avant-propos - confrerieaissawa.free.frconfrerieaissawa.free.fr/html/these/introduction.pdf · 5...

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5 Avant-propos Les dates sont notées selon le calendrier grégorien, leurs correspondances relatives au calendrier hégirien sont précisées par la lettre « H ». Les mots arabes sont en italique, exceptés lorsqu’ils nous semblent suffisamment connus en France ou lorsqu’ils sont passés dans le langage courant. Ils apparaissent alors dans une transcription simplifiée telle que celle utilisée généralement au Maroc (par exemple imam, Moulay, Moudawana, Gnawa). Le mot Aïssâwa est employé pour désigner les membres de la confrérie d’une façon générale. A l’inverse, le terme Aïssâwî est utilisé pour identifier des disciples interrogés dans le cadre de notre enquête. Afin de faciliter la lecture nous avons utilisé le système de translittération de l’Encyclopédie de l’Islam en le modifiant et en le simplifiant (voir page suivante). Les voyelles longues (a, i, u) sont notés avec un accent circonflexe (â, î, û). L’article est noté « al- » mais pour certains noms propres nous avons gardé la forme locale « el- ». Les expressions phonétiques vernaculaires peuvent aller parfois à l’encontre des règles de l’orthographe et de la grammaire de l’arabe classique. Nous avons donc essayé de les transcrire au plus près de la prononciation locale, par exemple la lettre « r » est employée à la fois pour le rayn (noté usuellement « gh ») et le ra (noté « r »). Ainsi les mots gharb (région du nord-ouest du Maroc) et ghayta (hautbois) deviennent pour nous Rarb et reta. Nous avons utilisé le pluriel arabe que lorsque les mots nous paraissaient être connu du public français (par exemple churfa, ‘ulamâ` ). Dans les autres cas, le pluriel est formé par l’ajout d’un simple «-s » final. Certains noms propres sont notés comme dans la plupart des textes de la littérature maghrébine d’expression française. Les noms de nos informateurs qui ont accepté de témoigner sans

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5

Avant-propos

Les dates sont notées selon le calendrier grégorien, leurs

correspondances relatives au calendrier hégirien sont précisées

par la lettre « H ».

Les mots arabes sont en italique, exceptés lorsqu’ils nous

semblent suffisamment connus en France ou lorsqu’ils sont

passés dans le langage courant. Ils apparaissent alors dans une

transcription simplifiée telle que celle utilisée généralement au

Maroc (par exemple imam, Moulay, Moudawana, Gnawa).

Le mot Aïssâwa est employé pour désigner les membres de la

confrérie d’une façon générale. A l’inverse, le terme Aïssâwî est

utilisé pour identifier des disciples interrogés dans le cadre de

notre enquête.

Afin de faciliter la lecture nous avons utilisé le système de

translittération de l’Encyclopédie de l’Islam en le modifiant et

en le simplifiant (voir page suivante). Les voyelles longues (a, i,

u) sont notés avec un accent circonflexe (â, î, û). L’article est

noté « al- » mais pour certains noms propres nous avons gardé la

forme locale « el- ». Les expressions phonétiques vernaculaires

peuvent aller parfois à l’encontre des règles de l’orthographe et

de la grammaire de l’arabe classique. Nous avons donc essayé

de les transcrire au plus près de la prononciation locale, par

exemple la lettre « r » est employée à la fois pour le rayn (noté

usuellement « gh ») et le ra (noté « r »). Ainsi les mots gharb

(région du nord-ouest du Maroc) et ghayta (hautbois)

deviennent pour nous Rarb et reta.

Nous avons utilisé le pluriel arabe que lorsque les mots nous

paraissaient être connu du public français (par exemple churfa,

‘ulamâ ̀ ). Dans les autres cas, le pluriel est formé par l’ajout

d’un simple «-s » final.

Certains noms propres sont notés comme dans la plupart des

textes de la littérature maghrébine d’expression française. Les

noms de nos informateurs qui ont accepté de témoigner sans

6

avoir recours à l’anonymat sont écrits tels que sur leurs papiers

d’identités (bilingues Arabe / Français). Précisons que nous

avons gardé la transcription des mots et des noms utilisée par les

différents auteurs cités.

Système de translittération simplifié

7

Introduction

NAISSANCE DE LA RECHERCHE

C’est un intérêt personnel pour la musique maghrébine qui est à

l’origine de cette recherche. Au cours de l’année 2000, alors que

nous étions en Maîtrise Sciences et Technique en

communication hypermédias à l’université Paris 8 (formation

axée sur la création de sites Internet et de cédéroms combinant

plusieurs éléments multimédias et différents langages de

programmation), nous avons parallèlement étudié le répertoire

rythmique de la musique classique du Maghreb auprès de

l’ethnomusicologue libanais Habib Yamine. Cette initiation s’est

complétée par un voyage d’étude musical de trois mois au

Maroc dans les villes de Rabat, Salé, Fès et Meknès1.

A Fès, nous avons tout d’abord suivit l’enseignement de

Muhammad Briouel (directeur du conservatoire et chef de

l’orchestre arabo-andalous) avant de faire fortuitement la

connaissance dans un cybercafé de jeunes musiciens de la

confrérie des Aïssâwa. C’est finalement auprès d’eux et de hauts

responsables de l’ordre que nous avons poursuivit notre

recherche, qui s’est peu à peu élargie à l’étude de la musique de

la confrérie des Hamadcha. Avec le concours de plusieurs

membres de ces deux confréries, nous avons créé et mis en ligne

un site Internet contenant des extraits audio (format MP3), des

photographies et des traductions de quelques litanies mystiques2.

Cependant, les nombreuses discussions à teneur politique,

sociale et économique qui sont immédiatement apparues avec

les jeunes Aïssâwa nous ont questionné sur les modalités

1. Cette étude a été en partie financée par une aide de 400 Euros accordée par le Conseil Général de Seine et Marne. 2. Ce site Internet a été réalisé en 2002 avec la collaboration des délégués (muqaddem-s) Aïssâwa Haj Saïd Berrada et Hassan Amrani ainsi que le muqaddem de la confrérie des Hamadcha ‘Abderrahim Amrani Marrakchi (http://confrerieaissawa.free.fr).

8

d’inscription du mysticisme dans une société contemporaine.

Une fois de retour en France nous avons consulté les sources

coloniales et divers écrits ethnologiques sur les Aïssâwa à la

lumière des données recueillies sur le terrain au Maroc (relevés

musicaux, enregistrements audio et vidéo, photographies,

dessins et descriptions des rituels). C’est cette étude à rebours de

la littérature antérieure qui nous a incité à entreprendre une

étude sociologique sur le sujet. Après l’obtention de notre

maîtrise en juin 2001, nous avons soutenu un DEA de sociologie

à l’Institut Maghreb Europe1 (toujours à l’université Paris 8)

avant de nous inscrire à l’EHESS sous la direction de Nilufer

Gole fin 2002.

Etudié au départ à travers une passion artistique, le sujet s’est

révélé occuper une place importante d’une part dans les modes

de construction et d’expression des identités individuelles et

collectives, et, d’autre part, dans la création de réseaux de

solidarité économique. Le choix du sujet est donc

l’aboutissement d’un chemin sinueux où se sont conjugués la

pratique musicale et l’intérêt scientifique, ces deux facteurs nous

ont révélé les tensions et les contradictions qui existent entre la

situation et les discours des Aïssâwa et les représentations

sociales stigmatisantes qu’ils subissent au Maroc.

LE SUJET

Le sujet de cette étude est la confrérie (tarîqa, litt. « voie »)

religieuse des Aïssâwa, fondée à Meknès au Maroc par

Muhammad ben Aïssâ (1465-1526 / 882-933 H.), surnommé le

« Maître Parfait » (Chaykh al-Kâmil). Son mausolée est

1. Notre mémoire de DEA, intitulé « Les Aïssâwa du Maroc, transmission et transformations de l’ésotérique d’une culture », a été dirigé par Mourad Yelles et sanctionné par une mention TB en oct. 2002. Ce texte, qui résulte de notre première enquête de terrain à Rabat, Salé, Fès, Meknès et Moulay Idriss Zerhoun, tente de pointer les transformations à l’œuvre dans le rituel des Aïssâwa et les stratégies employées par certains disciples pour vivre une intégration sociale. Consultable à l’Institut Maghreb Europe de l’université Paris 8 de St. Denis.

9

aujourd’hui dans la zâwiya1 qu’il fit bâtir de son vivant à

Meknès, sainte demeure où se recueillent encore aujourd’hui

plusieurs dizaines de fidèles au quotidien. Les termes

Aïssâwiyya (‘Isâwiyya) et Aïssâwa (‘Isâwa), issus du nom du

fondateur, désignent respectivement la confrérie et ses disciples.

Dès le 18ème siècle la confrérie essaime rapidement à travers

toute l’Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye,

Egypte et jusqu’en Irak. En théorie le réseau confrérique est

dirigé depuis la zâwiya-mère de Meknès par les descendants

biologiques directs de Muhammad ben Aïssâ. Mais aujourd’hui

au Maroc la véritable cellule de base de l’ordre religieux est la

tâ`ifa (« groupe », « équipe ») qui se présente au public sous la

forme d’un orchestre musical constitué d’une quinzaine de

disciples. C’est une configuration sociale exclusivement

masculine, hiérarchisée et placée sous l’autorité d’un muqaddem

(« délégué »). Il existe actuellement des groupes musicaux de la

confrérie dans tout le Maroc, mais ceux-ci sont en nombre

particulièrement élevé dans les villes de Fès et de Meknès. Ces

groupes Aïssâwa animent des cérémonies mêlant invocations

mystiques, exorcisme et danses d’extases. Cette forme de

religiosité se manifeste d’une part dans la sphère privée au cours

de soirées domestiques organisées à la demande de particuliers

(les lîla-s), et, d’autre part, dans la sphère publique lors des

célébrations des fêtes patronales (les mussem-s, qui sont aussi

des pèlerinages) et des festivités touristiques (spectacles

folkloriques) ou religieuses (Ramadan, naissance du Prophète)

organisées par l’Etat.

La confrérie des Aïssâwa est un phénomène social complexe,

car elle se trouve à la charnière du sacré et du profane et relève

la fois du domaine privé et public et des cultures savantes et

populaires. De nombreuses recherches antérieures se sont

1. Le terme zâwiya signifie littéralement « coin ». C’est à la fois le lieu de résidence d’un fondateur de confrérie (ou de son mausolée) et une fondation religieuse où se pratique la méthode soufie. La zâwiya accueille les réunions de groupes de disciples (syn. ribât, khânqâh, dergâh).

10

intéressées à ce sujet, cette confrérie semble présenter un intérêt

particulier dans la perspective d’une étude des contours du

religieux dans les sociétés musulmanes.

Les écrits antérieurs

Nous pouvons classer les écrits antérieurs sur la confrérie en

deux catégories : les ouvrages en langue française et ceux en

langue arabe.

Les premiers écrits arabes concernant les Aïssâwa sont des

recueils biographiques et hagiographiques rédigés entre le 14ème

et le 16ème siècle par les biographes marocains Al-Ghazali1, Ibn

‘Askar2, Al-Fassi3, Al-Mahdi4 et Al-Kettani5. Ces textes, qui

peuvent être manuscrits ou imprimés, nous informent d’une part

de la filiation généalogique et spirituelle du fondateur de l’ordre,

et, d’autre part, relatent les innombrables prodiges supposés

avoir été réalisés par lui au bénéfice de ses sympathisants. Par

leur nature même, ces manuscrits sont d’une aide précieuse pour

la définition du modèle hagiographique, mais ils ne transmettent

aucune information concernant la situation (politique, sociale et

économique) de la confrérie aux époques de leur rédaction.

Malheureusement, le même reproche peut être formulé aux

auteurs contemporains qui ont étudié le sujet : il s’agit de

Daoui6, Al-Malhouni7 et Aïssâwî8. Ceux-ci s’appliquent à

1. AL-GHAZALI, Al-Mukhtassâr, 1550. 2. IBN ‘ASKAR, Dawhat al-Nâchir, 1577, révisé par M. Hijji, 1976. Ce texte est traduit en français par A. Graulle sous le titre de La "Daouhat an-nâchir" de Ibn 'Askar : sur les vertus éminentes des chaikhs du Maghrib au dixième siècle, 1913. 3. AL-FASSI, Ibtihâj al-qulûb. Ouvrage imprimé à Fès, sans mention de date. 4. AL-MAHDI, Mumatî’ al-asmâ, 1336. 5. AL-KETTANI, Salâwat al-anfâs, 1316. 6. DAOUI, Mawassim Chaykh al-kâmil baïya al-aws wa al-yawn (Le mussem du Chaykh al-kâmil entre hier et aujourd’hui). 1994. 7. AL MALHOUNI, Adwae ‘ala tasawwuf bî al-maghrib : tarîqa al-Aïsssâwiyya mamuzâjan. Min khilâl chi’r al-malhûn, al-hikâya cha‘biya sufiya, al-muradadât chafâhiya, ‘awayd turuqiyyin. (Lumières sur le soufisme au Maroc : la tarîqa Aïssâwiyya pour exemple), 2003. Cet ouvrage est une étude commandée par le Ministère de la Culture qui recense les

11

resituer l’ordre religieux dans la tradition culturelle et religieuse

du Maroc par l’étude de la biographie du fondateur, de sa

doctrine spirituelle et des textes poétiques et liturgiques.

Dans les sources arabes de toutes les époques nous voyons

apparaître un point commun : les pratiques rituelles des disciples

sont minimisées, voire ignorées, au profit de l’éloge du

fondateur et de l’analyse détaillée de son enseignement

mystique. A l’inverse, les écrits français, qui regorgent de

descriptions des rituels collectifs des Aïssâwa, négligent

particulièrement l’aspect doctrinal et spirituel de l’ordre.

Les premiers écrits français sur les Aïssâwa apparaissent dès la

fin du 19ème siècle suite à l’installation de l’administration

coloniale au Maghreb. Après la constitution du Reich Allemand

en 1871, le Maghreb entier est convoité par la France, déjà

présente en Algérie (depuis 1836), bientôt en Tunisie (en 1883)

et au Maroc (en 1912) comme « puissance protectrice ». Durant

cette période, des acteurs appartenant à divers appareils d’Etat

ou à des institutions académiques se sont préoccupés de ce que

pouvaient être les confréries religieuses maghrébines et de la

façon dont on pouvait les appréhender, voire de négocier avec

elles. Dans la longue suite de travaux (les premiers datent du

début du 19ème siècle) consacrés aux ordres mystiques, qu’ils

soient récits de voyage, monographies savantes et enquêtes

commandées (civiles et militaires), on assiste à l’élaboration

d’une pensée dichotomique opposant les ordres mystiques dits

« savants » et les autres, dits « populaires ». La plupart des

auteurs (à la fois des anthropologues et des sociologues) de cette

époque sont donc français. Citons Pierre-Jacques André1, Alfred

différentes traditions orales relatives au fondateur de l’ordre ainsi qu’aux pratiques extatiques des disciples. 8. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL , Sîdî Muhammad ben Aïssa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et continuité), 2004. C’est un ouvrage à visée historique et métaphysique écrit par le surintendant actuel de la confrérie. 1. ANDRE, Contribution à l'étude des confréries religieuses musulmanes, 1956.

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Bel1, René Brunel2, Xavier Depont et Octave Coppolani3,

Edmond Doutté4, George Drague5, Roger le Tourneau6, louis

Rinn7 (chef du Service Central des Affaires indigènes au

Gouvernement Général en Algérie à la fin du 19ème siècle),

Louis Massignon8 et Edouard Michaux-Bellaire9. Ces trois

derniers auteurs furent des officiers militaires de la Mission

Scientifique de l’Administration des Affaires Indigènes et leurs

écrits sont publiés dans les Archives Marocaines et la Revue du

Monde Musulman. Ces enquêtes, souvent publiées sous un label

académique et servant d’une manière ou d’une autre à l’appareil

administratif, ont peu à peu affiné et quelquefois influencé les

perceptions sociales des confréries de cette aire culturelle. Parmi

tous ces auteurs français, notons la présence d’un anthropologue

finnois, Edward Westermarck, dont les différents ouvrages se

consacrent à l’analyse du système de croyance et des rituels

sociaux marocains10.

Au Maroc et Algérie (il n’existe, depuis cette époque et jusqu’à

ce jour, aucune étude consacrée aux Aïssâwa de Tunisie), les

pratiques rituelles des Aïssâwa attirent l’attention et troublent

considérablement les observateurs occidentaux. La confrérie est

1. BEL, La religion musulmane en Berbérie : esquisse d'histoire et de sociologie religieuses, 1938. 2. Brunel est l’auteur de l’ouvrage de référence sur les Aïssâwa du Maroc. BRUNEL, Essai sur la confrérie religieuse des Aïssaouas au Maroc. 1926. 3. DEPONT & COPPOLANI, Les confréries religieuses musulmanes, 1897. 4. DOUTTE, Magie et religion en Afrique du Nord, 1908. 5. DRAGUE, Esquisse d’histoire religieuse au Maroc. Confréries et Zaouias, 1950. 6. LE TOURNEAU, Fès avant le protectorat : Etude économique et sociale d'une ville de l’Occident musulman, 1949. La vie quotidienne à Fès en 1900, 1965. 7. RINN, Marabouts et Khouan, étude sur l’Islam en Algérie, 1884. 8. MASSIGNON, « Enquête sur les corporations musulmanes d’artisans et de commerçants au Maroc (1923-1924) d’après les réponses à la circulaire résidentielle du 15 novembre 1923 », dans la Revue du monde musulman, 1925. 9. MICHAUX-BELAIRE, « Les confréries religieuses au Maroc », dans les Archives Marocaines, n°27, 1927, pp. 01-86. 10. WESTERMARCK, Les cérémonies du Mariage au Maroc. Trad. de l’anglais par J. Arin, 1921. Ritual and belief in Morocco, 1926. Survivances païennes dans la civilisation mahométane. Trad. de l’anglais par R. Godet, 1935.

13

évoquée ici et là dans des ouvrages médicaux1, des

monographies2, des livres scolaires3, des peintures4, des essais5

ou des récits de voyages6. Ces différents écrits nous transmettent

des textes au style toujours passionnel où le mépris pour ce type

de religiosité est récurrent. « Démoniaques », « charlatans », «

sauvages », « illusionnistes », « païens », « sorciers » ou

« hystériques » sont les qualificatifs les plus souvent employés

pour désigner les Aïssâwa. La dimension spirituelle de la

confrérie des Aïssâwa n’est jamais abordée, hormis par E.

Dermenghem7. Rappelons que ces textes de cette époque ne

peuvent que très rarement être neutres. En attribuant un cachet

non musulman et archaïque à certaines confréries (comme les

Aïssâwa mais aussi les Hamadcha auxquels on les rapproche

constamment), ces écrits légitiment d’une façon ou d’une autre

les prérogatives françaises sur le Maghreb.

Si certains auteurs d’histoire religieuse8 et d’ethnomusicologie9

s’intéressent dès les années 1950 aux Aïssâwa, ce n’est qu’après

l’indépendance du Maroc (1956) et de l’Algérie (1962) que les

sciences sociales contemporaines se penchent sur le sujet. De

1. Voir l’ouvrage du docteur Davasse, spécialiste des fièvres qui s’intéresse au phénomène d’immunité au venin manifesté par les disciples de la région d’Alger. DAVASSE, Les Aïssaoua, ou les charmeurs de serpents, 1862. 2. IDOUX, « La Secte des Aissaoua, son fondateur, ses rites, l’initiation, ses affiliés et sa propagande en Algérie », 1898. DOUTTE, Les Aïssâoua à Tlemcen, 1900. 3. M. Soulaha, Cours supérieur d’arabe parlé d’après la méthode directe. La société musulmane. Origines, mœurs et coutumes des groupements ethniques, 1947, cité par ANDEZIAN dans Expériences du divin dans l’Algérie contemporain, 2001, p. 111. 4. Le peintre E. Delacroix a représenté une séance de danse (hadra) des Aïssâwa marocains dans Les Convulsionnaires de Tanger, ibid., p. 112. 5. BRUNEL, op. cit 6. Voir par exemple le texte (injurieux) de Théophile Gautier. GAUTIER, « Les Aïssaoua ou les Khouan de Sidi Mhammed ben Aïssa, scène d’Afrique », dans La Revue de Paris, 1851, pp. 15-95. 7. DERMENGHEM, Le Culte des saints dans l’Islam maghrébin, 1982 (1954), « Essai sur la Hadra des Aïssaoua d’Algérie » dans la Revue Africaine n°95, 1951, pp. 289-314. 8. JEANMAIRE, Dionysos, 1951. 9. ROUGET, La musique et la transe, 1951, pp. 483-489.

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très nombreux articles1 et de thèses2 ainsi que des films

ethnographiques3 ont pour sujet les pratiques rituelles des

Aïssawa marocains. Malheureusement, ces études, qui mettent

l’accent sur les aspects techniques et symboliques de la transe,

négligent les significations que les principaux intéressés

attribuent aux actes de piété. Signalons aussi que des

chorégraphes français4 et des jazzmen afro-américains5 ont

collaboré avec des Aïssâwa du Maroc.

Les recherches de terrain en Algérie étant devenues

particulièrement difficiles en raison du contexte politique, il faut

attendre le début de années 2000 pour connaître la situation des

Aïssâwa algériens grâce à la publication des travaux de Sossie

Andezian6. A ce jour, cette anthropologue est la seule qui nous

éclaire sur la question des pratiques sociales et rituelles du point

de vue des adeptes et des sympathisants. Dans son ouvrage,

1. BELHAJ, « La possession et les aspects théâtraux chez les Aïssaouas d’Afrique du Nord », dans Maknasat / Miknasa n° 10 (faculté de lettres et de sciences sociales de Meknès, Maroc), 1996, pp. 62-72. 2. BONCOURT, Rituel et musique chez les 'Isawa citadins du Maroc, 1980. ELABAR, Musique, rituels et confrérie au Maroc : les ‘Issâwâ, les Hamâdcha et les Gnawa, 2005, LAHLOU, Croyances et manifestations religieuses au Maroc : le cas de Meknès, 1986. SAGHIR JANJAR, Expérience du sacré chez la confrérie religieuse marocaine des Isawa : contribution à l'étude de quelques aspects socio-culturels de la mystique musulmane, 1984. 3. Quelques-uns de ces films sont régulièrement diffusés au Maroc sur la chaîne 2M Satellite. Le plus ancien est Sadati Aissaoua ou la confrérie des possédés, reportage réalisé en 1980 par une équipe de télévision française lors des mussem-s de Meknès et celui des Hamadcha. Mais selon nous, le document visuel le plus abouti est Tarika Issaouia. C’est un documentaire assez complet réalisé par une équipe de journalistes marocains au cours du mussem de 2001 avec la collaboration des gestionnaires de la zâwiya et de feu le muqaddem Haj Muhammad Bagrou. A déconseiller, le reportage à sensations intitulé L’alliance sacrée des Aïssaoua et des serpents, réalisé en 2003 par la chaîne de télévision numérique française Ushuaia TV. Document sans intérêt car sans contenu et chargé de poncifs. 4. Le cirque Zingaro a présenté en 1986 à Aubervilliers (banlieue parisienne) une mise en scène du rituel des Aïssâwa du Maroc en présence de disciples de la confrérie. 5. Une interview des Aïssâwa de Taroudant (sud du Maroc) est présente dans un DVD consacré au jazzman John Coltrane (1926-1967). The World According to John Coltrane, chapitre 12, “Going to Morocco” (AMG, 1992). Les Aïssâwa de Jajouka (nord est du Maroc) ont enregistré quelques titres issu de la hadra avec les célèbres Ornette Coleman (album Dancing in Your Head, Polygram, 1973) et Maceo Parker (album The Next Dream, CMP Records, 1992). 6. ANDEZIAN, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaines, 2001, op. cit.

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Andezian analyse les processus de réinvention des actes rituels

dans un contexte de changement sociopolitique. Sa réflexion

aboutit à une vision dynamique des rites tout en mettant en

évidence l’évolution des rapports que des individus,

marginalisés dans le champ religieux, entretiennent avec les

institutions officielles et la religion scripturaire.

A la vue des nombreux écrits antérieurs, quel est l’intérêt d’une

nouvelle recherche sur les Aïssâwa du Maroc ? Comment situer

notre propre étude dans le champ scientifique ?

L’intérêt d’une nouvelle étude

Décriée et localisée au bas de la hiérarchie des ordres mystiques

en raison d’éléments non islamiques présents dans son rituel, la

confrérie des Aïssâwa constitue-t-elle un objet d’analyse

pertinent dans le cadre d’une étude sociologique au Maroc ?

Oui, à condition qu’elle soit observée à travers l’analyse des

tensions qui apparaissent suite à l’évolution et à l’adaptation des

pratiques religieuses locales dans la modernité. Par-delà

l’exemple de cette confrérie et de la mystique, notre but est de

dévoiler les modalités selon lesquelles des individus utilisent et

interprètent un système symbolique pour le mettre au service de

leur vie quotidienne et ainsi structurer leur vie expérience

sociale. Nous souhaitons dévoiler ici les aspects moins connus

(car moins médiatisés) du rapport à l’islam dans la société

marocaine du début du 21ème siècle. Les différentes stratégies

d’appropriation du fait religieux, et plus particulièrement par les

jeunes et les femmes, en constituent des faits significatifs.

L’intérêt de l’étude se résume en quatre points :

1. L’étude sociologique des disciples et l’analyse micro sociale

des pratiques rituelles des Aïssâwa marocains n’ont pas

retenu l’attention des chercheurs précédents : peu

16

accessibles, ces données nécessitent un investissement des

sphères privées et l’installation d’une relation de confiance

entre l’enquêteur et les populations enquêtés.

2. Dans de nombreuses études précitées et plus

particulièrement celles de Brunel (1926), Boncourt (1980)

Saghir Janjar (1984), Lahlou (1986) et El-Abar (2005), les

faits étudiés apparaissent comme marginaux et isolés des

champs économique et socio politique du pays. Le discours

des Aïssâwa n’est jamais clairement retransmis, ce qui laisse

supposer qu’ils sont dégagés de tous types de préoccupations

sociales, politiques et religieuses, à l’inverse de leurs

contemporains. Les travaux analysés révèlent en outre un

manque de piété chez ces individus et leur rapport avec la

religion de la loi n’est jamais abordé. Dans l’objectif de

palier à ces interrogations et mettre en lumière les pratiques

sociales des enquêtés, nous accordons dans notre travail une

large place à la parole des Aïssâwa.

3. L’importance d’une enquête sur la vie religieuse des

Marocains s’inscrit dans le cadre plus général de l’intérêt de

recherches sur les pratiques contemporaines de l’islam dans

les pays musulmans. Les travaux de recherche sur l’islam

des vingt dernières années ont privilégié l’analyse politique

au détriment de l’approche anthropologique, historique et

sociologique. Si les rapports entre religion et politique sont

une réalité indiscutable des sociétés musulmanes

contemporaines, son étude ne nous informe en rien sur la

place de cette religion dans la vie quotidienne. Notre

recherche souhaite révéler l’importance de la religion et de

la confrérie sur les différents aspects de la vie

professionnelle et sociale des populations enquêtés.

17

4. L’intérêt d’une telle étude s’explique aussi par la spécificité

de l’islam vécu et le sens qu’il revêt pour une population

vivant dans une société qui subit une crise économique et où

le religieux est un enjeu de pouvoir politique. Au Maroc, les

cérémonies mystiques s’intègrent dans les réseaux de

sociabilité communautaire où l’entraide reste très

importante. Le mysticisme est l’une des manifestations de

l’islam maghrébin qui mêle la religion de la loi, la solidarité,

l’esthétique, l’économique, l’amour et les expériences

extatiques collectives.

L’étude sociologique d’une confrérie mystique dans le Maghreb

contemporain ne peut être menée sans une contextualisation

historique et une analyse anthropologique. Définissons le cadre

théorique de notre travail.

Le cadre théorique

L’inscription de notre réflexion dans un cadre théorique se fonde

sur l’étude des travaux anthropologiques et sociologiques

antérieurs sur le Maghreb. Cependant, précisons que les écrits

sur le Maroc sont en nombre beaucoup plus nombreux que ceux

sur l’Algérie ou la Tunisie1. La connaissance scientifique (et

plus généralement anthropologique) sur le fait religieux

marocain est très largement théorisée et riche en analyses

explicatives. Ce savoir a évolué depuis la seconde moitié du

20ème siècle sous l’impulsion de l’anthropologie anglo-saxonne

1. Si les ordres mystiques marocains et algériens ont fait l’objet de travaux réguliers tout au long du 20ème siècle, la carence des recherches anthropologiques et sociologiques sur les confréries contemporaines tunisiennes est réelle. Deux thèses importantes sont parues récemment sur l’étude du fait religieux féminin en Tunisie : il s’agit des écrits de Boissevain et de Melliti. BOISSEVAIN, Saïda Manoubiya, une sainte parmi les saints : pratiques religieuses et recompositions rituelles à Tunis, 2003. MELLITI, La zawiya en tant que foyer de socialité : le cas des tîjâniyya de Tunis. 1993. Pour un bilan des études sur les faits religieux en Algérie après l’indépendance, voir ANDEZIAN, « Sciences sociales et religion en Algérie. La production contemporaine depuis l’indépendance », dans Etre marginal au Maghreb, 1995, pp. 381-395.

18

menée par des chercheurs américains comme Dale Eickelman1,

Clifford Geertz2, Ernest Gellner3, Spencer Trinigham4 et

Vincent Crapanzano5. Toutefois, à la même période, les français

Emile Dermenghem6 et Jacques Berque7 ont produit de

remarquables études offrant des modèles théoriques pertinents

pour l’étude des sociétés maghrébines. Ainsi, la notion

d’ « islam local » (approfondit notamment par Geertz8 et

Eickelman9) développée par Berque dans son ouvrage Les

structures sociales du haut Atlas10 permet d’aborder l’islam

comme un système composite vécu. Ce principe remet en

question l’idée de l’immuabilité des standards religieux tout en

dépassant le modèle segmentant de Gellner qui distingue « islam

rural / islam urbain » ou « islam savant / islam populaire ». C’est

dans cette perspective de recherche que nous inscrivons notre

réflexion, dans la suite des travaux récents de Imed Melliti11 et

de Katia Boissevain12 pour la Tunisie, de Sossie Andezian13

pour l’Algérie et de ‘Abdessamad Dialmy14 pour le Maroc. A

l’instar de ces auteurs nous nous focaliserons sur les modalités

de transmission culturelle de systèmes symboliques religieux

dans une société subissant de plein fouet le choc de la

1. EICKELMAN, Moroccan Islam. Tradition and society in a pilgrimage center, 1976. “the study of islam in local contexts”, in Contribution of Asian studies, vol. 17, 1981, pp. 01-17. 2. GEERTZ, Observer l’Islam. Changements Religieux au Maroc et en Indonésie. Trad. De l’américain par J.-B. Grasset, 1992 (1968). Religion as a cultural system, in The Interpretation of Culture, 1973, pp. 87-125. 3. GELLNER, Muslim society, 1981. Les Saints de l’Atlas. Trad. de l’anglais par P. Coatalen, 2003 (1969). 4. TRINIGHAM, The sufi order in islam, 1998 (1971). 5. CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine. Trad. de l'anglais par O. Ralet. 2000 (1973). 6. DERMENGHEM, op. cit. 7. BERQUE, Structure sociale du haut Atlas, 1955. Maghreb, histoire et société, 1974. L’intérieur du Maghreb, 15ème-19ème siècle, 1978. 8. GEERTZ, op. cit. 9. EICKELMAN, op. cit. 10. BERQUE, 1955, op. cit. 11. MELLITI, op. cit. 12. BOISSEVAIN, op. cit. 13. ANDEZIAN, op. cit. 14. DIALMY, Jeunesse, sida et islam au Maroc, les comportements sexuels des Marocains, 2000. Sexualité et discours au Maroc, 1998.

19

dépression économique mondiale. Pour cela, l’accent sera mis

sur les processus de transmission du charisme du fondateur de la

confrérie et de sa doctrine. Les pratiques rituelles seront

analysées en tant qu’expressions corporelles contenues dans un

espace scénique, situé aussi bien dans la sphère publique que

dans la sphère privée. Outre l’intérêt personnel qu’ont les

individus de réaliser des actes piété et de participer à des rituels

extatiques, il s’agit pour nous d’en cerner les moyens

organisationnels, les normes esthétiques et les règles

comportementales. Les pratiques sociales des Aïssâwa (et plus

particulièrement leurs stratégies et les conflits internes) seront

situées dans le contexte religieux, politique, culturel et

économique du pays.

En tant que membres d’une confrérie mystique maghrébine et

selon les recommandations doctrinales du fondateur de l’ordre,

les Aïssâwa respectent la religion canonique et suivent l’islam

sunnite de rite malékite. Définissons le contexte religieux.

LE CONTEXTE RELIGIEUX

L’islam sunnite

L’islam est une religion monothéiste apparue en Arabie au 7ème

siècle qui s’ajoute chronologiquement au judaïsme et au

christianisme. Elle se fonde sur les paroles de Dieu (Allah)

transmises par l’ange Gabriel (Jibrîl) au prophète Muhammad

sur une période de vingt-trois ans. Ces paroles, communiquées

par audition et d’une façon fragmentaire en langue arabe, sont

reconstituées et compilées dans le Coran (de l’arabe al-qurân,

« la lecture ») par le Calife ‘Uthmân (644-656). Les musulmans

le considèrent comme la parole incréée de Dieu adressée à

l’intention de l’Humanité toute entière. La loi islamique (al-

20

charî`a) est basée sur le Coran, la tradition des ancêtres (al-

sûnna), les actes et les dires du Prophète (al-hadîth), l’analogie

(al-quiyas) et le consensus des juristes (al-ijma’). Les membres

de la communauté de croyant (al-‘umma) doivent respecter des

obligations individuelles appelées les « cinq piliers de l’islam » :

il s’agit de la récitation de la profession de foi (al-chahâda, le

témoignage de l’unicité de Dieu et de la prophétie de

Muhammad)1, des cinq prières canoniques quotidiennes (al-

salât)2, de l’aumône légale (al-zakât)3, du jeûne (al-sawm)

pendant le mois de Ramadan1 et du pèlerinage à la Mecque (al-

haj)2. S’y ajoutent des recommandations parmi lesquelles

figurent les actes volontaires de bienfaisance et de piété. Les

musulmans croient en la bonté d’un Dieu unique qui secours et

excuse les souhaits des croyants, à la volonté divine (al-qâdar),

1. La profession de foi musulmane est la récitation, en arabe, de la phrase suivante : lâ ilâha illâ Allah, Muhammadun Rassûl Allah (« il n’y a de dieu que Dieu et Muhammad est Son messager »). Contredire ce dogme ou associer Dieu à d’autres divinités constituent des sacrilèges. 2. Les cinq prières quotidiennes sont exigées à partir de la puberté. Ce sont des récitations de litanies coraniques qui impliquent d’une part des gestes codifiées et, d’autre part, des conditions de pureté rituelle (al-wudû) très strictes. Les femmes en période de menstruation en sont exemptées. Si les prières quotidiennes peuvent être exécutées de façon individuelle et à n’importe quel endroit, la loi musulmane exige que tous les hommes assistent à la prière du vendredi à la mosquée. 3. L’aumône légale est tout simplement l’impôt sur l’épargne et correspond à 2,5% (ou 1/40) de l’épargne du musulman. Celui-ci est tenu de calculer chaque année lunaire ce montant et le donner aux gens les plus pauvres de sa communauté en commençant par sa famille (à l’exception de ceux qu'il a en charge) et ses voisins. Symboliquement, cette aumône doit permettre de purifier le croyant de son éventuelle attirance pour les biens matériels, limiter l’avarice et la convoitise. La personne qui donne fait une bonne œuvre dont il sera tenu compte le jour du jugement dernier. Dans la pratique, cela permet l’investissement des biens, car ceux-ci investis sont exemptés d’impôts et la création de bâtiments publics utiles (écoles, hôpitaux). 1. Le mois de Ramadan commémore le souvenir de la révélation du Coran. On s’abstient de manger, de boire, de fumer, d’avoir mauvais caractère et cela depuis l’apparition de l’aube jusqu’au coucher du soleil. Dans la culture française, le Ramadan désigne souvent plus le jeûne lui-même que le mois. Le ramadan est pourtant pour un musulman plus qu’un jeûne, c’est un mois de recueillement et de compassion et un exercice de volonté dont les fidèles auront la récompense dans l’au-delà. 2. Le pèlerinage à la Mecque est obligatoire une fois dans la vie de tout musulman qui en a la possibilité physique et les moyens financiers. Parmi les rituels figurent la sacralisation par le port d’un simple tissu blanc (al-ihrâm), les sept circumambulations de la Kaaba, la désaltération à la source de Zam Zam, la visite du mont Arafa, la lapidation collective de piliers symbolisant le diable, et le sacrifice d’un mouton. Le pèlerinage est un grand pardon qui procure la remise des péchés et confère au pèlerin le titre honorifique de Haj.

21

au jugement dernier (al-akhira) et au jour de la résurrection (al-

yawm al-qiyâmah). Tous les aspects de la vie sociale des fidèles

sont définis par la jurisprudence islamique (al-fiqh) élaborée par

les juristes et les docteurs de l’islam (al-‘ulamâ )̀. Les

musulmans sont contrains à une série d’interdits alimentaires :

prohibition de toute viande non saignée ou non rituellement

sacrifiée, du porc et des boissons alcoolisées.

A la mort de Muhammad en 632, la communauté islamique se

scinde en deux grands courants du fait d’un désaccord quant à la

succession légitime du Prophète. Les Sunnites acceptent, en

principe, que tout musulman peut prendre la succession de

Muhammad. Les chiites1 estiment que celle-ci appartient de

droit aux descendants du Prophète par sa fille Fatima Zohra et

son gendre ‘Ali, le quatrième calife. Le sunnisme possède quatre

grandes écoles juridiques (al-madhhab) : le Hanafisme2, le

Hanbalisme3, le Chafi’isme4 et le Malékisme5, qui ont des

1. Étymologiquement, le terme chiite vient de chî’at ‘Alî, le « parti de ‘Ali ». En tant que musulmans, les chiites reconnaissent l’unicité divine, le Prophète, le Coran, les cinq piliers de l’islam (néanmoins, lors de la prière canonique une disposition corporelle minime les différencie des sunnites), le jugement dernier et la résurrection. Selon eux le coran possède un sens caché, une recherche ésotérique doit donc être menée sur le texte. Les imams sont chargés d’enseigner cette gnose aux fidèles les plus méritants. Cet élitisme fait du chiisme une religion moins égalitaire dans son fonctionnement que le sunnisme, en justifiant l’existence d’un clergé et de niveaux d’initiation sélectifs. Le chiisme vous un culte aux imams martyrs (‘Ali, Hassan et surtout Hussein), célébrés pendant les fêtes de deuil du mois de Moharram. Le Chiisme concerne environ 10 % des Musulmans dans le monde. Ils se répartissent entre la Syrie, le Liban, le Liban, le Pakistan et L’Afghanistan, mais on les trouve surtout en Irak et en Iran. 2. Le Hanafisme, basée sur l’enseignement de Abû Hanifa Al-Nu’man Ibn Thabit Ibn Al-Nu’man (699-767 J.C) est suivit par près de 65 % des Musulmans et est particulièrement répandue en Turquie et dans les régions de l’Asie Centrale. Cette école a introduit le droit de la femme à diriger et à être juge et prône la valorisation de l’avis personnel (al-rayi’ ), le jugement par analogie (al-quiyas) plutôt qu’une référence systématique aux textes sacrés. 3. Prônant l’origine divine du droit et refusant l’innovation (al-bid’a) sous toutes ses formes, le Hanbalisme doit son nom à l’imam Ahmed ben Hanbal (780-855). Cette école, qui prône la réitération de la tradition prophétique, restreint le raisonnement par analogie et est surtout observée par les Wahhabites de l’Arabie Saoudite. 4. Fondée par Abû ‘Abdallah Muhammad Ibn Idriss al-Chafiî (767-820), le Chafi’isme vise un retour au Coran et à la tradition prophétique. On le trouve en Egypte, en Syrie, mais surtout aux Philipines, en Thaïlande, au Viêt-nam, en Malaisie et en Indonésie.

22

fondements différents mais se reconnaissent les unes les autres.

L’islam sunnite ne fait pas de distinction entre le clergé et le

commun des fidèles mais condamne toute forme d’idolâtrie,

d’associations religieuses et de vénération de saints. Cependant

un mysticisme pratiqué par des premiers ascètes entraîne peu à

peu l’apparition de modèles de sainteté et d’ordres religieux.

Comment le mysticisme s’intègre-t-il dans l’islam sunnite ?

Le mysticisme1

Tout en demeurant attachée à la loi islamique, le mysticisme

musulman ou soufisme2 (al-tasawwuf) vise une approche

sensitive et charnelle de la foi à travers une méthode théorique et

pratique enseignée par des maîtres (chaykh-s) pour vivre

l’expérimentation de l’union avec Dieu au cours de la vie

terrestre. Rappelons que la Révélation coranique et le modèle

prophétique ont tout deux porté les germes féconds de la

mystique. Le Coran n’appelle pas seulement l’homme à se

détacher du monde et à se consacrer à l’adoration, il l’incite

aussi à cheminer sur la « voie » (al-tarîqa) qui le mène vers

Dieu, seul et unique détenteur de la sainteté3 (al-walâya). La

5. Le Malékisme, fondée par Mâlik Ibn Anas (710-795) sur une théorie juridique qui prend en considération les coutumes médinoises au moment où le Prophète y vivait. C’est la deuxième école en nombre de pratiquants, majoritaire au Maghreb et dans une partie de l’Afrique de l’Ouest. Elle diffère essentiellement des trois autres écoles par les sources qu’elle utilise comme sources de la jurisprudence. Si les quatre écoles utilisent le Coran, la sûnna, le consensus des savants (al-ijma’) et la comparaison analogique, le Malékisme, accorde une place importante au principe d’utilité publique (al-maslaha) et à la coutume locale (al-‘urf ). 1. Nous nous aidons ici des travaux de Denis Grill, de Eric Geoffroy et de Sossie Andezian. GRILL, « Les début du soufisme » et GEOFFROY, « l’apparition des voies », « la ‘‘seconde vague’’» dans Les voies d’Allah, 1996, pp. 28-43, 44-54, 55-68. ANDEZIAN, op. cit. 2. L’hypothèse la plus courante est que le mot soufisme et ses dérivés viennent de l’arabe al-sûf signifiant « la laine ». On attribue au soufi le port de vêtements de laine en signe de modestie, de pauvreté, de détachement, d’intériorisation, de purification, de sagesse et d’ascétisme. Le soufi - appelé aussi derviches (« mendiants ») ou faqîr (« pauvre ») tend vers la connaissance ultime de Dieu. 3. Coran, s. 73 / v. 19.

23

Tradition prophétique nous transmet l’image du Prophète qui,

comme tout guide spirituel, se tourne à la fois vers Dieu et les

hommes. Il est le modèle parfait du maître qui se consacre aussi

bien aux veillées de prières, au jeûne et à l’invocation qu’aux

activités quotidiennes avec les siens, au coté de ses compagnons

face aux ennemis. Le nom même de « compagnon » (al-sâhib)

traduit l’importance du compagnonnage (al-suhba) sans lequel

on ne saurait comprendre le soufisme. Adhérer à l’enseignement

d’un maître, vivre auprès de lui, l’écouter et se sentir lié par la

fraternité avec ses condisciples, telles sont les notions

fondamentales du compagnonnage. Dans son célèbre Discours

du l’histoire universelle, Ibn Khaldun définit le soufisme de la

façon suivante :

« Le soufisme est une des sciences de la loi religieuse qui ont pris

naissance en Islam (…) et repose sur la pratique stricte des vertus

suivantes : exercices de piété, dévotion exclusive à Dieu,

renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux richesses et

aux honneurs que recherche le commun des hommes, et refuge, loin

du monde, dans la retraite consacrée à la prière (…) les compagnons

du Prophète pratiquaient déjà ces exercices spirituels. La grâce

divine se répandait sur eux. »1

Pour Henri Corbin, le soufisme est une « fructification du

message spirituel du Prophète et l’effort pour en revivre

personnellement les modalités, par une introspection du contenu

de la Révélation coranique. »2 Les grands maîtres du soufisme

ont prôné des voies différentes, certains se sont tournés vers la

connaissance métaphysique (Junayd, Ibn ‘Arabî), d’autres vers

l’ivresse et l’amour (Hallâj, Rûmî). Dans tous les cas, la pratique

du soufisme nécessite de respecter deux types d’impératifs : les

rites obligatoires imposés à tous les musulmans et les rites

surérogatoires à destination des seuls initiés. Lorsqu’un aspirant

s’engage dans le mysticisme, il lui faudra acquérir par le biais de

cette pratique une nouvelle dimension intérieure, une qualité

1. IBN KHALDUN, Al Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, Vol. 3, 1968 (1377), pp. 1004-1005. 2. CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, 1994, p. 263.

24

supplémentaire attribuant une certaine profondeur ésotérique

aux actes rituels qu’il accomplissait jusqu’ici de façon plus ou

moins récurrentes, ou avec plus ou moins d’investissement

spirituel. Le disciple qui vise la réalisation spirituelle doit

apprendre à « se transcender lui-même »1. Pour cela, il lui faut

suivre une discipline établie par un chaykh qui ajoute à

l’autocontrôle des pulsions de l’ego (al-nafs) un ensemble

d’invocations et de prières surérogatoires (dhikr-s, wird-s et

hizb-s) pour atteindre, par étapes successives, celle de

l’anéantissement de son être dans l’Unicité divine (al-fanâ’ fî al-

tawhîd), manifestant ainsi sa rencontre avec la Vérité (al-haqq).

Les doctrines établies par les maîtres soufis à destination de

leurs partisans englobent, d’une part, des recommandations

morales, éthiques et comportementales, et, d’autre part, des

récitations de litanies spirituelles au moyen d’un chapelet et des

enseignements métaphysiques théoriques. Ces doctrines forment

un « code de vie » qui doit permettre au fidèle de demeurer

perpétuellement en présence de Dieu. Certaines autorisent la

mise en scène de pratiques artistiques et musicales telle que

l’audition (al-samâ’) de cantiques et les danses de la Présence

(al-hadra) provoquant chez les fidèles des phénomènes d’extase

(hal), et de transe. Pendant de longs siècles on ne parle pas ou

peu d’ordres religieux, mais plutôt de compagnons et de

disciples de tel ou tel maître. Se faire compagnon d’un guide

spirituel et s’affilier à une confrérie, c’est en un sens recréer le

compagnonnage idéal modélisé par le Prophète entouré de ses

premiers disciples. Qui sont ces maîtres spirituels investis par

leurs partisans de pouvoirs extraordinaires ? Quand sont-ils

apparus et quels rôles remplissent-ils auprès de leurs disciples ?

1. LINGS, Q’est-ce que le soufisme ? 1977, p. 80.

25

Les origines

Dès les deux premiers siècles de l’Islam, des acètes et des

modèles de spiritualités émergent à Bassora et à Kufa (Irak).

L’imam Hassan al-Basrî (643-728) contribue à la création des

branches du savoir islamique et marque celle de la mystique par

son ascèse et son désir de Dieu. Abû Hâchim ibn Chârîk (m.

vers 777) est l’un des premiers à avoir porté le surnom de soufi1.

Le premier traité de d’enseignement mystique, celui de

‘Abdallah ibn al-Mubârak (m. 797), traite des vices qui

corrompent le cœur des hommes et des vertus spirituelles

accessibles par l’adoration (al-‘ibâda) et la récitation d’oraisons

(al-dhikr). Au 9ème siècle, Bagdad est le centre du monde

islamique oriental. Une riche tradition littéraire s’instaure, les

auteurs affirment leur spécialité en utilisant le terme de tâ`ifa

(« groupe ») et khassa (« élite »). Les disciples, en quête

d’information, fréquentent simultanément ou successivement

plusieurs maîtres, les propos mystiques circulent et son

commentées d’une communauté à l’autre. L’importance du ribât

dans la fondation des premières communautés soufies est

importante. Ce terme désigne à la fois l’engagement dans le

combat pour Dieu et un lieu de réunion d’un maître et de ses

disciples. Les grands maîtres de cette époque sont Muhâsibî (m.

857), Bistâmî (m. 874) et Junayd (m. 911), le premier, semble-t-

il, à avoir formulé l’idée d’ « extinction de l’ego dans l’Unicité

divine » (al-fanâ’ fî al-tawhîd). Al-Sulamî (m. 1021) enseigne

dans les mosquées de Bagdad son commentaire mystique du

Coran et réalise une synthèse de plusieurs courant de

spiritualité : l’ascétisme (al-zuhd), la chevalerie spirituelle (al-

futuwwa), la sagesse prophétique (al-hikma) et l’initiation par

communication paranormale (al-malâmatiyya) ; en démontrant

que toute ces tendances convergent vers la modélisation du

1. GRILL, op. cit., p. 33.

26

modèle prophétique. En Iran, Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111)

réalise la synthèse entre soufisme, loi islamique et théologie

dans un ouvrage célèbre, Revivification des sciences de la

religion1. Cet ouvrage est conçut comme une guide complet de

la vie religieuse, associe la piété sunnite aux actes de dévotions

introspectifs issus du mysticisme. Ghazâlî érige la suprématie du

dévoilement spirituel (al-kachf) et de l’inspiration (al-ilhâm) sur

le raisonnement intellectuel en démontrant que la vie mystique

doit se vivre au sein du sunnisme. De fait, Ghazâlî favorise la

future institutionnalisation des ordres mystiques et l’apparition

des zâwiya-s, qui constituent d’une part des centres d’éducation

de la pratique religieuse et spirituelle, et, d’autre part, des

refuges pour les nécessiteux et les pèlerins. La première grande

confrérie naît à Bagdad : il s’agit de la Qâdiriyya, du nom de son

fondateur le juriste et théologien ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m.

1166). Admiré et cité par les grands mystiques tel Ibn ‘Arabî,

celui-ci est devenu à travers les siècles un saint légendaire aux

pouvoirs miraculeux, le « sultan des saints » et le « pôle des

pôles ». Ce dernier ne fonde pas à proprement parler de

confrérie, mais dispense un enseignement doctrinal manuscrit

qui assigne une règle à tous les aspirants au soufisme.

Continuateur sur le plan doctrinal de Ghazâli, il fut sur le plan

social le premier à avoir œuvré et favorisé de façon concrète

l’intégration des groupes de soufis ascétiques et solitaires dans

la société musulmane de l’époque. Sa doctrine, exposée dans

son Livre des règles du disciple, est profondément liée au Coran

et aux hadiths. L’ordre Qâdirî n’a jamais été centralisé et se

répand à travers tout le monde musulman et jusqu’au Maghreb

dès la mort de son fondateur.

1. Traduit en français et commenté par A. Moussali, 1999.

27

L’apparition du mysticisme au Maghreb1

Identifiés d’abord au Maroc au 12ème siècle, les premiers

mystiques se répandent très vite dans tout le Maghreb. A

l’inverse de l’Orient où le parcours initiatique se vit au sein des

confréries naissantes, en Occident le mysticisme ne connaît pas

encore l’apparition de voies initiatiques particulières ni d’ordres

à proprement parler. Mais à travers les régions du Maghreb et de

l’Andalousie apparaissent des réseaux de maîtres et de disciples

qui deviendront plus tard les confréries. Les premiers ascètes qui

se lancent à la recherche de la connaissance divine réalisent une

pérégrination spirituelle (al-siyâha) à travers villes et campagnes

qui entraîne une transformation totale de leur être. Certains

choisissent de vivre isolés du monde et se retirent dans des lieux

reculés, mais la plupart ont une vie familiale et une vie sociale :

ils établissent une demeure gérée par les membres de leur

famille et y accueillent les visiteurs de passage et des disciples2.

C’est avec l’écrivain, savant et poète ‘Abû Madyan Chu’ayb Ibn

al-Hussein dit « Sîdî Boumediène » que s’annonce réellement le

soufisme maghrébin. Sîdî Boumediène n’est pas l’instaurateur

d’un ordre déterminé mais représente une source

d’enseignement dont les multiples ramifications couvrent le

Maghreb et une partie du Moyen Orient. Cet andalous originaire

de Séville est initié à la mystique au Maroc par ‘Abû Ya’za al-

Hazmirî, ‘Ali Ibn Herzihim (connus sous les noms de Moulay

Bu’aza et Sîdî Harazem), puis en Orient auprès d’élèves de

Junayd et de Ghazâlî. Il y rencontre, semble-t-il, des maître

Irakiens comme ‘Abd al-Qâdir al-Jîlanî3. De retour au Maghreb,

il s’installe à Bejaïa en Algérie et y dispense son enseignement

qui représente une « synthèse du mysticisme maghrébin,

1. Rappelons que l’historique du soufisme maghrébin est exposé par Sossie Andezian dans son article « le Maroc, l’Algérie la Tunisie » dans Les voies d’Allah, 1996, op. cit., pp. 389-407. 2. ANDEZIAN, 2001, op. cit., p. 20. 3. ANDEZIAN, 1996, op. cit., p. 391.

28

andalous et oriental »1. Il meurt à Tlemcen en 1198 sur le

parcours qui le mène de Bejaïa au Maroc pour répondre à la

convocation du sultan Almohade Ya’cûb al-Mansûr, inquiet de

son influence croissante. Parmi ces nombreux disciples venus

d’horizons divers, certains partent essaimer sa doctrine en

Egypte et au Moyen Orient, d’autres comme Ibn Machîch et Al-

Châdilî propagent sa pensée à travers tout le Maghreb. Né en

1197 au Maroc, ‘Abû Hassan al-Châdilî chercha le Pôle spirituel

de son temps en Irak, avant de le trouver près de chez lui, dans

le Rif marocain, en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Machîch

(m. 1228). Cet ermite, dont le sanctuaire au sommet d’une

montagne est toujours un lieu de pèlerinage, est considéré

comme le « pôle occidental » du soufisme (par opposition à

‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, le « pôle oriental ») et s’inscrit dans la

lignée de ‘Abû Madyan. Châdilî s’installa en Ifriqiya (l’actuelle

Tunisie) avant de s’exiler avec quelques-uns de ses élèves en

Egypte, où il meurt en 1258, accusé d’organiser des troubles et

chassé de Tunis sous la pression de quelques religieux officiels,

Abû Hassan al-Châdilî connu cependant un grand succès par son

orthodoxie associée à une grande ferveur mystique2. Sa

confiance en Dieu s’exprime par une insistance sur le

détachement de toute préoccupation autre que la connaissance

de la Vérite. Au siècle suivant, l’ensemble du Maghreb connaît

d’importants bouleversements : désorganisation politique,

percée des Portugais sur la côte ouest de l’Afrique, déclin du

commerce3. Une vaste quête de la bénédiction (al-baraka)

anime toute la société marocaine4. Le profil de la Châdiliyya se

modifie sous la démarche de certains chaykh-s qui se proclament

d’ascendance chérifienne5. Les disciples des confréries se

1. GEOFFROY, op. cit., p. 52 2. Pour s’informer de la biographie et de l’hagiographie de Châdilî, voir GRILL, « le saint fondateur » dans Les voies d’Allah, 1996, pp. 104-120. 3. LAROUI, Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, 1975, vol. 2, pp. 23-38 et 47-49. 4. BERQUE, 1978, op. cit., pp. 142-198. 5. BERQUE, Ulémas, fondateurs et insurgés du Maghreb, 1982, pp. 13-160.

29

mobilisent autour de ‘Abû ‘Abdallah Muhammad al-Jazûlî (m.

vers 1470), chaykh de la Châdiliyya du sud-ouest marocain. Ce

descendant du Prophète est l’instigateur d’un mouvement de

dévotion qui vise à diffuser la bénédiction divine (al-baraka) sur

le plus grand nombre de fidèles. Il crée la première grande

tarîqa maghrébine, la Châdiliyya-Jazûliyya, concurremment la

tarîqa Qâdiriyya qui se réfère à ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî. Son

recueil de prières intitulé le Guide des œuvres de bien (Dalâ`il

al-khayrât) devient rapidement l’ouvrage de référence du

soufisme maghrébin. Hormis la réforme de Jazûlî, le 15ème siècle

ne suscite que des prolongements des voies antérieures. La

majorité des confréries maghrébines sont fondées au Maroc

entre le 16ème et le début du 20ème siècle. Voici les plus connues

(liste non exhaustive) : Aïssâwiyya (15ème siècle), Cherqâwiyya

(17ème siècle), Nassiriyya (17ème siècle), Taybiyya (17ème siècle),

Hamdûchiyya (17ème), Râziyya (17ème), Sâdkiyya (18ème),

Jîlaliyya (18ème siècle), Hansaliyya (18ème), Darqâwiyya (18ème),

Tijâniyya1 (19ème), Bwazawiyya (19ème), Kettâniyya (19ème),

‘Alawiyya (Algérie, début 20ème) et Qâdiriyya-Bûchichiyya2 (fin

20ème).

1. La tarîqa Tijâniyya a été fondée par Ahmed al-Tijânî (1737-1815), originaire de ‘Aïn Madi dans le désert Algérien où se trouve le siège de l’ordre (son tombeau se trouve à Fès au Maroc). Elle commence à se développer au Maroc où son chaykh trouva refuge suite au conflit qui l’opposa avec l’administration ottomane. L’hagiographie du chaykh Tijânî vise un détachement doctrinal de la Châdilliya-Jazûliyya. A ce propos, voir la thèse de Jillali El-Adnani, Entre hagiographie et histoire, les origines d'une confrérie musulmane maghrébine : la Tijâniyya (1781-1880), 1998. 2. La Qâdiriyya-Bûdchichiyya a été fondée en 1972 dans le nord-est du Maroc par Sîdî Hamza al-Qâdirî Bûdchich (né en 1922 à Madagh). Cette confrérie semble être la plus récente apparue au Maghreb et se présente à ses disciples comme une réforme des confréries Darqâwiyya et Tijâniyya. Son chaykh se déclare de tradition mystique et familiale Qâdirî.

30

Fig. 1 : origine des confréries mystiques au Maghreb :

31

Toutes ces confréries possèdent des doctrines fondées sur la loi

islamique. Cependant les stratégies d’extension des chaykh-s les

ont contraints à accepter l’affiliation des disciples issus de toutes

les catégories sociales, chacun enrichissant les doctrines

originelles de diverses pratiques rituelles locales (danses

d’extase, exorcisme et culte des démons). La confrérie des

Aïssâwa, qui traverse pourtant toutes les couches sociales, reste

systématiquement considérée comme une confrérie populaire à

cause des rituels de possession pratiqués par certains de ses

disciples, à l’inverse d’autres comme la Darqâwiyya, la

Tijâniyya et la Qâdiriyya-Bûdchichiyya qui sélectionnent leurs

partisans dans les couches moyennes et aisées de la population.

La plupart de ces confréries essaiment dans tout le Maghreb, la

Qâdiriyya-Bûdchichiyya rayonne actuellement en Europe et

permet la conversion à l’islam de très nombreux jeunes, dont

seulement une minorité est d’origine maghrébine1.

Les maîtres fondateurs des confréries mystiques sont considérés

par les fidèles, après leur mort ou de leur vivant, comme de

véritables saints investis de pouvoirs extraordinaires. Comment

l’islam sunnite accepte-t-il en son sein ces saints maghrébins ?

Quelles sont les bases théoriques de la sainteté et comment

celle-ci se manifeste-t-elle dans la société ?

La sainteté musulmane2

Selon Sossie Andezian, la construction théorique du concept de

sainteté trouve son expression la plus aboutie dans la pensée

d’un des grands noms de la mystique musulmane, Ibn ‘Arabî

(1165-1240), appelé « le Plus Grand des Maîtres » (al-Chaykh

1. A ce sujet voir notre article intitulé « Une zâwiya Qâdiriyya-Budchichiyya en banlieue parisienne. Mise en scène d’une spiritualité musulmane ». Publication en cours dans les ASSR. 2. Nous nous aidons ici des travaux de Sossie Andezian. ANDEZIAN, 2001, op. cit., pp. 13-19.

32

al-Akbar). Dans Le livre de l’extinction dans la contemplation1,

Ibn ‘Arabî avance que la sainteté est l’aboutissement d’un

parcours initiatique en double mouvement. Le premier est

ascendant et conduit les hommes vers Dieu. Le second est

l’inverse mène la présence divine vers les hommes2. Ce chemin

qui conduit à la présence divine est jalonnée de stations

(maqâm-s) ou demeures (manzil-s), qui sont identifiées par

analogie aux étapes de l’ascension du Prophète (al-mi‘râj ) vers

Dieu. Néanmoins, l’arrivée à l’ultime station divine (al-maqâm

al-qurba) ne permet pas à octroyer la sainteté à l’aspirant. Pour

y accéder pleinement, celui-ci doit retourner auprès des hommes

et accomplir sa mission de guide sur le modèle du Prophète. Ce

principe défendu par Ibn ‘Arabî permet à tout homme de devenir

saint, la démarche consiste à se réapproprier uns à uns les

caractéristiques prophétiques et les attributs divins. Dans cette

pensée, la sainteté musulmane se base sur la Tradition

prophétique et entraîne la proximité de Dieu et des hommes,

liant intimement l’humain et le divin. Le terme walî, qui désigne

le saint homme dont la perfection est une des caractéristiques

essentielles, est un terme issu du Coran et l’une des 99 noms de

Dieu. La racine w-l-y, qui exprime à la fois la proximité et le

rapprochement, ses formes verbales dérivées peuvent se traduire

par « être ami de », mais aussi par « gouverner » et « prendre en

charge ». Les divers miracles et prodiges (al-karâma-s)

attribuées aux saints musulmans s’expliquent et se comprennent

par leur fonction de substitution (al-niyâba) du Prophète qu’ils

endossent auprès des hommes. En effet, la théorie de Ibn ‘Arabî

définit la sainteté comme un attribut divin transmis par les

prophètes aux seuls hommes parfaits. C’est le prophète

Muhammad, étant l’héritier des prophètes antérieurs et le plus

parfait des hommes, qui personnifie la sainteté. Il est donc vu

1. Traduit en français, présenté et annoté par Michel Valsan, 1984. 2. ANDEZIAN, op. cit., p. 15.

33

comme le détenteur exclusif de pouvoirs surnaturels et les divers

personnages qui constituent la hiérarchie des saints permettent

uniquement de déléguer ces pouvoirs aux niveaux inférieurs et

jusqu’aux être humains. Le walî, un saint homme à la fois

proche de Dieu et des hommes, devient pour eux un ami, un

guide, un protecteur et un intercesseur. Le Coran évoque

d’ailleurs l’existence d’êtres vertueux qui bénéficient d’un

surcroît d’attributs divins et un statut social élevé, sans leur

accorder la préséance d’une vénération particulière. Outre le

terme de walî, ceux-ci sont appelés « le protégé » (al-

muqarrab), « le juste » (al-siddiq) ou « le pur » (al-sâlih). Les

descendants du prophète, les churfa (sing. cherîf)1, disposent

d’une sainteté potentielle et de la bénédiction divine, la baraka,

et jouissent d’un statut social élevé. En plus de ce prestige

symbolique, les churfa avaient l’avantage d’être exemptés

d’impôts et recevaient des cadeaux des sultans, les bénéfices de

certains édifices religieux leur étaient par ailleurs réservés. Nul

doute qu’un tel mode de canonisation par généalogie s’est prêté

plus d’une fois à des attributions frauduleuses2.

Dans les faits et en l’absence d’un clergé religieux, les saints

musulmans sont canonisés au terme d’une « montée en

puissance »3 initiatique qui propulse un aspirant jusqu’au statut

ultime de la sainteté. Celle-ci est une qualité personnelle qui

englobe différentes caractéristiques transmises post mortem à

1. Les churfa marocains se répartissent en trois principales branches : les Qâdiri (descendants du Prophète par Hussein et ‘Abd al-Qâdir al-Jîlanî) les Idrissi (par Hassan et Moulay Idriss) et les Alawi (par ‘Ali). 2. Sur le Chérifisme en général voir VAN ARENDONCK, Sharîf, Encyclopédie de l'islam 1ère éd., vol. 4, pp. 336-341 ainsi que le Chérifisme au Maroc, cf. Éd. MICHAUX-BELLAIRE, " La légende ldrisside et le chérifisme au Maroc ", Revue du Monde musulman (R.M.M.), vol. 35, 1917, pp. 57-86 ; du même auteur, Conférences faites au cours préparatoire du Service des Affaires Indigènes, dans les Archives marocaines, vol. 25, 1921, pp. 1-86 ; G. DRAGUE, Esquisse d'histoire religieuse marocaine, 1950, pp. 50 et suivantes. Pour une approche anthropologique dans un contexte plus actuel, un travail de R. JAMOUS analyse les fonctions sociales de la « médiation sacrée » des churfa-s en milieu tribal rural dans Honneur et baraka, 1981. 3. Ce terme est emprunté à Hassan Elboudrari. « Anthropologie historique des pratiques religieuses dans l’Islam méditerranéen », EHESS Paris, année universitaire 2002-2003.

34

travers les récits hagiographiques où a filiation spirituelle, les

miracles et l’ascendance prophétique sont réunis chez un même

individu. Selon Gellner, c’est par consensus social et

approbation populaire qu’un homme est consacré, un saint est

considéré comme tel par la majorité de la population1. Des

hommes sont reconnus saints par leurs actes de piété, de

religiosité, de dévotion, d’hospitalité, de pacifisme et de

prospérité. La renommée et la hiérarchie des saints varient selon

leurs rôles et leur fonction sociale : certains possèdent une aura

internationale (comme ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî) tandis que

d’autres rayonnent dans leur pays, leur région, leur ville ou

simplement dans leur village. Certains sont des fondateurs de

confréries soufies, d’autres des fondateurs de dynasties passées

ou présentes (comme Moulay Idriss 1er et 2nd au Maroc). Dans

tous les cas, leurs tombeaux font l’objet de vénération en raison

de spécificités surnaturelles que les croyants leur attribuent.

Souvent des tombes tacites sont construites aux endroits où un

événement particulier de la vie du saint s’est déroulé. Pourquoi

les croyants font-ils appel à l’intercession de ces saints

personnages ? Par quel système de croyance explique-t-on ces

pratiques ?

Le système de croyance

Le système de croyance lié à la sainteté et au mysticisme est

communément appelé culte des saints. Ce terme désigne les

formes et les pratiques religieuses inscrites dans le champ

religieux de cette aire culturelle2 : les cérémonies domestiques

(lîla-s), les pèlerinages (mussem-s) mais aussi les rites

thérapeutiques et magiques. Le terme de soufisme est

1. GELLNER, Muslim society, 1981, pp. 121-123. 2. Les confréries présentent au Maroc, en Algérie et en Tunisie ont les mêmes origines historiques. Mis à part quelques singularités locales, les croyances qui en découlent possèdent, dans tous le Maghreb, les mêmes caractéristiques fondamentales.

35

généralement employé par les principaux intéressés pour

désigner l’ensemble de ces pratiques, bien que les orientalistes

français l’ont fait connaître sous le nom de « maraboutisme ».

Ce mot semble être la translittération du mot arabe murâbit qui

se rapporte soit à la dynastie berbère des Murâbitûn

(Almoravides) (1056-1147), dont l’empire a couvert l’Espagne,

le Maghreb et l’Afrique, soit aux « moines soldats » habitant les

ribât-s1, ces « couvents militaires » de l’islam médiéval censés

préparer les fidèles à la guerre sainte (al-jihâd). Le mot murâbit

découle de la racine r-b-t qui signifie « être lié à » et, plus

spécifiquement, être lié à Dieu. Les Marocains n’utilisent jamais

le mot « marabout », constamment employé dans la littérature

ethnographique coloniale pour désigner les saints nord-africains,

mais plutôt chaykh (« maître »), mûlay (francisé en Moulay,

« seigneur ») et sîdî (« monsieur ») pour les saints, et lalla ou

sayyida (« Madame ») pour les saintes. Ces termes manifestent

une phénoménologie complexe car ils permettent de nommer

différents types de personnages : thaumaturges, saints, dévots,

fondateurs des confréries religieuses, descendants du Prophète,

ancêtres et même différents types de démons (jinn-s).

La sainteté implique la présence de la bénédiction divine, la

baraka, émanation du divin à la fois dans les êtres vivants, les

végétaux, les minéraux et les objets matériels. La baraka est une

notion canonique qui concerne tant les choses et les êtres que la

pensée et l’action des individus. Plus qu’un concept abstrait, elle

occupe une place fondamentale et essentielle dans l’existence

(temporelle et spirituelle) ainsi que dans l’interprétation du

monde et de la société. Si de très nombreux anthropologues ont

insisté sur l’aspect utilitaire et pratique de la baraka2, Raymond

Jamous la définit « non seulement comme une croyance, mais

1. Notons que dans l’Encyclopédie de l’Islam, nouvelle éd., vol. 3, J. Chaabi rejette l’idée du couvent militaire pour définir le terme ribât. CHAABI, 1995, pp. 510-253. 2. Voir par exemple WESTERMARCK, 1935, op. cit., BERQUE, 1955, op. cit., CRAPANZANO, 2000 (1973), op. cit., GEERTZ, 1992 (1968), ANDEZIAN, 2001, op. cit.

36

des valeurs et un rapport de subordination religieuse entre ses

détenteurs et les croyants laïcs. (...) la baraka ne se situe pas

uniquement au niveau de la pensée symbolique, mais aussi au

niveau de la pratique sociale. »1 La baraka est à la fois issue de

Dieu mais est inhérente à certaines personnes (les churfa) et à

certaines choses (le Coran). Elle peut aussi peut être léguée aux

croyants à la fois par contamination involontaire (vomis,

excréments)2 et par une transaction symbolique de don / contre

don. Au Maghreb, dans les représentations collectives, les

saints, de par leur proximité de Dieu, détiennent la baraka et

sont en mesure de la céder. Pour cela, les personnes à la

recherche de la baraka se rendent près de la tombe d’un saint et

lui formulent des vœux spécifiques. Cette supplique

d’intercession auprès de Dieu entraînement obligatoirement une

offrande, appelée ziyâra (la « visite », sous entendu la visite du

lieu saint) offerte au sanctuaire. Celle-ci peut être constituée de

dons financiers (généralement quelques pièces de monnaies), de

denrées alimentaires (pain, sucre, lait, dattes) ou d’un sacrifice

animalier. Parfois les fidèles laissent un ex-voto (en arabe al-‘âr,

objet ou parole doté d’une une énergie contraignante) sur place

ou sur un arbre près du tombeau. La ziyâra est l’acte nécessaire

qui manifeste la reconnaissance et l’allégeance de la société au

saint et qui valide et confirme le contre don de la baraka.

Souvent, pour s’assurer une réception ininterrompue de baraka,

les fidèles renouvellent leurs ziyâra-s chaque année. Pour

illustrer ce système, Hassan Elboudrari propose le schéma

suivant (fig. 2) :

1. JAMOUS, op. cit., p. 204. 2. A ce propos, voir Westermarck et Crapanzano, op. cit.

37

Fig. 2 : schéma du système de croyance1 :

Ajoutons à ce système théorique que l’intercession du saint ne

peut s’accomplir uniquement si la ziyâra est soutenue par la

confiance (al-taslîm) et de la pureté d’intention (al-niyya) des

croyants. Ce dernier principe est l’élément qui valide et

conditionne réellement la transaction. Les motivations pour

demander la baraka sont très variées, bien que certains visiteurs

ne se rendent pas au sanctuaire avec un vœu précis. Certains

saints sont réputés pour leur efficacité dans la guérison de

maladies spécifiques. Les malades viennent donc chercher

soulagement et guérison, à la fois pour les maladies somatiques

mais aussi pour les troubles psychiques et même les problèmes

socioéconomiques (trouver un emploi, un conjoint, réussite

professionnelle ou succès scolaire). Le concept de baraka ne

peut être isolé des interactions dynamiques que le saint (le cas

échéant ses descendants vivants ou ses représentants locaux)

1. Ce schéma est issu l’article de H. Elboudrari intitulé « Allégeance, ordre et constance. L’éthique d’un saint et fondateur maghrébin », dans Modes de transmission de la culture religieuse en Islam, 1993, pp. 251 – 281, p. 267.

38

entretient avec les fidèles dans une relation de patronage. Dans

le culte des saints, l’ordre et l’équilibre du monde dépendent des

actions humaines, qui sont liées au surnaturel et convergent vers

Dieu, qui en retour les irradie de sa bénédiction.

C’est principalement par le mysticisme que l’islam pénètre en

milieu rural dans tout le Maghreb pendant les règnes des

Almoravides (1056-1147) et des Almohades (1130-1269)1. Sous

la période des Mérinides (1195-1470) de nombreuses médersas

émergent et l’enseignement religieux est placé sous la direction

de maîtres soufis2. Le rôle des confréries religieuses ne se

restreint pas au seul domaine religieux et se montre clairement

politique selon les circonstances. Néanmoins, il est difficile de

définir une conduite politique commune à tous ces ordres à

travers l’espace et le temps. Au Maroc, cette implication

politique se révèle dès le début du 15ème siècle, dans une

conjoncture de crise particulièrement grave : pénétration

Ibérique et Ottomane, affaiblissement économique,

désorganisation politique et confusion sociale. Retraçons le rôle

politique des ordres mystiques depuis cette époque et jusqu’à

aujourd’hui.

LE CONTEXTE POLITIQUE

Les confréries dans le champ politique au Maroc

Alliance, opposition et déclin

Au Maroc, le rôle politique des confréries se manifeste tour à

tour par des périodes d’alliance et de tensions en passant par la

collaboration avec le pouvoir central. Leur déclin débute au

milieu du 19ème siècle sous le règne de la dynastie Alawite qui

restreint leurs responsabilités dans le champ religieux. A la fin

1. ANDEZIAN, op. cit., p. 193. 2. TRIMINGHAM, op. cit., pp. 156-162. DRAGUE, op. cit., p. 80 et ss.

39

du 15ème siècle et au début du 16ème siècle, le mysticisme se

développe face à la menace chrétienne et à la crise du pouvoir

Wattaside, Jazûlî mobilise les fidèles pour la défense du pays

contre les envahisseurs étrangers (Portugais, Espagnols,

Ottomans). Au cours du 17e siècle l’Europe est alors déchirée

par la Guerre de Trente Ans. Sa pression sur le Maroc

s’amenuisant, certaines confréries aspirent à l’exercice du

pouvoir temporel aux dépens de la dynastie Saâdienne. Citons,

par exemple la zâwiya du chaykh Al-Ayachi (dans le nord-

ouest), celle de Muhammad al-Haj (dans le centre), celle de Abû

Mahalli et Al-Halli situées dans la vallée du Draa1. Avec

l’arrivée au pourvoir de la dynastie Alawite et sa consolidation

avec le sultan Moulay Ismail (1676-1727), le rôle politique des

confréries s’amoindrit. Les sultans Alawites mènent une

politique d’assujettissement des ordres mystiques et des familles

chérifiennes influentes. A cette époque une nouvelle zâwiya très

puissante, celle des churfa de Wazzâne est fondée par Moulay

‘Abdallah Chérif dans le nord du Maroc. En s’appuyant délibé-

rément sur elle, le pouvoir Alawite cherche à faire contrepoids

aux chefs religieux (saints) non chérifiens2. Le 18ème siècle se

caractérise par l’alternance d’alliances et d’opposition entre les

sultans et les confréries suivant les intérêts politiques et écono-

miques de chacun des protagonistes : la Taybiyya s’allie au

pouvoir mais s’y oppose dès que celui-ci interdit les pèlerinages,

la privant ainsi d’une de ses principales sources de revenus3. Si

aucun nouvel ordre ne fait son apparition, les churfa de

Wezzâne accroissent leur influence dans le nord du Maroc et la

région de Oran. Au 19ème siècle, le sultan Moulay Slimane

(1792-1822) s’affilie un temps aux confréries Nasiriyya et

1. DRAGUE, op. cit. 2. Cette problématique est étudiée par H. Elboudrari dans sa thèse intitulée La « maison de cautionnement », les Shurfa d'Ouezzane de la sainteté à la puissance, 1984. 3. ANDEZIAN, 1996, op. cit., p. 396.

40

Darqâwiyya par stratégie politique afin d’étendre son pourvoir1.

Mais, influencé par les idées wahhabites2 venues d’Arabie, il se

désaffilie et condamne ensuite toutes les confréries dans un

célèbre décret lu dans les mosquées du pays. Considéré comme

une déclaration de guerre aux confréries, son texte provoque à

l’époque une vaste insurrection qui manque de renverser la

dynastie. En voici quelques extraits :

« Tout cela n’est qu’innovation détestable, action blâmable, basse

injure, coutume contraire aux lois religieuses, erreur et égarement,

tromperie du diable et vice que le démon a rendu agréable à ses

zélateurs (…) les gens fidèles à ces innovations, Aïssaoua, Jilala et

autres confréries partisanes de la nouveauté et de l’erreur, de la folie

et de l’ignorance, y accourent (…) Ils se font appeler ‘‘Fokara’’

alors qu’ils ont apporté en matière de religion des choses qui les

rendent dignes de l’enfer (…) On ne trouve nulle part dans la

religion donnée par Dieu, ni dans ce qu’a prescrit le Prophète que

l’on puisse se rapprocher de Dieu par les chants et la danse (…).

Tout ce que font les partisans des confréries, ce n’est que mensonge

envers Dieu et Calomnie (…) Celui qui dorénavant fréquentera les

moussem ou qui aura introduit des innovations dans la religion du

Prophète cherchera sa propre perte et attirera le malheur sur lui et

sur tous ceux de sa race. Il sera prêt à être immolé par Satan et

perdra le bénéfice de cette vie et celle de l’autre (…) Crime plus

grand encore, ils tiennent le plus souvent leurs séances dans les

mosquées : ils transforment en effet la zaouïa portant le nom de leur

cheikh en mosquée pour la prière, avec oratoire, minaret, etc. et

remplissent cette mosquée de leur odieuse hérésie. Combien n’avons

nous pas vues de scènes honteuses avec violons, mandolines et

clarinettes dans les oratoires destinés à la prière (…) Tout cela est

interdit par la religion et toute dépense faite à cette occasion est

considérée comme illicite »3

1. ANDEZIAN, 2001, p. 89. 2. Le wahhabisme (terme qui signifie « indépendance ») est un mouvement de réforme islamique du 18ème siècle issu des idées du théologien ‘Abd al-Wahhâb (1703-1792). Son programme vise une purification de l’Islam de toutes les innovations, déviances, superstitions, hérésies et idolâtries afin d’instaurer un islam conforme à l’époque du Prophète et de ses successeurs immédiats. Le Coran et la sûnna devant constituer la seule autorité en matière de religion. Le wahabisme est la forme officielle de l’Islam en Arabie saoudite. 3. DRAGUE, op. cit., p. 89 et ss.

41

Dans le prolongement de Moulay Slimane et séduit par les idées

de la Salafiyya1, le sultan ‘Abd al-Hâfiz (1875-1937) s’attaque

ensuite violement aux plus importantes d’entre elles : il

condamne à mort le chef de la Kettâniyya, récuse la Tijâniyya et

soumet à son autorité la Taybiyya2. Les confréries, implantées

en majorité dans les zones urbaines, poursuivent néanmoins

leurs activités en accueillant un grand nombre de lettrés, de

poètes, des ‘ulamâ ̀et des membres du gouvernement3. Sous le

protectorat français (1912-1956), une certaine continuité des

mouvements mystiques est maintenue4. Dans une volonté

d’équilibrer les différentes forces politico-religieuses du pays,

l’occupation étrangère tolère et favorise certaines de leurs

activités tout en interdisant d’autres jugées trop dangereuses,

comme les pèlerinages5. En 1953, le directeur de l’Intérieur du

protectorat français de Rabat rédige une circulaire à l’intention

des préfets de régions afin d’établir un inventaire des confréries

locales. Le but est de soutenir « l’influence des confréries

religieuses et de leurs chefs » afin de « leur apporter une aide

obligatoirement discrète » contre « la doctrine ouahhabite

prêchant le retour à la pureté primitive ». On peut y lire les

lignes suivantes :

« Délivrées par la paix française de leur lutte contre les puritains, les

confréries se sont peu à peu engourdies se laissant aller aux facilités

1. La Salafiyya (de al-salaf-s, « les pieux ancêtres », syn. al-Islâh, « la réforme ») est mouvement de réforme politique, religieuse, sociale et culturelle, influencé par les idées du wahabisme qui touche l’ensemble du monde musulman à partir de la fin du 19ème siècle. Initié par des intellectuels (l’égyptien Muhammad ‘Abduh et son élève syrien Muhammad Rachid Ridha), en réaction à la suprématie technologique, politique et culturelle de l’Occident et au déclin du monde musulman. Le salafisme, qui vise une redéfinition de l’islam en référence exclusive à ses sources authentiques (le Coran et sûnna) condamne farouchement le soufisme confrérique accusé de véhiculer des croyances anti-musulmanes et d’encourager l’immobilisme intellectuel et social. Cette doctrine a été officiellement adoptée en Algérie à l’indépendance. 2. ANDEZIAN, 1996, op. cit. 3 . Ibid. 4. Malgré de très nombreuses histoires entendues au Maroc, il n’existe absolument aucune trace historiographique mentionnant une quelconque résistance politique de la confrérie des Aïssâwa face à l’occupant français. 5. TRIMINGHAM, op. cit., p. 255.

42

de l’existence matérielle. La plupart ont perdu leurs grands chefs,

dont les successeurs manquent en général de relief (…) Nous les

avons protégées en ne permettant pas leur mise hors la loi, mais nous

ne pouvons rien contre leur décadence intellectuelle. Il n’y a plus

guère de savants ni d’enseignement, le mysticisme est en baisse. Les

vrais chefs spirituels sont rares. Le confrérisme tend à se confondre

avec la vénération maraboutique, grave danger qui l’expose de plus

en plus aux attaques du Palais. »1

Pendant cette période la montée du salafisme et du nationalisme

réduit considérablement l’influence des confréries dans la vie

politique marocaine, sans toutefois en altérer les doctrines.

Après l’indépendance, les zâwiya-s continuent leurs activités et

les pratiques liées au mysticisme se maintiennent malgré la

modernisation et libéralisation de la société. A partir de cette

époque, le rôle des confréries dans le champ politique est

annihilé par le Palais Royal qui les domine de manière

indirecte : d’une part en nommant et en fonctionnarisant certains

hauts responsables confrériques (les orientant ainsi vers la

reconnaissance du Pouvoir), et, d’autre part, il folklorise leurs

aspects artistiques dans le cadre d’événements culturels ou

touristiques. Arrêtons-nous sur cette idée.

Neutralisation et folklorisation

Suite à l’indépendance du Maroc (1956) et l’avènement d’une

monarchie héréditaire primolinéaire depuis le souverain

Muhammad 5 (1909-1961), le rôle des confréries soufies est

confiné aux domaines religieux, touristique et folklorique. Toute

critique du roi, qu’elle soit fondée sur la base de l’islam ou

d’une interprétation de la loi musulmane est délégitimée. Le

souverain détient le monopole du religieux : selon la constitution

du Maroc, il est le roi qui contrôle le royaume, il est le sultan qui

1. Circulaire au sujet des confréries et zaouias, Direction de l’Intérieur, Rabat, 23 mai 1953. Consulté au Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (CADN), inventaire 11, Carton n°117 B.

43

exerce le pouvoir, il est un cherîf car il descend du Prophète, il

est l’émir qui commande des armées, il est le commandeur des

croyants (al-amîr al-muminîn et al-amîr al-muminîn litt. le «

le Prince des croyants » et « le Prince des Musulmans »), il est le

président du comité Al-Quds pour la libération de Jérusalem et

enfin, il est calife, autrement dit sabre de Dieu sur terre.

Religion d’Etat au Maroc, l’islam est géré par un ministère, le

Ministère des Habous et des Affaires islamiques. Celui-ci est

chargé de l’organisation officielle du culte et de l’encadrement

du personnel, de l’administration des lieux de prière, du contrôle

de l’enseignement religieux dispensé dans les écoles publiques,

dans le cadre des mosquées et des associations. Parmi le

personnel religieux fonctionnaire d’Etat, nous trouvons les

imams qui dirigent les prières, les prêcheurs du vendredi, les

prédicateurs qui interviennent hors de la mosquée, les muezzins

qui appellent à la prière et les lecteurs du Coran (notons qu’il

s’agit d’un personnel exclusivement masculin). Les croyances et

pratiques sont définies par l’Etat, la soumission au Trône est

l’héritière d'une longue tradition d’allégeance, la bay‘a (article

19 de la Constitution). Toutefois, le Palais Royal entretient une

certaine forme de pluriconfessionnalité musulmane en autorisant

le culte des saints et les pratiques mystiques qu’il contrôle de

manière certaine. Lors de son accession au Trône en 1999, le

nouveau roi Muhammad 6 se rend dans le mausolée du

fondateur de la ville de Fès, Moulay Idriss al-Azhar, pour

effectuer sa première sortie publique. Le tombeau de Moulay

Idriss, situé au centre de la médina de Fès, est depuis le 9ème

siècle un centre de piété populaire et un lieu d’asile pour les

visiteurs. Les fidèles y viennent chaque jour accomplir la prière

de l’aube (al-fajr) et lire le Guide des œuvres de bien (Dalâ`il

al-khayrât) de Jazûlî. Cet acte symbolique du jeune monarque

renouvelle le lien politique, déjà existant, entre la monarchie

chérifienne régnante, les tombeaux des saints et les pratiques

spirituelles, économiques et sociales qui s’y rattachent. Les dons

44

annuels matériels (al-hadiyya), financiers (al-hîba) et les

rénovations offertes aux sanctuaires des churfa par la dynastie

Alawite favorisent son contrôle sur ce champ religieux. Aussi,

l’Etat sauve et le maintient le capital symbolique des tombeaux

des saints et des confréries. En contrepartie, les descendants des

saints et les chaykh-s doivent afficher une opinion politique

complaisante1.

Les lieux de culte officiels sont aujourd’hui constitués par les

mosquées, des tombeaux des personnages historiques (par

exemple Moulay Ismail à Meknès, Moulay Idriss 1er à Zerhoun

et 2nd à Fès) ainsi que certaines zâwiya-s. L’Etat restaure et

entretient les plus importantes d’entre elles, dont la zâwiya

Tijâniyya à Fès et la zâwiya des Aïssâwa à Meknès. Le Palais

Royal intervient systématiquement dans l’organisation

hiérarchique des confréries et nomme les hauts responsables

dont certains sont des ‘ulamâ`. La gestion des autres aspects de

la vie religieuse est attribuée au ministère de l’Intérieur et au

Ministère du Tourisme qui gèrent les pèlerinages. Organisés à

l’origine par les descendants des saints, ceux-ci sont aujourd’hui

des événements nationaux auxquels sont sommés de participer

les hauts cadres des confréries2. Certains pèlerinages se

déroulent en présence des délégations officielles et bénéficient

d’une large couverture médiatique dans une volonté de

promotion touristique nationale et internationale.

Les ordres mystiques au Maroc bénéficient actuellement d’une

grande visibilité publique qui découle de l’attitude favorable des

pouvoirs politiques envers les cultures locales, de la délégation

de la gestion du fait religieux aux hauts responsables des

1. Cette politique provoque la réprobation de certains journalistes, comme par exemple A. Jamaï, de l’hebdomadaire francophone Le Journal. Voir son éditorial titré « Avec des amis pareils… », Le Journal n° 3576, 12 au 18 fév. 2005. 2. Lors d’un entretien mené avec le muqaddem Aïssâwa Haj Said El Guissy, celui-ci nous dit qu’il fut emprisonné pendant trois mois en 2000 pour son refus de participer aux festivités du mussem de Moulay Idriss à Fès, condition imposée chaque année arbitrairement à quelques groupes Aïssâwa de Fès par la préfecture.

45

confréries (surintendants et délégués) et de la liberté

d’association qui permet aux individus de s’organiser de façon

formelle1. Les disciples musiciens des confréries Aïssâwiyya,

Hamdûchiyya, Darqâwiyya, Jîlaliyya, Twatiyya ainsi que les

groupes Gnawa sont régulièrement sollicités par les

municipalités pour participer aux festivals de musique

folklorique et y présenter aux touristes locaux et étrangers

quelques aspects de leur répertoire liturgique. Ces musiciens se

produisent régulièrement dans le cadre du festival Gnawa

(Essaouira), du festival Tanjazz (Tanger), du festival des

musiques sacrées (Fès), du festival Mawazine (Rabat) et du

festival du melhûn (Errachidia). Les Aïssâwa de Rabat, Fès et

Meknès se produisent par ailleurs chaque année dans les théâtres

ainsi que sur la chaîne de télévision 2M à l’occasion des nuits du

Ramadan et de la fête d’anniversaire du Prophète (mawlid al-

nabî). Dans tous les cas, le terme de « musique folklorique »

(mûsiqa fuklûriyya) est employé pour les nommer dans les

réclames publicitaires2.

Actuellement et malgré cette stratégie de folklorisation des

ordres religieux par le biais de l’artistique, le mysticisme a

toujours de nombreux partisans, certes moindre qu’aux époques

antérieures. Telle que nous l’avons observée, la pratique soufie,

1. Notons qu’à Constantine en Algérie vient tout récemment de se tenir, du 5 au 9 oct. 2006, un « Festival Aïssaoui » d’une ambition culturelle, intellectuelle et symbolique sans précèdent. La reconnaissance du mysticisme par l’Etat algérien dans sa fonction artistique, spirituelle, éducative, religieuse et sociale semble avoir débuté en juin 1991 par l’organisation d’un « séminaire national sur les zaouias », regroupant 300 chefs de confréries qui créeront par la suite l’ «Association nationale des zaouias». Nous avons par ailleurs participé au colloque international « Soufisme, Culture et Musique » en nov. 2005 à Tlemcen. 2. A l’inverse, les chanteurs de la confrérie Qâdiriyya-Bûdchichiyya sont régulièrement présentés, comme nous l’avons vu lors du Festival de Fès de 2005, comme des soufis dévoués à la gloire de Dieu du Prophète. Il est intéressant de savoir que leurs oraisons ne diffèrent pourtant pas de celles chantées dans les autres confréries : mis à part quelques spécificités internes, il s’agit de récitation de litanies écrites par Jazûlî et des chants issues de la Burda (litt. le « manteau », poème d’al-Bûsîrî (13ème siècle) consacré à l’éloge du Prophète). Pour comprendre cette différence de traitement publicitaire, rappellons juste que le directeur de ce festival, Faouzi Skalli, ainsi que Ahmed Taoufiq, le Ministre des Affaires Religieuses, sont deux hauts membres reconnus de cette confrérie.

46

à la fois individuelle ou collective, informelle ou organisée, se

déploie suivant trois axes : visite aux tombeaux des saints,

réunions privées de groupes de prière et activités artistiques et

thérapeutique de disciples musiciens. Les zâwiya-s sont encore

des lieux d’accueil et de réunion des fidèles, des lieux de

pèlerinage, et parfois des lieux d’enseignement religieux (par

exemple la zâwiya de Moulay ‘Abdellah Chérif à Wazzâne, la

zâwiya Qâdiriyya-Bûdchichiyya près de Berkane, la zâwiya

Tijâniyya à Fès). Quant au personnel des confréries, si la plupart

de ses hauts membres poursuivent leurs activités dans le

domaine de l’enseignement religieux, la plupart sont sollicités

d’une part pour leurs compétences spirituelles et thérapeutiques

en tant qu’intermédiaires entre les hommes et Dieu et, d’autre

part, pour leurs compétences dans le domaine musical. La réalité

religieuse marocaine, de même que sa réalité socioculturelle, se

révèle être d’une grande complexité.

Mais dans ce pays superficiellement modernisé où l’autorité

centralise la religion et neutralise toute espoir de transformation

radicale, les islamistes ne tardent pas à montrer leur puissance et

à occuper le vide laissé par des appareils politiques usés. Le

décès de Hassan 2 en juillet 1999 a porté l’espace d’un mois

d’août tous les regards vers le Maroc. La splendeur des

funérailles auxquelles assistèrent les grands chefs d’État de la

planète, la ferveur des foules et l’avènement de son jeune fils à

la tête de l’État, Muhammad 6, le « roi des pauvres », ont

véhiculé l’image d’un pays musulman clément, florissant et au

gouvernement stable ; en résonance avec l’effet repoussoir de

l’Algérie ensanglantée depuis 1992 par une guerre civile. Mais

depuis la société marocaine s’est rapidement révélée dans toute

sa complexité. D’où vient l’idéologie islamiste et comment se

manifeste-t-il au Maroc ?

47

La contestation islamiste1

Dans un article intitulé « L’islamisme marocain : entre

intégration et révolution », le sociologue marocain

‘Abdessamad Dialmy définit l’islamisme comme « tout

mouvement social basé sur l’exploitation de l’islam à des fins

politiques et qui, plus précisément, tente d’exercer le pouvoir au

nom de la religion seule. Les islamistes sont donc des gens

obsédés par le pouvoir politique, ce sont soit des militants déçus

issus de la gauche et/ou du panarabisme, soit des membres de

confréries qui ne se contentent plus de l’apolitisme du soufi et

de son indifférence au pouvoir. Définit ainsi, l’islamiste n’a pas

en général une connaissance théologique ou juridique (fiqh)

profonde, ce qui le conduit à exiger de soi et des autres une

pratique religieuse rigoureuse fondée sur le respect de la lettre

des textes fondateurs. Ijtihad (effort novateur) et ta’wil

(interprétation) lui sont étrangers »2. L’islamisme s’oppose à

l’Occident et à son hégémonie technologique, politique et

culturelle et met en avant la notion de spécificité musulmane à

l’échelle internationale. Il crée un espace transnational de

contestation anti-impérialiste et tiers-mondiste, définissant ce

que O. Roy appelle « l’islam mondialisé »3. L’islamisme est une

réaction contre l’exclusion, l’injustice, la frustration et

l’occidentalisation inégale des sociétés. Réagissant contre la

perte des valeurs identitaires dans la modernité ultra-libérale, il

réclame la pureté, la justice, la moralité et la fraternité islamique

afin de permettre au musulman de se reconstruit une image

1. Nous nous aidons ici des travaux de Dialmy, Tozy, Zeghal, Burgeat et Roy. DIALMY, « L'islamisme marocain : entre intégration et révolution » dans les ASSR n°110, avril-mai-juin 2000, pp. 05-27. TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, 1993. ZEGHAL, Les islamistes marocains : le défi à la monarchie, 2005, BURGEAT, L’islamisme eu Maghreb, 1988. ROY, L’échec de l’islam politique, 1992, L’islam mondialisé, 2002. 2. DIALMY , op. cit., p. 05. 3. ROY, op. cit.

48

positive de soi1. Dans cette idée, être musulman devient symbole

de prestige2. Cependant, en condamnant ainsi la modernité tout

en la confondant avec l’Occident lui-même, il s’y oppose de

manière violente (le rejet de la démocratie, des libertés

publiques, des droits de l’homme, de l’égalité des hommes et

des femmes) qui exclue tout dialogue et toute forme de

rencontre. L’idéal islamiste propose une vision d’avenir orientée

seulement vers le passé et une politique fondé sur le modèle de

l’Etat califal. L’islamisme est une idéologie militante qui

identifie ses adversaires à combattre et à renverse, car ils sont

responsables à ses yeux de la déviance et de la sédition. Il s’agit

principalement de l’Etat, des ordres mystiques et, plus

largement, de tous les Musulmans qui reconnaissent le Pouvoir

en place. Quelle est la place de l’islamisme dans le Maroc

actuel ? A quelle époque est-il apparu et quels en sont les

principaux représentants ? Leurs organisations sont-elles

reconnues par l’Etat ?

L’islamisme marocain

Selon Dialmy, l’islamisme marocain s’inspire de deux sources

antagonistes : le salafisme wahhabite et le soufisme sunnite. Ce

programme aborde la société comme un groupe homogène ne

connaissant pas de variations d’opinion et de comportement en

fonction de l’âge, du sexe, du statut socio-professionnel ou du

milieu de résidence. La diversité des expressions de l’islamisme

marocain doit être souligné : il accueille à la fois des ‘ulamâ`

indépendants, des associations éducatives et associations

islamistes qui tendent vers la contestation politique. Dialmy note

1. ZEGHAL, op. cit. 2. Le processus d’appropriation d’un symbole de prestige musulman est qualifié par Nilufer Gole de « retournement du stigmate ». Elle applique cette notion à l’étude du port du foulard par les jeunes musulmanes dans Musulmanes et Modernes, 2003 (1993). Nous lui empruntons d’ailleurs ce principe pour définir la pratique sociale des chefs (muqaddem-s) Aïssâwa dans les villes de Fès et de Meknès.

49

cependant que l’opposition au Pouvoir par les ‘ulamâ ̀est rare,

car leur formation et leur fonctionnarisation les orientent

explicitement vers la légitimation du régime1. L’islamisme en

tant que mouvement social organisé au Maroc est surtout dirigé

par des individus issus de l’enseignement supérieur moderne,

eux-mêmes enseignants de langue arabe ou de disciplines

scientifiques2.

Il faut remonter à la charnière des années 1960-1970 pour voir

l’expansion d’un islamisme radical au Maroc que l’Etat traite

alors par une double stratégie d’intégration et de répression.

Certains mouvements islamistes sont suscités par le Pouvoir lui-

même pour tenter de contenir la poussée de la gauche et de

l’extrême gauche3. L’islamisme était alors limité bien que

largement toléré par le régime sans pour autant être reconnu

légalement. Le premier mouvement islamiste marocain, le

mouvement de le « Jeunesse Islamique » (al-Chabiba al-

Islâmiyya) est fondé en 1969 par un inspecteur de l’Education

Nationale, ‘Abdelkrim Mouti. Influencé par l’association des

« Frères Musulmans »4 égyptiens, le parti est légalisé en 1972

comme association sociale et culturelle. L’expansion du

mouvement entraîne ensuite une répression gouvernementale

qui provoque en 1977 une scission et l’émergence de

concurrents, « la Communauté islamique » (al-Jama’a al-

Islâmiyya) et « la Famille de la Communauté » (al-Usrât al-

Jamaâ). Selon M. Tozy, deux organisations dominent

actuellement la scène politique islamiste marocaine : il s’agit de

1. DIALMY, op. cit., pp. 25-26. 2. En Algérie, le fondateur du Front Islamique du Salut (FIS) Abasi Madani (né en 1931 dans la région de Oran) est titulaire d’un doctorat d’Etat d’un institut islamique de Londres. Professeur à l'université d'Alger, il rejoint en 1982 les rangs du mouvement islamiste et fonde le FIS en 1988. Arrêté le 30 juin 1991, condamné à 12 ans de prison, il est incarcéré à la prison de Blida, il est placé en résidence surveillée en 1997 puis relâché en 2003. 3. BURGEAT, op. cit. DIALMY, op. cit. 4. L’association des « Frères Musulmans » (al-ikhwân al-muslîmun) a été fondée en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949) en Egypte après l’effondrement de l’empire Ottoman dans le but d’instaurer un Etat islamique égyptien basé sur l’application de la charî`a.

50

« Réforme et Unicité » (al-Islâh wa al-Tawhîd) et de « Justice et

Bienfaisance » (al-‘Adl wa al-Ihsân). Puissantes, bien que moins

structurées que dans d’autres pays arabes, elles cherchent

désormais à acquérir une présence politique légale et tentent de

profiter de l’ouverture que représente, depuis la fin de 1997,

l’accession au poste de premier ministre du dirigeant de gauche

‘Abderrahmân Youssoufi1. Décrivons les caractéristiques de

« Réforme et Unicité » et de « Justice et Bienfaisance » en

situant leur place dans le champ politique :

L’association « Réforme et Unicité » a été créée en 1982 sous le

nom de « la Communauté Islamique » (al-jama’a al-islâmiyya) -

par deux anciens membres de la Jeunesse islamique, premier

mouvement islamiste marocain, dissous après que des

responsables (notamment son fondateur, M. Abdelkarim Moti)

eurent été impliqués dans l’assassinat d’Omar Benjelloun, leader

syndicaliste et dirigeant de l’Union socialiste des forces

populaires (USFP), en 1975. Pour éviter la répression, la

« Communauté Islamique » dirigée par ‘Abdelilah Benkirane,

un enseignant, adopte une stratégie modérée vis-à-vis du

pouvoir tout en continuant à exercer sa pression sur la gauche.

Elle édite, à partir de 1984, un hebdomadaire, « La Réforme »

(al-Islâh), finalement interdite en 1990. Publié sous un nouveau

titre, « La Voie » (al-Sâbil), est suspendue à son tour après

quelques numéros. Pour dissiper les suspicions des courants

conservateur et laïc de l’establishment, la direction de ce

mouvement reconnaît la légitimité du Pouvoir, accepte la

démocratie et les principes des droits de l’Homme dissociés de

la laïcité. Ce mouvement avait été autorisé en 1997 à investir le

1. Le contexte international des années 1990 et les pressions des mouvements de défense des droits de l'homme contraignent le régime à rompre avec la période des « années de plomb » pour atténuer son image despotique. La libéralisation du royaume (pilotée par le puissant ministre de l’Intérieur Driss Basri) aboutit à 1’« alternance octroyée» de 1997-1998 qui porte les socialistes marocains à la tête du gouvernement. Cependant, leur politique, toujours été très limitée, ne peut que décevoir la majeure partie des Marocains (rappelons que l’article 19 de la Constitution attribue le pouvoir suprême au seul souverain).

51

pro-gouvernemental « Mouvement populaire démocratique et

constitutionnel » (MPDC) rebaptisé en 1999 « Parti de Justice et

de Développement » (PJD). Lors des législatives de 1997, le

ministère de l’Intérieur Driss Basri1 octroie donc une petite

quinzaine de députés au PJD. Cette ouverture est conforme à ce

qu’a toujours pratiqué l’Etat, conscient qu’il faut intégrer ses

ennemis au système, fût-ce à la marge. Selon Dialmy, cette

stratégie permet au Pouvoir d’affaiblir ses adversaires politiques

traditionnels, notamment le parti socialiste (USFP) et aussi de

discréditer les autres organisations islamismes clandestines2.

D’ailleurs, durant la législature du gouvernement d’alternance,

le PJD soutient dans un premier temps l’équipe gouverne-

mentale avant de rejoindre l’opposition.

L’autre grande association islamiste, « Justice et Bienfaisance »,

non reconnue par le pouvoir, est, de loin, la plus importante, tant

par ses effectifs que par la qualité de son corpus doctrinal qui

englobe le charismatique et l’activisme politico-religieux. Ce

profil singulier s’explique par la biographie de son fondateur et

figure emblématique, le chaykh ‘Abdessalam Yassine. Agé

aujourd’hui de presque quatre-vingt ans, cet ancien cadre du

Ministère de l’Education National peut se prévaloir d’une

expérience pédagogique de plusieurs années et d’une maîtrise

parfaite des langues arabe et française. Sur le plan religieux, il

fut, dans les années 1960, disciple de la confrérie Qâdiriyya-

Bûdchichiyya, qu’il ambitionne un temps de diriger. Au début

des années 1970, il quitte la confrérie, non pour un désaccord

doctrinal avec le soufisme, mais pour satisfaire son désir

d’action politique. En 1973, Yassine adresse une lettre de cent

pages au roi Hassan 2, « l’islam ou le déluge » (considéré

comme l’apparition de la menace islamiste au Maroc) dans

1. Maître de l’essentiel de l’appareil d’État, chef de toutes les polices et véritable patron des médias, Driss Basri était Ministre de l’Intérieur de Hassan 2. Homme de confiance de l’ancien monarque, il fut limogé par Muhammad 6 en 1999 et vit depuis 2004 en exil à Paris. 2. DIALMY, op. cit.

52

laquelle il invite le monarque à faire « acte de rédemption » et à

devenir « bon musulman »1. Dans cette lettre, le chaykh

s’adresse directement au chef de l’Etat pour dénoncer les torts

du Pouvoir et ses dérives dans un style variant du conseil à la

sommation. Le roi décide de l’interner dans un hôpital

psychiatrique pour trois ans, sans jamais lui avoir accordé de

procès. En 1979, Yassine est libéré, mais il lui est interdit de

dispenser des cours à la mosquée à Marrakech. Il devient

directeur de la première revue islamiste « la Communauté » (al-

Jama’a), interdite en 1983 après dix-sept numéros parus. La

publication de deux journaux en 1984 lui coûta deux ans de

prison et est placé en résidence surveillée à partir de 1988. Vers

1985, il crée le groupe « Justice et Bienfaisance », à la fois

référence pour ses milliers d’adeptes et organisation militante

assez structurée. En 1990, la police arrête une douzaine de

cadres, dont six qui constituaient, selon les autorités, le conseil

supérieur du mouvement. Jugés, ils sont condamnés à deux ans

de prison qu’ils purgent intégralement. A leur sortie, ils

reçoivent un accueil triomphal de la part de leurs fidèles. En

février 2000, le chaykh Yassine récidive en adressant au

nouveau roi « Le mémorandum à qui de droit ». Il dresse un

bilan négatif du Maroc de Muhammad 6 tout en chiffrant la

fortune de Hassan 2 à « 40 ou 50 milliards de dollars, sans

compter l’immobilier et les autres avoirs ». Yassine peut être

considéré comme l’idéologue le plus important du mouvement

islamiste marocain. Sa production doctrinale comporte une

quinzaine de livres publiés entre 1973 et 1989, notamment « La

Voie Prophétique » (al-Minhâj al-Nabawî) qui présente une

synthèse originale entre les enseignements du soufisme et la

pensée politico-religieuse de Hassan Al-Banna (fondateur, en

1928, en Egypte, des « Frères musulman »s) et de Sayed Qutb

1. Cette lettre ainsi que les écrits doctrinaux du chaykh Yassine sont publiés en Arabe et en Français sur le site Internet de son organisation (www.yassine.net).

53

(l’un des dirigeants des « Frères musulmans » égyptiens dont les

textes servent de base à l’islamisme révolutionnaire). La

doctrine de Yassine rejette les concepts de la démocratie et des

droits de l’homme importés d’Occident et prône l’application de

la loi de Dieu, contenue dans le Coran, gage de justice sociale.

Les partis de gauche, et non le régime, restent donc la cible de

« Justice et bienfaisance » qui pratique ainsi une stratégie

d’islamisation par le bas, récusant par ailleurs toute forme de

violence. Cette association bénéficie aujourd’hui de la libération

de son leader, tandis que sa fille Nadia Yassine s’exprime

désormais à loisir dans les médias marocains et internationaux.

Toutefois, ladite association n’est toujours pas officiellement

reconnue.

Mis à part ces deux organisations, une multitude de

groupements favorables à un islamisme de compromis cherchent

une participation légale à la vie politique du pays. Citons par

exemple l’ « Avant-garde de l’islam », « Transmission et

Prédication », implantées à Rabat, Tanger et Casablanca, « les

Partisans de l’islam », présents à Fès et Tétouan et « l’Alliance »

qui prospère en milieu étudiant à Casablanca, Fès et Rabat.

Toutes ces associations opèrent actuellement une lente

infiltration de la société par des actions socioculturelles de

bienfaisance et une stratégie d’entrisme. Leur présence sur la

scène publique permet de banaliser la figure de l’islamiste.

Aussi voit-on les islamistes s’attaquer à l’homosexualité, à la

consommation de drogues et d’alcool, aux festivités (comme

l’élection de Miss Maroc), aux jeux et à toutes les formes de

plaisir d’une manière générale en imprégnant l’ensemble des

couches sociales1. L’activisme estudiantin représente une

branche particulièrement active de cette idéologie, les islamistes

sont nombreux dans l’ « Union nationale des étudiants du

Maroc » (UNEM) présent dans toutes les universités du pays2.

1. DIALMY, op. cit. 2. Ibid.

54

L’occupation de la rue à l’occasion de manifestations publiques

constitue un autre moyen d’accéder à la visibilité. Plusieurs fois,

les islamistes ont montré leur poids dans l’opinion publique et

ont fait preuve d’un grand sens de l’organisation. La

participation massive du « Parti de Justice et de

Développement » (PJD) et de « Justice et Bienfaisance » à la

marche de décembre 1998 contre les bombardements

américano-britanniques dans le Golfe, rassemblant, selon les

médias, entre trois cent mille et sept cent mille personnes, a

permis de mesurer la puissance du mouvement. En mars 2000,

ces deux grandes organisations islamistes ont réussi une

première fois à faire capituler la volonté réformatrice du

précédent gouvernement en mobilisant en plusieurs centaines de

milliers de personnes dans les rues de Casablanca. Il s’agissait

alors de s’opposer à la réforme Code de la Famille, la

Moudawana, qui revalorise le statut juridique de la femme

marocaine. Depuis le début des années 1990, alors que la

concurrence religieuse s’ouvre à la faveur de la pluralisation

politique, des revendications d’égalité sexuelle émergent

d’associations féministes pour une redéfinition de la place de la

femme dans la société marocaine1. En remettant en cause les

principes des textes sacrés sur lesquels se base le code de la

famille, celles-ci se sont heurtées à la résistance des

mouvements islamistes et des ‘ulamâ`. Seule l’intervention

royale de Muhammad 6, Commandeur des Croyants, a permis la

production en fin d’année 2003 d’un nouveau code de la famille

qui se rapproche des conventions internationales. Le texte, mis

en application depuis 2004, met fin à la discrimination sexuelle

juridique, qui apparaît depuis comme un point commun entre

l’islam des ‘ulamâ ̀et celui des islamistes.

1. ZEGHAL, op. cit., p. 248.

55

La situation actuelle

Le Maroc des années 2000 est pris dans un processus politique

incertain qui entre en résonance avec les tensions géopolitiques :

les deux guerres du Golfe (1980-1988, 1990-1991), l’ Intifada1

en Palestine (1987, 1991, 2000), les attentats du 11 septembre

2001 à New York, la guerre en Afghanistan (2001) et celle

débutée par les Etats-Unis en Irak (2003). Cette situation

peuvent-elle être favorable à la montée d’un islamisme politique

sur le plan national ? Selon Dialmy, l’intégration démocratique

de l’islamisme en tant que projet politique au Maroc doit être

pondérée, car dans ce pays les élections ne sont pas libres et

leurs résultats ne sont pas représentatifs de l’opinion publique2.

Si le Pouvoir s’allie aujourd’hui certains groupes islamistes

comme le PJD, c’est, d’une part, dans le but de diviser la

formation concernée et, d’autre part, pour montrer aux électeurs

de plus en plus séduits par les thèses islamiques que la

représentation nationale est à leur image3. Cet islamisme intégré

ne dispose pour l’instant d’aucune marge de manœuvre, malgré

une popularité croissante4. Selon l’Américain John P. Entelis,

professeur de science politique à l’Université Fordham de New

York, il n’y a pas d’alternative à l’arrivée de cet islamisme

populaire au pouvoir. Dans une interview du 21 mai 2003

donnée au journal espagnol El Paîs, il affirme même que « les

masses sont islamistes et qu’elles constituent l’unique alter-

1. Le terme Intifada (litt. « soulèvement ») est employé pour désigner une révolte contre un régime oppresseur ou un ennemi étranger. 2. DIALMY, op. cit. 3. Ibid. 4. Les résultats d’un sondage financé et conçu par l’Institut Républicain International (IRI), institut américain affilié au parti républicain de Georges Bush ont été publiés début mars 2006 par différents hebdomadaires marocains (comme Le Journal, Tel Quel et Le Maroc). Les chiffres de l’enquête créditent une large victoire des islamistes du PJD aux futures élections législatives de 2007. Selon ce sondage, 47% des sondés optent pour le « Parti de la Justice et du Développement » (PJD) contre 17% seulement pour l’ « Union Socialiste des Forces Populaires » (USFP). S’il faut relativiser ces chiffres, il faut également relativiser la représentativité réelle du parlement marocain.

56

native au pouvoir au Maghreb »1. Il affirme en outre que la mise

à l’écart du courant populaire du chaykh Yassine au profit du

PJD ruine les espoirs placés en une évolution paisible et

démocratique au Maroc. Selon lui, les jeunes et les pauvres

urbains (qui constituent le noyau de la société marocaine)

placent dans cette mouvance politique leurs espoirs de

changement et de recouvrement de leur dignité2.

Dans une perspective plus large, dans son ouvrage L’échec de

l’islam politique3, Olivier Roy constate à l’inverse la défaite de

l’extension de l’islamisme dans le champ politique de trois

pays : l’Egypte, l’Algérie et la Tunisie. Selon lui, l’apparition

d’un islamisme politique est surestimée car dans ces trois pays il

n’a pas réussi (principalement en raison des pressions des Etats

autoritaires et dictatoriaux), à faire main basse sur les appareils

d’Etat musulmans pour réaliser la synthèse sociopolitique que le

nationalisme anticolonial avait dressée contre le Pouvoir

colonial. C’est cette défaite de l’islamisme politique qui entraîne

l’avènement du « néofondamentalisme » (dixit Olivier Roy),

d’Al-Qaïda, du GIA algérien et des kamikazes du Proche-

Orient. Dans la perspective du terrorisme, plus aucune

négociation ni aucun débat n’est à envisager, il ne s’agit plus

d’intégration dans sur l’échiquier politique. Seule la guerre

sainte (al-jihâd) par le biais d’actes de terreur doivent permettre

d’instaurer l’Etat califal. Le néofondamentalisme se nourrit de la

frustration et de l’échec de l’islamisme politique qui n’a pas

réussi à faire ses preuves. Les terroristes ne visent plus des

représentants de l’autorité car leurs attentats ciblés ne poussent

pas la population à se rebeller contre l’Etat. Pour que cette

mouvance terrifiante se développe, il lui faut recruter des

milliers de volontaires et construire des réseaux transnationnaux.

Les conditions requises à son apparition (la misère, l’inégalité et

1. Cité par Demain magazine, n° 65, 25 mai 2002. 2. ENTELIS, « Du compromis à la compromission », dans Le Monde Diplomatique, sept. 2002, pp. 23-23. 3. ROY, 1992, op. cit.

57

la précarité sociale) n’ont pas tardé à pousser de jeunes

suicidaires Marocains à l’appel du terrorisme.

Une société en danger

Avec ses trente millions d’habitants et un taux d’urbanisation de

55,1 % (13 hab. / km2)1, le Maroc est un pays émergent, au

même titre que l’Inde ou la Turquie2. Casablanca est aujourd’hui

le plus grand centre financier et industriel à l’échelle du

Maghreb. Depuis son indépendance, le Maroc est doté d’une

économie de marché libérale régie par la loi de l’offre et de la

demande. Son système économique se caractérise par une

grande ouverture vers l’extérieur et des accords de libre échange

existent avec ses nombreux partenaires économiques : l’Union

européenne (dans l’objectif d’intégrer la Zone Européenne de

Libre Échange à l’horizon 2012), l’Egypte, la Jordanie, la

Tunisie (dans le cadre de la mise en place de la Zone Arabe de

Libre Échange), les Emirats Arabes Unis, la Turquie et les Etats-

Unis. Pauvre en matière énergétique et minière, Le Maroc ne

possède aucune ressource gazière et pétrolière hormis le

phosphate dont le pays possède environ un tiers des réserves

mondiales connus à ce jour. Dès l’indépendance, le

gouvernement a veillé à mettre sur pied une industrie

manufacturière pour la transformation des produits locaux

(pêche et agriculture) qui vise à satisfaire le marché intérieur et à

nourrir les exportations.

1. Tous nos chiffres sont issus des enquêtes socio économiques de la Haute Commission au Plan du royaume du Maroc (www.hcp.ma). 2. Le concept de « pays émergents » est né dans les années 1980 avec le développement des marchés boursiers des pays du sud. Ces pays se caractérisent par un accroissement de leur revenu par habitants et de leur intégration rapide à l’économie mondiale au niveau commercial (exportations importantes) et financier (ouverture des marchés locaux aux capitaux extérieurs). Pour approfondir cette notion, voir l’article sans mention d’auteur intitulé « Pays émergents, les modèles et les trajectoires », publié dans la Revue Française de Géoéconomie n° 6, été 1998, pp. 09-161.

58

A partir des années 1990, le gouvernement opte pour le

renforcement de plusieurs secteurs comme le textile, les

industries de transformation légère, l’industrie mécanique,

automobile, pharmaceutique, électronique, les nouvelles

technologies de communication et dernièrement le secteur de

l’aéronautique grâce aux entreprises nationales mais surtout aux

mouvements de délocalisations d’entreprises d’Europe

occidental. Le développement du domaine tertiaire s’est

fortement accéléré avec notamment les secteurs de la banque, de

la finance, de la grande distribution, de la téléphonie mobile et

de la délocalisation des centres d’appels européens. Mais

aujourd’hui le Maroc doit faire face à des pays très compétitifs

au niveau de l’absorption des flux de délocalisation, comme la

Chine, les pays de l’Est, l’Inde, l’Egypte ou encore la Turquie.

Le secteur des services au Maroc reste l’un des plus développé

en Afrique du Nord. Les services sont très dynamique grâce

notamment aux secteurs bancaires, de la finances mais surtout

du tourisme. Durant ces 10 dernières années le nombre

d’arrivées de touristes étrangers n’a pas cessé d’augmenter pour

atteindre près de 6 millions de touristes en 2005, après une

période très difficile pour le tourisme mondial suite aux attentats

du 11 septembre 2001 à New York. Le gouvernement incite les

investisseurs privés marocains et les grands groupes

internationaux à investir massivement dans le secteur touristique

qui englobe l’hôtellerie, le culturel, le balnéaire, les activités

sportives et de loisirs ainsi que le médical.

Aujourd’hui les grandes réformes et les grands chantiers

entamés par le pays commencent à donner de bons résultats.

L’économie marocaine évolue sur un rythme de croissance

relativement stable, et ceci même durant les mauvaises saisons

agricoles consécutives à des périodes de sécheresse. Elle a

enregistré durant les dix dernières années un taux de croissance

moyen de 3%. En effet, en 2001 et dans un contexte de contre

performance du secteur agricole, de morosité de la conjoncture

59

internationale, l’économie marocaine a enregistré un taux de

croissance estimé à 5,5 % en 2003. Autre signe de consolidation

économique, le niveau de l’épargne nationale qui se situe aux

environs de 26% du PIB, grâce essentiellement à la progression

des transferts des marocains résidents à l’étranger (4,7 %), au

maintien à un niveau élevé des placements des avoirs extérieurs

à l’étranger et à la baisse des charges et intérêts de la dette

extérieure publique. Ainsi l’économie marocaine dispose d’un

cadre susceptible de constituer un levier efficace pour la

réalisation des objectifs de croissance durable, de résorption de

chômage et de réduction de la pauvreté.

Malgré tout cela il reste encore beaucoup à faire pour que le

pays s’engage définitivement dans la voie du développement

économique durable. Plusieurs grands défis restent à relever

notamment ceux concernant la démographie, le chômage,

l’analphabétisme, mais aussi de la généralisation massive de

l’accès aux soins, à l’eau potable et à l’électricité pour les

populations vivant dans les zones rurales reculées. Depuis le

désengagement social de l’Etat en 1983 suite au Plan

d’Ajustement Structurel1, la société marocaine, où se côtoient la

1. Au début des années 1980, le FMI et la Banque Mondiale font appliquer dans toute l’Afrique des plans d’ajustement structurel sur cinq secteurs (éducation, terre, services de base, femmes et syndicats) en échange de nouveaux prêts permettant le remboursement de la dette des pays du tiers monde. En clair, la politique économique de l’Afrique est dictée par Washington et implique une austérité budgétaire drastique (licenciements dans la fonction publique, démantèlement de l’éducation, de la santé et de l’agriculture), des privatisations massives (licenciements et liquidation économique des forces productives locales) et une connexion à un marché mondial qui lui est défavorable. Aujourd’hui, après deux décennies d’ajustement, l’Afrique est socialement meurtrie : l’espérance de vie baisse dans plusieurs pays, le revenu réel par habitant diminue dans des dizaines de pays, tandis que la population souffrant de malnutrition et du sida augmente. La dette de l’Afrique a plus que triplé depuis 1980, alors qu’elle a été remboursée plus de trois fois durant la même période. Des dizaines de milliards de dollars fuient chaque année le continent pour les pays riches, suite au remboursement de la dette, au rapatriement des bénéfices des multinationales du Nord et à l’évasion des capitaux organisée par les capitalistes africains. Pour approfondir cette problématique, voir ZACHARIE et TOUSSAINT, Afrique : abolir la dette pour libérer le développement, 2001. La situation marocaine est analysée dans la thèse de YAQINE, Contrainte extérieure et politique économique au Maroc : analyse comparative des effets des plans d’ajustement structurel, 2000.

60

misère la plus immonde et le luxe le plus ostentatoire, se

désagrège au fil des ans. Ceci provoque un sentiment

d’insécurité collectif qui conduit les couches sociales

paupérisées et précarisées à basculer dans la prostitution et la

drogue, dans la « mort du lien social »1. Rappelons qu’en 1997

et selon le Ministère de la Population, 10 % des Marocains

effectue 30 % de la dépense totale du pays, 47 % vit en marge

de la société, 19 % est en dessous du seuil de pauvreté (fixé à

moins de 303 dirhams2 par et mois par personne) en milieu

urbain contre 18 % en milieu rural. 5,4 % de la population est

totalement marginalisé et 41 % est classé par la définition de la

Banque Mondiale comme population vulnérable pouvant

basculer à tout moment dans la pauvreté ; bien qu’il n’y ait

officiellement que 11 % de chômage au niveau nationnal. En

sept. 2002 et prévoyant la montée du terrorisme sur cette base

alarmante, John Entelis écrit les lignes suivantes :

« Alors que s'élargit l’écart entre image et réalité au Maroc, les

conditions qui poussent les gens à l’action violente sont réunies :

l’immensité des problèmes économiques, un profond malaise parmi

les jeunes chômeurs miséreux des grandes villes, l’absence d’espoir,

pour les diplômés du secondaire comme du supérieur, de trouver un

emploi correctement rémunéré et correspondant à leur qualification.

De plus les défis culturels et ethniques posés par l'omniprésence de

l’Occident, par le tourisme, les variétés, les films, la télévision, la

musique et la littérature, soulèvent aussi des questions troublantes

pour les conservateurs, les traditionalistes et les croyants du pays. »3

Huit mois après la publication de ce constat, le Maroc connaît sa

première vague d’attentats terroristes.

1. Au sujet des comportements déviants des Marocains, nous renvoyons à l’enquête dirigée par DIALMY, Jeunesse, sida et islam au Maroc, les comportements sexuels des Marocains, 2000. 2. 1 euro = 10 Dirhams env. 3. ENTELIS, op. cit.

61

L’avènement du terrorisme

En mai 2003, alors que le Palais Royal tente de canaliser la

frustration nationale dans de grandes festivités liées à la

naissance du prince Moulay Hassan, le royaume est assommé

par une vague d’attentats terroristes qui s’abat dans la nuit du 16

mai 2003 sur Casablanca, faisant plus de quarante morts. La

violence islamiste, jusqu’alors contenue, créa un violent

traumatisme. Bien que le terrorisme qui venait tout juste de

frapper à Riyad revêt une dimension internationale, les quinze

terroristes étaient tous issus des jeunes homme des bidonvilles

de la périphérie de Casablanca. Les différents plaisirs de la

modernité et son confort leur sont inaccessibles, les endroits

frappés ciblent la consommation et les jouissances : clubs,

restaurants, hôtels. Il s’agit d’un « islamisme d’en bas »1, celui

des classes défavorisées, exclues de la consommation, des

plaisirs et du pouvoir symbolique. Ce terrorisme urbain

s’enracine dans la ville et la cible en même temps. C’est, pour

reprendre les mots de Dialmy, « le terrorisme d’une partie de la

ville contre une autre partie de la ville »2.

Le Maroc n’est donc plus à l’abri, comme cela avait été si

longtemps proclamé. Dans le même temps, la longue liste des

activistes marocains poursuivis au niveau mondial dans le cadre

de l’enquête contre Al-Qaida (plusieurs dizaines à travers le

monde) laisse sans souffle les classes dirigeantes marocaines.

Entre l’été 2002 et l’hiver 2003 et selon Amnesty International,

il semble qu’un premier millier d’islamistes aient été arrêtés,

mis au secret ou poursuivis en justice3. Ce changement de ton si

soudain du Ministère de l’Intérieur pousse des journalistes à

s’interroger sur les objectifs des forces de sécurité. Certains,

comme ‘Ali Lmrabet, sont emprisonnés et ses journaux interdits

1. Terme emprunté à Dialmy, DIALMY, op. cit. 2. Ibid. 3. A ce sujet, voir les études de Amnesty Internationnal (www.amnesty.fr).

62

sans que l’on puisse rien en déduire1. Cette gigantesque chasse

aux terroristes permet la tenue sereine mais très contrôlée des

élections communales du 12 septembre 2003. Si la

démocratisation est réaffirmée comme l’objectif national

prioritaire du Pouvoir, les islamistes de toutes obédiences

confondues sont contraints de faire amende honorable et surtout

de faire silence : cinq mille d’entre eux auraient été arrêtés en

l’espace de six mois au prix de nombreuses bavures2. Par la

suite, l’implication d’islamistes marocains dans la préparation

de l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid déstabilise profondément

toute la société marocaine. Cette montée du terrorisme coïncide

avec la crise de l’emploi qui touche aussi bien les zones rurales

qu’urbaines.

La crise de l’emploi

Au printemps 2003, dans un article intitulé « La trajectoire du

Maroc indépendant : une panne de l’ascenseur social »3, le

sociologue tunisien N. Bouderbala compare la Tunisie au Maroc

et y affirme ceci :

« A première vue, les écarts de l’an 2000 entre les deux pays, ont,

par leur ampleur, quelque chose de surprenant et d’inconcevable. La

première impression est que le Maroc, au potentiel impressionnant

en 1956, a bel et bien gâché ses chances de développement. Le

retard pris, en un peu moins d’une demi siècle, apparaît comme

considérable, non seulement dans le domaine économique (…), mais

également dans le domaine social (…) où les progrès consolident le

lien de citoyenneté. »4

1. En juillet 2003, le journaliste et rédacteur en chef de l’hebdomadaire Demain, ‘Ali Lmrabet, a été condamné à l’interdiction d’exercer son métier au Maroc pendant dix ans au terme d’un procès pour « outrage au roi ». Condamné à trois ans de prison ferme, il est libéré après huit mois de détention et une grève de la faim de 47 jours, bénéficiant d’une grâce royale. 2. En février 2004, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) publie un rapport intitulé Le Maroc à l'épreuve du terrorisme: la tentation de l’arbitraire , qui dénonce l’abus de la violence et l’arbitraire des poursuites frappant des personnes peu impliquées dans ces affaires (www.fidh.org) 3. Article paru dans Critique économique n° 10, 2003, pp. 04-27. 4. Ibid., p. 15.

63

Dans une perspective de comparaison maghrébine, cette

description de l’échec d’un projet de développement participe,

selon M. Catusse, aux « prémices de la mise en récit

contemporaine d’une question sociale dans le Maroc

‘‘ajusté’’»1. Le Maroc contemporain est soumis, depuis son

indépendance, à des réformes économiques d’inspiration

libérale. La politique de privatisation engendre, depuis le début

des années 1980, une prise de conscience populaire qu’elle

qualifie de « réinvention du social »2 par des acteurs pluriels.

Cette réinvention du social se veut à la fois formulation de

questions et proposions de réponses pragmatiques. La

génération de Marocains qui arriva à l’âge adulte dans les

années 1990 a largement bénéficié de la généralisation de

l’école et de l’élargissement de l’accès à l’Université, élevée en

outre dans la perspective d’un emploi garanti aux diplômés (de

droit en Syrie ou en Égypte, de fait en Jordanie, en Algérie, en

Iran), ou à tous les nationaux (en Arabie Saoudite et dans les

pays producteurs de pétrole). Mais, au moment où elle arrive sur

le marché du travail, l’État ne recrute plus et les entreprises

publiques sont en crise. Le pouvoir d’achat des fonctionnaires

est en chute libre3. Arrive ensuite le chômage, difficile à

mesurer car se confondant plus ou moins systématiquement avec

sous-emploi, pluriactivité et, bien entendu, travail

informel…Des catégories incertaines en l’absence de

réglementation stricte et d’encadrement du marché de l’emploi,

auxquels s’ajoute la carence des systèmes de protection sociale4.

Rappelons que c’est au cours des années 1980 que le chômage

enregistra de considérables hausses au Maroc, les dernières

estimations évaluent le taux national de chômage à 11 %. Ce

1. CATUSSE, « Les réinventions du social dans le Maroc ‘‘ajusté’’ », dans Le travail et la question sociale qu Maghreb et au Moyen Orient, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée n°105-106, 2004, pp. 221-246, p. 222. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 32-42. 4. Ibid., p. 42.

64

chiffre est considéré comme étant très largement sous-estimé,

l’absence d’institution de prise en charge du chômage ne permet

pas, à ce jour, la construction de statistiques fiables dans un

contexte où l’emploi informel, c'est-à-dire non déclaré à la

Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) est considérable.

Selon A. Agouran et A. Belal, le taux de chômage atteignait déjà

50 % en ville (et 60 % dans le monde rural) au début des années

1980. Ces chercheurs démontrent que ce taux augmentera de 3

% par an alors que celui du nombre d’emploi sera de 2 %.

D’après leurs projections statistiques, le taux de chômage, en ce

début de 21ème siècle, se situe entre 70 % et 75 % en milieu

urbain contre 85 % en milieu rural1. Précisons que le taux

d’urbanisation actuel est de 55,1 % et que la population urbaine

représente 57% de la population totale. Il apparaît cependant

d’après les données du recensement national de septembre 2004

que le chômage serait plus important en milieu urbain qu’en

zones rurales et que les jeunes seraient les populations les plus

vulnérables : les taux de chômage trimestriels ont connu une

tendance à la baisse au cours des trois premiers trimestres de

2005 et une remontée au 4ème trimestre. La création d’emplois

n’ayant pas été suffisante alors pour faire face à l’offre

additionnelle de travail. Pour l’ensemble de l’année 2005, la

population active en chômage est passée, au niveau national, de

1 193 000 en 2004 à 1 227 000 chômeurs en 2005, dont 76,5% a

été enregistrée en milieu rural alors qu'il a quasiment stagné en

milieu urbain. En zones rurales, seules les actifs ayant un

diplôme ont vu leur taux de chômage baisser de 0,9 % entre

2001 et 2005. Cependant selon J. El Aynaoui, ces faits, qui sont

les conséquences de l’exode rural du depuis les années 1960,

s’accompagnent d’une transformation du marché de l’emploi en

1. AGOURAN et BELA, « bilan de l’économie marocaine depuis l’indépendance », dans le Bulletin économique et social du Maroc n° 32, p. 116, éd. de l’Univ. M. 5, 1980, Rabat, Maroc.

65

faveur des femmes1. Ceci traduit une désorganisation des

systèmes d’intégration sociale antérieurs, une précarisation de

l’emploi en général et une fragilisation des conditions de vie

bouleversées par la question de l’habitat insalubre périurbain et

illicite. Ces signes critiques entraînent évidement à tous les

niveaux de la société une prise de conscience des limites et de la

faiblesse du système de protection social mis en place à

l’indépendance. Selon M. Catusse, ce système conçu sur

l’archétype du modèle français reste à ce jour élitiste et centré

sur la protection des salariés du secteur public, bien que le

Maroc possède, depuis 1942, des caisses de cotisation publiques,

semi-publiques ou privés fondées sur les cotisation patronales

ou salariales pour palier aux allocations familiales, les pensions

de retraites et les remboursement des frais de maladie2. La

libéralisation économique du Maroc s'accompagne d'une

flexibilisation des rapports au travail qui se traduisent par

l’augmentation de la désalarisation. Selon El Aoufi, la part des

catégories salariées dans la population active employée est

officiellement passée de 45,4 % en 1982 à 38 % en 20013. Au

terme de l’année 2005, le taux atteint 52,1 %, la population

active âgée de 15 ans et plus a atteint le niveau de 11 140 000

personnes4. En zones urbaines, le secteur des « services » et

« bâtiment et travaux publics » reste les principaux pourvoyeurs

d’emplois, avec un accroissement de l’effectif des personnes

employées de 04% et une contribution à l’emploi total créé

d’environ 94,6%. C’est une logique de précarisation du travail

qui se déroule par, d’une part la prolifération des emplois non

déclarés, mais aussi d’autre part la promotion de formes de

1. AYNAOUI, « Genre, participation, choix occupationnel et gains sur un marché du travail segmenté : une analyse appliquée au cas du Maroc », dans les Annales marocaines d’économie n° 22-23, 1996 pp. 109-150. 2. CATUSSE, op. cit., p. 227. 3. El AOUFI, « L’impératif social au Maroc : de l’ajustement à la régulation », dans Critique économique n °3, 2000, pp. 109-150. 4. Ce chiffre est issu des résultats du recensement de 2004 publiés sur le site Internet du Haut Commissariat au Plan du royaume du Maroc (www.hcp.ma).

66

travail précaires, type contrats à durée déterminée, travail

occasionnel, temporaire ou partiel, intérim. Ajoutons à ceci la

conclusion du rapport dévaluation réalisé par la Banque

mondiale du programme de Priorité sociales1 (BAJ, 1996), qui

affirme que le système actuel ne protège pas ceux qui en ont le

plus besoin : les personnes qui n’ont pas de source de revenu

permanente ou suffisante, celles qui n’ont pas d’emploi stable

ou qui le perdent, qui sont à la merci d’événements extérieurs tel

que la sécheresse et la hausse des prix, ou encore qui subissent

des chocs économiques personnels tels que la maladie, mort du

chef du ménage, divorce / répudiation, ou augmentation du

nombre de personnes à charge. Dans ces cas, les Marocains

cherchent généralement de l’aide auprès des réseaux de

solidarité traditionnels. Mais ces réseaux s’affaiblissent en

raison des migrations et de l’urbanisation croissante.

Le projet socio démocratique et les concurrences du

pouvoir religieux

La société Marocaine subit une crise à la fois économique,

sociale et politique très alarmante. Sans aucun doute, ce début

de 21ème siècle correspond à un moment particulier de son his-

toire. Face à la crise de l’emploi, à l’islamisme et à la montée du

terrorisme, l’Etat met en œuvre, d’une part, de grands

programmes sociaux pour l’habitat et l’urbanisme2 et, d’autre

1. Cité par M. Catusse. CATUSSE, op. cit., p. 243. 2. En 2001, le roi Muhammad 6 a lancé un vaste programme intitulé « 200 000 logements sociaux par an » pour tenter de mettre fin au logement insalubre péri-urbain. Dans un discours public, il déclare que les bidonvilles sont « l’une des manifestations choquantes du déficit social » et érige ce programme en « priorité absolue », du fait qu’il « menace l’équilibre de notre tissu social et de notre environnement » et qu’il « entrave les efforts de développement du pays » (extraits du discours du trône du 20 août 2001 disponible sur www.mincom.gov.ma). Ainsi, et suite aux attentats de Casablanca du 16 mai 2003, la politique publique de l’aménagement du territoire et de l’habitat social occupe une place primordiale dans le cadre de l’édification des villes nouvelles aux bords des grands pôles urbains marocains, combinant préoccupations sociales et objectifs sécuritaires.

67

part, impose des avancées démocratiques sans précédent. En

2004, le roi crée l’ « Instance Equité et Réconciliation » (IER),

un organisme de la fonction publique chargé d’enquêter sur les

années noires du règne de Hassan 2 et de réhabilité ses

victimes1. La même année il impose au parlement la réforme de

la Moudawana, qui permet une revalorisation du statut juridique

des femmes. Ces tentatives de renégociation de la place de

l’individu prennent place dans un environnement en mutation

rapide, où le statut du sacré et de l’islam est malmené à la fois

par l’islamisme politique national et transnational, des discours

religieux conservateurs dans la sphère publique et par

l’apparition du terrorisme. De toutes parts, la monarchie se

trouve remise en question dans son fondement religieux,

l’espace religieux se peu à peu défait du contrôle monarchique.

L’islamisme contemporain surgit et, au nom de Dieu, il appelle

les fidèles à la moralité et à la solidarité pour faire face à la

misère et à la corruption. S’opposant au consumériste célébré

par la société occidentale, il propose un projet d’avenir basé sur

le passé prônant l’austérité et l’autosuffisance. Le

développement des associations islamistes ainsi que

l’intégration du PJD au gouvernement a totalement transformé

le paysage religieux marocain et remis à l’ordre du jour le débat

entre islam légal et pratiques religieuses locales. L’islamisme

politique, qu’il ait échoué ou non, demeure l’une des principales

forces politique et sociale de la société marocaine. Si au niveau

doctrinal les islamistes rejettent avec violence la modernité au

nom d’une morale wahhabite austère, l’étude de ces

mouvements par Tozy, Dialmy, Zeghal et Roy montre qu’ils

sont plutôt un avatar de la modernisation des sociétés

1. L’IER inscrit dans sa démarche des audiences publiques télévisées qui donnent la parole aux victimes et à leurs familles. Fin 2005, elle localise les tombes de 700 personnes considérées comme disparues et instruit pas moins de 17000 dossiers individuels, parmi lesquels 10000 bénéficieront d’une indemnisation financière. Le fait est inédit dans le monde arabe. Les rapports d’enquête et leurs avancées son disponibles sur le site Internet ouvert à cette occasion (www.ier.ma).

68

musulmanes. Ils représentent aussi une forme d’adaptation à la

modernité par leur utilisation pragmatique de ses éléments

technologiques (médias, système de communications, réseaux

de mobilité transnationaux) au profit de la propagande d’une

utopie passéiste. Cette situation complexe réactive la relation

triangulaire qui existe entre monarchie, islamisme politique et

mysticisme confrérique. Pour reprendre les mots de Malika

Zeghal, « ces trois termes ne sont pas exclusifs et

communiquent »1 les uns les autres. La monarchie emprunte,

investie et tente une mainmise à la fois dans l’islamisme et dans

le mysticisme. Qui peut dire aujourd’hui le légitime en islam et

s’en faire le représentant dans un paysage religieux si éclaté ?

L’islam, objet de réinterprétations concurrentes, représente un

enjeu de pouvoir dont les appropriations sont multiples. Le

mysticisme, lui-même extrêmement varié, ne représente que

l’une des formes de cette appropriation. Dans ce contexte,

comment peut-on définir la place d’une confrérie religieuse

comme celle des Aïssâwa dans le Maroc contemporain ? Ce

simple questionnement contient toute notre problématique.

LA PROBLEMATIQUE

Pour subsister, toute confrérie a besoin d’une institution

religieuse localisée et composée d’un territoire sacré, de

responsables hiérarchiques et de groupes d’affiliés plus ou

moins actifs. Si la politique du Palais Royal définit la situation

actuelle des ordres mystiques marocains, d’autres facteurs

(englobant des notions symboliques, spirituelles, éducatives,

religieuses, sociales et économiques) déterminent leur

fonctionnement. Dans cette société en mutation, où la crise de

l’emploi n’autorise aucune perspective d’avenir et où la religion

est un enjeu de pouvoir, il nous semble important de nous

1. ZEGHAL, op. cit., p. 22.

69

interroger sur le processus de production de nouvelles données

liées à la rencontre de l’Islam et de la modernité. Pour cela, nous

souhaitons déterminer le rôle joué par le mysticisme dans :

- Les processus de construction du sujet musulman

- La création de réseaux de solidarité économique

- La définition des sphères privées et publiques

- La création d’espace de mixité sociale

- La création de nouvelles normes esthétiques et liturgiques

Notre propos est de faire apparaître les conflits, les stratégies,

les tensions et les ruptures qui s’opèrent dans le champ religieux

contemporain.

Les axes de recherches

Neufs axes de recherches nous semblent pertinents pour

répondre à notre problématique : la doctrine, la bureaucratie

religieuse, la perception sociale de la confrérie, les disciples

actuels, le modèle confrérique contemporain, le triptyque

mysticisme-islam-modernité, les rituels et la place des femmes.

Définissons-en les caractéristiques :

1. Le fondateur : qui était le fondateur de la confrérie des Aïssâwa

? A quelle époque vivait-il ? Quelle est sa biographie ? Que

cherchait-il à faire ? Avait-il des disciples ? Quel souvenir

garde-t-on de lui ?

2. La doctrine : Quel type de doctrine proposait-il de son vivant à

ses partisans ? Quelles en sont les origines et les

caractéristiques ? Cette doctrine est-elle connue et pratiqué par

les disciples actuels ?

3. La bureaucratie religieuse : qui sont les représentants du

fondateur à l’heure actuelle ? Quels liens entretiennent-ils avec

70

l’Etat marocain ? Quelle est leur organisation hiérarchique ?

Jouent-ils un rôle dans le champ politique ? Comment gèrent-ils

leur héritage spirituel ? Quel type de croyance entretiennent-

ils vis-à-vis des fidèles ? Respectent-ils la doctrine établie par

leur ancêtre ?

4. La perception sociale : que représente la confrérie pour ses

sympathisants ? Pour ses opposants ? Comment les disciples

actuels sont-ils considérés ?

5. Les disciples actuels : quel est leur profil social ? Sont-ils

nombreux ? Comment sont-ils organisés ?

6. Le modèle confrérique contemporain : pourquoi les Marocains

intègrent-ils la confrérie ? Connaissent-ils la doctrine du

fondateur ? La respectent-ils ? Que représente la confrérie à

leurs yeux ? Quels liens entretiennent-ils les uns avec les

autres ? Sont-ils en contact avec la bureaucratie religieuse ?

Avec les membres d’autres confréries ? Avec l’Etat ? De quelles

manières ? Quelles ressources y trouvent-il ? La confrérie est-

elle un bloc monolithique ou des voix internes s’élèvent-elles

pour manifester une dissidence ? Quelle est la place du spirituel,

du religieux, du social et de l’économique ?

7. La mystique, l’islam et la modernité : qu’attendent les Aïssâwa

de l’islam ? De la mystique ? Rejettent-ils la modernité ? Y

adhèrent-ils ? Comment ? Des stratégies individuelles et des

conflits sont-ils à l’œuvre ? Lesquelles ? Avec qui ? Dans quel

domaine (politique, religieux, artistique, économique) et dans

quel but ? La confrérie permet-elle une redéfinition du sujet

musulman ? Se distinguent-ils des conservateurs ?

8. Les rituels : dans quel contexte et à quelles occasions se

déroulent les pratiques rituelles des Aïssâwa ? Quelle place y

71

occupent les techniques corporelles (transe) ? Quel en est le

symbolisme ? Le rituel est-il en rapport avec la doctrine du

fondateur ? Avec le mysticisme ? Quel est le point de vue des

Aïssâwa et sur cette pratique ? Sont-ils en rupture vis-à-vis des

anciennes croyances ? Constatons-nous une évolution par

rapports aux anciens rituels ? Les rituels proposent-ils une

articulation particulière des sphères publiques et privées dans ce

contexte musulman ? Quels en sont les aspects artistiques

(musique, danse) et esthétiques ? Ceux-ci ont-ils une importance

pour les Aïssâwa ? Pour les sympathisants ? Pourquoi ?

9. La place des femmes : quelle est la place accordée aux femmes

dans les pratiques rituelles ? Que représentent ces pratiques à

leurs yeux ? Y participent-elles ? De quelles manières ? Y

trouvent-elles un espace d’expression ?

Il nous est apparu nécessaire de combiner les approches

historique, anthropologique, sociologique et la pratique

artistique afin de saisir les spécificités et la portée de

l’appropriation d’un système religieux aussi complexe par les

individus.

LA METHODE

Cette étude est le résultat de onze mois de recherche de terrain à

Fès et à Meknès au Maroc, espacés sur quatre années (de février

2002 à septembre 2005). N’étant ni arabophone ni arabisant

(nous sommes nés en France de parents originaires de Kabylie),

nous avons suivi pendant un an des cours d’arabe classique à

l’université de Melun (Seine et Marne) complétés par des cours

d’arabe dialectal à Fès auprès d’un jeune doctorant en

informatique. Avant d’entamer cette étude, nous avions étudié

l’informatique et les systèmes de communications hypermédias

à l’université Paris 8 (maîtrise obtenue en juin 2001). Notre

72

formation en Sciences Sociale a débuté l’année 2002,

parallèlement à notre première enquête de terrain au Maroc dans

le cadre de notre DEA (obtenu fin 2002 à l’Institut Maghreb

Europe, univ. Paris 8). Notre méconnaissance initiale de

l’islamologie, de l’anthropologie et de la sociologie n’a pas

supposé, a priori, la réalisation d’une telle étude de notre part.

Mais les encouragements de nos professeurs lors de la

soutenance du DEA nous ont rendu suffisamment confiant pour

entreprendre, sur leurs recommandations, une thèse de l’EHESS.

Malheureusement, cette transition administrative nous a

empêché de facto de postuler au financement de thèse. La

totalité de la recherche a donc été financé par nous à l’aide

d’emplois plus ou moins précaires et informels en France. Nous

avons cessé de travailler l’année scolaire 2005-2006 pour mener

à bien la rédaction du présent travail.

Au Maroc, les premiers contacts ont été particulièrement faciles.

Après deux mois de reconnaissance de terrain, le choix d’une

communauté d’étude s’est imposé en fonction des critères de

langue, d’accessibilité par transport en commun et de présence

routinière de pratiques rituelles. A cette occasion, nous avons

co-loué avec des étudiants étrangers ou Marocains deux

appartements meublés situés dans le quartier de la gare à Fès et

près du conservatoire de musique à Meknès. Exposons

maintenant le protocole de notre enquête de terrain.

Le protocole de l’enquête

Nous allons définir ici le protocole de notre enquête : les

terrains, les dates des séjours, les enquêtés et le mode de

rencontre, la présentation de l’étude à ces derniers et le profil

social des échantillons enquêtés.

73

Les terrains

Notre enquête a été menée dans deux villes du Maroc : Fès et

Meknès1.

Fès :

Fès ou Fez (fâs en arabe, litt. « pioche ») est souvent considérée

comme le centre spirituel et culturel du Maroc. C’est la

quatrième plus grande ville du pays (après Casablanca, Rabat et

Marrakech) et l’une des quatre « villes impériales » avec

Marrakech, Meknès et Rabat. Son rayonnement international

passé en fait l’une des capitales de la civilisation arabo-

musulmane aux côtés de Damas, Bagdad, Courdoue, Grenade et

Jérusalem. Située à l’extrémité orientale de la plaine du Saïs à

203 km à l’est de Rabat et à 65 km à l’est de Meknès, son nom

vient d’une une légende selon laquelle une pioche en or aurait

été utilisée par Moulay Idriss 1er pour délimiter l’enceinte de la

ville 7892. Les sources d’eau vitales aux alentours ont sans

aucun doute été un critère important lors du choix de

l’emplacement pour la future métropole, servant alors de base

militaire pour les campagnes de Moulay Idriss 1er vers Taza et

Tlemcen. En 809, son fils Idriss 2nd fonde sur l’autre rive une

cité avec son palais royal, ses canaux et ses murailles. Fès se

trouve à un emplacement particulièrement avantageux, au

croisement de routes commerciales importantes, au cœur d'une

région naturellement généreuse avec des matières premières

précieuses pour l’artisanat (pierre, bois, argile). Fès se trouve

notamment sur la route des caravanes allant de la Méditerranée à

l’Afrique noire en passant par la grande ville commerciale

1. Pour exposer l’historique des villes de Fès et de Meknès, nous nous aidons des écrits de Laroui et de Sebti. A. LAROUI, Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, 1975, vol. 2. SEBTI, Aristocratie citadine, pouvoir et discours savant au Maroc pré-colonial : contribution à une rélecture de la littérature généalogique fassie (XVe-début du XXe siècle), 1984. 2. Une autre version de la légende dit qu’une pioche d’or aurait été découverte sur les lieux lors des fondations.

74

Sijilmassa (disparue au 17ème siècle) dans la région de Tafilalet

(ce qui correspond de nos jours à la région de Erfoud). A partir

de 817-818 s’installent dans la ville les premières familles

andalouses expulsées par les Omeyyades de la ville espagnole

de Cordoue. Peu de temps après les familles bannies de

Kairouan s’installent sur l’autre berge. Les nouveaux arrivants

apportent avec eux aussi bien un savoir-faire technique et

artisanal qu’une longue expérience de la vie citadine. Sous leur

impulsion, Fès devient un centre culturel important et la

mosquée universitaire Qarawiyine, connue pour être la plus

ancienne université au monde (fondée au 9ème siècle par une

femme pieuse originaire de Kairouan, Fatma ben Muhammad al-

Feherî) et rayonne comme l’un des centres spirituels et culturels

les plus importants de l’époque. Des centaines d’étudiants

(taleb-s) y logent pour suivre les cours de professeurs réputées

(des ‘ulamâ )̀, s’y préparant à des fonctions diverses :

enseignements, notariat, judiciaire etc. La grammaire, la

théologie, le droit coranique et la mystique étaient à cette

époque les matières les plus importantes. Son influence en fait le

cœur religieux du Maghreb et se ressent jusque dans les écoles

de l’Espagne musulmane et vers l’Europe. Les Almoravides

choisissent Marrakech comme capitale dès le 9ème siècle, mais

Fès n’est pas délaissée et les deux parties de la ville sont réunies

à la fin du 11ème siècle par la décision du prince Youssef ben

Tachfine. La ville redevient la capitale du royaume en 1250 par

l’avènement de la dynastie Mérinide. Sous leur règne, la

nouvelle ville de Fès jdîd (la « nouvelle » Fès) est fondée en

1276, équipée de remparts, de palais et de jardins, en opposition

à Fès al-balî (la vieille ville). La population juive qui se trouvait

aux alentours du palais est forcée de partir et le mellah (le

quartier juif) se forme dans l’ancien quartier de la garnison des

archers syriens. Au début du 14ème siècle la ville connaît une

forte croissance grâce aux caravanes allant jusqu’au port de

Badis dans le Rif, Fès est en permanence liée à l’Espagne

75

musulmane et à l’Europe. Les troubles politiques et socio qui

apparaissant dans le royaume marquent la fin des Mérinides et

atteignent Fès en 1465. Le dernier sultan Mérinide, ‘Abd al-

Haqq, est victime dune insurrection et qui éclate dans la ville.

En 1471, celle-ci tombe aux mains des Wattassides mais souffre

en 1522 d’un tremblement de terre qui la détruit en partie. La

dynastie des Saâdiens s’en emparent 1554 mais préfèrent

s’établir à Marrakech. De nombreux bâtiments sont reconstruits,

restaurés ou remplacés par des nouveaux. Sous cette dynastie,

Fès est en proie à l’anarchie. Ayant perdu une fois encore son

statut de capitale, elle prend partie dans les luttes fratricides des

prétendants au trône à partir de 1603. A la fin du 17ème siècle et

avec l’avènement de la dynastie Alawite, Meknès devient

capitale du royaume par décision de Moulay Ismail. Il installe à

Fès une partie du clan des Oudaya1 qui l’avaient aidé à gagner le

pouvoir. Après sa mort (1727), les Oudaya se révoltent, mais ne

seront chassés de la ville qu’en 1833 par le sultan ‘Abd er-

Rahmân. Avec Moulay ‘Abdallah, le successeur de Moulay

Ismail, Fès redevient la capital du Maroc. La sollicitude des

sultans Alawites pour la religion et la science se traduit par

l’édification de mosquées et de medersas. D’autres grands

travaux sont entrepris, tels la construction de ponts et le pavage

des rues. Au 19ème siècle, les deux anciennes parties de la ville

sont reliées et unifiées grâce nouvelles constructions comme le

palais Boujloud et la manufacture d’armes, la Makina. Jusqu’au

début du protectorat en 1912, Fès reste la capitale du Maroc.

C’est à Fès que le traité de protectorat français et espagnol (pour

le Nord du pays ainsi que le Sahara Occidental) est signé le 30

Mai 1912. Rabat est déclarée officiellement capitale du Maroc

1. Les Oudaya étaient les descendants d’une tribu arabe venue an Afrique du Nord au début du 13éme siècle. D’abord installées au Sahara, ils entrèrent souvent en rébellion contre les sultans et furent expulsés de Fès où ils provoquèrent de grands ravages. Ils furent répartis en diverses villes du territoire et, en récompense de services rendus, Moulay Ismail les chargea de surveiller la tribu des Zaer qui, jusqu’au 19ème siècle, effectua des intrusions jusque dans la ville de rabat. Un célèbre quartier de cette ville prit ainsi leur nom.

76

mais Fès reste cependant un lieu de résidence royal important et

un centre culturel, artisanal, commercial mais aussi politique.

Sous la direction de Lyautey et d’après les plans de l’architecte

Henri Prost, une nouvelle ville se développe au sud de Fès al-

jdîd. Si elle fut dans un premier temps le quartier résidentiel des

européens, la « ville nouvelle » a continué à se développer

comme ville arabe moderne avec de nouveaux quartiers de

villas. Les autorités, institutions et entreprises de services s’y

installent. Fès entreprend son essor industriel et devient un

important centre textile. Conservant son rôle de métropole

religieuse et intellectuelle, la vieille capitale idrisside manifeste

à plusieurs reprises sa volonté d’indépendance : l’Istiqlal (le

parti de l’indépendance) est créé à Fès par ‘Allal El-Fassi1 et de

nombreuses initiatives pour chasser l’occupant français émanent

de cette ville.

Les grandes familles de Fès, appelées les fassis, ont une histoire

particulière, qui les distingue des autres habitants de Fès

d’aujourd’hui, que l’exode rural a récemment amené dans la

ville. Ces nobles de l’Islam à la notoriété nationale sont un

mélange de différentes origines : chérifienne, juive ou

andalouse, et exercent des activités de commerçants, de savants

ou d’artistes. Depuis les années 1960, la plupart des grandes

familles fassis émigrent vers d’autres villes du Maroc,

Casablanca principalement. La vieille ville, la médina, est

1. ‘Allal El Fassi (1910-1974) est un homme politique marocain et le fondateur du parti indépendantiste marocain. Après des études à Qarawiyine, El Fassi est emprisonné suite à ses actions militantes contre le régime du protectorat. A sa libération et pour le substituer au mouvement nationaliste, les autorités françaises lui proposent un poste important dans la ville de Marrakech qu’il décline. Après d’importants incidents au Maroc entre les nationalistes et les autorités, ‘Allal et ses coreligionnaires sont contraints à l’exil par l’Etat français. La France l’envoie au Gabon, où il séjourne pendant neuf ans et d’où il participe à la création du parti indépendantiste marocain, Istiqlal (litt. « indépendance »). Il retourne au Maroc pendant une brève période en 1946, avant d’être de nouveau exilé au Caire où il forge une grande partie de son idéologie politique. Il fait son retour au Maroc en 1956, année de son indépendance et assume la direction du parti Istiqlal et occupe différentes charges publiques. Membre de l’académie de langue arabe de Damas et du Caire, il meurt à Bucarest le 13 mai 1974, où, à la tête d’une délégation de l’Istiqlal, il devait traiter du conflit israélo-palestinien.

77

classée depuis 1996 comme « patrimoine mondial de

l’humanité » par l’UNESCO, qui, avec le concours d’experts

internationaux, élabore un schéma directeur de restauration et

d’assainissement. La ville nouvelle reflète aujourd’hui la

modernisation et le développement économique du pays. Ainsi,

c’est dans cette partie de Fès que se rencontrent modernité

(centres commerciaux, buildings, hôtels 5 étoiles...) et culture.

Dans la médina se situe le tombeau de Moulay Idriss 2nd sur

lequel la municipalité célèbre chaque année la grande fête

patronale (al-mussem) en présence des délégations officielles

qui assistent au défilé public des disciples musiciens de

plusieurs confréries (principalement Gnawa, Hamadcha et

Aïssâwa). Fès accueille en outre les zâwiya-s de célèbres ordres

mystiques : Darqâwiyya, Tijâniyya et Qâdiriyya-Bûdchichiyya.

Ces dernières décennies, le tourisme ne cesse de se développer

et devient un important facteur économique. Ceci est d’autant

plus important grâce à des manifestations culturelles telle que

celle tenue en juin de chaque année, le Festival des musiques

sacrées de Fès, où se produisent des artistes venus du monde

entier et des musiciens confréries marocaines (principalement

Aïssâwa, Hamadcha, Qâdiriyya-Bûdchichiyya, Tijâniyya,

Darqâwiyya et Ahl Twat). Fès est jumelée avec Montpellier,

Strasbourg et Florence, Jérusalem en Palestine et avec Bobo

Dioulasso au Burkina Faso.

Aujourd’hui et selon le recensement de 2004, la ville compte

environ 1 400 000 habitants. A l’heure où nous écrivons ces

lignes, la nouvelle monographie socio économique de Fès issue

du dernier recensement n’a pas encore été publiée par le Haut

Commissariat au Plan. Cependant, Mohamed Rharrabi, le préfet

de la région de Fès-Boulemane, nous apprend dans un entretien

menée par le journal l’Economiste1 que le taux de chômage

pour les jeunes diplômés âgés de 20 à 30 ans est de 22,3%

(contre 4,2% chez les jeunes sans diplôme), soit le double de la

moyenne nationale. Ce taux de chômage est surprenant car les

78

créations d’entreprises sont en forte hausse. Si le textile et

l’agroalimentaire sont les industries historiques de Fès, la

présence de centres de savoir (2 universités, 93 centres de

recherche et laboratoires, 101 unités de formation et un institut

national de plantes médicinales et aromatiques) attire de

nombreux investisseurs dans les nouvelles technologies de

communication. Fès s’appuie aujourd’hui sur une infrastructure

télécoms de qualité accessible à des coûts compétitifs. La

délocalisation des services lui offre de grandes possibilités de

diversification. La ville, qui bénéficie déjà du mouvement de

sortie de l’axe Casablanca-Rabat, abrite aujourd’hui sept centres

d’appels d’opérateurs téléphoniques étrangers et un centre de

traitement de données Internet qui emploient un millier de

personnes. A moyen terme, l’objectif est de faire de la région un

fournisseur reconnu de services informatiques, d’innovation et

d’ingénierie à valeur ajoutée et une référence dans l’édition de

logiciels. Parallèlement à la multiplication des quartiers

industriels (la région de Fès-Boulemane dispose de 8 zones

industrielles étendues sur 400 hectares), les anciens quartiers de

la ville souffrent d’une dégradation avancée de leurs

équipements en particulier la voirie et l’éclairage public. Le

logement insalubre et clandestin (urbain et périurbain)

concernait, dans les années 1980, 26 % de la population1. L’Etat

tente d’y remédier par la réalisation de grands travaux de

réhabilitation et d’aménagement de la voirie.

Meknès :

Meknès (Mîknâs en arabe) est située à 140 km à l’est de Rabat et

à 60 km au sud-ouest de Fès. L’histoire de Meknès semble

remonter à la création d’une bourgade rurale non fortifiée au

8ème siècle. La population originelle de la région de Meknès

1. ABOUHANI & AMEUR, « La recherche urbaine au Maroc : un état de la question », dans Pratiques urbaines, n° 6, 1988, pp. 04-26, p. 18. AMEUR, « Le logement des pauvres à Fès : processus de production et tendances de l’évolution », dans Tiers-monde, tome 29, n° 116, 1988, pp. 1171-81.

79

appartient à des tribus berbères et c’est l’installation au 9ème

siècle de la tribu des Meknâssa, au nord de l’oued Boufekrane,

qui donne son nom à la ville. Les Almoravides en font un site

militaire au 11ème siècle. Les Almohades détruisirent la cité pour

en reconstruire une plus vaste comprenant mosquées et

puissantes fortifications. Lorsqu’ils s’en emparent au début du

14ème siècle, les Mérinides la dotent d’infrastructures publiques.

Après la fin des Wattassides et pour des raisons stratégiques,

politiques et géographiques, Moulay Ismail, le deuxième roi de

la dynastie Alawite, quitte Marrakech en 1672 et vient installer

sa capitale à Meknès. Il fait reconstruire la ville et élève 40 km

de remparts autour de la cité. C’est l’âge d’or de Meknès, qui se

dote de ses plus beaux éléments architecturaux, notamment ses

grandes portes. Malgré la poursuite des travaux et les

constructions entreprises par son fils Sîdî Muhammad ben

‘Abdallah, Meknès, le centre de l’empire de Moulay Ismail,

décline rapidement après la mort de l’illustre souverain. Les

sultans transférèrent leur résidence tantôt à Fès tantôt à

Marrakech.

Meknès est aujourd’hui composée de deux agglomérations bien

distinctes et séparées par le vallon de l’oued Boufekrane.

L’ancienne cité comprend la ville impériale et la médina. Celle-

ci est inscrite depuis 1996 sur la liste du patrimoine mondial

établit par l’UNESCO, en tant que « bien représentant de façon

remarquablement complète et satisfaisante la structure urbaine et

architecturale d’une capitale du Maghreb du 17ème siècle, alliant

de façon harmonieuse des éléments de conception et de

planification islamique et européenne »1. La ville nouvelle,

construite à partir de 1920, traduit actuellement la modernisation

et le développement économique de la ville. On y trouve les

centres administratifs et commerciaux, les hôtels de luxe

côtoient le Mac Donald’s. Meknès est jumelée avec Nîmes et

1. Citation extraite du site Internet de l’UNESCO (www.unesco.org).

80

possède une université de sciences sociales. Dans la médina se

trouvent les tombeau de Moulay Ismail et celui du fondateur

des Aïssâwa, Muhammad ben Aïssâ, considéré comme le saint

patron de la ville. C’est à la zâwiya-mère des Aïssâwa que la

municipalité organise chaque le pèlerinage (al-mussem) des

disciples de la confrérie en présence des délégations officielles.

Cet événement coïncide avec les festivités de l’anniversaire du

Prophète (al-mawlid). Outre les Aïssâwa, de nombreuses

confréries sont présentes actuellement à Meknès : Hamadcha,

Jîlala, Gnawa, Ahl Twat, Tijâniyya, Darqâwiyya et Qâdiriyya-

Bûdchichiyya.

La population de la ville est estimée actuellement à 1 540 000

habitants (recensement de 2004) dont 60 % sont des jeunes de

moins de 25 ans. Le secteur agricole constitue la locomotive du

développement de la région de Meknès / Tafilalet, prédomine

puisqu’il emploie à Meknès 48,4% des personnes actives

occupées. Il est suivi des services d’action sociale qui occupent

33,4%. L’industrie et le secteur des bâtiments et travaux publics

emploient respectivement 10,7% et 7,5% de la population

active. Officiellement, le logement insalubre et clandestin ne

concerne seulement que 08 % de la population de Meknès et le

taux de chômeurs s’élève à 17,6 %, plus élevé que la moyenne

nationale de 11 %. Le taux d'analphabétisme à l’échelle de la

région s’élève à 53,0 % contre 55 % au niveau national.

Cependant ce taux moyen cache des disparités évidentes tant

entre les milieux de résidence qu’entre les sexes. Le taux

masculin n’est que de 24,5 %, contre 50,4 % pour les femmes

de Meknès. Notons qu’en milieu rural, les femmes présentent le

taux d’analphabétisme le plus élevé, soit 84 % (chiffre

légèrement en deçà du niveau de celui de la nation qui est de 89

%)1.

1. Source : monographie de Meknès publiée sur le site Internet du Haut Commissariat au Plan (www.hcp.ma).

81

Les dates des séjours

Février 2002, mars 2002, août 2002, mai 2003, décembre 2003,

février 2004, mai 2004, août 2004, décembre 2004, mai 2005 et

décembre 2005.

Fig. 3 : repère géographique de l’enquête :

Les enquêtés et le mode de rencontre

Nos relations avec la population enquêtée, leurs discours sur

notre recherche ainsi que sur leur vision de notre statut dans

cette société font partie intégrante des données analysées. Les

82

enquêtés s’inscrivent dans cinq types de populations cibles : les

hauts responsables, les disciples de la zâwiya-mère, les visiteurs

du sanctuaire, les disciples des groupes (tâ`ifa-s) de musique et

le public.

Les hauts responsables :

Il s’agit des les responsables hiérarchiques de la zâwiya-mère

des Aïssâwa à Meknès : le surintendant (al-mezwâr), le délégué

(al-muqaddem) et les membres de l’ « assemblée » (al-lajna).

S’il nous a été aisé de rencontrer ces personnes par nos visites

régulières du lieu saint, précisons cependant que le surintendant,

Sîdî ‘Allal Aïssâwî, a été très difficile à contacter. Absent de la

zâwiya et indifférent à nos appels téléphoniques, nous n’avons

eu d’autre choix que de nous rendre directement dans son

domicile après communication de ses coordonnées par le

responsable du sanctuaire, Moulay Idriss Aïssâwî.

Les disciples de la zâwiya-mère :

Ce sont les disciples (al-fuqarâ’) qui ont fait vœu, pour une

durée déterminée ou non, de consacrer leur vie à la confrérie. Ils

sont les disciples qui cheminent sur la voie initiatique de l’ordre,

les premiers destinataires de l’enseignement doctrinal du saint.

Les visiteurs du sanctuaire :

De nombreux individus visitent de façon régulière la zâwiya-

mère des Aïssâwa. Nous trouvons surtout des fidèles (al-

ziyâratî) qui manifestent le besoin régulier ou ponctuel d’une

médiation symbolique avec le tombeau du saint. Une autre

catégorie de visiteurs est constituée des professionnels qui se

proclament dépositaires du charisme du chaykh : vendeurs,

commerçants et mendiants.

Les disciples des groupes de musique :

Les groupes (tâ`ifa-s) musicaux de la confrérie sont constitués

83

d’une quinzaine de musiciens dits « serviteurs » (khaddâma)

placés sous l’autorité d’un chef, le « délégué » (muqaddem).

Dans ce cas précis le réseau de sociabilité revêt une très grande

importance. Ce sont principalement des musiciens marocains

qui nous ont permis d’établir les premiers contacts avec ces

enquêtés. Une année avant de débuter notre thèse, nous avons

séjourné au Maroc dans les villes de Rabat, Salé, Fès et Meknès

à l’occasion d’un voyage d’étude musical de trois mois. A

l’origine surtout intéressé par l’aspect symbolique, artistique et

esthétique des pratiques rituelles, nous avons rencontré de

nombreux musiciens dont certains nous ont facilité l’accès aux

milieux confrériques : il s’agit des membres de l’orchestre

arabo-andalous de Fès (plus précisément messieurs Muhammad

Briouel et ‘Aziz Alaoui), des musiciens Gnawî (maâlem

Muhammad chaouqi), berbères (Mouloud El Meskaoui),

Aïssâwî (les muqaddem-s Haj Saïd Berrada et Hassan Amrani)

et Hamdûchî (le muqaddem ‘Abderrahim Amrani Marrakchi).

Nous avons lié connaissance avec ces personnes avant même le

début de notre recherche doctorale. Par la suite, nous avons

utilisé le réseau confrérique pour entrer en contact avec d’autres

interrogés.

Le public :

Par la notion de public, nous entendons des individus non

affiliée à la confrérie qui peuvent être à la fois sympathisants et

hostiles au mysticisme. Ces personnes ont été enquêtées dans la

zâwiya-mère, lors des pèlerinages (mussem-s), des soirées

rituelles (lîla-s) et au cours de moments la vie quotidienne et

dans la rue.

84

La présentation de l’enquête

Pour présenter notre enquête aux enquêtés, nous avons pris pour

habitude d’exposer systématiquement notre démarche oralement

(en idiome local ou en français) de la façon suivante :

Cette enquête est réalisée dans le cadre d’un doctorat de sociologie

de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris. Notre

travail a pour objet l’étude de l’évolution de la confrérie des

Aïssâwa à travers la réalisation d’interviews de membres de la

confrérie des Aïssâwa et du public. Votre témoignage est

indispensable pour la réussite de notre thèse. Les informations que

vous nous donnerez resteront anonymes et confidentielles, sauf

volonté inverse de votre part. Nous garantissons le droit de chaque

personne au secret de sa vie privée.

Le profil social des échantillons

Les hauts responsables :

Cet échantillon se compose de neuf personnes. Certaines

caractéristiques de l’échantillon nous aident à saisir l’évolution

du modèle confrérique traditionnel :

- L’échantillon est masculin.

- L’échantillon est recruté en milieu urbain. 100 % des

enquêtés vivent en ville nouvelle, ce qui laisse supposer une

occidentalisation et une modernisation poussée.

- L’échantillon est composé de personnes bilingues (60 %).

- 70 % des responsables hiérarchiques sont âgés de 30 ans à

45 ans. 60 % ont des diplômes universitaires de second cycle

(jusqu’à bac +8). 60 % ont un emploi formel et 90 % sont

mariés.

- Le degré de modernisation est confirmé par l’appartenance

de la classe : 80 % appartiennent aux classes bourgeoises.

85

Les disciples de la zâwiya-mère :

Cet échantillon comporte vingt individus. Ses

caractéristiques laisse supposer une vision traditionnelle du

soufisme.

- L’échantillon est masculin.

- L’échantillon est essentiellement recruté en médina. 70 %

des enquêtés vivent dans la vieille ville de Meknès.

- L’échantillon est essentiellement composé de personnes

arabophones (80 %).

- 60 % des disciples de la zâwiya sont âgés de 35 ans à 65 ans.

90 % ne possèdent pas de diplômes universitaires. 40 % ont

un emploi formel et 80 % sont mariés.

- Le degré de traditionalisation est confirmé par

l’appartenance de la classe : 60 % appartiennent aux classes

moyennes et défavorisés.

Les visiteurs du sanctuaire :

Cet échantillon comporte cinquante individus. Ici aussi, ses

caractéristiques laisse supposer une approche traditionnelle du

mysticisme.

- L’échantillon est en majorité féminin (75 % des visiteurs

sont des femmes).

- L’échantillon est essentiellement recruté en médina. 72 %

des enquêtés vivent dans la vieille ville de Meknès.

- L’échantillon est essentiellement composé de personnes

arabophones (90 %) et berbérophones (10 %).

- 75 % des visiteurs sont âgés de 15 ans à 40 ans. 100 % ne

possèdent pas de diplômes universitaires. 87 % ne possèdent

pas d’emploi 77 % sont célibataires.

- Le degré de traditionalisation est confirmé par

l’appartenance de la classe : 95 % appartiennent aux classes

pauvres et défavorisés.

86

Les disciples musiciens :

Cet échantillon de l’enquête deux cent quatre personnes

réparties en dix sept groupes. Certaines caractéristiques de

l’échantillon en font un terrain propice pour l’étude du degré de

continuité entre le modèle traditionnel de la confrérie d’une part

et les représentations actuelles en matière de modernité d’autre

part :

- L’échantillon étudié est recruté en milieu urbain, ce qui

laisse supposer une occidentalisation et une modernisation

poussée. 47 % des enquêtés vivent en ville nouvelle, 18 %

en médina et 35 % dans les quartiers périphériques

populaires.

- L’échantillon est, en majorité, composé de personnes

bilingues (63 %). Une minorité (12 %) est trilingue.

- 86 % des musiciens serviteurs sont âgés de 20 ans à 35 ans.

57 % d’entre eux ont des diplômes universitaires de second

cycle (jusqu’à bac +4). 78 % d’entre eux n’ont pas d’emploi

formel, habitent chez leurs parents et sont célibataires.

- Le degré d’occidentalisation et de modernisation est

confirmé par l’appartenance de la classe : 59 % des enquêtés

appartiennent aux classes moyennes.

Le public :

L’échantillon du public se base sur les résultats officiels du

recensement de 1994 projetés sur un panel composé de cent

personnes interrogeables. L’échantillon comporte cent

personnes par ville (49 hommes, 51 femmes) dont l’âge varie

entre 14 et 65 ans (la moyenne est de 26,5 ans).

87

Fig. 4 : échantillon représentatif de la population marocaine1 :

Groupes d’âges Hommes Femmes

0-14 ans 17 15

15-19 ans 6 5

20-24 ans 5 5

25-29 ans 4 4

30-34 ans 4 4

35-39 ans 3 3

45-49 ans 2 3

50-54 ans 2 3

55-59 ans 1 2

60-64 ans 1 2

65 et plus 4 5

Total 49 51

Techniques de l’enquête

Pour mener à bien notre recherche, il nous a semblé nécessaire

d’employer trois techniques d’enquête de terrain : les entretiens,

l’observation participante et le recensement. Décrivons leurs

caractéristiques :

Les entretiens

La méthode des entretiens libres et directifs (menés en arabe

dialectal et en français) a été utilisée pour interroger les sujets

des quatre populations cibles prédéfinies. Hormis pour les hauts

responsables et les disciples de la zâwiya, les thèmes des

entretiens n’ont pas été repris d’une population à l’autre et

1. Il s’agit des projections basées sur les résultats du recensement national de 1994. Source : Direction de la statistique (www.statistic.gov.ma). Précisons que cette enquête d’opinion a été réalisée en février 2002, soit plus de deux ans avant le recensement national de 2004.

88

quatre questionnaires différents ont été élaborés, tout en laissant

les interrogés la possibilité de s’exprimer au fil de leurs idées et

de leurs souvenirs. Les entretiens ont été menés dans les

appartements que nous avons loués et les terrasses des cafés

(pour les disciples), dans la zâwiya-mère (pour les hauts

responsables, les disciples et les sympathisants) et dans la rue

(pour le public). Les entretiens ont été enregistrés chaque fois

que les enquêtés ont bien voulu y consentir. Dans les situations

de refus nous avons pris des notes. Dans tous les cas et pour

contextualiser les récits, nous avons tenté d’établir

l’autobiographie de chaque individu. La transcription des

entretiens enregistrés a été réalisée immédiatement après

l’interview sur traitement de texte.

Le guide d’entretien des hauts responsables et des disciples de la

zâwiya :

Pour tester le degré de continuité du modèle confrérique dans le

Maroc contemporain auprès des responsables hiérarchiques,

nous avons choisi neuf thèmes qui nous ont semblé pertinents :

l’identité sociale, l’historique de la confrérie, la doctrine

mystique, l’affiliation, l’institution religieuse, le réseau

confrérique, les pratiques rituelles, le comportement social, le

soufisme et l’islam :

1. L’identité sociale : sexe, âge, lieu de naissance, niveau scolaire,

niveau scolaire des parents, profession, profession des parents,

statut matrimonial, nombre de frères et sœurs, type de logement,

nombre de personne composant le foyer, liens à ses personnes.

Style de vie et réseaux sociaux. Fréquentations. Description

d’une semaine type, manière de passer le temps. Engagement

syndical, politique et religieux. Consommation de cigarette,

drogues et alcool.

89

2. L’historique de la confrérie : qui était le Chaykh al-Kâmil ?

Pouvez-vous me raconter sa biographie ? Qui étaient ses

maîtres ? Ses disciples les plus connus ? Quels étaient ses

rapports avec eux ? Avec l’Etat ?

3. La doctrine mystique : pouvez-vous définir la doctrine des

Aïssâwa ? D’où vient-elle ? Qu’en pensez-vous ? La respectez-

vous ? Comment se transmet-elle ? Dans quel contexte ? Que

vous inspire-t-elle ? Est-elle originale ? A quel niveau ?

4. L’affiliation : que faut-il faire pour être un disciple Aïssâwî ?

Pourquoi ? Quelles qualités faut-il avoir ? Pourquoi ? Cela

entraîne-t-il des responsabilités particulières ? Pourquoi ?

5. L’institution religieuse : pouvez-vous me décrire la hiérarchie de

la confrérie ? Comment sont nommés les responsables ? Quels

sont les liens avec le Palais Royal ? Qui se charge de l’entretien

et de la rénovation de la zâwiya ? Est-elle accessible à tous ?

6. Le réseau confrérique : pouvez-vous me préciser l’aire

d’extension de la confrérie ? Que représentent pour vous les

disciples ? Les disciples musiciens ? Y a t-il une bonne entente

entre vous ? Comment vous rencontrez-vous les uns les autres ?

Dans quel contexte (à la zâwiya, au travail, à la maison, dans le

quartier, lors d’une soirée rituelle, au café) ? Régulièrement ?

Combien de temps passez-vous entre vous par semaine ?

Combien d’amis disciples avez-vous ? Visitez-vous

régulièrement d’autres zâwiya-s ? A quelles occasions ?

Combien d’amis disciples d’autres confréries avec-vous ?

Lesquelles ? Y a t-il une bonne entente entre vous ? Une

concurrence interne existe-t-elle ? Avec d’autres confréries ?

7. Les pratiques rituelles : pouvez-vous me décrire les pratiques

rituelles ? Combien de fois par semaine ont-elles lieu ? Où ? A

90

l’initiative de qui et dans quel but ? Cela vous plait-il ? Selon

vous existent-ils des différences entre les pratiques anciennes et

les pratiques actuelles ? Organisez-vous des soirées

exceptionnelles ? A quelles occasions ?

8. Le comportement social : changez-vous votre comportement

selon que vous soyez dans la zâwiya ou non ? Pourquoi ? Quels

types de comportements et de tenues vestimentaires sont

inacceptables dans la zâwiya ? Pourquoi ?

9. Le soufisme et l’islam : comment, selon vous, le soufisme est-il

lié à l’islam ? Comment les Aïssâwa sont-ils liés au soufisme ?

A l’islam ? La confrérie permet-elle une meilleure connaissance

de l’islam ou du soufisme ? La conscience musulmane est-elle

un frein à certaines pratiques rituelles ? Lesquelles ? Attendez-

vous quelque chose du soufisme ? Quoi ? Attendez-vous

quelque chose de l’islam ? Quoi ?

Nous avons tenu à laisser une porte ouverte à la discussion par

la série de questions suivante : Que pensez-vous de notre

recherche ? Y voyez-vous une utilité ? Laquelle ? Avez-vous

quelque chose à ajouter ?

Les limites de ce type de questionnaire auprès de cette

population doivent être signalées. Malgré la collaboration

amicale de nombreux disciples et de Moulay Idriss Aïssâwî et

de ‘Abderrahim ben Moussa (deux des responsables de la

zâwiya), d’autres enquêtés, face à nos questions et tout en

déplorant notre indiscrétion, ont tout simplement refusé de nous

répondre. Nous avons du faire face à quelques moments de

résistance qui manifeste un processus complexe lié au pouvoir

symbolique sur lequel nous reviendrons au cours de notre

recherche.

91

Le guide d’entretien des visiteurs de la zâwiya :

Nous avons élaboré ce guide d’entretien afin de tester les

caractéristiques traditionnelles de la confrérie. Il se compose de

neuf thèmes : l’identité sociale, l’aspect historique de la

confrérie, la doctrine mystique, l’institution religieuse, la

tradition familiale, les miracles, la pratique rituelle, le

comportement social, le soufisme et l’islam :

1. L’identité sociale : sexe, âge, lieu de naissance, niveau

scolaire, niveau scolaire des parents, profession, profession

des parents, statut matrimonial, nombre de frères et sœurs,

type de logement, nombre de personne composant le foyer,

liens à ses personnes. Style de vie et réseaux sociaux.

Fréquentations. Engagement syndical, politique et religieux.

2. L’aspect historique de la confrérie : qui était le Chaykh al-

Kâmil ? Que savez-vous de lui exactement ? Qu’a-t-il fait de

particulier ?

3. La doctrine mystique : pouvez-vous définir la doctrine des

Aïssâwa ? D’où vient-elle ? Qu’en pensez-vous ? Comment

se transmet-elle ? Dans quel contexte ? Que vous inspire-t-

elle ?

4. L’institution religieuse : pouvez-vous me décrire la

hiérarchie de la confrérie ? Quels liens ont-ils avec vous ?

Avec le Chaykh al-Kâmil ?

5. La tradition familiale : un membre de votre famille a-t-il été

Aïssâwî ? Si oui lequel ? Que vous a-t-il dit à ce sujet ? Etes-

vous liés de près ou de loin aux Aïssâwa ? Avez-vous des

amis disciples ?

6. Les miracles : avez-vous déjà entendu parler des miracles du

92

Chaykh al-Kâmil ? Qu’en pensez-vous ? Avez-vous déjà

assisté aux miracles des Aïssâwa ? Si oui lesquels ?

Récemment ? Où ? Dans quel contexte ? En avez-vous

entendu parler ? Avez-vous déjà entendu parler de miracles

d’autres saints et d’autres confréries ? Actuellement ? Si oui

lesquels ?

7. La pratique rituelle : venez-vous régulièrement à la zâwiya

des Aïssâwa ? A l’initiative de qui et dans quel but ? A

quelle fréquence ? Combien de temps y passez-vous ?

Visitez-vous régulièrement d’autres zâwiya-s ? A quelles

occasions ? Cela vous plait-il ? Organisez-vous des soirées

Aïssâwa ? Y participez-vous ? A quelles occasions ?

8. Le comportement social : changez-vous votre comportement

selon que vous soyez dans la zâwiya ou non ? Pourquoi ?

Comment vous habillez-vous pour visiter le sanctuaire ?

Pourquoi ?

9. Le soufisme et l’islam : comment, selon vous, le soufisme

est-il lié à l’islam ? Comment les Aïssâwa sont-ils liés au

soufisme ? A l’islam ? Lesquelles ? Attendez-vous quelque

chose du soufisme ? Quoi ? Attendez-vous quelque chose de

l’islam ? Quoi ?

Dans ce cas aussi, les entretiens directifs auprès des visiteurs de

la zâwiya ont rapidement montré leurs limites. Les interrogés les

plus coopératifs ont répondu à nos questions de façon très

évasive. Le plus souvent, les enquêtés ont tout simplement

refusé de répondre. Les entretiens libres, utilisés ultérieurement,

ont cependant été plus efficaces pour la collecte de données

auprès de ces personnes.

93

Le guide d’entretien des disciples musiciens :

Auprès des disciples des groupes musicaux, onze thèmes nous

ont semblé pertinents pour tester et définir le modèle confrérique

contemporain : l’identité sociale, la tradition familiale,

l’initiation, la hiérarchie, les premières expériences, le réseau

confrérique, les pratiques rituelles, la connaissance et la

perception de la doctrine, le comportement social, l’économie, le

soufisme et l’islam :

1. L’identité sociale : sexe, âge, lieu de naissance, niveau

scolaire, niveau scolaire des parents, profession, profession

des parents, statut matrimonial, nombre de frères et sœurs,

type de logement, nombre de personne composant le foyer,

liens à ses personnes. Style de vie et réseaux sociaux.

Fréquentations. Description d’une semaine type, manière de

passer le temps. Engagement syndical, politique et religieux.

Consommation de cigarette, drogues et alcool.

2. La tradition familiale : un membre de votre famille a-t-il été

Aïssâwî ? Si oui lequel ? Que vous a-t-il dit à ce sujet ?

3. L’affiliation : que faut-il faire pour être un disciple Aïssâwî

? Pourquoi ? Quelles qualités faut-il avoir ? Pourquoi ? Cela

entraîne-t-il des responsabilités particulières ? Lesquelles ?

Pourquoi ?

4. La hiérarchie : pouvez-vous me décrire la hiérarchie interne

de votre groupe ? Est-elle classique ? A-t-elle évoluée par

rapport aux anciens groupes ? Les membres de votre groupe

sont-ils interchangeables ? Pourquoi ?

5. Premières expériences mystiques : à quel âge avez-vous reçu

le pacte confrérique? Avec qui ? Où et dans quel contexte

(soirée rituelle ou autre) ? Pourquoi avez-vous rejoint les

94

Aïssâwa particulièrement ? Aviez-vous conscience de ce que

c’était exactement ? Vos parents étaient-ils d’accord ?

6. Le réseau confrérique : visitez-vous régulièrement la zâwiya-

mère de Meknès ? A quelles occasions ? Que représentent

pour vous les descendants du Chaykh al-Kâmil ? Comment

rencontrez-vous les autres Aïssâwî ? Dans quel contexte (au

travail, à la maison, dans le quartier, lors d’une soirée

rituelle, au café) ? Régulièrement ? Combien de temps

passez-vous avec eux par semaine ? Combien d’amis

Aïssâwî avez-vous ? Combien d’amis disciples d’autres

confréries avec-vous ? Lesquelles ? Y a t-il une bonne

entente entre vous ? Une concurrence existe-t-elle ? De quel

type sont vos rapports exactement ?

7. Les pratiques rituelles : combien de fois par mois les

Aïssâwa organisent-ils une soirée rituelle ? A l’initiative de

qui et dans quel but ? Que faites-vous lors de ces soirées ?

Cela vous plait-il ? Connaissez-vous les pratiques des

anciens disciples ? Qu’en pensez-vous ? Selon vous existent-

ils des différences entre les pratiques anciennes et les

pratiques des Aïssâwa actuels ?

8. L’économie : la célébration des pratiques rituelles est-elle

gratuite ? Pourquoi ? Comment les recettes du groupe sont-

elles redistribuées ? Pourquoi ?

9. La connaissance et perception de la doctrine mystique : que

savez-vous du Chaykh al-Kâmil ? Pouvez-vous définir sa

doctrine ? Qu’en pensez-vous ? La respectez-vous ?

Comment se transmet-elle ? Dans quel contexte ? Que vous

inspire-t-elle ?

95

10. Le comportement social : changez-vous votre comportement

selon que vous soyez dans la tâ`ifa lors d’une soirée rituelle

ou non ? Pourquoi ? La taifa vous permet-elle de discuter de

sujets tabous (sexe, politique, argent) ?

11. Le soufisme et l’islam : comment, selon vous, le soufisme

est-il lié à l’islam ? Comment les Aïssâwa sont-ils liés au

soufisme ? A l’islam ? La tâ`ifa permet-elle une meilleure

connaissance de l’islam ou du soufisme ? La conscience

musulmane est-elle un frein à certaines pratiques

mystiques ? Lesquelles ? Attendez-vous quelque chose des

Aïssâwa ? Quoi particulièrement ? Attendez-vous quelque

chose de l’islam ? Quoi particulièrement ?

Nous avons tenu à laisser une porte ouverte à la discussion par

la série de questions suivante : Que pensez-vous de notre

recherche ? Y voyez-vous une utilité ? Laquelle ? Avez-vous

quelque chose à ajouter ?

Par la proximité et l’intimité que nous avons pu établir avec les

membres des groupes musicaux (nous y reviendrons plus loin),

la collecte des données auprès de cette population a été très aisé.

Le guide d’entretien du public

Auprès du public, cinq questions nous ont semblé pertinentes

pour, d’une part, tester la représentation que le panel se fait

d’eux, et d’autre part, connaître la portée des pratiques rituelles

des Aïssâwa :

. Question n° 1 : avez-vous déjà entendu parler des Aïssâwa ?

. Question n° 2 : selon vous qui sont-ils ?

. Question n° 2 : que font-ils ?

. Question n°3 : les aimez-vous ? Pourquoi ?

. Question n°4 : quels liens ont-ils avec l’islam ? Avec le

soufisme ?

96

Le thème des confréries et plus particulièrement des Aïssâwa est

un sujet qui intéresse et divise souvent les Marocains enquêtés,

pour cette raison la collecte des données auprès du public n’a

pas été particulièrement difficile.

Ces quatre guides d’entretiens directifs nous ont été utiles

jusqu’à un certain point. En effet, l’analyse des pratiques

rituelles et sociales des sympathisants et des disciples enquêtés

n’ont pu être totalement accomplies qu’à partir de l’observation

participante, et plus précisément grâce à l’observation

participante comme musicien au sein des groupes Aïssâwa. Au

plus près des sondés, nous avons pu tester leurs réponses et

soulever avec eux les contradictions qui surgissent ici et là dans

leurs propres discours1.

L’observation participante comme musicien

Dès le début d’année 2002, nous avons choisi d’intégrer

plusieurs groupes Aïssâwa afin, d’une part, d’observer et de

participer à la vie quotidienne d’un grand nombre d’individus et,

d’autre part, de bénéficier d’une insertion dans le milieu

confrérique et de son réseau de sociabilité. Pour cela, nous

avons étudié la totalité du répertoire liturgique de la confrérie

auprès du muqaddem Haj Saïd Berrada et de ses musiciens :

apprentissage des oraisons liturgiques, des poésies, des

chorégraphies, des rythmes des instruments de percussions et

1. Nous rejoignons l’avis de Pierre Bourdieu à propos de l’ambiguïté des résultats obtenus lors des entretiens dirigés : « le piège le plus subtil réside sans doute dans le fait que ce discours recourt volontiers au vocabulaire fort ambigu de la règle, celui de la grammaire, de la morale et du droit, pour exprimer une pratique sociale qui obéit à de tout autre principes : cette sorte de malédiction spéciale qui veut que les sciences de l’homme aient affaire à un objet qui parle, les voue à osciller entre un excès de confiance lorsqu'elles prennent à la lettre son discours et un excès de défiance lorsqu'elle oublient que sa pratique enferme plus de vérité que son discours ne peut en livrer. » BOURDIEU, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie kabyle, 1972, p. 202.

97

des mélodies du hautbois (cela auprès de Driss Filali). En

prenant soin d’annoncer à nos interlocuteurs la visée scientifique

d’une telle démarche, la question d’une éventuelle affiliation a

pu être immédiatement neutralisée. Jusqu’en 2005 nous avons

gardé ce statut de musicien temporaire principalement dans la

tâ`ifa de Haj Berrada, mais aussi au sein d’autres tâ`ifa-s

Aïssâwa (celles des muqaddem-s Hassan Amrani, Haj Saïd El

Guissy, Haj Azedine Bettahi, ‘Abdallah Yaqoubi) ainsi que dans

celle du muqaddem de la confrérie des Hamadcha ‘Abderrahim

Amrani Marrakchi. Pour information, précisons que nous avons

par ailleurs réalisé des concerts en France1 et au Canada2 avec

des tâ`ifa-s Aïssâwa et des musiciens de jazz.

Cette démarche a nécessité notre insertion dans quelques

familles des muqaddem-s Aïssâwa, où nous avons été considéré

comme un proche de par nos origines algériennes. Désigné

comme « frère algérien » et accueilli comme un membre de ces

familles, nous avons été de ce fait contraint de partager le mode

de vie et les activités sociales des hommes. Les discussions avec

les femmes des familles n’ont eu lieu que lors des repas.

Cependant, la transgression inévitable de certaines normes

sociales a été largement tolérée et mise sur le compte de notre

statut de chercheur. Rapidement considéré comme appartenant

1. En avril et mai 2004, nous avons présenté un groupe musical composé d’Aïssâwa marocains et de jazzmen français lors des festivals « musiques vivantes » de Ris Orangis et « transes et rythmes traditionnels » au Glazart à Paris. Les Aïssâwa étaient le muqaddem Haj Saïd Berrada, Driss Filali, Rachid Garbeh, Muhammad Sefrioui, Ftah Filali et Youness Belcaïd. Les musiciens français étaient Mehdi Nabti, Anthony Billaud, Michael Escande et Raphaël Dintilhac. 2. Nous avons été sollicité pour présenter deux concerts et une masterclass sur la musique des Aïssâwa dans le cadre du 7ème Festival du Monde Arabe de Montréal (24,28,29 oct. 2006). Les concerts ont réuni sur une même scène des musiciens canadiens, marocains, algériens, tunisiens, français et turcs (Kudsi Erguner, Borcar Ramashandra, Mehdi Nabti, le muqademm-muqaddmin Aïssâwa Haj Azedine Bettahi, Said Omri, Aziz Chaoui, Moustafa Sebai, Taoufiq Bouzouba, Mehdi Haddab, Vincent Smadj, Mathias Bernheim, Dominique Muzeau et Adrien Daoud). La masterclass publique a été dirigée par nous-mêmes avec la collaboration des Aïssâwa (Haj Azedine Bettahi, Said Omri, Aziz Chaoui, Moustafa Sebai, Taoufiq Bouzouba) et des musiciens français (Mathias Bernheim, Dominique Muzeau et Adrien Daoud).

98

au réseau confrérique, nous avons été régulièrement invité à

toutes les cérémonies et fêtes célébrées par les membres de la

confrérie des Aïssâwa, mais aussi par celles des Gnawa, des

Hamadcha et des Qâdirî-Bûdchich.

Il est évident qu’une telle situation a été pour nous

particulièrement inconfortable : jamais plus de trois mois

d’affilé sur le terrain, musicien rituel non affilié, doctorant sans

véritable activité professionnelle…Si la méthode de

l’observation participante comme musicien a primé, il convient

toutefois d’être conscient de ses limites. Notre projet

scientifique a été plus d’une fois oublié par nos interlocuteurs,

qui ne voyaient en nous qu’un simple musicien en quête de ses

origines.

Le recensement des disciples musiciens

Notre volonté d’objectivation de cet objet ambitionne un état des

lieux le plus précis possible. C’est cette volonté qui a provoqué

une tentative de recensement des disciples musiciens. Il n’est

pas question de recenser les fidèles qui visitent la zâwiya de

Meknès ou même des sympathisants des Aïssâwa (population

proprement impossible à évaluer), mais bien ceux qui se sont

présentés à nous comme disciples musiciens et qui ont réalisé,

pour une durée plus ou moins longue, le rattachement formel à

la confrérie. Cette étude statique a été réalisée à partir de deux

enquêtes menées auprès des responsables hiérarchiques de la

confrérie en mai 2003 et en décembre 2005. Notre méthode a

consisté à une évaluation du nombre précis de groupes musicaux

afin d’en déduire le nombre total de musiciens qui les

composent.

99

Le matériel d’investigation

Pour étudier et rendre compte d’un phénomène aussi complexe,

outre le carnet de note et le guide d’entretien propre à la

méthode sociologique, il nous a paru nécessaire d’utiliser

différents matériels permettant la photographie, la vidéographie

et l’enregistrement audio et vidéo. Le matériel utilisé au Maroc

est le suivant :

Photographie : appareil numérique Olympus Stylus 600

Vidéographie : caméra numérique JVC GR DF540E

Enregistrement audio : minidisque numérique SONY MZ-

R700PC (micro stéréo SONY ECM 717)

Le recours à trois méthodes d’enquête (entretiens, observation

participante comme musicien et recensement) et à l’utilisation

du matériel d’investigation ont été particulièrement propices au

traitement des données que nous avons choisi d’employer dès

notre retour en France.

Le traitement des données

Les données recueillies sur le terrain ont été traitées à travers

une analyse théorique, des illustrations et des ressources

multimédias.

L’analyse théorique

Notre analyse théorique relève à la fois de l’anthropologie, de la

sociologie, de la microsociologie et de la musicologie. Notre

travail de rédaction se divise en trois parties : la première

concerne l’histoire de la création de la confrérie et l’analyse de

la doctrine mystique de son fondateur. La seconde partie se

rattache à son implantation et son organisation actuelle à travers

100

l’étude microsociale de la zâwiya-mère de Meknès et des

groupes de musiciens. La troisième partie analyse le rituel

pratiqué à la fois dans les sphères privées publiques. Tout au

long de cette étude, une place importante est accordée aux

témoignages des différentes populations enquêtées.

Première partie : historique et doctrine :

Cette première partie s’attache d’une part à l’étude de la

biographie et de l’hagiographie du fondateur de la confrérie et,

d’autre part, elle ambitionne de mettre à jour la doctrine et

l’éthique originelle de la confrérie, à savoir le credo spirituel et

l’éthique morale que le chaykh Muhammad ben Aïssâ proposa

de son vivant à ses disciples. A ces question nous nous

proposons d’y répondre, à mesure de nos moyens, d’une part par

des entretiens directifs auprès de ses descendants actuels et des

disciples, et, d’autre part, par l’étude des sources écrites

françaises et arabes, à la fois publiées ou inédites. C’est ici une

approche théorique en forme de rétrospective historique, dans

l’objectif de la découverte du fondement idéologique qui

soutient et conditionne les pratiques rituelles et sociales idéales

des adeptes. Nous utilisons ici des notions empruntées à André

Vauchez (pour la définition du modèle hagiographique

théorique) et à Max Weber (pour la théorie d’accès au salut par

l’ « autoperfectionnement »).

Deuxième partie : situation actuelle :

Cette seconde partie étudie et dévoile l’organisation interne de la

confrérie à l’heure actuelle.

Dans un premier temps, nous nous consacrerons aux modalités

de transmission de la doctrine mystique et aux conditions qui

permettent à l’institution religieuse de s’intégrer dans la société

contemporaine. Pour cette analyse, l’anthropologie historique

côtoiera la microsociologie. L’histoire de la zâwiya, sa

description physique et celle des pratiques rituelles qu’elle

101

accueille seront abordées à l’aide des notions Max Weber (pour

la « routinisation du charisme »), de Hassan Elboudrari (pour

définir les « gestionnaires de la sainteté »), de Emile Durkheim

(pour saisir la distinction entre « sacré » et « profane », entre

rituels « positifs » et « négatifs ») et de Ervin Goffman (pour

déceler l’« appareillage symbolique » et plus précisément les

« dispositifs visuels » et les « signes d’expressions corporelles »

des pratiques rituelles).

Dans un second temps, nous dévoilerons la situation actuelle et

la pratique sociale des disciples musiciens qui composent

l’effectif des groupes Aïssâwa. Nous présenterons les résultats

de notre recensement (mis en comparaison avec les données

statistiques issues des sources françaises antérieures ainsi

qu’avec ceux du recensement national de 2004), ceux de notre

enquête d’opinion et des entretiens directifs menés auprès des

populations enquêtés. Pour une meilleure compréhension du

phénomène, nous situons la pratique sociale des disciples

interrogés dans le contexte économique actuel. Notre cadre

théorique emprunte aux notions de Nilufer Gole (pour mettre à

jour la « conscience musulmane » et le « retournement du

stigmate » manifestés par certains sondés). Nous terminerons

cette seconde partie par l’étude du matériel (vêtements

cérémoniels, accessoires rituels et instruments de musique) et de

la technique musicale utilisés par les Aïssâwa dans leurs rituels.

Ce travail est illustré par de nombreux schémas, dessins,

photographies et quelques relevés musicaux explicatifs.

Troisième partie : espaces de représentation :

Cette dernière partie se consacre aux pratiques rituelles des

Aïssâwa.

Dans un premier temps, nous analysons la cérémonie nocturne

(appelée lîla, litt. la « nuit ») animée par les Aïssâwa au sein

des domiciles des particuliers. Notre volonté est de restituer les

principales significations que les différents participants lui

102

confèrent et de découvrir ses enjeux artistiques (par la capacité

de sauvegarde et de transmission d’un répertoire liturgique ainsi

qu’une mise en scène de la spiritualité) et sociaux (à travers une

appropriation féminine du fait religieux). Dans une perspective

comparative et pour pointer la dynamique de changement au

sein de la cérémonie, nous comparons nos données avec ceux

issus des écrits de Brunel (1926), Boncourt (1980) et Andezian

(2001). Notre cadre théorique emprunte à E. Durkheim (pour

définir la distinction entre « sacré » et « profane », entre rituels

« positifs » et « négatifs »), à E. Goffman (pour décrire

l’« appareillage symbolique » et les « cadres de l’expérience »

de la cérémonie domestique), à Sossie Andezian (pour

l’« expérience multidimensionnelle du divin » qui permet une

approche phénoménologique du rituel) et à Fatima Mernissi

(pour l’analyse de la sexualité de l’espace social marocain).

Notre analyse est complétée par divers relevés musicaux de

certaines musiques et des dessins des danses rituelles.

Dans un second temps, nous étudions le pèlerinage (le mussem,

litt. « saison ») annuel des disciples de la confrérie sur le

tombeau du fondateur. Pour saisir les particularités d’une telle

manifestation, nous rappelons l’inscription des pèlerinages dans

le champ culturel et religieux du Maghreb avant d’entamer

l’étude du mussem proprement dit. Suite à la description du site

et des pratiques rituelles des différents participants, notre propos

ambitionne de saisir les spécificités de la pratique sociale du

public pèlerin (disciples, fidèles, commerçants, forces de

l’ordre) et les différentes significations que les acteurs confèrent

à cet événement. Toujours dans une démarche comparative et

pour signifier le caractère dynamique de cette pratique, nous

comparons nos données avec ceux issus des écrits de Brunel

(1926) et Boncourt (1980). Notre cadre théorique est construit

sur la base des notions de E. Goffman (pour la description des

processions) et de Jügen Habermas (à propos de sa conception

103

de la sphère publique). Ici aussi, notre étude est illustrée par des

dessins, plans et schémas explicatifs.

Les illustrations

Mis à part les photographies présentes dans notre volume

annexe, il nous a semblé important d’avoir recourt à

l’iconographie pour compléter notre étude. Tous les plans,

schémas et dessins ont été réalisés par nous sur la base de

captures écran de vidéos filmées lors de notre enquête de terrain.

La réalisation et le traitement des images numériques ont été

effectués sur PC en France à l’aide du logiciel Photoshop 7.

Les ressources multimédias

De 2002 à 2005, nous avons enregistré presque 110 heures de

rituels en audio et 40 heures en vidéo, le tout in situ lors des

cérémonie des Aïssâwa (lîla-s et mussem-s). Nous avons

procédé à l’acquisition et aux retouches des sources en France

sur PC avec les logiciels Wavelab (pour l’audio) et Super

Producer (pour la vidéo). Un DVD disponible dans notre

volume annexe contient la totalité d’une lîla enregistrée en 2004

avec le groupe de Haj Saïd Berrada (au format MP3), des vidéos

d’une lîla filmée en 2003 avec le muqaddem-muqaddmin Haj

Azedine Bettahi ainsi qu’un reportage réalisé lors du pèlerinage

de Meknès (au format DIVX).

L’agrément de l’enquête

L’enquête n’a pas manqué de susciter sa possible infaisabilité :

une telle étude sur une confrérie est-elle possible à l’heure

actuelle au Maroc ? L’étude sociologique et microsociologique

du champ religieux semble être une démarche inconnue pour le

104

Marocain moyen. Mais très souvent, et mis à part quelques

conflits qui nous ont opposé à des jeunes intellectuels de

l’université de Fès, notre projet a conduit à une réaction

d’admiration et d’encouragements venues de toutes parts. Nous

avons reçu des dizaines d’emails et d’appels téléphoniques de

sympathisants de la confrérie de différents pays (USA,

Maghreb, Europe, Moyen Orient), des hommes et des femmes

de toutes les catégories socioprofessionnelles, avec une majorité

d’artistes et de médecins qui nous ont fait part de leurs

remarques, souvent sous la forme d’approbations. Au Maroc, de

très nombreux jeunes disciples nous ont contacté par téléphone

ou par Internet pour se porter volontaire et participer aux

entretiens directifs. Cette démarche semble manifester une

conscience politique plus ou moins affirmée. Par cette volonté

de prise de parole, de nombreux jeunes ont souhaité, pour

reprendre leurs expressions, « montrer les coulisses du soufisme

» afin que « chacun prennent ses responsabilités » pour « faire

évoluer le Maroc ». Un disciple de 26 ans a en outre souligné la

fonction sociale de l’enquête sociologique sur le confrérisme en

ces termes : « ton étude, c’est bien pour connaître la réalité des

Aïssawa. Il faut faire ça avec toutes les confréries, comme ça les

gens comprendront la réalité au lieu de l’imaginer. » Cependant

ces enquêtés ont exigé le secret et l’anonymat. A l’inverse,

d’autres sondés, surtout les hauts responsables et les chefs des

groupes musicaux, ont vu dans cette enquête le moyen de se

mettre en avant pour tenter une promotion publicitaire.

Commençons maintenant notre étude par l’aspect historique de

l’ordre religieux. Qui était le fondateur de la confrérie des

Aïssâwa ? A quelle époque vivait-il ? Quelle est sa biographie ?

Que cherchait-il à faire ? Avait-il des disciples ? Quel souvenir

garde-t-on de lui ? Notre premier chapitre répond à ces

interrogations.