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AVENTURES SANS FRONTIÈRES

Collection dirigée par Daniel Riche

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D A N S LA MÊME COLLECTION

type="BWD" Les nuées d'Anaa Lucien Maillard 2. Tropicales Yves-Marie Clément 3. La nuit de l'apagôn Gérard Delteil 4. Rendez-vous à Khusdar André Jammet 5. Après le bout du monde Pierre Pelot 6. Le rallye des Incas Marc Eisenchteter 7. Monsieur Afrique et

le rat de brousse Vladimir 8. Huit morts dans l'eau froide Jean-Pierre André von 9. Les marchands de Bali André Jammet

10. 24.000 Années Kââ

A PARAÎTRE

11. Bourlingage François Migeat 12. Jararaca Yves-Marie Clément

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Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant aux termes de l'article L. 122-5, 2 et 3 a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple ou d'illustration, « toute repré- sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© 1996, Éditions Fleuve Noir

ISBN 2-265-05132-2

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KÂÂ

C'est sous ce pseudonyme faisant référence au serpent protecteur de Mowgli dans Le livre de la Jungle de Kipling qu'ont été publiés dans la défunte collection « Spécial police » un certain nombre de romans de littérature criminelle (puis- que la littérature policière est, de l'avis permanent de l'auteur, moribonde depuis plus de quinze ans).

Ensuite (et aussi, en même temps) sous le pseu- donyme de Corsélien, il a commis avec gourman- dise quelques romans Gore, en essayant de se mettre à la marge du genre.

Kââ enseigne la philosophie en Bretagne; il porte un intérêt vigoureux aux armes à feu modernes, à la gastronomie intelligente, à l'his- toire militaire et aux doctrines stratégiques. Les monuments historiques, les sourires énigmatiques et l'histoire médiévale sont aussi quelque chose qui nourrit sa substance, parce que, estime-t-il, le « réalisme » est là aussi — dans les énigmes — car tout sourire est une énigme.

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"24 000 ANNÉES" DE KÂÂ

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AVIS AU LECTEUR

La fiction qu'est ce livre a été rédigée dans le courant de l'hiver 1994, c'est-à-dire bien avant que les faits ne viennent en somme (sinistrement) illustrer un fort probable commerce comme celui inventé ci-dessous.

Pour des raisons que mon lecteur comprendra, il n'était pas possible de désigner expressément les destinataires de matière fissile en provenance d'Ukraine... Vu que c'est de la fiction. Et que tout le monde souhaite, j'imagine, qu'on s'en tienne justement à cela — à la fiction.

Stanguennou, 25.09.94.

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CHAPITRE PREMIER

— Eh bien, monsieur l'Américain... C'était une voix goguenarde et amusée qui

atteignait son cerveau, après s'être frayée un pas- sage dans les brumes terribles, ou plutôt, qui y parvenait enfin.

Si on lui disait « monsieur l'Américain » c'était qu'apparemment, il n'était pas aux States. Ni en Allemagne, puisque ce n'était pas en allemand qu'on s'adressait à lui, non plus qu'en polonais ou en ouzbek. Non, c'était une langue plutôt latine et même, plus précisément, du français. Voilà : dans le martèlement de ses tempes, il reconnaissait du français. C'était plutôt agréable de savoir qu'il n'était pas à Lefortovo, non plus que dans la prison du sherif du comté de Shos- honi (Wyoming) ou encore en un autre lieu de ce genre. Par contre, c'était une prison ou une cellule de commissariat.

A l'odeur. — Je suis où? demanda-t-il en n'ayant pas

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envie d'ouvrir les yeux. Il soupçonnait trop la lampe nue derrière un grillage sale.

— Vous parlez très bien le français, dites-moi. Il estima que, comme il n'avait encore dit que

trois mots, à la place du type qui prononçait ça, il n'aurait guère trouvé ces trois mots vraiment significatifs, mais enfin, son torticolis lui permit de faire un vague signe de tête et de répéter :

— Je suis où? Il n 'y avait rien d'autre à dire. Sans doute,

étaient-ils des nounous, comme ils disaient, mais peut-être bien que c'était surtout pour les types avec des costumes de chez Yves Saint-Laurent, des manteaux en cuir fourré, des Jaguar et un pas- seport diplomatique américain au surplus.

Ce qui ne fait pas tellement clochard. — Vous avez appelé l'ambassade? — Votre ambassade? Ah oui. Oh! Ils n'ont

pas eu l'air vraiment surpris. Sa Jaeger-Le Coultre indiquait onze heures, sa

tête allait sûrement éclater. Les deux poulets avaient certainement respecté les prescriptions de leur administration : temps de dégrisement, huit heures. Leur car avait dû le récupérer autour des deux heures et demie, trois heures du matin. Qu'avait-il fait avant ? Où s'était-il pris une pareille cuite ? Pas fichu d'avoir la moindre idée à ce sujet.

Il se leva. Le gros dit :

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— Votre voiture est rue d'Ulm. Vous vous souvenez ?

— Non. Il n'y avait plus qu'à les remercier encore et

sortir cinq cents balles pour les orphelins de la Police parisienne. Le geste fut apprécié.

Dehors, un vent glacial charriait de minuscules flocons de neige. Il se retrouva dans un petit tro- quet à boire beaucoup de café et encore de l'eau minérale. A la table voisine, des gens qui devaient être des élèves de Normale Sup' parlaient de lin- guistique et disaient du mal d'un certain Derrida. Si, au moins, il avait pu avoir une idée de l'endroit où il s'était ainsi achevé, la veille au soir... Ç'aurait été un peu rassurant.

Mais rien du tout. Il y avait eu les ris de veau du Toit de Passy, où cette Australienne qui faisait une thèse sur Proust à la Sorbonne lui avait parlé des plages de Normandie d'où elle revenait, et il y avait eu aussi pas mal de cognacs sensationnels. L'Australienne lui avait dit que, ce soir, elle n'avait pas envie de faire l'amour avec lui et avait appelé un taxi. Ensuite, il avait repris sa Jaguar. Après...

Si. Dans un bar, il avait failli se colleter avec un type, parce que ce type n'aimait pas qu'il braille des stupidités sur Cabourg et qu'il voulait se saouler en paix, vu que sa femme avait vidé son compte en banque et était partie sans crier

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gare avec un Allemand. Oui, ça revenait un peu. Mais où? Ça, alors là...

Il finit par se décider à quitter ses linguistes qui en étaient à disserter sur Chomsky et sur les rap- ports entre grammaire transformationnelle et mili- tantisme politique.

Il mit la main sur la portière de la Jaguar comme il allait être midi. De rares passants arpen- taient les trottoirs devenus glissants.

Il dégagea la Sovereign noire du trottoir et se dirigea vers le Panthéon. Il fumait sans arrêt et atteignit l'autoroute du nord dans le grand bordel de la porte de la Chapelle vers midi.

Le type dont la femme avait vidé le compte en banque s'était mis à bavarder avec lui. C'était dans un bar de Montparnasse. Voilà ! Il l'avait traîné dans une boîte où on buvait de la vodka et où on entendait de la musique tzigane. Il ne s'en souvenait pas, mais il avait dû pleurer : ça le fai- sait pleurer à chaque fois.

Après les pistes de Roissy, il conclut qu'il ne se souvenait plus de rien d 'autre. Circulation épaisse, pluie grasse et désert des choses au milieu de tous ces camions. Les types le suivaient dans une Renault Safrane bordeaux.

Deux types, apparemment. Il resta à se traîner à 75 miles à l'heure jusqu'à la sortie vers Ermenon- ville, puis ensuite se mit à marcher à 120 miles dans des tornades de neige fondue en écoutant le concerto pour trompe de chasse de Telemann. Il

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n'aurait pas pu dire pourquoi il jugeait que cela allait bien avec l'ensemble. La Safrane le suivait très bien et il décida de sortir à Senlis pour man- ger quelque chose aux Gourmandins, place de la Halle.

Les gens de la Safrane se garèrent sur la place pratiquement déserte et, visiblement, ils avaient l'intention d'attendre qu'il ait fini de déjeuner.

Depuis sa table, il put très bien les observer. Ils ne se cachaient nullement. Celui qui occupait le siège passager téléphonait et regardait fréquem- ment dans sa direction. Peter-Rowland de Capes- trange voyait trop bien de quoi il retournait.

Ces deux gus étaient là pour vérifier qu'il n'avait personne aux basques. Et ils devaient le traiter depuis qu'il était sorti de ce putain de commissariat. A ce moment, il était bien trop vaseux pour penser à ça.

Afin de rétablir les niveaux qui avaient hon- teusement baissé, il se mit deux scotches de rang avant son aloyau.

Son esprit rêvait d'un bain qui éliminerait sans retour les miasmes du repaire de poulets du V arrondissement de Paris (France). Jamais vu des poulets comme ça — aussi désabusés. Café et cognac dans une salle maintenant déserte. On attendait poliment qu'il déguerpît. Dehors, la neige s'amoncelait.

Il était trois heures lorsqu'il remonta dans la Jaguar. Il ouvrit la fenêtre, ce qui fit basculer

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deux cents grammes de neige fraîche sur le cuir et sur ses genoux.

— Merde ! Ensuite, il n'y avait plus qu'à attendre en

fumant. Au bout de sept ou huit minutes, le chauffeur de la Safrane convint que le mieux était encore de s'extraire de cette carrosserie, de tra- verser la rue et de s'approcher.

— Je suis content de voir que les gens de l'ambassade se civilisent, dit Peter. Elle est blin- dée, au moins ?

— Pardon ? — C'est bien d'employer des voitures locales. — Elle n'est pas blindée. Il avait l'air de le regretter. Son regard spé-

cialement terne agaçait prodigieusement Peter. — On est chargé de s'assurer qu'il n'y a per-'

sonne à votre cul. Vous comprenez? — Non. Je vais prendre un bain. J'ai passé la

nuit dans une cellule de commissariat parisien et ça pue beaucoup là-dedans.

— On sait, répondit l'autre, paisible. Peter n'avait plus qu'à admettre que ce n'était

pas sa journée : la cellule de dégrisement et main- tenant, ce connard.

— Vous retournez directement à Vieux-Mou- lin ? Ou bien est-ce que vous vous arrêtez encore avant ?

— Sûrement m'arrêter pour vider ma vessie dans un moment.

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— Soyez sympa avec nous, Capestrange. Pourquoi nous compliquer la vie?

Pourquoi, en effet? Il dormait debout, ou bien plutôt, assis. — D'accord. Je vais directement à Vieux-

Moulin. Comme je vous ai dit : je vais me foutre dans une baignoire. Et je ne vois pas pourquoi, à l' Auberge du daguet, face à l'église, ils ne vous feraient pas des sandwiches. Juste une chose : ne leur demandez pas du bourbon-soda pour escorter leur terrine de lièvre.

— Escorter, hein? — Voilà : escorter. — Du bordeaux, peut-être ? — Très bien. En voilà deux qui faisaient peut-être un pas

vers la civilisation. Ensuite, chantèrent les six cylindres de la Sovereign et il décida de prendre les petites routes. La Safrane restait à un bon mile.

Cela faisait maintenant trois ans que Peter rési- dait en France et il s'était très facilement habitué à tout, sauf à une chose : il était entièrement inca- pable d'estimer les distances en kilomètres.

Ce qui fait qu'il devait effectuer une règle de trois à chaque fois qu'il voyait un panneau indicateur pour savoir combien de temps il fallait mettre pour aller là ou ici. En URSS, bien longtemps — enfin, pas si longtemps que ça — avant, il ne s'y était jamais fait non plus. Maintenant, la superbe forêt de

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Compiègne déployait ses fastes secrets sous la neige.

Il passa Saint-Jean-au-Bois vers les quatre heures. Ensuite, ça grimpait un peu avant de tour- ner à gauche. Ce n'est pas à cet endroit-là que Peter estimait que la forêt était la plus belle, mais plus au nord-est, sur les monts Saint-Marc, quand, depuis la lisière des arbres, la vue se dégage sur l'Aisne et qu'au-delà se devine la forêt de Saint- Gobain. Son arrière-grand-père était mort au feu, par là-bas, du côté de Noyon, un peu plus au nord. Il avait vingt-deux ans. A l'époque, on faisait les enfants tôt.

Ça le fit sourire d'un sourire triste. Son arrière- grand-mère n'avait plus comme famille qu'une très éloignée cousine en Louisiane, dans le bayou. Marie de Capestrange avait vendu sa maison d'Époisses et pris le bateau au Havre pour la Nou- velle-Orléans, le 6 août 1915. En pleine guerre.

Au stop du carrefour de Beaurevoir, il y avait une Lincoln noire grouillante d'antennes de toutes sortes, qui était garée comme en provenance de Compiègne. Au panache de vapeur sortant de son pot d'échappement, on voyait que le moteur tour- nait. Peter se dit que c'était sans doute pour la cli- matisation.

Il passa le carrefour. Au stop, derrière lui, la Safrane fit des appels de phares ésotériques qu'il saisit dans son rétroviseur. Un kilomètre plus loin, la Lincoln était derrière lui et la Safrane suivait.

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Cela fit donc une entrée tout ce qu'il y a de dis- cret dans Vieux-Moulin, minuscule petit pays. Un garde que Peter connaissait un peu sortit de la maison forestière à l'entrée du pays et regarda ce convoi avec sidération. Peter se dit que, tant qu'à faire, ils auraient dû planter sur cette Lincoln le drapeau des États-Unis et le fanion de l'ambassa- deur...

Bon Dieu ! Ce qu'il était vaseux ! Et, apparem- ment, ce n'étaient ni bain ni sieste qui l'atten- daient.

Il descendit de la Jaguar pour aller ouvrir le grand portail en bois peint en blanc, remonta dans la voiture pour la rentrer et la Lincoln suivit. Mais la Renault devait avoir des ordres précis, car elle ne suivit pas.

Peter vit, dans son rétroviseur, que c'était le conducteur de la Lincoln qui refermait les vantaux du portail. Il regarda Peter d'un œil mauvais. Peut-être estimait-il que, par sa faute, il n'avait pas eu le temps de déjeuner.

— Mais enfin, merde ! dit-il tout haut. Qu'ont- ils tous aujourd'hui à vouloir des sandwiches?

Cette réflexion idiote le fit rire lui-même et deux types qu'il ne connaissait absolument pas descendirent de la Lincoln en regardant les murs de l'ancienne ferme restaurée. Ça fit plaisir à Peter qu'ils se sentissent complètement étrangers. Les flocons de neige étaient en forme de queue de lapin — voilà une expression française que Peter

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CHAPITRE VII

Détroit de Gibraltar, djabal al Tarik, la mon- tagne de Tarik, face à Ceuta, au Maroc. Les Colonnes d'Hercule... Un des hauts lieux de la guerre universelle...

Peter songeait de façon méditative, installé dehors face à la côte marocaine qu'on distinguait dans une sorte de brume. La baie de Cadix, aussi. Christophe Colomb, sans doute, mais la bataille de Trafalgar aussi.

Quelle bêtise, de la part de Napoléon, d'avoir ordonné à Villeneuve de mener la flotte franco- espagnole à Naples.

Peter mangeait un gigantesque plat de gambas recouvertes de gros sel. Il adorait l'âpreté splen- dide du sud de l'Andalousie dans cette tiède et gluante brume hivernale.

21 octobre 1805. — C'est ce jour-là qu'il a perdu, pas du tout à

Waterloo. Ne comprenait rien à la marine, lui non plus... laisser anéantir sa flotte de guerre : com-

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ment continue-t-on, ensuite ? Sans compter les quatre mille quatre cents morts du côté franco- espagnol contre moins de cinq cents chez l'Anglais. Dont Nelson lui-même, il est vrai, mais bah !

L'esprit de Peter abandonna l'histoire de Trafal- gar. De Tarifa, à la Punta Marroqui, exactement en face de Ksar-es-Saghir, jusqu'au cap fatidique, il y a à peine quarante kilomètres. Mais Peter savait d'expérience qu'il n'y avait strictement rien à y voir ; en tout cas, rien de plus que sur cette sup- posée costa de la Luz qui, pour l'instant, était enfoncée dans sa brume de mer.

Il fut trois heures. Il était temps de remonter dans la Jaguar pour faire encore les presque cent kilomètres vers le nord-ouest qui le séparaient de Rota. Un peu après el Puerto de Santa Maria, face à Cadix, la caretera comercal 441 quitte la côte pour contourner précisément l'énorme base améri- caine de Rota. La route, qui filera ensuite vers l'embouchure du Guadalquivir, longe donc les barbelés, les projecteurs toujours allumés, les dis- positifs de surveillance électronique et la piste sablée assez large pour que deux voitures puissent se croiser.

Peter fit donc le tour paisiblement et vint se pré- senter à l'entrée.

Le type de la police militaire auquel il s'adressa ne comprit strictement rien, ignorait tout du géné- ral Stoneridge, lorgna la Jaguar avec méfiance,

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s'inquiéta visiblement des plaques françaises et du passeport diplomatique américain.

— Kansas ? suggéra Peter. — Ça s'entend à ce point-là? — A ce point-là. — On me l'avait déjà dit : ça fait plouc, non ? — Tant que vous n'êtes pas mormon. Le type rit, dit : — Je ne crois pas qu'il y ait tellement de mor-

mons au Kansas. — Moi non plus. — Non. Chez nous, ce serait plutôt des pres-

bytériens. Il regarda Peter, devant soudainement se

demander comment il était entré dans cette dis- cussion, dit :

— Je vais appeler le capitaine. S'il y a votre général quelque part, il le saura bien, lui.

Téléphona. Peter poireauta un moment devant le poste de

garde en fumant dans la nuit tombée. Puissante était l'odeur de l'Atlantique dans la baie de Cadix. A neuf heures du soir, un gigantesque capitaine de Marines, un Noir qui avait l'air de peser deux tonnes et qui mesurait au moins deux mètres dix sortit d'une chevrolet aux couleurs de la marine et fonça tout droit sur Peter. Il avait l'air tellement mauvais, dans la nuit et les lumières jaunes et mortes que Peter crut véritablement qu'il allait le frapper, l'écrabouiller comme une punaise infecte.

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— C'est vous, de Capestrange? Personne ne veut de vous sur la base avant que le Norfolk n'appareille. Votre général a eu beau faire, ce sont les ordres de l'amiral. Donc, vous réapparaissez seulement après-demain vers les 23 heures GMT. A ce moment-là, votre cargo polak ne sera plus qu'à une heure de mer. Personne n'a rien à foutre de vous avant ça. Vu ?

— Vu. Il regarda ce capitaine, Peter. Il dit : — J'aimerais bien vous tuer. Ce serait

agréable. — Ah oui ? Et vous vous y prendriez comment,

lavette ? Rien qu'avec mes mains, répondit Peter. Et,

depuis le poste de garde, tout le monde serait obligé de constater que vous avez eu une attaque cardiaque fulgurante. Maintenant : allez sucer votre amiral, mon vieux !

— Non mais... ? Peter fit demi-tour, retourna à la Jaguar. Stone-

ridge y était assis et fumait un cigare de tabac des Canaries.

— Nous avons affaire à des obtus, dit Stone- ridge. Cet amiral déteste jusqu'à l'idée de ce que nous allons faire, vous voyez le genre? Vous croyez vraiment que la Maison Blanche va sup- porter longtemps que trois tonnes de plutonium traînent comme ça un peu n'importe où pour tom- ber dans les mains d'une aventurière italienne?

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Laquelle, d'ailleurs, doit être italienne comme moi, je suis certainement congolais.

Stoneridge s'esclaffa d'un ton sombre, puis ajouta :

— Vont tous être virés : je ne vois pas pour- quoi ce capitaine de Marines n'irait pas « restau- rer l'espoir » quelque part en Afrique?

« Quant à l'amiral commandant cette putain de base, il pourrait faire un cycle de conférences sur la paix dans le monde en Amérique du Sud. Non ? Qu'en pensez-vous ?

Peter rit en faisant démarrer la Jaguar. Il ne par- viendrait jamais à détester Stoneridge, cette espèce inconcevable d'anarchiste conservateur qui luttait pour on ne savait plus trop quoi.

— Ce ne serait pas mal, ce cycle de confé- rences.

— N'est-ce pas ? Peter : Timothy est à cet hôtel. A l'époque franquiste, cela devait s'appeler Parador, il me semble. A Arcos de la Frontera. Ce n'est pas à une heure de route, mais il faut faire le tour de cette putain de base grotesque.

Stoneridge laissa un silence. — Peter? Vous m'en voulez, n'est-ce pas, de

vous convoquer à ce carnaval en eau de mer et de faire envoyer quarante-cinq marins polonais, ou lettons, ou je ne sais quoi d'autre par le fond.

— Non. Comment se fait-il que les carabiniers ne soient pas parvenus à piquer cette Alessandra ?

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Peter décida de foncer pour faire peur à Stone- ridge, mais il n'y parvint absolument pas.

Après l'embrouillamini de routes autour de Jerez de la Frontera et être passé sous l'autoroute Séville/Cadix, Peter fonça sur la N 342 vers Arcos.

C'est dans la nuit complète que Peter gara la Jaguar sur la place devant l'église et que s'offrit à eux le Parador.

Peter coupa le contact, dit : — Écoutez, Stoneridge, je ne vous en veux de

rien. Ce sont mes problèmes. D'accord? Juste, je ne pensais pas que vous mouilleriez supplémen- tairement votre nièce dans ce merdier. Elle va nous accompagner à bord du Norfolk après demain ? Également?

— Oui. Timothy attendait; elle paraissait ravie de tout

et elle était évidemment plus ravissante que jamais.

— On nous attend pour le dîner, dit-elle comme si elle avait quitté Peter deux heures plus tôt.

— Comme gouvernante, vous seriez très bien, Stoneridge. Vraiment.

Alors, Stoneridge rit. Il dit : — Je ne suis pas sûr qu'ils aient ici vraiment

beaucoup de vodka, Peter, vous savez? Peter se sentait-il l'envie de partager la bonne

humeur de Stoneridge? Il n'en était pas vraiment

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sûr. Et puis, Timothy était là et son visage éclairait tout.

— Ils auront bien un peu de scotch, non? — Certainement, rit Stoneridge. Timothy les entraîna vers la salle à manger.

Peter passa ensuite deux jours à se faire materner assez ridiculement par Stoneridge qui les emmena déjeuner le lendemain dans une auberge en plein milieu de la Serrania de Ronda. Stoneridge vou- lait se faire pardonner des choses et Timothy se donnait des airs naïfs de faire-valoir d'un jeu télé- visé pour ploucs endimanchés. Tout cela, au fin fond du cul de l'Andalousie. Peter, lui, aurait sans doute préféré traîner dans de vieux bars du vieux Séville, écouter des sevillanas le soir à Castillera del Camp ou aller voir la nécropole romaine à côté de Carmona. Mais rien de cela.

Il se mit à pleuvoir dans la fin de l'après-midi. Vers quatre heures, Stoneridge était allé télépho- ner et était revenu en disant :

— « Il » va passer au large du Cabo san Vicente et ensuite faire route vers le détroit de Gibraltar. Il marche à moins de quinze nœuds. L'amiral a été très aimable.

Stoneridge se rengorgea, dit : — Il ne voit pas pourquoi il ne nous inviterait

pas à dîner, vu que le Norfolk appareillera en fait dès 23 heures et qu'il pense que le roast-beef qu'on nous servira est « présentable ». C'est ce qu'il a dit.

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— Il doit le savoir mieux que nous, j'imagine, répondit Peter.

Les yeux de Timothy étaient d'un bleu extrême- ment foncé.

— Rassurez-vous. Une fois en plongée, on est très à l'aise, lui dit Peter d'un ton goguenard qu'elle n'aima visiblement pas du tout.

— Je suis déjà montée à bord d'un sous-marin, rétorqua-t-elle sèchement.

— Oh ! Très bien. J'oublie toujours que vous êtes une grande aventurière !

— Pourquoi être odieux avec moi ? — C'est sans raison, avoua Peter. Stoneridge, qui était demeuré muet, coupa

court : — Nous laisserons votre Jaguar ici. C'est la

voiture de l'amiral qui viendra nous prendre. Cela simplifiera pour circuler sur la base.

Les choses traînèrent encore jusqu'à sept heures vingt, jusqu'à ce que Peter remît les clés de sa voi- ture au portier pour qu'il rentrât la Jaguar dans le garage de l'hôtel. L'explosion phénoménale eut lieu à sept heures vingt-quatre à la montre de Peter, pulvérisant la Jaguar et le portier qui croyait innocent le geste de mettre le contact, soufflant toutes les vitres cent mètres autour de la place, déchirant les drapeaux ornant la façade du Para- do r incendiant les voitures de part et d'autre de la Jaguar qui n'existait plus et tuant net deux mes- sieurs qui jugeaient bon de discuter sur ce parking.

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Dans les débris de verre jonchant le bar, devant un barman absolument paralysé d'horreur et les yeux fixes, un Stoneridge incrédule et une Timo- thy qui disait des « no, no, no » aussi hallucinés qu'interminables, Peter dit, impavide et peut-être bien rigolard :

— Ah ! On dirait bien que cette dame Nirvei a encore de la ressource, depuis sa nouvelle rési- dence. Voyez-vous, Stoneridge? Moi, je deman- derais à votre amiral de faire mettre aux arrêts tous les gens dont la famille est issue des Pouilles et qui travaillent sur cette base.

— Riche idée, de Capestrange, répondit Stone- ridge, riche idée.

— Peut-être même, suggéra Peter d'un ton sucré, qu'en se dépêchant un peu, on pourrait savoir qui parmi ces gens-là était en repos ou congé aujourd'hui, ou bien a demandé une auto- risation spéciale pour s'absenter.

— Très bien, de Capestrange, oui, très bien. — Hum, fit encore Peter. Ne rêvons pas trop :

il m'étonnerait beaucoup que ce soit le même type qui ait prévenu la Sacrata Corona de notre pré- sence ici et ait placé, — je ne sais pas, moi — disons quatre livres de penthrite contre le radiateur de ma regrettée Jaguar. Ça exige quelques talents que tout le monde n'a pas...

Stoneridge commença à réagir au bout de trois minutes, ce que Peter jugea convenable et fonça sur le téléphone du barman sans rien demander à

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celui-ci. Peter l'entendit ensuite aboyer dans un langage de soudard.

Puis hurler : — So what? Et être tout blanc après avoir raccroché. — Peter : il y a une avarie sur le système de

combat CSS Mk 2 Raytheon du Norfolk et une autre sur le Sperry.

Peter savait ce qu'était le Sperry; rien d'autre que le périscope multifonctions Mk 18 dont sont équipés les sous-marins nucléaires d'attaque de la classe Los Angeles.

— Ah ! Très bien. Les deux systèmes de navi- gation SINS n'ont rien, eux, au moins? Et bien entendu, seul le Norfolk est disponible pour cette sinistre mission. C'est cela?

— Oui, fit Stoneridge, d'un air parfaitement accablé.

Autour d'eux, maintenant, tout le monde dans le petit bourg criait dans une pagaille furieuse, sous la pluie fine et triste. On réagissait enfin, on éteignait les incendies des deux voitures garées de part et d'autre de ce qui avait été la Jaguar chérie de Peter. Ensuite, apparut la Gardia civil.

— Ce sont des gens de ressource que nous avons en face, Stoneridge, ricana Peter. Avoir les moyens d'essayer de faire péter une voiture avec des gens dedans, ce n'est pas grand-chose. C'est, comme qui dirait, classique, en fait.

« Par contre, saboter le système de combat et le

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périscope du SSN 714 Norfolk, au milieu de la célèbre base américaine de Rota, aveugler et, en somme, en châtrer les 35 000 chevaux, c'est tout de même un bel exploit !

— Taisez-vous, de Capestrange, vous n'êtes pas drôle, vous savez?

Peter s'aperçut qu'il avait des débris de vitre dans les cheveux et il en enleva aussi de la tête de Timothy dont le visage, maintenant, était couvert de sueur.

— Non. Je ne suis pas drôle, en effet. Le Pomorski, de Gdansk, est une vieille bécane qui doit traîner ses tôles et ses trois tonnes de pluto- nium à vingt nœuds en poussant à fond. En ce moment, il y a longtemps qu'il est passé par le tra- vers du Cabo de Santa Maria. Si vous n'inter- venez pas d'une manière ou d'une autre, Stone- ridge, dans une petite douzaine d'heures, il sera passé en Méditerranée.

— Et alors ? demanda Stoneridge qui savait très bien.

Il savait très bien qu'une fois passé Gibraltar, il deviendrait pratiquement impossible de torpiller discrètement le bateau. Bien trop de monde... Non, le golfe de Cadix, c'était encore le mieux.

Un Teniente de la Gardia civil pénétra dans l'hôtel à ce moment-là, au moment où Stoneridge ne savait plus du tout que faire. Il voulait savoir à qui avait appartenu la Jaguar; il était très gentil, considéra le passeport diplomatique de Peter avec

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respect, prit trois notes sur un calepin et ensuite arriva sur le terrain la Cadillac de l'amiral, avec le fanion des États-Unis et le fanion de l'amiral.

— Envoûtant, ricana Peter. Allons manger son roast-beef, puisqu'il le dit « présentable ».

Maintenant, les choses allaient encore plus vite. La Cadillac entra dans la base d'un seul mouve- ment et fonça à soixante miles à l'heure, là où, partout, des panneaux indiquaient une speed limit de quinze.

Le chauffeur fou et le type en civil impavide et blême à côté de lui n'avaient pas dit un mot durant les cinquante minutes de trajet. Peter estima que le . type blême appartenait à l ' et qu'il devait être tout sauf aimable. Lorsque la Cadillac stoppa devant la résidence de l'amiral, Peter fut encore un peu plus convaincu : il s'agissait d'un type roux de plus de deux mètres de haut qui sortit de la voiture, pour dire :

— On y va. — Vous êtes sûrement mieux en uniforme,

Commander, fit Peter. — Ah oui. Je sais. Ou je crois me souvenir.

Vous êtes l'omniscient passé à l'Ouest au bon moment. C'est ça?

— La Navy a besoin de gens comme vous et le

1. Office of Naval Intelligence : services de renseigne- ments de la marine U.S.

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b u r e a u o v a l e d e g e n s c o m m e moi . N e c o n f o n - d o n s p a s tout . D ' a c c o r d ?

H a i n e f o r m i d a b l e d a n s les y e u x du type . Pe t e r s ' é t a i t d é j à farc i , l ' a v a n t - v e i l l e , ce c a p i t a i n e d e M a r i n e s . M a i n t e n a n t , il y ava i t c e type d e l '

— S t o n e r i d g e : v o u s m e d e v e z u n e J agua r . — Je sais , r é p o n d i t S t o n e r i d g e . A l l o n s vo i r ce

q u e r a c o n t e le g a r s a u r o a s t - b e e f e t s a v o i r ce q u ' i l p e u t fa i re . A m o n avis , r ien .

I ls f u r e n t d a n s le ha l l d e la r é s i d e n c e d e l ' a m i -

ral, a v e c le z i g o m a r d e l ' su r les e n d o s s e s . Pe t e r a p p r é c i a u n e t rès be l l e a r m o i r e e s p a g n o l e du XVI s iècle .

— A p p e l e z le p r é s i d e n t , s u g g é r a d o u c e m e n t Peter . Il es t c e r t a i n q u ' i l ne v e u t p a s e n t e n d r e pa r - ler d e t ro is t o n n e s d e p l u t o n i u m qu i se b a l a d e n t ou qui v o n t se b a l a d e r d e m a i n m a t i n au m i l i e u d e la M é d i t e r r a n é e .

— Oui , f i t S t o n e r i d g e .

C o m m e si o n le p o i g n a r d a i t . P e t e r c o m p r i t q u ' i l a l la i t le fa i re e t q u e c e l a le nav ra i t : d e v o i r a p p e l e r u n p r é s i d e n t d é m o c r a t e ! Et , e n sus, avo i r l ' a i r r id icule . P e t e r j u g e a auss i q u e l ' a m i r a l a l la i t se fa i re a l l u m e r d e t rès h a u t , s ' i l s ' a v é r a i t q u e les ser- v i c e s d e s écu r i t é d e la b a s e n e p o u v a i e n t m ê m e p a s a s s u r e r l ' é l é m e n t a i r e . . .

1. « Bureau ovale » : bureau du président des États-Unis à la Maison Blanche et lieu de toutes les discussions avec les conseillers du président.

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Il y e u t u n c o u l o i r a v e c q u e l q u e s s o m p t u e u x t ap i s d e c h i r a z e t d ' i n t é r e s s a n t e s a r m u r e s p o r t u - ga i s e s , e s p a g n o l e s et f r ança i s e s . U n h u i s s i e r e n u n i f o r m e p o u s s a u n e por te . L ' a m i r a l F l a n a h a n f u m a i t u n c i g a r e c h u r c h i l l i e n e t p a r a i s s a i t l i r e d e s f ax . Il é t a i t é v i d e m m e n t f o u f u r i e u x e t s o n v i s a g e m a i g r e e t b r o n z é , d o t é d ' y e u x i n c r o y a b l e m e n t

pâ l e s , l es scru ta . P e t e r j u g e a q u e T i m o t h y é t a i t d a n s ses pe t i t s sou l i e r s . S t o n e r i d g e f i t f ace . Il d i t :

— J e d o i s a p p e l e r le p r é s i d e n t , m a i n t e n a n t . N o u s s o m m e s o b l i g é s d ' e n f inir .

— B i e n sûr . B i e n sûr , g é n é r a l . P r e n e z m a p l a c e , j e v o u s e n prie. J o h n n y . V o u s n o u s s e r v e z l ' a p é r i t i f d a n s le s a l o n bleu ?

— Cer t a in ly , S i r , f i t le t y p e d e l ' O N I qu i , a p p a - r e m m e n t , n e se r é s i g n a i t p a s à n ' ê t r e p l u s q u ' u n e so r t e d e b a r m a n .

P e t e r r iait . L ' a m i r a l les suivi t . J o h n n y , a p p a - r e m m e n t , c o n n a i s s a i t l es g o û t s d e l ' a m i r a l e t c o m m e n ç a p a r p r é p a r e r le g i n - t o n i c d e c e de rn i e r .

— S e u l e m e n t u n g l a ç o n , p réc i sa - t - i l . P e t e r fa i l l i t d i r e « j e vo i s q u e v o u s s e r v e z t o u t

d e m ê m e à q u e l q u e c h o s e , J o h n n y », m a i s il n ' é t a i t p a s v r a i m e n t u t i l e d e m e t t r e d e l ' h u i l e s u r le feu . Jus t e , P e t e r le s ava i t : c e m o n d e - l à , d ' o f f i -

c i e r s p e r p é t u e l l e m e n t e n d i m a n c h é s , p e r p é t u e l l e - m e n t d ' o p é r e t t e , n e se ra i t j a m a i s le s ien .

— M o n s i e u r d e C a p e s t r a n g e , c ' e s t c e l a ? Q u e p r e n e z - v o u s ?

— U n S e a g r a m ' s a v e c b e a u c o u p d e Per r ie r .

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— T r è s b ien . E t vous , m a d e m o i s e l l e ? — M ê m e c h o s e .

A u b o u t d e v ing t m i n u t e s , l ' a m i r a l é t a i t e n c o r e

p lus f u r i e u x q u ' a v a n t , si c ' é t a i t p o s s i b l e . L ' i d é e q u e S t o n e r i d g e p u i s s e d i s c u t e r p l u s d ' u n qua r t d ' h e u r e a v e c le p r é s i d e n t d e v a i t le r e n d r e m a l a d e . Johnn i e , lui, é t a i t f igé a v e c u n m a s q u e d e c i r e de r - r ière le b a r l u x u e u x .

A v ing t - t ro i s m i n u t e s , S t o n e r i d g e r é a p p a r u t e t dit d ' u n ton g l ac i a l :

— L e S S N 151 S a n J u a n v i e n t d e r e c e v o i r la

m i s s i o n d ' e n v o y e r le c a r g o p o l o n a i s p a r le fond . L ' a m i r a l F i a n a h a n et le c o m m a n d e r M a c G u i r e ,

a ins i q u e le c o m m a n d a n t d u N o r f o l k son t e n v o y é s d e v a n t la c h a m b r e d e s b l â m e s . L e S a n J u a n a r e ç u m i s s i o n d e le cou le r , m ê m e e n M é d i t e r r a n é e .

— M a i s ! L e S a n J u a n e s t a c t u e l l e m e n t que l - q u e pa r t a u s u d d e s C a n a r i e s , e s s a y a F l a n a h a n . S inon , b i e n sûr , j e lui au ra i s d e m a n d é . . .

— V o u s n ' a u r i e z r ien d e m a n d é d u tout , F l a n a -

han, e x p l o s a S t o n e r i d g e . A pa r t v o u s p a v a n e r ici, m a n g e r d u roas t -bee f , n o u s p r e n d r e p o u r d e s rus - t auds o u d e s abru t i s , v o u s ê t e s i n c a p a b l e d e q u o i q u e c e s o i t ! V o u s c r o y e z q u ' i l m ' e s t d o u x d ' e m m e r d e r le p r é s i d e n t a v e c d e s déta i ls ? C o m - m e n t e s t a r m é le S a n J u a n ? M k 48, S u b H a r p o o n ou T o m a h a w k ?

— P r e n e z u n s c o t c h , S t o n e r i d g e , p r o p o s a Pe ter .

— M k 48 , d i t l ' a m i r a l .

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Le visage hautain était désormais ruiné. — L'ordre du Pentagone vous relevant de vos

fonctions devrait arriver dans la nuit. Vous venez, Peter ? Et toi, Timothy ?

Stoneridge se tourna vers l'amiral, dit : — Votre chauffeur peut-il nous emmener à

Séville? Que nous puissions trouver un vol pour rentrer ?

— Bien évidemment, général. Bien évidem- ment.

Personne ne salua personne et ils se retrouvè- rent dehors.

Stoneridge était content, cela se voyait : il avait fait limoger un amiral — quoi de plus jubilatoire ?

— Il y a tout de même une chose positive, fit Peter. Nous aurons au moins appris que la mafia ' des Pouilles n'a pas encore les moyens de saboter toute la marine de guerre américaine; seulement un sous-marin nucléaire d'attaque. C'est rassurant, non?

— Taisez-vous. J'aime autant vous dire qu'il va y avoir un nom de Dieu de remue-ménage sur cette base et dans les services de recrutement de la Navy. Le président m'a dit qu'il s'en chargeait lui- même.

La Cadillac arrivait. A peu près soixante heures plus tard, Peter

mangeait le feuilleté de haddock aux poireaux de Clavel, quai de la Tournelle, son esprit flottait sur la surface des choses. Ce n'est que vers trois

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heures, près du café, que le vendeur du Monde fit son apparition. L'article était en première page, ainsi rédigé :

« Dans le cadre de manœuvres de l'OTAN au sud de Malte

«UN SOUS-MARIN AMÉRICAIN COULE PAR ERREUR UN CARGO POLONAIS.

« On est sans nouvelles des quarante-cinq membres de l'équipage du cargo polonais qui... »

Peter se savait incapable de lire la suite de l'article. Et pour quoi faire, d'ailleurs ?

Il se leva, laissa le journal sur la table, s'en fut sur les quais parcourus par un vent glacé sous un ciel gris. Peu de bouquinistes affrontaient à la fois le vent et le ciel pour satisfaire tout aussi peu de curieux de vieux livres. Et puis, Peter tomba sur les mémoires du général américain Omar Bradley, traduites par Boris Vian en 1952.

Avec sa trouvaille, il remonta à pied un bout de la rue Saint-Jacques, retrouva la Mercedes de location qui remplaçait provisoirement la Jaguar.

Il pensait vaguement à Timothy retournée à Berlin avec ce qui, en fin de compte, était vrai- ment son oncle chéri.

Il y a, en principe, dans la propriété de Compiègne, bien assez de vodka Stolichnaïa pour anéantir le souvenir de quarante-cinq marins morts et autres dégâts annexes.

Stanguennou, 1 août 1994. i

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