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Baraques, xénophobie et enfants cachés Pourquoi il ne doit plus y avoir de statut de saisonnier en Suisse

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Pourquoi il ne doit plus y avoir de statut de saisonnier en Suisse.

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Page 1: Baraques, xénophobie et enfants cachés

Baraques, xénophobie et enfants cachésPourquoi il ne doit plus y avoir de statut de saisonnier en Suisse

Page 2: Baraques, xénophobie et enfants cachés

Plus jamais le statut de saisonnier!

Couverture: Famille italienne à la gare centrale de Zürich, 15 avril 1963.

Train spécial pour les élections en Italie.

Photo: Keystone/Photopress-Archiv/Str

Sommaire

Avant-propos, Vania Alleva:

L’histoire ne doit pas se répéter 1 – 2

Bruno Cannellotto:

La vie d’un saisonnier en Suisse 3 – 6

Ralph Hug:

L’apartheid helvétique 7 – 8

Ralph Hug au sujet d’Aurora Lama:

« J’ai été un enfant caché » 9 – 10

Vasco Pedrina:

« M. Brunner, vous portez atteinte à la Suisse ! » 11 – 14

Ralph Hug:

Le long combat de Blocher et Schlüer 15 – 18

Matthias Preisser:

Des parias dans une Suisse prospère 23 – 24

Vania Alleva:

Une machine à recruter du personnel bon marché 25 – 28

Marie-Josée Kuhn:

Que serait la Suisse sans pizza? 29 – 32

Paul Rechsteiner:

Non au retour à un régime discriminatoire 33 – 38

Bref historique du statut de saisonnier

et impressum 39 – 40

Tous les textes de la brochure ont été publiés dans

le journal syndical « work », exception faite de ceux de

Vania Alleva et Paul Rechsteiner.

Beaucoup de travailleuses-eurs ayant largement contribué à la prospérité de la Suisse sont arrivés comme saisonniers. Ils avaient été recrutés sous ce statut qui constituait, jusqu’en 2002 un im-portant instrument de la politique d’immigration. Il s’inscrivait dans un régime de police des étrangers qui fournissait à l’économie une main-d’œuvre bon marché et dépourvue de droits.

ExclusionLe statut de saisonnier a dégradé les migrant-e-s en travailleurs de seconde classe. On a stationné les hommes loin des quartiers où vivait la popula-tion locale, dans des baraques. Ils habitaient sou-vent à quatre dans une petite chambre. Ils n’avaient le droit ni de faire venir leur famille, ni de changer d’emploi. Dans la construction, ils tra-vaillaient 50 heures par semaine, voire plus. Beaucoup de femmes sont également venues comme saisonnières en Suisse, principalement dans l’industrie alimentaire ou textile. Tout le monde repartait à la fin de la saison, en novembre.

Le chapitre des enfants cachés est particulière-ment sombre. En raison du statut de saisonnier, et comme leurs parents ne voulaient pas les laisser au pays, des dizaines de milliers d’en-fants ont vécu en Suisse dans la clandestinité. L’abolition de ce statut inhumain est relative-ment récente, et donc les témoins directs de cette sombre période vivent encore. Comme Bruno Cannelotto ou Aurora Lama, qui prennent la parole ici pour exhorter à ne pas réintroduire un tel régime.

DiabolisationLa peur de l’étranger et la xénophobie sont une constante dans l’histoire politique de la Suisse.

Les Juifs, les Italiens, les Espagnols, les Ta-mouls, les Yougoslaves: tous ont (d’abord) été diabolisés. Or la Suisse ne serait pas devenue ce qu’elle est sans le dur travail des migrant-e-s et leur apport culturel, qui a considérablement enrichi le pays.

Et aujourd’hui?L’exploitation des personnes dépourvues de passeport suisse reste d’actualité. Les migran- t-e-s au bénéfice d’une autorisation de séjour de courte durée ont pris le relais des saisonniers et travaillent dans le secteur des bas salaires, à des conditions très défavorables. D’où l’importance de s’engager aujourd’hui dans un vaste mouve-ment social pour plus de justice, de solidarité et de dignité humaine. Pour que l’ensemble des salarié-e-s bénéficient de droits et de conditions de travail équitables.

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Mon père était saisonnier et a vécu dans des ba-raques. Par chance, ma mère a obtenu du premier coup une autorisation de séjour à l’année en tant qu’ouvrière de fabrique. Durant notre enfance, tous deux nous ont raconté ce qu’ils avaient vécu sous le statut de saisonnier, qui faisait d’eux des salarié-e-s de seconde classe. Une rotation per-manente était prévue. La main-d’œuvre migrante devait rentrer dans son pays d’origine aprèsquelques mois de travail. A son retour, il lui fallait à chaque fois subir des contrôles humiliants. Mes parents avaient des amis qui ont été obligés

de cacher leurs enfants. De telles histoires té-moignent d’un profond manque de respect et d’une dignité bafouée. D’une forme helvétique d’apartheid.Après plusieurs décennies de lutte, les syndi-

cats et d’autres mouvements sociaux ont fini par faire disparaître le statut de saisonnier de la Suisse. L’introduction en 2002 de la libre circula-tion des personnes a refermé ce triste chapitre pour la plupart des migrant-e-s.

La rechute est brutale Les citoyennes et citoyens sont appelés deux fois aux urnes cette année pour se prononcer sur des initiatives à teneur isolationniste et xénophobe. Le 9 février 2014, une légère majorité a adopté l’initiative de l’UDC. Et ce, en dépit des mises en garde syndicales contre les funestes consé-quences tant des systèmes de contingentement discriminatoires que des autorisations de séjour précaires et inhumaines. Il reste à espérer que le scénario ne se répétera pas lors de la votation sur l’initiative Ecopop.

Dans tous les cas, l’année 2014 marque déjà une césure dans l’histoire récente. Nous risquons de voir réapparaître des conditions qu’on croyait définitivement révolues.Comment faut-il mettre en application l’initia-

tive contre l’immigration de masse du 9 février ? Le ton monte. En aucun cas, la politique ne doit opter maintenant pour des autorisations de séjour précaires et démanteler les droits des salarié-e-s. Il faut au contraire accroître la pro-tection contre le dumping au profit de tous les travailleuses-eurs et de la main-d’œuvre âgée en particulier. Il faut lancer une véritable offen-sive pour la formation, et favoriser la conciliation entre travail et famille.

Un signal fortLa présente brochure d’Unia et l’exposition iti-nérante qui l’accompagne poursuivent des objec-tifs très concrets: Unia se mobilise pour sensibi-liser la population suisse, aujourd’hui où le climat s’est durci, aux graves erreurs du passé. L’his-toire ne doit pas se répéter. Unia entend rappeler le précieux acquis que constitue la libre circula-tion des personnes pour les droits des travail- leuses-eurs. Il vise à influencer les discussions actuelles sur nos rapports à l’Europe, afin que la protection des salarié-e-s redevienne prioritaire. En effet, l’issue des prochaines votations sur la reconduction des bilatérales dépendra largement des améliorations apportées sur ce terrain.Nous voulons lancer un signal. Un signal fort

pour davantage de solidarité, d’égalité et de dignité, au profit de l’ensemble des travailleuses et travailleurs.

Vania Alleva, coprésidente d’Unia

L’histoire ne doit pas se répéter

« Mon père était saisonnier, il a vécu dans des baraques. »

Travailleuses-eurs en provenance d‘Italie à leur arrivée à Brigue, le 31 mars 1956. Photo: RDB1

2014, une année décisive

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L’UDC veut couper la Suisse du reste du monde en réintroduisant les contingents et le statut de saisonnier. «Cela ne profite qu’aux entrepreneurs» déclare Bruno Cannellotto, ancien saisonnier.

Interview: Marco Geissbühler

Comment êtes-vous arrivé en Suisse en tant que saisonnier?C’était en 1957. J’avais 18 ans et je voulais faire une école d’art. Au décès de mon père, mon rêve s’est brisé. J’ai dû travailler pour nourrir ma famille. Dans mon village, non loin de Trieste (Frioul), il n’y avait que des agriculteurs (s’ils avaient des terres) et des maçons. C’est ainsi que je me suis lancé dans la construction. Deux ans plus tard, le patron d’une entreprise de Wallisellen ZH m’a engagé. Il venait au village tous les hivers pour recruter des saisonniers. Le problème n’était pas d’obtenir le job, mais le contrôle à la frontière. On utilisait la force contre des milliers de personnes.

La force?Les gardes-frontières nous ont retenus pendant toute une nuit à la gare de Chiasso. Le matin, nous avons été soumis aux examens médicaux. De la pure tracasserie. Dans l’entreprise, nos chefs nous ont ensuite confisqué nos permis de saisonnier et nos passeports qu’ils ont déposés à la commune.

Ils vous ont pris tous vos papiers? Etait-ce légal?Non, pas vraiment, mais ils l’ont fait. Ce n’est qu’à la fin de la saison, après avoir payé nos impôts, que nous avons pu récupérer nos pa-piers. C’était particulièrement pénible quand un proche décédait dans notre pays durant la

saison. Le travailleur devait partir immédiate-ment pour arriver à temps à l’enterrement. Et si l’administration communale était fermée … Beaucoup prenaient le risque de passer la frontière sans passeport. Au quotidien, il fallait « travailler et encore travailler », le samedi inclus. Cinquante heures par semaine sur le chantier. Et faire des heures supplémentaires non rému-nérées le dimanche. Il n’y avait pas de contrôle.

Combien de temps durait une saison?La saison commençait le 1er mars et se terminait à fin novembre. Après ces neuf mois, tu n’avais que deux jours, maximum trois, pour quitter le pays.

Saviez-vous à ce moment-là si votre retour était possible l’année suivante?Non, on prenait toujours toutes nos affaires en partant. C’est environ trois semaines avant le début de la saison que tu recevais ton nouveau contrat. Ou pas … Cette incertitude était pe-sante. Les chefs avaient un contrôle total. Per-sonne ne luttait contre les bas salaires, les heures supplémentaires non rémunérées et les conditions de vie difficiles. Seule une autorisa-tion de séjour annuelle te procurait un peu de sécurité. Avec une telle autorisation, tu étais libre d’aller travailler ailleurs, par exemple en fabrique.

Comment obtenait-on une autorisation de sé-jour annuelle?On pouvait en faire la demande après avoir tra-vaillé 45 mois en tant que saisonnier en Suisse. Donc après cinq ans.

Vous-même, vous avez obtenu cette autorisa-tion après neuf ans. Pourquoi?Tu obtenais l’autorisation seulement si tu avais accompli des saisons complètes. S’il te manquait un seul jour dans la saison, tu devais recommen-cer à zéro. Je l’ignorais. En raison d’une formation continue de trois mois en Italie, je suis arrivé en Suisse quelques jours en retard au début de ma quatrième année.

La vie d’un saisonnier en Suisse

Bruno Cannellotto passe aujourd’hui sa retraite

à Zurich Wiedikon. Photo: Peter Mosimann3

Un ancien saisonnier raconte

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Comment travaillait-on à l’époque sur les chan-tiers en Suisse?Le matériel utilisé était considéré comme désuet. On n’investissait pas dans les machines car la main d’œuvre étrangère était si bon marché… On a fait venir des dizaines de milliers de travailleurs en Suisse. Sur les 2000 habitants que comptait mon village, 150 travaillaient en Suisse.

Les saisonniers venaient-ils toujours en Suisse au début de la saison?Oui, 130 000 Italiennes et Italiens arrivaient en l’espace de quelques jours. Tout était parfaite-ment organisé. La planification des projets de construction et les investissements étaient axés sur les travailleurs saisonniers. Dans toutes les entreprises de construction, il y avait des quan-tités d’outils de travail à disposition. Mais pour les « gens » qui arrivaient, rien n’était prévu.

Y avait-il des baraquements?Oui, ils ont très vite construit des baraquements. Quatre personnes par chambre et très peu de douches et de WC. Les baraquements étaient construits aux abords des villes pour ne pas déranger les habitants et parce que les terrains « en dehors » étaient plus avantageux. A Zurich, le quartier du Leutschenbach, près des actuels studios de télévision, était un grand village de baraquements. Chaque jour, les ouvriers devaient marcher deux kilomètres pour arriver au premier arrêt de tram.

Ces baraquements accueillaient-ils des familles entières?Non, seulement les ouvriers. Les saisonniers ne pouvaient pas emmener leurs familles. Les femmes se faisaient passer pour des céliba-taires et entraient en Suisse sous leur nom de jeune fille si elles avaient leur propre emploi de saisonnier.

Qu’advenait-il des enfants?Ceux qui ne pouvaient pas faire garder leurs enfants par les grands-parents les envoyaient

dans des internats religieux à proximité de la fron-tière. Ceux qui introduisaient leurs enfants en Suisse devaient les cacher. Certains petits restaient à la maison pendant des années sans pouvoir aller à l’école, ni voir le soleil. Nombreux ont grandi chez des proches. La fille d’une connaissance appelait sa mère « la dame qui m’apporte du chocolat. »

Comment étiez-vous intégrés ?On ne voulait pas que nous fassions partie de la société. On nous acceptait dans le monde du tra-vail. Pas ailleurs. Pour beaucoup de gens de ma génération, les connaissances de la langue se limitaient au domaine de la construction. Mais lorsqu’il s’agissait de s’exprimer à la pharmacie ou d’accompagner les enfants, on éprouvait de grandes difficultés.

En 1963, la Suisse a introduit des contingents pour les étrangères-ers. Quel a été l’impact?Beaucoup de migrant-e-s ne comprenaient pas ce que le contingentement signifiait. N’allaient-ils plus recevoir d’autorisation de séjour? Ou allaient-ils être renvoyés après leur arrivée? Cela attisait la peur et les rendait plus vulnérables au chantage. Sinon, le contingentement n’a rien apporté.

Le président de l’UDC Toni Brunner veut réintro-duire les saisonniers et les contingents. Qu’en pensez-vous?La pression sur les migrant-e-s sera plus forte et entraînera une baisse des salaires pour tous, y compris les Suisses. L’initiative ne profitera qu’aux entrepreneurs. Aujourd’hui, nous avons besoin de règles simples qui soient respectées par tous les entrepreneurs et de bons contrats de travail pour éviter la pression sur les salaires.

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Travailleur saisonnier dans le coin cuisine d’une baraque.

Photo: Uri Werner Urech/Archives sociales suisses/SIB

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Pendant des décennies, le statut de saisonnier s’est appliqué en Suisse. Une forte discrimination servait alors à réguler l’immigration.

Ralph Hug

Où travaillaient les premiers Italiens venus comme saisonniers en Suisse en 1950? Dans l’agriculture. Les paysans suisses avaient besoin d’une main-d’œuvre bon marché. Or à la première occasion, ces migrants optaient pour un emploi mieux payé dans la construction. Les paysans UDC se sont alors rabattus sur de la main-d’œuvre espagnole ou portugaise. Ce n’est qu’en 1965 qu’un accord a en partie comblé le vide juridique. Ce traité suisso-italien a apporté diverses améliorations aux migrants italiens: frais de voyage payés, possibilité de changer d’emploi, prolongation des autorisations de séjour. Le statut de saisonnier a malgré tout conservé des traits similaires au système d’apartheid sud-africain. Vasco Pedrina est formel: « C’était une honte pour la Suisse. » L’ex-président d’Unia a combattu toute sa vie l’exploitation de la main-d’œuvre migrante. L’actuel projet de l’UDC d’en revenir au statut inhumain de saisonnier le rend fou de rage: « Le statut porte atteinte à la dignité humaine, il met les salaires sous pression et entraîne du dumping salarial. » Vasco Pedrina rappelle les principaux défauts du

statut de saisonnier:

Contrôles sanitaires à la frontièreLes saisonniers étaient accueillis à la frontière suisse par des policiers. Par tous les temps, ils faisaient la file pour les contrôles médicaux effectués à l’entrée en Suisse. Quiconque n’était pas en bonne santé devait retourner chez lui. Ce n’est qu’au terme d’une campagne menée par le syndicat SIB qu’une visite médicale a remplacé, en 1992, ces inspections dégradantes.

BaraquesBeaucoup de saisonniers n’avaient pas leur propre chambre, mais vivaient à trois ou quatre dans une baraque en périphérie des villes. Suite aux vives protestations du SIB, une annexe de la convention nationale (CN) a précisé dans les années 1990 qu’un employeur pouvait loger deux personnes au maximum (puis une seule) dans la même chambre.

Changement d’emploiLes saisonniers n’avaient pas le droit de changer d’emploi, même en cas de licenciement abusif. Ils n’avaient guère d’autre possibilité que de rentrer chez eux. D’où une extrême dépendance de leur employeur.

FamilleIl n’existait aucun droit au regroupement familial jusqu’en 1965. Des autorisations de séjour à l’année avec regroupement familial ont alors été accordées aux travailleurs ayant effectué cinq (puis quatre) saisons ininterrompues comme sai-sonniers. Or si une saison n’était pas complète, le compteur recommençait à zéro. Beaucoup d’employeurs ont abusé du système, pour empêcher leurs meilleurs collaborateurs d’ob-tenir une autorisation de séjour à l’année et de les quitter.

Enfants cachésLes épouses ayant rejoint leur conjoint saisonnier avaient des enfants. Ils ont grandi dans le secret, parfois cachés dans des internats.

Pressions salariales et discriminationLes saisonniers gagnaient en moyenne 15% de moins que leurs collègues suisses. Ils perce-vaient de moins bonnes prestations de l’assu-rance-invalidité et de l’assurance-maladie, faute de permis d’établissement. La plupart n’avaient pas droit aux prestations de l’assurance-chômage durant l’entre-saison. Enfin, ils se faisaient sou-vent gruger par leur caisse de pension.

Contrôle de douane de travailleurs saisonniers à Bâle, 1989.

Photo: Felix Hilfiker/Archives sociales suisses/SIB7

Qu’a été le statut de saisonnier?

L’apartheid helvétique

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Aurora Lama s‘oppose à de nouveaux contingents.

Photo: Michael Schoch

La Zurichoise Aurora Lama a été un enfant de saisonniers séjournant illégalement en Suisse.

Ralph Hug

En 1960, les parents d’Aurora Lama arrivent en Suisse comme saisonniers. La petite, âgée d’à peine quatre ans, reste auprès de sa grand-mère en Galice, au nord-ouest de l’Espagne. Car, jusqu’en 2002, les admissions en Suisse sont régies par le statut de saisonnier qui interdit le regroupement familial. Aurora ne verra guère son

père et sa mère durant six ans. « Mes parents ne revenaient pas après leurs neuf mois de travail saisonnier. Ils restaient en Suisse au noir avec l’accord de leur employeur qui leur fournissait du travail en hiver », raconte cette binationale suisso-espagnole de 58 ans. Le père travaille à Olten dans la construction, la mère dans un hôtel. Des raisons politiques dissuadent par ailleurs le père d’Aurora de rentrer en Espagne. Syndicaliste en-gagé, il craint le dictateur Franco et ses sbires. Le statut de saisonnier a ainsi privé de vie de famille Aurora et beaucoup d’autres migrants. « Mais à l’époque, personne n’en parlait », soupire-t-elle.

Ils étaient des milliersAurora veut en parler aujourd’hui. Elle trouve im-portant que les gens sachent ce que signifiait réellement le statut de saisonnier et ce qu’ont enduré les enfants en particulier. Quand Aurora atteint ses dix ans, sa mère n’en peut plus: « On se connaissait très mal à cause de cette sépara-tion, nous étions devenus comme des étrangers. » Elle emmène donc sa fille en Suisse, où elle entre comme touriste pour ne plus repartir. Aurora n’a

pas le droit de quitter l’appartement de la jour-née. Car si on l’attrape, elle serait reconduite à la frontière. Ce n’est que lorsque sa mère rentre de son travail, vers 15 heures, qu’elle sort avec elle faire des achats parce qu’un enfant accompagné de sa mère retient moins l’attention. Deux fois par semaine, Aurora fréquente une école espa-gnole le soir. Elle y fait la connaissance d’autres enfants cachés d’immigrants. « Il y avait non pas des centaines, mais des milliers de personnes à vivre dans la clandestinité. » On en ignore toujours le nombre exact. Ce sombre chapitre de l’histoire suisse reste méconnu.

L’histoire se répète-t-elle ?Recluse dans sa chambre, Aurora regarde la télé-vision et dessine. « Ces années ont été très diffi-ciles pour moi », explique-t-elle: « je ne pouvais pas mener une vie normale, j’étais seule et n’avais pas de camarades. » Ce triste jeu de cache-cache dure quatre ans. Puis quelqu’un la dénonce à la police des étrangers: « J’ai quitté la Suisse dans les 24 heures. » Heureusement, entre-temps, le père d’Aurora ayant travaillé suffisamment long-temps en Suisse a demandé une autorisation de séjour. Avec succès. Le regroupement familial devient légalement possible. En dépit de ses lacunes scolaires, elle parvient à terminer un ap-prentissage de typographe: « Alors même que j’étais nulle en maths et en géométrie. » Elle épousera plus tard un compatriote. Ses deux fils sont aujourd’hui adultes. Les parents d’Aurora sont rentrés vivre leur retraite en Galice, après avoir travaillé durant 30 ans en Suisse. Aurora n’a aucune envie de retourner en Espagne: « Je de-vrais tout recommencer à zéro. » Elle n’a jamais dissimulé à ses fils sa condition d’enfant caché, mais peu de gens dans son entourage le savaient. « C’était comme un secret que je gardais pour moi », explique-t-elle. L’UDC vise à réintroduire le statut de saisonnier. Que pense Aurora Lama de cette revendication ? « C’est incroyable, l’histoire se répète », soupire-t-elle. Alors même qu’on sait qu’aucun statut ne parvient à séparer durable-ment les familles: « Cela ne fonctionnera jamais. »

« Aucun statut ne parvient à séparer durablement les familles. »

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Aurora Lama témoigne pour lever le silence:

« J’ai été un enfant caché »

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Toni Brunner, paysan et leader de l’UDC, demande le rétablissement du statut de saisonnier. Le syndicaliste Vasco Pedrina en est révolté.

Vasco Pedrina

Avec votre politique xénophobe, vous et votre parti cherchez à isoler la Suisse. Vous voulez tout bonnement détruire ce qui fait la force de ce pays: la diversité et l’ouverture. J’ai même lu que vous vouliez rétablir le statut de saisonnier.1 Je fais partie de cette génération qui a combattu ce statut pendant des décennies. Vous étiez encore au berceau à l’époque, ce qui explique pourquoi vous méconnaissez la triste réalité. Le statut de saisonnier était la négation même de toute dignité humaine. Il tirait les salaires vers le bas et engendrait le dumping salarial. Non, cela ne concernait pas seulement les salaires des Italiens qui ont construit le tunnel routier du St-Gothard, des autoroutes et de nombreux bar-rages dans les Alpes suisses, mais aussi ceux des petits ouvriers suisses. Le statut de saison-nier était préjudiciable à notre économie tout entière!

Des conditions déplorablesEtant secrétaire central du Syndicat du bâtiment et du bois (FOBB) en ce temps-là, j’ai eu l’occa-sion de visiter des centaines de chantiers dans le pays. J’y étais en charge des saisonniers dans la construction qui représentaient alors plus de 60% de nos membres. J’ai pu entrer dans les baraques et voir dans quelles conditions déplorables ils devaient vivre: entassés à quatre ou à six dans une promiscuité et une précarité insoutenables. Quand la saison débutait, au mois de mars, je rencontrais les travailleurs saisonniers aux

postes-frontières. Des files entières d’hommes y attendaient des heures durant, torse nu dans le froid, pour passer la « visita sanitaria », la visite médicale. Les médecins de la police renvoyaient sans sourciller chez eux les malades ou les plus faibles. Rendez-vous compte: les « travail-leurs immigrés » étaient accueillis par la police en Suisse! J’étais révolté devant un tel mépris de la dignité humaine et j’ai souvent eu honte d’être Suisse.

Ce sont là des conditions inhumaines que vous voulez rétablir, Monsieur Brunner! Est-ce par cynisme ou simplement par naïveté? Je peux vous assurer que face à ce spectacle insoute-nable pour moi comme pour mes collègues, nous nous sommes employés dès les années 1970 à mettre fin à ce statut. Notre première tentative s’est soldée par un échec dans les urnes. Les associations de paysans, d’entrepreneurs du bâtiment et de restaurateurs avaient agité les pires spectres durant la campagne. « Vos » pay-sans, Monsieur Brunner, pas les « nôtres » bien sûr! Ils prétendaient que l’abolition du statut de saisonnier serait une catastrophe économique en semant la peur partout, comme vous le faites aujourd’hui d’ailleurs avec l’UDC, votre parti: la peur de l’étranger, la peur des salaires minimums, la peur d’une meilleure protection des salaires.

Au profit des entreprises peu productivesNous ne nous sommes pas découragés pour autant. En septembre 1990, nous réunissions 20 000 personnes sur la place Fédérale à Berne. On n’avait plus vu pareille manifesta-tion depuis des lustres et les choses ont com-mencé à bouger. Notre première victoire a été la suppression de la visite médicale aux postes-frontières. Par la suite, nous avons obtenu des avancées telles que la facilitation du regroupe-ment familial. Rappelons que, jusque-là, les sai-sonniers devaient souvent attendre dix, vingt ans, voire davantage, pour pouvoir prétendre à un permis à l’année et faire ensuite venir femme et enfants. C’est cela, la triste réalité de ce système

« M. Brunner, vous portez atteinte à la Suisse ! »

Quatre Italiens dorment dans un espace

de quatre mètres carrés, Etzwilen TG, 1971.

Photo: Gregor Fust/RDB11

Lettre ouverte du syndicaliste Vasco Pedrina

Page 9: Baraques, xénophobie et enfants cachés

qui vous plaît tant et que vous rêvez de réin- troduire, Monsieur Brunner!Notre travail d’information a fini par payer. De

plus en plus de monde s’est rendu compte que le statut de saisonnier ne favorisait que les entreprises faibles et peu productives dans

l’agriculture, le bâtiment et l’hôtellerie-restau-ration. Les entreprises innovantes et les branches à haute valeur ajoutée, elles, n’en tiraient aucun avantage. Nous sommes aussi parvenus à rallier à notre cause les gouvernements des pays dont provenaient la plupart des saisonniers. Nous avons eu des entretiens avec Felipe González, Giulio Andreotti et Mário Soares. A la fin des années 1990, nous eûmes gain de cause: le statut de saisonnier avait fait son temps.

Son abolition a été une chanceRétrospectivement, nous sommes en mesure d’affirmer que l’abolition du statut de saison-nier a été une chance pour la Suisse:– Celle-ci était enfin libérée de sa réputation de pays froid et xénophobe.– Les salaires augmentaient enfin dans les branches saisonnières classiques telles que la construction qui verse aujourd’hui de bons salaires alors que c’était auparavant une branche à bas salaires. Le fait que cette branche soit fortement syndiquée n’y est pas étranger. Dans l’agriculture, ce ne sont pas les syndicats mais vous et votre UDC qui tenez le haut du pavé. Les salaires y sont misérables.– En dépit de toutes les peurs agitées, l’abolition du statut de saisonnier n’a pas entraîné la moindre catastrophe. L’économie suisse a réalisé des gains sensibles de productivité, notamment parce que de la main d’œuvre qualifiée étrangère peut désormais venir chez nous.

J’ose espérer que vous ne pensez pas sérieuse-ment tout ce que vous dites, Monsieur Brunner. S’il en est ainsi, votre appel à rétablir le statut de saisonnier est non seulement une injure totale aux droits humains des migrantes et migrants, vous portez aussi atteinte aux travailleurs et à l’économie suisses. En fait, vous portez atteinte à la Suisse entière!

Avec mes cordiales salutations.

Vasco Pedrina

Vasco Pedrina (63) est le vice-président de l’Interna-tionale des travailleurs du bois et du bâtiment. De 2004 à 2006 il a été le co-président d’Unia et depuis 1991 des syndicats prédécesseurs FOBB et SIB. De 1994 à 1998 il a partagé la présidence de l’USS avec Christiane Brunner.

1 Toni Brunner, chef de l’UDC dans la « NZZ am Sonn-tag » (24.11.2013): « Le statut de saisonnier doit être réintroduit dans les branches soumises aux variations saisonnières comme l’agriculture ou la construction. Ce système était très bon, malheureusement la poli-tique l’a d’abord édulcoré puis supprimé. »

« Le statut de saisonnier en-gendrait le dumping salarial. »

Toilette matinale au lavabo d’une baraque, 1984.

Photo: Uri Werner Urech/Archives sociales suisses/SIB13

Page 10: Baraques, xénophobie et enfants cachés

Christoph Blocher et Ulrich Schlüer furent les plus ardents défenseurs du régime raciste en place en Afrique du Sud. Aujourd’hui, les deux idéologues de l’UDC se battent pour un système xénophobe et inégalitaire en Suisse.

Ralph Hug

Dans son émission Teleblocher, le père spirituel de l’UDC Christoph Blocher a tenu des propos peu amènes après la mort de Nelson Mandela, libérateur de l’Afrique du Sud. Le système ra-ciste d’apartheid était « une discrimination ra-ciale qui nous est totalement étrangère! ». Avant d’ajouter que les blancs avaient « à l’époque, maintenu l’ordre dans le pays ». La ségrégation raciale aurait d’ailleurs été réciproque. L’ancien ministre de la justice décrit Mandela comme quelqu’un « dont bien des gens surestiment l’im-portance ». En ajoutant: « j’ai moi-même visité la maison de Mandela. Ce n’était pas une cabane en tôle ondulée. »

En affaires avec des racistesFidèle à lui-même, Blocher est resté un ami et un défenseur du régime raciste au pouvoir en Afrique du Sud de 1948 à 1994. La majorité noire de la population était en butte à une répres-sion sanglante: ghettos noirs et villas de blancs, écoles et WC publics séparés, interdiction de mariage entre noirs et blancs, etc. En 1976, les Nations Unies ont qualifié cette ségrégation raciale de crime contre l’humanité et prononcé des sanctions économiques. La Suisse a été le seul pays au monde à ne pas participer à la politique de sanctions, en invoquant sa neutralité. Nos grandes banques, Sulzer, EMS-Chemie, etc. sont restées en relations d’affaires avec ce ré-

gime inique. EMS-Patvag, société appartenant à Blocher, livrait des systèmes d’allumage de munitions et certaines entreprises suisses ont collaboré à la fabrication de six bombes ato-miques. Avec la bénédiction de l’administration fédérale et du Conseil fédéral. L’historien Peter Hug, fin connaisseur des relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud, est formel: « Il y avait en Suisse une claire volonté politique de soutenir à tout prix le régime d’apartheid car seul ce bastion antibolchévique pouvait empêcher la ré-gion de tomber en mains communistes. »1 Cette idéologie a largement bénéficié de l’appui finan-cier de Christoph Blocher. Le patron d’EMS avait créé en 1982 le « groupe de travail Afrique du Sud », dont il a assuré la présidence jusqu’en 1990, alors qu’il était conseiller national. Sa de-vise: « plutôt l’apartheid que le communisme ».

Baraques et cabanes en tôle onduléeLe groupe de travail de Blocher comprenait des officiers supérieurs, des entrepreneurs et des politiciens, dont le divisionnaire Hans Wächter, Peter Sulzer de la dynastie Sulzer de Winterthour, le conseiller national PLR Ulrich Bremi, le con- seiller aux Etats PLR thurgovien et CEO de Saurer Hans Munz. Blocher avait recruté comme se-crétaire Ulrich Schlüer. Ce politicien UDC s’est distingué en tant que secrétaire du Mouvement républicain du populiste James Schwarzenbach. Aujourd’hui, Schlüer siège avec Blocher dans le nouveau comité « Non à l’adhésion rampante de la Suisse à l’UE ». Les deux amis des années d’apartheid et anticommunistes d’alors sont les isolationnistes et les xénophobes d’aujourd’hui. Ils appellent de leurs vœux un nouveau statut de saisonnier. Ce statut inhumain dans les années 1970 était une variante de l’apartheid: « baraques au St-Gothard », parallèlement « cabanes de tôle ondulée à Soweto ». Les deux notions reposent, dans la continuité, sur une même conception ségrégationniste des individus et des droits de l’homme. Les arguments de l’époque aident à comprendre l’actuelle politique de l’UDC. Le jour-nal syndical « work » a dépouillé les 180 bulletins

Le long combat de Blocher et Schlüer

Enfant sur la plage de Durban, banc réservé aux blancs, 1960.

Photo: Dennis Lee Royle/Keystone15

Les défenseurs de l’apartheid

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publiés et distribués entre 1982 et 2001 par le groupe de travail présidé par Blocher. En 1984, on pouvait y lire: les noirs doivent commencer par se défaire de leurs «grands tabous (animisme)» pour qu’un démarrage économique de l’Afrique du Sud devienne possible. Autrement dit, tous les noirs sont superstitieux, donc pas des chrétiens. L’année suivante, ce pamphlet affirmait que « dans certains cas exceptionnels, les noirs ont

un don pour penser, planifier et s’organiser à moyen et long terme». Selon Pio Eggstein, banquier du Crédit Suisse, la démocratie serait étrangère aux noirs. Lors d’un séminaire du groupe de travail (auquel participe Jürg Dedial, de la rubrique internationale de la NZZ), Eggstein enfonce le clou: le droit de vote universel ne ferait qu’« aider des cliques incompétentes et assoiffées de pouvoir à s’imposer ». Tout déve-loppement économique serait exclu sans la classe dirigeante blanche. Le bulletin de Schlüer cite volontiers Robert Holzach, alors patron d’UBS, qui justifie les crédits accordés au ré-gime de l’apartheid par la création d’emplois pour la population noire.

« Mandela, un terroriste »Le groupe de travail présidé par Blocher avait beau prétendre s’engager pour que la population de couleur obtienne davantage de droits, sa publi-cation ne rate pas une occasion de critiquer le principe du suffrage universel («one man, one vote»). Nos «conceptions européennes de la li-berté et de l’égalité» ne seraient pas transpo-sables en Afrique du Sud. Le suffrage universel serait impensable, à cause de l’« immense fos-sé culturel et civilisationnel ». Blocher confiait lui-même en 1989, dans une interview accordée à l’hebdomadaire « Schweizer Illustrierte », que le suffrage universel « précipiterait l’Afrique du Sud dans le chaos économique et social ». En

1984, les amis de Blocher minimisaient la ré-pression sanglante pratiquée par les autorités du Cap: le « petit apartheid » quotidien (p. ex. places assises réservées aux blancs, etc.) ayant été corrigé, le « noyau de l’apartheid » n’existait plus. En 1985, quand des émeutes ont éclaté dans les bidonvilles noirs, Ulrich Schlüer les a qualifiées de conflits entre bandes rivales de jeunes. Nelson Mandela et son mouve-ment, l’African National Congress (ANC), sont systématiquement traités de « terroristes » dans le bulletin de Blocher. Même à la sortie de pri-son de Mandela en 1990, le bulletin de Schlüer dénigre ce combattant pour la liberté. Et à sa mort, Christoph Blocher, compagnon d’armes de Schlüer, poursuit sur la même lancée.

1 Wochenzeitung (WOZ), 12.12.2013.

« Le statut de saisonnier était une variante suisse de l’apartheid. »

Etudiants à l’enterrement de leur camarade Philemon Tloana,

décédé lors d’une garde à vue, Johannesburg, 1977.

Photo: anonyme/AP/Keystone17

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Ouvriers italiens lors de la construction du passage souterrain de la gare de Zürich, années 1960. Photo: Jürg Hassler/Gretlers Panoptikum, Zürich

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Logement pour travailleurs immigrés italiens à Zürich, 1961. Photo: Keystone/Photopress-Archiv/Bruell

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La misère des baraques appartient-elle au passé? Non, aujourd’hui encore, les titulaires d’autorisa-tions de courte durée sont parfois hébergés dans des conditions misérables. Tout comme les sou-deurs bosniaques ayant construit l’usine d’inci-nération des ordures ménagères de la ville de Berne.

Matthias Preisser

Bernstrasse 140 à Ostermundigen, commune de l’agglomération bernoise. Seul le container archiplein et les noms écrits à la main sur les boîtes aux lettres rouillées signalent que l’im-meuble délabré est habité. Des détritus jonchent le sol et la porte de l’immeuble est ouverte. J’y pénètre et je comprends pourquoi: une âcre odeur de moisi et d’excréments d’animaux me prend à

la gorge. A l’étage des caves, les meubles de rebut, les appareils électriques hors d’usage et d’autres objets encombrent jusqu’à la lessiverie où il n’y a plus de place pour faire sécher le linge.

C’est dans cette maison que la société bosno-slovène RM-LH a logé treize serruriers-soudeurs originaires d’ex-Yougoslavie. Ils font partie d’une équipe de 40 travailleurs de RM-LH qui soudent le système de tuyauterie de l’usine d’incinération de la ville de Berne. Ces travaux sont exécutés dans le cadre du projet phare Forsthaus West. Le bâtiment a coûté un demi-milliard de francs et

EWB (Energie Wasser Bern), société apparte-nant majoritairement à la ville de Berne, en est le maître d’ouvrage.

Un des soudeurs m’ouvre la porte. Le trois pièces meublé est occupé par cinq hommes. Deux se partagent une chambre à coucher, trois l’autre. Un véritable dortoir jonché de matelas et maculé de taches, des câbles électriques dénudés pendent, pas de lumière dans le couloir, un trou béant dans le parquet, une armoire encastrée sans portes et une chaise réparée avec du scotch. Le téléviseur est délabré.

Jamais rien vécu de pareilUn des soudeurs m’explique qu’il travaille dans toute l’Europe depuis des dizaines d’années. « Mais je n’ai encore jamais rien vécu de tel. Et dans un beau pays tel que la Suisse! ». Le logeur encaisse pour chaque trois pièces meublé plus de 2000 francs par mois. Il m’explique au télé-phone qu’il loue les appartements sans délai de résiliation, en fonction des besoins, c’est pourquoi il pratique des « prix pour touristes ». L’architecture et l’urbanisme rapportent car il habite le paradis fiscal de Muri, possède des bureaux dans un quartier résidentiel de la capi-tale, ainsi qu’un chalet à Gstaad.

Des parias dans une Suisse prospère

« Un véritable dortoir jonché de matelas et maculé de taches, des câbles électriques dénudés pendent. »

Un semblant de « sphère privée » sur la table de nuit.

Photo: Matthias Preisser23

Les baraques d’aujourd’hui

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La coprésidente d’Unia s’exprime sur les dérives de la politique des contingents et du statut de sai-sonnier à laquelle veut revenir l’UDC

Vania Alleva

Toni Brunner, Christoph Blocher et d’autres té-nors de l’UDC affirment que l’ancien système de contingentement de l’immigration fonctionnait bien. Ils prônent notamment la réintroduction du statut de saisonnier pour permettre un renvoi facilité des travailleurs migrants dans leur pays. Leur but est d’en revenir à l’ancien sys-tème qui avait réduit des centaines de milliers de migrants au statut de main-d’œuvre sans droits et bon marché.

Migrants enchaînés à l’entreprise Jetons un regard sur la Suisse dans les années 1980 quand un tel système était en plein essor. De 1984 à 1991, le pays a connu une période de haute conjoncture. Durant ces sept années fastes, le nombre de travailleurs étrangers a augmenté de 360 000, soit +52%! (à titre de comparaison, le nombre d’étrangers profes-sionnellement actifs s’est accru de 310 000, soit +30% durant les sept dernières années). Au cours de cette période, jusqu’à 160 000 per-sonnes venaient chaque année dans notre pays comme saisonniers. Elles vivaient dans des baraques, des étables ou des chambres bon marché. Elles demeuraient enchaînées à l’entreprise qui leur octroyait une autorisation de travail, sans savoir si elles seraient à nouveau acceptées l’année suivante. Par ailleurs, 180 000 immigrants possédaient une autorisation an-

nuelle de séjour et, durant les premières an-nées, avaient également besoin d’une autori-sation pour changer d’employeur ou de canton. En outre, on comptait 180 000 frontaliers qui devaient rentrer chez eux chaque soir. Enfin, 440 000 personnes étaient au bénéfice d’une autorisation d’établissement plus étendue per-mettant de se déplacer librement et de faire venir leur famille.

Un impact structurel durablePour se résigner à accepter le statut de saison-nier, il fallait n’avoir aucun avenir dans son propre pays (plus du tiers des saisonniers provenaient d’ex-Yougoslavie et un tiers du Portugal) et ne pas pouvoir prétendre à mieux. Plus de la moitié des titulaires d’un permis saisonnier n’avaient aucune formation professionnelle, seul 0,5% possédait une formation supérieure! Ce système mis en place dès les années 1930 était une véri-table machine à recruter des travailleurs bon marché pour les branches à coefficient élevé de main-d’œuvre. En 1990, presque 50% des sai-sonniers travaillaient dans la construction, 30% dans l’hôtellerie-restauration et 11% dans l’agri-culture. Dans toutes ces branches se trouvaient encore des milliers de personnes employées au noir car les contingents ne délivraient pas suffi-samment d’autorisations. D’où un impact struc-turel durable.

– Le secteur de la construction recourait à de nombreux aides-maçons car la moitié du per-sonnel n’était pas qualifié! Comme les salaires étaient bas, le secteur ne s’est pas moderni-sé. Il a fallu, au début des années 1990, l’écla-tement de la bulle de la construction, une longue crise, l’abolition du statut de saisonnier et plusieurs luttes syndicales pour que la branche se modernise. Aujourd’hui, la part du personnel non qualifié ne dépasse pas 25% et perçoit dans le gros œuvre un salaire mensuel d’environ 5000 francs.– L’hôtellerie-restauration était elle aussi tribu-taire des saisonniers. Plus de la moitié de

Arrivée du premier groupe de travailleurs agricoles

de Yougoslavie, gare de Buchs SG, 9 mai 1964.

Photo: Keystone/Photopress-Archiv/Grunder25

Qu’a été le statut de saisonnier?

Une machine à recruter du personnel bon marché

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la main-d’œuvre n’était pas qualifiée. Le salaire minimum à la fin des années 1980 avoisinait 2000 francs (x12). A cette époque encore, l’ex-pansion se poursuivait, alors même qu’un chan-gement structurel vers des établissements moins

nombreux mais plus grands et plus productifs s’imposait depuis longtemps. Là encore, la prio-rité donnée à la main-d’œuvre bon marché a long-temps empêché les adaptations nécessaires. Cette situation perdure aujourd’hui encore dans les établissements hôteliers ouverts à la saison et dans les petits restaurants dont 50% de la main-d’œuvre est non qualifiée.– L’agriculture a également profité, dans les an-nées 1980, du vivier de main-d’œuvre bon mar-ché qu’était l’ex-Yougoslavie, ce qui a retardé la modernisation du secteur. Il a fallu l’ouverture du marché et l’assèchement de cette source de personnel sous-payé pour qu’un rattrapage s’opère, encore que pour les récoltes, l’agricul-ture continue à miser sur des résidents de courte durée bon marché.

La plupart des saisonniers étaient typiquement attribués aux Grisons (16%), au Valais et à Berne (11% à chaque fois). Ce sont d’ailleurs les pay-sans, les hôteliers et les entrepreneurs des cantons de montagne qui, dans les années 1990, ont défendu le plus longuement le statut de saisonnier.

Main-d’œuvre facilement exploitableL’UDC et les organisations qui l’ont précédée ont toujours été favorables à ce « modèle d’affaires ». Des efforts ont ainsi été consentis pour le pro-longer après le non à l’EEE. Aujourd’hui encore, l’UDC tente de faire marche arrière. Elle promet à nouveau aux paysans et aux artisans qu’ils obtiendront suffisamment de main-d’œuvre bon marché, dépendante et sans défense. En même

temps, l’UDC ravive les anciens ressentiments contre les étrangers et prépare ainsi sa prochaine campagne électorale.

Bilan: le système des contingents et statuts n’est pas qu’un procédé de limitation de l’im-migration. C’est surtout un système qui asser-vit des centaines de milliers de personnes à leur employeur. Une telle main-d’œuvre est bon marché et privée de tout droit. La gestion du système incombait en toute logique à la Police des étrangers. Ce genre de système bénéficie surtout aux branches structurellement faibles et aux employeurs peu scrupuleux qui misent sur une main-d’œuvre facilement exploitable.

Régime d’apartheidDans les périodes de haute conjoncture, il n’y a jamais eu, dans le système de contingente-ment, un pilotage visant à limiter l’immigration. Un tel pilotage, au sens d’un renvoi massif des immigrants, n’a eu lieu qu’au moment d’un effondrement conjoncturel conséquent. Cela fut le cas en 1975 – 1976, où 200 000 migrants ont été renvoyés chez eux, permettant ainsi à la Suisse « d’exporter » son chômage. En 1992 – 1993, ils n’étaient « plus que » 90 000 dans ce cas. C’est pourquoi Toni Brunner parle de la réintroduction du statut de saisonnier et de résident à l’année dans « son ancienne forme », soit sans droit à une extension du séjour à l’an-née ou d’établissement! En réalité, un tel sys-tème va dans une seule direction: l’exploitation de main-d’œuvre bon marché. En effet, ni dans les années 1970 ni dans les années 1980, les migrants bien formés n’auraient accepté d’être recrutés par un tel régime d’apartheid. Par chance, ils l’accepteraient encore moins au-jourd’hui où la libre circulation des personnes domine en Europe.

Ce texte a aussi été publié dans Le Temps, le 24 janvier 2014.

Des travailleurs saisonniers arrivent

à la gare de Buchs SG, mars 1991.

Photo: Christine Seiler/Archives sociales suisses/SIB27

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L’immigration passe par l’estomac, comme le rappelle l’histoire de la gastronomie suisse.

Marie-Josée Kuhn

Vous souvenez-vous des pizzas suisses? De ces épaisses tranches de pâte à gâteau garnies de rondelles de tomates juteuses et recouvertes d’Emmental ou de Gruyère? Alors vous avez plus de 45 ans! Et vous avez vécu l’époque où l’on ne trouvait pas encore en Suisse d’huile d’olive. Ni d’ailleurs de mozzarella, de parme-san, d’espresso, de panettone ou de tomates pelées (pelati). A l’époque, la Suisse buvait du café filtre clair (système Melitta), et consommait des mets lourds d’origine paysanne (p. ex. des choux-raves à la sauce béchamel), du beurre et de la crème, de la tresse, de la choucroute et beaucoup de carottes, choux et pommes de terre. Avec parfois des raviolis en boîte ou des spaghettis à la purée de tomates (les fameuses petites boîtes Hero!). Helmut Hubacher, qui fut président du Parti socialiste suisse, a décrit la recette de sa grand-mère dans son roman «Tatort Bundeshaus»: « On plonge les spaghet-tis dans de l’eau salée, puis on les mélange à la purée de tomates et au fromage râpé et on cuit tout pendant une heure pour le ramollir. » Sans surprise, Hubacher ajoute que « ce n’était vraiment pas bon. »

La dolce vitaL’historienne zurichoise Sabina Bellofatto, elle aussi seconda, a étudié l’influence de la migra-tion italienne sur les habitudes alimentaires helvétiques. Voici son bilan: « Le rayonnement de la cuisine italienne ne s’est pas fait automa-tiquement. La xénophobie l’a retardé. » Les pro-

duits italiens se sont diffusés dès les années 1950. Mais au même moment, une partie de la population suisse a commencé à ressentir les migrant-e-s comme une menace, surtout entre 1960 et 1970. Le populiste de droite James Schwarzenbach a répandu la peur d’une inva-sion étrangère.La population suisse ne voulait pas pour autant

se priver d’un peu d’italianité. Après tout, un nombre croissant de familles avaient les moyens de s’offrir des vacances à la mer. Le tourisme de masse s’est développé dès le milieu des années 1950. Rimini et Riccione au bord de l’Adriatique sont alors devenues l’incarnation des vacances balnéaires modernes pour les familles helvé-tiques. Le commerce de détail s’est emparé de la Dolce Vita et des souvenirs de vacances pour accroître son chiffre d’affaires, rappelle l’his-torienne Bellofatto. Des produits Migros pour-tant fabriqués en Suisse ont été baptisés Sugo, Cara mia ou Napoli. Les produits et la cuisine suisses ont subi une timide italianisation ap-préciée de la clientèle. La cuisine transalpine n’avait pas pour autant été adoptée. C’est ainsi que le premier livre de cuisine italienne de Betty Bossi, paru en 1987, juge nécessaire d’expliquer ce que sont l’huile d’olive et la mozzarella. Mais les produits chers aux Italiens immigrés se frayaient peu à peu un chemin dans les foyers helvétiques.

Panettone au supermarchéLa population suisse est désormais la troisième plus grosse consommatrice de pâtes, derrière l’Italie et la Grèce. Beaucoup de nos pâtes ont non seulement un nom italien, mais viennent du Sud des Alpes: elles sont produites à base de semoule de blé dur, sans œufs. La cuisine médi-terranéenne est devenue la nôtre. L’huile d’olive qui s’est substituée au beurre et au saindoux est bonne pour le cœur. La percée de la cuisine du Sud doit beaucoup aux pizzerias, sorties de terre comme des champignons au début des années 1970, et à nouveau dans les années 1980. La stabilisation des autorisations de

Que serait la Suisse sans pizza?

La pizza, héritage culturel italien.

Photo: stockcreations29

Cuisine typique

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séjour délivrées à la main-d’œuvre italienne a favorisé ce boom. Les épiceries et restaurants italiens étaient toutefois apparus pendant la pre-mière vague d’immigration, comme points d’ap- provisionnement et hauts lieux de sociabilité. A l’instar du premier d’entre eux à Zurich, le restau-rant Cooperativo, qui a ouvert ses portes en 1906. Le « Coopi » a ainsi vu défiler les Italiens

antifascistes, puis la gauche suisse et les syndi-calistes. Ces soixante-huitards séduits par l’Italie ont contribué à populariser les pâtes et le Chianti (alors vendu dans la célèbre bouteille ornée de paille). Encore meilleurs en musique, Lucio Dalla et Francesco De Gregori chantaient en duo Gelato al limon. « Ah, n’aie pas peur que ce soit déjà fini, encore tant de choses cet homme te donnera. Et une glace au citron, glace au citron, glace au citron, pendant qu’un autre été s’en va. » L’immigration passe aussi par l’estomac. Il suffit de parcourir les rayons de Coop et Migros pour s’en convaincre. Un beau jour, les spéciali-tés des épiceries de détail italiennes ont fait leur apparition au supermarché. On y trouve désormais avant Noël des pyramides de panet-tones. Que serait donc la Suisse sans pizzas ni pâtes? Sans kebabs, feta, falafels, paella, curry thaï ou rouleaux de printemps? Grâce à l’immigration et aux vacances, même les pays-ans suisses ne se contentent plus de la cui-sine du terroir et les paysannes suisses ont adopté de nouvelles recettes.

« La cuisine méditerranéenne est devenue la nôtre. »

Dans le « Coopi » de Zürich, patrie des immigrés et

antifascistes italiens. Il deviendra plus tard un soutien important

à l’intégration des Italiens du Sud. Photo: Willy Spiller 31

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Le oui syndical à la libre circulation des personnes et à plus de protection des travailleurs est un acquis historique.

Paul Rechsteiner

Après le oui du bout des lèvres du 9 février dernier à l’initiative UDC contre l’immigration de masse, la Suisse risque d’en revenir à la pé-riode d’avant les accords bilatéraux avec l’UE, soit à un régime de contingentement piloté par la police des étrangers. Avec les accords bilatéraux, la Suisse a ratifié la libre circulation des per-sonnes en vigueur au niveau européen. Comme il s’agit de questions de principe, dont on ne saurait surestimer l’importance, je commencerai ici par évoquer le passé, avant de jeter un coup d’œil à l’avenir.

Le spectre de la « surpopulation étrangère » La Suisse a été une terre d’immigration à chaque fois que la prospérité économique s’est pro-longée dans la durée: de 1890 à 1914 comme de 1946 à 1974, avec toutefois de grandes différences.Au début des années 1890, la Suisse est

devenue un pays d’immigration pour atteindre, en 1914, 16% d’étrangers parmi la population résidente, avec un pourcentage bien supérieur dans les villes.Le principe de la libre circulation des personnes

s’est appliqué jusqu’en 1914. Les syndicats avaient une approche internationaliste puisque, vers 1900, près de la moitié de leurs membres avaient un passeport étranger. Des immigrants comme le socialiste Herman Greulich né à Bres-lau, alors ville allemande, ont joué un rôle-clé dans le mouvement syndical.

C’est vers 1900 également que la notion de « surpopulation étrangère » est apparue pour la première fois dans un pamphlet. En 1914, elle a fait son entrée dans un rapport officiel. En 1931, la nouvelle législation sur les étrangers parlait à son tour du « degré de surpopulation étrangère » . Ce concept réactionnaire a d’emblée été contraire au mouvement ouvrier, surtout après la grève générale de 1918.

Après la Deuxième Guerre, la police des étrangers était l’instrument de pilotage du marché du tra-vail. Les syndicats ont demandé dans un premier temps d’accorder la « priorité à la main-d’œuvre indigène », puis, durant les années 1950, de limi-ter les admissions en Suisse. Ils prônaient des

contrôles stricts de police des étrangers. Il était régulièrement question, dans les résolutions et discours syndicaux, de « défense contre la surpo-pulation étrangère ».Dans les années 1960, les « anti-surpopulation

étrangère » situés à l’extrême-droite sont devenus de plus en plus influents. C’est l’époque où la politique de contingentement réclamée par l’Union syndicale suisse (USS) s’est officielle-ment imposée.Les campagnes de votation ont mis à rude

épreuve les syndicats. Notamment celle de l’initiative Schwarzenbach de 1970 (54% de non; taux de participation masculine de 74%). Les syndicats étaient déchirés entre les appels à revoir à la baisse les contingents et le souci d’égalité de traitement et d’intégration de la main-d’œuvre étrangère. La notion de « surpo-pulation étrangère » propre à la politique du marché du travail avait presque inévitablement acquis une dimension culturelle. C’est l’époque où les Italiens du Sud étaient visés.

« Au début des années 1890, la Suisse est devenue un pays d’immigration. »

Partisan de l’initiative Schwarzenbach, 1970.

Photo: Keystone

Du système de contingentement à la libre circulation des personnes

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Non au retour à un régime discriminatoire

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Ce mouvement de va-et-vient a duré plusieurs dizaines d’années. Ce n’est que dans les an-nées 1990 que l’USS s’est enfin prononcée en faveur de la libre circulation des personnes. Mais à la condition expresse qu’elle soit liée à une nouvelle protection non discriminatoire des travailleurs. Le syndicat de la construction SIB (aujourd’hui Unia), qui comptait une forte pro-portion de migrant-e-s, avait joué un rôle décisif dans cette évolution.

Une question de pouvoirIl n’existe pas à ce jour d’analyse approfondie de l’ancien système de police des étrangers et de ses conséquences d’un point de vue syndical. Mais il est certain que dans différentes branches, un tel système a débouché sur un non respect des conditions de travail et sur des salaires revus à la baisse. La discrimination des migrant-e-s a fait reculer les salaires de la main-d’œuvre indi-gène. On peut d’ailleurs se demander si le contingentement d’alors a réellement limité l’im-migration, puisque les mouvements migratoires ont suivi de près l’évolution économique.

Cette politique a eu des effets désastreux sur le plan syndical. Le croisement de la question so-ciale et de la question nationale opéré par le contingentement a eu pour conséquence de viser les personnes (étrangères) et non les conditions de travail. D’où un clivage entre travailleuses et travailleurs, aux dépens de la solidarité. Or la soli-darité est une condition indispensable pour obtenir des améliorations sociales. Le contingentement exigeait des lois sur le

marché du travail. Une raréfaction de l’« offre de main-d’œuvre » était censée aider la population active. On oubliait au passage que les conditions de travail et les salaires ne sont pas une simple question de marché, mais plutôt une question de pouvoir. Les salaires trop bas des femmes en sont un exemple éloquent. Une règle syndicale élémentaire dit que la lutte commune pour les

conventions collectives de travail (CCT) améliore les conditions de travail. La politique nationa-liste de contingentement a été un piège pour les syndicats. Elle les a paralysés pendant des dé-cennies et poussés à agir contre leurs intérêts.

Les syndicats ont joué un rôle crucial dans l’aboutissement des accords bilatéraux (libre circulation des personnes comprise). Ils ont tiré la leçon du non à l’EEE de 1992 et ont réclamé,

comme condition préalable à la libre circula-tion des personnes, de nouvelles mesures non discriminatoires destinées à protéger les sa-laires. C’est ainsi que sont nées en Suisse les « mesures d’accompagnement ». Il n’a certes pas été possible de faire accepter toutes les revendications syndicales. Mais un système impensable jusqu’alors en Suisse a vu le jour: le contrôle des conditions de travail et des sa-laires. La Confédération et les cantons ont intro-duit des « commissions tripartites » qui observent et contrôlent les conditions de travail. Ces com-missions interviennent en cas de dumping sala-rial. L’application de la force obligatoire des CCT a également été améliorée. Ainsi, le Conseil fédéral peut déclarer une CCT valable pour toute une branche lorsque le dumping salarial est ré-pété. Et faute de CCT, il est désormais possible d’introduire des salaires minimaux étatiques (contrat-type de travail). Les nouveaux salaires minimaux nationaux en vigueur dans l’économie domestique en sont un bon exemple.

« Les conditions de travail et les salaires ne sont pas une simple question de marché, mais plutôt une question de pouvoir. »

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Autocollant de l’initiative « être solidaires », 4 avril 1981.

Photo: Archives sociales suisses/SIB

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Des réponses sociales aux problèmes sociauxLa protection des travailleurs subit des pressions croissantes en Europe et dans le monde entier, notamment dans le climat hostile et néolibéral d’aujourd’hui. Les syndicats sont néanmoins par-venus en Suisse à améliorer le taux de couverture des CCT. Ils ont globalement su empêcher une dégringolade des salaires grâce aux CCT et à leurs campagnes en faveur des salaires mini-mums. Les avancées ont été spectaculaires dans des branches anciennement réputées à bas salaires qui occupaient de nombreux saison-niers, telles la construction et l’hôtellerie-restau-ration. Il s’agit d’un réel succès.

Le risque de dumping salarial ainsi que la dété-rioration de conditions de travail demeure hélas d’actualité. De tels phénomènes ne sont mal-heureusement pas combattus partout avec la dé-termination nécessaire. Ainsi, le chef de l’office cantonal du travail de Zurich, responsable de l’exécution des mesures d’accompagnement, a trouvé moyen de qualifier cette protection de « sur réglementation dommageable ».

La soudaine volte-face de l’Union patronale qui, peu avant le 9 février 2014, a refusé de pour-suivre les négociations sur l’amélioration des mesures d’accompagnement a été fatale. Lors des précédents scrutins sur la reconduction de la libre circulation des personnes, les parte-naires sociaux avaient à chaque fois prouvé concrètement qu’ils étaient disposés à com-battre les abus par de nouvelles mesures d’ac-compagnement.

Les syndicats sont en mesure de jouer un rôle-clé dans les conflits à venir également. Car le oui à l’initiative de l’UDC n’a pas seulement révélé un climat de xénophobie, mais aussi d’énor- mes craintes sociales. Or en définitive, ce sont les travailleuses et travailleurs qui décident de l’issue des votations. D’où la nécessité d’ap-porter des réponses sociales aux craintes so-ciales exprimées.

Nous, les syndicats, sommes résolument enga-gés pour la reconduction des accords bilatéraux. Ils restent la clé de voûte d’une relation réglemen-tée avec l’Europe. Mais nous luttons aussi contre toute nouvelle discrimination. Les syndicats constituent l’organisation la plus importante et la plus forte où les salarié-e-s s’organisent indépen-damment de leur provenance, de leur couleur de

peau et de leur passeport. Un retour à la politique des contingents, à un nouveau statut de saison-nier, serait non seulement aberrant d’un point de vue économique, mais marquerait une régression historique de plusieurs décennies, sur le plan tant social que politique.

Et il faut apporter de nouvelles réponses so-ciales aux problèmes sociaux. Nous voulons davantage de protection salariale car il est grand temps de prendre au sérieux la lutte contre le dumping salarial.

Enfin, il est urgent de prévoir des mesures per-mettant de mieux concilier profession et famille ou contre la discrimination de la main-d’œuvre âgée. L’issue des futures votations populaires dépendra de la crédibilité des réponses appor-tées aux problèmes sociaux. Les enjeux actuels sont donc cruciaux pour l’avenir de la Suisse.

« Le risque de dumping salarial demeure hélas d’actualité. »

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Manifestation nationale contre le dumping salarial et le vol

des rentes, Berne, 21 septembre 2013. Photo: Unia

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1934 La Suisse introduit le statut de saisonnier. Les entreprises peuvent embaucher de la main-d’œuvre étrangère pour une saison qui retourne ensuite au pays. Durant leur séjour, ils n’ont le droit ni de changer de lieu de travail ou de domicile, ni de faire venir leur famille en Suisse.

1947 La production tourne à plein régime. La Suisse a un besoin urgent de main-d’œuvre, mais évite qu’elle ne s’établisse durablement en Suisse. Les patrons recrutent à tour de bras des saisonniers, principalement en Italie.

1949 La durée maximale de séjour des saison-niers est ramenée à 9 mois.

1963 Suite aux pressions de l’Action nationale, un parti d’extrême-droite, le Conseil fédéral intro-duit des contingents. Chaque canton a désormais droit à une quote-part maximale de saisonniers.

1965 Critiques acerbes de l’écrivain Max Frisch: « Un petit peuple de seigneurs se voit menacé: ils voulaient des bras et ils ont eu des hommes. »

1970 46% des citoyen-ne-s votent oui à l’initiative Schwarzenbach qui visait à ramener à 10% la population étrangère. 300 000 étrangers aurai-ent alors dû partir.

1974 Crise économique. La Suisse exporte son chômage: d’ici début 1980, 200 000 travail-leuses-eurs immigrés doivent rentrer chez eux.

1982 L’initiative de gauche « être solidaires en faveur d’une nouvelle politique à l’égard des étrangers » ne recueille que 16% de voix aux urnes.

1991 Introduction du modèle des trois cercles. Les ressortissant-e-s de pays hors de l’UE ou de l’AELE n’ont plus guère de possibilité d’immigration légale. Le statut de saisonnier ne s’applique plus qu’aux ressortissant-e-s de l’UE et AELE.

2002 Entrée en vigueur de la libre circulation des personnes avec l’UE. Le statut de saison-nier est définitivement aboli. Grâce aux mesures d’accompagnement mises en place, les salaires augmentent fortement dans la construction. Im-portante victoire syndicale.

Bref historique du statut de saisonnier

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Image au verso: Cuisine et réfectoire d’une baraque, 1984.

Photo: Uri Photo: Uri Werner Urech/Archives sociales suisses/SIB

ImpressumEditeur: Syndicat Unia Weltpoststrasse 20, 3000 Berne 15

Rédaction: Lucas Dubuis, Silva Müller-Devaud, Philipp Zimmermann

Sélection images: Thomas Adank

Conception graphique: Atelier Adrian Zahn, Berne

Traductions: Sylvain Bauhofer, Béatrice Du Pasquier

Impression: Multicolor Print AG, Baar

Tirage: 2000 Ex.

Remerciements spéciaux à: Archives sociales suisses, Nina Seiler, Marilia Mendes, Jürg Hassler, Rotpunktverlag, Vanessa de Maddalena (Keystone), Denis Martin (RDB)

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