenviedelui.Là,toutdesuite,danslacuisine.Quecesoitsurlatableouencoreleplancher.Pourvuquesondésirs’exprimedansl’urgence.

Simon la souleva avecdélicatesse et le couple se retrouvadebout.Lentement, tout enpossédant labouche de Frédérique avec tendresse, Simon l’attira vers la chambre à coucher. Frédérique vouluts’opposer.

—C’estplusconfortableaulit,tenta-t-ilcommeargument.Frédériqueselaissadoncguideràregret.Depuisqu’illuiavaitoffertunebaguehorsdeprix,Simon

perdaitsonmordant. Ilprodiguaitdespréliminairesàn’enplus finir, lacouvraitdecomplimentsaussisurprenants qu’inattendus et Frédérique n’était pas certaine d’apprécier le changement. Il lui faisaitl’amourcommedanslesromans,alorsqu’ellesouhaitaitparfoisunep’titevitedefilmpornographique.Ellesouhaitaitgrimperauxrideauxetluilacouchaitdansunlitdepétalesderose.

Lorsquelatensionsexuelletrouvasonapogée,SimonattiraFrédériquepourblottirsoncorpscontrelesien.Satisfait,ilcaressalonguementlecorpsalanguidesablonde.Ilemprisonnasesdoigtspourportersamainàsaboucheetl’embrasser.Unmalaises’emparadelui.

—Tabagueestoù?demanda-t-ilcalmement.—Danslapochedujeansquetum’asretiré.—Etqu’est-cequ’ellefaitlà?—Jelaportepasautravail.C’estmauvaispourlepourboire.Luiquicraignaitqu’enluioffrantunebague,Frédériquesemetteàluiparlerdemariageréalisaitqu’il

n’enétait rien.Bienprisquicroyaitprendre!Soudainement, lesminijupesdeFrédériqueplaisaientunpeumoinsàSimon.

Esther traversa le stationnement en courant.Elle ne devait pas se faire repérer. Sa jupe crayon et sesbottes à talon ralentissaient considérablement sa progression. Pourquoi n’avait-elle pas revêtu deschaussuressportetunpantalon?

Enjetantdesregardsfurtifsauxalentours,ellesouleval’essuie-glacedelavoituredeJean-François,ycoinça une petite enveloppe et refit le trajet en sens inverse avant de trouver refuge dans sa proprevoiture.Elleriaitseule,commeunegamine.

Lorsqu’elleetJean-Françoissefréquentaient,ilsavaientl’habitudedes’écriredesmotsdouxetdelesdéposersurlepare-brisedelavoituredel’autre.Chaquefois,c’étaituncadeau-surprise,unedécouverteexcitante,unplaisirdeplusàrangerdanslaboîtedesbonssouvenirsdecouple.

Aveclemariageetl’arrivéedeleurpremierenfant,cettetactiquedeséductionavaitétéabandonnéedepartetd’autre.Biensûr,ilarrivaitàEstherdegriffonnerun«jet’aime»àlahâteaucoindelalisted’épicerie qu’elle remettait à Jean-François. Lui téléphonait encore lorsqu’il la savait absente dudomicilefamilialpourenregistrerunmotd’amoursurlerépondeur,maiscesdémonstrationsd’affectionse faisaient de plus en plus rares. Sans compter que la maison était un lieu de vie commune. Passurprenantd’ytrouverdesindicesd’affection,àcommencerparlechahutdesenfants,preuvetangibledeleurhistoired’amour.Maisunedéclarationpublique,affichéesur lavoiturede l’autre,avaitun je-ne-sais-quoideplusofficiel.

Tapiederrièresonvolant,EstherguettalasortieimminentedeJean-François.Lesminutess’écoulèrentsansquesonmarisepointeleboutdunez.Ellecommençaitàseposerdesquestions.Pourquoiétait-cesilong?Sepouvait-ilqu’illambineàcausedesyeuxdouxdesacliente?

Lorsqu’elle le vit franchir la porte de la boutique de suppléments sportifs qu’il avait pour cliente,Esther glissa de quelques pouces vers le bas, cherchant à se dissimuler encore plus.Elle voulait êtretémoindelaréactiondesonmari,maisnesouhaitaitpasqu’illasacheprésente.

Jean-Françoiss’engouffradanssonautosansremarquerlamissived’Esther.Elleentenditlamiseenmarchedumoteuretvitlevéhiculereculer.Ils’enallait.Commentpouvait-ilavoirloupésasurpriseenpleinpare-brise?Peut-êtreavait-ellemalcoincél’enveloppesousl’essuie-glaceetlalettred’amoursetrouvait-elleàprésentsurlebitume?Ellerageaitintérieurement.

Esther s’apprêtait à démarrer sa propre voiture lorsqu’elle remarqua que Jean-François venaitd’arrêterlasienneetdépliaitsoncorpsàl’extérieurdel’habitacleentendantlebrasverslavitreavant.Elle asséna une claque de ses deux paumes sur le volant, faisant tinter les breloques de son bracelet.Ainsipositionné,Jean-Françoisétaitdedosetellenepouvaitvoirsonvisage.

Àn’en pas douter, il venait d’ouvrir la lettre et en faisait la lecture, car il demeurait immobile, laportièredel’automobilegrandeouverte.Elleétaitentraindemanquerlespectacle.Àquoiservait-ilderester sur les lieux si c’était pour river son regard à la nuque de sonmari? Ne lui restait plus qu’àattendrequ’ilreprennesaplacesurlesiègeduconducteuretqu’ilquittelestationnement.

EstherespéraitvoirlevisagedeJean-Françoiss’illuminerdevantlesphrasesqu’elleavaitcomposéesavecamourpourlui.Unpetitparagraphebiensentioùelleleremerciaitdesapatienceàsonendroitetd’êtrederetouràlamaison.Mêmesilemessageétaitrenduàdestination,lamessagèresevoyaitprivéedesarécompense.

Plutôt que de redémarrer sa voiture, Jean-François commença à jeter des regards dans toutes lesdirections.Visiblement, ilétaità larecherchedel’émettrice.«Ilsait,pensaEsther.Ilmeconnaîtassezbienpoursavoirquejemecacheàproximité.»Ellehésitaitentreincliner lesiègesurlequelelleétaitassisepoursesoustrairecomplètementàlavuedesonmarilorsqu’elleréalisaqu’ellenepouvaittoutdemêmepasdissimulersavoitureetqueJean-Françoisenconnaissaitévidemmentlemodèleetlacouleur.Elleseredressadonc.

Ce fut cemoment que choisit Jean-François pour tourner le regard dans sa direction. Lorsqu’il larepéra, un grand sourire fendit son visage d’une oreille à l’autre. Un sourire éblouissant. Un sourireamoureux.

Aprèsavoircouchélesenfants,Gerryregagnalachambredesmaîtresavecl’idéededormirauplusvite.Dansquelquesheures,Julienréclameraitunbiberon.Commechaquenuit,ilselèveraitpourréconforterl’enfantetsatisfairesonappétitd’oiseau.Uneonceoudeuxetfistondormiraitdenouveau.Gerrysavaitbienquesongarçonsenourrissaitd’abordetavanttoutdesachaleurcorporelleetdesberceusesqu’illuimurmurait inlassablement pendant son boire. La jumelle, plus enrobée, faisaitmaintenant ses nuits, auplusgrandplaisirdesesparents.

—S’ilpouvaitprendreunpeudepoids,souhaitaitJeannine.—C’estbienleseulquetusouhaitesvoirengraisser,semoquaitGerry.Mêmes’ilétaitleseulàfairelesquartsdenuit,mêmesilesommeilluimanquaitcruellement,Gerry

appréciaitcesmomentsdecalmeserein,ceprivilèged’êtrelasourcederéconfortultimedesonbébé.Iln’osaitpasl’avoueràJeannine,maisilespéraitquedureencorelongtempscerituelnocturne.

S’ilvoulaitcontinueràapprécierlesboiresdenuit,ildevaitcependantdormirenmêmetempsquelesjumeaux.Unobjectifque,cesoir,Jeanninesouhaitaitdifférerdequelquesminutes.

—Regardedanslessacs!Sur le lit, lancés pêle-mêle, des sacs de plastique provenant de boutiques de vêtementsmasculins

attendaient d’être fouillés. Jeannine avait littéralement dévalisé lesmagasins pour offrir de nouvellestenuesàsonhomme.DesvêtementsquiavaientpourpremièrecaractéristiquederépondreauxexigencesdeJeannineenmatièredelook.

—C’estbentrop,maJeannine!Gerryn’yconnaissaitrienenguenille,maisilsavaitcompter.Lenombredevêtementscontenusdans

lessacscorrespondaitpresqueàlaquantitédeceuxqu’ilpossédait.—C’estpourt’encouragerdanstaremiseenforme.ÀTheBiggestLoser,ilsdisenttoujoursqu’ilfaut

s’habillerenfonctiondecequ’onveutprojeter.ÀmoinsqueçasoitàWhatNottoWear?Gerry sourit tendrement. Jeannine n’écoutait aucune émission anglophone, sa compréhension de la

languedeShakespeare se limitant àyes-no-big-toaster-stop.Elle baragouinait les titres originauxdesproductionsaméricainesqu’elleécoutaitdoubléesenfrançais.Çafaisaittoujoursplusbig,selonelle.

—Envoye,essaye!J’aiaumoinsdroitàuneparadedemodeaprèslesampoulesquej’mesuisfaitesauxtalonsàmagasiner.

Gerrysélectionnasespiècesfavoritesetjoualesmannequinspoursafemme,tournantsurlui-mêmeenpointantledoigtdanstouteslesdirectionsàl’imagedesmodèlesmasculinsducatalogueSears.Unefoissur deux, il devait retenir sa respiration pour ne pas déborder des vêtements ou en faire exploser lesboutons.Jeannineavaitmalsélectionnélestailles.

—Pourtant,j’levoisquet’asdéjàmaigri,sejustifia-t-elle.«Encoreunelubie»,pensaGerry.Ilnes’entraînaitquedepuisunesemaine.Qu’ilaitdéjàmaigride

quelques livres était impensable. Enmême temps, le constat de Jeannine le réconfortait: son lapin ensucrelevoyaitaveclesyeuxducœur.

—Jeleséchangeraipaspourdesplusgrands,annonçaJeannine.—Si tu veux que je les porte, va falloir, parce que sinon, je vaismourir au bout demon respire,

blaguaGerry.—T’asjusteàmaigrirencoreunpeu,letaquina-t-elle.Maispastrop.Sinon,jevaiscommenceràêtre

complexée.

Gerrysoulevasafemmedeterreetlafittournoyeravantdeluireposerlespiedsausoletdel’enlacer.—T’esparfaitecommet’es.Elleluitapotaletorse,l’airdedire«jenesuispasdupe,maismercid’essayerdemeberner».—Allez,aulit,exigeaJeannine.J’aienviedemecoller.Lecoupleseglissasouslescouverturesensymbioseetcontribuaàcreuserlecentredumatelasense

collant le plus possible l’un contre l’autre.Gerry s’endormit rapidement. Sa dernière pensée fut qu’ildevait faire des efforts pour diminuer son tour de taille. Jeannine semblait apprécier chacun de sesprogrèsetilsouhaitaitsincèrementlarendreheureuseetfièredelui.

Lili faisait les cent pas devant lamarquise du cinéma. Elle ressentait une fierté toutematernelle à sepavanerainsiavecsonlandauabritantunLéonardendormi.Lebruitdesestalonssurletrottoirscandaithautetfort:«Jesuisunenouvellemamanquinesecloîtrepasàlamaison,quin’hésitepasàquittersonsurvêtementpour enfiler un jeans sexy et qui sort avec les copines commeavant.»Dans les faits,Lilis’angoissaitàl’idéedesortirLéonarddesaroutine,elleportaitunjeansmaislerecouvraitpratiquementjusqu’aux genoux avec un pull beaucoup trop ample et elle se servait de ses amies pour se donner lecouragedefairedesactivitésavecsonfilsàl’extérieurduloft.

Liliespéraitquelesautressepointentleboutdunezrapidement,sinonellesenseraientquittespourraterlesbandes-annonces.Ellen’allaitpasassezsouventaucinémapoursepriverdel’énormesacdepop-cornextrabeurrequilafaisaitdéjàsaliver.Etrisquerdeprendreplacedanssonsiègeàladernièreminuteendérangeant tous lescinéphilesdéjàassisensilencedans lamêmerangée larebutait.Ellenevoulaitrienmanquerduspectacle,ycomprislapublicitéannonçantl’obligationd’éteindrelescellulairesavantlaprojection.

Elle se félicitait de son initiative. C’était Thomas qui, en lisant le journal, lui avait parlé de cesprojections-pouponsouciné-bébésquisemultipliaientdanslessallesdecinéma.SiLilitrouvaitl’idéeemballanteaudépart,ellen’avaitpasencoreosél’expérience.Encontactantsesamies,ellefaisaitd’unepierre deux coups: une seule expédition publique nécessitant le remplissage interminable du sac àcouchesenéchangedelapossibilitédevoirlescopinesetdevisionnerunenouveautésurgrandécran.

—Qu’est-cequ’onvavoir?LilisursautaenentendantlavoixdeJeanninedanssondos.Sestroisamiesétaientarrivéesendouce.

Pourtant,aveclespoussettes,lessacsdébordantdebiberons,devêtementsderechangeetdecouches,letrionepassaitpasinaperçu.

—Unfilmd’amourvraimentpasprévisible,sedépêchaderépondreironiquementFrédériquequinecarburaitpasauxamouretteshollywoodiennesdevinablesdèslespremièresscènesd’unlongmétrage.

—Aumoins,yaurapasdechicanepourlechoixdufilm,philosophaLili,taquine.Lesquatremamansnepouvaientpassequerellerpourfairevaloirleurpréférence:lesbébésn’étaient

admisquedanslasalleoùl’onprojetaitlaplusrécentecomédiesentimentale.Liliavaitremarqué,aufildessemaines,quelescomédiesromantiquesàl’eauderoseétaientproposéesenprioritéauxnouvellesmamans.Commesicongédematernitéeteffortcérébralnepouvaientallerdepair.

—C’estquandmêmemieuxqu’unfilmd’actionoùtoutexploseauxtrentesecondes,tentaderaisonnerEsther.Commeça,lesp’titsloupsvontdormirsagement.

—Saufsilafillecriequandellejouit.ToutesregardèrentFrédériqueavecdespointsd’interrogationdanslesyeux.—Verslesdeuxtiersdufilm,legarsetlafillequinepeuventpassesentiraudébutvontbaiserpour

lapremièrefois.C’estbienconnu!Lequatuorfranchitlesportesdel’établissement,fitunarrêtaucomptoiralimentairepoursegâterun

peuetpritladirectiondelasalledeprojection.Lesquatrefemmesvenaientàpeinedes’installerqu’ontamisal’éclairagepourannoncerledébutdufilm.

Assisesl’unederrièrel’autrepouroccuperlesboutsderangéeetavoirleurchérubinàleurscôtés,lesquatremamanssesouhaitèrentunebonneprojection.

Aussitôtquelespublicitéscommencèrent,quelquesbébéssemirentàpleurerauxquatrecoinsdelasalle. Ceux qui avaient le sommeil lourd finirent par se réveiller, alertés par les pleurs de leurssemblables. Plusieurs mamans cueillirent leur petit paquet d’amour pour le consoler. Celles qui nevoulaientpasdéposerleurmaïssoufflésecontentèrentdefourrerunesuceentreleslèvresdeleurbébéenespérantquelamagieopère.

—C’estfort,non?criaLiliàEstherpourcouvrirlejinglepublicitaireencours.Esthersecontentadehausserlesépaulesensigned’impuissance.Théo,biencollécontrelapoitrine

desamère,s’étaitdéjàrendormi,contrairementàLéonardquisemblaitagresséparlesonambiant.ThomasavaitpourtantassuréàLiliquelevolumedesprojectionsétaitdiminuéenfonctiondespetites

oreilles admises. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas mis les pieds dans un cinéma, mais il luisemblaitquelevolumesonoreétaitsemblableauxprojectionsauxquelleselleavaitassistédanslepassé.

Voyantquesesjumeauxnetoléraientpasl’ambiancesonore,Jeanninedécidadeprendreleschosesenmain.Elleselevaetseretournaverslasalledeparentsdésireuxderegarderlefilmenpaix.

—Yaquelqu’unquipeutavertirleprojectionnistequeçaapasd’alluresonaffaire?hurla-t-elle.Tous les yeux des spectateurs se tournèrent vers elle. Seul le comédien vantant une marque de

compagniecellulairecontinuasonbaratinsurlegrandécran.—Venez-voussouvent,madame?apostropha-t-ellesavoisinederangée.Devantlaréponseaffirmativedelacinéphile,Jeanninepoursuivit:—Vousavezpasdebébé.Levez-vousetallezdireauxp’titsjeunesàl’entréedebaisserleson.Vous

voyezbienqu’onalesbraspleins.—Allez-yvous-même,rétorqualafemme.Lesonmeconvient,moi.Piquée,Jeanninesecontentadesouriremalicieusementetdeserapprocherdelafemmequiavaitosé

défiersoncommandement.Elledéplaçalemanteaudelacinéphilepourlibérerlesiègesituéjusteàcôtédeceluiqu’elleoccupaitets’yassit.

—Moi,çamedérangepas,roucoulaJeannine.Mafilleademeilleursargumentsquelesmiens.LapetiteMaximes’époumonaitpourrevendiquerunpeudesilence.Malàl’aise,lafemmequittalasalleenprenantbiensoindesortiràl’autreextrémitédelarangée,

celleoùellen’auraitpasàcroiserJeannineetsafureurencouche.— C’est bien la mère de l’autre, commenta Esther à l’oreille de Lili qui, elle aussi, ne pouvait

s’empêcherdesedemanderquideJeannineoudeFrédériquedéteignaitleplussurl’autre.Personne ne sut si la spectatrice avait alerté le personnel du cinéma ou simplement quitté

l’établissement,maislesondelaprojectiondiminuademoitié.Ouladameavaittransmislarequête,ou

lepersonnels’étaitrenducomptelui-mêmedesonerreur.Dansuncascommedansl’autre,lefilmdébutaetlamajoritédesbébésquittèrentlesbrasdeleursparentspourgagnerceuxdeMorphée.

PuisqueBlanchedormaitàpoingsfermés,Jeannineenprofitapourrefilerundesesjumeauxhurlantsàsagrandefille.

—Jepeuxpasbercerlesdeux,sejustifiaJeannine.—T’asdeuxbras,semoquaFrédérique.—Jeveuxmangerdupop-corn,confessaJeannineenespérantquesafillenefassepasallusionàson

régime.—Mets-lesdanslapoussette,pisbrasse-ladansl’allée,suggéraFrédérique.—Pasfou!Jeanninesemitàfaireroulersapoussetteinlassablementpourapaisersesenfants.Lorsquelesdeux

fermèrentlesyeux,elles’assitencontinuantdebougerlelandauduboutdupied.Lilin’eutpascettechance.Léonardl’obligeaàarpenterlefonddelasalle.Elleessayadel’allaiter,

deluidonnersasuce,rienn’yfit.Monsieurexigeaitquemamanlebercedesespas.Aprèsuneheuredeprojection,Liliabandonnal’idéedes’asseoiretmêmedejustegoûteràsonmaïs

soufflé refroidi. Esther dormait plus profondément que son fils et ne vit rien de l’histoire. Jeannineressentait une douleur cuisante dans lemollet gauche à force de bouger la poussette pour garder sesjumeauxendormis.Iln’yavaitqueFrédériquequiputseconcentrersurlefilm:unnavetprévisibledanslequell’héroïneprincipalejouitmaladroitement,auxdeuxtiersdufilm.

Déçuespar leur expérience, les amiesdécidèrent denepas sequitter sur cette notediscordante et departageruncaféavantderentrer.L’échanged’opinionssurlefilmbifurquarapidementverslesaléasdelaviedenouvellemaman.

—Laisse-lepleurer,suggéraJeannineaprèsqueLilieutévoquélesdifficultésdeLéonardàtrouverlesommeilailleursquedanssesbras.

—J’suispascapable.—J’aiunbonlivresurlesujet,continuaJeannineenfaisantfidesémotionsdeLili.Letrucducinq-

dix-quinzeestinfaillible!Toutlemondeavaitentenduparlerdecettetechniquequiconsisteàlaisserpleurerlebébédurantun

lapsdetempsdeplusenpluslongentrechaqueintervention.Liliavaittentélamanœuvrependantdeuxnuitsavantd’abandonner,rongéeparlaculpabilité.

—Si tu le laissesgagner facilementcommeça, il estpas fou, ilvacrierencoreplus fort, exprimaJeannine.

—Çamefendlecœurdel’entendrehurler.S’ilmeréclame,c’estparcequ’ilabesoindemoi.Non?—C’estundépendantaffectiftongars,semoquaFrédérique.Àlagrosseurqu’ila,ildevraitdormir

sesnuits.Frédériqueavait,depuislongtemps,prisl’habitudedeforcerlanotesurlaquantitédepoudrequ’elle

diluait dans l’eau du dernier biberon de la journée de Blanche. Quand ce n’était pas suffisant, elleincorporaitdescéréalesderizdansleliquidepoursatisfairel’appétitdesafille.Decettemanière, lapetitebuvaitplusdecaloriespourlamêmequantitédeliquideingéré.Uneastucequiavaitpoureffetde

rallongerconsidérablementlesnuitsdeBlanche,maisqueLilinepouvaitpasmettreenpratiqueavecsonallaitement.

—Tudevraisluidonnerunbiberonlesoir,tonlaitdoitpasêtreassezriche.—Dis-moipasquet’aspasencoreintroduitlescéréales!Àsonâge,tonfilsdevraitmanger,renchérit

Jeannine.Lili crispa légèrement la mâchoire. Déjà que Frédérique insinuait que son fils était gros, elle ne

supportaitpasqu’enplus,ellemetteendoute laqualitédeson laitmaternel.Blancheétait filiforme,àl’imagedesamère.LéonardavaitdesalluresdebonhommeMichelinàcôtédelapoupéedeporcelainedeFrédérique,maisc’étaitsansdouteunequestiongénétiquebeaucoupplusqu’alimentaire.Jeannine,quiprêchaithabituellementenfonctiondestendancessociales,nesavait-ellepasquelesautoritésenmatièredesantérecommandaientl’allaitementexclusifjusqu’àl’âgedesixmois?Lilisecalmaensedisantquesisonlaitn’étaitpassuffisammentnutritif,sonfilsn’auraitpaslesjouesaussirebondies.

—Tusaiscequec’estvotreproblème?—Notreproblème?questionnaLilienappuyantsurlepremiermotdesoninterrogation.—Leproblèmedesextrémistesdel’allaitement,expliquaJeannine.Lili fut surprise du qualificatif. Si elle avouait ouvertement sa préférence pour l’allaitement, elle

n’avait pas pour autant l’impression d’en faire une religion.La preuve, sameilleure amie avait cesséd’allaiter et jamais ellen’avait jugé cettedécision.Frédériquen’avaitmêmepas tenté l’expérience etellerespectaitsonchoix.

Maintenant qu’elle avait l’attention de toutes, Jeannine fit une pause dramatique pour augmenterl’importancedel’informationqu’elleallaitrévéler.

—QuandLéonardtevoitarriver,c’estungrosbiberonhumainqu’ilvoit.Sijeréchauffeunbiberonpisquejelepassesouslenezdesjumeauxàdeuxheuresdumatin,c’estsûrqu’ilsvoudrontpasdormir.

Lilin’yavaitpassongédecettemanière.Peut-êtrequesonfilsdemandaitleseinparhabitude?Qu’ilsauraits’enpassersielleenvoyaitThomasleconsolerenpleincœurdelanuit?Maispouvait-elleexigerdesonamoureuxqu’ilselèveàtoutmomentalorsqu’ildevaittravaillerlejourvenu?

—J’aimemieux répondreàsesbesoinsaffectifspisêtre fatiguéequede le laisserpleurer,conclutLili.

—Quandtuserasaubordduburn-out,ons’enreparlera.Vientuntempsoùilfautmettresonpiedàterreaveclesenfants.

Frédérique approuva le commentaire de sa mère d’un hochement de menton. Il y avait longtempsqu’elleneselevaitpluslanuitpoursafilleetlaprincessedormaitcommeunloirdeminuitàseptheuresdumatin.Biensûr,safilleavaitverséquantitédelarmesethurléàs’enfendrel’âmependantquelquesjours,maiselleavaitfiniparcomprendre,par«casser».

PendantqueFrédériquesefélicitaitpoursatechniqueéducative–étonnéetoutdemêmedeconstaterqu’elleavaitcepointencommunavecsamère–,Jeanninetutlefaitqueseulementcinquantepourcentdesoncoupleadhéraitàsespropos.C’étaitd’ailleursunsujetdediscordeentreelleetGerry.Sielleavaiteffectivement cessé de répondre aux pleurs des jumeaux la nuit, lui prenait la relève pour deux. Elletoléraitdemoinsenmoinsbienlecododotantaimédesonmari.Dèsqu’unbébétrouvaitrefugeentreeuxoucontreletorsedeGerry,Jeannineneparvenaitplusàdormirpaisiblement.Ellecraignaitd’étoufferlebébéenroulantdessusoudel’asphyxierenremontantlescouverturessursesépaulesdanssonsommeil.

Elleprétendaitàquivoulaitl’entendrequesesjumeauxfaisaientleursnuits,maisGerryauraitdémentil’informations’ilavaitétéprésent.

—Toi,Esther?Qu’est-cequet’enpenses?Esthereutenvied’entretenirsesamiessur lesconditionsd’endormissementsi importantespourque

bébé retrouve le sommeil tout seul en pleine nuit. Elle fut tentée d’éviter une réponse franche endiscourantsurcequ’elleavait ludans lesmanuelsdematernitéplutôtqu’enpartageantsonexpériencepersonnelle.Elle redoutaitdedévoiler le fonddesapensée.Affirmerhautet fortqu’elle s’était levéetouteslesnuitsjusqu’àcequ’Antoineaittroisanslagênait.Ellen’avaitjamaisadhéréauxtechniquesenvogueetauxcourantsdepensée selon lesquelsunenfantdoit sepasserde sesparents lanuit.Ellenelaisseraitpassonfilspleurerl’après-midis’illaréclamait,alorspourquoileferait-elleenpleinenuit?Elle endossait son uniformede supermamanvingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sa propre phobie dunoirluiinterdisaitd’abandonnersesenfantsauxmonstresquisecachentsousleslitsetmenacentdevouscroquerlesorteils.

—Jepeuxpasmeprononcer,j’ailachanced’avoirdesbébésquidormentfacilementetrapidement,mentit-elle.

—Mêmesesbébéssontparfaits,raillaFrédérique.—Lapommetombejamaisbienloindupommier,rétorquaEstherdansunsourireavantdesetourner

versLili.Peut-êtrequ’ils’endormiraitauseinsitul’allaitaisaulit?Lilin’avaitjamaisétécapabledenourrirsonfilsdanscettepositionpourtanttellementvantéedansles

bouquins. Et de toute façon, fiston ne se contentait pas de la présencematernelle pour s’endormir: ilfallaitqu’ilsoitbercé.UnemauvaisehabitudequeLiliregrettait,maisdontelleétaitàprésentincapabledesedépartir.

—Coudonc,t’es-tusamèreousonesclave?questionnaFrédérique.Lili secontentadeboireune longuegorgéedecafédécaféinépouréviterd’avoirà répondre.Elle-

mêmeseposaitparfoislaquestion.Ellepréféraitseruinerenachatdecache-cernesplutôtquedefairelasourde oreille quand Léonard la sollicitait. Dans son cœur de mère, l’esclavagisme consenti étaitpréférableàl’indifférence.

Lilirentraàlamaison,heurtéeparlespropostenusparsesamies.Ellesesentait jugéepourleschoixqu’elle faisait. Que des inconnues aient une opinion contraire à la sienne sur les forums qu’ellefréquentaitassidûmentneladérangeaitnullement.Maisquesespropresamiesportentunregardhautainsursesagissementsébranlaitsesconvictions.Elledevaittrouverunmoyendeleurclouerlebec.

Elle songead’abord à fouiller leNet à la recherched’études scientifiquesdont les conclusions luidonneraientraison,maisréalisarapidementquedetelsargumentsn’auraientaucunevaleurauxyeuxdeJeannine,àmoinsqueJenniferLopezouMariloupWolfeaientparticipéauxrecherches.

L’idéederetracerdesentrevuesdestarsayantuneopinionanalogueàlasienneluitraversal’esprit.SiCélineDionselevaitenpleinenuitouqueVéroniqueCloutierencourageait lecododo,Jeannineseraitgagnéeàsacause.

QuantàFrédérique,Lilinevoyaitaucunmoyendelafairechangerd’idée.Àmoinsque…—Qu’est-cequet’enpenses?demanda-t-elleàThomas.

—Excellenteidée,s’exclamacedernier.Lili venait de lui soumettre une idée: partir pour une journée de filles dans un spa. Une sortie à

laquellelesbébésn’étaientpasconviés.Siceprojetn’avaitaucunechancedefairechangerl’opiniondeFrédériquesurlafaçondegérerlesommeild’unbébé,elleoffraittoutdemêmel’occasiondeprouverquesavienetournaitpasuniquementautourdesonfilsetqu’ellen’étaitpasl’esclavequeprétendaitsonamie.«Unesclavenes’affranchiraitpasdesonmaîtrepourallerauspa»,sedit-elle.

Enverbalisantsonidée,Liliréalisaitqu’ellefaisaitd’unepierredeuxcoupsavecceprojet.Enplusde modifier la perception des autres mères à son endroit, elle aurait l’occasion de marier plusharmonieusementsonrôledemèreetsaviedefemme.Ellesedonnaitledroitdepenseràelle.Bon,ilfaudraitqu’elletraînesontire-lait,pompeleprécieuxliquideentreunmassageetuneexfoliationauxselsdemer,etqu’elletrouveuncongélateurpourentreposercequ’elleexprimerait,maisellepouvaitsefaireàl’idéed’êtreséparéedesonfilspendanthuitoudixpetitesheures.

—Vousdevriezprendreunweek-end,proposaThomas.—Charriepas,s’opposaLili.—J’peuxtrèsbienm’occuperdemonfilspendantquarante-huitheures.—Jesais.C’estpasçalaquestion!Lilifitunepauseethésitaàpoursuivresonidée.—Ilesthabituéàboireausein.Unbiberondetempsentemps,jedispas,maisunweek-endentier…—Quandilvaavoirfaim,inquiète-toipasqu’ilvaleprendrelebiberon.—J’aipeurqu’ilsoitdéboussoléparmonabsence.—Je le coucherai avecun chandail que t’aurasporté. Il va sentir tonodeur, pis çava le rassurer,

argumentaThomasquinevoyaitaucuneraisonvalablepourqueLilirefuseunefindesemainedecongé.—Pislaboutique?—Monemployéepeuttrèsbienprendrelarelèvepourunejournée.Çaseraitl’occasionparfaitepour

testerseshabiletésencasdebesoin.Décidément,Thomasavaitréponseàtout.Liliessayaitdesaboterl’idée,maisaucunargumentn’était

valablepourcontrecarrerlapropositiondesonconjoint.Ellejouadoncsacartemaîtresseetrévélalavéritableraisonquilafaisaithésiter.

—Jesaispassimoijepeuxmepriverdeluiaussilongtemps,avoua-t-elle.Thomaspassaunbrasprotecteurautourdesépaulesdesablondeavantdeluiembrasserlefront.—Essayer,c’estlemeilleurmoyend’avoirréponseàlaquestion,tupensespas?—Ilesttellementpetit,soufflaLili.—Demain, ilva fairesonentréeaucégep, répliquaThomaspour la fairesourire.Si tu le faispas

pourtoi,fais-lepournousdeux.LilicompritqueThomasfaisaitréférenceàleurcoupleetàcedésirqu’ilavaitdelavoirautrement

qu’aveclechapeaudemèredefamille.Pourtant,ThomasparlaitdeLéonardetlui.UneescapadedeLiliàl’extérieurdelamaisonpendantdeuxjoursluidonneraitenfinlachanced’avoirsonfilsàluitoutseul.C’était l’objectif premier de sa proposition, bien avant de songer au repos que cela procurerait à sablonde.

—Peut-êtredansunmois,concéda-t-elle.Çavamedonnerletempsd’apprivoiserl’idée.

Le soir même, Lili envoya un courriel commun à ses trois amies en faisant mention de l’idée deThomas,qu’elle s’appropria sansaucunegêne.Elleproposaunweek-endéloignéetun institut situéàplusdedeuxheuresderoutedelamaison.Ladateluiassuraitquelquessemainesderépitavantdedevoirseséparerdesonfils,et lapositiongéographiqueduspa limitaitseschancesdeflancheretderentrerdormiràlamaison.

Enappuyantsurlatouched’envoi,Liliespérasecrètementquelesweek-endsd’Esthersoientdédiésenprioritéauxcoursparascolairesd’AntoineetEmma,quel’établissementchoisisoittroponéreuxpourle portefeuille de Jeannine ou que Frédérique ait déjà des quarts de travail prévus au café aux datesproposées.S’ilfallaitquetoutlemondeaccepte…

Dèsqu’ellereçutlaproposition,Jeanninefantasmaàl’idéed’unséjourdereinedansunsparéputé.«Audiableladépense!»Elleméritaitbiencettepetitegâterie.

Plutôtquedepoursuivrelalonguemarchequ’ellevenaittoutjustedecommencer,Jeanninefitdemi-tourpourrentreràlamaison.Elledevaitplanterl’idéetoutdesuitedanslatêtedeGerrypours’assurerqu’ilpuisseplanifierenconséquencel’horairedetravaildeseshommessurleschantiers.Ceseraitunefindesemaineoùilneseraitpasdisponiblepourtravailler.

Sitôtlaported’entréefranchie,uneodeursuspectes’infiltradanslesnarinesdeJeannine.Uneodeurd’interdit. Elle secoua la tête, convaincue que ses sens lui jouaient un mauvais tour, certaine que lerégimestrictauquelelles’astreignaitdepuisquelquessemainesétait responsabledecettehallucinationolfactive.

Les yeux fermés, elle inspira profondément: l’odeur était toujours présente. Sous l’impulsion de lacolère, elle courut pratiquement jusqu’au salon où elle trouva Gerry, avachi dans le sofa, en traind’enfourneruneimmensebouchéedepoutine.

Enapercevantsafemme,Gerrysedépêchaderefermerleslèvressurlabouchéeincriminante.Commesil’assietted’aluminiumposéesursonventren’étaitpasunepreuvesuffisantepourlecondamner.Toutenmastiquantsatropgrossefourchetée,iltentadefairediversion.

—Lamarcheapasétélongue!Est-cequ’ilpleut?Une frite trempée de sauce tenta une sortie de sa bouche pendant qu’il articulait péniblement sa

question. Jeannine s’en tint au silence, et posa les poings sur ses hanches comme si elle s’apprêtait àgronderunenfantayantfaitunebêtiseouunchiotayanturinédenouveausurletapisdusalon.

—GerryBlackburn!martela-t-elleenprenantsoind’employeruntonmenaçant.—Jesais,mamarmotteensucred’érable.Maisj’enavaisenviedepuisdessemaines,confessa-t-il.

Jelerespectetonrégime,c’estjusteunp’titécartdeconduite.Gerry avait l’air sincèrement désolé. Il ne s’attendait pas à ce que Jeannine le surprenne en plein

péchédegourmandise.Nepouvantniercettetransgressionauxbonneshabitudesalimentairesimposéesparsadouce,ilpréféraitplaidercoupableetrecevoirsacondamnationrapidement.S’ilavouaitsondélit,peut-êtreJeannineomettrait-elledelequestionnersursesantécédentsenlamatière,luiévitantainsiderévélerqu’iloubliaitsouventsaboîteàlunchsantéauprofitdesdifférentsétablissementsderestaurationrapidedesalentours.

— Je vais m’entraîner deux jours de plus cette semaine pour brûler les calories, proposa-t-il enespérantattirerlaclémencedesafemme.

Jeanninefitunemouedubitative.Elledirigeasonregardvers lesrestesdufestindeGerryavantdeprendreunairfaussementtriste.

—T’auraispum’attendre,aumoins,luireprocha-t-elle.—Ilenreste,latentaGerryenfaisantdanserl’assietteargentéedanssadirection.—Çavamefaireengraisser,essaya-t-elledeseraisonner.—Onmangeramoinsdecéleridemain,suggéraGerry,bienconscientdel’innocencedesasolution.Jeanninenesefitpasprierpourrejoindresonhommeetpartagersapoutine.Unsourireaccrochéaux

coins des yeux, ils engloutirent en duo ce qui restait de fromage en grain, de sauce brune et de fritesdorées. Le plaisir évident qu’avaitGerry àmanger cette gâterie pinça le cœur de Jeannine. Peut-êtrequ’elleenexigeaittropdelapartdesonhomme?

Sansluienparler,ellepritlarésolutiond’assouplirsesdiktatsenmatièred’alimentation.Unpeudegrasdetempsentempsnetueraitpersonne.

Lespleurs insistantsenprovenancedelacuisineattirèrent l’attentiondesclientsducafé.Aucomptoir,Frédériques’excusaavecunsourirecrispéavantdedisparaîtreparlaporteréservéeaupersonnel.

Àl’heuredusouper,Simonluiavaitannoncéencatastrophequ’ilavaitunrendez-vousimportantcesoiretnepouvaits’occuperdeBlancheentrevingtheuresetvingtetuneheures.

—C’estuncontactauJaponquiestsurungroscouppourunesociétéquisongeàs’implanterlà-bas.Unpossiblecontrathyperpayantpourmoi.

Àregret,Frédériqueavaittéléphonéaucafépourannoncerqu’ellenepouvaitrentrercommeprévuetoffrirsonquartdetravailàunecollègue.

—ManonestenvoyageetAnaïsestàl’urgencepourunechevillefoulée.Jepeuxpasmepasserdetoicesoir.

—T’as envie que j’aille travailler avecma fille? avait lancé Frédérique, certaine que l’argumentpencheraitensafaveur.

—Tulaposerasfièrementsurlecomptoir.Çavadistrairelesclients.—JeferaipasdetipavecBlanchedanslesbras,argumentaFrédérique.—Pouruneheure,onvas’arrangeravectonbébé,amène-la!Simonavaitdoncfrappéàlaportedeslivraisonsàl’heureconvenuepourremettreàFrédériqueune

Blancheprofondémentendormiedanssacoquilledetransport.—Avecunpeudechance,ellevaencoredormirquandjevaislarécupérer,larassuraSimon.Blancheavaiteneffetl’habitudededormirensoiréejusqu’àsonboiredevingt-troisheures,celuique

Frédériquesaupoudraitdefloconsderiz.Frédériqueavaitconvenuavecsapatronnedeplacerstratégiquementsafilleàproximité,maistouten

lacamouflantau regarddesclients.Toutes lesdixminutes, elle s’assuraitque sonbébéaillebien.Laserveusepartageantleplancheravecelles’adonnaitaumêmemanège,sibienquelajeunemamanavaitl’impressiond’avoirsapoupouneàsescôtés.

L’heuretiraitpratiquementàsafinlorsqueBlanche,réveilléeparunbruitd’assiettesefracassantsurlesol,s’étaitréveilléeensursaut.Elleétaitdéboussoléeparcetenvironnementinconnuetmanifestaitàgrandscrissonmécontentementdevantcettesurprisedetaille.

Àregret,Frédériquerevintderrièrelecomptoiravecsafilledanslesbras.Ellemultiplialesexcusesauprèsde la clientèle.Siquelquesclientesvinrent tâter lamenottede lapetite et se renseigner sur saprésenceenceslieux,Frédériquevitsurtoutlafaunemasculinequitterlecomptoir.

Unjeunehommepoussantunlandaudansunparcavaitdeforteschancesderécolterdesnumérosdetéléphone.Encoreplusqueceluiquibaladaitunchienminiature.Pourquoienétait-ilautrementpourlesfemmes?

Simon frappaàquelques reprises à lagrandeportegrise à l’arrièreducafé avantde se résigner àrécupérerBlanchepar laporteprincipaleducommerce. Ilne restaquequelquesminutes, le tempsdevêtir décemment la petite pour regagner l’appartement.Avant de quitter la salle, il pressa Frédériquecontre luiet lui imposaun longbaiserqui traduisaitclairementauxgensprésentsqu’iln’étaitpas sonfrère.

Fiercommeunpaon,ilprittoutsontempspoursortir,enayantsoindecroiserlesautresmâlesdelaplace.Lecoqvenaitdemarquersonterritoire.

Frédériquerepritletravail,convaincueàprésentquelepourboirequ’elleallaitrécoltercesoirneluipermettraitmêmepasdes’acheterunnouveaurougeàlèvres.

—Soixantedollars!C’estduvol,s’insurgeaEsther.Ellevaportersonmaillotdebain.Jean-Françoissoupira.C’étaitluiquiaccompagnaitEmmachaquesemaineàsoncoursdegymnastique

etquiinterceptaitlesregardsd’envielancésparsacadetteauxautresfillettesquiportaientunmaillotdegymnaste. Leur unique fille avait timidement demandé si elle pouvait aussi avoir son costume de«supergymnasteavecdesbrillants».

—Ellesenonttoutesun,Esther.Emmaestlaseuledesongroupeencostumedebain.L’idée d’ostraciser sa fille contraria Esther. Elle consentit donc à ajouter cette dépense au budget

familial. Le club de gymnastique imposait déjà des coûts d’inscription faramineux aux familles quisouhaitaientvoirleursenfantssuruntrampolineouunepoutre.Voilàqu’ilfallaitmaintenantincluredanslesfraisdel’activitéceuxdel’habillement.

L’argentnemanquaitpasdanslescoffresd’EstheretJean-François.Silecouplefaisaitpartiedelaclassemoyenne,lagestiond’Estherassuraittoujoursdessurplusfinanciersqu’elledestinaitàl’épargne.Depuisqu’ilsseconnaissaient, jamais ilsn’avaientétéprisaudépourvu, lesoldedescartesdecréditétaitpayéentotalitémensuellement,etlamargedecréditn’avaitpasencoreétéutilisée.

SiJean-Françoisinsistaitpouracheterunmaillotdegymnasteàsafille,c’étaitbiensûrpourlafiertéqu’illiraitdanslesyeuxdel’enfantauprochaincours,maissurtoutparcequ’ilavaituneidéederrièrelatête.

Lors de leur séparation remontant à près d’une année, Jean-François avait fait l’acquisition d’uncondo. Possession immobilière qu’il louait à des connaissances depuis qu’Esther lui avait permis deréintégrerlefoyerfamilial.Lesfruitsdelalocationcouvraientpratiquementtouteslesdépensesliéesàcetavoir,maisJean-Françoissouhaitaitlemettreenventepourofficialisersonretourauprèsd’Esther.

Aucoursdesderniersmois,sarelationdecoupleprenaitdumieux,lepassagedudivanaulitconjugalenétantlemeilleurindicedesanté.IlnevoulaitpasbrusquerEsther,maiscroyaitlemomentbienchoisi

pouraborderlaquestionavecelle.Lalettred’amourqu’elleluiavaitécritependantlesderniersjoursétantlapetitetapedansledosqu’ilattendaitpoursejeteràl’eau.

—Jepourraismêmemepayerunmaillotidentique,formatadulte,pourl’encouragerdanslesgradins,sijevendaislecondo.

Esther sourit lorsque son cerveau lui transmit l’image d’un Jean-François viril vêtu d’un maillotmoulantroseetmauveàpaillettesdorées,dontletissuextensiblerisquaitfortementdeluiglisserentrelesfesses.

Suivantl’imageriementaledesafemme,Jean-Françoisseleva,tenditlesbrasdechaquecôtédesoncorpsetimprovisauneminiroutinedegymnastiquepathétiquedontlapirouettefinaleluifitsecognerlegrosorteilàlapattedelatabledelacuisine.

—Chut!Tuvasréveillerlesenfants,pouffaEsther.Lorsqu’ellecessaderire,elleregardaJean-Françoisavecintensité.Ellecomprenaittrèsbienlesous-

entendudelademande.Bienplusqu’unetransactionimmobilière,Jean-Françoisluiproposaituncontratd’engagementamoureux.Ilsouhaitaitsefaireconfirmerqueleurcoupleétaitdenouveausurlesrailsetqu’ellemontaitàborddutraindepleingré.

—Jepourraisteleracheter,proposaEsther.—C’estbeaucouptropcherpourtoi.T’asmêmepascinquantedollarspourmepayerlemaillotde

mesrêves,blagua-t-il.Esthersouritunpeupuischerchaunetacheàfrottersurlanappepoursedonnerletempsderéfléchir

quelquessecondesdeplus.Voyantleticdesafemmeressurgir,Jean-Françoissedépêchadeluiprendrelamainpourcoupercourtàsaréflexion.Àcestade-ci,ilsavaitqu’ilnedevaitenaucuncasluidonnerletempsdetrouverdesargumentspourcontrecarrersonplan.

Ilauraitvoulupromettreàsonépousequeplusjamaisilneluiseraitinfidèle,réciterdespoèmespourl’enflammer,maisaucunmotneluisemblaità lahauteurdelasituation.Ilsecontentadetenir lamainparfaitementmanucuréedecettefemmeformidablequiluiavaitdonnétroisbeauxenfantsetdelaposersursoncœurenlacouvrantdesapropremain.

Estherapprochasonvisageetcueillitunbaiserduboutdeslèvres.Elleluioffraitsonaccordmuet.Ellesavaitqu’ellevenaitdeprendrelameilleuredécision.Cellequil’obligeaitàchoisirsoncamp.Soncerveauenavaitlacertitude,maissoncœurendoutaitencoreunpeu.

Jeanninefittomberquelquescapuchonsdechocolatdanslatassedecaféqu’ellevenaitderemplir.Elleenportaquelques-unsàsaboucheavantdereplongerlamaindanslesacpourenajouteràlaboisson.Gerryseraitravidecettepetitegâteriematinale.Uninstant,ellefuttentéed’ajouterdelaguimauve,maisseretint.Aprèstout,elleétaitl’instigatricedesrèglesalimentairesàlamaisonetilyavaitdeslimitesàsabotersespropresefforts.

Elle ouvrit le réfrigérateur, en quête de la pinte de lait qui donnerait un fini crémeux à son café«spécialJeannine».Quelquescoupsdecuillèreetlebreuvagenoirsemarbreraitd’unbeigegourmand.Jeanninehumasatasseavantd’yplongerleslèvresavecdélectation.

Elleavaitludansunmagazinefémininquelelaitauchocolatétaitrecommandépourlessportifsaprèsunentraînement.Soncaféchocolatégénéreusementarroséde laitn’étaitqu’unevariantede la solution

proposéepar lesprofessionnelsde lasanté.Sielle,contrairementàGerry,nemettaitpas lespiedsaucentre de conditionnement physique, elle jugeait qu’elleméritait tout demême cette collationd’avant-midi.

Ellelançaunregardendirectiondel’horlogemurale.Gerryavaitunebonnequinzainedeminutesderetard. Décidément, il prenait ses exercices à cœur. Plus les jours passaient, plus il allongeait sonprogrammed’entraînement.Siseulementilavaitautantdevolontéenmatièred’alimentation.

L’un et l’autre avaient la même faiblesse pour le glucose. Avoir la dent sucrée n’était pas uneexpressionqui leur seyait.Dans leur cas, c’était ledentier au complet. Jeannine sourit à cettepensée,heureuse de constater après plus de dix ans de vie commune qu’elle avait fait un choix judicieux ens’amourachantdeGerry.Ilsavaienttantdepointsencommun.

Elledéposa la tassedeGerryà l’intérieurdu fouràmicro-ondesetpréenclencha laminuteriepourdeuxminutesderéchauffage.Lesminutess’égrenaientetGerrynerentraittoujourspas.

—Tantpispourluisilechocolatfaitdesmottonsaufonddelatasse!Pour s’assurer que lemême phénomène ne se produise pas dans sa tasse personnelle, Jeannine se

dépêchadeboire son café, enchantéepar lesdernièresgorgéesoù le chocolat fondu s’était accumulé.C’était comme laisser couler un lapin de Pâques chaud au fond de sa gorge. Un coït guttural qui futinterrompujusteavantl’orgasmeparlasonneriedutéléphone.

JeanninereconnutlenumérodecellulairedeJean-François.Ellepossédaitunemémoirephénoménalepour retenircegenred’information.NonpasqueJean-Françoisappelâtsouventà lamaison,maiselleavait pris l’habitude de téléphoner à ce dernier si elle tentait de joindre Esther sans succès à sondomicile.Aumêmetitrequ’ellen’hésitaitpasàcomposer lenuméroducommercedeThomas lorsqueLili,voyantlenuméroappelantsursonafficheur,refusaitdeluiparler.

— Qu’est-ce qui me vaut ton appel de si bon matin? lança Jeannine sans même saluer soninterlocuteur.

—Jet’appelleàcausedeGerry.—T’arrivesplusàlefairedescendredesonvélo,blaguaJeannine.—Aucontraire.—Dis-moipasqu’ilesttombéfacepremièreenmanquantsapédale!—Jeannine,assois-toi,s’ilteplaît.Jeannines’exécutaen resserrant lespansde sa robedechambrecontre soncorps. Inconsciemment,

elleavait soudainementbesoinquequelqu’un la soutienne, laprennedans sesbras, et àdéfautde sonhomme,letissumoelleuxdesonpeignoirpouvaitagircommecouverturerassurante.

—Est-cequeGerryestavectoi?articula-t-elled’unepetitevoixincertaine.—Non,ilestenrouteversl’hôpital.Le sang se retira du visage de Jeannine à la vitesse de l’éclair.Au bout de quelques secondes de

silence,elleréalisaqu’elleavaitcesséderespireretordonnaàsespoumonsdeseremettreautravail.—Qu’est-cequiestarrivé?—Gerryafaitunecrisecardiaque.

EChapitre6

n mettant le pied à l’hôpital, Jeannine ressentit un étrange sentiment de déjà vu. L’odeur dedésinfectant, la lumière crue des néons qui accentuait les teints cadavériques, la fébrilité de

l’urgence: tout lui rappelait la fin tragique de sa grossesse. L’odeur de cautérisation qu’elle avaitdécouvertelorsdesacésarienneluihappalecerveau,sansqu’ellesaches’ils’agissaitd’unsouveniroudutravailprésentdesesnarines.

Lesheuresquisuivirentluisemblèrentirréelles.Ellecaptaiticietlàdesmotssortantdelabouchedupersonnelhospitalier.Maisaucunephraseneparvenaitenentieràsoncerveau.Seulsquelquesmotsqui,dans son énervement, semblaient dépourvus de sens: artère obstruée, thrombolytiques, angioplastie,scintigraphiecardiaque…Uncharabiamédicaldontellesefoutaitéperdument.Toutcequ’ellesouhaitait,c’était voir Gerry, le prendre dans ses bras et s’assurer qu’il était bien vivant. Tel l’apôtre ThomasdoutantdelarésurrectiondesonSeigneur,Jeanninedevaittouchersonhomme.

Quelquesheuresplustard,elleseretrouvaauchevetdesonoursenchocolat,remerciantdenouveaulecieldesabonté:ilneluiavaitpasraviGerry.

—Situsavaiscommejem’enveux,hoquetaJeannineavantdefondreenlarmes.D’abordsurprisparcetteconfidence,Gerrylalaissaseviderdesaculpabilité.Dansunmonologue

fiévreux,Jeannineexprimatoutelahontequ’elleressentait.Qu’elleavaitétébêtedenerienvoirvenir,denepastenircomptedessignauxd’alarmedonnésparGerry,denerienliredanslescernesbleussouslesyeuxdesoncanardd’amour.En lui imposantunrégimealimentairestrictdoubléd’unentraînementmilitaire, Jeannine envoyait son mari à l’abattoir. Des changements aussi radicaux devaient êtreincorporésgraduellementdansunmodedevieetnonpasd’unseulbloc.

Elle se blâmait dumalaise cardiaque deGerry et le priait de l’excuser. Son plaidoyer touchant seterminadansunconcertdemouchage.

—Probablementquesij’avaisrespectétesconsignesalimentaires,j’enseraispaslà,répliquaGerrypourapaiserlechagrindesadoucemoitié.

Avec beaucoup d’humilité, Gerry avoua ses débauches nutritionnelles en solo, ses nombreusesescapadesauroyaumedufast-foodetsescompulsionsalimentairesalorsqueJeanninedormaitàpoingsfermés. Ilmentionna au passage qu’il avait récemment découvert les boissons énergisantes et qu’il enavait abusé. Il termina son exposé en signalant ses excès dans la salle d’exercices.Non seulement iln’avaitpasécoutélesconseilsdeJeanninesursonalimentation,maisilavaitfaitlasourdeoreilleauxrecommandationsdesonentraîneurpersonnel,lequelluipréconisaitunemiseenformegraduelle.

Gerrycroyaitqu’enexposantainsisespetitescachotteries,ils’attireraitlasympathiedesafemmeetrécolteraitunéclatderireou,àtoutlemoins,unsourireteintédelarmes.LorsqueJeanninesemitàluifrapperlapoitrine,ilsefigeadoncdesurprise.Elleeutleloisirdeluiservirtroisbonnesclaquesavantqu’ilneluisaisisselespoignetspourfairecessersonagression.Silacrisecardiaquen’étaitpasvenueàboutdesoncœur,lafuriedeJeanninepourraitbienyremédieretl’expédierauparadis.

—Tudevraisavoirhonte,GerryBlackburn!

Soncriducœuralertal’infirmièrequisetrouvaitdanslachambrevoisine.Ellepassalatêtedanslecadredeportepours’assurerquesonpatientseportaitbien.Lorsqu’ellevitlecouple,elleseretirasansintervenir,habituéeauxréactionsdiversesdesépousesayanteulapeurdeleurvieàl’idéedeperdreleurâmesœur.

—Commentt’aspumefaireça?Commentt’aspujoueravectavieaussibêtement?T’aspaspenséuninstantquesitupars,jemeretrouveseuleavectroisenfants!

SiFrédériquen’entraitpasdansladéfinitionlégaled’unenfantàchargeàcausedesonâge,Gerrysegarda bien d’en fairemention à Jeannine.Lemoment, jugea-t-il, étaitmal choisi pour disserter sur lasituationfamilialedanslaquellesondécèsauraitplongésaveuve.Ilcomprenaitl’essentieldumessage,tantpispourl’exactitudedesdétails.

—Jeannine,toutvabienmaintenant,chuchota-t-il.C’étaitseulementàprésentqu’ilréalisaitquesacrisecardiaquefaisaitvivreàJeannineunretourdans

le temps.Abandonnéeunepremière fois à la naissancedeFrédérique, Jeanninevoyait ressourdreunepeur qu’elle croyait associée uniquement à son passé. Elle était sereine quant à la solidité des liensaffectifsl’unissantàGerry,maisn’avaitpasenvisagéqueledestinpuisseluiravirunedeuxièmefoislepèredesesenfants.

—T’asledroitdemequitter,maisfaispasçaàtesenfants.Ilsontbesoind’unpère,continua-t-elledemarteler.

—Jeannine,jem’envaisnullepart.Jesuislà.—T’asledevoirdeprendresoindetoipourlesvoirgrandir.Tuleurdoisaumoinsça.Gerryhochadoucementlatête,lesyeuxdansl’eau.Lorsqu’ils’étaitretrouvéausol,unemaincrispée

surlapoitrine,croyantentendresonnerleglasdesadernièreheure,laseuleetuniqueimagequ’ilavaitcherchée en fermant les paupières était celle du visage de ses enfants. Il n’avait même pas songé àJeannine,àsonentrepriseouàsesamis.

Gerrydevant êtrehospitalisépour subir unebatteriede tests et reprendredes forces sous supervisionprofessionnelle,Jeanninedutretroussersesmanchesetembrasserpendantquelquesjourslaviedemèremonoparentalequ’elleavaitconnueautrefois.

S’occuperseuledejumeauxrelevaitdesdouzetravauxd’Herculeàl’entendreparler.Sisonagendafamilialleluiavaitpermis,Jeannineauraitmontélesmarchesdel’OratoireSaint-Josephàgenouxpourimplorer le retour de sonmari auplus sacrant.Ellemesurait l’ampleurde la besogne abattuepar sonhommemaintenantqu’elledevaitprendresarelève.

Heureusement,lescopainsserelayèrentpourdonneruncoupdepouce.ConnaissantlestalentslimitésdeJeanninedansunecuisine,Esthersefitundevoirdepigerdanssesréservesdeplatscongeléspourgarnirleréfrigérateurdesonamie.Elleidentifiachacunedesportionsindividuellesqu’elleempiladanslaglacièreavantdelesluiapporter.Cigaresauchou,lasagnevégétarienneetauberginegratinéeprirentlechemindu logementdeJeannineenpriantpournepas finirà lapoubelle.Esthersavaitbienquesagastronomiepersonnellenecorrespondaitpasauxgoûtsdesonamie,maisàchevaldonné,onneregardepaslabride.

LiliproposadepasserchezJeanninepourfaireduménage.Depuisqu’elleétaitencongédematernité,ellesedécouvraitunpenchantpourlessurfacesreluisantes.Frotterleplancheretrécurerunévierétaientdesactivitésquiavaientl’avantaged’êtreréalisablesmêmeenétatd’extrêmefatigue.Manierunchiffonouunemopenedemandaitaucunevéritableprésenced’espritetoffraitunsentimentdedevoiraccompli.Lorsqu’elle s’ennuyait entre lesmursde son loft,Lili trouvait toujoursune surfaceà épousseter.AvecLéonardconfortablementinstallédansleporte-bébé,ellepouvaitvaquerauxtâchesdomestiquestoutens’occupantde lui.Unebonneséanced’astiquagevalaitn’importequelcoursdecardio-poussette,avaitl’avantage de se pratiquer vêtue d’une camisole tachée par unemontée de lait subite et ne demandaitaucunecollaborationdelapartdeDameNature.Unmust,quoi!

Secrètement,Liliespéraitliquiderlesquantitésastronomiquesdevinaigre,deboraxetdebicarbonatede soude qu’elle avait achetées afin de rendre son ménage plus écologique. Une fois épuisés, cesingrédientsferaientlaplaceaunettoyanttraditionnelàodeurdecitron.Commel’avaitpréditThomas,lesproduitschimiqueseffectuaientleurretourenforcedansleloftaprèsunevagueécolopassagère.

Lili se félicita de son choix en découvrant le désordre qui régnait chez Jeannine. Des piles devêtements attendant d’être pliés et rangés monopolisaient le divan du salon, les biberons saless’accumulaient dans l’évier et la chambre des jumeaux avait grand besoin d’être aérée. Il y avait deslimites à la capacité d’une poubelle à retenir les relents de couches souillées.En quelques heures, lamaisonretrouvauneallureacceptablequidonnaàLiliunsentimentdesatisfaction.

Frédériqueaussioffritsonsoutienàsamaman.Ellemultiplialesallers-retoursàl’hôpitalpourtenircompagnieàsonbeau-pèrelorsqueJeanninedevaitresteràlamaisonaveclesbébés.Ellen’hésitapasnonplusàseproposerpourgardersondemi-frèreetsademi-sœurpendantqueJeannineiraitàl’épicerieouàl’hôpital.

SiJeannines’émutdelasollicitudedesagrandefille,ellesavaitpertinemmentqueFrédériquefaisaitd’abord et avant tout ces efforts pourGerry. Si son aide facilitait la vie de Jeannine au passage, tantmieux,mais l’objectif premier était d’apaiser l’angoissede sonbeau-père adoréqui trouvait le tempslongdanssachambred’hôpitaletétaitimpatientderentreràlamaison.

HeureusementpourFrédérique,àl’âgedesixmois,lesbébésétaientcharmésparleurssemblables.Lajeunefemmen’avaitqu’àétendreunecouverturesurleplancherdusalon,disposerdescoussinsàtitredebarrièredesécuritétoutautouretasseoirlestroisbambinsaucentre.

Pendant que Maxime cherchait désespérément à retirer les bas de Blanche, cette dernière seconcentraitsursononcleJuliendontl’attache-suceornéed’undinosaureexerçaitsurelleunefascinationqui frisait l’adoration. Frédérique et Simon assistaient au spectacle en commentant de temps à autrel’actionquisedéroulaitdevanteux.

Frédériquesesurpritàappréciersasoirée.Elleadoraitobserverlafauneéméchéeetbigarréed’unclubauxpetitesheuresdumatin,prenaitplaisiràtesterlesréactionsdesmâlesenchaleurluifaisantlacour sur son lieude travail,mais jamaisellen’auraitpenséprendresonpieden regardantdesenfantsjouerensemble.Elleentiralaconclusionquelesbébésétaientdesadultesendeveniretqu’encesens,ils étaient lepréludeaux relationscompliquéesentrehommeset femmesàmaturité.Après tout, Julien

n’attirait-ilpasBlancheavecsesavoirsetMaximenedémontrait-ellepasqu’unecertainerivalitéexistaitdéjàentreellessimplementparcequ’ellesappartenaientaumêmesexe?

Blanche,irritéeparlestentativesdevoldechaussettedesatanteMaxime,commençaàémettredesrécriminationsavantdetomberà larenversesur ledos,abandonnantauxdoigtsboudinésdel’autrecebasrosequ’ellerevendiquaitàgrandscris.

—Donnelebasàmononcle,Maxime,intervintSimon.Frédériquesourit.Elleavaittoujoursenviedeprendrelepartidesafilledevantlesautresbébés.Peu

importaitquiavaittort,Blancheluiapparaissaitaussipurequesonprénomentoutescirconstances.QueSimon démontre lemême parti pris envers la chair de sa chair la touchait. Il n’était peut-être pas legéniteurde son enfant,mais il s’investissait assurément à chausser les souliers d’unpapadignede cenom.

—Enprincipe,t’essonbeau-frère,passononcle,lerepritFrédérique.—Hé,labelle-sœur,donne-moilebasdemafille!Simon s’accroupit pour releverBlanche dont l’humeur était toujours aussi sombre. Il recouvrit ses

petitsorteilsdubassoutiréàMaximeetrevints’asseoirauxcôtésdeFrédérique.Lafillettegratifiasonmodèlemasculind’unsourirecharmeur.

—Lavraiefilledesamère,commentaSimon.Ce petit geste protecteur, empreint de tendresse, toucha profondément Frédérique.Qu’un homme si

viril s’applique à enfiler uneminuscule chaussette enprenant soinde cajoler chaquedoigt depied aupassagel’émouvait.Sonpèreaurait-ilfaitlamêmechosepourelles’ilnel’avaitpasabandonnée?

VoyantqueFrédériqueseperdaitdanssespensées,Simoncherchaàconnaîtresonsujetderéflexion.—Rien,jemedemandaisquandJeanninearriverait,mentit-elle.—T’ashâtedetedébarrasserdesjumeaux?—Lavisite,c’estlefunquandçacollepastroplongtemps.— Tu dis pas ça pour moi, j’espère? se moqua Simon en escaladant de ses lèvres le bras de

Frédérique.—Çadépenddesjours.Simon exécuta une prise de kung-fu et, avant qu’elle ne réalise ce qui lui arrivait, Frédérique se

retrouvaimmobiliséeausol,souslui.Latensionsexuellesepointaleboutdunezaussirapidementquelamanœuvreavaitétéréalisée.

—Tuveuxrépéterça?menaçaSimon.Frédériquesecontentadesourireetdesemordrelalèvreinférieuredansungesteplusquesuggestif.—Enprincipe,minaudaSimon,lavisiteapasaccèsàtouteslespiècesdelamaison.Pour illustrer son propos à double sens, il glissa lentement unemain à l’intérieur de la cuisse de

Frédérique.Sonjeansmoulantagissanttelleunedeuxièmepeau,Frédériquesentitlecontactcommesisajambeétaitnue.Lachaleurdesdoigts,leurfébrilité,toutluiparvenaitentempsréel.Ellevoulutrefermersesjambesl’unecontrel’autredansungestedeprotestation,maisSimoneut tôtfaitdes’interposerenposantungenouausol.

—PrendsdesnotesJulien,lançaFrédérique.C’estcommeçaqu’onparleàunefemme,semoqua-t-elle.

SiFrédérique croyait qu’enmentionnant la présence des bébés, elle refroidirait les ardeurs de sonamant,ellerécoltaplutôtlesfruitsdesaprovocation.Simon,l’œilbrillantdeconvoitise,immobilisalesdeuxbrasdesablondeau-dessusdesatêteenlesmaintenantausold’uneseulemain.Ilutilisasonbraslibrepourfouillersoussont-shirt.

Loindesescandaliseràl’idéedesedonnerenspectacle,Frédériquegloussadeplaisir.—T’aimesça,avoirunpublic,hein?lagrondaSimon—Plusonestdefous,plusons’amuse…Frédériquesavaitquel’idéed’untripàtroisoud’unebaisemultiplealimentaitlesfantasmesdebien

des hommes. Même pas besoin de mettre la chose en application, la simple évocation du scénariocontribuait à exciter cesmessieurs. La preuve, Simon respirait plus rapidement et semblait disposé àpasser aux choses sérieuses. Il déposa son corps contre celui de Frédérique, distribua des baisersmouillésdanssoncou,àlanaissancedesescheveux,etmordillasonlobed’oreille.

—Sic’esttonfantasme…Frédériqueretintunéclatderire.Voilàquesonamantfaisaitdelaprojection.Ilallaitsansdoutelui

direqu’ilétaitprêtàsesacrifierpourréalisersafantaisiesexuelle.Décidément,leshommesétaienttouspareils.

SimonreculalatêtepourplantersesyeuxdansceuxdeFrédérique.—Sic’esttonfantasme,reprit-ilenpesantchaquemot,j’aimeraisçat’enfaireun.—Un?—Tudisqueplusonestdefous,plusons’amuse.Jepourraistefaireunautrebébé.Sil’anatomieféminineétaitpourvued’unphallus,Frédériqueauraitdébandé.

FrédériquetrouvarefugeauprèsdeGerrydanslesjoursquisuivirent.SaconversationavecSimonl’avaitjetéedansuntroubleinnommable.CommentSimonavait-ilpuseméprendreàcepointsursespropos?Comment pouvait-il lui parler de faire un enfant alors qu’il savait pertinemment que sa premièregrossesse était un événement non désiré?N’avait-elle pas crié sur tous les tons qu’elle détestait êtreenceinte alors qu’elle portait Blanche en son sein?Qu’est-ce qui clochait chez cet homme pour qu’ils’imaginequ’ellevoulaitagrandirlafamille?

Lorsd’untête-à-tête,Gerryécoutalerécitdesabelle-filleensilence,évitantdeporterunjugementoud’exprimer son opinion. Si ce qu’elle lui relatait le comblait de bonheur, il choisit de garderl’informationpourlui.ApprendrequeSimoncaressaitdetelsprojetsnepouvaitqueluifaireplaisir.Lejeunehommeavaitchangédepuislafuguedesablonde.Ilsemblaitchercherlemoyendesel’attacher.Gerryconstataitdumêmecoupquesongendreavaitprisausérieuxsesrecommandations:ilouvraitsoncœuràFrédérique.Safilleparallianceétaitentrebonnesmains.

— Toi, qu’est-ce que t’en penses? se contenta-t-il de lui demander, sachant très bien qu’il luiretournaitlaquestionqu’ellevenaitdeluiposer.

—C’estridicule,onseconnaîtàpeine.Gerryéclataderire.—Arrêtetesniaiseries,tuvasmefairefaireunecrisecardiaque!

C’était lablagueà lamodedans labouchedeGerry.Toutétaitprétextepour rirede l’incidentquiauraitpuluifaucherlavie.

—Donne-luilachancedemieuxteconnaîtresituconsidèresqu’ilteconnaîtpasassezpourtefaireunp’tit.

Frédériquebaissa la tête.Cen’étaitpas lapremière foisqueGerry lui faisait remarquerqu’elle seblindaitdèsqu’unerelationdevenaitsérieuse.Maiselleétaitconvaincuequ’enmettantsoncœurànu,elle ferait fuir son chum.Comme si son enveloppe charnelle irréprochable cachait l’âme d’une petitegrosseboutonneusequineparviendraitpasàretenirunhommecommeSimon.

ConscientdumonologueintérieurquedevaitsetenirFrédériqueetquiminaitsonestimepersonnelle,Gerrydécidadelaramenerdansl’instantprésent.

—Laisse-ledoncjugerparlui-mêmedetavaleur.—J’aipasenviedemefaire“flusher”.—Ilveutpass’enaller,ilveuttefaireunbébé!s’emportaGerry.—J’enveuxpas,moi!—T’asjusteàluidire.—Toutd’uncoupqu’ilme“dumpe”làparcequejerefuse?Gerry soupira avec tendresse.Pourquoi les relationsaffectives étaient-elles si compliquéesdans la

têtedeFrédérique?—Vousvivezàtroisdepuissixmois.IlaccepteBlanchecommesafille.Ilamêmepassél’épongesur

tafugue.Siça,c’estpasdel’amour…— L’amour, c’est avoir envie de l’autre pis sentir des papillons dans son estomac, répliqua

Frédérique.Là,j’enaiplusavecSimon.—Lespapillons,çamigreenhiver,maisçarevientaussiàchaqueprintemps.Frédériquesecalmaetsourit.Sonbeau-pèreauraitdûêtrecompositeurdechansonsoupoèteplutôt

quecontremaître.—Donne-luiunechance.C’estunbonp’titgarsquet’astrouvélà.—Jelesais,admitFrédérique.—Lespapillonsvontrevenir.Regardemoipistamère,mêmeaprèsdixans…—Toomuchinformation,lecoupaFrédériquequinetenaitpasàconnaîtrelesdétailsdelavieintime

desamèreetGerry.Pendantqu’ilsterminaientlapartiedecartesqu’ilsavaiententamée,Gerrypriasecrètementpourque

Frédériqueapprenneàselaisseraimer.Sansmêmes’enrendrecompte,iltrichapourlalaissergagner,commelorsqu’elleétaitplusjeuneetqu’iltentaitdel’apprivoiser.

Estherdiversifiaitdeplusenplusl’alimentationdesonfils.Siellerespectaitleprécepteselonlequelonintroduit un seul aliment à la fois sur une période de trois jours pour s’assurer de son innocuité chezl’enfant,ellen’attendaitpasuneseulejournéedepluspourfairedécouvriràThéounenouvellesaveurouunetexturedifférente.Aujourd’hui,legarçonnetgoûtaitpourlapremièrefoisàl’avocat.

Forte de ses expériences antérieures, Esther privilégiait les aliments qui ne nécessitent aucunetransformation.L’étapedes purées n’était jamais bien longue et bébépréféraitmanipuler sa nourriture

plutôtquederecevoirunepâtéeuniformedontseullegoûtindiquaitqu’ils’agissaitd’unnouvelaliment.Lesmorceaux d’avocat bienmûr qu’elle déposa sur la tablette de la chaise haute furent réduits en

bouillieparlesmainscurieusesdel’enfant.Théonetardapasàsemettrelesdoigtsdanslaboucheetàse familiariser avec la texture crémeuse du fruit qui sembla lui plaire. La chair verdâtre commença àenvahirsonvisage,lacoordinationmain-bouchen’étantpasencoremaîtriséeàlaperfectionparlepetitbonhomme.

—T’asbien raison,approuvaEsther.C’estexcellentpour lapeau.Mamanadéjàpayéune fortunepourdesmasquescommecelui-là.

QuandThéo, encouragé par le sourire de samaman, entreprit d’étendre les bienfaits hydratants del’avocatàsachevelure,Estherleréprimanda.Ilyavaitdeslimitesàêtreunemèrequilaissesonenfantexplorer.

Lorsque la sonnette d’entrée se fit entendre,Esther se leva tel un ressort pour accueillir le livreur.Jean-Françoisl’avaitaviséequ’ilsdevraientrecevoirlemaillotdegymnastiqued’Emmadanslajournée.Ellemouraitd’enviedevoirleproduitfinaletd’imaginersagymnasteenherbel’exhibantfièrement.

Elles’essuyalesmainsàlahâte,ouvritlaporteettombanezànezavecClaude.—Jepassaisdanslecoin.— Je suis occupée, s’excusa-t-elle. C’est le bordel dans la cuisine, Théo fait des découvertes

gustatives…—Jeneresteraipaslongtemps.Enpénétrantdans lacuisine,Claude jetaun regardcirculaireà lapièce.Cequ’Estherqualifiaitde

bordel ressemblait àunecuisine impeccable avecunechaisehaute endessousde laquelleunemamanprévoyante et organisée avait étendu une nappe plastifiée pour ramasser facilement l’enthousiasmedébordantdesonfils.

Claudes’approchadel’enfantet,leplusnaturellementdumonde,empoignaladébarbouillettehumideabandonnéeaucoinde la table. Il entreprit denettoyer sommairement levisagedeThéoqui se laissadocilementfaire.Cettefaçonqu’ilavaitd’entrerencontactaveclepetitmettaitEsthermalàl’aise.Safamiliaritéexprimaitundroitdepossession,unlienfilial.Quel’enfantluisourieenretourn’avaitriend’étrange:Théoétait labonhomieincarnée.N’empêche,Esthersouhaitaitévitercegenredecomplicitétropexplicite.

—T’asparléàJean-François?EsthermituninstantàsaisirlesproposdeClaude.Quedevait-elleexactementaborderavecsonmari?

Leurséparation,évidemment!—Pasencore.Çavavenir,maisjedoispréparerleterrain.—Tuvoudraispasqu’onlefasseàdeux?Jepeuxêtrelà,siçapeuttefaciliterlatâche.—J’pensepasquecesoitunebonneidée.Claudeacquiesça,àregret.Ils’approchad’Estherettentadeluiprendrelamain.—Pasici.Ces deux mots étaient lourds de sens. Avec leurs six petites lettres, ils faisaient référence à leur

dernière rencontre, audéchaînementdespassionsqui avait consumé lesdeuxadultes et à l’interdit dereproduirelascènedanslacuisineoùEstherpartageaittoussesrepasavecunautre.

—J’aienviedetoi,secontentadoncd’exprimerClaudeàdéfautdelaissersesmainsporterlemêmemessageàlapeaud’Esther.

Elle jeta un coup d’œil en direction de Théo qui les observait avec curiosité. S’il n’avait pas lafacultéd’êtredélateurauprèsdeJean-François,lebébédevaitbiensentirquesamèretrempaitdansuneopérationlouche.Claudecompritlemalaisedesonemployéepréféréeetdécidadebattreenretraite.Ilsedirigeaverslaported’entréepoursesoustraireauregarddeThéo.

—Maréservedepatienceatteintsalimite,confessa-t-ildansunsoupirquiendisaitlongsurl’étatdesondésir.Promets-moidetoutluirévélerdanslesprochainsjours.

Esthersentitl’étauseresserrersurelle.Commentpourrait-ellecontinueràmentir?Claude s’approcha tel un prédateur et effleura samâchoire du bout des lèvres. Pourmettre fin au

suppliceets’assurerquelasituationnedégénèrepas,Estherluioffritlaréponsequ’ilattendait.

Ayant besoin de se confier et de partager ce qui lui arrivait, Esther se pointa chezLili sansmême laprévenir de sa visite. Lorsqu’elle lui relata son récent huis clos avec Claude et les nouveauxdéveloppementsrelatifsàl’histoire,Lilisemitenmodedéfensif.Leliend’amitiéquil’unissaitàEstherétait beaucoupplus solidequeceluiqu’elle entretenait avec Jean-François,mais il en allait autrementpourThomas.Lescachotteriesd’Estherl’obligeaientàdissimulercertainesinformationsàsonamoureux.Unesituationinconfortablequicommençaitàl’agacerroyalement.

—Qu’est-cequetucomptesfaire,maintenant?Esthersoulevalesépaulesdansungested’impuissance.—Yasûrementmoyend’étirerlasauce?Luidonnerunnananepourlefairepatienter.—Àmoinsdecoucheraveclui,jevoispascequivaleconvaincrequetuvasvéritablementquitter

Jean-François!Lalueurdeculpabilitéquitranspiraduregardd’EstherfitcraindrelepireàLili.—Esther!T’aspas…—Non,maisjepourrais.Esther n’avait pas l’intention de fournir à Lili lemenu détail des gestes qu’elle et Claude avaient

posés l’un à l’endroit de l’autre. À quoi servirait-il de confesser chaque caresse, de déballer lachorégraphie qu’ils avaient dansée sensuellement, d’avouer chaque toucher indécent qu’elle avaitconsenti?Çanepouvaitqueluicauserdutort.

—Tupensespasquelaseulesolutionconsisteàdirelavéritéàtonmari?proposaplutôtLili.—Depuisunan,onmarchesurlebordd’unprécipice.Ilvasegarrocherdanslevidesijeluibalance

çaauvisage.—Ilseraitplutôtmalplacépourtejuger.Jean-François avait quitté sa femme enceinte pour une jeunemaîtresse. Il avait trahi ses vœux de

mariageauxyeuxdeLili.Commentune simplehistoired’un soirde lapartde sa femmepourrait-ellemettrefinàleurcouple?Estherpassaitl’épongesursoninfidélité,ildevraitenfaireautant.

—Lesconséquencesdemongestesontplusgraves,exposaEsther.Théo…Lilicomprenait.Laprésencedel’enfantseraitcommeunferquel’ontournedanslaplaie,unrappel

crueletquotidiendelatrahisond’Esther.

Lilicraignaitqu’Estherrécidivedanssonaventureextraconjugale.Paracquitdeconscienceetafindebienfairecomprendreàsameilleureamiequ’ellen’approuvaitpassesmanigances,Lililuilançacetteultimemenace:

—Jet’adore,Esther,maisc’estladernièrefoisquejetecouvredanscettehistoire-là.SiLililuifaisaitdéfection,Esthersavaitqu’ellen’avaitplusaucunallié.

Jeanninesoulevaleloquetdelafenêtrepourenpermettrel’ouverture.Unventd’été,chargédechaleur,pénétra instantanément à l’intérieur. La brise traversait la maison en caressant tout sur son passagepuisqueJeannineavaitprissoind’entrebâillerlaporte-fenêtredusalon.

Gerryétaitderetouràlamaisonetunpeud’aérationneluiferaitpasdetortaprèsplusieursjournéespasséesàl’hôpitalentourédesmicrobesdesautres.Lorsqu’ellelevitapparaîtreàsescôtés,letéléphoneàlamain,avecledossierd’unclient,Jeannineluiretirasesoutilsdetravail.

—Lajobpeutattendre.—J’aijustequelquesp’titsdétailsàrégler,plaidaGerry.Çafaitunesemainequejesuisabsentetj’ai

laissélesgarsdanslachnoute.—Auprixquetulespayes,mesemblequ’ilsdoiventêtrecapablesdeprendredesdécisionsenton

absence.Gerry se contentade sourire.Si ses employés recevaientunepaye intéressante, c’était parcequ’ils

exécutaientavecminutiesesordresetqu’ilssedéfonçaientphysiquementpourqueletravailsoiteffectuédanslestemps.Pasparcequ’ilsétaientenmesuredeprendrelerelaisauniveaudécisionnel.

—Jeveuxjustementvoirs’ilsontprislesbonnesdécisionspendantquej’étaisenvacances,semoquaGerry.

—Envacances?s’offusquaJeanninepourqui ladernièresemaine ressemblaitplutôtàunmarathonintensifqu’àunséjourauborddelamer.

—C’estmabusiness. Jedois enprendre soin, si jeveuxun jour la léguer àmesenfants, expliquaGerrysansreleverlederniercommentairedesafemme.

—Maissitabusinessterendmalade,faudrait“slacker”lapédaleunpeu.Situtetuesàlajob,tesenfantsaurontpusdepère.C’estpasvraimentmieux.

—Jeveuxleurmontrerqu’ilfauttravaillerpouratteindresesrêves.— Y a pas juste la job dans la vie. Ça aussi, faut le montrer aux enfants. Faut être un exemple

d’équilibrepoureux.—T’asraison.Sanslesavoir,JeannineentraînaitGerryexactementlàoùilsouhaitaitaller.Enluireprochantdetrop

seconsacreràsonentreprise,elleluiouvraittoutesgrandeslesportespourlademandequ’ilrêvaitdeluifaire.

—SiCastonguayafaitunebonnejobcettesemaine,jepourraispeut-êtredéléguerunpeuàl’avenir.—Pourlesenfants,ceseraitmerveilleux.Jeanninen’osaitpasformulercesouhaitàsonintention.Lesenfantsconstituaientuneexcuseparfaite

pourinciterGerryàdiminuersesheuresdetravail.Unentrepreneurnecalculepasletempsinvestidanssacompagnie.Ilviseplutôtl’expansiondel’entreprise.Jeanninen’enrevenaitpasquelacrisecardiaque

deGerrypermetteunetelleprisedeconscience.Avecunpeudechance,ilpourraitencoreenfaireunpeuplusàlamaison.

—Voilàcequejetepropose,commençaGerryenmettantlatablepourleplatderésistance.JeprendsquelquesjourspourvalidersiCastonguayestenmesurederunnerleschantiers.Sioui…

—Situl’enlignescommeilfaut,ilvayarriver,lecoupaJeannine,pleined’espoir.L’enthousiasmedesafemmeréjouissaitlecontremaître.Ilpourraitenfinréaliserlerêvedesavie.Un

fantasmedontiln’avaitjamaisvraimentparléouvertementautourdeluidepeurd’êtrejugé.—Si oui, repritGerry, tu pourrais retourner à la pharmacie etmoi prendre le congé parental à ta

place.—Tuveuxêtrepapaàlamaison?—J’adoreraisça!Pistoi,tutournesenrondcommeunelionnedansunecage.J’suissûrquetuserais

plusheureuseenvoyantdumondeàlajob,non?—Peut-être,mais…—Maisquoi?Jeanninen’osaitpasrévélerlefonddesapensée.L’idéed’êtredéchargéedestâchesdomestiques,de

retrouverunecertainelibertéenlaissantlesjumeauxàleurpère,toutçaluiplaisait,maisunargumentdetaillel’empêchaitdefairepencherlabalanceenfaveurdel’offredeGerry.

—Unebonnemèreferaitpasça.

Frédérique lichait son cornet de crème glacée sans grand enthousiasme. Elle ruminait ses idées à larecherched’unefaçondélicatepourannonceràSimonqu’ellenevoulaitpasd’unautreenfant.Unerigoledecrèmeglacéemolleauchocolatcommençaàglisserlelongducônequ’elletenaitàlamain.Lorsquelacrèmeliquideatteignitsesdoigts,ellesecontentadesucerlaphalangechocolatéesansdémontrerlamoindrecontrariété.

Simon observait la scène avec intérêt. Cette femme-là exerçait sur lui un pouvoir indéniable. Elleparvenaitàtitillersesbasinstinctsalorsqu’ilsétaiententourésd’enfantssurvoltésparl’arrivéedel’été.Luiaussiétaitémoustilléparcettepremièresortieàlacrèmerie,maispourdesraisonsbiendifférentes.Chacun des gestes de Frédérique incarnait à lui seul la définition du mot «sensualité». L’envolée depapillonsqueSimonsentitaucreuxdesonestomacluifitprendreconsciencedesachance.

—Onauraitpualleràl’autrecrèmerie,seplaignitFrédérique.—Yauraitfalluprendrelavoiture.Blancheal’airtrèsheureused’êtrevenueenpoussette.PourcorroborerlesdiresdeSimon,Blancheémitungazouillisapprobateur.Assisedanssonlandau,

lacoquettedemoiselle tapaitdesmainsavecenthousiasme.Les tracesdecrèmeglacéequimaculaientsonbeauvisagepoupinnelaissaientaucundoutesur lasourcedecebonheurmanifeste.Mademoiselledécouvrait la crèmeglacéepour la première fois. Frédérique semoquait des regards désapprobateursqu’elleavaitinterceptésaumomentoùelleavaitplantésoncornetsouslenezdel’enfant.Safilleavaitbienledroitdetremperseslèvresdansceplaisirgelé.

Simon prit la relève en proposant son propre cornet à Blanche. Ce geste surprit Frédérique. Ellen’auraitjamaispartagélesienavecl’enfantd’unautre.L’idéed’ingérerlabavelaisséeparl’enfantsursoncornetl’auraitdégoûtée.Frédériques’étonnaitqu’iln’ensoitpasdemêmepourSimon.

La petite gourmande ouvrit grand la bouche pour savourer le dessert. Ses yeux écarquillés par lecontactfroidfirentsourireSimon.Unepenséeabsurdetraversal’espritdeFrédérique:«Coudonc,ilestenamouravecmoi,ouavecelle?»

Au fond, Frédérique refusait d’admettre que c’était là la source de sa frustration. Elle avaitl’impressionquetouttournaitautourdeBlanche,quechaquedécisionpriseparSimonincluaitsonenfant,etvisaitd’abordetavanttoutlasatisfactiondelapetiteprincesse.Frédériquesefaisaitdétrôner.

—Moiaussi,faudraitfairedeseffortspourmecharmer,laissa-t-elletomberdebutenblanc.LesyeuxdeSimonserétrécirentlégèrement.Sespupillessedilatèrent.Ilétaitprêtàreleverledéfi.

Enfait,ilnedemandaitpasmieux.—Toiaussi,tuveuxlichermoncornet?questionna-t-ilenluitendantsafriandiseglacée.—Pascelui-là,suggéraFrédériqueenfaisantglisserseslèvressurlepicdecrèmeglacéesurmontant

toujourssoncornet.Simonsemorditlalèvre.—T’utiliseslesmêmestactiquesdecruisesurmafillepissurmoi.Àmonâge,çaenprendunpeu

plus.—Mamanessayedemepasserunmessage,soufflaSimonàBlanche.—Arrêted’inclureBlanchedansnosconversations,c’estàtoiquejeparle!J’suisécœuréequetout

soitenfonctiondemadame.Le tonacerbedeFrédériquefit tournerquelques têtesdans leurdirectionetdétruisit instantanément

l’imageriementaleérotiquedeSimon.—Si tuveuxqueçamarchenousdeux,va falloirque t’ouvres lamachine,que t’allumes le feu, le

menaçaFrédérique.—Qu’est-cequet’essayesdemedireexactement?—Que j’ai envie deme faire cruiser. Je… je veux avoir des papillons comme avant, se radoucit

Frédérique.Simon accusa le choc. Ses propres papillons trouvèrent refuge dans leur cocon hermétique et

refusèrentdedéployerdenouveauleursailes.LejeunehommeconnaissaitsuffisammentFrédériquepoursavoirquesisonintérêtphysiquedéclinait,seschancesdeformeruncoupleavecellesuivraientlemêmechemin. Au-delà du désir exprimé, Simon percevait la menace sous-entendue par Frédérique. Il étaitébranléd’apprendrequelaforcedesondésirn’étaitpluspartagée.

Ilessayaitpourtantdesemontreramoureux,préve-nant,affectueuxavecelle.Ilcroyaitquec’étaitcequ’ellerecherchait.Illuipritlamainetyplaquauntendrebaiser.Frédériquesoupira.

Vexé, Simon l’agrippa par la nuque et l’attira à lui brusquement. Leurs dents s’entrechoquèrent àl’amorce de ce contact dont la violence fit éclore quelques chrysalides dans le ventre de Frédérique.Simonn’acceptaitpasqu’elleluiglisseentrelesmains.Ilallaitsebattre.

Lilicontemplaavecsatisfactionlesailesd’angealignéessurlatabledelacuisine.Àl’approchedelafête des Pères, elle avait proposé aux filles de photographier les bébés déguisés en chérubins. Descouchesdecotonetdesailesbricoléesavecducartonainsiqu’unvieuxboadeplumesseraientsuffisantspourdonnerunairangéliqueàleurspetits.Laséancephotosedéroulaitaujourd’huietLiliressentaitun

certain trac: il fallait qu’elle parvienne à reproduire ce qu’elle avait en tête. Elle ne doutait pas quephotographiercinqbébésdesixmoisseraitundéfidetaillepourlaphotographeamateurequ’elleétait.

Lescopinesarrivèrentàtourderôleetbientôt,leplancherduloftressemblaitàunepouponnièredeCPE. Heureux de se retrouver nus, les bébés se laissèrent dévêtir sans problème par leurs mères.L’installationdesailesd’angedonnaplusdefilàretordrequeprévu.Curieuse,Blancheétaitdéjàentraind’abîmerlesailesdeJulienentirantsurleboadontladouceurluiplaisait,tandisqueLéonard,quinemaîtrisaitpasencoretrèsbienlapositionassise,chignait,couchésur ledos, incapabledeparticiperàl’explorationdesautresbébés.

LilidemandaàEsther,JeannineetFrédériqued’installerleurspetitscôteàcôtesurlecanapépourlaphotodegroupe.

—Pourquoionleslaissepasausol?suggéraEsther.Ilyauramoinsderisquedechuteparenavant.—C’estplusesthétiquesurledivan,plaidaLili.Lavérité,c’étaitqueLéonardseraitincapabledetenirassisauxcôtésdesautresbébés.Laseulefaçon

decamouflersonretarddedéveloppementétaitd’alignerlesenfantssurledivanoùsonfilspourraitêtreretenu par le dossier de cuir. Lili s’étonnait que tous les autres bébés soient maintenant capables demainteniruncertainéquilibre.Ellecroyaitquelaplupartavaientencorebesoindecoussinstoutautourd’euxpourêtreenpositionassise.

—Onvamettredesoreillersparterre,enavantdudivan,aucasoù,proposaJeannineenjoignantlegesteàlaparole.

Sa solution lui donnait la chance de fouiner dans le loft. Jeannine récupéra donc les oreillers etcoussinssurlelitdeLilietThomasenprenantletempsdereluquercequisetrouvaitsurleurstablesdechevet. Déçue de ne rien apercevoir de très personnel, Jeannine regagna le coin salon. Lorsque,adolescente,ellegardaitdesenfants,elleadoraitfouillerlachambredesparents.C’étaitunebonnefaçondefairesonéducationsexuelle,croyait-elleàl’époque,etdedécouvrirdessecretsdecouple.

—Est-cequetonfilsacommencéàsetournersurleventre?questionnaEstherenobservantLéonard.—Benoui!mentitLili.Pourquoitudemandesça?—Parcequeçafaitdixminutesqu’ilestsurledosetiln’apasbougéd’unpoil.—Aveclesailesqu’ilporte,c’estnormal,l’excusaLiliensoulevantsonfilspourledéposersurle

divan.Danslesfaits,Léonardnes’étaitencorejamaisretournédesapropreinitiative.Lililefaisaitparfois

roulersurlecôtépourl’inciteràreproduirelemouvementtoutseul,maislegarçonnetnesemblaitpaspressédemettreenpratiquelesenseignementsdesamère.

Lesquatrefemmess’installèrentderrièrel’appareilphotoententantd’attirerleregarddeleursbébésversl’objectifdeLili.LorsqueJuliensouriait,Blanches’impatientait.Alorsqu’Estheravaitenfincaptél’attention de Théo,Maxime éclatait en sanglots. Impossible d’avoir cinq bébés souriant et regardantl’objectifenmêmetemps.Liliétaitdécouragée.

—Fallaitpass’attendreàdesmiracles,essayamaladroitementdelaconsolerJeannine.T’espasunephotographeprofessionnelle,maLili.

Les mamans décidèrent à l’unanimité de faire une pause pour nourrir les enfants. Peut-être desestomacsremplisseraient-ilsgarantsdeplusdesuccès?

Jeannineenprofitapourrelaterauxautresladiscussionqu’elleavaiteueavecGerryausujetducongédepaternité.

—As-tul’intentiond’accepter?voulutsavoirLili.—Franchement!secontentaderépondreJeannineenriantjaune.—Franchementquoi?—Laplaced’unbébéestauprèsdesamère.—C’estunpeurétrogradecommeaffirmation,intervintEsther.Leshommesd’aujourd’huisonttoutà

faitcapablesdeprendresoind’unbébé.Sit’allaitais,jedispas,maislà…—Ilsontpasl’instinctmaternelcommenous,sedéfenditJeannine.Lestroisautresse jetèrentunregardentendu.Gerryfaisaitfigured’exceptionenlamatière.Ilavait

prouvéàmaintesreprisesqu’ilpossédaituninstinctsûrencequiconcernaitsesenfants.Contrairementàlamajoritédesnouvellesmamans,iln’avaitpasétécontaminéparlesnombreuxouvragesdepuéricultureà la disposition des futurs parents, et se fiait uniquement à son gros bon sens et à son instinct pourcomblerlesbesoinsdesjumeaux.

—Vous trouveriezpasçachoquantqu’une femmeabandonnesesenfantspour travailler? interrogeaJeannine.

—Laisserlespetitsauxsoinsdeleurpère,c’estpasmadéfinitionpersonnelledel’abandond’enfant,exposaEsther.

—Jemevoispasleurfaireça,conclutJeanninepourmettreuntermeàladiscussion.JeannineressentaitunmalaisedufaitqueFrédériquen’avaitpasémisd’opinionsurlesujet.Elleétait

bien consciente qu’elle tenait une position différente de celle qu’elle avait adoptée à la naissance deFrédérique.Elleespéraitaumoinsquesagrandefillereconnaissequ’elleavaitapprisdeseserreursetnesouhaitaitpaslesrépéter.

Peu après le repas, les bébés réclamèrent leurs suces ou s’endormirent carrément, refusant deprolongerlaséancephoto.Déçue,Lilidutserésoudreàfairedesphotosindividuellesdesbébésplutôtqueleportraitd’ensembledontelleavaitrêvé.

Préoccupée par ses récentes découvertes concernant le développement moteur de son fils, Lili sereplongeadanslalecturedeseslivresdematernité.D’unouvrageàl’autre,lesdonnéesdifféraienttrèspeu et partout, les experts prédisaient qu’entre l’âge de quatre et six mois, un bébé devait acquérircertainesaptitudesphysiquesdontlemaintienenpositionassise.

Fidèleàseshabitudesde«geekette»,Liliconsultadesbloguesdestinésauxmamansettenditquelquesperches pour se faire rassurer. Malheureusement, les réponses obtenues ne firent qu’amplifier sesangoisses. Clairement, la majorité des mamans qui, comme elle, écrivaient tenaient à partager leurhistoirepersonnellebienplusqu’à fournir de l’informationobjective sur le casdeLéonard.Plusieursfaisaientmentiondeleurenfantatteintd’autismeetquis’étaitdéveloppépluslentementquelanormale.CettepenséecommençaàobséderLili.EtsiLéonardétaitautiste?

Quelquesjoursplustard,rongéeparl’angoisse,Liliseprésentaàsonrendez-vousderoutinechezlepédiatre.S’ilyavaitunprofessionnelsusceptibledeluidonnerl’heurejuste,c’étaitbiencespécialistedelapetiteenfance.

Lili neput attendre la finde l’examende routine avantde soulever laquestionqui la taraudait.Lepédiatreproposad’examiner la chosedèsqu’il aurait fini demesurer et peser l’enfant.Aumoins, lesrésultatsobtenusparLéonardprouvaientqu’ilsuivaitmaintenantsacourbedecroissancenormalement.UnverdictquirassuraLili,enpartie.

—Commeça,monsieurLéonardestparesseux?questionnalepédiatre.—Jediraispasçacommeça, répliquaLilipourqui tous lesqualificatifsnégatifsn’avaientpas le

droitdeseretrouverdanslamêmephrasequeleprénomdesonenfant.—Vouslestimulezrégulièrement?Laquestionétaitbanale,maisletonaveclequelelleavaitétéprononcéedonnaitl’impressionàLili

d’êtrejugée.Commesilepédiatresous-entendaitqu’elleneprenaitpassonrôledemèreàcœur.Commesi elle étaitnégligentevis-à-visde son fils.Un jugementqu’elleposait elle-mêmeà sonendroit,maisl’entendredelabouched’unspécialisteluilaissaitungoûtamerdanslabouche.

—Peut-êtrequej’enfaispasassez,admit-elle.Lepédiatreluisouritchaleureusement.L’aveudeLilitraduisaitclairementlecontraireauxoreillesdu

spécialiste.Ilvoyaittropsouventdecesmèresidéalistespourquiledéveloppementdel’enfantétaitunequestiond’investissementpersonnel.Denosjours,lesfemmesvoyaientleursenfantscommeunprojetdeviequ’ilfallaitréussiraumêmetitrequ’unecarrière.Chaqueretardouéchecdel’enfantétaitunetacheaudossiermaternel.Lesparents estimaient leurvaleur au regarddes résultatsobtenuspar leur enfant.C’étaitdésolant.

—Chaquebébésedéveloppeàunrythmedifférent.Léonardestjusteunpeupluslent.—Yarienquejepuissefaire?—Jepeuxvoussuggérerdesexercicesàpratiquersousformedejeux,maisfaites-luiconfiance.Je

vousprometsqu’ilvaserendreàsonbaldegraduationencourant.—Sonretardvousinquiètepas?—Silasituationn’évoluepasdanslesprochainsmois,oninvestiguera,maispourlemoment,onn’a

pasderaisondestresseravecça.Liliquittalebureaududocteuravecunplanentête.Elleétaitdéterminéeàcequesonfilsrattrapeson

retard,quitteàsetransformerencoachtyrannique,commecesentraîneursquiformentlesespoirschinoisengymnastique.

Jeanninepatientaitsagementdevant labijouterie.C’était lecommercechoisiparFrédériquepourfairepercer lesoreillesde leursdeuxfillettes.SiJeannineétait réticenteà l’idéedemutiler lesoreillesdeMaxime,FrédériqueenauraitprobablementprofitépourfairepercerlenombrildeBlanchesicelaavaitétépossible.L’assurancedeFrédériquedonnaitunpeudecourageàJeanninepourpasseràl’acte.

Dès queFrédérique arriva, les deux femmes s’engouffrèrent dans la boutique pour sélectionner lesbouclesquiorneraientdorénavantlesoreillesdeleursprincesses.Frédériqueoptapourunepetitetêtedelapinquirappelaitétonnammentlelogodel’empirePlayboy.QuantàJeannine,elleoptapourdeuxpetitscœursroses.

Lorsqu’onlesinvitaàserendreaufonddelabijouteriepourleperçageproprementdit,FrédériquesouritenentendantlessoupirsdeJeannine.

—Çaleurferapasmal.Siellespleurent,c’estjustedesurprise.—Ç’aquandmêmequelquechosedebarbare.Pendantquedeuxemployéescherchaientlesmanettesnécessairespourintroduirelestigesdesboucles

danslesoreillesenfantines,Jeannineessayadepenseràautrechose.Lesujetquimonopolisaittoutesonattentionrefitsurface:

—T’asrienditchezLiliquandj’aiparlédel’idéedeGerry.—Quelleidée?Frédériquejouaitl’innocence.Ellen’avaitpasenvied’aborderlesujetavecsamère.Encoremoins

alorsqu’ellesétaientseules,touteslesdeux,sansmodérateur.—Lecongédepaternité…pismoiquiretourneraistravailler.Jeanninesepenchaau-dessusdesprésentoirsd’alliances.Sesyeuxvalsaientd’unbijouàl’autresans

aucun intérêt. La manœuvre visait simplement à éviter le regard de Frédérique et à se donner unecontenance.

—Tuveuxmonopinionpourfairelecontraire?lapiquaFrédérique.—C’estimportantpourmoi,répliquaJeannineavecdouceur.—J’iraistravailler.Jeanninerestamuettedesurprise.Elles’attendaitàcequesafillesedéchaîne,luiremettesouslenez

lesfautesqu’elleavaitcommisesvingt-huitansplustôt,luireprochedenepasapprendredeseserreursoulatraited’égoïste.C’étaitceàquoielles’étaitpréparée,récitantmentalementunmeaculpa tout lelongdutrajetquil’avaitmenéeàl’appartementdesafille.

—J’auraisl’impressionderefairelesmêmesgaffesqu’avectoi.CefutautourdeFrédériquederestersansvoix.Samèreneparlait jamaisdupasséde lasorte,en

admettantsestorts.—C’estpaslemêmecontexte.Lesjumeauxseraientavecleurpère.Piscelui-là,tul’asbienchoisi,

terminaFrédériqueavecamertume.Pendantunefractiondeseconde,JeannineeutenviederépliquerqueFrédériquen’avaitpassufaire

mieuxpourBlanche.Qu’elle était drôlementmal placéepour lui reprocherd’avoirmis aumondeuneenfantquineconnaîtraitjamaissonpère.

—Serais-tujalousequejeresteaveclesjumeauxparcequejel’aipasfaitpourtoi?Jeannine ne voyait pas pour quelle autre raison Frédérique pourrait lui recommander un retour au

travail.Elleseplaignaitconstammentd’avoireuunemèreabsenteetnepouvaitpassouhaiterlamêmechoseàsesfrèreetsœur.

Plutôt que d’éclater de rire, Frédérique accepta de réfléchir sérieusement à la question avant defournir une réponse à Jeannine. Elle fit courir ses doigts le long des chaînes dorées exposées sur lecomptoir.

—Peut-être,unpeu.Maisc’estsurtoutparcequejevoisbienquet’espasheureuseàlamaisonavecdesbébés.

—T’asduculotdem’insultercommeça!s’offusquaJeannine.—C’estpasunevacherie,justeuneconstatation.Resteràlamaisonseptjourssursept,c’estpaspour

toutlemonde,poursuivitFrédérique.Moi-même,jeseraispascapable.J’suisassezhonnêtepourledire.Çamefaitdubiendetravailleraucafé.

Jeannine demeuramuette. Si sa grande fille ressentait lamême chose qu’elle, ou bien elles étaienttoutesdeuxdemauvaisesmères,oubienellevalidaitlanormalitédesessentiments.

— J’ai plus de fun à m’occuper de Blanche depuis que je travaille. C’est moins lourd, avouaFrédérique.Jetecomprends.Maintenant.

L’aveu coûtait cher à Frédérique. Cette confidence l’obligerait désormais à remiser les armes et àcesserdereprocheràsamèreleschoixqu’elleavaitfaitsdanslepassé.Laconfrontationavaittoujoursétéleurmodedecommunicationpréféré.Frédériqueavaitpeurqueleschoseschangent.

—C’esténervantdeparleràunbébétoutelajournée,hein?repritJeanninesuruntonplusléger.Jesaispascommentfontlesmèresàlamaison.

—Mets-en!SiJeannineétaitassezlucidepoursavoirquelaguerrel’opposantàFrédériqueneprendraitpasfindu

jour au lendemain, elle eut franchement l’impression d’avoir gagné la bataille. Et que ce combat setermineparundrapeaublanc,plutôtquepar ledécèsd’undesdeuxopposants,était lameilleureissuepossible.Finalement,lamaternitéavaitsesbonscôtés.

Envoyantsesenfantscouriràperdrehaleineendirectiondesbalançoires,Esthersavouraleretourdesbeaux jours. Les escapades au parc étaient synonymes de soirées agréables à l’extérieur, d’enfantsépuisésdontlesommeilétaitmeilleuretdedécouvertessensoriellespourlepetitThéo.Mêmeledessertperdait de son intérêt à la fin du repas si on pouvait se rendre plus tôt dans les glissoires et autresmodulesdejeu.

Finie aussi l’obligation de déployer des trésors d’imagination pour inventer un nouveau bricolagependantleslonguessoiréesd’hiver.Auparc,lesenfantspouvaientjouerdesheuresavecunerocheetunbâtondebois.

Esther regrettait justedeneplus allaiter sonpoupon.Commeelle avait aimé, avec sesdeux autresenfants,donnerleseinenpleinair,encommunionaveclanature!

Pendant qu’Emma et Antoine grimpaient sur la structure de jeu, Esther installa Théo dans unebalançoire et commença à pousser doucement le garçonnet. Le parc leur appartenait. Dans quelquesminutes,d’autresfamillesviendraientsûrementenvahirleslieuxaprèsavoirlavélavaisselleetrangélacuisine,maispourl’instant,ilsétaientseuls.C’étaitletempsdeparleràJean-François.

La conversationqu’Esther avait eue avecLili avait fait sonboutde chemin.Esther réalisait que lasurviedesoncouplepassaitinévitablementparlarévélationdesonaventureextraconjugale.Ellesentaitl’étauserefermerdeplusenplussurelleetseulelavéritépourraitluipermettrederespirerdenouveau.

Évidemment,avantd’enarriveràceconstat,Estheravaitévaluétouteslessolutions,maisaucunenegarantissaitaveccertitudeuneissuepositiveàcettehistoire.ElledevaittoutdireàJean-François.

L’endroit et lemoment n’étaient pas laissés au hasard.Une confidence dans un lieu public risquaitmoinsdedégénérerenchicanedecouple.Estheravaitaussiattendulafinduweek-endpourrévélersonsecret.SiJean-François,blesséparl’aveu,avaitbesoindes’isolerpendantlesprochainsjours,ilseraitfacile pour lui de prétexter un surplus de travail pour retarder son retour au domicile familial.Estherregrettaitjustequelecondosoitdéjàvendu.Ilauraitpuleurêtreutileetleuréviterdepartagerlemêmelitsisarévélationlesmettaitdansdebeauxdraps.

—Regarde!luisoufflaJean-FrançoisenpointantEmmaetAntoinequijouaientunpeuplusloin.Les enfants essayaient de monter au sommet de la glissade sans emprunter les escaliers. Ils

s’agrippaientdeleurmieuxauxcôtésdelaglissoirepourlaremonter.SiAntoine,duhautdesesseptans,y parvenait sans peine, il en était autrement pour la petite Emma.Dès qu’ellemontrait des signes defatigue,Antoine se couchait à plat ventre au sommet pour lui tendre lamain et l’aider à terminer sonascension.

—Onadebonsenfants,s’émutEstherenconstatantlacomplicitédesesdeuxplusgrands.—Normal!Regardeleurpère!Çadoitêtregénétique.Esther sourit de la vantardise de son mari. S’il étalait avec une fierté évidente ses succès

professionnels,jamaisilnebombaitautantletorsequelorsqu’ilétaitquestiondesesenfants.—Nostroisenfantssontformidables,conclutJean-Françoisenquittantsafemmepourchatouillerles

piedsdeThéochaquefoisquelabalançoirerevenaitverslui.Lemomentnepouvaitêtrepluspropicepourqu’Estherabordelesujetquilataraudait.Jean-François

venaitdeluiouvrirtoutegrandelaporte.—Onestunefamilleformidable.C’estprécieux,dit-elleenpréambule.Fautpasgâcherça.—T’asraison.Danscinquanteans,quandonvasebercersurlagalerieducentrepourp’titsvieuxqui

vanoushéberger,onvaseféliciterd’êtreencoreensemble.—Malgrénoserreurs…Jean-Françoisregardasafemmeavecfranchise.Depuissonretouràlamaison,Esthern’avaitjamais

posé lamoindrequestionouréclamédedétailsausujetdesamaîtresse.Sepouvait-ilqu’elleressentemaintenantlebesoindefaireletourdelaquestion?Fallait-ilqu’ilprennelesdevants?

—Esther,lapageesttournée.Lepassé,c’estlepassé.—Jesais,maisyasûrementdeschosesqu’onnes’estpasdites.Jean-Françoispassaunemaindanssescheveuxdanslebutdecamouflerl’exaspérationetlanervosité

qu’ilressentait.Rouvrirlablessurenel’aideraitpasàcicatriser.Jouerdanslebobonepouvaitquelesmeurtrirdavantage.

—J’aijamaisétéaussiconvaincuquemaplaceétaitavectoi.—Moiaussi,mais…Esther voulait se confesser, se laver de sa faute. Elle lui devait la vérité et se demandait même

pourquoiellen’avaitpasvidélaquestionaumomentoùJean-Françoisavaitsignifiésonenviederentreràlamaison.Elleréalisaitquelesderniersmoisn’étaientquemensonges,cachotteriesetomissions.Elledevaitparler.

—Sit’asbesoindeposerdesquestions,lapritdevitesseJean-François,jevaisyrépondre.—Non,c’estpasça…—Esther,desfois,vautmieuxpassavoir.Lesdétailsvontjustetefairedumal.Ça, Esther le savait. C’était la raison principale pour laquelle elle ne dévoilait pas sa propre

infidélité.EllenevoulaitpasblesserJean-Françoisinutilement.Uneautreraisonarrivaitexæquo:Esthersupportaitmall’idéed’entachersaréputationimmaculée.

—Cequicompte,repritJean-François,c’estcequiestdevantnous,pasderrière.Là-dessus,Esthern’osapaslecontredire.Etcequ’elleavaitdevantelle,c’étaienttroisenfantsetun

mariauxquelselletenaitcommeàlaprunelledesesyeux.

Accroupieenpetitbonhommepourrattachersonlacetd’espadrille,lescheveuxluibalayantlevisageenattendantqu’elledaignelesréunirdansunequeuedecheval,Frédériquecrutavoirlaberluelorsqu’elleaperçutlasilhouettedeGerrysedirigeantverselle.

—Qu’est-cequetufaislà?—Tuparlesd’unemanièred’accueillirtonbeau-pèrepréféré!—Tuviensmarcheravecnousautres?questionnaLili.—Jeviensvoirlesoreillesdemapetite-fille.Gerrysepenchaau-dessusdeBlanchepourvoirlespetitsbijouxaccrochésàsesoreillesminiatures.

JeannineavaitfinalementfaitmarchearrièreetleslobesdeMaximeétaienttoujoursintacts.LescrisdeBlanchel’avaientconvaincued’attendreencoreunpeuavantdefairepercerlesoreillesdesafille.

—Maintenantquec’estfait,turentresàlamaison?l’agaçaFrédérique.—Monmédecinveutquejereprennel’activitéphysique.—Unebonneheuredespinning,çatetentaitpas?l’étrivasabelle-fille.—J’aieumaleçon.Gerryjetaunregardcirculaire.Ilétaitleseulhommedugroupeetenressentaitunecertainefierté.Il

multiplialessouriresàl’intentiondesautresmamansrassembléesquis’interrogeaientsurlaprésencedel’hommeventrus’incrustantdansleurgroupe.

— Arrêtez de le dévisager comme si c’était un pédophile qui en avait après le contenu de vospoussettes,s’indignaFrédérique.Ilvientdefaireunecrisecardiaque.Vousavezjusteàcourirplusvite,pisilpourrapasvousrattraper.

Jeannineluidonnauncoupdecoudepourqu’ellecessesesâneries.—C’estmonmari,crutnécessaired’ajouterJeanninepourcellesquis’éloignaient,minederien.—Tuvastejoindreànouschaquesemaine?voulutsavoirEsther.—Siçavousdérangepas.Jevoudraispasm’imposer.—C’estparfait,s’exclamaFrédérique.TuvaspousserlesjumeauxpisJeannineaurapasl’excusedu

doubledupoidspourarrêtersesexercices.Ellevaconstaterqu’elleestjustepasenshape.—Onverrabien,rétorquaJeannineenacceptantledéfi.Lecoursdébutaparunsegmentcardioavantde faireplaceàquelquesexercicespouraugmenter le

tonusmusculaire.—C’estpasfacile,seplaignitGerry.—C’est parce que toi, t’as encore le bébé dans la bedaine, le taquina Frédérique en lui tapotant

l’abdomen.—Uneattendpasl’autreàmatin,ricanaGerry.Qu’est-cequitemetdesibonnehumeur?—Week-endd’amoureux!Lescrisd’enthousiasmedescopinesfirentsourireFrédérique.—Onveutdesdétails,exigeaLili.—Simonmesortenfindesemaine.Jesaisriend’autre.C’estunesurprise.—EtBlanche?questionnaEsther,toujoursaussipragmatique.—Mamèreaacceptédelagarder.FrédériqueéchangeaunregardcompliceavecJeannine.

—Depuisquandc’estpaspapiqu’ondemandeenrenfort?bougonnaGerrypourlaforme.—Depuisquemonsieurseramasseàl’hôpitalenambulance,décrétaFrédérique.Jesuispastropsûre

queBlancheestensécuritéavectoi.Gerryoublial’espiègleriedesabelle-fille.Ensonforintérieur,ilcélébraitl’apparenteréconciliation

qu’il voyait entre sa femme et sa grande fille. L’étincelle brillant dans les yeux de Frédérique àl’évocationdel’escapadeenamoureuxquil’attendaitajoutaitàsasatisfaction.Simonavaitletouravecsafilleadoptive.

—J’penseàça,intervintJeanninecommeuncheveusurlasoupe,onn’atoujourspasvulerésultatdenotreséancephotodelasemainedernière.

Lililuifitlesgrosyeux.ÇadevaitêtreunesurprisepourlafêtedesPères.—J’aipaspum’empêcherdeluienparler,justifiaJeannineenregardantamoureusementsonhomme.—C’estvrai,approuvaEsther.Tudevaispasnousenvoyernosphotosparcourriel,Lili?—J’aipaseuletemps.ÇaaétéunesemainedifficileavecLéonard.Lili était évasive intentionnellement.Elle ne souhaitait pas étaler publiquement ses craintes en lien

avec ledéveloppementde son fils.Si elle l’avait souhaité, elleaurait trouvé le tempsde regarder lesclichéseffectuéslesderniersjours,maisl’envien’yétaitpas.Ellesavaitaveccertitudequelerésultatneseraitpasàlahauteurdesesattentes.Alors,aussibienprocrastinerunpeuavantdecontaminersesamiesavecsadéception.

—Onvaenfaireencadrerpourlesalon,s’excitaGerry.—Moi,j’enaipromisàEmmaetAntoinepourleurtabledechevet,renchéritEsther.—ÇavagarnirunpeulelivredebébédeBlanche.Lilisoupiraenfaisantsemblantquec’étaitl’exerciceencoursquiluicoupaitlesouffle.—Attendezdevoirlerésultatavantdecommanderdesagrandissements,avança-t-elleprudemment.—Onaconfianceentontalent,maLili,décrétaJeannineaunomdugroupe.Lili seditque le commentaire,venantde lapersonnequi lui avaitgentiment fait remarquerqu’elle

n’étaitqu’unephotographeamateurelasemaineprécédente,avaitdequoisurprendre.Silesmannequinsauteintdepêcheetauxyeuxdebichedescouverturesdemagazineétaientretouchésaupointqueleurspropresmèresnelesreconnaissaientplus,peut-êtreLilipouvait-elleaussiavoirrecoursàunlogicieldecorrectionphotographiquepourrehausserlavaleurdesontravail?

FrédériqueterminalechangementdecouchedeBlancheavecempressement.Entempsnormal,elleauraitdifféré sa besogne pour au moins voir qui téléphonait dès que la sonnerie du cellulaire s’était faitentendre,maissafillevenaitderemplirunecoucheau-delàdesescapacités.Mêmelepyjamaétaittachéd’excréments. Jamais elle ne comprendrait qu’un si petit organisme, s’alimentant de microscopiquesportionsdepurée,puisseproduireautantdedéchets.Etsiodorants…

QuandBlanche eut retrouvé son odeur de poudre pour bébé, Frédérique vérifia la liste des appelsentrantssursoncellulaire.Ellevenaitdelouperl’appeldeSimon.

Dansquelquesheures,ilsquittaientlavillepourleurweek-endd’amoureux.Simonvoulaitsûrementlamettre au parfum des derniers détails et convenir d’une heure pour venir galamment la chercher à

l’appartement.Impatientedeconnaîtreenfinlesdétailsdeleurescapademystérieuse,Frédériqueappuyasurlatouchederecompositiondesonappareiltéléphonique.

—Àquelleheuretuviensmeprendre?lança-t-elledèsqu’elleentenditlavoixdeSimon.—Çadépenddecequetuentendspar“prendre”,dit-ilavecdesarrière-penséesfortpeucatholiques.—Quandest-cequetuviensmechercher?—Jeviendraipas.—Oh…jetegarantisquetuvas“venir”,lança-t-elle,toutaussisuggestive.—Jesuissérieux,ajoutaSimonencontinuantderire.J’auraipasletempsdepasseràlamaison.Frédérique se mordit l’intérieur de la joue. Ça commençait bien mal leur pseudo rendez-vous

romantique.—Onvaarriveràl’hôtelchacundenotrebord?Pasfort!—J’aidéjàmavalise,enchaîna-t-ilsanssesoucierdelafrustrationdeFrédérique,maisj’aioublié

unsacimportantàcôtédulit.Peux-tul’apporterpourmoi?—T’esparticematinavectavalise?Tusavaisquetuviendraispasmechercher.—Oui,concédaSimon.Quelle sorte d’homme espérait conquérir une femme en lui faisant traîner ses bagages et en lui

imposantdejouerelle-mêmeleschauffeursdeservice?—Dernièrechose:t’aspasledroitderegarderdanslesac.Surce,Simonluiraccrochaaunez.Frédériqueentamaunmonologueavantdeserendrecompteque

sonchumn’étaitpluslàpourécoutersesprotestations.Frustrée,ellesedirigeaverslachambreàcoucherpourcompléterlavalisequ’elleavaitcommencéà

remplir.Elle semit àdouterde lapertinencedecequ’elley avaitplacé:une sélectionhétéroclitededessoustousplusimpudiqueslesunsquelesautres.L’enviedeseprocureruneceinturedechastetépourfairepayeràSimonsonmanquedegalanterieluitraversal’esprit.

Avantderefermersavalise,ellesedirigeadel’autrecôtédulit,làoùSimonavaitoubliéunepartiedesonbagage.

—Pasledroitderegarder,moncul!Frédériqueouvritlafermetureéclairetdécouvritunpaquetcadeauetuneenveloppe.Ellesoupesala

boîteenespérantquesonpoidsoulebruitqu’elleentireraitluifourniraientdesindicessurlecontenu.Clairement, Simon allait lui offrir ce présent pendant leweek-end. «Sûrement de la lingerie», songeaFrédériqueenprenantconsciencedelalégèretédelaboîteetdel’absencedesonlorsqu’ellel’agitait.

En constatant que le rabat de l’enveloppe n’était pas cacheté, Frédérique décida de l’ouvrir. ElleseraitcapabledefeindrelasurpriseenrelisantlacartedevantSimonlorsqu’illaluioffrirait.

Au lieu d’une carte, Frédérique trouva une lettremanuscrite. Elle se dépêcha de déplier la feuilleparfuméepourlirelesmotsdeSimon.Leplinecontenaitquequelquesphrases.

«Jesavaisbienque tunerésisteraispas.Ouvre lecadeauetsuis les instructionsà l’intérieurde laboîte.Jebrûledeteretrouver.Simon»

Lemystère prenait une tournure excitante. Sans plus tarder, Frédérique ouvrit le paquet cadeau.Àl’intérieur,elledécouvritune longueperruque rousse, lamêmequeSimon luiavaitapportéeaucaféàleursdébuts.

Sesmains fouillèrent avidement le papier de soie à la recherche des instructions promises. «C’estcommeunechasseautrésorsexy»,s’embrasaFrédériqueendécouvrantunenouvellefeuilleécritedelamaindeSimon.

«Enviedejouer?»Ilétaitdifficiled’êtreplusévasif.Frédériqueretournalafeuilleenespérantytrouverplusdedétails,

maisrien.Uninstant,ellesongeaàtéléphoneràsonamantpourobtenirdesexplications.Elleétaitassezintelligentepourcomprendrequ’ilsouhaitaitqu’elleportelaperruquecesoir,maisçanel’informaitpaspourautantdulieuetdel’heuredeleurrencontre.

Cesdétails, elle les trouvaépinglés à l’intérieurde laperruqueaumomentoùelle s’apprêtait à lamettresursatête.

Lorsqu’elle quitta l’appartement, son désir de Simon était aussi incendiaire que la couleur de sonpostiche.

Faisant fi de la recommandation de son pédiatre, Lili se mit à la recherche d’un ostéopathe et d’unphysiothérapeutepoursonfils.Ellesouhaitaitécarterrapidementleshypothèsesdetensionphysiqueoude torticolis. Si elle voulait que Léonard accélère son développement moteur, rien de mieux que deprendreletaureauparlescornes.

Les ressources spécialiséesdans le soindespouponsn’étaientpas légiondans la région,maisLilidénichalescoordonnéesdequatreostéopathesettroisphysiothérapeutes.Lesdélaisd’attentepourvoirles spécialistes étaient beaucoup trop longs. Ces professionnels ne travaillaient que dix heures parsemaineoualorsilyavaitdenombreusesmèresaussinévroséesqu’elle.

Voulantmettre toutes leschancesdesoncôté,Lilipritun rendez-vousavecchacundes spécialistesacceptantdenouveauxclients.Enprécisantl’urgencedesasituationetenexigeantd’êtreausommetdelalisted’attenteencasd’annulation,Liliavaitbonespoirdedécrocherunrendez-vousd’icilafindumois.Ellen’hésitapasàmentir,prétextantavoirenmainuneordonnancedesonpédiatre,pouraccélérer leschoses.«Unefoissurplace,personnenevameretournerbredouilleàlamaison»,pensait-elle.

Lorsquetouslesnomssursalistefurentassociésàunedatederendez-vous,satisfaite,Lilis’enremitaudestin.Sanssavoirquecederniern’avaitpasLéonarddanslehautdesalistedepriorités.

Simonaperçutune rousseaccoudéeaubarde l’hôtel.Elleétaitendiscussionavecungrand ténébreuxqui,visiblement,n’avaitpasl’intentiondel’abandonneraucomptoiraumomentderegagnersachambre.

Amusé,maisdésiranttoutdemêmeêtreceluiquiprofiteraitdescharmesdesablondejusqu’aupetitmatin,ilsedirigead’unpasconfiantversleduo.

PlutôtquedeprendreplaceàcôtédeFrédériqueoude l’embrasseravechardiesseenprésencedel’inconnu, il s’installaauxcôtésde l’homme,dans lechampdevisiondeFrédérique.Ellesouriten levoyantagirainsi.Illuioffraitlachancedesefairedraguer,maisenétantàproximitépours’interposersijamaisl’hommeallaittroploin.

Frédériqueadmirasaconfianceenlui.Simonn’avaitpasl’intentiond’userdesontitredechumpourécarterl’autreprétendantdontlacoursefaisaitdeplusenplusappuyée.Ilétaitprêtàpartiraubasdel’échellepourlaconquérir.Justecettedémonstrationdecouragel’excitait.

L’inconnu était tellement concentré à lorgner la poitrine de Frédérique qu’il n’avait pas encoreremarquéqueleverredelabelleétaitpresquevide.Sansperdredetemps,Simonfitsigneaubarman.

Lorsque la nouvelle consommation atterrit devant Frédérique, l’inconnu remarqua la présence deSimon et comprit qu’un duel venait de lui être proposé. Il jaugea son adversaire et en déduisit qu’ilpouvaitsortirvainqueurdelabataille.L’autreétaitbeaugosse,bienstylé,maisunpeujeunepourattirerunefemmecommecettedéessepourquil’argentetl’expérience–cequ’ilpossédait–étaientsûrementdesappâtsplussatisfaisantsquelavigueuretlagalanterie.

Pourtant, l’homme dut s’avouer vaincu après une lutte acharnée. Il quitta le bar pour regagner sachambreensolitaireoùilappelleraitsafemmeàdéfautd’avoirmieux.

—Unautreverre?questionnaSimon.—J’aipeurquel’alcoolmemonteàlatête.—Jeprometsdevousreconduiremoi-mêmeàvotrechambresiçaseproduit.Vousêtesentrebonnes

mains.Pourbiensefairecomprendre,Simonglissasensuellementunemainsurlacuissedesarouquined’un

soir. Ce premier contact, délicieux, décupla le désir de Frédérique qui souhaitait demoins enmoinss’attarderaubar.EllelaissatoutdemêmeSimoncommanderdenouveauxverrespoureuxdeux.Dèsquelesconsommationsleurfurentoffertes,elleseleva,telleunepanthère.

—Çaaétéunplaisirdevousrencontrer.—Toutleplaisirétaitpourmoi.Elle lui tendit lamaindemanièrecérémonieuseetdistante.Unemainqu’ilgardaprisonnièrede la

sienne.Pendanttoutletempsqueduraleurpoignéedemain,SimonenprofitapourdétaillerFrédériquedu talon vertigineux de son escarpin aux boucles souples qu’il rêvait maintenant de décoiffersauvagement,enpassantpartoutcequisetrouvaitentrelesdeux.

Frédériques’éloignadeluienroulantdeshanches,convaincuequ’illasuivraitcommeunpetitchiendepoche.

—Vous êtes vraiment un conde rester assis là, lui souffla le barmanqui avait assisté à la dragueappuyéedeSimon.

—Vousenfaitespaspourmoi, luirétorquaSimonenprenant le tempsdesiroter lecontenudesonverre.

Frédériquene connaissait pas leurnumérode chambre, elle nepouvait pas aller bien loin.Pour leplaisir, il décida de la faire patienter un peu. À ce stade-ci, il ne doutait pas de l’efficacité de sastratégie.Poireauterdanslehalld’entréeallaitgalvaniserlafouguedeFrédériqueetc’étaitluiquiallaitrécolterlatempête.Ilnedemandaitpasmieuxquedesefairepassersurlecorpsparunetornaderousse.

Lorsqu’ilsedécidaenfinàjeterungénéreuxpourboiresurlecomptoir,Frédériquesongeaitàluifairepayersoninsolenceenretournantàlamaison.Ellelevitapparaîtredanslehall,unsourirecoquinauxlèvres,etsedirigerversl’ascenseur.Elleletoisa,maissanspourautantluiemboîterlepas.

—Vousmontez?demandanonchalammentSimonaumomentoùlesportesdel’ascenseurs’ouvraientaurez-de-chaussée.

Sanssepresser,toutenlefusillantduregard,Frédériquemarchajusqu’àlui.Illalaissaentreravantde s’engouffrer à sa suite. Dès qu’ils furent à l’intérieur, Simon appuya sur le bouton permettant lafermeturedesportes.Pasquestionqu’unautreclientsejoigneàeuxpourgrimperlesétages.

Ilss’ignorèrentsuperbementjusqu’autroisièmeétage.Ellepourluifairepayersontempsd’attente,luipourqu’elleenrageencoreunpeuplus.L’airdel’ascenseurétaitchargéd’électricité.L’oragemenaçaitd’exploserd’uninstantàl’autre.

Simonlafrôlanaïvementensedirigeantversle tableaudecontrôle.Ilappuyasurleboutond’arrêtd’urgence.Frédérique reculad’unpas.Les intentionsde sonamant étaientonnepeutplus claires.Unfrissond’anticipationlaparcouruttoutlelongdelacolonnevertébrale.

—C’est trèsdangereuxde se retrouver seuledansunascenseur avecun inconnu,gronda-t-il d’unevoixaltéréeparledésir.

—Jesuiscapabledemedéfendre.—Vraiment?Unsourirecarnassieraux lèvres,Simons’approchadesaproie.Frédérique recula jusqu’àavoir le

dosappuyéaumurderrièreelle.Simons’avança,maissans toutefois la toucher.Leurscorpsétaientsiprèsl’undel’autrequeFrédériquepouvaitsentirlachaleurdeSimonàtraversletissumincedesaroberévélatrice.

Plutôtquede s’attaquerà elle etde lui retrousser la jupe,Simon recula légèrementet commençaàdéboutonner sa propre chemise. Lorsque ses abdominaux parfaits furent bien visibles, il dégrafa saceintureetlaretiradesesgansesdansungestesouple.Avecunplaisirévident,ilenfitclaquerlecuirenla repliant sur elle-même. Frédérique sourit pour la première fois depuis qu’ils avaientmis les piedsdansl’ascenseur.

—Est-cequec’estunemenace?—Justeunavertissement.T’asintérêtàêtredocile.—Danstesrêves,oui!—Commetuveux,laissatomberSimonavantd’entreprendrelereboutonnagedesachemise.Frédériquene lui laissapas lachancederecouvrirsontorseet fitsauter leseulboutonqu’ileut le

tempsd’attacher.—Jeprometsdet’obéir,luimurmura-t-elleàl’oreille.Maispasseàl’action!Avecunelenteurcruelle,inversementproportionnelleàsonbesoindelaposséder,Simonluiremonta

larobejusqu’àlataille.Entrelesdeuxétages,ilhonorachaqueparcelledesonanatomie.

LilineménageaaucuneffortpourmotiverLéonardàseretournersurlui-même.Silapremièreétapedeson programme d’entraînement consistait à simplement saisir les jambes de l’enfant et à entamer unerotation vers la gauche ou la droite en espérant que le petit termine le geste, Lili passa rapidement àl’étapesuivantedevantlepeudeprogrèsengendréparsaméthode.

ElledéposaitLéonardausol,surunecouverture,ets’armaitdetoussesobjetspréférés.L’arsenalsecomposaitmajoritairementdehochetsoupetitespeluchescoloréesetbruyantes,maisLilin’hésitapasàrisquer la vie de son collier favori, celui que Léonard empoignait avec passion dès qu’elle avait lacoquetteriedeleporter.Latactiquedeséductionremportaunsuccèsrelatif.SiLéonardsuivaitduregardlesobjetsprésentésetouvraitdegrandsyeuxcurieuxlorsqueLililesrendaitsonoresenlesmanipulant,dèsqu’ellel’invitaitàseretournerenpositionnantl’objetausol,lebébéabandonnaitlapartie,fixantsonattentionsurlevisagedemaman.

LorsqueLéonardcommençaàmanifesterl’enviedeboire,Lilipoussal’audacejusqu’às’allongerausol,poitrineofferte,pourquefiston fasse l’effortdese rendreaubuffetmaternel toutseul.Furieux, lepouponpiquaunecrisemémorable.Lecœurenlambeaux,Lilifinitparretournersonfilselle-mêmepourquelabouchedubébétrouveenfinunesourced’apaisement.

Impuissante à changer le comportement de son fils, Lili allaita au sol, les joues barbouillées delarmes.

CefutdanscettepositionqueThomastrouvasablondeàsonretourdutravail.Ilvintseblottirdansson dos pendant que Léonard terminait son goûter. S’il trouvait le plancher du loft franchementinconfortable,ilenduraledésagrémentsansrechigner.RienneservaitdepresserLilidequestionspoursavoircequiclochait.Ellefinissaittoujoursparlivrerlefonddesapensée.

—Léonardveutpasseretourner.J’aibeautoutessayer,touslestrucsquej’ailussurleWeb,riennefonctionne.

—Peut-êtrequ’ilfautqueçaviennedelui.—Çarisqued’êtrelong…—J’étaispareilàsonâge,confiaThomas.Desfois,c’estpaslavitesseaveclaquellet’apprendsles

chosesquicompte,c’estlafaçondonttulesapprends.Lilis’étonnade laconfidence.Elleréalisasubitementqu’elleconnaissaitbienpeudedétailssur la

petiteenfancedeThomas.Quelgenredebébéilétait,quellesétaientsespréférencesàcejeuneâgeouencores’ilavaitfaitrapidementsesnuits.

—Monsieurtientdesonpapa,ditThomasavecfiertéenchatouillantlabedainepleinedesonfiston.Soninsouciancen’étaitpascommunicative.Liliarboraittoujoursunairsoucieux.—Peut-êtrequ’iltientdetoiaussi,tentaThomas.C’estunetêtedecochonquiveutfaireleschosesà

safaçon.—Danslesdeuxcas,iladuretardsurlesautres.J’aimepasça.Thomascomprenaitbienqu’au-delàdustadedéveloppementaldeLéonard,cequifatiguaitsablonde,

c’étaitcetteimpressiondenepasêtreunemèreadéquate.—Si tu continues à t’acharner, il va faire le contraire de ce que tu veux.Ça c’est l’orgueil de sa

mamantoutcraché.Liliosaenfinunfaiblesourire.Thomaspoussasaréflexionunpeuplusloin.—Trouves-tuquejesuisunbonpapa?—Lemeilleurquisoit.—Tum’accusespasd’êtreresponsabledesretardsdenotrefils?—Franchement,pourquoijeferaisça?—Tulefaisbienavectoi-même.

Jeannineregardasamontrepuis,voyantlacoursefolledesaiguilles,soupirad’exaspération.Ilsétaientlittéralemententraindeprendreracinedanslesalléesdusupermarché.D’iciuneheure,ilsconnaîtraienttouslescommisparleurpetitnom.

LorsqueGerry luiavaitproposédefaire l’épicerieavecelle,Jeannineavaitacceptésanssedouterquel’activitérequerraittoutl’avant-midi.Sonmarin’enfinissaitplusdelirelestableauxnutritionnels,

decomparerlesteneursensodiumdeproduitssimilaires,d’écartertoutcequicomportaittropdegras.«Sij’avaisprisl’habitudedemagasinercommeça,onseraitmaigresàforcedejeûner»,pensaJeannine.

Malgrétout,lepanierseremplissaitlentementdeproduitssantéaveclesquelsGerryavaitpromisdemitonner de bons petits plats. À la recommandation de sonmédecin, il tentait d’incorporer de petitschangementsàsonmodedeviepourlerendreplussain.

—Mais faut que ça goûte bon quandmême, exigea Jeannine.Mon cœur est en pleine forme. Pasquestionquejemangedelabouetteparsolidarité.

—Jevaisprofiterdemaconvalescencepourtrouverdesrecettesàtongoût,mabicheensucred’orge.En principe, Gerry pouvait reprendre le travail d’ici la fin du mois. Son médecin trouvait sa

récupérationacceptableetlesnouveauxtestseffectuésconfirmaientquesonmétabolismetenaitlaroute.LamachinedeGerryn’auraitpaspus’aventurersurunepistedecourse,maispouvaittrèsbienroulerenzonescolaire.

—Laprochainefoisqu’onfera l’épicerieensemble, rappelle-moide traînerunechaisedeparterrepourmereposer.

LecommentairemalveillantdeJeanninenedécourageapasGerryquicontinuaderetourner tous lespotsàlarecherchedumeilleuryogourtquisoit.

— J’avais jamais réalisé qu’il y avait autant de choix.Regarde, un yogourt à base d’amande, sansproduitlaitier.T’asenvied’essayer?

Jeanninelevalesmainsaucielettournalestalons.—Jevaischercherlelait,pisonrentre.—Attends,j’aimeraisçavoirlesalternativesaulaitdevache,commelelaitdesoya.Voyantquesadoucemoitiépoursuivaitsaroute,Gerrys’adressaauxjumeauxquilefixaientdeleurs

grandsyeuxronds:—Papavousl’avaitditqueçaferaitréagirmaman.Fierde lui,Gerry fit fairedemi-touraupanierd’épicerieet sedirigeadoucementvers lacaisse. Il

espéraitquelesnouvellesexigencesalimentairesliéesàsasantécardiaquedécourageraientJeannine.Sielleluiabandonnaitlesrênesdupanierd’épicerie,c’étaitunpasdeplusversleretourautravailpourelle.

La bouche pleine de maïs soufflé, Emma et Antoine trépignaient d’impatience sur leurs siègesrembourrés.Poureux,lessortiesfamilialesaucinémaavaienttoujoursunealluredefête.Lararetédeceplaisir lui conférait un caractère encore plus privilégié. Bien sûr,maman reproduisait l’événement enversionsalonàl’occasion,maisici, l’écranétaitgigantesqueetlepop-corndégoulinaitdebeurrebiengras,alorsqu’àlamaison,lesparentsmaintenaientlevolumesonoreàunniveaurespectableetlesgrainsdemaïséclatésétaientservisnature.

Jean-Françoispassaunbrasautourdesépaulesdesafemme.Estheracceptadereposersatêtecontrel’épauleconfortabledesonmari.Unscénarioincontournablelorsdeleurspremièressortiesaucinémaenamoureux,prèsdedixansplus tôt.Qu’il étaitbonde reproduire certainsgestes rappelantqu’onavaitdéjàétéenlunedemiel.

Estherjetaunœilendirectiondesenfants.Elles’envoulaitd’avoirlaisséThéoauxbonssoinsdesabelle-mère. La famille n’était pas complète sans lui, mais Jean-François l’avait convaincue de lanécessitéd’offrirdesprivilègesauxplusgrands.Lavie familiale s’articulaitprincipalementautourdeThéoetde sesnombreuxbesoins.EmmaetAntoinene jalousaientpas leurpetit frère,maison sentaitpoindre à l’occasion l’envie d’Emma de redevenir un bébé et l’isolement d’Antoine. Chaque enfantmontrait,aveclesmoyensqu’ilavaitàsadisposition,qu’ils’ennuyaitdel’attentiondesamaman.Jean-Françoisserendaitdisponiblepoureuxlepluspossible,maisn’arrivait jamaisàsuppléer laprésencematernelle.Cette sortieaucinémaétait l’occasion rêvéede les remercierde leurseffortset sacrificesdepuisl’arrivéedeThéo.

Les bandes-annonces avaient débuté depuis un bon moment lorsque Esther surprit Emma en traind’essuyersespetitsdoigtsmaculésdebeurresurl’accoudoirdesonsiège.

—Emma,non!chuchota-t-elle.Prendstaservietteenpapierpouressuyertesmains.—J’enaipas.Voyantquesafilledisaitvrai,EsthersetournaversJean-François.—Merde,j’aioublié.J’vaisyaller.Jean-Françoiss’excusaauprèsdesautrescinéphilesqu’ildutdérangerpourquitterlarangéedesièges

etretourneraucomptoiralimentairefaireprovisiondeserviettesenpapier.Lefilmcommença.Estherembrassasafillesurlefront,luivolaunpeudepop-cornetseconcentra

sur legrandécran.Ellenevitpas,dans lapénombrede lasalle,qu’unhommeassisavecsesenfants,quelques rangéesderrièreeux, s’était levéetétait sortide la salleà la suitedeJean-François.Sielleavaitétéconscientedel’événement,elleauraiteul’impressionquelefilmfamilialsedéroulantdevantelleprenaitsubitementdesalluresdefilmd’horreur.Toutçaparcequecethomme,c’étaitClaude.

Lili avait l’impression de tenir la vedette d’un film d’horreur. Elle effaçait à répétition les mauvaisclichés croqués lors de la séance photographique réalisée deux semaines plus tôt. Mise au pointdéfectueuse, éclairage déficient, cadrage inadéquat.Elle critiquait sévèrement son travail,mettant à lapoubelle électronique chaque photo dont les qualités techniques et artistiques ne surpassaient pas sesattentes.Aussi bien dire qu’elle s’attendait à compter sur les doigts d’une seulemain les clichés quipasseraientletest.

Par dizaines, les photos disparurent de l’écran de son ordinateur. La sélection finale ne contenaitmêmepasunclichédechaquebébé.Lilis’obligeadoncàunpeuplusd’indulgenceetrefitunnouveauchoixpouroffriraumoinsunephotoàchacunedesesamies.

Lavingtainedeportraitsrescapésfutpasséeaucriblepourcorrigericiunœilrouge,rognerunephotomalcadréeoucorrigerlégèrementl’ouverturedel’obturateur.Malgrécesretouches,sessujetsn’étaientpastoujoursmisenvaleur.Ilétaitfranchementdifficiledephotographierdejeunesbambins.

Lilisesouvintàquelpointlecirquedéployéparsesamiespourattirerl’attentiondesbébésn’avaitpasdonnédebonsrésultats.Esthers’accroupissaitderrièreLilienencourageantThéoàlaregarder.Ellevoulaitaideràdirigerleregarddesonfilsversl’objectif,maisaccrochaitlaphotographeaupassageunefois sur deux. Inutile de se demander pourquoi plusieurs photos de Théo étaient floues. Jeanninemanipulait des jouets bruyants et faisait pleurer le pauvre Julien, sensible au bruit. Pourtant, sans

l’utilisationdecesartifices,Maximerefusaitdecollaborer.Finalement,iln’yavaitqueFrédériquequisoitrestéeenretrait,maisJeannineusaitdesonliendeparentépourobtenirunerisettedesapetite-fille.LeregardapeurédeBlanchesurlamajoritédesphotostémoignaitquegrand-mamanforçaitunpeutropladosepourcaptersonattention.Liliavaitbeauchanterleprénomdesbébéssurtouslestons,obtenirleurcollaborationétaitaussidifficilequed’accouchersansgémirnicrier.

LiliaffichaunephotodeLéonardàl’écran.—Beau bébé àmaman, déclara-t-elle en prenant son écran d’ordinateur à deuxmains, comme on

pinceraitlesjouesrebondiesd’unenfant.Léonard regardait fixement l’objectif, comme un professionnel. Il souriait sur chacune des images

immortaliséesparl’appareildeLili.Lilifronçalessourcilsetfitdéfilerlediaporamadesphotossélectionnées.Pendantqu’ellevisionnait

lesclichéslesunsàlasuitedesautres,sonvisages’illuminadefierté.Léonardétaitleseuldesbébésàregarder l’objectif directement, le seul à sourire sur commande, le seul à diriger automatiquement leregardverslapersonnequimentionnaitsonnom.LefilsdeLilipossédaitdesacquisquenemaîtrisaientvisiblementpaslesautresbébésdesonâge.Léonardétaitbonpremierenquelquechose.

Une calculatrice à la main, Jeannine alignait les chiffres sur une feuille de papier. Peu importe sesméthodes de calcul, elle arrivait toujours aumême résultat: sa famille pourrait difficilement survivreavecsonsalaired’étalagiste.

Commepropriétaired’entreprise,Gerryseversaituntrèsfaiblesalairesurunebaseannuelleetsesprestationsdepaternitéseraientmisérables.JumeléesausalairedecommisdeJeannine,ellesforceraientlafamilleàtirerlediableparlaqueue.Nonseulementellehésitaitàretournersurlemarchédel’emploipourdesraisonsderesponsabilitématernelle,maismaintenant,lebudgetfamilialluiconfirmaitnoirsurblancqu’ilvalaitmieuxqu’elleresteàlamaisonpours’occuperdesjumeaux.

DepuisqueGerryluiavaitplantédanslecerveaul’idéed’unretourautravail,letourbillonjoyeuxdesestâchesàlapharmaciegermaitdanssatête.Elleressentaitl’enviedetravailler.L’idéed’effectueruneentréeprécocedesjumeauxàlagarderieluiavaitaussieffleurél’esprit.Avecl’arrivéedel’automne,ilyauraitsûrementmoyendetrouverdesplacesengarderie,lesgrandsdecinqanslaquittantmassivementpour intégrer la maternelle à la fin du mois d’août. Un deuxième salaire ne serait pas de refus etpermettraitquelquesgâteriesenfamille.

Ce fut le bruit des pattes de la chaise voisine raclant le prélart de la cuisine qui la sortit de sesrêverieséveillées.

—Qu’est-cequetucalcules?—Notrebudget,dit-elleensemassantlestempescommesil’exercicel’avaitcarrémentvidéedeson

énergievitale.—C’estsipirequeça?voulutsavoirGerrydevantl’airlasdesafemme.—Jevoulaisvoirsionpouvaitsepermettreuncongédepaternité.—Certainqu’onpeut! lança joyeusementGerry.Si t’en as envie, j’exauce tondésir,mabelette en

confiture!—J’aipasditquejevoulaispas,j’aiditqu’onnepouvaitpas,lecorrigeaJeannine.

Elleluitenditlafeuilleoùelleavaitfragmentésonsalairehebdomadaire.Ilnerestaitqu’unepoignéededollarspourgarnirleréfrigérateur.TroppeupoursatisfairelesnouvelleshabitudesdeviedeGerryquin’achetait pas cequi était enpromotion à l’épicerie,maisbien cequi était bonpour sa santépeuimporteleprix.

— Est-ce que tu veux retourner travailler? questionna Gerry après avoir pris connaissance de lacomptabilitédesafemme.

—J’aimeraisça,admitJeannineaugrandbonheurdesonmari.—Jepeuxsortirdesdividendesdemacompagnie.T’asoubliéçadanstescalculs.—Tudistoutletempsquec’estl’héritagedetesenfants,qu’ilfautpasytoucher.—Êtrelàpoureux,c’estaussiunbelhéritage,non?Jeanninesependitaucoudesonmari.Illaserradanssesbras,heureuxàl’idéederéalisersonrêve.

Jeannineavaitdéjàhâted’annoncerlanouvelleàsescollègues.

Jean-Françoisattrapaunepiledeserviettesenpapierets’apprêtaitàrebroussercheminverslasalledecinémalorsqu’iltombanezànezavecClaude.

—Tuparlesd’unhasard!Es-tuavectesenfants?questionnaJean-François.—Oui,danslamêmesallequevousautres.—ÇavafaireplaisiràEstherdetevoir.«Maispaspourlesraisonsauxquellestupenses»,songeaClaudequiavaitdélibérémentquittélasalle

deprojectionpourrattraperlemaridelafemmequ’ilconvoitait.—Àmoiaussi,répondit-ilsimplement.Jean-François luiservitunsourirecourtoisets’apprêtaitàrejoindre lessiens lorsqueClaudefitun

gestepourl’empêcherdepasser.—Fautquejeteparle.Étonné,Jean-Françoisquestionnal’autreduregard.Ilnevoyaitvraimentpasenquoiilpouvaitaider

le patron de son épouse. Une fraction de seconde, il imagina l’impatience grandissante d’Esther quiattendait les serviettes en papier pour nettoyer les menottes de leur fille. Elle ne pourrait pas seconcentrer sur l’histoire projetée tant et aussi longtemps que lamenace de doigts graisseux planait àproximitéd’elle.Jean-Françoissouritàl’évocationdecetraitdecaractèred’Esther.Aveclesannées,ilavaitapprisàaimerlesdéfautsdesafemme.Illestrouvaitmêmetouchants.

—J’aiétémariéquelquesannéesavantledécèsdemafemme,commençaClaude.Lafamille,c’estunedemesvaleurs.

Jean-François connaissait l’histoire de Claude. Le cancer avait emporté subitement son épouse,laissantlachargeauveufdeleursdeuxenfantsenbasâge.Ilnepouvaitqu’êtredésolépourcesalecoupdudestin.LasimpleidéedeseretrouversansEstherpouréleversestroisenfantsl’anéantirait.

—Mondeuilestterminédepuislongtemps,continuaClaude.Jesuisprêtàpasseràautrechose.Jean-François sourit maladroitement. Les confidences de l’autre commençaient à le mettre mal à

l’aise.Nonpasqu’ilfûtgênéparl’intimitédespropos,maisiln’entretenaitpascegenrederelationaveclapersonnequilesproférait.Thomasluiauraittenulemêmediscoursqu’ilauraitétéravidelaconfiancequ’onluiaccordait,maisvenantdeClaude…

—J’aieuuneaventureavectafemme.Jean-François éclata d’un grand rire sonore. Esther-la-farouche n’était assurément pas le genre de

femmeàlacuisselégèrequiselaisseretrousserlajupeparsonpatronentredeuxtraitementsdecanal.Jean-Françoissavait trèsbienque lavertudesa femmeétaità l’épreuvedesplusgrandsCasanova. Ildécouvrait subitement qu’en plus d’être un gentleman et un excellent dentiste – commentaires quirevenaientsouventdanslediscoursd’Estherlorsqu’elleparlaitdeClaude–,l’hommeenfacedeluiavaitunsuperbesensdel’humour.

Pourtant, lorsque son hilarité diminua, Jean-François réalisa que Claude le fixait avec un grandsérieux.

—JepensemêmequeThéoestmonfils,continuaClaude.—Faisattentionàcequetudis,menaçaJean-Françoisenréalisantquesoninterlocuteurn’entendait

pasàrire.—Estherveutt’enparlerdepuisdessemaines,maiselleabeaucoupd’estimepourtoi.C’estpourça

quejeprendslerelais.—Maisdequoituparles?s’étouffaJean-François.—Jesuisdésolédesconséquencesqueçaaurasurtafamille…maisons’aimetouslesdeuxetelle

veutvivreavecmoi.

EChapitre7

stheravaitbiensentilechangementd’attitudedesonmari.Desserviettesenpapierqu’illuiavaitpratiquementlancéesauvisage,enpassantparlemutismeauquelils’astreignait,jusqu’àcerefusde

laregarderdanslesyeux,toutluicriaitqu’unproblèmemajeurl’attendait.Ellenesavaitjustepasquelleenétaitl’origine.

Antoine et Emma, survoltés par le film qu’ils venaient de voir sur grand écran, furent difficiles àcoucher.Lapetiteprincesseressentaitlebesoindefaireàrépétitionlerécitdel’histoirequ’ellevenaitdedécouvriretsongrandfrèreavaitdesquestionsàposeràmamansurlavéracitédecertainsélémentsdufilm.

Estherpiaffaitd’impatiencedevantlesinterrogationsdesongrandfiston.Elle,habituellementsicalmequandunenfantlabombardaitdequestions,montraitàprésentdessignesd’agacementchaquefoisqu’unedesesréponsesétaitsuivied’un«oui,mais…»delapartd’Antoine.

Elleauraitvolontiersfourguéunbonbonauxenfantsouconsentiquelquesminutesdetélévisionpourse retrouver seule avec Jean-François et tirer la situation au clair,mais le couple observait une règlefondamentale:jamaisdechicanedevantlesenfants.PuisqueJean-Françoisadoptaitlecomportementd’unslalomeur,évitantdeseretrouverdanslamêmepiècequesafemmedepuisleurretouràlamaison,Esthernedoutaitpasqu’unealtercationsoitinévitableunefoislesenfantscouchés.

Aprèsavoirmislesplusgrandsaulit,vintl’heuredubiberondeThéo.Esthersechargeadelatâcheavecplaisir.Sonplusjeuneluiavaitmanqué.

Lorsque le benjamin trouva le sommeil, l’horloge indiquait qu’il était temps de se coucher. Esthers’étiraen repoussant lechantdumatelasqui l’appelait telleunesirène.S’ilsavaientuneautre règleàlaquelle Jean-François et elle essayaient de ne pas déroger, c’était de ne jamais se coucher sur unmalentendu.

—Veux-tu bienme dire quellemouche t’a piqué? lançaEsther enmettant le pied dans la cuisine.MêmeEmmam’aposédesquestionssurtoncomportement.

Jean-François ne fit pas un mouvement. Il continua de fixer l’horizon par la fenêtre, sourd auxinterrogationsd’Esther.LesparolesdeClaudeluifendaientlecœurchaquefoisqu’ilosaitselesrejouermentalement.

Sachantqu’ilnepourraitpaspasser l’éponge,garder lesecretet fairesemblantqu’ilnes’était rienpassé,Jean-FrançoissetournalentementversEsther.Pourlapremièrefoisdepuislaprojectiondufilm,ilplantasonregarddansceluidelafemmequipartageaitsaviedepuisprèsdedixans.

—J’aivuClaude,aucinéma.Lesangseretirainstantanémentduvisaged’Esthercommel’eaudelalaituedansl’essoreuseàsalade

dèsqu’onenactionnelamanivelle.Nulbesoind’endiredavantage.Estherpouvaittrèsbienimaginerlascène qui s’était jouée entre le comptoir à friandises et la salle de cinéma. Inutile d’être devin pourcomprendre queClaude, las de patienter, venait d’éventer son terrible secret.Ne sachant trop quellesétaientlesinformationsdontdisposaitJean-François,Estherconservaunsilencecoupable.

—C’estpasvrai,murmuraJean-Françoisavantdecouvrirsonvisagedesesdeuxmainsviriles.

Esther amorça un mouvement dans sa direction. S’ils devaient régler un conflit, aussi bien être àproximité pour éviter que le ton monte trop rapidement. Les enfants ne dormaient peut-être pas tousprofondément.

Jean-Françoisluiindiquasanséquivoquequ’ilnevoulaitpasqu’elles’approche.Lafureurqu’ellelutàcemomentdanssesyeuxluiglaçaencorepluslesang.Elleeutl’absolueconvictionquesonmarisavaittout.

—Qu’est-cequ’ilt’adit?osa-t-ellequestionner.—Qu’iltesautait,déclaraJean-Françoisavecmépris.—Onaeuuneaventure, lecorrigeaEstherdontlesoreillesrougissaientdevantlacruditéduterme

employé.—QueThéoétaitsonbâtard,enchaînalemariblessé.— Je te défends de parler comme ça de notre fils, se révolta Esther en faisant fi des larmes qui

prenaientpossessiondesesjoues.Quesesfautesluisoientreprochées,ellepouvaitenpayerleprix,maisquesonmariinsulteunenfant

dehuitmois,Esthernepouvaitpaslesupporter.PassonThéo.—Quetu…Quetul’aimes,serepritJean-Françoisquivoulaitàtoutprixéviterdefondreenlarmes.—Jetejurequenon,plaidaEsther.—Aprèstoustesmensonges…Commentjepourraistecroire?Esther était plus transparente qu’elle voulait bien le croire. Ses tentatives de dissimulation, ses

mensongespieux,sesrécitscoususdefilblanc,Jean-Françoislestoléraitparamour.Ilneluiremettaitjamais sous le nez une faute cachée, un accident domestique imputé aux enfants ou le maquillage decertainsfaits.Ilsavaitqu’Esthernementaitpasparméchanceté,maisplutôtparbesoindepréserversonauréolede sainteté.Tantque les cachotteries étaientd’ordrebénin, il ne s’en formalisaitpas.Mais ladécouvertequ’ilvenaitdefaires’apparentaitdavantageàuncancergénéraliséqu’àunesimplecoupureauboutdupetitdoigt.

SiJean-Françoiss’attendaitàdesexcuseslarmoyantesouàunrepentirsincère,ilsefitplutôtservirunedouchefroide.Estherleclouasurplaceavecsarépartie:

—Jel’aibienfait,moi!Tum’asjouédansledospendantdesmois.T’esmalplacépourcritiqueruneerreurd’unsoir.Quandt’asvoulurevenir,j’aiacceptédetefaireconfiancedenouveau.Tumedoislamêmechose.

—Ladifférence,c’estquemoi,jemesuispasfaitengrosserparunautre.Furieuxqu’elleessayederetournerlasituationàsonavantageenressortantsamaîtresseduplacard,

Jean-Françoisquittalapièce.Laisséeàelleseule,Esthernesavaitpastropquellemesureprendrepourgarder intactes les fondations de sa famille. Clairement, le deuxième étage venait d’être emporté parl’ouragan.Ilfallait,enpriorité,descendrelesenfantsdansl’abrisouterrain.

Cefutlesourireauxlèvresetl’espritguilleretqueJeannineeffectuasonretourautravail.Aprèsavoirdonnédegénéreusesaccoladesàsescollègues,elles’attelaàsapremièretâchedelajournée:ordonnerleprésentoirà revues.Potins,qu’en-dira-t-on, scandalesetcomméragess’étalaientsoussesyeuxpour

son plus grand plaisir. «Y a des jobs pires que d’autres», se félicita-t-elle en pensant à son choix decarrière.

L’objectifétaitderendrel’étaldemagazinesattrayantpourlesclientsens’assurantdebienmettreenévidencelesplusrécentesparutions.PourJeannine,c’étaitaussil’occasiondesemettreàjourausujetde sesvedettespréférées.Si ellenepoussaitpas l’audace jusqu’à feuilleter lespériodiquesenentier,elleprenaittoutdemêmeletempsdelirelesgrandstitresàlaune.

—J’aidurattrapageàfaire!Un telavaitunenouvelle flamme inconnuedeJeannine,unautreavaitchangéd’orientationsexuelle

récemment et certaines vedettes avaient accouché sans que Jeannine soit au courant.Ce qui, dans soncode de vie, était inacceptable, presque aussi condamnable que d’ignorer ce qui se passe dans la viesentimentaledesespropresenfants.

ConscientequelagrosseMoniquel’observait,Jeannineluttacontresonenviedeparcourirquelquesarticlesjuteuxetsepromitderapporterdeuxoutroismagazinesàlamaisonpourenfairelalecture.

Après les revues vinrent les analgésiques, la tablette des crèmes solaires et celle des produitsd’hygiènepersonnelle.Jeannineserégalaitdechaquepetitedécouverte.Ellesetarguaitd’êtreàlafinepointe des tendances et de connaître l’inventaire par cœur. Un exploit digne du Livre Guinness desrecordscomptetenudelaquantitédeproduitsoffertssurlestablettesdelapharmacie.SonsavoirétaitutileàtousetJeanninen’hésitaitpasàsetransformerenencyclopédieparlantepoursatisfairelesbesoinsde son entourage.Elle-même n’en revenait pas de la rapidité des compagnies à inventer de nouveauxproduits,àrevamperleuremballagepourfairecroireàdel’inéditouàuserdesuperlatifspourserendreplusconcurrentielles.

C’étaitparticulièrementlecasaurayondesproduitspourbébéoùJeannineéchouajusteavantl’heuredulunch.Aveclessacsdecongélationpourlelaitmaternel,lescrèmesdeprotectionpourlesmamelons,les couvertures d’allaitement et compagnie, les femmes qui prétendaient encore que l’allaitement étaitéconomiqueet écologique faisaient assurément fausse route. Juste àvoir le coûtdes tire-lait, Jeannineétaitconvaincuequ’ellerentraitdanssonargentaveclapréparationpournourrisson.

—Dis-moipasquetuvasteconvertiràl’allaitement!Jeannine sursauta et fit demi-tour pour découvrir un portrait de famille attendrissant. Frédérique,

SimonetBlancheétaientdepassageàlapharmaciepouracheterdescouches.CequiémutJeanninefutdeconstaterqueSimonportaitBlanchecontreson torse,dansunporte-bébé.«Ilestvraimentattachéà lapetite»,songea-t-elleenprenantunenotementalepourrelaterletoutàGerryàsonretour.«Grand-papavaêtrerassuré.»

—Coucoumademoiselle,roucoula-t-elleà l’intentiondeBlanche.T’es touteenbeautéaujourd’hui,petitepinotted’amour!

—Salutquandmême,Jeannine,intervintFrédérique.Ellesedemandaitparfoissitouteslesgrands-mèresavaientledéfautexaspérantd’ignorerlesparents

etdefairelaconversationàleurspetits-enfants.Nonpasqu’elletienneàavoirl’attentiondeJeannine,mais ilarrivaitque lagrand-mamanvienneà l’appartementet s’informesiFrédériqueallaitbien justeavant son départ, soit après avoir fait le tour de l’horaire de sommeil de Blanche, de l’appétit deBlanche,desnouveauxacquisdeBlanche,delarégularitédeBlanche,del’étatdesgencivesdeBlanche,

desbesoinspour lagarde-robedeBlancheetmêmede lapossibilitéqueBlanchesoitgauchèreparcequ’ellesemordillaitsurtoutlepoinggauche.

—Pis?Leretourautravail?questionnaSimon.—Dubonbon!Pisàvoirl’étatdesétagères,ilétaittempsquejereviennepourmettreunpeud’ordre

icidedans,sevantaJeannine.— N’importe qui est capable d’aligner des boîtes de capotes, se moqua gentiment Frédérique en

sachantbienquesoncommentaireferaitréagirJeannine.—Tusauras,map’titefille,quelepositionnementstratégiqueestunart!Fautconnaîtreleshabitudes

d’achatdelaclientèlepourdéterminerquelproduitmettreàlahauteurdesyeux.Jeannineauraitpuépiloguersurlesujetpendantdesheures,maisl’arrivéedelagrosseMoniqueen

boutderangéelaconvainquitd’abrégersadissertation.—Jeannine,c’est l’heurede ton lunch, lui lançasacollègueenserapprochant.Oh!C’est tapetite-

fille?—C’estmabelleBlanche,confirmaavecfiertéJeannine.L’utilisationdupronompossessifagaçaittoujoursautantFrédériquequinepouvaitconcevoirqu’une

grand-mères’approprieainsilefruitdesagestationpersonnelle,maiselleobservalesilence.L’adipeusefemmepritlamenottedeBlanchepourlagigoterdanstouslessens.Cequifitsourirela

petitedemoiselle.—MonDieuqu’elleressembleàsonpère,celle-là,lançaMoniqueàSimon.Pis,c’estuncompliment,

minauda-t-elleenfaisantlesyeuxdouxauchumdeFrédérique.—C’estpasson…Jeannine reçutuncoupde coudedans les côtesde lapart deFrédérique.Qu’une semblablegrosse

laideurfassedurentre-dedansàsonchuml’amusaitetSimonsemblaitflattéparlecommentaire.Àquoibonbriserlamagiedumoment?

—Enfinquelqu’unquilereconnaît!s’amusaSimonpournepasbriserlesillusionsdeMonique.Mafilletientsabeautédesamère,maisjesuisd’accordavecvousqu’onaunp’titairdefamille.

Surce,iloffritunclind’œilcompliceàMoniquequirougitdeplaisir,pendantqueJeannineroulaitdesyeuxauplafond,énervéeparlemonopoledel’attentionquegagnaitsacollègue.

Étonnamment,Frédériquenes’offusquapasdupronompossessifemployéparSimon.

En ce début d’automne, les soirées étaient douces. Lili adorait lorsqu’ils pouvaient se promener enfamille.PluslesjourspassaientetplusLéonardsemblaitappréciercetteactivité.Lebambininsistaitàprésentpourêtrebienassisetregarderlepaysagedéfileraurythmedespasdesesparents.

PourLili,c’était l’occasiondesortirunpeudelamaison.Sielleseplaisaitencongédematernité,ellerecherchaittouteslesexcusespossiblespoursortiretêtreencontactavecd’autresadultes,neserait-cequelacaissièredel’épicerieoulepompiste.

Deretouràlamaison,Lilientrepritdedétachersonfilspourleporteràl’intérieurtandisque,fidèleàleurshabitudes,papaThomaspliaitlapoussettepourlamonteràl’étage.

—Tul’aspasattaché!

Thomasconstataqu’effectivement,enassoyantleurgarçon,ilavaitomisl’utilisationdelaceinturedesécurité.La légère couverture dont il avait couvert les jambes potelées deLéonard avait camouflé sanégligence.

—Ilauraitpuglisseretseblesser,luireprochaLili.—T’asraison,maisc’estpasarrivé,luirappelaThomas.Ilvabien.Liliétaitvraimentmèrepoule.Elleveillaitàlasécuritédeleurfilsdemanièremaladive.SiThomas

nepouvait qu’applaudir le fait qu’elle se souciedubien-être de leur bébé, il trouvait parfois que sescraintesn’étaientpasjustifiées.

—Laprochainefois,attache-le.—J’suispasuncave,Lili.J’aicompris.Lilisedésoladesonintervention.Évidemment,Thomasnevoulaitpasdemalàleurenfant,maiselle

le trouvaitparfois tellement insouciant.Elle ressentait lebesoinde toujourscontre-vérifier siLéonardétaitensécuritélorsqu’ilétaitsouslaresponsabilitédesonpère.

Lapetitefamillepénétradansleloft.Commetoujours,Lilivérifialecontenudesamessagerievocale.Thomasl’avaitconvaincuedenepastraînersoncellulairelorsdeleurmarchedesanté.Seséparerdesontéléphoneintelligent,neserait-cequ’uneheure,luiétaitdifficile.

Elleconstataquesaboîtevocalecontenaitunmessage.«SûrementEsther»,songeaLiliquin’avaitpaseudenouvellesdesameilleureamiedanslesderniersjours.

QuellenefutpaslasurprisedeLilid’entendrelavoixbourruedesonpatron.Elleécoutalemessageàdeuxreprisesavantd’endévoilerlecontenuàThomas.

—Monbossveutquejerentrepourunejournéelasemaineprochaine.Ilmanquedestaff.—Vas-tuyaller?Lili n’en savait trop rien. Elle n’avait pas envie de retourner au travail, mais la précarité de son

emploil’incitaitàlaprudence:mieuxvalaitresterdanslesbonnesgrâcesdesonpatronsiellevoulaitretrouver son affectation à la fin de son congé de maternité. Une pigiste n’a aucune protectionprofessionnelle et le patron ne lui avait pas caché qu’il ne savait pas si sa place serait toujoursdisponibleunanplustard.

—Penses-tuquejedevrais?—C’estjusteunejournée…déclaraThomasenvoyantl’hésitationdesablonde.—Oui,maismonallaitement?—T’asuntire-laitportatif.L’idée de s’enfermer aux toilettes et d’activer sa machine pour vider le contenu de ses seins

n’enchantait pas Lili. Surtout que les bruits de succion de l’engin ne passeraient pas inaperçus. Lilicraignaitlescommentairessalacesdesescollègues,majoritairementmasculins.

—J’suissûrquetonpèrevaêtreheureuxdegarderLéonard,ajoutaThomasenpensantconvaincresablonded’accepter.

—J’vaispaslelaisserunejournéeentièreàmonpère!—Pourquoipas?—IlconnaîtpasleshabitudesdeLéonard.—T’asqu’àluiécriresonhorairesurunefeuille.Tonpèresaitlire.—J’aimeraismieuxqu’ilsoitavectoi.J’suispassûrequ’ilestprêt.

Lilisupportaitdifficilementl’idéedeconfierLéonardàquelqu’und’autre.EllenelereconnaissaitpasdevantThomas,maiselles’inquiétaitmêmequandsonfilsétaitseulavecsonpère.Commesipersonne,àpartelle,nepouvaitrépondreadéquatementauxbesoinsdefiston.Commesilechérubinavaitbesoindesa présence maternelle pour être heureux. Comme si le bébé ne pouvait vivre sans elle. Lili savaitpertinemmentqu’ellefaisaitdelaprojection,maisrefusaitdel’admettre.

—J’vaispasfermerlaboutiquepourquet’aillestravailler,s’opposaThomas.—J’auraisl’espritplustranquille.Surtoutqu’àsonâge,lesbébésfontdel’angoissedeséparation.Léonard ne démontrait aucun symptôme d’angoisse. Lili avait simplement lu dans ses bouquins de

puériculturequeversl’âgedehuitmois,certainsbambinsdeviennentsoudainementanxieuxenprésenced’étrangers.On ne recommandait pas de faire l’entrée en garderie à cet âge, justement pour éviter leproblème. Problème qui ne se pointait pas encore le bout du nez dans leur famille, mais que Lilisouhaitaittoutdemêmeéviter.

—Léoadoretonpère.Illevoitpratiquementchaquesemaine.Pistuvasêtretellementdanslejusautravailquelajournéevafileràlavitessedel’éclair.

Thomas avait réponse à tout. Lili décida de prendre la nuit pour y réfléchir. Elle rappellerait sonpatronàlapremièreheure,demainmatin,mêmesielledoutaitgrandementquelanuitd’unemamanquiallaiteporteconseil.

Son étiqueteuse à la main, Jeannine marquait des caisses de produits selon les prix en vigueur à lapharmacie.Installédel’autrecôtédelatabledelacuisine,entraindedonnerlebiberonàMaximetoutenberçantJulienassisdanssacoquilledetransportposéeausol,Gerrysecouanégativementlatête.

Depuisqu’elleavaitreprisletravail,Jeanninerapportaitdel’ouvrageàlamaisontouslessoirs.—Veux-tubenmedirequelgenredepatroninsistepourquesesemployéstravaillentbénévolement

aprèsleurquartdetravail?s’offusquait-il.C’estdel’abus.—C’estmoiquiaiperdulamain.Fautquejeretrouvemonrythme.Jeannineluiavaitexpliquéquelesnombreusesboîtesempiléesdansleurcuisineétaientlefruitd’une

initiative personnelle dont elle n’avait pas parlé au patron. À la fin de ses heures de travail, ellesubtilisait en douce quelques boîtes de produits dans l’entrepôt et les glissait à l’arrière de saminifourgonnetteenpriantpourquepersonneneconstateleurdisparition.

Lelendemainmatin,Jeanninerapportaitletoutetsedépêchaitd’installerlesproduitssurlestablettes.Ellecommençaitsabesognequelquesminutesavantl’heureofficielleetnégligeaitmêmelalecturedesesmagazines préférés pour compenser sa lenteur au travail. La fatigue accumulée les derniers moisralentissait son efficacité. Elle était autrefois la plus rapide de tous les employés, mais se verraitrapidementprivéedeceprestigieuxtitresielleneretrouvaitpassavitessedecroisièrehabituelle.D’oùl’idéedes’exercerunpeuàlamaison.

—Pis?GerryarrêtalechronomètrequeJeannineluiavaitmisentrelesmainsenlesommantdeminuterson

travail.HeureusementqueMaximeavaitmaintenantl’habitudedetenirseulesonbiberon.—Cinqminutesettrentesecondes.—Pasassezvite,s’autocritiquaJeannine.

Enlavoyantouvrirunenouvelleboîtedemarchandise,Gerrycompritquelapetitesoiréefamilialeàlaquelleilrêvaitneseraitpaspourcesoir.IlsedésolaitqueJeannineleurpréfèredessomnifèresoudesdiachylons.Siaumoinselleavaiteulechicderapporterdesboîtesdeproduitscosmétiques.

Lefrontplisséparl’effortetlagommerosedesoncrayondeplombfichéeentreseslèvres,Antoinesecreusait lesméninges. Il détestait faire ses devoirs avec papa. Ce dernier ne faisait preuve d’aucuneimaginationpourl’aideràcomprendrelesproblèmesàrésoudre.Jean-Françoissecontentaitderépéterinlassablementl’équationjusqu’àcequ’Antoinerisqueuneréponse,souventlamauvaise.

Lorsquemamanparticipaitauxdevoirs,ellen’hési-taitpasàsortir lescrayonsdecouleuroumêmedesraisinspour illustrer leproblèmemathématique.Lessoustrac-tionsétaient lespréféréesd’Antoine.Mamanluidonnaitledroitdemangerdesraisinspourtrouverlaréponsefinale.

—Six,tentaAntoine.—Laréponsec’estsept.Marquesept,ditsèchementJean-François,àboutdepatience.Papa trichait.Antoinenecomprenaitpaspourquoisonpère luidonnait la réponsealorsquemaman

refusaittoujoursdelefaire.Elledisaitqu’ilvalaitmieuxqu’iltrouvelessolutionslui-mêmepours’ensouvenir.Que l’effort investi l’aideraitàserappeler le résultat laprochainefoisqu’ilseraitdevant lemêmeproblème.Papasemblaitavoiruneopiniondifférente.

Antoines’appliquaàtracerunseptdignedecenom.Laprésenceàtabledesapetitesœurnel’aidaitpasàseconcentrer.Emmaavaiteffectuésarentréeàlamaternelleetmêmesiellen’avaitpasdedevoirs,elleinsistaitpourquesesparentsluieninventent.Elleretiraituneénormefiertéd’allerenfinàl’écoleetsouhaitaitimiterlaroutinedesdevoirsetleçonsdesongrandfrère.

Faitencoreplusdéroutant,papanemontraitaucunsigned’impatienceavecelle.Sacadettepouvaitinscriren’importequelleréponseetpapas’ensatisfaisait.Antoinesavaitpourtantquedeuxplusdeuxnedonnaitpassixcommel’avaitinscritEmma.

Commepourillustrerlemécontentementdesongrandfrère,Théosemitàpleurer.Legarçonutilisaceprétextepourmettrefinàsonsupplice.

—TuvaspaschercherThéo?demanda-t-ilàsonpère.—Concentre-toisurleprochainproblème.Lebébéréclamaitpourtantdesbrasàgrandscrismaintenant.D’habitude,sonpèreseprécipitaitàla

rescoussedesonpetitfrèrelorsqu’ilseréveillait.Qu’avaientdoncdesiparticulierlesmathématiquesdecesoirpourquepapafasselasourdeoreilleauxgémissementsdeThéo?

—Papa,Théoaduchagrin,intervintEmmaavecuntrémolodanslavoix.—Samèrevas’enoccuper,tranchaJean-François.Àl’autreboutdelamaison,Esthersortitdeladouchedemanièreprécipitée.Elleeutàpeineletemps

d’enrouleruneservietteautourdesescheveuxdégoulinantsetdesecouvrirdesarobedechambreavantdefilerdanslachambredeThéooùlebébé,rougedecolère,luireprochalonguementledélaientreledébutdesespleursetsonarrivéeauprèsdelui.

Estherprofitadelacrisedesonfilspourjoindreseslarmesauxsiennes.Lepauvrechérifaisaitlesfraisdesadisputeconjugale,setransformantenbébéfantômeauxyeuxetauxoreillesdeJean-François.

Depuisl’interventiondeClaude,Théonebénéficiaitplusdel’attentiondesonpapa,oudumoins,delafiguremasculinequiavaitsibienjouécerôleauprèsdeluijusqu’àprésent.

Enconstatantquelefrigoétaitàmoitiévide,FrédériqueproposaàSimondesouperaurestaurant.Pasquestiondecouriràl’épiceriepourtrouverdequoisemettresousladent,reveniràl’appartementpourcuisiner le toutetse taperenplus lavaissellequandilétaitsisimplederetouchersonmaquillage,serendreaurestaurantetrentreràlamaisonpourregarderlatélé.

—J’saispassiBlanchevacoopéreraujourd’hui,s’inquiétaSimon.—JeviensdeluidonnerduTempra,ellevadormircommeunebûche.Simonacceptadoncunsouperimprovisédanscepetitrestaurantasiatiquequ’ilsaffectionnaienttous

lesdeux.Illaissaquelquesminutesàsadoucepourserefaireunebeauté–commesielleenavaitbesoin–ets’occupadeBlanchequiétaitparticulièrementdemauvaispoilaujourd’hui.

Quelquesheuresplus tôt,Frédériques’était rendueauCLSCpour fairevacciner sa fillette.Ellenesuivaitpaslecalendrierdevaccinationàlalettreetavaitrécemmentréaliséquelesvaccinsdesixmoisnefiguraienttoujourspasaucarnetdesantédesafille.Lestroisheuresqu’ellevenaitdeperdredansunesalled’attenteavaientpermisdemettrelelivretdevaccinationdeBlancheàjour.

—T’auraisdûvoir l’infirmière,relataFrédériquelorsqu’ilsfurentconfortablement installéssur lesbanquettesrougesdurestaurantjaponais.Elleseprenaitcarrémentpourmamère.

Frédériqueavaitétél’objetdesremontrancesdelavaccinatricequiluiavaitrépétésurtouslestonsqueleplanningdevaccinationdevaitêtrerespecté,queleserviceétaitgratuitetqu’elledevaitdoncenprofiter,qu’ilnefallaitpasjoueraveclasantédesafilleenétantnégligente.Lafemmeneprenaitmêmepaslapeinedevoilersadésapprobation.AttitudequiagaçaroyalementFrédérique.Laprofessionnellevantaitlesvaccinscommesiellepossédaitlamajoritédesactionsdescompagniespharmaceutiquesquilesproduisaient.

—Jeluiauraisfaitavalersesseringues,àlabonnefemme!Déjàquelaréceptionnistemejugeaitgroscommelebrasquandjesuisarrivée.

—Commentça?voulutsavoirSimon.—Yavait rien d’inscrit dans le carnet deBlanche dans la case “père”.Madamevoulait savoir si

j’avaisoubliédelenoter.Ellepouvaitpasconcevoirquej’aieuneenfantdupéché,gloussaFrédérique.Pendantquesablondeutilisaitsesbaguettespourporteràsabouchegourmandeunsashimidethon,

Simonconcentrasonattentionsurlapetitefilleendormieàsescôtés.Frédériqueavaiteuraison:Blanchedormaitdusommeildujuste.Aprèsl’inconfortdesvaccins,l’effetdel’acétaminophènes’étaitemparédupetitcorpsgraciledelapoupoune.

Simon s’étonnait du lien affectif qui se tissait entre lui et la fillette deFrédérique. Il faut dire queBlancheavaithéritédesyeuxcharmeursdesamamanetdesapropensionàattirerlesregards.Luiquines’était jamais vraiment questionné sur son désir d’avoir une famille s’acclimatait drôlement bien auxévénements, au point de souhaiter un autre enfant. Grâce à Blanche, il découvrait un équilibre qu’iln’avaitjamaisconnu.Saviedeséducteurcarriéristesevoyaitopposéeàcelledupèredefamillecomblé.L’harmoniequ’ilvivaitentrecesdeuxextrêmeslerendaittoutsimplementheureux.Ilenétaitlepremiersurpris.

—T’avaisjusteàluidonnermonnompourluifermerlatrappe,proposaSimon.—Sérieux,onsefoutunpeudesonopinion,non?—Jesaisbien,maissituvoulais,tupourraisinscriremonnom.Çamedérangeraitpas.—Çachangeraitrien,t’esquandmêmepassonpère.Légalement,jeveuxdire,sereprit-elleenvoyant

ladéceptionsepeindresurlestraitsdeSimon.Frédérique ne savait plus trop sur quel pied danser. Jusqu’à tout récemment, Simon prétextait

l’absence de lien filial entre Blanche et lui pour conserver un peu de liberté. Avec raison, puisqueBlancheneportaitpassonADN.Maisàprésent,ilsemblaitagacélorsqu’onexposaitlavérité:Blanchen’étaitpassafille.

Si Frédérique avait été blessée par la distance que Simon souhaitait conserver avec la petite, ellen’étaitpascertainedeluipréférerlatendanceinversesemblantsedessiner.

Blanchen’avaitpasbesoind’unpère.Biensûr,laprésencemasculinedeSimonplaisaitàFrédériquequi, elle, n’avait pas eu la chancede connaître ce contact privilégié si important pour une fillette.Engrandissant, Frédérique n’avait eu aucune cible sur laquelle assouvir son complexe d’Œdipe. Elle sefélicitaitde l’existenced’unmodèlemasculindans laviedesa filleetappréciait l’implicationdesonchumauprès de l’enfant,mais là s’arrêtaient ses réflexions de famille parfaite.Elle restait d’abord etavanttoutunemèremonoparentaleavecunchumvivantsouslemêmetoit.

—Çapourraitchanger,lançabanalementSimonenattaquantsonmakid’anguille.—Qu’est-cequetuveuxdire?—JepourraisadopterBlanche.

Devantlapharmacieouverte,Esthercontemplaitd’unœilmortsonflacond’antidépresseurs.Ilfaudraitvraimentqu’elleparleaudocteurChampagnepouraugmentersadose.Saprisedepsychotropesfaisaitpartie d’une routine quotidienne bien huilée. Si son flacon n’était pas en évidence à côté du tube dedentifrice,Estherauraitpuoublierd’enconsommerlecontenutellementsadépressionnesefaisaitplussentir.Dumoins,jusqu’àlaveille…

Jean-François l’ignorait. Il faisait des efforts surhumains pour agir normalement en présence desenfants, mais se comportait comme si elle n’existait pas dès qu’ils étaient seuls. Elle lui étaitreconnaissantedemettresessentimentspersonnelsdecôtédevantleurprogéniture,mêmesiellesentaitbienqu’Antoinen’étaitpasdupe.Sanscomprendrelesdédalesdelasituation,lejeunegarçonpercevaitlatensionpalpableentresesdeuxparents.

Estheravala soncachet accompagnédequelquesgorgéesd’eau.Elle fixa son refletdans lemiroir.Commentdetelscernesavaient-ilspufleurirsoussesyeuxsansqu’elles’enaperçoive?Probablementenarrosantsesjouesdesestropnombreuseslarmes.

Maintenant armée de son courage en pilule, Esther gagna le garage. Jean-François s’y barricadaitdepuis plusieurs jours, se découvrant subitement un besoin irrépressible de réparer la tondeuse quifonctionnait très bien jusqu’à la semaine dernière ou de cirer sa voiture pour la vingtième fois de lasemaine.

Ellepénétradansl’antredelabêtesurlapointedespieds.Sonhommes’absorbaitdanslemouvementduchamoissur lecapotde lavoiture. Il luifaisait face, ilnepouvaitpasnepas lavoiretpourtant, il

poursuivaitmachinale-mentlebichonnagedesabagnolesanssesoucierdesaprésence.L’espaced’uninstant,Esthersongeaàrebrousserchemin,maisl’amourinconditionnelqu’ellevouaità

Théol’obligeaàrestersurplace.—T’as le droit dem’en vouloir, commença-t-elle,mais Théo est pas responsable de ce qui nous

arrive.Jean-François continua de faire glisser son chiffon sur la voituremême si le fini était impeccable.

Estherauraitétémuetteetinvisiblequesaréactionauraitétélamême.—Tonfilss’ennuiedetoi.Jean-François lui tourna le dos pour éviter qu’elle ne voie le trouble semé par cette toute petite

phrase.Si,audépart,ilétaitincapablederegarderl’enfantdanslesyeuxaprèslarévélationdeClaudeetEsther,àprésentils’obstinaitàs’enteniréloignéparorgueil.Parcequ’ilsavaitquec’étaitsonarmelapluspuissantecontresafemme.Lui-mêmeregrettaitcesheuresàbercerlebébéenécoutantlatélé,cestête-à-têteoùilrécoltaitégoïstementlessouriresdeThéo.

—Jeveuxuntestdepaternité.Jean-FrançoisavaitdictésonordresansdaignerfairefaceàEsther.—Jesuissûrequec’esttonfils.—J’enveuxlapreuve,exigea-t-ilenhaussantleton.—Qu’est-cequeçavachanger?S’ilestpasdetoi,tuvaslerenier?Jean-Françoisn’yavaitpasvraimentsongé. Ilvoulaitconnaître lavérité,maisn’avaitpasenvisagé

lesdifférentsscénariosquipourraientsurvenirunefoisqu’ilseraitenpossessionde l’information tantdésirée.

—Sit’essicertainequec’estmonfils,pourquoiturefusesqu’onpasseuntest?Laseuleexplicationpossiblerésidaitdansledoutequiplanaitdanslatêted’Esther.Undoutequ’elle

refusaitdeformuler,maisqueJean-Françoislisaitdanschacundesessilences.

—Tuparlessérieusement?s’étonnaFrédériquedevantleregardinquisiteurdeSimon.Frédériquen’enrevenaitpasqueSimonluifasseunetelleproposition.QueBlancheaitdéjàravile

cœurd’unhommecommesonchum–aupointoùilveuilleenfairelégalementsafille–lachamboulait.LedésirdeSimond’officialiserlelienl’unissantàBlancheavaitdequoiémouvoirFrédérique.Safillepourraitavoirunpère,unvrai,présentetaimant.Quepouvait-ellesouhaiterdeplus?

Encontrepartie,accepterlapropositiondeSimonrevenaitàpartagerl’amourdeBlanche,unamourdont elle avait besoin. Frédérique supportaitmal l’idée que sa fille puisse se tourner vers quelqu’und’autreencasdebesoin,qu’ellenedépendepasuniquementd’elle.Conscientequecetteréflexionétaitégoïste,Frédériquesondasonâmeà larecherchede l’originedumalaisequ’elleressentaitdepuisqueSimonavaitlancésapropositionentredeuxsushis.

— À défaut de me marier avec toi, je pourrais le faire avec elle, blagua-t-il pour détendrel’atmosphère.

Frédériquebaissa les yeux et porta son attention sur l’alliancequi encerclait son annulaire gauche.DepuisqueSimonlaluiavaitofferte,elleévitaitsoigneusementd’enaborderlasignificationaveclui.Lacoutume voulait qu’on offre une bague de fiançailles à celle qu’on souhaitait éventuellement épouser.

Simonn’avaitjamaisouvertementformulécevœu,maislesindicesqu’ilsemaiticietlàlaissaientcroireàFrédériquequ’iln’attendaitqu’unsignedesapartpourfairesagrandedemande.Signequ’ellen’avaitpasl’intentiondeluioffrir.L’engagementàlongtermeluifaisaitpeur.

Lorsqu’elleseprojetaitdanslefutur,elleavaitdeladifficultéàimaginerqueSimonseraitsondernieramant. Il y avait quelque chose de troublant dans l’idée de ne plus jamais vivre l’excitation d’unepremièrerencontrecharnelle.Frédériquen’arrivaitpasàserésoudreà l’abandondetelsplaisirs.Ellefantasmaitallègrementsurlesétalonsqu’ellecroisaitaucaféetrêvaitsecrètementdesefairebasculerparl’und’euxdanslebackstore.Commentunefemmepouvait-ellerêvernaïvementd’amouréternelsanssongerneserait-cequ’uninstantauxfrissonsquiaccompagnentl’entréeenscèned’unnouvelamant?

—Permets-moideluioffrircequit’afaitdéfaut,renchéritSimon.«Ah!Lesalaud!songeaFrédérique.Ilutilisemesconfidencespourmefaireduchantageémotif.»—Cequim’amanqué,c’estlaprésencedemonpère.Passonnomsurunboutdepapier.Onpourrait

attendrequ’ellesoitassezgrandepournousdiresielleenaenvie,tentadedifférerFrédérique.—Commeça,çatedonnequelquesannéespourvoirsijesuisunboncandidat,ajoutamalicieusement

Simon,conscientquesapropositiondéstabilisaitbienplusFrédériquepourelle-mêmequepourBlanche.—Exact!J’aipasenviequemafilleaitunpèrebedonnantouquicaleà trente-cinqans.Desplans

pourqu’elleaithonte!Jeluidoisdechoisirlemeilleurcandidatpossible.—Onestplusieurssurlaliste?Frédériquesecontentadesourire.Simonparvenaittoujoursàsetirerd’unesituationcorséeenbeauté.

Dèsqu’ilsentaitqu’ellesehérissait, ilbattaitenretraiteavecélégance,évitantdelabrusquer.IlavaituneintelligenceémotivequeFrédériqueluienviait.Elleavaittendanceàtournerleferdanslaplaiedèsqu’ellesentaitqu’onrésistaitàsesdésirs.Simon,poursapart,remettaitleferaufeupourreveniràlachargeàunmomentplusopportun.

Aufondd’elle-même,Frédériquesavaitquejamaisellenetrouveraitunmeilleurpapapoursafille.—Madameévitederépondre…Entouscas,sachequej’ail’intentiond’êtreleseulsurlalistepour

leprochain,luiservit-ilavecsonsourireenjôleur.«Shitdemerde!»Frédériquepensaitlesujetmortetenterré.Depuislefameuxsoiroùilsavaienteula

gardedesjumeaux,Simonn’avaitplusabordélesujet.Frédériquesedemandaitmêmesiellen’avaitpasrêvé.Visiblement,non.

—Simon,yaurapasdeprochain,avouaFrédériqueavecdouceur.Jeveuxpasd’autreenfant.Niavectoi,niavecpersonne.

—Jesauraibientefairechangerd’idée,crânaSimon.—Prendslepaspersonnel.Blanche,c’estuneerreurdeparcours.J’aijamaisvouludebébé.—Tudevraispasparlercommeçadevanttafille,luireprochaSimon.—Elledort.Blessé, Simon saisit ses baguettes pour se donner une contenance et fouilla des yeux les restes du

repasàlarechercheduprochainmorceauàtremperdanslasaucesoya.S’ilpromenaitsesbaguettesdegauche à droite sans trouver sa prochaine bouchée, ce n’était pas par manque de choix. C’étaitsimplementqu’ilavaitsoudainementl’estomacnoué.

Jeanninesecachalatêtesoussonoreillerdansl’espoird’enterrerlespleursdeMaxime.Safilleavaitl’habitude de se réveiller à quelques reprises dans la nuit pour quêter l’attention et la voix douce deGerry.Iln’yavaitriencommelesberceusesfredonnéesparpapapourserendormirpaisiblement.

Àcontrecœur,Jeanninegagnalesalonavecsonoreiller,sacouvertureetsesbouchons,etsefitunlitdefortunedanslecanapéinconfortable.

Dorénavant, elle pourrait conseiller n’importe quel client désireux de se procurer des bouchonsisolants:elleavait testé la totalitéde l’inventairede lapharmacie lorsdesderniers jours.Sicertainesmarquesnevalaientpasunclou, lesautresoffraient toutdemêmeunediminutiondesbruits ambiants.Maisrienquisoittotalementefficacecontrelesdécibelsproduitsparsafille.

Pouraugmenterl’efficacitédesesbouchonsd’oreilles,Jeanninecampaitsurledivan.Ens’éloignantainsidelasourcedubruit,ellepouvaitdormir.

Bienquecomposéuniquementdesixlettres,dormirétaitunbiengrandmot.Jeanninetournaitsurelle-mêmeàlarecherched’unepositionconfortable.Lorsquesoncorpssesatisfaisaitdelaposturetrouvée,son esprit vagabondait à travers lesmultiples tâches qui l’attendaient le lendemain au travail. Tel unhamster dans la roulette de sa cage, le cerveau de Jeannine roulait à fond de train, repoussantinévitablement le sommeil. Moins elle dormait et plus elle enrageait de ne pas dormir, sachantpertinemment que sa journée de travail serait pénible et que l’utilisation d’un cache-cernes seraitinévitable.«Tiens,monprochainbancd’essai,songeaJeannine.Lesexpertesdurayondescosmétiquespourrontsûrementmetrouverunnouveaubâtoncorrecteur.»

Avant d’en arriver à faire chambre à part, Jeannine avait réclamé queGerry cesse de pratiquer lecododo, et qu’il laisse les jumeaux dans leur bassinette, ce à quoi le bon papa avait répliqué qu’ellepouvait toujours rêver.Maintenant qu’il était chargé de lamaisonnée, il avait bien l’intention que seschoixparentauxsoientrespectés.

—Jedorsbienaveclesbébéseteuxaussi.Yaquetoiqueçadérange,avaitconcluGerry.Gerryétaitinflexiblesurlesujet.Ilpréféraitsepriverducorpsdesafemmequed’imposerlasolitude

àdeuxbébésquirecherchaientsaprésencerassurante.Jeannineenétaitvertedejalousie.L’ambianceàlamaisonsedégradait.

Endésespoirdecause,Jeanninesongeaàuneautresolution.EllecommençaàdonnerduTempraauxjumeaux avant de lesmettre au lit. Bien sûr, cettemanœuvre était effectuée dans le dos deGerry quifanfaronnaitqu’ilsrécoltaientenfinlefruitdesesefforts:

—Tuvoisbienquelecododofaitdesenfantssécuresquifinissenttôtoutardpardormirseulscommedesgrands.

Jeannineespéraitjustequesesenfantsnes’habituentpastropviteaumédicament.Ilyavaitdeslimitesàaugmenterladosepourobtenirl’effetdésiré.

Lilitiradenouveausurl’ourletdesarobe.Elleauraitdûs’écouteretchoisirdesvêtementsdematernitépoursonretourautravail.Enoptantpourlestyleplutôtqueleconfort,elleseretrouvaitaffubléed’unerobe régulière, probablement trop petite d’une taille étant donné les quelques livres qu’elle traînaittoujoursdepuissagrossesse.Unpantalondematernitéàlatailleélastiqueauraitétéplusappropriépourêtreconfiante.Danssarobetendance,ellesesentaittropàl’étroit.D’autantplusqu’elledevraitrivaliser

aveclesacrobatesduCirqueduSoleilpours’extirperdecevêtementetexprimersonlaitdansl’espaceexigudestoilettespubliques.Àquoiavait-ellepenséens’habillantcematin?

IlfautdirequelarédactiondeshabitudesdeLéonardluiavaitbouffépratiquementtoutletempsentreson lever et son départ de lamaison. Lili avait remis plus de trois pagesmanuscrites à son père enprenantsoind’inscriresonnumérodecellulairesurchacuned’entreelles.Àl’arrivéedesonpapa,elleluiavaitdemandéd’enfairelalecturepours’assurerqu’ilcomprenaitbienlespattesdemouchequ’elleavaitgriffonnéesàlahâte.

Cette tâche avait sérieusement amputé le temps qu’elle comptait prendre pour se faire une beautématinale. Adieu la superbe mise en pli qui avait cédé la place à un chignon serré. Adieu les yeuxcharbonneux qu’elle espérait créer pourmasquer ses cernes.Mascara et rouge à lèvres furent tout cequ’elleeutletempsd’appliquer.Adieumanucureauxcouleursdelasaison:Liliarboraitdesonglesnuset partiellement rongés. Depuis qu’elle était en congé dematernité, ses talons hauts restaient cloîtrésderrière les portes de son garde-robe. Lorsqu’elle avait essayé de les chausser ce matin, un vertigel’avaitsaisie,toutcommeunecrampeauxmollets.Leschaussuresplatesqu’elleavaitfinalementchoisiesminaientlepeudeféminitéqu’ellesouhaitaitprojeter.

Enpénétrantdansleslocauxdumagazine,Lilis’attendaitàquelqueseffusionsdejoie.Ellen’avaitpasvu ses collègues depuis plus de huitmois. Pourtant, mis à part quelques salutations sincères, elle nerécoltariendebienparticulier.Ellesongeaquel’impressiondesclichésmettantenvedetteLéonardetdestinésàêtreexhibésauxyeuxdetous,avaitétéunepurepertedetemps.

L’accueilqueluiréservasonpatronfuttoutaussiglacial.Illuidonnasesaffectationspourlajournée:dutravailderecherchevisantàrehausserlesarticlesdesautres.Unboulotqu’unestagiaireambitieuseauraittrèsbienpufaire.

Elle s’apprêtait à gagner son poste de travail habituel lorsqu’elle constata qu’un petit nouveau enoccupait l’espace. Surprise, elle décida de se présenter à la recrue, qui ne tarda pas à afficher sescouleurs.

—J’m’appelleAlex.J’suisresponsabledeschroniquesgadgetsetmerveillesdeblogues.—Ah!T’esmonremplaçant.L’autre la toisaavecamusement.Commes’ilétait impossiblequ’unefillesoit responsabledetelles

chroniques. Lili avait l’habitude du machisme sur son lieu de travail, mais elle eut clairementl’impressionquecette fois-ci,onse foutaitdesagueule.Sansplusdecérémonie,Alex retournaàsontravail,oubliantjusqu’àlaprésencedeLili.

Malgrésafrustrationgrandissante,elles’attelaàlatâcheavecénergie.Ilétaitimportantdedémontrerà son patron que le fait d’être mère ne diminuait en rien son efficacité et sa disponibilité pourl’entreprise.Que les nuits trop courtes n’affectaient pas son rendement.Qu’elle était toujours un atoutessentielpourlepériodique.Etce,mêmesielle-mêmeendoutait.

Aprèsunpeumoinsd’uneheuredetravail,Lilisentitunemontéedelait.Uncoupd’œilàl’horlogeluiconfirmaquec’étaitl’heureduboiredesonfils.Discrètement,ellepritsontire-laitetsedirigeaverslestoilettes.Trenteminutesplustard,elleémergeaitdelasalledebain,soulagée.

Elle tenta de dissimuler le lait exprimé dans le réfrigérateur des employés en glissant sa bouteillestériliséeentresonsandwichetsonsacdecrudités.L’idéequecertainsdesescollèguespuissentvoirla

quantité de lait que produisaient ses seins ou la couleur du liquide la jetait dans un trouble profond.C’étaientdesdétailspersonnelsqu’ellenetenaitpasàpartageravecleshommesdubureau.

LiliregagnasonordinateuraumomentoùlegrandpatronvenaitàlarencontredufameuxAlexàquionavaitconfiétemporairementseschroniques.

—Excellent boulot, encore une fois! expédia le patron en gratifiant le jeune blanc-bec de grandesclaquesdansledos.

Si le geste était banal, il heurtaLili de plein fouet.En quatre ans de loyaux et valeureux services,jamaissonsupérieurnel’avaitfélicitéepoursesécrits.

—Onlunchensemblecemidi?Envoyant lacomplicitéquiunissait le jeune lèche-culet legrandpatron,Lilicompritqu’elleavait

intérêtàmettrelesbouchéesdoubles.Àmidi,ellemangeaenquatrièmevitesseetseremitautravailsansattendre.Ilfallaitimpressionner

sonsupérieur.«Çacompenseratoutletempsquejepasseàtirermonlait»,songeaLili.Àlaseulepenséedesonfils,unemontéelaiteuseobligeaLiliàseréfugierdenouveauauxtoilettesen

compagniedesonamiletire-lait.Laroberetrousséejusqu’auxaisselles,l’emboutdutire-laitsurunseinpendantqu’elletenaitlerestedel’appareilcoincéentresescuissespourenassourdirlebruitdesuccion,Liliruminaitdesidéesnoires.

Toutluidéplaisaitchezl’hommequ’onavaitengagépourlaremplacer:sonairsuffisant,sesmonturesdelunettestropgrossespourunvisagesiétroit,lafamiliaritéaveclaquelleils’adressaitaupatron.Ellenel’aimaitpasetdevaitclairementseméfierdelui.

Ensortantdestoilettesetensedirigeantverslecoincuisinedesemployéspourmettresontrésoraufrais,Lilicherchaitencorelemoyendefaireuncroc-en-jambeàcejeuneprétentieuxlorsqu’ellesefigeasurplace.LepatronetAlexprenaientuncafé.Lepatronversaitdulaitdanslesien.LelaitdeLili.

Lorsqu’elleracontal’incidentàThomas,cederniersebidonna.Iln’avaitjamaisoségoûterlelaitdesablonde,parpudeur,ets’amusaitdufaitqued’autresl’aienttestéàleurinsu.Ildevaitbienadmettrequ’àce stade-ci, le lait de Lili avait perdu sa teinte dorée si caractéristique des premières semainesd’allaitementetqu’ilétaitconcevabledeleconfondreavecdulaitdevache.

—Ilsontpasremarquéqu’ilétaitdansunbiberon?—J’avaisprisceluidontleschiffresgraduésontétéeffacésàforced’êtrestérilisé.Aveclebouchon

deconservation,çaajustel’aird’unep’titebouteilledeplastique.J’voulaisjustementpasquelesautresremarquentquec’étaitdulaitmaternel.

Thomaspartitdansungrandéclatderire.—T’entendsça,fiston?Tut’esfaitpiquertonlunch,révéla-t-ilàunLéonardheureuxderetrouverle

seinmaternel.Pendant qu’elle allaitait tendrement leur fils, son regard soudé à celui de l’enfant, Thomas la

questionnasursajournéedetravail.—Unvraicauchemar.Ondiraitqu’ilm’afaitrentrerjustepourm’humilier.Liliexpliqualarelationdecomplicitéqu’elleavaitdétectéeentresonremplaçantetsonpatron,cette

impressionfugacequ’ellevenaitdeperdredugalonauseindel’entreprise,cetteintuitionquesonposte

neluiseraitpasrenduàlafindesoncongédematernité.—Tut’enfaisprobablementpourrien,tentadelarassurerThomas.Tafatiguetefaittoutvoirennoir.—T’aspeut-êtreraison,concéda-t-elle.—Jegageraisqu’avectoutça,t’aspaseuletempsdet’ennuyerdeLéo?—Unpeuquandmême,mentitLili.Jamaisellen’avoueraitdevantsonfilsqueletempsavaitfiléàlavitessedel’éclairetque,n’eûtété

l’obligationdefairedespausespourvidersesseinsdeleurcontenu,ellen’auraitpeut-êtrepaspenséàlui.

Après son absence de quelques heures, Lili souhaitait rattraper le temps perdu avec son fils. Elles’attendaitàcequelepouponlaréclametoutelasoiréeàgrandscrisetfutunpeuvexéequeLéonardtendelesbrasàsonpapadèsquesonestomacfutrassasié.

—Onvoitàquoijesers…—Aprèsunebonnedosed’affectionmaternelle,çaprendpapapourlaportionjeux,expliquaThomas.Installé au sol, son fils assis devant lui sur ses jambes repliées, Thomas entama une séance de

grimacesintensives.Lefacièstordudesonpèreamusal’enfantauplushautpoint,l’invitantàmanifestersajoiepardesrisettessonores.Lilicontemplaletableauavecfiertéetémotionpuiseutl’idéedeprendresonappareilphotopourimmortaliserlemoment.

Encouragépar lesdirectivesdeLili,Thomasprit son filsdanssesbraset s’amusaà le fairevolercommeunhélicoptèreavantdelefaireatterrirsursonvisageetdeluichatouillerlabedaineensoufflantbruyammentdessus.Léonardserégalaitdujeuensetortillantdeplaisir.Unfiletdebaveatterritsurlevisagedupapa.

Thomaspoussal’expérienceunpeuplusloinenprojetantsonfilsdanslesairsavantdelerattraper.Le manège humain surprit Léonard la première fois, mais ses yeux rieurs et ses cris enthousiastesconfirmèrentàThomasquesonfilsaimaitlamanœuvre.Ilambitionnaunpeuetprojetal’enfantdeplusenplushaut.

—Arrête,Thomas!Tuvasfinirparl’échapper.Dès l’instant où Léonard avait quitté les mains de son père, Lili avait cessé la prise de photos,

inquiète.—Ben,non.Regardecommeilaimeça.Lili ne voyait pas l’allégresse de Léonard. Sa peur qu’un accident survienne prenait le dessus sur

l’observationobjectivedelascène.—Prends-leenphotoquandilestdanslesairs,luicriaThomas.—Ilvientdeboire,tuvaslefairevomir,argumentaLiliendésespoirdecause.L’idéede se retrouvercouvertdevomissures freinaThomas.Déjàque sachemiseétait imbibéede

saliveenfantine.IlréservaithabituellementcesjeuxphysiquesauxmomentsoùLiliavaitledostourné,sortaitpourunecourseouétaitsousladouche.Ilauraitbienl’occasiondefairevivredesémotionsfortesàsonfilsquandsablonderegarderaitailleurs.Ça,c’étaitleursecretd’hommes.

Maintenant que saboîte dePandore était ouverte,Esther devait à tout prix contrôler l’informationquicirculait.EllecraignaitqueJean-Françoisnepartagesesdécouvertesavecsonmeilleurami.Ilressentait

sûrement le besoin de se confier à quelqu’un. Elle devait donc mettre Lili au parfum des derniersdéveloppements de son cauchemar familial avant qu’elle apprenne le tout de la bouche de son chum.JamaisLiline luipardonneraitd’avoirétémiseà l’écartdudrame.Le titredemeilleureamiedonnaitdroit,enprincipe,àlaprimeurdecegenredenouvelle.

Avant de faire l’étalagede sonbourbier àLili,Esther devait affronterClaude.Elle avait entretenuavec lui l’illusion possible d’une idylle et devait maintenant rectifier le tir. Sa seule chance dereconquérirJean-Françoisrésidaitdanslamiseauclairdesessentimentsavecsonpatron.

LorsqueClaudevintluidébarrerlaported’entréeducommerce,Estherhésitaàentrer.Seretrouverseuleavec luine lui inspiraitpasdecraintequantàsavertu–ellen’avaitpas l’intentionde jouer lesséductrices–,maiselleredoutaitl’impactdesparolesqu’elles’apprêtaitàprononcer.

Lorsqu’ilvoulut l’embrasser,Estherdétourna la têteet luioffritune jouepudiqueet impersonnelle.Cellequ’on tendà laparentééloignéesansprendre lapeinede lapressercontre labouchede l’autre.Sans un mot, Claude lui saisit le bras pour l’entraîner vers son bureau dont l’intimité était plussécuritaire.

—Jemedoutaisquetuprendraisquelquesjourspourfairepasserlapiluleàtonmari,ditClaudeaveccompassion.J’avaishâtedeterevoir.

—Pourquoi?Le niveau d’eau qui montait dans les yeux d’Esther fit comprendre à Claude que la question ne

concernaitpas lesraisonsdesahâte,maisbien lemotifpour lequel ilavait révélé leursecretàJean-François.

—Ilauraitfalluluidireunjouroul’autre.Jevoulaist’épargnerça.—T’aspaspenséunesecondeàThéo?—Aucontraire,c’estpourluiquejel’aifait.Pournoustrois.—Yapasdenous,Claude.L’incompréhensionsedessinasurlevisageduquadragénaire.—Yaurajamaisdenous.Jesuisdésolée,soufflaEstheravantdefuiràgrandesenjambées.

Gerryrongeaitsonfrein.Iln’entendaitquelamoitiédelaconversationtéléphoniquedeJeannine,maisavaitdéduitlesrépliquesdel’interlocuteuràl’autreboutdufil:Jeanninevenaitd’accepterdefairedesheuressupplémentairesàlapharmacie.

Contrariéparcequ’ilentendait,ilfitpreuved’uneseconded’inattentionetsepiqual’indexdelamaingaucheavecl’aiguillequ’ilmaniait.IlachevaitderepriserlesbasdeJulienornésdetêtedelion.Ceschaussettes-jouetsétaientlespréféréesdesonfilsquiadoraitsecroquerlesorteilsdèsqueGerrylesluienfilait.Emportéparsonenthousiasme,Julienavecarrachélepomponjaunequifaisaitofficedecrinièresurlespetitsbas.

Gerrysuçalagouttedesangquiperlaitauboutdesondoigt.Lestravauxd’aiguillen’étaientpassonfort.

—Çacoûtedeuxpiastres,cesbas-là.T’auraispulesjeter.Jepeuxenacheteràlapharmacie,confiaJeannineens’assoyantàcôtédeGerry.

—Çanousferadeuxpiastresdepluspournousgâter,philosopha-t-il.

Jeannineempoignalatélécommande,ouvritletéléviseuretsecalaconfortablementpourregarderlasériedramatiquequidébutait.

—T’asacceptédel’overtime?— Oui. Demain, répondit laconiquement Jeannine qui ne voulait pas perdre un instant de son

programmepréféré.Gerry soupira bruyamment. Jeannine se contenta d’augmenter le volume du téléviseur pour ne pas

l’entendre.Lorsqu’illuiavaitproposéderetournersurlemarchédutravail,Gerrynesedoutaitpasquelesfinsdesemaineenfamilleseraienthypothéquéesparsaproposition.Jeannineavaittoujoursrefusédetravailler les week-ends, prétextant qu’elle avait suffisamment donné par le passé et que ses annéesd’anciennetédevaientbienserviràquelquechose.Ilétaitsurprenantqu’ellesedécouvresubitementdesenviesdepassersessamedisavecdesclientsplutôtqu’encompagniedesaproprefamille.

Gerryavisal’énormepanieràlingequitrônaitsurlefauteuil.Avecunepatienced’ange,ilentrepritdeplier soigneusement chaque article appartenant aux jumeaux. La quantité de textile que deux bébéspouvaientsalirenquelquesjoursdépassaitl’entendement.Gerrysefélicitamentalementd’avoirrésistéàson envie de passer aux couches écologiques qui auraient généré quelques brassées supplémentaireschaquesemaine.

Le papa au foyer croyait bien que sa femme allait lui offrir de partager la tâche domestique,maisJeanninerestaitscotchéeàsonémissiondetélévision,sansproposersonaide.

—Peux-tum’aider,s’ilvousplaît?J’aid’autreschosesàfaireavantdepouvoirmecoucher.Sans détourner le regard de l’écran, Jeannine commença à plier quelques pyjamas à une lenteur

exaspérante. Gerry s’activa pour terminer la tâche au plus sacrant. Il avait promis de rappeler sonsubalterne pour répondre à ses questions concernant un projet domiciliaire qui semettait en branle lelendemain.Ilespéraitquecetappeltéléphoniqueluiéviteunevisitesurlechantier,flanquédesjumeaux.

Mêmes’ilétaitofficiellementencongédepaternité,Gerrysedevaitdesurveiller lesopérationsdel’entreprise.Uneresponsabilitéqu’iltrouvaitdifficileàconjugueravecsontravailexigeantdepapaàlamaison.

—As-turangélavaisselle?—Gerry,j’écouteça,là!Dansunmouvementd’impatience,GerryvolalatélécommandeàJeannineetéteignitl’appareil.—Si t’espaslàdela journéedemain,fautfairelemenudelasemaine,prévoir la listed’épicerie,

rangerlacuisinepislaverlesserviettes.—Tuferasçademain.—Pastoutseulaveclesjumeaux.Tusaistrèsbienquejevaismanquerdetemps.Jeannine regarda l’écran devenu noir. Elle pouvait toujours enregistrer son émission et la regarder

plustard.Ducoindel’œil,elleaperçutlapiledemagazinesqu’elleavaitrapportésàlamaisonensepromettantdeleslirecouchéedansunbainrempliàcraquerdemousseàlalavande.

—J’voulaismemettreàjourdansmespotins,expliqua-t-elleenpointantlesrevuesdumenton.—J’vaistelesdire,lesplusrécentspotins,s’emportaGerry.Tonfilsapercédeuxdents,tafilleaime

finalementlescarottescuitesàlavapeurettonmaricommenceàenavoirassezdetonégoïsme.Sur cette volée de reproches, Gerry confisqua les piles de la télécommande pour être certain que

Jeanninenerallumepasletéléviseuretilquittalapièced’unpaslourd.JamaisJeanninenel’avaitvusi

contrarié.

Estheravaitdonnérendez-vousàLilidanslerayondescosmétiquesdelapharmacie.C’étaitenfaitladeuxièmepharmaciequ’ellevisitaitcesoir.Fidèleàsesannéesdedissimulation,Estherallaittoujoursdans lavillevoisinepourachetersesantidépresseurs.Avec lerenouvelle-mentd’ordonnanceen ligne,l’opérationétaitdiscrèteetrapide.

Elle ne pouvait pas inviter Lili à la maison pour lui faire des confidences et le loft de son amien’offraitpasassezd’intimité.Voilàpourquoiunerencontreàlapharmacieluiapparaissaitlemeilleurdesscénarios.Lapanopliedeproduitsoffriraitégalementunecontenanceparfaiteaucasoùsesrévélationsseraientmal reçues.Un café en face à face avec comme seul accessoire une tasse et une cuillère luiapparaissaitrisquédanslescirconstances.

Lafigured’enterrementaveclaquelleLiliseprésentaàlapharmacienelaissaitrienprésagerdebonpourlasuitedeleurentretien.Sisameilleureamieétaitdéjàirritable,qu’enserait-ilunefoisqu’elleluirévèleraitlepétrindanslequelellevenaitdesefourrer?

—Aveclafacequet’as,çadoitêtregrave?lançaLiliavantd’embrasserEsther.—Lamienneestpirequelatienne?Lesdeuxfemmessetournèrentversleminusculemiroirquisurplombaitl’étaldefardsàpaupières.En

secollantjouecontrejoue,ellesparvenaientàobtenirunevisiond’ensembleenglobantleursdeuxtêtes.—Ons’équivautpasmal,jedirais,soupiraLili.Elles sourirent un peu devant leur capacité à rire d’elles-mêmes, mais les sourires s’évanouirent

rapidement.Ellesseserrèrentlonguementdanslesbrasl’unedel’autre.—Qu’est-cequivapas?questionnarapidementEstherpouréviterd’êtrelapremièreàparlerd’elle-

même.—J’aipasvraimentenvied’enparler.LiliavaitfaitletourdujardinavecThomas.Ellenesouhaitaitpasévoquerdenouveausonéchalote

deremplaçantousonnavetdepatron.—Pistoi?—Jean-Françoisestaucourantdetout,déballaEstheravecprécipitation.Liliaccusalechoc.ÇarisquaitdebarderfortchezEstherdanslesprochainessemaines.—Jetefélicitedetoutluiavoirraconté,crutbondesoulignerLilipourencouragerlesconfidencesde

sonamie.Esthersemorditlalèvreetdétournaleregard.—J’aipasdemérite.C’estClaudequiavendulamèche.Estherexpliquacommentlesdeuxhommesavaientétéenprésencel’undel’autreetlecontenudeleur

discussion.—CommentréagitJean-François?—Mal.Sais-tus’ilenaparléàThomas?enchaînaEstherpouréviterdesemettreàpleurerenpensant

auxconséquencesdecegestesurThéo.—Non.Thomasmel’auraitdit,larassuraLili.TantqueClaudepensequetuveuxvivreaveclui,tu

devraispasavoirdeproblèmes,non?

En finissant de poser sa question, Lili vit apparaître Jeannine au bout de la rangée. Elle donnasubtilement un coup de coude à Esther pour qu’elle prenne connaissance de la présence de l’autre etchangedesujetdeconversation.DesprécautionsinutilespuisqueJeanninesechargeaelle-mêmedefairediversionetd’attirerl’attentionsurelle.

—Sic’estpasfindevenirmerendrevisite!Moiaussi,jem’ennuiedevousautres.Esthern’osapasluispécifierqu’ellesétaientlespremièressurprisesdelatrouverautravailenplein

samedi et qu’elles auraient sûrement évité l’endroit si elles avaient su que Jeannine viendrait à leurrencontre.Ellesecontentadesecomposerunmasquedecirconstance.

—Vousavezl’airenforme,enchaînaJeannine.Lili sedemandaquelledrogueconsommait Jeanninepourvoir lamoindre tracedebonheur sur son

visageouceluid’Esther.—J’suiscontentedevousvoir.J’avaisjustementbesoindepartagerquelquechoseavecvousautres.Esther jeta un regard en direction deLili. La suite de leur conversation devrait patienter. Jeannine

semblaitvouloirs’incruster.—Commevouslesavez,j’aireprisletravail.Elledésignasonuniformepourillustrersonpropos.Commesilesdeuxautrespouvaientdouterdesa

parole.—Jepensaisqueçameferaitdubien,quejeseraiscontentederentreràlamaisonpourretrouvermes

bébés,maisondiraitquec’estlecontrairequiseproduit.Jeannine afficha soudainement une moue coupable et triste. Un reflet fidèle des mines contrariées

d’EstheretLili.Avecéloquence–et enoubliantqu’enprincipeelle était payéepour travailler etnonpour faire la

jasetteàsesamies–,Jeannineexposasadifficultépersonnelleàs’épanouirdanssonrôledemère.Elleavouasahontedeneressentiraucunplaisiràrentreraubercailaprèsunelonguejournéedetravail.Ellementionnaaupassagelaréactiondedominosquecelaavaitsursoncoupleetsapeurd’êtreentraindetoutgâcher.Ellepensaitsincèrementqu’unretourautravailluipermettraitdes’ennuyerdesesjumeauxetd’apprécierencoreplus leurprésenceensoirée.Ellesedésolaitdeconstaterqu’ellepréféraitquesesbébéssoientavecleurpèreplutôtqued’enavoirlacharge.Ensomme,ellesedécevait.

Liliétaittoujoursépatéeparl’authenticitédeJeannineetsacapacitéàselivrersansaucunepudeur.Sitoutes les femmes osaient crier haut et fort leurs faiblesses comme elle le faisait, probablement quel’isolementdontsouffraient lesnouvellesmamansseraitanéanti.Mêmesiunepartied’elleserévoltaitqu’unemamanpréfère son travail à ses enfants, elle saluait le couragede Jeanninequi l’avouait avecautantdefranchise.Toutefois,ellen’étaitpasdupe:jamaisJeanninen’auraitdévoilésessecretslesplussombresenprésencedeFrédérique.

—Est-cequejesuisunemauvaisemère?conclutJeannine.—T’esunemèreimparfaite,commenoustoutes.Qu’Esthers’incluedans legroupedesmamanshumainesplutôtquedans lacatégoriesuper-maman-

irréprochableavaitdequoirassurerlesdeuxautres.Finalement,peut-êtrequ’ellessejugeaienttoutesunpeutropsévèrement.Peut-êtrequ’unebonnemamanavaitledroitàquelquesdéfauts.

Gourmandise, orgueil et paresse étaient au nombre des péchés capitaux que les filles avaient bienl’intentiond’honorerpendantleurfindesemaine.Tantqu’àêtreimparfaites,aussibienenprofiterpourêtremères indignes le tempsd’unweek-end.Frédérique aurait volontiers ajouté la luxure aumenudeleurssacrilèges,maisl’alliancequ’elleportaitaudoigtrefroidissaitquelquepeusesardeurs.

Le quatuor avait abandonnémarmaille etmaris le temps d’un séjour dans une auberge réputée. Leprogrammeétaitsimple:s’offrirdubontempsloindetoutesresponsabilités.S’ilyavaitundomainedanslequelFrédériqueexcellait,c’étaitbiencelui-là.Aussi fut-ellechargéede trouver l’éden tantconvoitépourrechargerleursbatteriescollectives.

Frédérique porta son choix sur un établissement de soins de santé dont la réputation n’était plus àfaire.Lestraitementsqu’ellespourraientyrecevoirdégarniraientleurportefeuille,maispromettaientdefairedisparaîtretensionsmusculaires,peauxmortesetcellulite.

Elle avait même effectué une visite de repérage et sélectionné sur place une suite en occupationquadruple.Pasquestionde scinder legroupe, sinonelle risquaitde se retrouverenoccupationdoubleavecJeannine.Estheravaitlafâcheusehabitudedeconsidérerqu’ellebénéficiaitd’undroitacquissurlapersonnedeLilienraisondeleursannéesd’amitié.

Dèsqu’ellesmirent lespiedsdanslasuiteréservéeàleursnoms, lesexclamationssemultiplièrent,confirmantàFrédériquequ’elleavaitlepifpoursatisfairelesautres.Nonseulementladécorationétaitmodernetoutenétantchaleureuse,maislavuedulacartificieletdesjardinsl’entourantdonnaitenviedeseprélasserlonguementsurplace.Frédériquesavaitquecescaractéristiquesseraientgagnantes,maissonarmedechoixpours’assurerquetoutlemondedécrochetenaitdansunsacdeplastiquequ’elleexhibadevantlesyeuxdesesamies.

—Dupot!s’exclamaLili.Ayoye,çafaituneéternitéquej’aipasfuméça.EllepritlesacdesmainsdeFrédérique,l’ouvritetenhumalecontenu.—Onpeutpasfumerici,s’alarmaEsther,çavasentir.—On iradehors, la rassuraFrédérique.Onaunebelle terrasse, fautbienqu’elle serve àquelque

chose.—Oùest-cequet’aseuça,toi?grondamollementJeannine.—Prendspastonairoffensé.Commesitutedoutaispasquejefumaisdetempsentemps.—Jeannine,tuvaspasnousfairecroirequet’asjamaisfumé,lataquinaLili.—Sirarement,ditsérieusementJeannineavantdepoufferderirecommeunegamine.—Toutlemondeadéjàfuméaumoinsunefoisdanssavie,déclaraFrédérique.Mêmeceuxquidisent

lecontraire.Esther demeuramuette.Le regard amusé,mais complice, que lui lançaLili la rassura.Elle n’avait

jamaisosés’aventurersurleterraindesdroguesillicitesetsavieilleamielesavaittrèsbien.Elles’entenaitàlamédicationqu’onluiprescrivaitpourcouperlespontsavecleréelàl’occasion.

—Ons’enrouleun?—Ilestdixheuresdumatin,objectaJeannine.—Pistuvasêtreobligéedejetertonlaitsitufumes,Lili,lamitengardeEsther.FrédériquelançaunregardcoquinàLiliquiopina.D’unemainexperte,lajeunefemmeroulaunjoint

qu’elleavaitbienl’intentiondevoirseconsumerenentierdanslesprochainesminutes.Gagnéepar le

désirdelâchersonfou,Jeanninenetardapasàsejoindreauduosurlaterrassepourprofiterunpeudeseffetsducannabis.

—Maisjusteunepuff,prévint-elle.Jeveuxpasfaireunefolledemoi.«Troptard»,pensaEstherquimaintenaitsalignedeconduitehabituelle:garderlatêtefroide.Ellefit

tout de même comme les autres, enfila un peignoir duveteux offert par l’établissement, chaussa deconfortablespantouflesetpassasurlaterrassepourprofiterdusoleildeseptembre.

—Çasentquandmêmebon,admit-elleauboutd’unmoment.Lesvolutesdefuméesodorantesquidansaientdansl’airl’attiraient.Elleneretenaitpassonsouffle,

maisespéraittoutdemêmequecettefuméesecondairen’aitpasd’effetsurelle.Justerespirerl’odeurdelamarijuanaentraitdanslacatégorie«péché»d’Esther.Aumêmetitrequ’ellesesentaitcoupable,chaquefois qu’elle faisait le plein de carburant, de respirer à pleins poumons l’odeur de l’essence et del’apprécier.

—C’estl’heuredenossoins,leurappritEstherquidevinaqu’elleseraitlaseuleànepasabandonnersontitredemamanpourlafindesemaine,endossantnaturellementcerôleauseindugroupe.

— Bon massage, susurra Frédérique à Lili. Ça devrait te plaire, prédit-elle en lui tapotantaffectueusementlamain.

Uneheureetdemieplustard,Lilirentraitàlasuite,l’œilpétillantd’uneétrangelueur.—C’était agréable?questionna Jeanninequi elle-mêmeavaitbénéficiédeseffetsducannabispour

apprécierencoreplussonexfoliationcorporelle.—Pourlapeauetpourlesyeux,réponditLili,mystérieuse.Voyantqu’elleavaitl’attentiondugroupe,elleéclataderire.—Vousdevriezvoirlemassothérapeute!—Le?voulutpréciserFrédérique.Ungrandsourireniaiss’imprimasurlevisagedeLili.Ellefermalesyeuxpourretrouverlesdétails

duphysiquedesonspécialisteenmassagesetfaireunedescriptiondétailléedetoussesatoutsvirils.—Çamerappelleungarsquej’aibaisé,yaenvirondeuxans,seremémoraFrédérique.Le grand gaillard, rencontré dans un bar, avait tout de suite capté l’attention de Frédérique. Non

seulementsaplastiqueétaitirréprochable,maissaprofessionlaissaitprésagerdesheuresdeplaisirunefois lesvêtementsenvolés.Une intuitionqueFrédériqueavaitvérifiéeetvalidée.Legarsétaitunboncoup.

—Oh!Pourquoij’aieuunefille,moi?seplaignitJeannine.—Iltravaillejusqu’àcinqheures,larassuraLili.—Commenttusaisça,toi?s’indignaEsther.—Jeluiaidemandé.Paspourmoi,pourvousautres.Leclind’œilqu’ellelançaàFrédériquedisaitpourtantlecontraire.Jeanninedécrochalecombinédutéléphoneetcomposalecodeduspa.—Qu’est-cequetufais?—Jemeréserveunmassagepourcetaprès-midi.LilietFrédérique,lecerveauencorecontaminéparlafuméedelamarijuana,applaudirentàl’unisson

legestedeJeannine.

—Calmez-vousleshormones!ordonnaEstherenraccrochantlecombiné.Onesttoutesprises,jevousrappelle.

—On se commande àmanger d’abord, suggéra Jeannine en reprenant possession du téléphone. Jemeursdefaim.

L’orgiealimentairequisuivitavaitdesalluresdebanquetgrec.Jeanninemangeaallongéesurledivan,Frédériquenesegênapaspourcommanderunebouteilledevinetnonunesimplecoupe,etlesustensilesrestèrent sur les plateaux. La sensualité des mains étant préférée aux fourchettes sous l’effet de lamarijuana.

Même sobre, Esther s’en donna à cœur joie. Pour une fois qu’elle pouvait manger de manièrecompulsive,enprésencedesautres,sansquepersonnefroncelessourcils.

—SimonveutadopterBlanche,laissatomberFrédériquesansprévenir.Le silence s’installadans lapièce, avantqueLili nepouffede rire, croyant àuneblague.Difficile

d’être sérieuse dans son état. Frédérique sourit, mais ne se joignit pas à l’hilarité de son amie.Instinctivement,toutesserapprochèrentd’ellepourentendrelasuite.

—C’estvrai.Ilveutêtrelepèredemafille.—C’estgénial,non?questionnaLili.Frédériquehaussalesépaules,incertaine.—Ilestdéjàlepèredetafille,déclaraEstheravecaplomb.Êtrepapa,c’estpasfournirdusperme,

c’estêtreprésentdanslaviedel’enfant,l’aideràgrandiretdécouvrirlemonde.C’ests’inquiéterquandl’enfanttombe,leconsoler.Ilestdéjàpapa.

LesyeuxdeLilis’embuèrent.Leplaidoyerd’Estherreflétaitprobablementtouslesargumentsqu’elleavaitservisàJean-Françoislesdernièressemaines.

—Ilafaitbeaucouppourtoi,cep’titgars-là,ajoutaJeannine.Tudevraispasluirefuserça,pispriverBlanche,mafille.

—C’estpaspourBlanchequej’hésite,expliquaFrédérique,c’estpourmoi.Labague,l’adoption…jecommenceàmesentircoincée.

Esthersetut,maisellecomprenaittrèsbien.Ellesesentaitcommeçadepuisqu’elleavaitdesenfants.Les mouvements d’humeur qui auraient pu conduire à une rupture entre elle et Jean-François avaienttoujoursétéécartésenfaveurdesenfants.S’ilsn’avaientpasétéparents,Estheravaitlaconvictionqu’ilsneseraientplusensemble.C’étaientAntoine,EmmaetmaintenantThéoquiagissaientcommecimentdeleurrelation.Esthernesavaitpastropsielledevaitenretirerdelafiertéoudelahonte.

—Est-cequetul’aimes?interrogeaLili.Frédériquehésita.Biensûr,elleappréciaitSimon.C’étaitlemeilleurcandidatpouroccuperleposte.

Detousleshommesqu’elleavaitconnus–etDieusaitqu’ilyenavaiteu–,ilétaitleplussusceptibledelarendreheureuse.Sielleneparvenaitpasàresterencoupleaveclui,jamaisellen’yarriverait.

—Jeleméritepas.—Je t’interdisdediredesniaiseriescommeça, s’enflammaJeannine.T’esunebellepersonnequi

méritequ’onl’aime.Venantdesamère,lapersonnedequielleavaittantrecherchél’attentiondanssavie,lecompliment

étaitdifficileàaccepterpourFrédérique.—Onlesméritepeut-êtrepastoutletemps,maisilssontpasparfaitsnonplus,tempéraLili.

Elle exposa ses frustrations liées à l’insouciance de Thomas. Cette peur qui la prenait au ventrechaque foisque lepapadeLéonardavait l’enfant entre sesmains.Lilinecomptaitplus lenombredetasses échappées par Thomas, la quantité d’assiettes ou de bibelots se fracassant au sol à cause d’unmouvementmalcalculé.Ellecraignaitlittéralementpourlaviedesonbébé.

—Ilesttellementlunatique!—Fautluidonnerlachancedes’améliorer,luireprochadoucementEsther.Situluienlèveslebébé

desbraschaquefoisqu’illeprend,commentveux-tuqu’ildevienneconfiant?—Monfils,c’estpasunbancd’essai:pratique-toiaveccelui-là,situl’échappesunecoupledefois,

c’estpasgrave,onenferaundeuxième!—Jesuissûrequ’ilestplusprudentavecLéonardqu’avecdesobjets,intervintJeannine.Leshommes

sontdifférents,maisilsaimentautantleursbébésquenous.Lili en doutait. Elle voyait bien queThomas se fendait en quatre pour faire sourire leur fils, qu’il

sacrifieraitsaviepoursauvercelledeLéonard,maisaufondd’elle-même,ellenepouvaitadmettrequequelqu’und’autresoitàégalitéavecelledansuncombatd’amourdontLéonardseraitl’objet.Elleavaitportéfistonpendantneufmois,avaitsupportétouslesmalaisesdelagrossesseensolitaire,avaitrêvédeluipendant les longuesnuitsd’insomnieen findegrossessealorsquesonventre lourd l’empêchaitdedormir.Personnenepouvaitaimerl’enfantautantqu’elle.C’étaitsonprivilège.

—Qu’est-cequet’as?demandaEstherenvoyantlesjouesdesonamiebaignéesdelarmes.—Lepotlarendémotive,suggéraFrédérique.—C’estpasmoncommentairequitefaitpleurer,j’espère?s’inquiétaJeannine.—Jem’ennuie,déclaraLilid’unepetitevoixcoupable.—Ilesttempsqu’ons’enrouleunautre,déclaraFrédériqueenjoignantlegesteàlaparole.Misàpart sonunique journéede retourau travail,Lilin’avait jamaisété séparéedesonbébé très

longtemps.Qu’enplus laséparationsoitprovoquéeuniquementparsondésirégoïstedepasserdubontempsentrecopinesluiapparaissaitabsurde.

—Pasdéjà,laconsolaJeannine.Onvientjusted’arriver.—SiEsther fumeavecnousautres, je suis sûreque lemoraldeLilivagrimperen flèche, insinua

Frédériqueenluiprésentantlejointfraîchementroulé.Estherrefusapoliment.LesourirenaissantdeLililuidonnacependantlegoûtd’oser.—Peut-êtreavantdesecoucher,concédaEsther.Ilparaîtqu’ondortbienaveccetruc-là?—Commeunbébé!luiconfirmaFrédérique.SiEstherressentaitlebesoindefavorisersonsommeil,c’étaitpourcalmerl’angoissequil’assaillait

à lapenséeque Jean-Françoisavait lagardedeThéopour leweek-end.Nonpasqu’elledoutâtde lacapacitédesonmarides’occuperdécemmentdetroisjeunesenfants,maiselletrouvaitsuspectqu’ilaitacceptédesechargerdeThéoalorsqu’ilrefusaitsystématiquementdetenirl’enfantdanssesbrasdepuisquelquessemaines.

N’importequelparentétaitmarquéauferrougeparlesimagesd’horreurquevéhiculaientlesmédiassur les drames conjugaux et leurmultiplication.Dans chaque reportage télévisé, les voisins interrogésdisaient inlassablement lamême réplique: «C’était une famille normale. Jamais on n’aurait pu croireque…»

Et si Jean-François avait accepté qu’elle s’éloigne de la maison aussi aisément pour commettrel’irréparable?

Jean-Françoisvérifiaqu’EmmaetAntoineétaientplongésaucœurdel’intriguedeleurfilmpourenfantsavantdemettresonplanàexécution.

—Est-cequ’onvasecoucher?Lesdeuxenfantsignorèrentsuperbementleurpère,désireuxdeluifairecomprendrequelespéripéties

de l’écureuil préhistorique se démenant à l’écran les intéressaient beaucoup plus que sa proposition.Devantleursminesconcentréesetlessouriresquinaissaientaugrédesdéconfituresdupetitmammifèregaffeur,Jean-Françoispoussaunsoupirdesoulagement.Ilavaitlechamplibre…

Il souleva délicatement Théo de sa chaise vibrante. Le bébé était fasciné par le grand écranmulticolorequiparlaitetjouaitdelamusique,maislaséancetéléétaitterminéepourlui.

Jean-Françoisse rendità la salledebainetprit soindeverrouiller laportederrière lui. IleutunebrèvepenséepourEsther,elleétaitnaïvedel’avoirlaisséseulaveclesenfants.

—Maintenant,ànousdeux,dit-ilsansémotion.Legarçonnet,tropheureuxd’avoirenfinl’attentiondesonpère,gazouillaitdebonheur.Finalement,il

préféraitpapaaugrandrectanglelumineuxdusalon.Jean-Françoishésitauninstant.S’apprêtait-ilàcommettreuneerreur?Théoluitapotaaffectueusement

unejoueavantd’essayerdeluiinsérersesdoigtsdansl’œilgauche.Levisagedepapaétaitfascinantàexplorer.Devantlafermeturedesyeux,l’enfantforçalabouche,agrippantlesdentsdesonpèreentirantdessus.Absorbéparsafouilleanatomique,bébénevitpaslesgrosseslarmesquiroulaientsurlesjouesdeJean-François.

Celui-cirepoussadoucementlepetitexplorateuretledéposasurleplancherfroiddelasalledebain.Lors des derniers jours, il avait utilisé l’ordinateur familial pour effectuer des recherches. Internet

était dorénavant un outil de choix pour trouver ce que vous cherchiez. Des connaissances de basepermettaient également demasquer vos traces et d’éviter que votre conjointe, par exemple, apprennel’objetdevos recherches.LaToileétaitunebiblediscrète etmuettepourqui savait labâillonner.Uncompliceparfait si vous souhaitiez commettreunacte à l’insudes autres.Fabricationdebombe, trucspoursesaoulerplusrapidement,plansinfailliblespourvousenleverlavie: toutyétaitàvotreportée.MêmecequerecherchaitJean-François.

Il sortit la trousse qu’il avait commandée quelques jours plus tôt.De nouveau, il hésita à aller del’avant,maislesouvenirdesquelquetroiscentsdollarsqu’ilavaitdéboursésenéchangedumatérielleconvainquitdepoursuivrel’opération.

—Jem’excuse,Théo,bredouilla-t-illalèvretremblante.Jean-François coucha l’enfant sur ses genoux et força l’ouverture de sa bouche en pressant sur ses

joues.Théoserévoltacontrecetteintrusionaussisurprenantequechoquante.Lepapaprofitadescrisdubébépourintroduiresonmatérieldanssabouche.Ilfrottalonguementlajouedefistonpendantquecelui-cicontinuaitdeserévolter.

—C’estfini,ditdoucementJean-Françoisenretirantlebâtondelabouchedubébé.

Aprèsavoirscellél’instrumentdansunefioleprévueàceteffet,Jean-Françoisrépétal’opérationdanssa propre bouche. Il glissa les deux échantillons dans une grande enveloppe. D’ici deux semaines, ilrecevraitlesrésultatsdutestdepaternitéetsauraitenfins’ilexistaitunlienfilialentreThéoetlui.

Après un week-end de folies que les filles avaient convenu de garder secrètes, Jeannine rentra à lamaison,lamortdansl’âme.Heureusement,dèslelundimatin,ellerecommençaàpassersesjournéesautravail,loindelaroutinefamilialequiluipesaitdeplusenplus.

Elleregardasamontre.C’était l’heure idéalepourcontacterGerry.Ellecomposa lenumérodesoncellulairemêmesiellesavaitpertinemmentqu’ilétaitàlamaisonaveclesjumeaux.Lecombinédelarésidencesecoinçaitfacilemententrel’oreilleetl’épaule,alorsquelecellulaireétaitdifficileàutilisersansl’aided’unemain.MainqueJeanninesavaitdébordéeparl’heuredusouperdespetits.Avecunpeudechance,leurpèreauraitmêmelaissésoncellulaireàl’autreboutdelamaisonetn’auraitpasletempsdeparcourirlesdifférentespiècespourmettrelamainsursontéléphoneintelligent.

—Allô,c’estmoi.Jevaisfinirplustardqueprévu.J’espèrequeçavabienaveclesenfants.Àtantôt!Jeannineterminasonmessageavecdeuxbisousbiensonoresàl’intentiondesonmari,mêmesielle

savait pertinemment que lamanœuvre ne diminuerait en rien l’agacement que causeraient lesmots lesprécédant.

ElleraccrocharapidementpourêtrecertainequeGerrynerépondepasàladernièreminuteetqu’ellesoitobligéedesejustifierdevivevoix.

Surce,Jeanninesaluasescollèguesetquittalapharmacie.Elleroulaquelquesminutesàlarecherched’unendroitinspirantetarrêtasonchoixsurunpetitbistro

qui venait à peine d’ouvrir ses portes.Elle ne connaissait pas l’endroit,mais l’ardoise plantée sur letrottoirvantait lesdessertsgourmandsqu’ony servait.Unargumentde taillequidécida Jeannine à segareràproximité.

Rapidement, elle s’engouffra à l’intérieur, choisit une table isolée du reste de la clientèle – parailleurs peu nombreuse –, commanda une grosse pointe de gâteau au fromage et sortit sa pile demagazinespréférés.Elledevait semettreà jourdans lespotinsmondainset savaitbienqueGerry luiferaitlesgrosyeuxsielleosaitsortirsesrevuesàlamaisonalorsqu’ilnettoyaitlesbiberons,pliaitlesserviettes ou passait le balai. Voilà pourquoi elle lui avait menti. Elle allait assouvir son désir, encachette,pournepasl’offusquer.

Lorsquelaserveusedéposaunegigantesquepartdegâteaudevantelle,Jeannineeutunpetitpincementaucœur.Normalement,ellepartageraitcedéliceavecsonmarietdoutaitsubitementdepouvoirengloutiràelleseulelapartmonumentaleproposéeparlebistro.

Quelques fourchetées furent suffisantes pour la faire changer d’avis. Le gâteau était sublime et sononctuosité, irréprochable.Unevraie petite jouissance. Jumelé aux comméragesmondains qu’elle lisaitavecavidité,ilcomblaitJeannine.

Lorsqu’ellereçutsonaddition,unebonneheureetdemies’étaitécoulée.Jeannineavaitparcourusesmagazines d’une couverture à l’autre, connaissait maintenant les détails croustillants de la vie desvedettesd’icietd’ailleurs,etsabouchesalivaitencoredecontentement.

—Vousreviendreznousvoir,j’espère?lasalualasympathiqueserveuse.

—Ça,c’estcertain,promitJeannine.

Lorsque Frédérique prétexta des douleurs musculaires entre les omoplates, Simon lui proposa de lamasser.Ceseraitinévitablementlepréludeàdesébatsdontilavaitfranchementenvieaprèsunweek-endpassésanssablonde.

—Laisseçaauxprofessionnels,luibalança-t-ellesansdélicatesseavecunsourireincendiaire.Rienpourluienleverledésirdelapétrirdepartout.—Quoi?J’suisunexcellentmasseur!sevantaSimon.T’aspasl’habitudedeteplaindre.—Maislà,j’aidesbesoinsspécifiquesquivontbienau-delàdetescompétencesmanuelles.—Pfft!Tusaurasqu’iln’yarienquirésisteàmesmains.—Jesais.EllepressasoncorpscontreceluideSimonetn’hésitapasàluimasserl’entrejambe.—Auxmiennes non plus, on dirait bien, s’amusa-t-elle en sentant le sexe de Simon se gonfler. Je

reviensdansuneheure.En s’assoyant dans la voiture, elle entra l’adresse de sa destination dans leGPS de son téléphone

intelligent.Dansquelquesminutes,elleseraitarrivée.Elle gara son automobile directement devant la résidence où on l’attendait. En plus, elle était à

l’heure.Unvéritableexploitencequilaconcernait.Ellesonnaetlepropriétairedeslieuxnemitpasdetempsàluiouvrirlaporte.—Entre.Latableestlà.Déshabille-toi,jereviensdansdeuxminutes.Frédérique sedit que lademandeétait inutile.Àquoibon retirer sesvêtementsquand l’autrevous

déshabilleduregardavantmêmequevousayezretirévosbas?Docile, Frédérique se dévêtit en prenant soin de laisser bien en évidence ses sous-vêtements

affriolants:unemicroculotteendentellenoireetunsoutien-gorgepigeonnantcoordonné.Elles’allongeasur la tabledemassagedressée enplein cœurdu salonet se contentade recouvrir ses fesses avec lacouvertureprévueàceteffet.

Comme convenu, Ben revint deux minutes plus tard. Sans prononcer un seul mot, il fit glisser lacouvertureàlanaissancedupostérieurdesaclienteetcommençaàluienduireledosd’huilechaude.Pasbesoindeluidemanderpourquoielleétaitlà,cequ’elledésiraitcommepressionousiellepréféraitlestechniquescaliforniennesousuédoises.Ilsavaitlireentreleslignes…

Leweek-end dernier, quelle n’avait pas été sa surprise de rencontrer Frédérique à l’auberge où iltravaillaità tempspartiel!Les retrouvaillesavecsonancienneamantes’étaientdérouléescommes’ilsavaientmaintenulecontactdepuisleurpremièrerencontre.Jamaisiln’avaitsentiquelajeunefemmeluigardaitrancœurd’avoircoupélespontsavecelle,mêmes’ill’avaitfaitdemanièrecavalièredèsqu’ils’étaitlassédesoncorpsparfait.

Ausouvenirdeleurspartiesdejambesenl’airmémorables–etparcequesoncarnetdebaiseétaitplutôtmincecesjours-ci–,illuiavaittendusacarted’affaires:

—Jetravailleaussiàdomicile.La vie de travailleur autonome était peut-être précaire, mais elle offrait assurément quelques

avantages.

Après quelques minutes à masser professionnellement le dos de Frédérique, Ben eut clairementl’impressionquechaquefoisqu’ils’attardaitsursesreins,Frédériquecambraitlesfessessubtilement.Illaissadoncnaturellementcourirsesdoigtssurlacroupedivinedelajeunefemme,retirantdumêmecouplemincedrapquilarecouvrait.Elleavaitbeauvieillir,cettefemme-làgardaitlapeaud’uneadolescente,fermeetimpeccable.

Desfesses,ilpassaauhautdescuissesqu’ilpétritavecvolupté,convaincuquecesoir,iln’auraitpasàémettredereçud’impôt.

Parcequemamanluichatouillait labedaine,Léonardouvraitgrandlabouchedecontentement.Chaquefoisqu’elleposaitleslèvressurlapeaulissedubébé,ilsecrispaitdeplaisir.Enrépétantsonmanège,Lilicrutapercevoirunnouveaumorceaud’émaildanslabouchedesonfils.Léonardavaitpercéunedentpendantleweek-endetThomasnel’enavaitpasavisée.S’était-ilseulementrenducomptequesonfilssouffraitdepercéedentaire?

Enobservantattentivement,Liliremarquaqueladentjumellepointaitàtraverslagenciveopposée.Illuifaudraitmettrel’anneaudedentitionauréfrigérateurpoursoulagerlabouchedesonfils.Ellelevalesyeuxetl’aperçutsurlacommodevoisine.

ToutenmultipliantlescaressespourfairerireLéonarddeplusbelle,Lili terminalechangementdecouchedesonfils.Elles’étirapourdéposer laculottesouilléedansleseauàcouchesetfitunpasdepluspoursaisiraupassagelepoissonbleuremplid’eauqu’elleprojetaitderéfrigérer.

Unboumsonoreluifitcraindrelepire.Entournantlatêteverslatableàlanger,elleconstataquecettedernièreétaitvide.Léonardgisaitparterre.

EChapitre8

ncore abasourdie par l’interrogatoire serré dont elle venait de faire l’objet, Lili berçait Léonardcontre son cœur. La salle d’attente de l’urgence était bondée. Si elle pressait son fils contre sa

poitrine,c’étaitautantpourlerassu-rerquepours’excuserdel’accidentdontellesesavaitcoupable.LesentimentdepaniquequeLiliavaitressentienvoyantqueLéonardavaitchutédesatableàlanger

avaitrapidementcédélaplaceà lahonte.Ellefaisaitmaintenantpartiedesstatistiques,decesparentsnégligentsquisurveillentmalleurenfant.Ellenecomprenaitpascequis’étaitproduit.S’ilyavaitunejeune mère en position d’affirmer qu’elle surprotégeait son fils, c’était bien elle. Qu’un tel accidentarriveàLéonardenprésencedesonpèrenel’auraitmalheureusementpassurprise,maisavecelle…

Les pleurs hystériques de Léonard l’avaient d’abord calmée légèrement. Au moins, il n’était pasinconscient.Puislacrisedelarmesavaitcédélaplaceaucalmeabsolu.Aprèsavoirépuisétoutessesforcesàhurler,lebébéavaitcherchéleseinmaternelpourytrouverleréconfortdontilavaitbesoin.Lilimouillait la manche de son chandail en essuyant en silence les grosses larmes qui coulaient sur sonvisage.Commeellesesentaitcoupable!Commeelles’envoulait!DèsqueLéonardavaitmanifestédessignesderalentissement,fermantdoucementsespaupières,lapeurl’avaitenvahiedenouveau.

LepremierréflexedeLiliavaitétédecontacterInfo-Santé.Elletrouvaitmoinspénibled’avouersafauteàuneinconnue,partéléphone,quedeseprécipiteràhôpital.TéléphoneràThomasneluiavaitpastraversél’espritnonplus.Laprioritéétaitdes’assurerdelasantédesonenfant,pasd’ameuterlesautres.Confesser sa bévue à son amoureux la mettait mal à l’aise. Allait-il la juger? Si la situation s’étaitproduiteàl’inverse,LilienauraitvouluàThomasdesoninattention.Elleluirépétaittellementsouventqu’ilétaitimprudentavecleurfils.Lilijugeraitnormalqu’illuienveuilleaussi.

Sonappeltéléphoniquenefitqueretarderl’inévitable:Léonarddevaitêtrevuparunprofessionneldelasanté.Ilyavaitdesrisquesdecommotioncérébraleetl’endormissementdel’enfantsemblaitsuspect.Liliavaitdébouléàl’urgencedel’hôpitaloùelleavaitdonnénaissanceàsonfils.Étrangescirconstancesd’yremettrelespiedsenmèreindigneplutôtqu’enfièrenouvellemaman.

Elledutfaire lerécitdesévénements, répondreauxquestionsaccusatricesde l’infirmièreautriage,pleu-rer de contrition et attendre. Impossible d’avoir la cer-titude que Léonard allait bien: lesurgentologuesétaientdébordés,elledevaitattendresontourpourvoirunmédecin.

Après qu’on lui eut désigné la salle d’attente où patienter, Lili prit son courage à deux mains ettéléphonaàThomas,prêteàsubirsoncourroux.Aucunreprochenefutformulé,aucuneaccusationportéecontreelle.Aprèsluiavoirpromisquetoutiraitbien,avoirinsistépourqu’elleluitéléphoneautantdefoisqu’ellelesouhaitait–mêmesilefleuristesavaitqu’ilétaitrisquéqueLilimonopoliselalignedeson commerce dans les prochaines heures –,Thomas raccrocha.Lili se remit à pleurer de plus belle,émuecettefoisparlagrandeurd’âmedesonamoureux.

Unevieilledameluitenditunmouchoirenvoyantqu’elles’épongeaitlesyeuxaveclamanchedesaveste.

—Merci!—Onvoittoutdesuitequec’estpasvotrefaute.Pleurezpascommeça.

Leflotdelarmessegorgeadenouveau.Lilineparvenaitpasàendiguersonchagrin.Àcaused’elle,sonfilssouffrait.Ilauraitmêmepuyrester.Justecettepenséeluiétaitinsupportable.

—J’aisixenfants,poursuivitlavieilledamequicherchaitvisiblementuneoreillepours’épancher.Ilssontgrandsmaintenant,maisquandilsétaientpetits,jelesaitousunpeupoqués.

Lili réalisait qu’elle aurait dû s’éloigner pour contacter Thomas et lui raconter ses aventures. Elleconstataitàprésentquetoutelasalled’attentedevaitavoirsuivisonrécitavecintérêt,leslonguesheuresà patienter aiguisant les oreilles pour n’importe quel potin juteux. Elle avait bien vu la pancarteinterdisant l’utilisationdes téléphonescellulaires,maisellen’osaitpass’éloignerdepeurderatersontour.

—Croyez-moi,poursuivit ladamedu troisièmeâge,ungenouqui saigneouuneprunesur le front,c’estriencomparéauxblessuresdel’âme.

Elletapotadoucementl’épauledeLili,commel’auraitfaitunegrand-mamanavecsapetite-fille.—Vousêtespascommelafolledelasemainedernière,voulut-ellelarassurer.Lilifronçalessourcils,ellenecomprenaitpasdequoiparlaitlafemme.—Cellequianoyésesenfants.Oul’autre lemoisdernierquibattaitsesenfantschaquefoisqu’ils

osaientlaregarderdanslesyeux.Pauvresenfants…Lilin’avaitpasentenduparlerdeceshistoireshorribles.Lacruautédesfaitsdiversrapportésparla

vieilledameluidonnaunenauséepassagère.Commentpouvait-ons’enprendreàunenfant?Encorepluslorsque celui-ci était la chair de votre chair. Lili regarda Léonard, profondément endormi, la boucheouverte.

Elle futalorshappéeparuneévidence:ellenesavait riende lasociétéqui l’entourait.Elle fouilladanssessouvenirsàlarecherchedudernierbulletintéléviséqu’elleavaitregardé.Avait-elleseulementécouté les informations ou lu un journal depuis la naissance de Léonard? La quantité de mauvaisesnouvellesqu’onyvéhiculaitétaitdifficileàsupporter,conjuguéeàlaresponsabilitéd’avoirmisunenfantaumonde.

Lilisesouvintqu’illuiarrivaitdeplusenplusrégulièrementd’entendreunechansonàlaradiosanspouvoir en identifier l’interprète. Thomas revenait souvent de la boutique en lui parlant des sujets deconversation des clients: un film qui récolterait probablement les honneurs aux prochains Oscar, lesfrasques d’un politicien devant la commission dumoment, lamontée en flèche d’un participant à uneémissiondetéléréalité.Desinformationsquientraientdansunedesesoreillesetressortaientparl’autre.

Depuisprèsd’unan,Lilivivaitsuruneautreplanète,déconnectée.Elleobservalafauneagglutinéeàl’urgenceetsesentitcommeuneextraterrestre.

Le cadeau était énorme. Intriguée,Frédérique s’en approchadoucement.Elle espérait juste queSimonn’aitpaseul’idéedeluioffrirunanimaldecompagnieouunappareilélectrique.Àpartunchiotouunbatteursursocle,Frédériquevoyaitmalcequipouvaitnécessiteruneaussigrosseboîte.

L’absence de jappements ou d’odeur de poil mouillé la rassura en partie. Elle ne comprenait toutsimplement pasqu’onveuille prendre en chargeuneboulede fourrurequi jappepour la nourrir et enramasserlamerdejouraprèsjourenéchangeuniquementd’unelichetteamicaleoud’unsupposéregard

complice. Il faudrait la payer pour adopter une bête. Restait à vérifier l’autre hypothèse: celle dumélangeurprofessionnel.

—Envoye!Ouvre!lapressaSimon.N’y tenant plus et prête à faire une faussemimique de fille comblée si elle déballait un article de

cuisine, Frédérique déchira le papier. La surprise fut réelle et non feinte lorsqu’elle découvrit unensembledevalisesdevoyage.

—C’est unmessage? questionna-t-elle. Du genre: fais ta valise, j’suis plus capable de te voir enpeinture?

—Non.C’estpourtemettrededansett’emmeneravecmoi.—J’suispassigrossequeça,s’offusquaFrédérique.Lesvalisesétaientdémesurémentgrandes.OuSimonavaitremarquéqueFrédériqueavaittendanceà

êtreindécisesursonchoixdechaussuresetqu’elletraînaittoujoursdemultiplespairesmêmepouruneescapadededeuxjours,ouilavaitprévuunvoyageàl’étranger.

Frédériqueserappelasoudainementqu’ilsdevaientpartirenvoyaged’amoureuxaprès lanaissancedeBlanche et que son choix de garder l’enfant avait contrecarré leurs plans. Simon avait patiemmentattendu que leur vie trouve un semblant de routine avant de ramener le projet sur le tapis. Avecl’approche de la saison froide, l’envie de quitter la ville pour les plages du Sud lui était sûrementrevenueenmémoire.

— Ça va faire un an qu’on est ensemble, j’ai pensé te proposer quelque chose de nouveau poursoulignerl’événement.

Frédériquefutflattéequesonamantprêteattentionàdetelsdétails,mêmesielleconsidéraitquecesentimentalisme à l’eaude rose était superflu. Jamais elle n’aurait souligné leur premier anniversaire,maisquelamentionviennedeluiavaitdequoilaréjouir.Laperspectived’unesemainedecongéàseprélasser en bikini, à faire l’amour sur la plage et à s’enfiler des bananamama lui souriait. Elle sedemandait si Simon avait déjà jeté son dévolu sur une destination précise ou s’il allait lui offrir lapossibilitédechoisirelle-même.

—Monsieurveutmekidnapperpourunesemainetorride?blagua-t-elle.—Mêmesilapropositionestalléchante,c’estpascequej’aientête.Frédériquetombaaussitôtenmodedéfensif.DepuissesretrouvaillesavecBen,elletentaitdemasquer

de sonmieux sa perte d’intérêt envers Simon. Elle essayait de se convaincre que son incartade étaitpassagère et non pas le prélude à un fiasco sentimental. Elle regrettait d’avoir offert son corps auxpremières mains disponibles et se promettait bien d’oublier les coordonnées dumassothérapeute. Dumoinspourl’instant.Ellen’étaitpassanssavoirqu’unepremièreoffensivedelasorteouvraitlaporteàlarépétition.

Sisonchumneluiproposaitpasunesemainedecorpsàcorpssouslestropiques,Frédériqueespéraitaumoinsqu’ilnes’agissepasd’unesemaineintensivede thérapiedecouple.Sonunionn’ysurvivraitpas.

Simonsemblaitnerveux.Ilhésitaitàdévoilersonplan,cequifitcraindrelepireàFrédérique.—Onm’aoffertunnouveaucontratdetravail.AuJapon.Frédérique hocha la tête. Simon lui refaisait le coup du contrat à l’étranger. Il allait s’absenter

quelquesmois,luilaissantlechamplibrepourcommettresesinfidélités.Lemoutonquittaitlabergerie

sanssavoirqu’iloffraitsaplaceaugrandméchantloup.—Pourmefermerlagueulepourdeuxmoisd’absence,tum’emmènesenvacancesunesemaineavant

tondépart?demanda-t-ellesuruntonamer.Lorsdesoncontratprécédent,Frédériques’étaitennuyéedeSimon.Ellen’avaitpasexposésesgriefs

trèsouvertement,maiselleavaitlaconvictionqueSimonsavaitqu’elles’étaitmorfonduependantqu’ilétait à l’étranger.D’autant plus qu’à l’heure actuelle, son absence se traduirait par un casse-tête pourfairegarderBlanche lorsqu’elle travaillerait.Cen’était pasune semainedansun tout inclusqui allaitcalmer son ressentiment.S’ilpensait acheter lapaixavecquelques joursdevacances, il semettaitundoigtdansl’œiletl’autredanslederrière.

—Moncontratestpouruneduréed’unan,expliquaSimon.Jeveuxquetuviennesvivrelà-basavecmoi.

RéveilléparlespleursaigusdeThéo,Jean-Françoisfitlasourdeoreille.Ilsavaitqu’Estherselèveraitsans rechigner. Il avait longtempsétédésignépour lesboiresdenuit puisqueEsthern’allaitait plus etsansenparler, lesépouxavaientinterverti lesrôles.Depuisqu’ilsoupçonnaitqueThéoétait lefilsdeClaude, Jean-François refusait de perdre ne serait-ce qu’une minute de son précieux sommeil pourcomblerlesbesoinsdel’enfant.

Dèsquelepaslourddesafemmeluiconfirmaqu’elleavaitquittélachambre,Jean-Françoisrisquaunœil vers le réveil.Déjà trois fois que Théo se réveillait cette nuit et l’aube ne pointait toujours pas.«Probablementquefistonpercedesdents»,songea-t-ilavantdereposerlatêtesurl’oreilleretd’essayerdeserendormir.

LesminutespassèrentsansqueMorphéeluioffreleconfortdesesbras.Jean-Françoiscommençaitàse demander pourquoi Esther ne regagnait pas leur lit. La fragilité psychologique de sa femmel’inquiétait. Même si elle incarnait la définition même d’une mère aimante, Jean-François craignaitparfoisquesadépressions’aggraveetluifasseposerdesgestesregrettables.

Tenuéveilléparcesidéesnoires,Jean-Françoiss’assitauborddulit.Ildécidadeserendreàpasdeloup vers la chambre de Théo pour s’assurer que tout allait bien. Si Esther le surprenait, il pourraitprétendrequ’il se rendait à lacuisinepourboireunpeud’eau.Avecunpeudechance, il constateraitqu’elle s’était endormie avec l’enfant sur le matelas qu’ils laissaient en permanence à côté de lacouchettedeThéo.Iln’auraitqu’àregagnersonlitpourdormirpaisiblement.

Silencieusement, Jean-François longea le mur du corridor menant à la petite chambre de Théo. Àquelquespasdelaporte,ilcrutentendreEstherparler.Sansdouteessayait-elledeconvaincresonfilsdefermerlesyeuxetdedormir.Jean-Françoistenditl’oreille.

—Jesaisquetuasdelapeine.Mamanaussi.Jean-Françoisfermalesyeux.Ilconnaissaitlapropensiond’Estheràtoutexpliqueràsesbébés,même

lessituationsd’adultequileuréchappenttotalement.Ellemaintenaitqu’enverbalisantleursémotions,lesparentspermettentderassurerleursenfants.Quemêmes’ilsnesaisissentpaslesmots,ilssontcapablesderessentircequisecachederrièrelesphrasesauxquellesilsnecomprennentrien.

—Papaaussiadelapeine.Àcausedemaman.Çan’arienàvoiravectoi.

Un sanglot étouffé sortit de la chambre pour se lover dans l’oreille de Jean-François. S’il nes’émouvaitpasduchagrindesa femme–après tout,elleavaitcouruaprès lesproblèmesactuels–, ildevaitbienadmettrequ’il s’était trompédecible lesdernières semaines.Le simple faitde se le faireconfirmerparlemonologuequesafemmedestinaitàThéoleremplitdehonte.Est-cequeThéopleuraitsonabsence?

—Tonpapat’aime.Ilestjustefâchécontremoi.LediscourssemblaittellementsincèrequeJean-Françoissentitunebouled’émotionseformerdanssa

gorge.Esthervenaitdeluiattribuerletitredepapa.Ellenepouvaitpassavoirqu’ilétaitlà.Quegagnait-elleàmentiràunbébédeneufmoisquinepourraitrienrépéterdetoutefaçon?Ellesemblaitvraimentcroirequ’ilétaitlegéniteurdeThéo.Etsielleavaitraisonetqu’ilsoitentraindebousillersafamilleparorgueil?Etsi,telunbébé,sonraidnocturnedanslecorridorluipermettaitderessentir,au-delàdesmotsdesafemme,l’émotionpurequ’elleéprouvaitpourlui?

Jean-François fit demi-tour pour trouver refuge dans le lit conjugal où la froideur des draps lui fitregretterlachaleurdesafemme.

Aumêmemoment,Estherdéposaitsonbébéendormidanssacouchetteenserépétantquel’hommequis’étaitlevénuitaprèsnuitpourdonnerlebiberonàThéoméritaitlenomdepapa,quesesgènessoientportésparl’enfantounon.

Unemauvaisenouvellen’arrivantjamaisseule,àpeineétait-ellerentréedel’urgencequeLiliappritquelejardind’enfantsqu’elleavaittrouvé,avantmêmelanaissancedesonfils,venaitdelacontacterpourl’aviserd’unefermetureaussisoudainequedéfinitive.Elledevaittrouverunenouvellegarderie.

Quelques jours plus tard, chérubins dans les bras ou confortablement installés dans un porte-bébé,Jeannine,FrédériqueetLilisepointèrentàl’heureconvenueaudomiciled’unefemmeayantrécemmentaffichéuneplaceengarderiepourunpoupondemoinsdedix-huitmois.SiEsthermanquaità l’appel,elleavait toutdemêmefourniunelistedepointsàvérifier lorsdelavisite.Selonelle, lechoixdelagarderieétaittropimportantpourprendreleprocessusàlalégèreetimproviser.

—Siçaadel’alluredemettrelesparentsdansle troublecommeça,s’étaitplainteJeannineaprèsqueLili eut relaté lemessage laconiquequ’elleavait trouvé sur son répondeuretqui l’avisaitqu’elleperdaitsaplaceengarderie.

—J’mecroiselesdoigtspourenvisiteruneseuleettombersurlejackpot!—Turêves!intervintFrédérique.Trouverunegarderie,c’estencoreplusdifficilequedetrouverune

paire de jeans confortable, qui te fait pas un gros cul et qui coûte pas la peau des fesses: missionimpossible!

—Jeannineatrouvédupremiercoup,répliquaLili.—Ledossier est encoreouvert, corrigea Jeannine.Gerryacceptepasqu’on sépare les jumeaux. Il

continuedechercherunegarderiequilesprendraittouslesdeux.—C’estcommevouloirrentrerunep’titegrossedansmonskinnyjeans,commentaFrédérique.—Donc,tucherchesencore?s’inquiétaLiliensongeantqueJeanninepourraitbienluidamerlepion

surleterrainsiellestrouvaientunegarderieavecdeuxplaceslibres.—Non.Mesdeuxgarderiesmeconviennent.SiGerrytrouve…OK,maismoijenechercheplus.

—Toi,t’astrouvé?demandaLiliàFrédérique.—Non.Pisjesaispassijedoisperdredel’énergielà-dessus.—Quandtuvasreprendreletravailàtempsplein,SimonpourrapasgarderBlancheentouttemps,

raisonnaJeannine.—Çasepourraitqu’onaillevivreauJapon.Simonvientdesefaireoffriruncontrat.Deux mâchoires se décrochèrent en face de Frédérique. Si Lili imaginait déjà l’excitation que

représentait une aventure semblable dans une vie, Jeannine y voyait plutôt sa perte personnelle: êtreéloignéedesagrandefille.

—Quandest-cequet’avaisl’intentiondem’enparler?s’irritaJeannine—Maintenant.—Tuparsquand?questionnaLili, emballée à l’idéedeclavarder avecuneamieà l’autreboutdu

monde.—C’estpasencorefait,maisçaseraitdansmoinsdedeuxmois.—Doncpasdeproblèmedegarderiepourtoi,conclutLili,auxanges.—Sic’estdifficiledetrouverici,imagineenchercheruneenchinois,serenfrognaJeannine.—TusaisqueJaponetChine,c’estdeuxpaysdifférents?secontentaderépondreFrédérique.Leur conversation fut interrompue par l’éducatrice en garderie qui venait d’ouvrir la porte de son

domicile,intriguéeparlerassemblementimprovisésursonperron.—Bienvenue!Entrez.Le ton était chaleureux,mais l’expression faciale disait clairement qu’elle ne s’attendait pas à une

visitedegroupe.Commesisavoixetlapeuraufonddesonœilselivraientuneluttesansmerci.Enmoinsdedixminutes,letrioetsamarmailleétaientderetoursurletrottoir.—Elle aurait pu écrire dans son annonce que c’était pour du temps partiel.Onn’aurait pas perdu

notretemps,gémitJeannine.—Onpeutcontinueràdeux,Jeannine.Aprèstout,t’asdéjàtrouvétesgarderies,s’excusaLili.—Çame fait plaisir de vous aider. Faut bien que quelqu’un le fasse.Vos chums ont pas l’air de

comprendrequ’ilsdevraients’impliquerunpeu.Lili sourcilla devant la pique. Depuis quand Jeannine avait-elle enlevé son odeur de sainteté à

Thomas? Habituellement, elle le voyait dans sa soupe. Même chose pour Simon qu’elle vénérait detolérerFrédériqueetsoncaractèredifficile.

—Laprochainevisiteestdansuneheure,constataLili.Çavoustentedeprendreuncaféenattendant?—Onenprofiterapoursurfersurmagarderie.com,proposaFrédérique.—Surquoi?—Tuconnaispaslesitemagarderie.com?semoquaFrédérique.—C’estLEsitepourtrouveruneplaceengarderie,ajoutaJeannine.—Oui,oui.J’avaismalcompris.Lili rougit. Que Frédérique connaisse mieux qu’elle les ressources Internet disponibles pour les

nouveaux parents passait encore.Mais que Jeannine lui en apprenne sur le contenu de la Toile étaitcarrémentgênant.

—Venezdoncaucafé.Fautquej’essayederéglerunproblèmed’horaire.

—Ça va nous faire faire un grand détour pour rien, argumenta Lili en regardant l’adresse de laprochainegarderieàvisiter.

—Oui,mais j’ai un shift la semaine prochaine que je dois changer, Simon peut pas s’occuper deBlanche.

—Jevaistelagarder,moi,proposaJeannine.Unegrand-mamanàproximité,c’esttoujourspratique!Si Frédérique n’y vit que du feu, trop heureuse d’avoir réglé aussi facilement son problème, Lili

comprittrèsbienl’insinuationdeJeannine.Lagrand-mamanenfilaitsesgantsdeboxepourdonnerunesolideracléeàsonadversaire:leJapon.

Jean-Françoisreçutlavisited’unhuissierenpleinsamediavant-midi.Ilremercialaprovidenced’êtreàlamaisonalorsqu’entempsnormal,ilauraitjouéautaxipouremmenerEmmaaucoursdegymnastique.

La lettre était adresséeàEsther,mais il endéchira l’enveloppepouren lire le contenu:Claude luiacheminaitunordredelacourpourunereconnaissancedepaternité.Lemonstrefaisaitappelàlajusticepourforcersafemmeàfairequelquechosequ’ellenesouhaitaitpas.L’hommedeCro-Magnondormantàl’intérieurdeJean-Françoissortitlatêtedesagrotteavecsongourdinàlamain.Safamilleétaitmenacéeet il n’hésiterait pas à jouer de lamassue contre l’envahisseur, anticipantmême de le transformer enméchoui.

S’ilétaitlepremieràsouhaiteruntestdepaternitépourtirertoutel’histoireauclair,Jean-Françoisavaitaumoinsladélicatessedenepasrendrel’affairepublique.EmmaetAntoinerisquaientd’essuyerlesmoqueriesdesautresenfantssil’affaires’ébruitaitdanslacourd’école.

UnepartiedeluiavaitbienenviederefilerlapatatechaudeàEstheretdes’enlaverlesmains.Elleétaitl’uniqueresponsabledelasituationembarrassantequilesmenaçait.Maisdèsqu’undangerplanaitau-dessusdesenfants,Jean-Françoisadoptaitlamêmeposturequ’Esther:ilmontraitlesdents.

Alorsqu’ilcherchaitlameilleurestratégieàmettreenplacepourprotégersespetits,Jean-Françoisfutfrappéparunéclairdelucidité:Estheravaitcachésonaventureextraconjugalepourlesmêmesraisonsqu’ilsongeaitàbrûlerlalettrequ’onvenaitdeluiremettre:ellemettaitlesenfantsàl’abridelatempête.Ellerisquaitl’harmonieauseindeleurcouplepouréviterdesblessuresauxenfants.

Lesdeuxadultesavaientconvenu,avantmêmelanaissanced’Antoine,qu’ilsferaienttoujourspasserl’intérêtdesenfantsavantleurbien-êtrepersonnel.Ilss’étaientdonnépourmissiond’êtresuffisammentmaturespouragirdans l’intérêtde leurprogéniture.Unsermentqu’ils avaient toujourshonoré jusqu’àl’andernier…

Jean-Françoisréalisaitàretardementquesondépartdufoyeretsondésirdevivreaugrandjoursonamourettedequarantenairerefusantdevieillirétaientlepremieraccrocàcepacte.Qu’ilétaitleseulàavoiroubliécettepromessesolennelle.Qu’encoreaujourd’hui,Estherluidémontraitsagrandeurd’âmeen se sacrifiantpour sespetits, alorsque luin’avait songéqu’à la satisfactiondumembrequipendaitentresesdeuxjambes.

—Qu’est-cequec’est?demandaAntoineenpointantl’enveloppequesonpèretenaitàlamain.—Rien.Despapierspourletravailàpapa.Questiondenepaséveillerlessoupçonsdesongrandgarçon,Jean-Françoisreplialafeuille,laglissa

àl’intérieurdel’enveloppedéchiréeetcachaletoutaufonddesamallettedereprésentant.Sonfils,sans

le savoir,venaitde lui trouver lameilleurecachettepour lamissivecompromettante.Probablement leseulendroitqu’Esthernerisquaitpasd’épousseter.

Lilirentraauloftplustardqueprévu.GrâceaumoteurderechercheproposéparFrédérique,elleavaitdénichédeuxautresgarderiesàvisiter le jourmêmedontunepromettaitd’être ladeuxièmemaisondeLéonardaucoursdesquatreprochainesannées.

—C’est àmi-chemin entre ici et ton travail, confia Lili avec enthousiasme à Thomas.Même pasbesoindefairededétour.

Dans une grande description dithyrambique, Lili détailla pour Thomas les avantages de ce milieufamilial, labonnepremière impression laisséepar l’éducatrice, lapropretédes lieuxet la réactiondeLéonardquandsanounous’adressaitàlui.

—Enplus,c’estsubventionné.—C’estdanslapoche?—Presque.Ladameattendaitjusteleverdictd’unautrecouplepournousdonnerlaplace.—Génial!Oncommandequelquechosepourfêterça?Liliapprouvaenserendantàlacuisinepourfouillerlapilededépliantsqu’ilsutilisaientquelquefois

poursefairelivreràsouper.—Jepensaisaunouveaurestaurant indienduquartier.Çafait longtempsqu’ona legoûtd’essayer,

suggéraThomas.Lilifitlagrimace.—ÇavaêtretropépicépourLéonard.—Pizza?—Pastrèssantépourunbébédedixmois.—Sushis?Thomas savait que cette troisième proposition était gagnante.Lili ne pouvait résister à l’appel des

makiscolo-rés,dupoisson fraisetdes spécialitésduchef.Elle s’étaitplainte tellement souventdenepouvoirenmangerpendantsagrossessequ’elleprendraitplaisiràrattraperletempsperdu.

—Yapasgrand-choselà-dedansqueLéonardvapouvoirmanger.—Aucontraire:durizblanc,del’avocat,del’omelettejaponaise…c’estparfaitpourlui.Lilifitlamoueavantdechercherlerestaurantidéalàtraverssapiledemenus.Chaquebrochureétait

systématiquementéliminéepouruneraisonouuneautre.Lesgriefsétaientaussimultiplesqueridicules:—Livraisontroplongue:Léonardvamourirdefaim.Toujourstropchaud:Léonardpourraitsebrûler.

Nourrituretropsalée:mauvaispourlasantédebébé.Menutropexotique:ilfautintégreruningrédientàlafoispouréviterlesallergies.

Thomascommençaitàs’impatienter.—Lili, laMèrepouleoffrepasencoreleservicedetraiteuràdomicileetàcequejesache,aucun

restolivredespuréespourbébé.Oncommandepournous,pisonferacuirequelquechoseàlavapeurpourLéo.

—Onvaluimangernotrefestindanslaface!—Tusemblescroirequ’ilyariendecompatibleavecsadiète.

—Ondevraitlaissertomberetmangercequ’onadanslefrigo.Enplus,j’suisjamaiscertaineàcentpourcentqueçarespectemadiètehypoallergène.

Thomasenavaitmarredecetargument.LiliconnaissaitàprésentsurleboutdesdoigtslesingrédientsquicausaientlesallergiesdeLéonardetilsavaientidentifiédepuislongtempslesrestaurantsetlesmetsqu’ellepouvaitsepermettre.

—Onvapassepriveràcausedelui,objectaThomas.Ilmangel’équivalentdedeuxcuillérées.Yasûrementunrestantqu’onpeutluirefilercesoir.

LilidevaitbienadmettrequeThomasavaitraison.—Choisiscequitefaitplaisir,luioffritsonamoureuxavecgalanterie.Lilirepritlapilededépliantsenmainetcommençaàjongleraveclesdifférentsmenus,consternéede

constater qu’elle ne savait plus ce qui la rendait heureuse. Elle avait pris l’habitude de décider enfonctiondesonfils,allantmêmejusqu’àoubliersespréférencespersonnelles.SonestomacseconfondaitavecceluideLéonard.

Letampondémaquillantappliquésurl’œildroit,Estherzieutadugaucheendirectiondelabaignoire.Lesenfantsbatifolaient joyeusement.Pourelle, l’heuredubainétaitun rituel salvateur.Nonseulement sesbouts de chou appréciaient demariner quelquesminutes dans lamême eau chaude,mais elle pouvaits’adonneràunecourte routinebeautémaintenantqueThéoétait assez solidepour s’asseoircommeungrandentrelesjambesdesongrandfrère.

Bébétapaitl’eauduplatdesmains,éclaboussantlesdeuxautresquifaisaientdesgrimacesexagéréespour le faire rire. Le bonheur pouvait s’incarner dans un rire cristallin d’Emma ou les babillementsdésordonnésd’unbébésatisfaitdesafratrie.

Esther ferma complètement la porte de la salle de bain et commença l’application d’un masquehydratant.Dèsqu’elleauraitterminéd’étendreleproduitsursapeau,Emmaluidemanderaitdefairelefantôme,convaincuequemamansedéguisaitpourluifaireplaisir.

Elle acceptait de semontrer ainsi, les cheveux noués en queue de cheval et le visage beurré d’unmasquepourlesfairerire,maispasquestionqueJean-Françoissoittémoindecesoindebeauté.«Desplanspourqu’ildemandeledivorce»,songeaitEsther.

Voyant qu’aucun des enfants ne réclamait de sortir de la baignoire et qu’ils venaient tout juste decommenceràjoueràcacherlebedondeThéosousunedébarbouillettetrempée,Estherenprofitapourclassersontiroiràcosmétiques.L’opérationmonopolisatoutesonattentionjusqu’àcequ’uncriterrifiantluifassedresserlescheveuxsurlatête.

Avant même de se retourner pour constater ce qui avait poussé Emma à crier de la sorte, Estherpaniqua.Elleavaittournéledosàpeinequelquesminutes,sansmêmequitterlapièce,sepouvait-ilquesonbébésesoitnoyépendantcetintervalle?

Aucriinitiald’Emmasejoignirentlehurlementstridentd’AntoineetlespleursdeThéo,déstabiliséparlaréactiondesesaînés.

Lecerveaud’Estheressayad’analyserlasituationrapidementetefficacement.Lestroisenfantsétaientvivants,c’étaitdéjàunbondépart.Maisletriofaisaitfaceàunemenacequ’ellen’arrivaitpasencoreàidentifier.

Alertépar levacarme,Jean-Françoisouvrit laportedelasalledebainà lavolée.Sonattentionseportad’abordverslesenfants,puisilremarquaensuitesafemmeetsouritdiscrètement.«Moiaussi,ellemefaitpeur,attriquéecommeça»,concéda-t-ilàsespetits.

—Qu’est-cequisepasseici?tonnaJean-Françoisquinetoléraitpasquelesenfantscrientdelasorte.—Théoafaitcacadanslebain,révélaEmmaavectoutledégoûtqueluiinspiraitlebillotbrunqui

flottaitdanssadirection.—Oh!MonDieu!s’exclamaEstheravantd’empoi-gnerlecoupableparlesaissellespourlesortirde

l’eauenvitesse.Elleremarquaalorsquetroispetitescrottesnaviguaientàlaqueueleuleu,telsdesnaviresenhaute

mer.Elledéposa lebenjaminsurune servietteavantd’inviter lesdeuxautresà sortirde labaignoire.Mais les plus grands demeuraient sourds à son invitation, repoussant les excréments en direction del’autrepouréviterd’êtretouchéparlesdéjections.Plusilsagitaientl’eaupoursesoustraireaucontactdesmatièresfécales,pluslecacasedésintégrait.

—Arrêtezça,criaEsther,ilvayenavoirpartout.—J’aicequ’ilfaut,lançaJean-Françoisenrevenantdanslapièce.Médusée,Estherdécouvrit sonmari couvertde son tablierdechef, tenant à lamain lepichet à jus

familialetunegrandelouchetrouée.—Franchement!J’mesersdeçapourfaireàmanger.—J’vaislesnettoyer.Esther réprima un haut-le-cœur. Comment pourrait-elle utiliser ces instruments dorénavant sans les

associeraucontenudelacouchedeThéo?Jean-Françoisauraitbeaufairetremperletoutdansl’eaudeJavelpendantuneannéeentière,iln’étaitpasquestionquecesobjetsretrouventlechemindesarmoiresdelacuisine.

—Onl’adéjàfait,confiaAntoineencroyantaiderlacausedesonpère.Estherchoisitd’effacerinstantanémentl’informationdesondisquedurpersonnel.Ilyadeslimitesà

cequepeutconcevoirunêtrehumain.Sans plus attendre, Jean-François repêcha les étrons, ou dumoins ce qu’il en restait. Le récipient

transparentquilesaccueillitnecachaitriendelacompositionétonnantedesoncontenu.—Maman,yadesgrainsdemaïs, s’étonnaEmmaenobservant lapêchemiraculeusedesonpapa.

C’estlepâtéchinoisdecemidi!Maisoùestlesteakhaché?Jean-François et Esther éclatèrent d’un rire commun. Il n’y avait rien comme les enfants pour

dédramatiserunesituationembarrassante.Lesenfantssejoignirentàl’hilaritécollective,heureuxd’êtreparticipantsàcegrandmomentdebonheurfamilial.MêmeThéo,lesfessestoujoursàl’air,gazouilladeplaisir,l’airdedire:«J’vousaifaitunebonneblague,hein?»

EstheretJean-Françoissefixèrentduregard.Elleavaitlevisagebarbouilléd’unproduitqu’iljugeaitinutile;luiavaitunelouchesaliedecacaàlamain.Sil’essentielestinvisiblepourlesyeux,lecœurestégalementaveugleauxdétailsquandl’amourvoussauteenpleinvisage.

Mis à part le décolleté de la serveuse, c’est le diamant qui brillait à son annulaire gauche qui attiral’attention de Ben. Pourtant, il aurait juré que Frédérique ne portait pas d’alliance quand elle s’était

pointéechezluienprétextantdesdouleursmusculairespours’offrirunepartiedejambesenl’air.Ilfautdirequ’iln’avaitjamaisétéattentifauxdétails.

Unsoupçondedéceptions’imprimasursestraits.S’ilremettaitlespiedsaucafé,c’étaitpourrenoueravecFrédérique.Dumoins,réinscrireofficiellementsonnomdanssoncarnetdebaise.Lesphéromonesde Frédérique le ramenaient sur les traces de son passé. Il haussa imperceptiblement les épaules, sedisant qu’au fond, unemaî-tressemariée lui assurerait plus de discrétion, et l’assurance de ne pas seretrouveravecunepetiteamiejalouseetpossessive.

L’objetdesesfantasmesluitenditlabièrequ’ilvenaitdecommander.—T’esmariée?Frédériquecomprittroptardquesonjoncvenaitdetrahirsonstatutmarital.Elleavaitpourtantpris

l’habitudedeleretirerenmettantlespiedssursonlieudetravail.Sonoubliauraitpuêtresansincidence,maisdevantBen…

—C’estdutoc,prétendit-elle.Il luiagrippa lebraspourobserver lebijoudeplusprès.Frédériquese laissa fairecommes’ilne

pouvaitqueconstaterqu’elledisaitlavérité.—Dutocdequalité,secontenta-t-ildecommenterpourbienfairecomprendrequeFrédériqueétait

démasquée.Vilainefille.UnfrissondeplaisirparcourutFrédérique,remontantsacolonnevertébraleducoccyxauxcervicales.

Lereprocheétaitclairementàdoublesens.Elleseditquesiellesuccombaitdenouveauauxcaressesdecethomme, il redoubleraitd’ardeurpour la fairesiennepuisqu’elleétaitdéjàpriseparunautre,etceconstatnepouvaitqueluiplaire.

—Larelation,c’estdutoc.Paslebijouquiestvenuavec,serepritFrédériquepouravoirlederniermot.

Cepetitjeudeséductionluiplaisaitauplushautpoint.Cettedraguesauvageluimanquait.Dommageque Simon n’ait pas compris qu’elle était un élément vital d’une relation de couple avec Frédérique.N’empêche,enrepensantà leurbaladeenascenseur,Frédériquedevaitbienadmettrequesonchumsedébrouillaitplutôtbienenmatièredeséduction.Peut-êtreétait-cejusteellequiperdaitintérêt?

ElledécidaalorsderefuserlapropositiondeSimon.ElleresteraitauQuébecetsevautreraitdanslaluxureavecBenpendantl’absencedel’autre.Laprésencedumassothérapeuteaucaféétaitassurémentunsigne envoyé par le destin pour lui indiquer la décision à prendre. Si l’événement faisait pencher labalance,cen’étaitclairementpasenfaveurd’undépartpourleJapon.

EnvoyantqueLilietEstherpassaientlaporteducafé,FrédériqueretiraprestementsamaindecelledeBen. «Merde!Va falloir jouer serré», songea-t-elle en cherchant une échappatoire à cette situationdélicate.

—Qu’est-cequejevoussers,mesdames?—Commed’habitude,lançajoyeusementLili,fidèleàlatisanepoire-gingembredel’établissement.—Unecoupederougepourmoi,précisaEsther.—C’esticiquesetiennenttoutesmesplusbellesclientes,laissatomberBenencherchantàétablirun

premiercontactamical.Lemassothérapeutesesouvenaitduquatuorqu’ilavaittraitéquelquessemainesplustôt.Ilcomprità

l’airembarrassédeFrédériqueques’ilsouhaitaits’envoyeren l’airavecelle, ilavait intérêtàgarder

pourluitouteallusionàleurpetiterelationsecrète.SiEstherrestaunmomentdanslebrouillard,Lilireconnutinstantanémentlemassothérapeutequilui

avaitprodiguéunmassagemémorablelorsdeleursortiedefilles.EllequestionnaFrédériqueduregard,maiscettedernièrefitsemblantdelaverlecomptoirpournepasrépondreàsoninterrogationmuette.

Sentant le malaise s’épaissir, Ben choisit de détourner l’attention des filles avec une tactiqued’évitementquiavaitfaitsespreuves:poserdesquestions,s’intéresseràl’autre.

—Oùestlaquatrièmedéessedevotregroupe?formula-t-ilenpensantàJeannine.—EllegardelafilleàFred,expliquaLili.Bens’étouffaavecsagorgéedebière.NonseulementFrédériqueétaitencouple,maisenplus,elle

avait un enfant. Les choses avaient évolué drôlement rapidement pour elle pendant les deux dernièresannées.Lesouvenirqu’ilconservaitdeFrédériqueétaitplutôtceluid’uneéternellecélibatairequeceluid’unejeunemèredefamille.

L’hommeterminasabièreenvitesseettirasarévérence.Frédériquen’étaitfinalementpasunsiboncoupqueça.Aucunentrecuisse,aussiparfuméetlubrifiésoit-il,nevalaitlesemmerdesqu’ilentrevoyaitàl’horizonaveclaprésenced’unbébéetd’unfiancédansl’équation.

Endéposantlesconsommationsdesesamiessurlecomptoir,Frédériqueseditqueledestinjouaitaufouavecelle.Silaprésencedesesdeuxamiesnevenaitpascarrémentdefairepencherlabalanceenfaveurd’undépartàl’étranger,ellerétablissaitàtoutlemoinsl’équilibredesdeuxplateaux.

Avantde rentrerà l’appartement,Frédérique fitundétourpar lamaisondesamèrepour récupérer safille. À cette heure, sa poupée humaine dormait sûrement. Juste à la pensée du minois ensommeilléencadrédebellesbouclettesbrunes,Frédériqueeutunsourireaccrochéauvisagetoutlelongdutrajet.

—Mercibeaucoupdem’avoirdépannée,soufflaFrédériqueàsamère.—Çamefaitplaisir,magrande.Jesuislàpourça.—Jeterevaudraiça.—Franchement,c’estgratis.Profites-en,çarisquedetecoûterpasmalpluschersituvasenChine.

Maisça,Simonasûrementoubliédet’enparler,l’accusaouvertementJeannine.FrédériqueserefusaàpréciserdenouveauquelaChinen’étaitpasladestinationproposéeparson

amoureux.—Qu’est-cequetuveuxdire?—Lecoûtde lavieestpasmalplusélevé là-bas.Tudevrais te renseignercommeil fautavantde

prendreunedécisionàlalégère.PendantqueJeanninepassaitausalonpourrécupérerBlancheendormiedanslachaisevibranted’un

desjumeaux,Frédériqueétalasoigneusementl’habitdeneigedesafillesurlatabledelacuisine.Elleendescendit la fermeture éclair et en écarta les pans afinde faciliter l’habillagede sapoupoune sans laréveiller.Elleavaithâtederentreret lescritiquesdeJeannineenversSimonlui tapaientsur lesnerfs.Depuisquandluitrouvait-elledesdéfauts?Normalement,ilétaittoujourstropbienpourelle.

JeanninenetardapasàreveniravecuneBlancheauboisdormant.Avecdélicatesse,ellepositionnalapetiteprincessepar-dessuslevêtementprêtàl’accueillir.

—Quoi?s’écriaFrédériqueenpassantnerveusementlamainsurlefrontdel’enfant.Tuluiascoupélescheveux!

—Justeletoupet.Situveuxquejetrimeaussienarrière,reviensdemain.Onserapastropdedeuxpourfaireletravail.

PourJeannine,ilétaitévidentqueBlanchedevaitpasserchezlecoiffeur,sesgrandesbouclessouplesluiretombantconstammentdanslesyeux.Laracinedescheveuxrefusaitquelesmèchesfollessedirigentversl’arrièredelatêtedel’enfant.Illuifallaitdoncunefrange.

Jeannine était fièrede son initiative.Ellevenait d’éviter àFrédérique le coût d’une coupe chezuncoiffeurprofessionnel–desvoleursquifacturentpresqueaussicherpourunetêted’enfantquepourunefemme–,luiéconomisaitletempsdudéplacementetlecasse-têted’uneprisederendez-vous.C’étaitcegenre d’idées qui, accumulées les unes aux autres, convaincraient Frédérique de la pertinence dedemeurerauQuébec.Làoùellepouvait compter surun réseau social fiablepour lui rendredemenusservices.

—Dequeldroittumutilesmafille?s’emportaFrédérique,réveillantdumêmecoupBlanchequisemitàpleurer.

—T’inquiètepas,larassuraJeannine,comprenanttrèsbienlaréactiondesafille.Jeannine se rendit au comptoir pour y prendre une enveloppe qu’elle déposa dans la main de

Frédérique.—J’aipasjetésespremièresmèches.Jetelesaimiseslà-dedans.J’aimêmemarquéladatedela

coupe.CefutuniquementlechagrindesafillequipermitàFrédériqued’étoufferlesinsultesqu’elleaurait

voulucrieràlatêtedesamère.Sansplusunmot,ellehabillasonbébéetsortitencoupdevent,faisantclaquerlaportedelademeure.

—Qu’est-ce que j’ai fait? demanda Jeannine le plus sérieusement dumonde. J’aurais peut-être dûprendreuneenvelopperose?

Frédériquenedécoléraquetarddanslanuit.Avecunemèresemblable,ilvalaitprobablementmieuxmettreunedistanceentreellesavantquesesenviesdetuernedeviennentréalité.VivementleJapon!

Jean-François observait Théo. Chaque fois qu’Emma lui présentait un nouveau jouet, il soulevait sessourcils pour marquer son contentement. Comme si le fait d’agrandir ses yeux était un moyen decommuniquersonapprobationàsagrandesœur.

Jean-Françoissesouvenaittrèsbienqu’EstheravaitremarquélemêmemanègeentreEmmaetAntoinealorsqueleurfilleétaitbébé.Elleluiavaitfaitremarquerqueceticvenaitdelui,qu’ilavaitlamêmehabitudelorsqu’ilapprouvaitsilencieusementetqu’elleleconstataitsurtoutlorsqu’ilsétaientàtableetqu’ilnevoulaitpasparlerlabouchepleinedevantlesenfants.Théol’imitait,lui,sonmodèlemasculin.

L’espaced’un instant, il sedemandasic’étaitunequestiongénétiqueousimplement le fruitde leurcohabitation.Si lesenfantsadoptés finissentpar ressembleràceuxqui lesont recueillis,peut-être lessimilitudesentreThéoetluin’avaient-ellesrienàvoiravecunquelconqueliendeparenté.Maispeut-êtrequeoui…

Lesderniers jours,Jean-Françoisavaitchangésonfusild’épaule.Ilessayaitde traiterThéocommeses deux autres enfants. Il ne pouvait s’empêcher de chercher des traits de caractère communs ou desdétails physiques qui les lieraient au niveau de l’ADN. Chaque découverte positive étaitirrémédiablementsuiviedesoninverse.Ilneparvenaitpasàétablirclairementsapaternitémalgréuneobservationrigoureusedugarçonnet.

—J’ai reçuune enveloppe à tonnom. Je te ship ça à lamaison? s’enquitThomas lorsd’un appeltéléphonique.

—Non.Jevaispasseraujourd’hui,avaitréponduJean-François.Ilavaitdélibérémentdonnél’adresseducommercedeThomaspourlaréceptiondesrésultatsdutest

de paternité maison auquel il s’était soumis en compagnie de Théo. Heureusement que la compagniefaisait preuvedediscrétion. Jean-François s’était assuréqu’aucunementiondunomde l’entreprisenesoitvisiblesur l’enveloppede retour.Thomas, respectueuxdenature,n’exigeraitpasd’explicationssisonvieuxpotesemontraitavaredecommentairesoud’éclaircissements.C’étaituncoded’honneurqueleshommesrespectaientsansjamaisenavoirclairementétablilesparamètres.ThomaspréféraitnepassavoircequipouvaitêtrecompromettantdanslaviedeJean-François.Etviceversa.

Dèsqu’Esthersortitdeladoucheetfutenmesuredeprendrelarelèveaveclesenfants,Jean-Françoiss’éclipsa,prétextantunegrossejournéedetravail.

Maintenantinstalléderrièrelevolantdelavoiture,avecleplirécupéréquelquesminutesplustôtchezlefleuriste,lepèredefamilleneparvenaitpasàsedécideràouvrirl’enveloppe.Ilvoulaitunrésultatpositif.IlsouhaitaitqueThéosoitsonfils.Rienneservaitàprésentdesefairecroirelecontraire.Ilétaitenamouravec lepetitbonhomme,comme il l’avaitétéavec lesdeuxautresenfantsdès l’instantoù ilavaitposélesyeuxsureux.

S’ilfallaitqueletestdepaternitéluirévèlequeThéon’étaitpassonfils,Jean-Françoisnesauraitpascomment réagir. Il se demandaitmême s’il n’était pasmieux dans l’ignorance. Avec son initiative, ils’étaitpeinturédanslecoinetlapeintureavaitungoûtamer.

Lefrontperlédesueur,lecœurbattant,ildécidaderemettreàplustardlalecturedesrésultats.S’ilprenaitlevolant,peuimporteleverdict,ilrisquaitd’êtreimpliquédansunaccidentdelaroute.Illiraitlerapportdanslasoirée,àlamaison.

Àl’imagedeJean-François,maisavecquelquesheuresdedécalage,Lilimitlespiedsdanslecommercedesonamoureux.Àl’aidedesesfesses,elleretintlaported’entréeafindemieuxcontrôlerlapoussetteetdelafairepasserdevantelle.Samarchedesantéluiavaitfaitleplusgrandbien.Enplusdebrûlerquelquescaloriesetdeluiaérerl’esprit,leventd’automneluiavaitlégèrementrosilesjoues.

QuellenefutpassasurprisedetrouverThomasassisderrièrelecomptoir,entraindesiroteruncaféavecMagalieDemers!Lilin’ignoraitpasquela jolierousseentretenaitmaintenantdesliensd’affairesavecThomas,lefleuristeayanttoujoursjouécartessurtableàcesujet,maisjamaisiln’avaitpréciséqueleurententeétaittellequ’ilssevoyaientàl’occasionpourpartageruncafé.LiliremerciaintérieurementDameNature demaintenir lemercure au bas du thermomètre. Les deux autres pourraient attribuer lerougequiluimontaitauvisageaucontrastedestempératuresplutôtqu’àsonembarras.

—Ça, c’est une surprise àmon goût, dit chaleureusement Thomas en embrassant sa blonde. Tu tesouviensdeMagalie?

«Comment oublier?», songea Lili avec une pointe de jalousie. À la fin de sa grossesse, elle étaitpersuadéequeMagalieétaitlamaîtressedeThomas.

Les femmeséchangèrentunepoignéedemainqui rassuraLili:«Impossiblequ’elleaitdesvues surmonchumetqu’ellemeregardeavecautantdefranchise.»

Léonardmanifestasaprésence.Lilisedépêchadecueillirsonfilsetdeledéshabillerunpeu.—Tuveuxuncafé?questionnaThomas.Aussitôt laquestionprononcée,Thomass’envoulutdesonindélicatesse.Liliallaitait toujoursetne

buvaitniexpresso,nilatté,nicaféfiltredepuislanaissancedeleurfils.—Plutôtunetisane.—J’enaiplus.Tuveuxunverred’eau?Thomass’éclipsadans l’arrière-boutiquepourdénicherunverreproprepourLili.Laisséesàelles-

mêmes,lesdeuxfemmesentamèrentladiscussion.—Thomasm’aracontél’accidentdeLéonard.T’asdûavoirpeur?—Oui.Lilin’avaitvraimentpasenvied’aborderlachutedeLéonardavecMagalie.Ellen’enavaitmêmepas

parléà sesamies tellementelleavaithontequece soit arrivéen saprésence.Ellen’arrivaitpasà sedépartir de sa culpabilité et juste l’idée queThomas ait fait des confidences à ce sujet à cette quasi-parfaite-inconnuel’indisposait.

Lachaleurdelaboutiquelagagnant,Lilicommençaàdescendrelafermetureéclairdesonmanteau,mais arrêta son geste à mi-chemin. Elle portait un pantalon d’intérieur et un chandail en molletonappartenantàThomas.Enyrepensantbien,ellecroyaitmêmequeLéonardavaitrégurgitésurlamanchegauchecematinetqu’ellel’avaitsimplementessuyéeavecunedébarbouilletteplutôtquedesechanger.Àmoinsquecenesoithier?Liliportaitlesmêmesvêtementsplusieursjoursdesuite.Encomparaison,lepullencachemiredeMagalie,justeassezseyantpourdévoilersescourbesharmonieusesetassezcolorépourrehausserlaporcelainedesonvisage,donnaitdesalluresdesans-abriàLili.

Magalieenchaînaenrelatantl’histoiredesacousineàquiunincidentsimilaireétaitarrivé,maisLilin’écoutaitquedistraitement.Elles’absorbaitplutôtdansunexamenattentifdesarivale.

QuandThomas revint avec le verred’eau,Lili se retint d’enlever sa tuque.Saqueuede cheval, sifonctionnelleàlamaison,perdaitdesonlustredevantlamiseenplisoignéedeMagalie.Pourtant,iln’yapas si longtemps,Liliprenait soind’elle, fignolait sonapparence.Devantcette fille sansenfant,quiavaitletempsdeseparfumeravantdesortiretdesevernirlesongles,Liliréalisaàquelpointelleselaissaitaller.

La constatation la choqua.Elle n’avait vraiment pas réalisé à quel point son look criait aux autresqu’elleétaitàprésentmèredefamille.Elleserappelacejugementsévèrequ’elleportaitsurlesmamansqui s’oubliaient complètement aubénéficede leur enfant.Elle croyait alorsqu’il suffisaitd’unpeudebonne volonté pourmarier dignité personnelle et bébé.Elle était l’incarnationmêmede lamatriarchenégligéequ’ellecritiquaitautrefois.

Sonamoureuxluifitunclind’œilcomplice.CefutsuffisantpourqueLiliprennelarésolutiondefaireuneffort.Àdéfautdelefairepourelle,elleledevaitbienàThomas.

Vêtud’unimmensecostumerembourré,Simonsetapaitsurlescuisses.Ilfitdemi-tourpourmontrersesimposantesfessesdetissuséparéesparunfundoshi.Frédériqueéclataderire.Elleavaittoujoursaimél’Halloweenetsesfêtescostumées.C’étaitl’occasiond’êtreaguichanteenpublic,derévélersesatoursetdeprétendrequ’elleétaitquelqu’und’autre.L’Halloweenétaitégalementl’occasiondes’envoyerenl’airavecunsuperhérosrencontréaucoindubar,d’éteindrelefeuquilaconsumaitavecunpompieroudedominerunpolicier.Çachangeaitdescomptablesetdesétudiants.LedéguisementdesumodénichéparSimonneréveillaitpassalibido,maisilétaitrigolo.

—Maintenant, pour Blanche, dit Simon en sortant d’un sac de plastique unminuscule costume deHelloKitty.

—Oh!s’écriaFrédérique.Ilsenfaisaientpasdemataille?—Non,maisjesuissûrqu’onentrouveraitauJapon.TusavaisqueHelloKittyétaitJaponaise,non?Frédérique était une adepte de la petite chatte blanche à la boucle rouge.Même si, à la base, le

personnage avait été créé pour les enfants, de nombreux produits destinés aux adultes en portaientmaintenantl’emblème.Frédériquepossédaitdessous-vêtementsàsoneffigie,ungrille-painquidessinaitsonvisageovalesurlesrôtiesetmêmedesautocollantspourlesongles.L’idéequeBlancheincarnesonhéroïneàquatrepattesl’emballait.

—J’me suisdit que ça serait chaudpour la collectedebonbons, ajoutaSimonpour expliquer sonchoix.

LecostumeenfaussefourrurecouvriraittoutlecorpsdelapetiteetSimonavaitchoisiunetailleplusgrandepourpermettreleportd’unhabitdeneigeendessousdudéguisement.

Estheravaitinvitétouslescopainsàunsouperamicalpoursoulignerlafêtedesmonstresetsorcières.Elleprévoyait faireune tournéedesmaisonsavecEmmaetAntoine,etavaitproposéauxautresdesedéguiserpoursejoindreàl’expédition.

—Etpourtoi…ditSimonendéposantuneboîtedevantsablonde.Frédériqueensoulevalecouvercleetdécouvritunmagnifiquekimono.—C’estpasunvrai,maissitum’accompagnesauJapon,ont’entrouveraunnouveau,glissaSimon

sansaucunesubtilité.Àpareilledate, l’andernier,Simonavaitrapportéunemagnifiquetuniquetraditionnellejaponaiseà

Frédérique.N’eussentétéJeannineetsapropensionàtoutfoutredanslasécheuse,Frédériqueauraitpul’enfilercommedéguisement.

—Jevaismelesgelerhabilléeengeisha,seplaignitFrédérique.—Jeserailàpourteréchauffer,répliquaSimonenfaisantroulersesbourreletsdesumoendirection

deFrédérique.Elle le repoussa dans un éclat de rire. Les choix de Simon indiquaient clairement qu’il souhaitait

relancerladiscussionsurunéventueldépartpourl’Asie.Ilavaitdélibérémentcrééuntriojaponais.—Lemoinsqu’onpuissedire,c’estquet’espasungarssubtil,SimonMeilleur!Simonlaremerciademettrelesujetsurlatablepourlui.Ilnevoulaitpaslabrusquer,maisdepuissa

propositiondepartirvivreunanà l’étranger,Frédériqueévitait lesujet.Tous lesmoyensétaientbonspourfaireavancerledossier.

—T’aspenséàmaproposition?

—J’aipasvraimenteuletemps,mentitFrédérique.—C’estuneoccasionenor,jepeuxpasmanquerça.—Sijedisnon,turestesici?Simon segratta le front. Il seposait cettequestiondepuisdes jours. Il nevoulait pas admettreque

Frédériquetenaitentresesmainslegrosboutdubâton.Ilnevoulaitpaslaperdre,maissacarrièreétaitimportantepourlui.

—Jepréfèrepenserquetuvasdireoui.LasonnerieducellulairedeFrédériquesemitàjouer.Ladiversionluipermitd’éviterderépondre.

Gerryprit toutsontempspourraccrocherlecombinédutéléphone.Lerésumédelaconversationqu’ilvenaitd’avoiravecsabelle-fillen’allaitpasplaireàsatendremoitié.

—Pis?—C’estcommejepensais:c’estnon!Endébutdesoirée,Jeannineétait revenuede lapharmacie lesbraschargésdecostumes.Elleavait

expliqué à son homme qu’elle avait eu une idée de génie: se déguiser en famille Caillou pourl’Halloween.ElleseraitDélima,luiFred,etlesjumeauxAgatheetBoum-Boum.

Bon joueur, Gerry avait accepté avec plaisir la proposition de sa femme. Surtout que le costumedénichéparJeannineétaitampleetnemenaçaitpasdelesaucissonner.Lesjumeauxseraientadorablesetceseraitl’occasiondefairedebeauxportraitsdefamille.

Làoùlasauces’étaitgâchée,c’étaitavecl’ingrédientsurprisedeJeannine:—OnvademanderàFrédériquedefaireDino.GerrysavaitpertinemmentqueFrédériquerefuseraitdesedéguiserengrosdinosaure imbécile.Les

costumes qu’il l’avait vue revêtir au fil des ans étaient disons… plus légers. Lorsqu’il en fit part àJeannine,ellenesedémontapaspourautant:

—Offre-luidefaireAgathed’abord.MaximeferaDino.Jeanninepourrait facilementéchanger leminusculecostumed’Agathecontresaversionadulte.Et le

rayondescostumespourenfantsdelapharmaciedébordaitdedinosaures.—Enautantquetoutelafamilleparticipe,conclutJeannine.Gerry n’osa pas lui rappeler un détail important: Frédérique l’évitait comme la peste depuis la

fameusecoupedecheveuxdeBlanche.Iln’avaitdoncaucunargumentpourconvaincrelajeunefemmedesedéguiseraveceux.Deplus,mêmes’il aimaitFrédériquecommesa filleetqu’elleétaitunmembreimportantde leur famille,Gerrysavaitpertinemmentquesabelle-fillebâtissaitactuellementsaproprecellulefamilialeavecBlancheetSimon.

D’ailleurs,c’étaitàquelquesmotsprèscequeluiavaitrétorquéFrédériqueaprèsqu’illuieutexposél’idéedesamère.Gerrydevaitmaintenantexpliquerletoutàsafemme.

—Simonaeuuneidéesemblableàlatienne.Ilsontdéjàachetédesdéguisements.Contre touteattente, Jeannine semit à sangloter.Gerry savaitbienqu’elleprenait leprojet à cœur,

maisdelààverserdeslarmesparcequeFrédériquerefusaitdeparticiper…Jeanninepleuraitd’impuissance.Simonvenaitdel’éclipser.L’ascendantqu’ilexerçaitsurFrédérique

dépassaitlargementceluideJeannine.Nonpasqu’elleaitdéjàétélaréférenceparexcellencedesafille,

maisJeannineavaittoujourssuque,malgréleursdifférends,Frédériqueprenaitsonopinionencompte.Souventpourfairelecontrairedesesrecommandations,maisquandmême.

—Qu’est-cequ’ilya?interrogeaGerryenprenantsafemmedanssesbraspourlaconsoler.Jeanninehésita,puisdévoilalefonddesapensée.Avecunefranchisedésarmante,elleexpliquaàson

hommecequilabouleversait:—Pourque tonenfantveuilles’exilerà l’autreboutde laplanète, fautvraimentêtreunemauvaise

mère,s’affligeaJeannine.DepuisqueFrédériqueavaitmentionnélapossibilitédequitterlepays,Jeanninen’avaitquecesujetà

labouche.Ellenevoulaitpasperdresagrandefille.L’imminencedesondépartluifaisaitréaliseràquelpointelleavaitbesoind’elleàproximité.Ellenepouvaitserésoudreàlalaisserpartiretcherchaitdesargumentspourlaretenir.C’étaitcommesionlamenaçaitd’amputerunepartied’elle-même.

Elle avait commencé une campagne de dénigrement de Simon. Tactique que lui avait rapidementdéconseilléeGerry:Simonétaitungendreirréprochableetelleavaittortd’essayerdelediscréditer.

—Pour lapremière foisde savie, ellea l’air enamour, expliquadoucementGerry.Laisse-laêtreheureuse.

Jeannineréfléchituninstant.Peut-êtreGerryavait-ilraison.—Êtreunebonnemère,c’estaccepterdelaissersesenfantsvolerdeleurspropresailes.Jeannine trouvait justequeFrédériquen’avaitpas lesailes suffisammententraînéespourunvolau-

dessusdel’océan.

Latempératureétaitclémente.Commesilesouffledetouslesdragonslibérésdanslavilleréchauffaitlesalentours.Sorcières,vampiresetmomiespatientaientsagementdansleurchambre.Àcetteheure-ci,lesrues étaient peuplées de courageux lions miniatures, de princesses féériques et de minipompiers quitraînaientavecpeinelessacsdefriandisesgéantsremisparlesparents.

Esther, déguisée en sorcière, passait de porte en porte avec Emma et Antoine pendant que Jean-François,arborantuneperruqued’hommedescavernesetunimmensegourdindeplastique,veillaitsurThéo.

Jeannine etGerryn’hésitaient pas à cogner auxportespourprésenter leurs jumeauxpréhistoriques.Sansaucunegêne,Jeanninetendaitunsacauxoccupantsdesmaisonspourrécolterdesfriandises.

—Ilsmefonthonte!s’indignaFrédérique.ElleetLiliparticipaientdebonnegrâceàlasoiréed’Esther,maisjamaisilneleurseraitvenuàl’idée

decollecterdesbonbonspourleurbébédemoinsd’unan.— C’est tellement évident qu’ils se font des réserves personnelles. C’est gênant! se plaignit

Frédériquedenouveau.—Aumoins, ilssontdéguisés.T’asmoinsdechancequ’onfasse le lienentreeuxet toi,semoqua

gentimentLili.Nombredefois,Liliavaitsacrifiésadernièresoiréedumoisd’octobrepouraccueillirlesenfantset

leuroffrirdesbonbons.Ellesecrispaitchaquefoisquedegrandsados,àpeinedéguisés,luivolaientsesréservesdesuçonsetdebarreschocolatées.Elleconsidéraitaussiquesiunenfantn’étaitpasenmesure

detenirsonsacàfriandises,c’étaitparcequ’ilétaittropjeunepourenfairelacollecte.UnpointdevuenuancéparEsther:

—Mêmeàl’âgequ’ontEmmaetAntoine,lesparentspigentdanslescitrouillesunefoislesenfantsendormis.

Liliavaitcesséd’offrirdesbonbonsl’annéesuivante.Etpourlesannéesàvenir,ellecomptaitbienpasserl’Halloweenlesdeuxpiedsdanslarueencompagniedesesenfants.

—Est-cequetoncostumeestunefaçondenousannoncertondépartpourleJapon?—C’estl’idéedeSimon.—Ousonfantasme,rectifiaLilienreluquantlefinkimonodeFrédérique.—Passûrequecesoitlemien…Lili sedemandaun instant siFrédérique faisait référenceaugigantesque sumoquidéambulait avec

Thomas et Jean-François, un peu en retrait, ou si elle parlait du déménagement à l’autre bout de laplanète.

—Tuvaspasrefuseruneoffrepareille!FrédériquesourittristementavantdepasserunbrasautourdesépaulesdeLili.—J’m’ennuieraisdetoi.Lilifuttouchéeparlaconfidence.Elleaimaitbiencettefillesauvage,unpeugrossièreetdésinvolte.

Sesvaleursdifféraienttropdessiennespourqu’elleenfassesameilleureamie,maischaquefoisqu’elleétaitensacompagnie,elles’amusait.

—Quejetevoieresteraupayspouruneraisonaussistupide!lançajoyeusementLili.—Tupensesquejedevraisyaller?—Moi,jesauteraislà-dessus!EnplusavecSimon,ditLilienroucoulant.Tul’aimes,non?Frédériqueconfirmad’unsignedetête.—Alors,c’estquoileproblème?—C’estungrandrisque.Toutd’uncoupqueçamarcheplusnousdeuxdanssixmois?—Tureviendrasaupays.—J’auraipasd’amis,pisjeparlepasjaponais.J’vaism’emmerder.—Dégourdie comme t’es, tu vas devenir la vedette en claquant des doigts. Pis de nos jours, avec

l’anglais…—Toutd’uncoupqueBlanches’adaptemal?—Là,tut’inventesdesexcuses.—J’trouvepaslesAsiatiquessexy,avouaFrédérique.Liliritdeboncœur.L’amazonepensaitdéjààdraguerlesmâlesaupaysduSoleillevant.—C’est sûr que tu peux pas emmener le beauBen dans tes valises, hasardaLili en surveillant la

réactiondesonamie.Frédériquesecontentadeluitirerlalangue.Ellenesouhaitaitpass’aventurersurceterrainglissant.—Simonauraitpupartirsanstoi.S’ilt’ainvitée,c’estparcequeluiaussiestenamour.Àpartnos

enfants,qu’est-cequiestplusimportantquel’amour?demandaLilienespérantquesonamiemesuresachance.

Lapremièrechoseque fitFrédériqueenmettant lespiedsà l’appartement, futde remplir labaignoired’une eau brûlante. Elle aurait dû suivre le conseil de Simon et porter un manteau d’hiver sous sonkimonopourparcourir lesrues,mais l’idéedegrossirsasilhouetteavecunvêtementépais l’avait faitpencherenfaveurd’unlainaged’automneplusmince.

VoyantquelamarcheaugrandairavaitendormisapetitechatteBlanche,Frédériqueallumaquelquesbougiesetversaunpeud’huiledanslabaignoire.

Si la majorité des femmes usent de bain moussant lorsqu’elles souhaitent mariner leur corps,Frédériqueétaitplutôtuneadeptedel’huile.Lasensationétaitplusagréable,leproduitfaisaitruisselerl’eau en perles scintillantes sur ses cuisses et ses seins, et l’anatomie de Frédérique n’était pasdissimulée. Elle n’avait jamais compris pourquoi les femmes cachaient leurs atouts sous une épaissecouchedemoussequandellespouvaientlesexposerauxregards,neserait-cequeleleur.

AprèsavoirbordéBlanche,Frédériquesedénuda,abandonnantsesvêtementssurleplancherfroiddela salle de bain. Elle se glissa ensuite dans l’eau en savourant lamorsure créée par le contraste destempératures. Immergée jusqu’au cou, elle ferma les yeux pour se délecter de la chaleur quil’enveloppait.

—Jepeuxm’inviter?Simonsetenaitdebout,toujourscostumé,àquelquespasdelabaignoire.Frédériquedétestaitpartager

cemoment.L’appartementn’était pas équipéd’unbainà remous spacieux.Lavieillebaignoire étroitearrivaitàpeineàcontenirdeuxcorpsetunpeud’eau.

—Turentreraspas,lenargua-t-elleendésignantlecostumedelutteurjaponais.—Tuveuxgager?Simonposaunpieddans l’eau,puis l’autreet s’agenouilla.Leniveaud’eaugrimpait rapidementet

menaçaitdeconquérirleplancher.—Arrête,tuvastoutsaloper!—C’estjusteunpeud’eau.—Jeparledetoncostume.J’aimisdel’huiledanslebain.Simonfitlagrimaceetsortitenvitessedelabaignoire.Labourruredudéguisementavaitdéjàabsorbé

unegrandequantitéd’eauetuneimmenseflaquenetardapasàseformersurleplancherlorsqu’ilretiralecostume.Ilréintégralebain,nucommeunver.

—Jesaisquetonfantasmeauraitétélesumo,maistuvasdevoirtecontenterdemoi.Simons’accroupitàl’autreextrémitédelabaignoire.Larobinetteriel’empêchaitdes’adosseraubord

dubainet lecorpsdeFrédériquemonopolisait lamajoritéde l’espace.Peu importe, en s’assoyantenindien,ilavaitleloisirdefairecourirsesdoigtssurleslonguesjambesfinesethuiléesdeFrédérique.Unpetitjeuquivalaitamplementlesinconvénientscausésparlapetitessedubain.

Lesombrescrééesparlaflammedesbougies,l’odeursubtiledel’huilechoisieparFrédériqueetlafinessedesongraindepeaudonnèrentinstantanémentdesidéescoquinesàSimon.Lesouriresatisfaitdesablondeluiconfirmaqu’elleimaginaittrèsbienlecontenudesoncerveauetsouhaitaitlamêmechose.Simoncessadelacaresseretessayadegarderlatêtefroideuninstant.

—Jeveuxpaspartirsanstoi.DepuisqueFrédériqueluiavaitsoumislaquestion,ilavaitbeaucoupréfléchi.Ilnepouvaitpasvivre

un an au Japon sans cette belle brunette qui occupait toutes ses pensées des plus lubriques aux plus

romantiques.Frédérique redevint sérieuse devant l’intensité du regard de Simon. Il avait prononcé sa phrase en

prenant le temps de détacher chacun des mots, comme s’il s’adressait à une enfant et qu’il voulaits’assurerquelemessageserendeàdestination.

Simonsemitàfixerunechandelleetsonregardsevoiladetristessependantuncourtinstant.—Penses-tuquejelesaispasquetuvasmeremplacersijeparspendantunan?Frédériqueavaitlamêmecertitudequesonamant.Jamaisleurrelationnesurvivraitàdouzemoisde

séparation.LecorpsdeFrédériqueavaitbesoind’exulter.—Jevaistoutfairepourquetusoisheureuselà-bas,promit-il.Ellen’endoutaitpas.Simonfaisaitdéjàtoutcequiétaithumainementpossiblepourcomblersanature

capricieuse.Pourquoienserait-ilautrementdansunautrepays?—Jeveuxfairececontrat-làavecmafamille,pastoutseul.Simonvenaitdetoucherunpointsensible.Il lesavait.Leconceptdefamilleétaitdélicatàaborder

avecFrédérique.C’étaitunearmeàdoubletranchant:l’argumentultimequipourraitladécideràpartiraveclui,ouledétonateurquirisquaitdepulvérisersonrêve.

FrédériquesongeaàBlanche.Avait-elleledroitdeluirefuserunefamille?Probablementlaseulequiluiseraitjamaisproposée?

—OK.Simons’apprêtaitàdresserlalistedetouslesavantagesliésauvoyage,maisfutfreinédanssonélan

par lepetitmotdedeux lettresprononcéparFrédérique. Incertaindesasignificationexacte, il fixasablonde,ensilence.

—Maréponse,c’estoui.

Thomasregardasamontrepourlamillièmefois.Lilimettaituntempsfouàsepréparer.Lorsqu’elleluiavait soumis l’idée de sortir en amoureux au restaurant pour célébrer l’obtention de leur place engarderie,Thomasavaitsautésurl’occasion,maiscroyaitsincèrementqu’ils’agissaitd’unbanalsouperau bistro du coin. Présomption qui avait été corrigée parLili quand elle lui avait dit que sa tenue neconvenaitpas.Amusé,Thomasavaittroquésont-shirtpourunechemisehabillée.

Lebruitdestalonshautssurlescarreauxdelasalledebainlaissaitprésagerquelasoiréerevêtaituneimportance particulière pour Lili. Lorsque sa blonde le rejoignit finalement dans l’entrée, Thomasremarquabienlarobeetlerougeàlèvres,deuxélémentstrèsraressurlecorpsdeLililesderniersmois,maisilsedemandasincèrementcequiavaitautantretardésadoucemoitié.

Poursapart,LiliattribualesouriredeThomasàlaquantitédepetitsdétailsauxquelselleavaitprêtéattention: visage et décolleté exfoliés, sourcils épilés à la pince, cache-cernes appliqué avecdiscernement,ongleslimésetvernis.Bon,d’accord,elleavaitseulementappliquéunvernistransparent,maisçaluiéviteraitdedevoirperdredutempsàleretirerdèsqu’unaccrosurviendrait.Cequirisquaitdeseproduirelesoirmême.

AprèsavoirdéposéLéonardchezsonpapi,ilsfirentletrajetausond’unpostederadiolocal.ThomastenaitlamaingauchedeLilidanslasienneetilséchangeaientunregardcomplicedetempsentemps.

L’arrivéeaurestaurantfuttoutaussisilencieuse,chacuns’absorbantdanslalecturedesonmenupourchoisirsesplats.Unefoislatâcheaccomplieetlacommandepassée,lesamoureuxjoignirentleursmainssurlanappeimmaculéedel’établissement.

—Cesoir,annonçaLili,interdictiondeparlerdeLéonard.—OK,s’enamusaThomas.Jevoulaisjustementtedemandertonavissurl’implantationd’unservice

decommandeenlignepourmaboutique.— T’as toujours dit que des fleurs, ça se choisit en personne, avec amour, pas avec des photos

génériques.—Jesais,maislemarchéévolue,jedoisrestercompétitif.Lesgenscommandentdeplusenplussur

leNet.Magaliem’aditquec’étaitlamêmechosepour…Liliétouffaunbâillement.Nonseulementlafatiguevenaitdes’abattresurellecommeunechapede

plomb,maislesviséesprofessionnellesdeThomasnel’intéressaientvraimentpasencemoment.SurtoutsiellesluiétaientinspiréesparMagalieDemers.Lorsqu’elleavaitproposédenepasparlerdeLéonard,elleespéraitqu’ilsparlentd’eux,qu’ilsébauchentdesprojetspourl’avenir,queThomass’informedecequ’elleressentaitàl’approchedelafindesoncongédematernité,etc.Pasqu’ildéversedanssonoreillesesquestionnementsprofessionnels.

—Tupourraispeut-êtrem’aider?—Hein?—PourpartirmonsiteWeb.Tuconnaisbienledomaine.—Peut-être…ThomassentitqueLilin’étaitpasemballéeparsonprojetetdécidad’abandonnerl’idéepourl’instant.

Ilchoisitderelancerlaconversationsurunautresujet.— J’ai vu un documentaire hier sur la coupe des bonzaïs, savais-tu que le record de longévité

appartientàunormedetroiscentcinquanteans?—Non.—C’estauJaponqu’onmaîtriselemieuxl’artetl’entretiendebonzaïs.Peut-êtrequeSimonenadéjà

vu?Faudraitquejeluidemande.Lilijetaunœilendirectiondescuisines.Ellepriaitpourqu’onluiapportesonassietteauplusvite.

Mastiquerluidonneraitunebonneraisonpournepass’impliquerdansledialogue.LessujetsdeThomasl’ennuyaientàmourir.

Ellesedésolaitdeconstaterqu’àpartleurfils,ilssemblaientneplusavoirdepointsencommun.Ellen’avaitaucunsujetdediscussionàproposer,sonuniversétantdictéparLéonard.Enrevanche,Thomasmettaitsurlatabledessujetsaussivariésqu’inintéressantspourelle.Commentpouvait-ilcroirequelacoupedesarbresminiaturesauJaponétaitappropriéecommesujetlorsd’unsoupergalant?

—Tuparlespasbeaucoup?s’interrompitThomasenpleinmilieudesonrésumédefilmdocumentaire.—Ondiraitqu’onn’estplusuncouple,déclaratristementLili.Onestjustedesparents.Pendant les derniers jours, Lili avait réalisé qu’elle s’était complètement oubliée depuis son

accouchement. Qu’elle avait endossé son rôle de mère en abandonnant les autres facettes de sapersonnalitédans leplacard.L’amie, l’amante, la«geekette»accumulaient lapoussièrependantque lamèreprenaittoutleplancher.Sielleadoraitsonfilsetlerôlequ’ellejouaitauprèsdelui,ellesedésolaitdeconstaterqu’elleneseconnaissaitplus,nesereconnais-saitplus.Cequiluiimportaitunanplustôtla

laissait indifférente, d’anciens coups de cœur étaient à pré-sent insignifiants. Elle ne savait plus cequ’elleaimait,ceenquoiellecroyait,cequil’animait.Léonardavaittoutchangé.

—Onestuncouple…deparents.Qu’est-cequ’ilyademalàça?—J’saispas,admitLili.MaissionvitjusteenfonctiondeLéonard,dansvingtans,quandilvaquitter

lamaison,qu’est-cequivaresterdenousdeux?Le visage de Thomas demeura de marbre, mais il sourit intérieurement. Sa Lili avait bien de la

difficultéàvivreleprésent.Satêtelatiraitirrémédiablementversl’avant,àlarecherchedesolutionsàdesproblèmeshypothétiques.Elleperdaituntempsfouetuneénergieconsidérableàseprémunircontredesdangersquin’avaientmêmepasvulejour.

—Moi, je trouve que d’avoir un bébé pis de l’élever, c’est un beau projet qu’on partage. C’estprobablementnotreprojetdecouple leplus important.Normalqu’onmette le restesurpausepours’yconsacrer.

—Çat’inquiètepas?—Pantoute!Poursapart,lajeunefemmeétaitrongéeparl’inquiétude.PourêtreenaccordaveclanouvelleLili,il

luifaudraitfairetablerased’unepartiedesonpassé,maissurtout,revoircertainsprojetsd’avenir.—Thomas?J’pensequ’ilfautquejechangedejob.

Jeannineregardaseschipsauketchup.Elleavaitacheté lesacdeformat individuelavantdequitter lapharmacie.De tempsen temps,elles’offraitunepetitegâteriede lasorte.L’alimentationde lafamilleétaitmaintenantentre lesmainsdeGerryet lecontenudupanierd’épicerieavait radicalementchangé:croustillesetboissonsgazeusesavaientétéremplacéespardesgrainsdemaïsàéclaterauchaudronetdel’eauminérale.Des idées apportées parEsther lors de leur désormais traditionnelle sortie de cardio-poussette.

Lamamandesjumeauxauraitdonnécherpourcouriraudépanneurets’acheterunecannettedesoda.Riendemieuxquedesbullessucréespourcontrebalancerleseldescroustilles.Malheureusementpourelle,Gerryn’attendaitquesonretourdutravailpours’éclipser:

—Problèmedechantier.Elleétaitdoncseuleresponsabledesjumeauxquidormaientàprésentdansleurchambre.Elle fit le tourdugarde-mangeretdu réfrigérateurà la recherched’unalimentsucrésusceptiblede

biensemarieràsacollationdefindesoirée.Àlalimite,ellepouvaittrèsbiens’imagineralternantentreseschipsetunbiscuitauchocolat.Maissesfouillesfurentvaines.Paslemoindrealimentcamelotenesubsistaitdanslesarmoires.

Jeannines’installadoncausalonenruminantunecertainefrustration.Dèsqu’elleeutrepéréunvieuxfilmd’amoursurunechaînegénéraliste,elleouvritlepetitsacd’aluminiumetenhumalecontenu.Elleallaitserégaler.

N’empêche,unechipsn’étaitjamaisaussisavoureusequ’arroséed’unbonverredesoda.Aprèss’êtretachélesphalangesderougeavecquelquescroustilles,Jeanninesesuçaméticuleusement

lesdoigtsenprenantsoinderécupéreravecsesdentslapoudreaugoûtdeketchupquis’étaitlogéeen

dessousdesesongles.Elleessuyalerestesurlajambedesonpantalonensedirigeantverslachambredesjumeaux.

Lesdeuxtrésorsdormaientcommedesbûches.Jeannineremontadoucementlescouverturessouslesmentonsdesesbébés.Seulsleurstêtesetleurspetitspoingsserrésémergeaientdesdraps.«Desbébésd’annoncetélé»,songeaJeanninedevantcespectacleparfait.

Sespaslaramenèrentversl’entréedelamaison.Jeanninepritsonmanteauetletrousseaudeclésquipendaitaucrochetmural.Elleseraitderetourdansseulementdeuxminutes.

ClaudeinvitaJean-Françoisàs’asseoirdel’autrecôtédesonbureauavantdes’installerdanssachaisecapitaine en cuir. Lorsque sa secrétaire lui avait dit enmilieu de journée qu’un certain Jean-FrançoisBellavancedemandaitàlerencontrer,Claudeavaitcrubondedemanderàsaréceptionnistedeluifaireuneplacedanssonhoraire,maisentoutefindejournéeseulement.IlétaitcurieuxdeconnaîtrelesmotifsquiamenaientJean-Françoisàsaclinique.

Plutôt que de s’asseoir sur la chaise qu’on venait de lui désigner, Jean-François demeura debout.Ainsi, ildominait sonadversaired’aumoinsdeuxpieds. Ilavaitbesoindesegenred’artificepoursedonnerlacontenancenécessaireàlabonnemarchedesonplan.

—Assois-toi,insistaClaudesansanimosité.—Jeresteraipaslongtemps,s’opposaJean-François.Un silence pesant alourdissait l’air de la pièce. Les deux hommes se toisaient, se demandant

mutuellementquelseraitleprochaingestedeleuropposant.—J’imaginequetuvienspasmeconsulterpouruntraitementdecanal?—J’aipasséuntestdepaternitéavecThéo.Claude se redressa sur sa chaise. Comme entrée enmatière, Jean-François n’aurait pas pu choisir

mieuxpourcaptersonattention.—T’asreçulesrésultats?—Aujourd’huimême,mentitJean-Françoisquiavait lesconclusionsdesanalysesd’ADNentreses

mainsdepuisplusd’unesemaine.Commetuvois,j’aipasattendupourt’appeler.—J’apprécie.Jean-Françoissortituneenveloppedelapocheintérieuredesonmanteau.Illacaressadoucementdu

boutdesdoigtsavecunsouriredecontentementévident.— Tu veux que je te la lise intégralement ou que je te fasse un résumé? lança-t-il, impertinent, à

l’amantdesafemme.Comprenantd’instinctque leverdict final favorisait Jean-François,Claudesecontentadegarder le

silence.—C’estMONgars,sevantaJean-François.—Yarienquiprouvetesdires.Le mari d’Esther lui lança l’enveloppe au visage, agressif. Comme il s’y attendait, l’amant de sa

femmen’allaitpassecontenterdesesparoles. Ilvoulaitvoir lui-mêmeles résultats.PlaisirqueJean-Françoisn’allaitsûrementpasluirefuser.

—Listoi-même.Siçapeuttefaireplaisir.

Clauderécupéral’enveloppetombéeausol,ensortitlesdeuxfeuillesderésultatsquiprouvaientnoirsurblancqueThéoétaitlefilsdeJean-Françoisetenentrepritlalecture.Déçu,ilreplialesfeuillespourlesréinsérerdanslepli.

—Letestestpasvalideencour.—C’estpasgrave,parcequetuvasretirertademandedereconnaissanceenpaternité.Claudesourcilla.Iln’aimaitpasrecevoirdesordres.—Jet’aidonnél’informationquetuvoulais.Maintenant,tulaissesmafemmetranquille!grondaJean-

François.Sansattendrederéponse, il tourna les talonsendirectionde lasortie.Sur lepasde laporte,Jean-

Françoisseretournaunedernièrefoispourparlerplusdoucement.—Situl’aimesvraiment,Claude,oublie-la.

Jeanninen’avaitpasencoremislespiedsdanslamai-sonqu’elleavaitsoulevélalanguettedemétaldudessus de sa cannette pour avoir accès au liquide qu’elle contenait. Des bulles de gaz carboniqueexplosaientlelongdesonœsophage.Sonpéchémignonvalaitlargementledéplacement.

Machinalement,ellesestationnadansl’entrée,presséederentrerpourfinirseschipsetvisionnerlafindesonfilm.

En poussant la porte, elle accrocha son trousseau de clés à l’endroit où elle l’avait précédemmenttrouvé.Ellenepritmêmepaslapeinededéposersonmanteausuruncintredanslegarde-robed’entréeetl’abandonnasurledossierd’unechaisedanslacuisine.

Elleentendaitlesvoixdesacteursquisedonnaientlarépliqueetsedépêchadegagnerlesalon.Elleauraitdûattendreunepausecommercialeavantdepartirpourledépanneur.«Yatellementdepubdenosjours que j’aurais eu le temps de faire l’aller-retour sans rien manquer du film», se fit-elle commeréflexion.

Avecunplaisirassumé,Jeanninesegavadecroustillesetdeboissongazeusetoutenfantasmantsurlavedettemasculinedufilmencours.Laviesavaitluioffrirdecespetitsmomentsdepurdélice.

—Qu’est-cequetufais?Priselamaindanslesacparsonmari,Jeanninerenversalecontenudesacannettesurledivan.Gerry

avaitl’airhorsdelui-même,levisagerouge,lesyeuxexorbités.Avoirsuqu’ilprenaitl’alimentationdesafemmeautantàcœur,Jeannineauraitdévorésesalimentsinterditsautravailavantderentrer,quitteàgâchersonsouper.

—C’estjusteunep’titegâterie,sedéfendit-elleenseremémorantqu’iln’yavaitpassilongtemps,ilavaitétéprisenflagrantdélitavecunepoutine.

Gerrysemblaremarquerpourlapremièrefoislesacetlacannettequesafemmeavaitàlamain.—J’parlepasdeça!beuglaGerrycommes’ilparlaitàuneimbécile.Jeanninetournalatêteendirectiondutéléviseur.Cefilmd’amourcontenaitbienquelquesscènesolé

olé,maisonnepouvaittoutdemêmepasqualifierçadepornographie.PourquoiGerryfulminait-ilainsi?—Bonyeu,calme-toi,tuvasréveillerlesp’tits!luireprocha-t-elle.—Mecalmer?MeCALMER?

Gerry faisait les cent pas dans la pièce en serrant ses deux poings l’un contre l’autre comme s’ils’apprêtaitàfrapperquelqu’un.

—J’arriveici,pisjetrouvemesbébésabandonnésparleurmère.Commentveux-tuquejemecalme?«Merde, songea Jeannine. Il est rentréavantmoi.Commentça se faitque jen’aipas remarqué son

camiondansl’entrée?»Ellen’eutpasletempsdeposerlaquestion.Gerrypoursuivaitsesinvectives.—Es-tuseulementconscientedel’imbécillitédetongeste?Undesbébésauraitpumourir,lamaison

auraitpubrûler,unbanditentrericidedans…—T’exagères!Jesuispartiejustecinqminutes.Gerrysecoualégèrementlatêtedegaucheàdroite, incapabledecroirequesafemmeprononcedes

parolesaussiabsurdes.Ilneservaitàriendepoursuivrecetteconversation.—Jepourraijamaistepardonnerça,Jeannine.Jamais.Jeanninehésita à le pourchasser jusqu’à l’autreboutde lamaison. Il était vraiment en colère.Elle

regardalefonddesonsacdecroustilles.Quelqueschipsécraséessubsistaient–lesmeilleuresdusacàcausede l’accumulationdepoudreépicéeaufondde l’emballage–,maisunrapportsurette luienleval’idéedelesviderdanssabouche.

Leventcognaitauxfenêtres.Telunmendiant, il s’invitaitàvotreporte,quêtaitunpeudechaleur,uneplacesousvotretoit.Lamajoritédesgensl’ignoraitensebarricadantàdoubletourdansleurconfort.

Esthersefélicitad’avoirdéjàsorti leporte-bûcheset le tisonnier.C’était lasoiréeparfaitepour lepremierfeudefoyerdelasaison.L’humiditédecedébutnovembrevousglaçaitjusqu’àlamoelle.Uneattiséeferaitleplusgrandbien.

Chausséedegrosbasdelaineetvêtuedevêtementsd’intérieuraussicoquetsqueconfortables,elles’installaausalonpouradmirerlesflammesquidansaientdéjàdansl’âtreetlireunbonroman.

Misàpartleshurlementsduvent,lamaisonétaitcalme,sereine.Lesenfantsétaienttousàl’étagedansleurchambrerespective,occupésàconsacrerleurspetitscorpsausommeil.Avantdereveniraurez-de-chaussée,Estheravaiteffectuésarondedenuitpours’assurerquetouteslespaupièresétaientcloses,lespeluchesàportéedebras,lescouverturesbienpositionnéespouroffrirlachaleurnécessaireàunebonnenuitdesommeil.Aprèsavoircachélesorteilsd’Emmasouslesdraps,embrassélefrontduplusvieuxetredonnésasuceàThéo,lamamanpouvaitconfiersesenfantsàlanuit.

Le roman patientait toujours, la couverture irrémédiablement soudée au reste des pages. Lecrépitement du feu agissait comme un aimant sur Esther, l’hypnotisant sans qu’elle soit capable dedétachersonregarddesflammes.

Jean-FrançoisvintseplanterentreEstheretl’objetdesonadoration,coupantdumêmecouplachaleuret la lumière dont bénéficiait sa femme. L’ensorcellement rompu, elle s’apprêtait d’ailleurs à luidemanderdesedéplacerunpeusursagauchelorsqu’elleréalisaquelevisagedesonmariétaitinondédelarmes.

Sans unmot, Jean-François s’agenouilla aux pieds d’Esther et blottit son visage contre ses cuissespourcontinuerdesangloter.

Surprise,Esthermituncertaintempsàréagir.Ellecommençaparluifrotterdoucementledosetlescheveux sans questionner la raison de son émoi. Il semblait inconsolable, en proie à une émotion

incontrôlable. Un instant, elle eut peur qu’il soit venu lui annoncer une rupture définitive et en soitbouleverséaupointdenepouvoirs’exprimer.Maissitelétaitlecas,ilauraitsûrementrepoussélamainquiluicaressaitlatête.

—Pardonne-moi.EsthersedemandasielleavaitbienentendulesmotsqueJean-Françoisavaitétouffésdanslesplisde

lacouverturedontelleavaitcouvertsesjambes.Ellenevoyaitpasàquoifaisaitréférencesonmari.Latension née de la divulgation de son aventure avec Claude s’était graduellement apaisée pendant lesderniers jours.Jean-Françoisavait renouéavecThéo.Biensûr, ilétait toujoursdistantavecelle,maisellecomprenaitaisémentqu’elleavaitchiffonnél’orgueildesonmari,piétinésonimagedefemmefidèleetébranlélesbasesdeleurrelation.Elleacceptaitsapunitionensedisantqueletempsferaitlereste.

Jean-François hésitait à en dire davantage. Son couple battait de l’aile et il craignait que sesrévélationsneprécipitent la finde sonhistoired’amour. Il essayademettrede l’ordredans ses idéesavantdeparler.

Danslesdernièressemaines,désireuxdefairelalumièresurlesoriginesdeThéo,ils’étaitsoumisàun testdepaternitéconjointementavec lebenjaminde la famille.S’ildésiraitofficialiser ses liensdesang avec l’enfant, il souhaitait par-dessus tout éloigner la menace que représentait Claude pour sacellulefamiliale.Leseulplansusceptiblederéglersoncompteàcecoureurdejuponsétaitdeluimettresouslenezuntestdepaternitéprouvanthorsdetoutdoutequ’ilétaitlepèrebiologiquedel’enfant.

Puisqu’il entretenait des doutes sur la filiation de Théo, il n’avait pas hésité, à quelques joursd’intervalle,àrépéterl’opérationavecdeséchantillonsenprovenanced’Antoine.EnfaisantparvenircesspécimensaunomdeThéo,ils’assuraitd’avoirenmainunpapierdéclarantnoirsurblancqueThéoétaitsonfils.

Ainsi qu’il s’y attendait, il avait reçu deux enveloppes distinctes, à quelques jours d’intervalle.Logiquement,lapremièrecontenaitlesrésultatsdutestdepaternitéeffectuéavecThéo.Laseconde,ceuxd’Antoine, mais toujours au nom de Théo. Il n’avait ouvert que la deuxième enveloppe avant de seprésenter chez Claude. La peur lui tordait les boyaux chaque fois qu’il songeait à décacheter le plicontenantlesrésultatsdupremiertestdepaternitéeffectué.

C’étaientdoncdesrésultatsfacticesqu’ilavaitbalancésauvisagedeClaude,espérantquel’autrenemettraitpasendoutesonéchantillonnage.Sonbluffétaitrisqué,maisl’issuedesarencontreavecl’amantdesafemmeprouvaitqu’ilavaiteuraisond’utilisercettetactiquedéloyale.Claudeleurficheraitlapaixpourdebon.

—J’aifaituntestdepaternité,dévoila-t-il.Leplanchersedérobasouslespiedsd’Esther.SiJean-Françoisétaitaussibouleversé,çan’augurait

riendebon.Ellelerepoussapourselever,maissesgenouxflanchèrent,luiinterdisanttoutefuite.Jean-François déposa solennellement une enveloppe sur la table d’appoint se trouvant à la droite

d’Estherpuissemitdebout.—Oubliejamaisquejet’aime.La vue d’Esther se brouilla de larmes devant cette déclaration d’amour toute simple. Le temps de

cligner des yeuxpour chasser l’eaude ses paupières et Jean-François lui faisait dos. Il la plantait là,aprèsuneultimeconfessiondesessentiments.

Elle voulut le retenir, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Esther ne recommença à respirer,péniblement,quelorsquesonconjointfuthorsdelapièce.

Ellehésitaunpeu,maispritpossessiondel’enveloppeabandonnée.C’estalorsqu’elleréalisaquelamissive était intacte. Jean-François n’avait pas lu les résultats fournis par le laboratoire d’analyses.Personne n’avait ouvert l’enveloppe. Sonmari l’aimait au point de lui permettre d’être la première àassouvirsacuriosité.

La tentation de jeter le tout en pâture aux flammes lui passa par la tête,mais la soif de connaîtrel’emporta.Çaetledésird’êtreàlahauteurdelaconfiancedesonmari.Àcepoint-ci,elleavaitbesoindeconnaîtrelavérité.Sanslesavoir,Jean-Françoisvenaitdeluioffriruncadeauinestimable:l’occasiondevidersoncerveaudetouslesdoutesquil’habitaientdepuisplusd’unan.

Lesmainstremblantesd’émotion,Estherdécachetal’enveloppeavecminutie,commeunegrand-mèrequirécupèrelepapierd’emballagepourleréutiliserlorsd’unanniversairesubséquent.Elleretiradeuxfeuillesdupliqu’ellepressad’abordsursoncœurpoursedonnerlecouragedeleslirejusqu’aubout,peuimporte leverdict.Elleformulauneprièremuette,espérant lirequeJean-Françoisétait lepèredesonpetitdernier.

Esther s’approcha du feu pour lire le contenu de la première feuille. Après quelques secondes delecture,lepapierluiglissadesmainsetatterritsurleparquetdeboisfranc.

Estherselaissachoirsurleplancheretpleura.

EChapitre9

nouvrantlespaupières,Estherréalisaquelalumièredujourpointaitàtraverslatoileopaquedesachambreàcoucher.Lesbruitsenprovenancedelacuisineluiconfirmèrentquelamaisonnéeétait

déjàdebout.Jean-Françoisl’avaitlaissédormir.Unluxetroprarepourqu’ellen’enprofitepasencoreunpeu.

Ellesavouraitladouceurdesdrapsetleurodeurdedétersiflorsquelasoiréedelaveilleluirevintenmémoire.Elledevaitimpérativementparleràsonmari,luipartagerlecontenudelalettrequ’elleavaitsoigneusementglisséedanssonenveloppeetcachéedanslapochedesarobedechambre.

Commeuncondamnéquidoits’engagerdanslecouloirdelamort,Estherlongealecorridormenantàla cuisine. La lourdeur de ses pas n’avait d’égal que celle de ses paupières encore gonflées par leslarmes.Ellesavaitpertinemmentcequil’attendaitàl’autreboutdelamaison:lamortdesoncouple,lafindelavieàdeux.

Après avoir découvert que Théo n’était pas le fils de Jean-François, Esther était restée prostréependantdesheures.Lorsqu’elleavaitenfin trouvé lecouragederegagner lachambredesmaîtrespouraffrontersonmari,lescendresdufoyernerougeoyaientplusdansl’âtre.LeronflementrégulierdeJean-Françoisl’avaitconvaincuedeseglisserendoucesouslescouverturesetderepousseraulendemainlaterriblerévélation.Lanuitluiporteraitconseilsurlechoixdesmotsàemployer.

Avantmêmequ’Esthermettelepieddanslacuisine,l’orages’ydéployait.—Moiaussi,jeveuxfairelarecette.—C’estmoiquibrasse.—T’asdéjàcassélesœufs,seplaignitAntoine.Esther sourit tristement. Sa famille préparait une omelette. Un classique des déjeuners de fin de

semaine, la recette idéale trouvée par Jean-François pour vider les tiroirs avant de les garnir avec lanouvellecommanded’épicerie.Unehabitudemenacéededisparaîtretrèsbientôtavecl’éclatementdesacellulefamiliale.

Grâceàsesréservesdepatience,Jean-Françoispouvaitcasserdesœufsaveclesenfantssansenfairetoutunplat.Emmapréféraitdeloinfairelacuisineavecsonpère.Avecmaman,sestâchesselimitaientàbrasserdesingrédientssecsouàverserlestassesdéjàmesurées;alorsqu’avecpapa,elleavaitledroitd’expérimenter,defairedesdégâts.

—C’estmarecetteavecmonpapa,claironnaEmma.—C’estmonpapaaussi,doncc’estmarecetteàmoiaussi,s’opposaAntoine.—Non!Enpassant la têtedans lecadredeporte,Esthereutenviedesourire.Saprincessenesemblaitpas

prêteàabandonnersoncomplexed’Œdipe.Commesicen’étaitpasassezqu’elles’interposeentreelleetsonmari,Emmaréclamaitàprésentl’exclusivitédelapaternitédeJean-François.Enlavoyantdeboutsursachaise,serrantdetoutessesforceslebrasdesonpapaadoré–Jean-Françoisétait-ilconscientquelefouettenuparEmmarépandaitdujauned’œufsursamanche?–,Esthermesural’ampleurdudésastrequiseraitengendréparlanouvellequ’elledevaitcommuniqueràsonconjoint.

— Ça suffit la chicane! Je suis ton papa, mais aussi celui d’Antoine, expliqua patiemment Jean-Françoisàsafille.

—MaispasceluideThéo,hein?voulutsefairerassurerEmma,inquièteàl’idéededevoirpartagersonpapaavecunepersonnedeplus.

Conscientqu’onvenaitdeprononcersonnom,lebébécriaenpensantquesasœurvoulaitjoueraveclui.Ilcommençaitàenavoirassezd’êtreconfinéàsabalançoire.

—JesuisaussilepapadeThéo,réponditsimplementJean-François.— C’est pas juste! bouda la petite en abandonnant le fouet au fond du bol, ustensile rapidement

récupéréparAntoine.Estherseraclalagorgepourmanifestersaprésenceauquatuor.Théoluitenditlesbrasenpleurant,

tandisqu’Antoineréclamaitsonbisoumatinal.LetempsdecaresserlatêtedesesdeuxplusvieuxduboutdeslèvresetEstherréalisaqueThéoavait

cessédepleurer.Confortablementcalécontrelecoudedepapa,ilsuivaitàprésentl’opérationfouettagedel’omeletteendevenir.

Esther regarda son mari, certaine qu’il lui fouillerait l’âme pour connaître le verdict du test depaternité.Ilsplongèrentsimultanémentdanslespupillesdel’autre,suspendantmomentanémentlecoursdes choses. Ce qu’Esther crut lire derrière les iris de Jean-François ressemblait davantage à de larésignationqu’àunequestion.

—Cematin,onmangeausalon,proposaEsther.Filezdevantlatélé,lesenfants.—Qui est-ce qui vam’aider à finir la recette? questionna Jean-François d’une voix nasillarde de

dessinsanimés.—Moi!crièrentàl’unissonEmmaetAntoine.Estherabattaittouteslesrèglesdelabonneconduiteparentalepourseretrouverseuleavecsonmariet

cederniersabotaitsesefforts.Elleoffraitsesenfantsenpâtureauxémissionsmatinalesenéchanged’unpeud’intimitéetJean-François la lui refusait.En tempsnormal,elleauraitétédrôlement fièrequesespetitspréfèrentuneactivitéfamilialeàleurssuperhérostélévisés,maiscematin,elles’eninquiétait.

—Oncuisineenfamille.Hein,Théo?Unecuillèreàlamain,lebébéagitaitjoyeusementlesbras,aveugleàladétressedesamère.—Papa,t’asoubliélerecyclage!Un rapide coupd’œil par la fenêtre permit à Jean-François de constater la présence du camionde

récupérationauboutdelarue.LegrosmonstreavaleurdecartonsfascinaitEmma.Juchéesursachaisepourfairelarecette,elleavaittoutleloisirdel’observer,commes’ilétaitunanimaldecirque.

—Unechancequet’eslà,magrande.En vitesse, Jean-François refila Théo à sa mère pour ramasser le bac bleu posé par terre. En se

penchant, il remarqua le bout blanc de l’enveloppe incriminante qui dépassait de la poche d’Esther.Voyantleregarddesonmari,Estherplongealamaindanslapochedesarobedechambrepourcamouflerl’objet.

—T’asuneenveloppepourmoi?Àreculons,Estherluitenditlalettrereçuedulaboratoired’analyses.LamâchoiredeJean-Françoisse

crispalorsquesesdoigtsentrèrentencontactaveclepapier.

L’enveloppeàlamain,lebacsousl’autrebras,Jean-Françoisserenditauborddelarue.Ildéposalebacausol.Estherlevitprendrel’enveloppeàdeuxmains,glissersesdoigtsàl’intérieurpourensortirlesdeuxfeuillesderésultat.

Danslacuisine,lebolcontenantlesœufsserenversasurleplancheretunevivechicaneéclataentreEmmaetsongrandfrère.Estherserrasonbébécontresoncœur,autantpourleprotégerdescrisdesdeuxautresquepour se rassurer elle-même. Il était trop tardpour reculer, trop tardpoureffacer. Inutiledechercheràramasserlegâchisqu’elleavaitfaitdesavie.Dansquelquessecondes,sonmarisauraitqu’iln’étaitpaslepèredeThéo.

Esthervit Jean-Françoisdéchiqueter cequ’il avait entre lesmains avantd’endisposerdans lebacbleu. Elle le vit revenir vers la maison, la tête haute. Il n’avait pas déplié les feuilles. Il avaitdélibérémentchoisidenepaslireleurcontenu.

ThomasapportalegrandbacderangementréquisitionnéparLili.Assiseentailleursurleplancher,ellefaisait le ménage de la commode de Léonard. Bébé grandissait à vue d’œil et, encore une fois, sesvêtementsneluiallaientplus.LilisedésolaitderemisercertainespiècesqueLéonardavaitàpeineeuletempsdeporter.Commeletempsfilaitàviveallure…Bientôt,lecongédematernitétireraitàsafin.

—C’estdécidé,jeveuxpasretourneraumagazine,laissatomberLili.—Qu’est-cequet’asenviedefaire?C’était justement ça le problème. Lili n’avait jamais envisagé un changement de carrière. Elle ne

voyait pas dansquelle branche elle pourrait se recycler.Elle se contenta doncdehausser les épaulespoursignifiersonembêtementàThomas.

—Tupourraisdevenirmamanàlamaison,lataquinaThomas.Avantd’êtremère,Liliseplaisaitàcroirequecettevieétaitfaitesurmesurepourelle.Soncongéde

maternitévenaitdeluiprouverlecontraire.—Jesuistroptannéedemeserrerlaceinture,objecta-t-elle.Lavéritable raison tenait davantage aubesoindeLili de s’épanouirprofessionnellement.D’être en

contactavecdesadultes,dereleverdesdéfis.Ellenel’admettaitpasencore,maisLéonardnepouvaitpas,àluiseul,comblertoussesbesoins.Sonrôledemèreluiimportaitbeaucoup,maisaprèsêtretombéedansl’excès,ellesouhaitaitretrouveruncertainéquilibre.

—Sileproblème,c’estjustel’argent,ilparaîtquedanseusenue,c’estbenpayant.Thomasrécoltauncoupdecache-coucheenpleinvisagepoursoncommentaireinnocent.—J’ail’impressionqu’àpartchangerdescouchespisallaiter,jenesaisplusrienfaire,déprimaLili.Lafindesoncongédematernitéamenaitunconstatnavrant:Lilin’avaitpasfaitlamoitiédeschoses

qu’ellesepromettaitderéaliserdurantlapremièreannéedeviedesonfils.Lessoinsdubébél’avaientaccaparéeetéloignéedesescentresd’intérêtpersonnels.

—Situveuxpasresteràlamaison,tupeuxaumoinsprolongerunpeutoncongé.Letempsd’yvoirclair.

L’idéen’étaitpasbête.Lilisepromitd’yréfléchir.

Frédériqueposaunregardtendresurlecontenudesonbacderecyclage.Desdizainesdebouteillesde

vin semblaientprendrepart àuneultimepartiedeTwister.Ledessusde ses armoires était vide.Ellevenaitdesedépartirdesacollection.

C’étaitunétrangeretourdansletempsqu’elles’étaitoffertenmanipulantlesbouteillesd’alcoolquiavaientjalonnélesdixdernièresannéesdesavie.Desbouteillesdepiquettepourlaplupart,maisquiluirappelaientdesmomentsmémorables.

En recyclant sonpassé,Frédériqueavait l’impressionde s’enaffranchir.Bienplusquedesgoulotsodorants,c’étaientd’anciensamantsqu’ellerejetait,devieuxrêvesdéçus,desespoirsinassouvis.Ellesesurprenaitmêmeàabandonner ces reliques sansaucunpincement aucœur, alorsqu’iln’yavaitpas silongtemps,ellerefusaitdes’enséparer.

Leseulrécipientquitrouvagrâceàsesyeuxetqu’ellerefusadejeterfutlabouteilledechampagneofferteparSimon toutdesuiteaprès lanaissancedeBlanche.Labouteillecontinueraitd’accumuler lapoussièreoualorsFrédériqueluitrouveraituneplacedanssesvalises.

— Ceux-là, tu me les fais à combien? demanda Lili en désignant une superbe paire d’escarpinsflambantneufsappartenantàFrédérique.

—Faisunepileetj’teferaiunprixdegros,luioffritFrédérique.Lili,EstheretJeannineétaientàl’appartementpourdonneruncoupdemain.Frédériqueavaitdécidé

defaireuneventedegarageavantsondépartpourlepaysduSoleillevant.Ilfallaitallégersesvalises.C’étaitLiliquiavaitproposédetoutmettreenventesurunsiteenligned’annoncesclassées.Appareilphotoenmain,ellesechargeaitdeprendrelesclichésdesobjetsdestinésàlavente,enplusderéduirel’inventaireenrachetantcertainsvêtementsàpeineportésparsonamie.Sielleavaitabandonnél’idéederentrer dans les jeans griffés de Frédérique, elle pouvait au moins se rabattre sur ses souliers dedesigners.Esthers’employaitàrédigerdecourtesdescriptionsalléchantesquiattireraientlesacheteurs.

Alorsque lesdeux femmesse rendaientutiles, Jeannine tentaitdebousiller le travaildesautresenfixantdesprixastronomiquesetenrécupérantcertainscadeauxqu’elleavaitoffertsàsafilleaucoursdesdernièresannées.EllenedigéraittoujourspasladéfectiondeFrédériqueetcomptaitbienlefairesentiràsagrandefille.ChaqueoccasiondefairedouterFrédériqueétaitutiliséeàsonpleinpotentiel.

—Tudevraistoutentreposer.Aprèstout,tuparsjustepourunan.—Bonneidée,raillaFrédérique.Onvatouttransporterdanstonsous-sol.—Chacune pourrait prendre quelques boîtes, nuança Jeannine, inquiète à l’idée de voir samaison

envahieparlescartons.—YapasdeplacedansleloftdeLili,pisj’suissûrequ’Esthers’encombrerapasdemestraîneries.—Loueunentrepôt.—C’esttoiquivaspayer?L’argumentfinanciereutraisondestentativesdeJeannine.—Parlantd’argent,relançaLili,fautquej’metrouveunenouvellejob.—Tonpatronbuveurdelaitmaternelt’aremplacée?lataquinaFrédérique.Lili sourit à l’évocation de ce souvenir. Avec le recul, elle admettait que l’anecdote était plutôt

rigolote.—C’estmoiquiveuxpasyretourner.J’aienviedefaireautrechose.—Quoi?voulutsavoirJeannine.—J’aiquelquesidées…

Liliénuméralacourtelisteàlaquelleelleavaitpensé,maischacunedesespropositionsfutaccueillieparunbémol.

—Créerunblogueouunsitesurlamaternité.—Tuvastenoyerdanslaconcurrence,fitremarquerEsther.—Écrireunlivre?—Tuveuxvraimenttirerlediableparlaqueue,fille!s’exclamaJeannine.—JepourraismespécialiserdanslaconceptiondesitesWeb.—MêmeJeannineseraitcapabledesecréerunsitegratuitementenligne,semoquaFrédérique.Les

gensveulentpluspayerpourça.— Tu devrais plutôt offrir des cours d’introduction au Web dans les foyers de personnes âgées,

proposa Jeannine. Je t’ai trouvée ben bonne pour tout m’apprendre l’an dernier. Les p’tits vieuxaimeraientça.

LasuggestiondécourageaLili.Ellen’écartaitaucunepossibilitépourl’instant,maisl’idéederevivrele calvaire qu’elle avait traversé pour faire comprendre à Jeannine le fonctionnement d’un téléphoneintelligent ne l’enchantait pas. De plus, il lui restait une dernière idée. Celle en laquelle elle fondaitbeaucoupd’espoir.

—Jepourraismepartiruncommercedecupcakes.—So2010!commentaFrédériqued’unairdédaigneux.Siaumoinstupensaisauxmacaronsouaux

spoom.—Moi,jet’enachèterais,l’encourageaJeannine.Gerryenraffole.—Faudraitenvendreàlatonnepourrentabiliserlalocationd’unespacecommercial,soulignaEsther.—Passic’estmonfleuristedechumquimefaituneplacedanssoncommerce.—Tuluienasparlé?Liliacquiesça.—Jepourrais faireun super siteWebpourdesventes en ligne.Thomasamêmeparléde l’idée à

Magalie Demers, l’organisatrice d’événements avec qui il collabore. Elle est prête à proposer mesproduitsàsesclientsenpriorité.

—C’estbienbeau,maist’oubliesl’essentiel:fautfairelesgâteaux.Àcequejesache,c’estpastondada,intervintEstheravecréalisme.

—T’asraison,c’estpaslemien,maisc’estletien!Ceprojet-là,ilestpournousdeux,mavieille!

Gerrydécouvrituneboîtedepetitesdouceurs sur le comptoirde la cuisine. Jeannineavait achetédespâtisseries à laboulangerieducoin, sespréférées.Duboutdudoigt, il ramassaunpeudeglaçageauchocolat tombé sur le car-ton d’emballage et le porta à sa bouche. Il ferma les yeuxde contentement,soupirapuisrefermalecouvercledelaboîte.Pasquestiondesuccomberaupiègetenduparsafemme.

Non seulement cette surprise mettait-elle sa diète en péril, mais Jeannine utilisait cette ruse pourrecollerlespotscassés.LeursannéesdeviecommuneluiavaientapprisqueGerrynesavaitpasrésisteràundessertetque l’estomacremplidesucre, ildevenaitplusconciliant.Leursdifférendsseréglaientsouventau-dessusd’unetarteauxpacanesoud’ungâteauaufromage.Conscientdesontalond’Achille,Gerryjetalespâtisseriesàlapoubelle.Cettefois-ci,pasquestiondepasserl’éponge.

Si lecoupdespâtisseriesn’étaitpassubtil, l’attitudedévouéedeJeannineenvers les jumeauxétaittout aussi suspecte que révélatrice. Elle s’intéressait à leur babillement et soulignait chaque sons’apparentantàunmot.Gerryl’avaitmêmevueàquatrepattessurleplancherentraindepoursuivreuneMaximehurlantdeplaisir.Unescèneinéditesousleurtoit.

Gerry se réjouissait de l’implicationde Jeannine,mais il yvoyait simplementune rusevisant à luifaireoublierl’incidentdelasemainedernière.

Envoyant seséclairsauchocolat, sescrèmesbrûléeset sesgâteauxopérasà lapoubelle, Jeanninecompritqu’ilétaittempsdepasserauplanB.

—J’aitrouvéunepsy,laissa-t-elletomberàl’heuredusouper.Gerrys’étonnaquesafemmeveuilleconsulterunprofessionnel.Elleavaittoujoursprétenduqueces

fouilleurs deméninges se remplissaient les poches à vous faire raconter vosmalheurs et qu’il valaitmieux se prendre enmain soi-même avec un bon livre de développement personnel que demiser surl’efficacitéd’unethérapie.

—C’estlameilleurepourlesthérapiesdecouple.Gerryn’encroyaitpassesoreilles.Ilrestauninstant,telleunestatuedecire,lacuillèredesoupeà

mi-cheminentresonbolfumantetseslèvresentrouvertes.C’étaitlebouquet!—Çanousferaitdubiendelarencontrer,poursuivitJeannine,confianteensonidée.Onseperdde

vuedepuislanaissancedesenfants.Gerryéchappasonustensiledansleboldesoupe.Leliquidechaudéclaboussasachemise.Ilseleva

etentrepritdenettoyersonvêtementàl’aidedutorchontrouvésurlecomptoir.—Pouravoirune famille solide, çaprendà labaseuncoupleuni, théorisa Jeannine. Il fautqu’on

règlenosbibittes.—NOSbibittes?s’emporta-t-il.Siyaquelqu’uniciquiaunearaignéedansleplafond,c’estpasmoi!—C’estméchant,accusaJeannine.—Réaliste,rectifiasonmari.—Tuveuxpasfairetonboutdechemin?—J’ail’impressiond’avoirfaitCompostelleàgenouxdansladernièreannéependantquetutrottinais

surRodeoDrive!Siellen’avaitpasétéoccupéeàgérersahontegrandissante,Jeannineauraitappréciél’imagecréée

par son mari. Une balade sur l’avenue des stars d’Hollywood était une sinécure à côté des routespoussiéreusesdupèlerinageàlamode.

—C’esttoiquiasbesoind’unpsy.Pasnous.

Esther s’assit dans la salle d’attente jouxtant le bureaude sa psychologue.Ses visites y étaientmoinsfréquentes,maisellecontinuaitdelaconsulterdemanièresporadiquelorsquelebesoinsefaisaitsentir.

Lasecrétairedelapsychothérapeuteluiavaitgentimentproposéunrendez-vouslajournéemêmedesonappelenexpliquantqu’unpatientvenaitdesedécommander.Estheravaitsautésurl’occasionpourétoufferlespeursquiluirongeaientl’intérieur.

Comme tous lesmatins, enpréparant ledéjeunerdesenfants,Esther était tombéenezànezavec leplanificateur familial aimanté à la porte du réfrigérateur. Entre lesmentions de cours de gymnastique

d’Emma, lesrappelsdevaccinsdeThéo, lesautocollants indiquant lesrencontresdeparentsà l’écolepourAntoine,unedateentouréeaufeutrerougeluidonnaitlanausée:ladatedesonretourautravail.Enprincipe,dansmoinsd’unmois,elledevraitcôtoyerClaudesurunebaserégulière.Uneffortsurhumainqu’ellenesesentaitpasenmesuredefournirprésentement.

—Yaunenouvellecliniquedentairequiouvresesportesàl’autreboutdelaville,avaitsubtilementglisséJean-Françoisentredeuxbouchéesderôtie.

Sonmaridevait, lui aussi, avoir l’estomac révulsé chaque foisqu’il posait lesyeux sur lamention«retourautravail»ducalendrier.S’iln’avaitpasouvertementinterditàEstherdereprendresonemploiauprès de son amant d’un soir, il ne manquait pas une seule occasion de sous-entendre que la villeregorgeaitdedentistesayanttousbesoind’hygiénistesdentairescompétentes.

Employéeaumêmeendroitdepuisplusieursannées,Estherrechignaità l’idéederepartiraubasdel’échelledansunenouvelleclinique.Elledevaitplutôtmettreenplaceunestratégied’évitementefficaceàsacliniqueactuelle.Claudeaccepterait sûrementdecollaborer.Luinonplusnedevaitpassauterdejoieàl’idéederéparerdescariesensaprésence.

Esther savait bien que la proposition de Lili était également une perche tendue en faveur d’unchangement d’emploi. Sa meilleure amie connaissait ses déboires conjugaux et devait bien se douterqu’elles’angoissaitsursonavenirprofessionnel.Lilinesepermettraitpasdeluiimposersavisiondelasituation,mais son offre parlait d’elle-même.Elle avait balancé l’idée devant les autres en prétextantqu’elle était celle dans le besoin et Esther l’experte en pâtisserie nécessaire à la réussite de sonentreprise. Mais Esther savait que dans cette histoire, elle était la personne en détresse et non lesauveteurappeléàlarescousse.

MalgrélaportedesortieélégantequeluioffraitLili,Esthernepouvaitserésoudreàselancerdansune aventure aussi risquée. Contrairement à sameilleure amie, elle avait déjà trois petites bouches ànourrir,troisenfantsàhabiller.Ellenepouvait,àsonâgeetdanssasituation,selancerdansuneaventureaussiincertainefinancièrement.Puis,ellehésitaitàmélangeramitiéetaffaires.L’amitiédeLiliétaittropprécieusepourêtrerisquéedanslabalance.

—MadameLeblanc?Estherempoignasonsacàmainetpénétradanslebureaudelapsychologue.—Qu’est-cequivousamèneaujourd’hui?questionnalafemmeenprenantcalepinetcrayonenmain.Esther hésita un instant sur la réponse à donner, puis réalisa qu’elle avait solutionné son problème

touteseule:elledevaitsimplementpartiràlarecherched’unenouvellecliniquepourl’employer.—Vousn’auriezpasdesdentistesparmivospatients?

GerryregardaFrédériqueavantd’apposersasignatureaubasdelafeuillequ’ilavaitdevantlui.Quesabelle-filleluiaitdemandéd’êtrelerépondantdeBlanchepoursademandedepasseport letouchait.Àdéfautderemonterl’alléed’uneégliseavecFrédériqueàsonbras–fantasmepaternelqu’ilavaitdepuislongtempsreléguéauxoubliettes–,ilouvraitlesportesdumondeàBlanche.

Engribouillantsesnometprénom,ildénouaitladernièreattacheretenantsabelle-filleaupays.Illuioffraitsabénédictionpaternelle.Gerryn’avaitpaseubesoindelanaissancedesjumeauxpourconnaîtrelesvoluptésettourmentsdel’amourinconditionnel.Ilétaitdevenupèreavecuneadolescentededix-huit

ans.Pour lui, laisserpartir la jeunefemmepresque trentenaire revenaitàseséparerd’uneenfantqu’ilvoyaitgrandirdepuisdouzeans.C’étaittroptôt.Maisillefallait.

—Vousallezmemanquer,toipislapetite.Pourlapremièrefoisdepuisqu’elleavaitacceptélapropositiondeSimon,Frédériquefuthappéepar

laréa-lité.Commentferait-ellepouravancersansGerryàsescôtés?LebonpapaouvritlesbraspourpermettreàFrédériquedes’yréfugier.Instinctivement,ilposalenez

dans la chevelure abondante de sa belle-fille, comme une mère le fait avec le crâne dégarni de sonnouveau-né,pourmémorisersonodeur.Voirsonenfantdeveniradulteétaitaussisouffrantquevalorisant.Ausentimentdudevoiraccomplisemélangeaitleregretdenepluspouvoirentourerl’autredeouate.IlseconsolaitensedisantqueSimonprendraitlarelèveenprenantsoindeFrédérique.

—Jesuiscontentquet’aiesenfintrouvétonprincecharmant.—C’estluiquiatrouvésaprincesse,semoquaFrédériquepourallégerl’atmosphère.Derrière lablague,Gerryobtenait lacertitudequesabelle-filleétaitamoureuse.Sefaireconfirmer

qu’il n’était plus l’homme le plus important dans la vie de Frédérique lui pinça le cœur. Finalement,c’était elle qui avait raison: les relations affectives étaient compliquées. Ironiquement, sa belle-filles’ouvraitenfinàl’amouraumomentoùsonproprecoupleenbétonarmésedésagrégeait.

—Qu’est-cequetufaisdetonappartement?s’informaGerryinnocemment.—Jesaispasencore.Jepourraissous-louerjusqu’enjuinoudemanderaupropriodecasserlebail.—J’auraisquelqu’unpoursous-louer.—Qui?—Moi!

Vêtued’untailleursobre,maisféminin,Estherconsacraitsajournéeàdistribuersescurriculumvitae.Laveille,elleavaitrépertoriétouteslescliniquesdentairessituéesdansunrayondecinquantekilomètresdesondomicileetenavaitidentifiélespropriétaires.Enquelquesclics,elleavaittrouvélesinformationsrecherchées. Elle avait ensuite programmé son GPS avec toutes les adresses trouvées. L’hygiénistedentaireconnaissaitmaintenantl’itinéraireleplusefficacepourcourtisersesemployeurspotentiels.

Esther savait pertinemment qu’une poignée de main franche et l’énergie d’une personne parlaientbeaucoupplusquel’alignementsurunefeuilledesesexpériencesprofessionnelles.L’opérationcharmesedérouleraitsurleterrain.

Aprèsquelquesrendez-vous, lemorald’Estherétaità labaisse.Ouonn’avaitrienà luioffriret larenvoyaitcavalièrement,ouellesevoyaitproposerdesconditionsdedébutantes,deshorairesridiculesoudesremplacementsdecongédematernité.Bref,riendesolide.Lescliniquesenpériphériedusecteurprospecté se révélaient beaucoup trop loin de la maison. Sur papier, elle pouvait s’y rendre en unequarantainedeminutes,maisavecletrafic,elleperdraitplusieursheuresparjourdanssavoiture.

Commesicen’étaitpasassez,DameNaturedécidadelivrerlapremièrebordéedeneigedel’année.Plusieursconducteursroulaientencoresurdespneusd’étéetarpenterlesruesdevenaitaussidangereuxquedejoueràlarouletterusse.Sansparlerdesfloconsfondantsquianéantissaientleseffortsqu’Estheravaitmisàsesculpterunchignonimpeccableavantdequitterlamaison.

Découragée, elle revint vers son point de départ. Immobilisée à un feu rouge, elle remarqua uneaffiche annonçant l’ouverture prochaine d’une clinique dentaire. Considérant qu’elle n’avait rien àperdre, Esther s’engagea dans le stationnement du commerce. En immobilisant sa voiture, elle réalisaqu’elle n’avait plus de copie de son curriculum vitae. Qu’importe, les propriétaires n’étaientprobablement pas sur les lieux. Elle comptait simplement s’informer auprès des ouvriers de la dated’ouverturedelacliniqueetrevenir.

Ellen’avaitpasencoremislespiedsàl’intérieurdelabâtissequ’unsifflementmacholuiparvintauxoreilles. Ignorant lecomplimentgrossier,Estherpassa laporteducommerceet repéraunvieilhommevêtu trop pro-prement pour être un tireur de joints. Si quelqu’un pou-vait lui fournir de l’information,c’étaitprobablementlui.

—Jepeuxvousaider,madame?—Jemedemandaisquandallaitouvrirlaclinique,exposa-t-ellesimplement.—Onprendpasencorederéservation,semoquagentimentlevieillard.Àmoinsquevousvouliezdes

plombagesenplâtre.Esthersouritautraitd’espritdel’homme.Soninterlocuteurdevaitbienavoirsoixante-dixanssonnés,

mais il avait l’œil vif et allumé. Elle lui expliqua qu’elle souhaitait plutôt postuler pour un emploid’hygiénistedentaire.L’hommesemblaitcharméparlapersonnalitéfranched’Esther,safaçondirectededireleschoses,desevendrehabilement.Illuitapotalamainaffectueusement.

—Sij’étaislepropriétaire,jevousengageraissur-le-champ,mabellemadame.Estherauraitbienaiméunpatrondecetâge,tropvieuxpourcourtisersesemployées,tropridépourla

charmer.Meilleurechancelaprochainefois!—Maisjepeuxluitoucherunmotenvotrefaveur.Jeleconnaisbien,avoual’hommesurletondela

confidence.D’ailleurs,levoici.Estherpivotasurelle-mêmeettombanezànezaveclepropriétairedeslieux.—Jevousprésentemonp’tit-fils.Ilestcélibataire,crutimportantd’ajouterlefiergrand-père.—Papi!luireprochal’autre.«Tropjeune,tropcute»,pensaEstherenserrantlamainqu’onluitendait.Ledentisteétaitjustement

occupéàcompléterlalistedesonpersonneletlaissaunecarted’affairesàEstherenl’invitantàluifaireparvenirdel’informationàsonsujetdanslesplusbrefsdélais.

Elle regagna sa voiture en se disant que, finalement, dans l’intérêt de son couple, l’idée d’êtrepâtissièreauxcôtésdeLilinedevaitpasêtreécartéetropvite.

Leflashdel’appareilphotofitdenouveaupleurerBlanche.Frédériquetentadelaconsoleretdesécherses larmes pour retenter l’expérience. Les photos d’identité étaient le dernier élémentmanquant pourobtenirlepasseportdesafille.Ilétaitplusquetempsd’acheminerlademandesiellevoulaitquitterlepaysàlafindumois.

De tous les endroits où elle aurait pu obtenir les fameuses photos règlementaires exigées par legouvernement, Frédérique avait arrêté son choix sur la pharmacie où Jeannine travaillait. Elle devaitparleràsamère.

LesrévélationsdeGerryl’avaientprofondémenttroublée.Cen’étaitpasl’insouciancedesamèrequil’avait alertée,mais la réactionde sonbeau-père. JamaisGerryn’avaitosédiredumalde sa femme.Jamaisiln’avaitlaissétransparaîtrelemoindresentimentdefrustrationàsonégard.JamaisFrédériquen’avait soupçonné que leur couple puisse battre de l’aile. Jeannine etGerry, c’était comme le beurred’arachideetlechocolatdesReese’sPieces:indissociable.

—Tuvoisbienqu’elleveutpasquitter lepays!sescandalisalagrand-mamanenprenantsapetite-filleenlarmesdanssesbras.

—Tufaisdelaprojection,Jeannine.— Tu pourrais rester avec mamie pendant que maman court la galipote à l’autre bout du monde,

proposaJeannineàlapetite.—Ça a l’air que t’as de lamisère à t’occuper de tes enfants. Je vais sûrement pas te confier la

mienne.Lereprocheétaitévidentaveclechoixdesmots,maisladouceurdelaformulationdémontraitplusde

chagrinquedecolère.JeanninecompritinstantanémentqueGerrys’étaitconfiéàFrédériqueausujetdesasortieaudépanneur.

—Sit’esvenuepourmefairelamorale,c’estpasnécessaire!Gerryyapenséavanttoi.—Àquoit’aspensé,maman?JeanninelaissatombersesdéfensesenentendantFrédériquel’appeler«maman».Unmotsiraredans

labouchedesagrandefille.—Justement,j’aipaspensé.Honteuse,Jeanninegardalesyeuxrivéssursapetite-fillepoursedonnerlecouragedecontinuer.—Ilestrienarrivé,là.J’aicomprismonerreur,jerecommenceraiplus.Frédériquesongeaqu’eneffet,iln’étaitrienarrivédefâcheuxauxjumeaux,maispouvait-elleendire

autantducoupledesamère?—Allez-vousvousséparer?demandatimidementFrédérique.—D’oùtusorsdesniaiseriespareilles?s’esclaffaJeannine.—Gerrym’a demandé de pas cassermon bail. Il veut s’installer dansmon appartement avec les

jumeaux.Çasentpaslasoliditéconjugale!Jeanninerestasansvoixdevantl’aveudesafille.—Tusavaispas,réalisaFrédérique.Jeannine tenditBlancheà samère.Ellene se sentaitpasbienet redoutaitd’échapper l’enfant.Elle

s’appuyaaucomptoirpourreprendresesesprits.—Donne-luipasuneportedesortie,imploraJeannine.Aide-moiàlegarderàlamaison.Frédériqueeutlecœurserrédevantladétresseévidentedesamère.Pourlapremièrefoisdesavie,

ellesesentaitpriseentre l’arbreet l’écorce,entresonaffectionpourGerryet le titredemèrequ’ellepartageaitmaintenantavecJeannine.

—Ohayôgozaimasu,lançaSimonàtitredesalutationmatinaleenrentrantdesoncircuitdejogging.Frédériquelevalesyeuxauciel.Sonchumavaitentreprisdeluiapprendreunmotdejaponaistousles

joursjusqu’àleurdépart.Unenseignementforcéquineluiplaisaitpas.L’élèveneprésentaitpasundon

particulièrementdéveloppépourleslanguesetsonintérêtétaitminimal.—Tum’asditquej’avaisjustebesoindeparleranglaispourmedébrouillerlà-bas.—C’estvrai.MaislesJaponaisvontapprécierquetufassesl’effortdelessaluerdansleurlangue.Il voulut l’embrasser, mais elle le repoussa. Même avec des températures frôlant le point de

congélation,Simonrentraitcouvertdesueuraprèssacourse.Quandelleneparticipaitpasàlasudationd’unhomme,Frédériquerefusaitdes’enhumecterlecorps.

Unsourireauxlèvres,Simonsedirigeaversleréfrigérateurpourytrouverlapintedelaitauchocolat.Toutenbuvantsaboisson,ilobservasablondeentraindesepeindrelesongles.

—As-tueuletempsd’appelerlepropriopourcasserlebail?—Non.—Jepeuxm’enoccuper,situveux.—Jepréfèreattendreencoreunpeu.Simon fronça les sourcils. L’espace d’un instant, il eut peur que Frédérique lui fasse faux bond et

décidefinalementdenepasl’accompagnerauJapon.—J’aiuneamiequiaimeraitpeut-êtremelesous-louer,mentithabilementFrédérique.—Fautquandmêmeaviserleproprioqu’onrenouvellerapasenjuin.Frédérique fit doucement glisser le pinceau enduit de noir sur l’ongle de son auriculaire droit.Ne

restait plusque la couchedeprotection à appliquer.Elle referma son flacondevernis et s’éventa lesmainspouraccélérerleséchagedelacouleur.

— On sauverait de l’argent en laissant ce qu’on n’a pas vendu ici plutôt que de payer pour toutentreposerpendantunan.Enplus,onpourraitsous-loueràmeilleurprixunappartementmeublé.

—Toutd’uncoupqu’onresteplusqu’unanauJapon?—Ledeal,c’estunan!s’énervaFrédérique.Simon ravala son prochain commentaire de justesse. Son patron lui laissaitmiroiter que le contrat

pourrait s’échelonner surplusieurs années si les affairesprospéraientpour la compagnie. Ildécidadeconservercette informationpour lui.Après tout,cen’étaientquedeshypothèses.PasquestiondefairedéguerpirFrédériqueenl’affolantavecdessuppositions.

—Jesuispasvraimentàl’aisequequelqu’und’autrevivedansmesaffaires,tentaSimonafinqu’ilss’entiennentàleurplaninitial.

—Sit’asdel’argentàgaspiller…Moi,jepensequejevaislaisserlesmiennesici.Frédérique agita une nouvelle bouteille miniature contenant cette fois un vernis transparent. Elle

entamaladernièreétapedesamanucure.Voyantqu’elleavaitlesmainsoccupées,Simonseglissaderrièreellepourlaprendredanssesbras.

Ellerouspétapourlaforme,prisonnièredesonétreinte.C’étaitçaouruinersamanucure.Aussibienselaisserfaire.

—Aïshiteru.Frédériquesourit.Cespetitsmotsavaientétéfacilesàmémoriser.C’étaientceuxqueSimonrépétait

leplussouvent:«Jet’aime».—Watashimoaïshiteru,répliqua-t-elle.Fierdesonélèveetrassuréparlaréciprocitédesessentiments,Simonfilasousladouche.Pendant

qu’il abandonnait chaque centimètre de son épiderme à la chaleur de l’eau, Frédérique laissait

définitivementtomberl’idéederésiliersonbail.

Lili salivait en additionnant dans un même fichier informatique des photos de petits gâteauxspectaculaires répertoriés sur Internet. Elle se sentait une attirance particulière pour les créationsdestinéesauxfêtesd’enfants.Avecunminimumde talentetunarsenaldebonbonscolorés,onpouvaitdévelopperunéventaildemodèlespourlaclientèle.

Elle était particulièrement enchantée d’une récente découverte: les cupcakes de shower. De petitsgâteaux savamment décorés et fourrés d’un centre rose ou bleu permettant d’annoncer de manièreoriginalelesexedel’enfantànaître.Pluselleypensaitetplussonprojetseconcrétisaitdanssonesprit.Ellesevoyaitentouréedefemmesenceintesetde jeunesmamansdésireusesd’offrirdesanniversairesmémorables à leurs rejetons. Des mamans prêtes à mettre le gros prix pour des petits gâteaux quiaccrocheraientdesétoilesdanslesyeuxdeleurenfant.

—Oups!Le temps avait filé sansqueLili le remarque.Cequi lui confirmait qu’elle était sur la bonnevoie

professionnelle.Jeanninepassaitsontempsàdireque:«Quandonestaubonendroit,letempss’arrête.»Unecitationpêchéedansunlivredepsychologiepopulaire.

À regret, Lili ferma son fichier gourmand et ouvrit sa galerie de photos. Elle s’était proposé deconcevoirunalbumsouvenirspourFrédérique.Uncadeaucollectifquiluiseraitremisàsonsouperdedépart.

L’idéeluiétaitvenueaprèsleurconversationlesoirdel’Halloween.Évidemment,quelquesclichésn’allaientpasanesthésierl’ennuidesonamie,maisFrédériqueemporteraitunpeud’euxdanssesvalises.

Naviguerà travers lescentainesdephotosprisespendant ladernièreannéefutunvoyageémouvantpourLili.Elles’offritmêmeleluxedefairedéfilerundiaporamamusicaldetouteslesimagesqu’elleavaitcroquéeslesdouzederniersmois.Unspectacleintimistedébutantpardesventresénormes,prêtsàrendreleurcontenu,etl’évolutiondesparentsetdespoupons.

—C’est vrai qu’il était gros, souffla timidement Lili en revoyant des photos de Léonard lors despremiersmoisdesavie.

À l’époque pourtant, elle ne voyait qu’un adorable bébé destiné à devenir la vedette de toutes lescompagniesdecouchesoudepuréespournourrisson.Aveclerecul,elleposaitunregardattendrisurunLéonardjouffluetbienenrobé.Sonbébéétaitmaintenantsigrand…

La tâche consistant à sélectionner les meilleures photos pour constituer l’album de Frédérique serévélaardue.Liliréalisaitàquelpointelleavaittraînésonappareilphototoutaulongdesoncongédematernité.SiThomasetLéonardsevoyaientattribuer lesrôlesprincipauxdans lefilmphotographiquequi se déployait devant elle, les rôles secondaires tenus par les amis et leur progéniture y faisaientégalementbonnefigure.Toutlemondeauraitsesquinzeminutesdegloiredanslelivreillustréqu’avaitl’intentiondecommanderLili.

—Duvraitravaildepro!sefélicita-t-elleentour-nantlespagesvirtuellesdesonalbumsursonécrand’ordinateur.

Maintenant, ne restait plusqu’à espérer que l’impression soit debonnequalité et se fassedans lestemps.LedépartdeFrédériqueétaitimminent.

Frédérique donnaun coupd’escarpin dans le pneu avant gauchede sa voiture, commeon flanqueunegrandeclaqueamicaledansledosd’unamisurunquaidegare.Ellen’arrivaitpasàcroirequ’elleavaitdénichéaussi rapidementunacheteur.ElledevraitoffrirunecommissionàEstherpour la rédactiondutextequiaccompagnaitlesphotosprisesparLilipourmettreenvaleursonauto.C’étaitsûrementcequiavaitfaittouteladifférencepourquesavoituresedémarqueparmilescentainesdebazousenventesurInternet.

Lavoitureavaitéténettoyéelematinmême,Frédériqueavaitprissoindeviderlaboîteàgantsdesoncontenu.Levéhiculeautomobileétaitprêtàêtreadoptéparunnouveaupropriétaire.

Par nostalgie, Frédérique prit place une dernière fois derrière le volant et referma la porte del’habitacle.Se séparerd’unecafetièreoudevêtementspayés tropcher et si peuportésn’avait pas lamême signification que de se départir de sa voiture.Ce baisodrome roulant lui rappelait tellement desouvenirs.

Des ébats à la sortie d’un bar aux gâteries prodiguées sur l’autoroute ou en bordure du chemin, lavoitureavaitétébaptiséepardenombreuxamants.Lesvisagesanonymesdelaplupartseconfondaientlesuns aux autres et seulsquelques-uns sedémarquaientdu lot.Envendant son auto, c’était touteunepagedesonpasséqueFrédériqueacceptaitdetourner.

Plus le départ approchait, plus elle s’affranchissait d’un bagage émotif qu’elle traînait lourdement.Étrangement, la légèretéretrouvéeentrelesdeuxoreillesétait inversementproportionnelleaupoidsdesoncœurdanssapoitrine.

Avantdesortirdelavoiture,Frédériqueinspectaledessousdessièges.—Unecapoteestsiviteégarée!Un rectangle de carton blanc attira son attention sousle siège du passager. Après de multiples

contorsions,Frédériquemitlamainsurunephotographieécornée.Unclichélamettantenvedette,enfant,auxcôtésdesamère.UnedesseulesphotosqueFrédériqueconservaitdesonenfance.

Elleserappelaquelongtempsavant,elleavaitcoincécetteimageentreleplafonddelavoitureetlepare-soleil du côté passager. L’accessoire s’était peut-être ouvert lors du passage d’un jeune hommefringant et la photo gisait depuis des années sur le tapis de sol, attendant le bonmoment pour refairesurface.EtpourtorturerFrédérique,iln’yavaitpasmeilleurmoment.

Lili prit une gorgée de vin.Le liquide capiteux lui enroba l’œsophage demanière délicieuse.Elle neparvenait pas à dire si c’était l’ivresse causée par les quelques lampées qui la grisait ou le tableauqu’elle avait sous les yeux. Elle avait perdu l’habitude de boire de l’alcool et une petite quantitél’enivraitexquisément.

Léonardexploraitlecontenudel’assiettedesongrand-père.Confortablementinstallésurlesgenouxdepapi,lebébépigeaitàpleinemaindanslesalimentsatteignablesetl’adultelelaissaitfaire.Raisondeplus pour en profiter.Non seulement papa etmaman refusaient de le prendre à l’heure du repas pouréviterdetacherleursvêtements,maisilsluiimposaienttoujoursunustensilealorsqu’ilétaitsiplaisantdetripoterlemenuàmainnue.Papineseformalisaitpasd’unpeudesaucesursoncolletdechemiseoudequelquesempreintesdigitalessursesmanches.

Lili s’émerveillait devant ce grand-papa décontracté, amoureux fou de son unique petit-fils. Ellen’avaitpassouvenirquesonpèreluiaitdonnéautantd’attentionlorsqu’elleétaitpetite.C’étaitletalentdespetits-enfantsd’arrêterlacoursefolledesplusâgés.

Malgré ses facultés ralenties par l’alcool, Lili n’hésita pas à sortir son appareil photo pourimmortaliserlascène.Déjàqu’ellen’avaitpaseulachancedephotographiersamèreavecsonfils,ellen’allaitpassegênerpourlefaireavecsonpère.L’hommeétaitenpleinesanté,maispersonnenepouvaitprédireaveccertitudelemomentdesongranddépart.

Lilicapturaquelquessourirescomplicesetdéposanégligemmentsonappareilphotographiquesurlatabledèsqu’ellefutconvaincued’avoirunephotoparfaiteemprisonnéesursacarte-mémoire.

—Commeça,tuveuxnousfaireengraisser,badinalegrand-pèreenrelançantsafillesursanouvellelubieprofessionnelle.

—Sic’étaitpassirisquéfinancièrement,çaseraitdéjàofficiel,réponditLiliensongeantquec’étaitlenœudduproblèmepourconvaincreEstherd’embarquerdansl’aventure.

—Tamèredisaittoujoursqu’unbébé,çaenrichitsesparents,sesouvintavecémotionlegrand-papa.Lili devint songeuse. Jamais elle n’avait entendu sa mère tenir de tels propos, mais l’expression

recueilliedesonpèreétaitungaged’authenticité.Évidemment,jamaisellen’auraitosérépliquerqu’auprixoùsevendaientlescouchesdenosjourset

comptetenudumontantqu’ilfallaitépargnerchaquemoispourunrégimeenregistréd’épargne-études,unbébé représentait plutôt une dépense pour un couple. Elle comprenait que son père parlait d’unenrichissementhumainetémotif,etlà-dessus,ellenepouvaitqu’approuverledictoncrééparsadéfuntemère.

—C’estjustequelescâlinsetlesbisousdeLéonardpaientpasl’hypothèque!—C’estlàquetutetrompes,mafille!Le père de Lili rectifia le tir en expliquant que feu son épouse croyait sincèrement qu’un bébé

renflouaitlescoffres,qu’ilgénéraitpoursesparentsl’argentdontilsavaientbesoinpourlefairevivre.Quec’étaitlebonDieuquisefaisaitcomplicedelaprovidencepourremercierlesparentsquiavaientoffertlavieàunnouvelêtrehumain.

— Ce p’tit bonhomme-là va toujours te pousser à te dépasser, à te réinventer, dit-il en regardantLéonardavecfierté.Tuvastrouverdessolutionsparamourpourlui.

Liliessuyasesyeuxdureversdelamain.Probablementlafautedel’alcool,encore.Elle s’excusa et se rendit derrière le comptoir pour dénicher un mouchoir et faire disparaître les

gouttesd’eauquipendaientauborddesescils.Léonards’agitasurlesgenouxdesongrand-père.Ilenavaitassezd’êtreàtableetsouhaitaitexplorer

le plancher. Après lui avoir débarbouillé le visage et lesmenottes, le papi le déposa au sol pour lelaissertrottinerunpeu.Lebébérefusaittoujoursdesedéplacersursesdeuxjambesetavaitdéveloppéunevitessesurprenantedanslamarcheàquatrepattes.Levieilhommeledéposatoutdemêmedeboutàquelquescentimètresdelachaisevoisineenl’invitantàs’agripperaumobilierpoureffectuerquelquespasenstationverticale.

—Vousprendrezbienuncafé?demandaThomasendesservantlesassiettes.—Justesiquelqu’und’autreenprend,réponditsonbeau-père.

Thomas jeta un regard dans la cuisine.Lili remplissait de nouveau sa coupe de vin.Heureusementqu’elleavaitdégelédulaitmaternelpourleprochainboiredeleurfils.

— J’en fais pour nous deux,mentitThomas qui comptait bien terminer la bouteille de vin avec sablonde.

Iln’avaitpasencoredéposélesassiettessouilléessurlecomptoirqu’ungrandfracassefitentendrederrièrelui.Unbruitaussisubitqu’explosifetquiprovoquainstantanémentlespleursdeLéonard.

Lilicourutendirectiondesonfilspourleprendredanssesbrasetfutlapremièreàtrouverlasourceduvacarme.Voyantlacourroiedel’appareilphotosebalancerdanslevide,Léonardavaittirésurl’objetpourl’attireràlui,occasionnantlachutedumatérielsurlesol.

Après avoir confié son bébé en larmes à son père, Lili récupéra l’appareil et tenta de le fairefonctionner, mais il était fichu. S’il était vrai qu’un bébé enrichissait ses parents, Léonard venaitd’augmentersensiblementlecréditqu’ildevaitàsamère.

Estherinscrivitunastérisqueaucalendrier.Lesignetypographiqueindiquaitladated’entréeenvigueurde son futur contrat de travail. Elle n’avaitmême pas osé inscrire l’événement enmots tellement sonenthousiasmeétaitfaible.

Ellevenaitd’accepter,àcontrecœur,unaccordminable.Elleeffectueraitunremplacementdecongédematernité dans la clinique la plus éloignée de toutes celles qu’elle avait courtisées. Si la décisionn’étaitpasprisedeboncœuretavecplaisir,ellereprésentaittoutdemêmeuneannéedepaixd’espritetdemargedemanœuvrepoursetrouverunautreemploi,plusstableetplusintéressant.

—Pourquoit’asacceptésiçatetentepas?voulutsavoirsonépoux.Esther se contenta de hausser les épaules en guise de réponse. Elle ne souhaitait pas aborder la

questionavecJean-Françoisetn’étaitpascertainedesaisirsespropresmotivations.Évidemment,ilétaithorsdequestionderetournertravailleravecClaude.Lechoixlogiqueauraitété

dedonnersuiteàl’invitationdujeunedentisterencontrélasemaineprécédente.Lenouveaupropriétairesemblait prêt à lui faire une place dans son équipe,mais lemagnétisme qu’il avait exercé sur Estherl’avaitconvaincuedenemêmepasfaireparvenirsoncurriculumvitae. Il fallaitéloigner les tentationsinutiles.

Restait la proposition de Lili qu’Esther ne pouvait se résoudre à accepter. Trop de variablesjalonnaientleprojetetl’insécurisaient.

—J’suisjusteangoisséeàl’idéederecommenceraubasdel’échelle,mentitEsther.En formulant cemensonge, elle semit àpleurerdehonte.Hontedementir, encore.Honted’être la

seule responsable de sonmalheur actuel.Honte de ne pouvoir dire la vérité à Jean-François de peurd’être jugée.Heureusementpourelle,sonmari traduisitcedébordementd’émotionpar l’évacuationdustressauquelellefaisaitréférence.

—Çavabiensepasser,larassura-t-ilenl’étreignant.T’esuneexcellentehygiénistedentaire.Esthernedoutaitpasde ses capacitésprofessionnelles,mais ce complimentdans labouchede son

marilarassérénalégèrement.Peut-êtrequ’elles’enfaisaitpourrien?Elle sourit à Jean-François pour mettre un terme à la discussion, certaine que cet artifice le

convaincraitquetoutallaitbien.

Jean-Françoisregardasafemmesemettreà lapréparationdusouperfamilial.Chacundesesgestestrahissaitsondésespoir.Ellesemontraitforte,neseplaignaitpasouvertement,maisiln’étaitpasdupe:Esther acceptait ce contrat pour sa famille uniquement. Il craignait que sa femme éprouve l’envie deretournertravaillerpourClaude.Illuifallaittrouveruneautresolutionquisoitsatisfaisantepourtous.

Lorsqu’on lui confirma que les réparations nécessaires pour redonner vie à son appareil photos’élevaientàunepetitefortune,Lilidécidades’équiperenneuf.Latechnologiephotographiqueévoluaitrapidement et l’équipement récent offrait de multiples avantages sur les fonctionnalités de son vieuxmatériel.

Lili commença à farfouiller dans les différents présentoirs à la recherche du nec plus ultra desmachines à images. Elle ne se souvenait pas de la dernière fois où elle avaitmis les pieds dans uneboutique spécialisée en photographie. Elle évitait cet endroit comme la peste, consciente de son petitfaible pour l’équipement photographique. Fuir ce genre d’établissement assurait un équilibre dans soncompteenbanque.Équilibrequiétaitgrandementmenacéencetinstantprécis.

Sonbudgetne luipermettaitpas laCadillacdesappareils,maisaprèsuneannéedeprivations,Liliavaitenviedesegâter.Léonardpouvaitbienavoirdestiroirsmoinsgarnispendantlesdouzeprochainsmois.Lebambinnesouffriraitpasd’unerotationplusrégulièredesesvêtements.Thomasetelleavaienten leur possession tous les articles nécessaires pour élever un bébé: poussette, lit, chaise haute etcompagnie.Danslefond,l’investissementleplusimportantétaitmaintenantderrièreeux.Peut-êtremêmeLiliéconomiserait-ellesurlescoûtsdelagarderie.Sielletravaillaitdelamaison,ellepourraitgarderLéonard.Sonfilsn’étaitpastropexigeantetellepouvaitfacilementenvisagerdepréparersesdessertsensaprésence.Enadditionnant ces restrictionsbudgétaires, ellepourrait s’offrir unéquipement à la finepointedelatechnologie.Elleleméritait,non?

Lili songeaégalementau faitquedecuisinerdesgâteauxàdomicilene luidemanderaitpasun trèsgrand investissementpour sagarde-robepersonnelle.D’autantplusqueFrédériquevenaitde luicéderdes vêtements pour une bouchée de pain.Un argument ultime qui la convainquit de s’offrir l’appareilprofessionnelqueluivantaitsibienlepréposédelaboutique.

En payant, Lili eut un doute. Cette dépense folle n’était pas nécessaire. Surtout aumoment où elles’apprêtaitàdémarrerunenouvelleentreprise.Ilyauraitsûrementbeaucoupdematérielàacheterpourcuirelespetitsgâteauxetlesdécorer.

Elleécartacesargumentsensedisantquelesdépensesseraientassuréesmoitié-moitiéparEstheretelle-même.

Liliglissarapidementaufonddesonportefeuillelecoupondecaissequeluitenditlajeunecaissière.Elletentanaïvementd’oublierletotaldelafacturequis’élevaitàplusieursmilliersdedollars.Ilétaittempsderetournersurlemarchédutravailpouramortirlecoûtdesonpéchémignon.

Jeanninepritplaceensilencesurunbancdebois.L’OratoireSaint-Josephétaitunhavredepaixoùelleaimaitserecueillir.Ladernièrefoisqu’elleyavaitmislespieds,c’étaitpourimplorersonDieudeluidonnerlachancedeporterdenouveaulavie.Presquedeuxanss’étaientécoulésdepuis.Jeannines’en

voulaitunpeudenepasêtrerevenueserecueillirencelieusaintpourremercierlePatrondelaplacedelafaveurobtenue.

—AunomduPère,duFilsetduSaint-Esprit,récitaJeannineavantdefermerlesyeuxetdejoindrelesmainsenprière.

Sielleavaitressentilebesoind’unpèlerinageexpressàl’OratoireSaint-Joseph,c’étaitpourtrouverréponsesauxtropnombreusesquestionsquisebousculaientdanssoncerveau.Elleavaitconstatéavecstupéfactionqu’ilétaitdésormaispossibledetransmettresesintentionsdeprièredirectementenlignesurlesiteofficieldel’Oratoire,maisriennevalaitunediscussionentête-à-têteaveclesaintfrèreAndré.

—J’m’excusedevenirencorequémander,commença-t-elleàmi-voix.Avantdepoursuivresonplaidoyer,Jeannines’assuraqu’aucuncroyantn’avaitprisplaceàproximité

d’elle.Ellesouhaitaitadressersaprièredevivevoixetnonpas justeenpensée. Ilyavaitunbienfaitindéniableaufaitdeprononceràvoixhautesesangoisses,unexutoirequeneprocuraitpaslaréflexionseule.

—JecomprendspaspourquoitoipislebonDieuvousm’avezexaucéesic’estpourmeretirermoncadeaudeuxansplustard.

Jeannines’envoulaitdutonaccusateur,maisellecroyaitqueleSeigneurneseformaliseraitpasdecedétail.IlétaitassezGrandpourretenirl’essentieldumessageetnonl’attitudedumessager.

Danslesderniersjours,Jeannineavaitprisconscienceduvilaintourqu’étaitentraindeluijouerlavie.Commesiaprèsl’avoirconfortéedanssonrôledemère,ledestinluivolaitcequ’elletenaitpouracquis:laprésencedesesenfants.

— Frédérique, c’est une adulte. Faut que je fasse mon deuil de l’avoir sous mon aile, mais lesjumeaux…

Jeannineneterminapassaphrase,autantàcausedel’émotionquiluinouaitlagorgequ’enraisondel’arrivéeinopinéed’uncoupledepersonnesâgéesvenuesserecueilliràquelquespasd’elle.

L’épéedeDamoclèsquisebalançaitau-dessusdesatêtemenaçaitdeluifaireperdresestroisenfantsd’un seul coup. Elle n’arrivait pas à croire queGerry – sonGerry – puisse lui voler ses bébés, leséloignerd’ellealorsqu’ilsétaientlesdeuxtiersdesaraisondevivre.Commentcethomme,boncommedupain,pouvait-ilignorerlemalqu’illuiferaitenlaquittantetenexigeantunegardepartagée?

«M’enlevezpas tousmesenfants», implora-t-elleensilencecommeunmantra interminable,sachanttrèsbienquesansFrédérique,JulienetMaxime,lavienevalaitpluslapeined’êtrevécue.

Lescoupess’entrechoquèrentàl’unisson.Sicertainsyallèrentd’uncriexpressifoud’untchintchinbienarticulé, c’était bien plus pour camoufler leur émotion que par réelle allégresse. Comme des apôtresréunis pour la dernière Cène, les petites familles rassemblées autour d’une grande tablée convivialeredoutaient l’événement inévitablepour lequel ils trinquaient à l’heure actuelle: le départ de trois desleurs.

Cesouperd’aurevoirétaitleprétexteidéalpoursoulignerlagrandeamitiéquis’étaittisséeaufildesmoisentrelesadultesprésents.SiLiliavaitlecœurgrosàl’idéedeneplusgoûterquotidiennementlesrépartiessavoureusesdeFrédérique,Thomasaussis’ennuieraitde l’humourdeSimon.Gerryregrettaitdéjàdeseséparerdesongendrequ’ilapprenaitàpeineàconnaître;Esthers’émouvaitdel’éloignement

de celle qu’elle avait pourtant considérée comme une rivale il n’y avait pas si longtemps; tandis queJeannineétaitstupéfaitequesoncœurtiennelecoupetqu’ilnesoitpasdéjàenmillemorceauxsur leplancher.

Lili profita de l’occasion pour se pavaner avec son nouvel achat aux yeux de tous.Ellemitraillaitlittéralementlesconvives,emballéeparlaperformancedesonappareilphoto.

—T’asdupersilentrelesdents,prétenditFrédérique,voyantqu’Estherprenaitlaposepoursonamie.Gênée,Esthers’excusaitdéjàpourserendreàlasalledebainlorsqueFrédériqueéclataderireetlui

avouasonpetitmensongeayantjustementpourbutdelamettremalàl’aise.—De toutemanière, de nos jours, avec Photoshop, une saleté entre les dents est si vite disparue,

ajoutaSimonpourrassurerEsther.—Tusauras,SimonMeilleur,quejeretouchepasmesphotos.C’estdel’artquejefais,pasdutravail

informatique,sevantaLili.Simonfutàmêmed’apprécierlajustessedesespropos.Lemomentétaitvenud’offrirlecadeaude

départ dont Lili s’était chargée pour le groupe.Unmagnifique livre relié dont la couverture était unephotodeFrédérique,SimonetBlanche,priselesoirdel’Halloween,alorsquelafamilleétaitdéguiséeenpersonnagestypiquementjaponais.Laphotoprémonitoireoffraitunavant-goûtdecequilesattendaitlaprochaineannée.Àl’intérieursesuccédaientlesportraitsdefamilledetouslesconvivesréunisautourde la table. Lili avait pris soin d’ajouter des légendes pour accompagner chaque cliché. Descommentairesparfoisrigolos,souventtouchants,quimettaientenmotscequetraduisaientlesphotosenémotions:ilsformaientdorénavantunegrandefamille.

Lecadeaupassademainenmainautourdelatable,chacunserégalantdeschoixartistiquesdeLili.—Tumedirascombientumechargespourcelle-là,engrandformat,soufflaJean-FrançoisàLilien

pointantunephotooùl’onvoyaitEsthersourianteetdétendue.Unvisagequ’ellen’arboraitpassouvent.Lili se retint de dévoiler que la photo avait été prise lors de leur séjour au spa et que l’abandon

d’Estheryétaitdûengrandepartieàl’effetducannabisqu’elleavaitpréalablementinhalé.Laserveuseréchauffaitàprésentlesfondsdecafé.Lilienprofitaitpourvisionnertouteslesphotos

prises dans la soirée et jeter à la poubelle virtuelle celles qu’elle ne jugeait pas dignes d’êtretéléchargées dans son ordinateur. Esther assistait, silencieuse, au visionnement improvisé par sameilleureamie.Ellen’avaitpasencoretrouvélecouragedeluidirequ’elleavaitacceptéunemploidansunenouvellecliniquedentaireetque,parconséquent,ellerefusaitdedémarreruneentrepriseavecelle.

La veille, Lili lui avait acheminé par courriel le dossier contenant les photos les plus inspirantesqu’elleavaitdénichéessurInternetpourmettresadécoratricedepetitsgâteauxenappétit.Estheravaitregardéletoutensedisantqu’ellerecycleraitbiencertainesidéespourlesanniversairesdesesenfants,maisqu’ellenecommercialiseraitjamaislerésultatdesesefforts.Ellesavaitquecettedécisionbriseraitlecœurdesonamie,qu’elledevaitlaluicommuniquerrapidement,maislesouperactueln’étaitpaslemomentidéalpourexpliquerletout.

EnobservantattentivementlesphotosprisesparLilipendantlasoirée,Estherréalisaàquelpointsoncoupleétaitbeau.NonseulementelleetJean-Françoisétaient-ilsbienassortisphysiquement,maisilsedégageaituneréelleharmonieentreeux.Liliavaitsucapterdeséchangesderegardscomplices.Ilyavaitmême,danslelot,unephotodeJean-Françoisquiposaitsurelleunregardfranchementamoureux,alors

quesonattentionàelleétaittournéeversunautreconvive.SonamieLilipossédaitungrandtalentpourlaphotographie.

Pendantqu’Esthersefélicitaitd’avoirvaincuventsetmaréesavecsonmariaucoursdeladernièreannée,Lilinevoyaitqueleserreurstechniquesdesesphotos:cadragemalcentré,expositioninsuffisante,focusmalajusté.Cenefutqu’audeuxièmepassagedelagaleriedephotosqu’ellecommençaàapprécierlavaleurintrinsèquedesontravail.Ellefuttouchéeparlessentimentsquiémanaientdelamajoritédesclichés. Simon semblait plus épris que jamais de sa belle Frédérique, Gerry carrément gaga de sesenfants,EstheretJean-Françoisamoureuxcommeaupremierjour.

Iln’yavaitquelesphotosdeJeanninequidétonnaientdel’ensemble.Liliavaiteubeaumodifiersonangledeprisedevue,ajusterl’intensitédesonflash,elleavaitl’impressionqueJeannineportaitlevoiledu deuil. Des ombres menaçantes envahissaient les traits de son visage, son regard se couvrait detristesse.Ellen’avaitpratiquementpasouvertlabouchedelasoirée.Ilétaitnormalqueledépartdesagrandefillelachagrine,maisdelààenperdresaverveetàlaissertoutelaplaceauxautres…

— Un p’tit shooter avant de partir, lança joyeusement Frédérique en distribuant les miniverresd’alcoolqu’elleavaitcommandésàlaserveuse.

— C’est quoi? questionna Esther qui refusait d’avaler quoi que ce soit sans en connaître lacomposition.

—Mélangedecrèmedecafé, crèmedewhisky surmontéd’une touchedecrèmechantilly,décrivitFrédériqueenpointantsuccessivementlesdifférentsétagescomposantleverred’alcool.

Chacunfitculsecdesonverreenseléchantleslèvrespourneperdreaucunetracedecrèmechantilly.—C’estbon,décrétaEsther.—Contented’apprendrequet’aimesça,ditmalicieusementFrédérique.Ças’appelleunblowjob!Rougissante,Esthersejoignittoutdemêmeàl’hilaritégénérale.Sionnevalaitpasunerisée,onne

valait pas grand-chose. Finalement, peut-être le départ de Frédérique n’était-il pas une si mauvaisechose…

Sansfairedebruit,Jeanninequittalachambreàcoucherendirectiondelasalledebain.Gerryronflaitetlesjumeauxdormaientausondecettemusiquepaternelle.

L’estomacdeJeanninedigéraitmallefrugalsouperqu’elleavaitingurgitéetelledevaitmettrelamainsur ses comprimés antiacidité. Elle avait à peine picoré dans son assiette. Incroyable que si peu denourritureluivirel’estomacàl’enversdelasorte.Àmoinsquecenesoitsimplementl’effetcombinédustressetduchagrin.

Lesautres avaientbeau souhaiterbonvoyageà sonaînée,prétendrequecen’étaitqu’unau revoir,qu’ils garderaient un contact étroit pendant les prochainsmois grâce aux nouvelles technologies, pourJeannine, il s’agissait de l’adieudeFrédérique.Elle pressentait qu’elle perdait sa fille pour toujours.Quecedépartmarquaitlafindeleurrelation,aussiténuefût-elle.

Avant d’ouvrir la pharmacie à la recherche des comprimés pour soulager son estomac, Jeannines’observadanslaglace.Commentavait-ellepuêtreasseznaïvepourcroirequelerapprochementqu’elleavait sentientreFrédériqueetelleétait réel?Jusqu’àcesoir,elleétaitconvaincuequesa fille rueraitdans les brancards, qu’elle surprendrait tout le monde avec une volte-face de tragédienne, qu’elle

changeraitsonfusild’épauleetplaqueraitSimon.Çaluiressemblaitsipeudes’exileràl’autreboutdumonde. Surtout pour un homme. Cette race qui les avait si souvent déçues. Au restaurant, le couplequ’elleformaitavecSimonluiavaitparusifort,sisolidequeJeannineenétaitpresquejalouse.Commeelleconnaissaitmalsafille…

Enfant,Frédériques’agrippaitauxjupesdesamère.Cen’étaitpasuneenfantaventureuse.Ellequêtaitsonautonomieetsonindépendance,maisens’assurantd’avoirmamandanssonchampdevision.Était-cepossiblequesapetitefilleaitaussiradicalementchangé?Jeannineétait-elleaveugleaupointdenemêmepasconnaître lavéritablepersonnalitédesafille?Décidément,ellenepossédaitpascequ’onappellel’instinctmaternel.

Essayantvaguementdecombattresespenséesnégatives,Jeannineouvritl’armoirepoursesoulagerdesesbrûlementsd’estomac.Était-ceseulementledépartdeFrédériquequilamettaitdanscetétatoulesmenacesdeGerry?

Elle n’avait pas affronté son mari après les révélations de Frédérique. Sans vouloir ignorer leproblème, elle appliquait à la lettre les préceptes de son livre culte: Le Secret. Elle devait resterpositive, ressentir sonbonheur familialdans toutes les fibresde sonêtre.Nonseulementpenseràuneissuepositivepoursoncauchemaractuel,maisleressentirdemanièretangible.Pourlapremièrefoisdesavie,JeanninemettaitendoutelegéniedeRhondaByrne.

Après avoir avalé le double de la quantité de comprimés recommandée pour contrer sesmalaisesgastriques, Jeannine fit courir ses doigts le long des tablettes de l’armoire et ouvrit machinalementcertains flacons. Elle pouvait se vanter de posséder une pharmacopée impressionnante. Il fallait bienqu’ilyaitdesavantagesàtravaillerdansunepharmacie.Ellepossédaitunepilulemiraclepourchacundes petits bobos susceptibles d’envahir le corps humain. Elle sourit tristement en constatant qu’aucuncompriménepouvaitsoulageruncœurdemèrepiétinéparlavie.

«L’unionfaitlaforce»,songeaJeannine.Peut-êtrequetouslescompriméscontenusdanslapharmaciepourraientveniràboutdesonchagrin?

Doucement, elle se sentit glisser vers des ruminations de plus en plus sombres. Le pouvoir de lapensée positive n’avait plus d’emprise sur elle. Jeannine n’essayamême pas de combattre ce besoinautodestructif.Elles’abandonnaàsonchagrin.

Elleavaittoujourscruquelamortd’unenfantétaitlechâtimentlepluscruelqu’onpuisseréserveràune mère. Aujourd’hui, elle réalisait que se sentir indigne de l’amour des siens était une damnationencorepluscruelle.Elleneméritaitpassesenfants.

—Tumangespas?Laquestionétaitsuperflue.Depuisledébutdudéjeuner,Esthergardaitleslèvresjointes.Sacuillère

necomportaitaucunetracedugruaunutritifqu’ellevenaitdeserviràtoutelafamilleetreposaitsagementsursonnapperon.Alorsquelesfondsdesbolsdesenfantsétaienttraindesefaireraclerparlespetits–désireuxdeneperdreaucunegouttedusiropd’érablequemamanavaiteulagentillessed’incorporeraumets–,lesienétaitplein.

Plutôtquederépondreàsonmari,Esthersourittristementetdemandaàêtreexcuséeavantdebattreenretraiteverslasalledebain.

—Est-cequejepeuxmangerlegruaudemaman?demandaEmma.Jean-Françoisapprouvalarequêtedesafille,certainque,cematin,Esthern’avaleraitrien.Elleavait

adoptécecomportementlorsdechaquedéjeunerprécédantl’entréeengarderied’undeleursenfants.SiJean-Françoisvoyaitcetteétapecommelaconfirmationdu tempsquipasseetquebébédevenait

officiellementunpetitbonhomme,pourEsther,ils’agissaitplutôtd’undeuildifficileàdigérer.Après avoir débarbouillé lesminois des enfants, Jean-François rejoignit Esther dans son refuge. Il

toqua discrètement à la porte de la salle de bain.Devant l’absence de réponse, il entrouvrit la porte,certainqu’Esthern’attendaitquedereprendrelecontrôled’elle-mêmepourluioffrird’entrer.

Les yeux rougis d’Esther trahissaient ses émotions. Un mouchoir à la main complétait les indicespermettantdecroirequelamamanavaitdeladifficultéàaccepterquesonbébégrandisse.

—C’estmieuxcommeça,jecommencedansdeuxsemaines,rationalisa-t-elle.Àl’évocationdesonnouvelemploi,Estherfonditenlarmes.DéjàquemettreThéoàlagarderielui

demandait un effort surhumain, en plus c’était pour un contrat qu’elle n’appréciait pas.Y avait-il pirecrève-cœurqueçapourunemère?

La réaction d’Esther confirmait de nouveau à Jean-François qu’elle ne souhaitait pas ce retour autravail.Luisavaitbienqu’ilnetolèreraitpasdevoirsafemmemalheureusetouslesmatinsdel’annéeàvenir.

—As-tudonnétadémissionàClaude?Gênée,Estherbalançarapidement la têtedegaucheàdroiteenfixant lemouchoirqu’elle trituraità

présent.Ellen’osaitpasaffrontersonancienpatronpourluiannoncerlanouvelle.—Est-cequec’estparcequetusouhaitescontinueràtravaillerpourlui?osaJean-Françoisensachant

qu’ilrisquaitfortd’obteniruneréponsequ’ilnedésiraitpasentendre.Estherchangead’expression.Jean-Françoisneparvenaitpasàdéchiffrers’ilavaitvisédanslemille

ousisafemmeétaitsincèrementdésoléequ’ilpuissecroireunechosepareille.—C’esttoiquej’aime.Toiquej’aichoisi.Jean-Françoispassaunemaindanssescheveuxetlesébouriffanerveusement.Ladéclarationd’Esther

luidonnaitlecouragedemettreunenouvelleoptionsurlatable.—Premièrement:tantmieux!Parcequemoiaussi,jet’aime.Esthersouritàtraversseslarmes.—Deuxièmement:jevoispaspourquoit’accepteraisunejobdemerdequivaterendremalheureuse.—Pourl’argent.Pourmedonnerletempsdetrouvermieux…Pourlafaire taire,Jean-Françoissoudases lèvresauxsiennes.Cesarguments-làétaientuniquement

rationnels.Cen’étaitpaslecœurd’Estherquisemanifestait,maisbiensoncerveau.Luiavaitenviedelaisserparler le jeunehommede trenteansquiavaiteu lecoupde foudre,dixansplus tôt,pourcettemagnifiquehygiénistedentairesiraffinée.

—J’aiunepropositionàtefaire,ditJean-François,énigmatique.

Simonsechoisitquelquesmagazinesmasculinsetsediri-geaverslacaisseenregistreusepourpayersonachat. Il revint sur sespasetenajoutadeuxà l’intentiondeFrédérique.Levol serait longet sabelleprendraitplaisiràfeuilleterlespagesdébordantdescréationsdedesignersinternationaux.

C’était un rituel personnel. Chaque fois qu’il partait en Asie ou en revenait, il faisait le plein delectures superficielles qu’il abandonnerait sur un banc de l’aéroport ou sur son siège pour un autrepassager.

Unebouteilled’eauhorsdeprixetunpaquetdegommesplus tard, il s’installaitconfortablementàproximitédelaported’embarquementinscritesursonbilletd’avion.

Parlepassé,lorsqu’ilseretrouvaitàl’aéroport,c’étaitmajoritairementpouraffairesetnonpourleplaisir. Il était l’hommed’affairesqui fréquente le salonVIPde la compagnie aérienne.Celui que leshôtesses de l’air repèrent rapidement. Ce citoyen dumonde, sans attaches, qui ne demande qu’à êtrecharmé.

Aujourd’hui,ilregardaitlafouleautourdeluid’unœilneuf.Ilétaitfierd’incarneràprésentlebonpèredefamillequidéplacesatribuàl’autreboutdelaplanètepourqu’ellejouissedeconditionsdevieamélioréesetqu’ellevivedenouvellesexpériencesenrichissantes. Ilétait impatientqueFrédériqueetBlancheviennentlerejoindre.

Frédériqueavaittenuàtravailleraucaféjusqu’aujourdudépart.—Jesaispasquandjevaisavoiruneautrerentréed’argent.Jeprendstoutcequipasse,avait-elle

allégué.Simoncroyaitplutôtqu’elleavaitdeladifficultéàcouperlespontsaveccetuniversrassurantoùelle

travaillait depuis plusieurs années. Il nepouvait pas la blâmer: l’inconnu faisait toujours unpeupeur.Lui-mêmesesouvenaitdesonangoisselapremièrefoisqu’ilavaitacceptéuncontratàl’étranger.

PendantqueFrédériques’offraitundernieradieuavecsescollèguesdetravailetleshabituésdubar,Blanche se faisait dorloter par ses grands-parents. Gerry et Jeannine craignaient que la poupée deporcelaine les oublie en quittant le pays à un si jeune âge. Les tentatives de Simon pour les rassurern’avaientpasdonnégrand-chose.SurtoutpourJeanninequisemblaitinconsolabledudépartdesagrandefille.

Enterminantlalectured’unnouvelarticledemagazine,Simonconsultasamontre.Frédériqueavaitduretard. Pourvu qu’elle ne soit pas prise dans un embouteillage. Les bouchons de circulation étaientnombreuxàcetteheure.Ilvérifiasoncellulaire.Aucunappeloutexto.Labelleamazonedevaitêtreentrain de franchir la sécurité. Peut-être aussi qu’elle avait dû faire un arrêt imprévu aux toilettes desfemmespourun changementde couche.Parcourir un aéroport avecun jeunebébé était sansdouteuneexpériencedemandantunpeuplusdetempsqu’àunhommed’affairescélibataire.

«J’auraisdûlesattendreàl’entrée»,sereprochaSimon.Frédériqueluiavaitproposédelerejoindreàlaported’embarquement,maisiln’auraitpasdûl’écouter.Ellen’avaitpasautantd’expériencequeluidanslesaéroportsetsedemandaitpeut-êtresimplementversoùsedirigerdanslesdédalesdel’énormebâtiment.

Simon rangea son magazine, décidé à rebrousser chemin jusqu’à la sécurité, lorsqu’il sentit lavibrationdesoncellulairecontresapoitrine.Unsourireauxlèvres,ilextirpasonappareildelapocheintérieuredesaveste.Ilanticipaitdéjàunlongtextooùlamajoritédesmotsseraientdessacresoudesinsultesdestinéesàl’architectequiavaitdessinélesplansdel’aéroport.

Pourtant,sursonécran,unseulmotenprovenancedeFrédériques’afficha:«Désolée».

Esther voyait très bien où se dirigeait Jean-François avec sa proposition. Elle l’avait vu en grandediscussionavecLili lorsdusouperdedépartdeFrédériqueetSimon.AucundoutequeLilidevait luiavoirvendusa saladeconcernant sonprojetdedémarraged’entreprise.Ellen’avaitpasdonné suiteàl’envoidephotosdeLilietcettedernière,ratoureuseetdéterminée,avaitsûrementtentédel’atteindreenpassantparsonmari.

Esther était convaincueque Jean-François avait pris les derniers jours pourmijoter l’idée, vérifierquesonsalairepuissefairevivrelafamilleetluipermettredeselancerenaffairesavecsonamie,mêmesil’entrepriseétaitrisquée.

—J’enaipasenvie,lançarapidementEstheravantd’entendreJean-Françoisplaidersacause.—Tusaismêmepascequej’aientête,s’amusaJean-François.Attendsaumoinsquejeparle.Même s’il souriait, Jean-François commençait à redouter que sa femme soit clairvoyante et qu’elle

refuseeffectivementcequ’ilavaitenviedeluiproposer.Lereversseraitcuisant,pourlui.—J’ailonguementréfléchi…Jean-François tentaderepassermentalement le longdiscoursqu’ilavaitélaboréenprévisiondece

moment.Ilvitdéfilertouslesargumentsqu’ilavaittrouvéspoursoutenirsonprojet.Ilfallaitqu’Estheraccepte.Illefallait.Ilenavaitbesoin.

—Et…poursuivitEstherdevantlesilenceinterminabledesonmari.Lamaîtressed’écolerefaisaitsurface.SonEstherimposaitsonrythme,sontempo.Safemmeadorée,

impatiente,n’acceptaitpasqu’ilperdelefildesonhistoireetlafasselanguir.Dieuqu’ill’aimaitdanstoutesonimperfection.

Plutôtquederéciterbêtementcequ’ilavaitpréparé,Jean-Françoisluipritlamainpourcoupercourtauxlongspalabres.Sesdoigtsentrèrentencontactaveclebraceletàbreloquesqu’illuiavaitoffertpourlafêtedesMères.Inspiréparlebijou,ilfronçalessourcils.

—Iltemanqueunebreloque.Inquiète,Esther compta rapidement les colifichets se balançant sur la chaîne ornant son poignet: le

premierensouvenirdeleurmariageet lestroisautrespoursoulignerlanaissanced’Antoine,EmmaetThéo.Lesquatrependentifsétaientbienaccrochés.

—Tusaispluscompter,monamour,l’asticotaEsther.—Aucontraire.Jevoudraisajouterunecinquièmebreloqueàtonpoignet.EsthersedemandasiJean-Françoiss’apprêtaitàlaredemanderenmariage.Avantquesafemmene

parteenconjectures,ilclarifiasapenséeetexposasonsouhaitlepluscher:—Pourquoionseferaitpasunautreenfant?

Lavoixsuavede l’hôtessede l’aireffectua lepremierappelpour lespassagersduvolàbordduquelFrédérique, Blanche et Simon devaient prendre place, mais ce dernier était trop décontenancé pourl’entendre.

Aprèslaréceptiondutextodesablonde,Simonavaitrapidementtapéquelquesmotssursonclavierdecellulairedemandantplusdeprécisions.Frédériqueétait-elledésoléedesonretard?

Simon fixait l’écran de son téléphone intelligent sans recevoir de nouvelles. Peut-être Frédérique,énervée à l’idée demanquer sonvol, avait-elle tapé sonmot d’excuse envitesse avant de franchir la

guériteoùelledevaitdépo-sersoncellulairedansunbacpourinspection?Peut-êtrelesbatteriesdesonappareilétaient-ellesàplat?LecerveaudeSimonévaluaitlasituationàviveallure.«Désolée»pouvaitsous-entendretellementdechoses.Simonessayaitdetouteslesidentifier,maissonsubconscientrefusaitd’émettrelapossibilitéqueFrédériqueluifassefauxbond.

Àquelquesreprises,ilécrivitàFrédérique,l’implorantd’éclairersalanterne.«Tucommencesàm’inquiéter.Oùes-tu?»«Es-turendueàl’aéroport,Fred?»«Dequoies-tudésolée?»Chaque fois, son appareil se butait au silence obstiné de l’autre machine qui devait pourtant bien

recevoirsesquestions.Encore une fois, on appela les passagers du vol à destination deNewYork, l’escale prévue avant

d’atteindreleJapon.Simoncommençaàs’énerver.Ilregardasamontre.Dansquelquesminutes,ceseraitledernierappel.IlfallaitqueFrédériquesedépêche.

Cefutàcemomentqu’ilcrutvoir,auloin,lacheveluredeFrédériquefendrelafouledetouristesquidéambulaientlentementdanslescouloirsdel’aéroport.Unimmensesoulagementletraversa.S’iln’avaitpasétésifierdenature,ilseseraitprobablementmisàpleurer.

Dèsqu’elle le repéra,Frédériquestoppasacourseeffrénée.Ce futalorsqueSimonréalisaqu’ellen’avaitaucunevaliseavecelle,aucuneBlanchependueàsonbras.

Ellen’avaitpasl’intentiondelesuivreauJapon.Simon espéra en vain que Frédérique franchisse la distance qui les séparait pour lui offrir des

explications. Elle demeurait muette, immobile, à l’autre bout du couloir achalandé. Simon eutl’impression de la voir articuler «j’m’excuse», mais les battements de son cœur qui pulsaient à sesoreillesl’empêchèrentd’enêtrecertain.

SiFrédériquenepartaitpas,ilavaittoujourslapossibilitéderesteraupays.L’hôtessede l’air appela leursnoms respectifs.Nemanquaitplusqu’euxpour fermer lesportesde

l’appareiletdécoller.Simonsepenchapoursaisir lapoignéedesavalise,abandonnalesmagazinesfémininsqu’ilvenait

d’acheteretdisparutderrièrelecomptoirdelacompagnieaérienne.

Lilivisionnaitsursonécrand’ordinateurlesphotosprisesausouperd’aurevoirdeFrédériqueetSimon.Elleavaitfaitdubonboulot.Sanouvellemerveilleaussi.

Lorsque le visaged’Esther apparut en gros plan,Lili soupira. Sameilleure amiegardait le silencedepuis qu’elle lui avait fait parvenir un fichier rempli de photos de petits gâteaux. Elle connaissaitsuffisammentEstherpoursavoirquesiellenerépondaitpas,c’étaitqu’ellecherchaitunmensongeouunebonneexcusepourseretirerduprojet.

Aumêmetitrequ’elles’étaitattendueàcequelagrossesselarapprochedeThomas,Lilicroyaitquelefaitdedevenirmèresolidifieraitlelienquil’unissaitàEsther.Aprèstout,àpartletravail,c’étaitlaseulesphèredesaviequ’ellenepartageaitpas.Pourtant,lesobligationsliéesàLéonardl’avaientbiensouvent retenue loin de ses amies au cours de la dernière année. Esther demeurait importante, mais

Léonardlarecalaitd’unrangdansl’échelledespriorités.Ellesefitlapromessedecajolersesamitiésàl’avenir,conscientequ’elleavaitdélaissécetaspectdesaviependantsoncongédematernité.

Maintenantqu’elle avait la certitudequ’Estherne se lancerait pas en affaires avec elle,Lili devaitdécider si elle relevait sesmanches en solo et en faisait autant dudéfi, si elle abandonnait carrémentl’idéeousielles’associaitàquelqu’und’autre.

LaphotosuivanteàfairepartiedudiaporamadelasoiréemontraitJeannine.Lilisouritensedisantqu’uneassociationavec lamèredeFrédériquepouruneentreprise culinaire était aussi risquéeque laroute du Klondike au XIXe siècle pour les chercheurs d’or. Les talents de cuisinière de JeanninepromettaientdesgâteauxdécorésauglaçagecommercialBettyCrocker.

Avec Frédérique en plein ciel à l’heure actuelle, à destination du bout dumonde, il ne lui restaitpersonneavecquis’associer.

Léonardtirasurlajambedesonpantalonpourattirersonattention.Àprèsd’uneannéedevie,lebébécostaudnemarchaittoujourspas.Lilisepenchapourprendresonfilsetl’asseoirsursesgenoux.

—T’aimeslesphotosàmaman?Comme tous lesbébés,Léonardétait fascinépar les images représentant les siens.Dèsqu’il vit le

visagedepapaapparaîtreàl’écran,ilposaundoigtenduitdebavesurlemoniteurinformatique.—Touchepas,leréprimandadoucementLili.Vexéparlereproche,lebébésetortillapourquesamèrelesoulèvedevantelle.Maintenantdebouten

équilibresurlescuissesdemaman,Léonardsouriait,comblé.—T’essupposémerendreriche,toi,badinaLili.Ilseraittempsquetut’ymettes!—Il adéjàcommencé, ledéfenditThomas.Page14,ajouta-t-il endéposant le journal local sur le

clavierd’ordinateurdeLili.Pour permettre à sa douce moitié de feuilleter le quotidien, Thomas s’empara de Léonard en le

gratifiantd’unlargesourirecomplice.Intriguée,Lili tourna lespagesetdemeurastupéfaiteenapercevantunephotodeLéonardà lapage

recommandéeparThomas.—C’estquoi,ça?—Legrandgagnantduconcoursannueldephotosdebébédujournal.—Benvoyonsdonc!C’estmaphoto.LeclichéavaitétéprisquelquesjoursaprèslanaissancedeLéonard.UneséanceémotivedontLilise

souvenait très bien. Léonard y dormait sur un lit de roses avec ses chaussons bleus aux pieds. LeschaussonsoffertsparladéfuntemèredeLili.Impossibled’oubliercettephotopuisqueThomasl’exposaitavecfiertéderrièrelecomptoirdesoncommerce.

—Quelqu’unm’avolémesdroitsd’auteur?s’inquiétaLili.—C’estmoiquit’aiinscriteauconcours.Lilirestainterditeuninstant.Enregistrantl’information.—Ondiraitqueturéalisespasletalentquet’aspourlaphotographie.Liliacceptalecompliment.Cettephoto,enparticulier,étaitirréprochable.—T’asgagnémilledollars.—Merci,monpouletdodu!dit-elleenprenantsonfilscontreelleetenl’embrassantdanslecou.

Léonardposasespetitesmainssurlesjouesdesamèreetlaregardafixement.Lilieutl’impressionqu’ilessayaitdeluiparler,deluifairecomprendrequelquechosed’important.Était-cepossiblequelasolutionsoitaussisimple?QueLéonardsoit l’angeenvoyé, lemessager,pour lui indiquer lecheminàprendre?

Avecunpeumoinsd’uneannéed’expérienceentantquemaman,Liliavaitdéjàacquislacertitudequelesenfantssontdesenseignantsextraordinaires.Qu’ilsnousenapprennentautantsurnousqu’onessayedeleurenapprendresurlavie.Quechaquebébénousentraînelàoùonnes’yattendpas,maisqueladirectionqu’ilnousproposeesttoujoursuncheminoùl’ondoitaccepterdes’aventureravecconfiance.

—Thomas?Jevaisdevenirphotographe.

Remerciements

Merciàgrand-mamanBerthequiatoujourssoutenuquelesenfantsnousenrichissaient…Merci àmon éditeur,AndréGagnon, qui compose àmerveille avecmes hormones de grossesse et

n’hésite pas à sacrifier ses vacancespour calmermes angoisses gestationnelles.Mesbébésdepapiersontentrebonnesmainsavectoi.

Merciàtoutel’équipedesÉditionsHurtubisepoursonsoutienetsaconfiance.Unproverbeafricaindit que ça prend tout un village pour élever un enfant. Ça prend également une équipe dévouée pourmettreunlivreaumondeetlevoirgrandir.Trèsheureusedefairepartiedelafamille.

MerciàAlexandrineFoulon.Àchaqueremisedemanuscrit,jeremercielaviedet’avoirmisesurmaroute,chèreféemarraine.

MerciàmonamieSylvieGuilletpoursesanecdotesfamilialessavoureuses,plusgrandesquenature.Jetedoisuneloucheetunpichetàjus,mavieille!

MerciàIsabelleMartelpoursesconseilsjuridiquesetsavisiondelamaternitéquiestsidifférentedelamienne.ArigataiàAkikoMatsumiyaetYvesLandrypourleursconseilsentourantlalanguejaponaise.MerciausergentLaurentGingrasdesrelationsmédiasduSPVM.MerciàtoutescellesquisonttombéesenceintesàlalecturedeBébéboumetquiontprisletempsde

mecontacterpourpartagercetteheureusenouvelle.MerciàRizadapoursonimmensetalent.Mélissa,trèsheureusequeBébéboumfassedespetitsjusque

derrièretonnombril.Merci à mes amours Éric, Clémentine, Simone et Blanche sans qui je ne pourrais écrire sur la

maternitésansmesentirimposteur.

Bébéboum2,LevraibigbangBournival,Josée

LesÉditionsHurtubisebénéficientdusoutienfinancierdesinstitutionssuivantespourleursactivitésd’édition:•ConseildesArtsduCanada;•GouvernementduCanadaparl’entremiseduFondsdulivreduCanada(FLC);•SociétédedéveloppementdesentreprisesculturellesduQuébec(SODEC);•GouvernementduQuébecparl’entremiseduprogrammedecréditd’impôtpourl’éditiondelivres.

**JESSKIKA**

onceptiongraphiquedelacouverture:RenéSt-AmandIllustrationdelacouverture:Rizada(rizada.ca)Maquetteintérieureetmiseenpages:Folioinfographie

Copyright©2014ÉditionsHurtubiseinc.

ISBN:978-2-89723-345-7(versionimprimée)ISBN:978-2-89723-346-4(versionnumériquePDF)ISBN:978-2-89723-347-1(versionnumériqueePub)

Dépôtlégal:1ertrimestre2014BibliothèqueetArchivesnationalesduQuébecBibliothèqueetArchivesCanada

Découvrezl'ensembledenostitresdisponiblesenformatsnumériques.www.vitrine.entrepotnumerique.com

Àproposdel'auteure

Depuis plus de 15 ans, Josée Bournival est animatrice et chroniqueuse. Sa crinière rousse a étéaperçue pendant des années à l'émissionmatinale Salut-Bonjour de TVA.Maman de 2 fillettes, JoséeanimeunbloguesurlathématiquedelamaternitépourCanalVie.Bébéboumestsonpremierroman.

ÀproposdesÉditionsHurtubise

Fondéesen1960parClaudeHurtubise,lesÉditionsHurtubise,alorsHurtubiseHMH,ontdéveloppéparallèlement les secteurs littéraire et scolaire. Aujourd’hui la ligne éditoriale de la maisonindépendante,membredugroupeHMH,estdavantagelittéraire,autantpourlajeunesse(12ansetplus)que pour les lecteurs adultes, auxquels ouvrages se greffent les livres de référence de la collectionBescherelle.LecataloguelittérairedesÉditionsHurtubiseestl’undesplusprestigieuxparmileséditeursfrancophonesdupays,tantenessaisqu’enfiction,avecenviron800titresaucatalogue.

Avec Leméac Éditeur, les Éditions Hurtubise sont également propriétaires de la Bibliothèquequébécoise,qui seconsacreà l’éditionet la rééditionau formatpochede textes littéraires (fictionsetessais);unemaisond’éditionquicomprendaujourd’huiuncataloguedeplusde200titres.

Parailleurs,lesÉditionsHurtubisesontégalementtrèsactivessurleplaninternationalcommeenfaitfoi les nombreuses cessions de droits d’une douzaine de titres différents par an, qui permettent à nosauteursquébécoisdeconnaîtreunrayonnementaccruetderejoindredenouveauxlecteurs.

Ilestégalementimportantdenoterquenotregroupe,vialasociétéDistributionHMH,sechargelui-mêmedesadiffusionetdesadistributionenlibrairie.LetravailpourlaventedanslesgrandessurfacesestquantàluiassuméparlaSocadis,partenaireimportantdesÉditionsHurtubisedepuisplusdedixansetaveclequelnoussommesencontactsurunebasequotidienne.

Découvrezl'ensembledenostitresetlesnouveautéswww.editionshurtubise.com

Delamêmecollection

Horscollection-Hurtubise

BébéboumT2

JoséeBournival

ISBN:9782897233471

Licenceaccordéeà

Jessicagirard

Cettepublicationaététéléchargéele13mars2014

viaNumico.ca

Numérodeclient:1016837

Numérodetransaction:6552-87521

Lecontenudecettepublicationnumériqueetseséléments,ycomprismaissansyêtrelimité,lestextes,images,graphiques,vidéos,photographiesetmarquesdecommerce,sontprotégésparlesloisnationalesetinternationalesdeprotectiondepropriété

intellectuelleetsontlapropriétéexclusivedesonéditeur.

Vousavezacquisunelicenceindividuellelimitée,nonexclusiveetnontransférable,pourletéléchargementetlavisualisationdelapublicationàdesfinspersonnelles,privéesetnoncommerciales.Sontéléchargementetsavisualisationneconfèrentaucundroitde

propriétésursoncontenu,entoutouenpartie.Lamodification,l’édition,lapublication,larevente,lalocation,ladistributionouletransfertàuneautrepartie,parquelquemoyenouprocédéquecesoit,sontstrictementinterditessansl’accordécrit

préalabledel’éditeur.

Enaucuncasl’éditeurnepourraêtretenuresponsabledesdommagesoupréjudicesquidécoulentdirectementouindirectementdel’utilisationdelapublicationoude

l’incapacitédel’utiliser.L’éditeurseréservetoutdroitnonmentionnéexpressémentci-dessus.