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* ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ i ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ % * AUTOUR DU «MÉDECIN DE CAMPAGNE » OU « LE DÉPIT AMOUREUX » Dans cette vaste cathédrale que représente La Comédie Humaine la comparaison est de Balzac — Le Médecin de campagne tient une place à part, car ce roman sans intrigue, ce roman moralisateur, dans lequel il est beaucoup question de politique et fort peu de médecine, est l'un de ses préférés, sans doute parce que la gestation en avait été particulièrement pénible, telles ces mères de famille qui éprouvent une secrète prédilection pour celui de leurs rejetons qu'elles ont eu le plus de mal à élever. En outre, il existe peu d'oeuvres de Balzac sur la composition desquelles nous soyons aussi bien informés — et par des renseignements de première main, — puisqu'ils nous sont fournis par la correspondance même de l'auteur. Avant d'en arriver à la genèse de ce livre attachant, qui fait depuis plus de vingt ans l'objet des recherches érudites d'un éminent balzacien, M. Bernard Guyon (1), il convient de revivre deux années de la vie de Balzac, celles qui s'écoulent entre septembre 1831, date de son premier contact épistolaire avec la marquise de Castries, et septembre 1833, date de la parution du Médecin de campagne. L'intrigue qui va s'ébaucher entre eux au début de 1832 les mènera, comme nous le verrons, à se retrouver quelques mois plus tard à Aix-les-Bains et leur visite au monastère de la Grande Chartreuse aura un rôle capital, en faisant naître dans-l'imagination fertile du romancier une idée de roman, — le futur Médecin. Enfin la déception, le dépit amoureux que Balzac ressentira de la rupture de ses relations avec Mme de Castries sera l'origine de deux pièces (1) Bernard Guyon, la Création littéraire chez Balzac, A. Colin, Paris, 1951.

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Page 1: AUTOUR DU «MÉDECIN DE CAMPAGNE » OU « LE ......2016/11/01  · 1.039 francs et vingt-cinq centimes, mille trente-neuf francs à l'effigie du bon roi Louis-Philippe, un peu plus

* ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ i ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ % *

AUTOUR

DU «MÉDECIN DE CAMPAGNE »

OU « LE DÉPIT AMOUREUX »

Dans cette vaste cathédrale que représente La Comédie Humaine — la comparaison est de Balzac — Le Médecin de campagne tient une place à part, car ce roman sans intrigue, ce roman moralisateur, dans lequel il est beaucoup question de politique et fort peu de médecine, est l'un de ses préférés, sans doute parce que la gestation en avait été particulièrement pénible, telles ces mères de famille qui éprouvent une secrète prédilection pour celui de leurs rejetons qu'elles ont eu le plus de mal à élever. En outre, il existe peu d'œuvres de Balzac sur la composition desquelles nous soyons aussi bien informés — et par des renseignements de première main, — puisqu'ils nous sont fournis par la correspondance même de l'auteur.

Avant d'en arriver à la genèse de ce livre attachant, qui fait depuis plus de vingt ans l'objet des recherches érudites d'un éminent balzacien, M. Bernard Guyon (1), il convient de revivre deux années de la vie de Balzac, celles qui s'écoulent entre septembre 1831, date de son premier contact épistolaire avec la marquise de Castries, et septembre 1833, date de la parution du Médecin de campagne.

L'intrigue qui va s'ébaucher entre eux au début de 1832 les mènera, comme nous le verrons, à se retrouver quelques mois plus tard à Aix-les-Bains et leur visite au monastère de la Grande Chartreuse aura un rôle capital, en faisant naître dans-l'imagination fertile du romancier une idée de roman, — le futur Médecin. Enfin la déception, le dépit amoureux que Balzac ressentira de la rupture de ses relations avec Mme de Castries sera l'origine de deux pièces

(1) Bernard Guyon, la Création littéraire chez Balzac, A. Colin, Paris, 1951.

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capitales de son œuvre : la confession inédite du docteur Bénassis et plus tard, la Duchesse de Langeais.

Or, au début de septembre 1831, M. de Balzac villégiaturait au château de Sache, près de Tours, chez ses amis, M. et Mme de Mar-gonne. Il avait accoutumé de s'y réfugier, y trouvant bonne chère et bon gîte, lorsqu'il était las de la vie agitée de Paris, ou que, pour des raisons de sécurité personnelle, il jugeait opportun de mettre un certain nombre de lieues entre les recors et sa volumi­neuse personne.

Encore inconnu en 1829, notre homme venait de se signaler à l'attention de seB contemporains par une soudaine réussite qui, en moins de deux ans, l'avait mis en vedette, après dix ans d'infruc­tueux essais, de « cochonneries littéraires », selon sa propre expression.

C'avait été d'abord Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800, première œuvre qu'il ait jugée digne d'être signée de son nom. Elle n'eut, à vrai dire, qu'un succès d'estime. Mais peu après, au début de 1830, une seconde, d'un genre tout différent, intitulée Physiologie du mariage, ou méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal, par un jeune célibataire, bénéficia d'un succès de scandale. Prudemment, l'auteur de cet audacieux essai — à ne pas mettre entre toutes les mains — avait préféré garder l'anonymat. Mais s'il ne se lisait pas sur la couverture de couleur jonquille du livre, couleur traditionnelle des maris minotaurisés, — le nom de l'auteur se murmurait tout bas dans les salons, et Balzac, ravi de cette publicité, était le premier à s'en attribuer la paternité.

Quelques mois plus tard, de courts récits, d'une facture toute nouvelle, groupés sous le titre commun de Scènes de la Vie privée avaient contribué à rendre familier au public le nom du nouvel écrivain qui se révélait. Enfin, il y avait un mois à peine, au début d'août 1831, avait éclaté le coup de tonnerre d'un long roman philosophique, la romantique Peau de Chagrin dont le premier tirage, épuisé en quatre jours, avait apporté à Balzac la notoriété à laquelle il aspirait. Mais la médaille avait, hélas ! son revers : le romancier traînait déjà le lourd boulet de ses dettes et déjà,

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il mettait en pratique la désastreuse méthode qui fut toujours la sienne : promettre à ses éditeurs, moyennant des avances pécu­niaires, l'exclusivité d'œuvres dont il n'avait pas encore écrit la première ligne.

Or justement, le 24 août 1831 il venait de promettre à Marne, éditeur des Scènes de la vie privée, de préférence à tout autre, deux volumes de Scènes de la vie militaire et d'en toucher le prix d'avance. Et il s'était réfugié à Sache pour tenter d'écrire, dans le silence, la première de celles-ci, la fameuse Bataille. Mais, pour une fois, la fertile imagination de Balzac lui jouait un tour, inhabituel : l'inspiration ne venait pas. Peut-être lui serait-il préférable de regagner la capitale ? dont l'air commençait à lui manquer : déjà il lui tardait de rentrer chez lui, afin d'y pendre la crémaillère dans son nouveau logis, 1, rue Cassini.

Notre romancier n'avait pas plus tôt mis le pied dans la Caillard — la diligence Tours-Paris — qu'une lettre parfumée parvenait à son adresse à Sache, lettre que son hôte, M. de Margonne s'empressa de renvoyer à son destinataire. C'était une de ces nombreuses lettres de femmes que le romancier à la mode commen­çait à recevoir, lettre à l'écriture penchée, aristocratique, signée

* d'un pseudonyme. Bien que cette missive ait été perdue, la réponse qu'y fit Balzac nous permet d'en inférer le contenu. Son interlocu­trice inconnue y critiquait sans doute, d'une plume assez pertinente et assez malicieuse, les récentes œuvres d'Honoré. x-

« Vous vous êtes constituée mon juge, je ne pouvais répondre que par plaidoyer », déclara-t-il dans sa réponse qui, elle, nous a été conservée. Et, posant ses premiers jalons, notre romancier terminait son épître en affirmant qu'il espérait, plus tard, « faire vibrer », dans l'âme de sa correspondante, « les cordes qu'il avait laissée muettes ». Et, le poisson ainsi appâté, notre « jeune célibataire » était retourné passer quelques semaines à Sache, indiquant à toutes fins utiles son adresse à Paris. A son retour, le 30 décembre 1831, sa correspondante inconnue avait jeté le masque et dévoilé son identité ; elle n'était autre que la marquise de Castries, de « sang bleu » s'il en fût, un des fleurons du Gotha français. Fille du duc de Maillé, ex-premier gentilhomme de la chambre du roi Charles X, et de la duchesse, née Fitz-James, la jeune femme avait épousé en 1816, Philippe-Hercule de la Croix, marquis de Castries. Mariage de convenance, mariage sans amour, arrangé par les deux familles sans que les intéressés eussent été consultés. L'amour ne vint que

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plus tard, en-1822, sous les traits d'un jeune secrétaire d'ambassade de vingt ans, Victor de Metternich, le fils du vieil ennemi de Napoléon.

Et cette duchesse de Langeais avant la lettre avait osé afficher sa liaison, qui, s'accompagna bientôt d'une séparation de fait d'avec son mari. Un fils, Roger, baron d'Aldenburg, était né en 1827 de ces romantiques amours. Mais les jours du jeune diplomate étaient comptés, et il s'éteignait, phtisique, en 1829. Dolente, la marquise s'était réfugiée avec son jeune fils à Paris, à l'hôtel de Castellane, rue de Grenelle-Saint-Germain. Les livres de Balzac lui tombèrent sans doute entre les mains, et leur ton inhabituel l'incita à lui écrire, comme nous le savons. Bientôt, elle l'invitait à lui' rendre visite. Balzac, l'on s'en doute, ne se fit pas prier, ravi d'être pour la première fois reçu chez une grande dame. La marquise était une capiteuse créature, aux blonds cheveux tirant sur le roux, aux grands yeux bleus. Comment résister à cette invite ? Il fut ébloui, conquis dès le premier jour par cette femme qui minaudait en son honneur. Ajoutons à la décharge de notre amoureux qu'il n'était pas sans savoir que, pour employer une des expressions qui lui serviront à dépeindre l'inconstante comtesse de Sérisy, la vertu de l'objet de ses feux était déjà. « à une encornure ». Aussi, très vite, malgré l'abîme mondain qui les séparait, notre étourneau ne désespéra-t-il point de conquérir la jeune femme. Et quelques mois plus tard, sous l'empire de la colère, il écrira dans la première «confession » du docteur Bénassis : N

« Elle était alors dans une de ces situations sociales qui, selon la complaisante juridiction de nos mœurs, doit permettre à une femme de se laisser aimer sans trop de scandale. Il est reçu dans le monde qu'une première faute (en) excuse, autorise, justifie une seconde. Je n'ai certes point espéré devoir son amour aux maximes de la corruption, mais j'avoue que j'étais enchanté de la trouver déjà séparée de la société. »

Pour arriver à ses fins, Balzac va jouer son rôle d'amoureux, paraître, représenter, bien qu'il soit sans le sou. Qu'à cela ne tienne ; plaie d'argent n'est pas mortelle, et jamais pareilles bagatelles ne sauraient arrêter M. de Balzac. Il se précipite chez son tailleur, l'obligeant Buisson. Il le paiera quand il pourra, mais de temps en temps, cet inventeur de la réclame glissera dans ses romans le nom du tailleur « high-life », qui habille tous ses dandys. Et sa note s'élèvera, pour le premier semestre de 1832, à la coquette somme de

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1.039 francs et vingt-cinq centimes, mille trente-neuf francs à l'effigie du bon roi Louis-Philippe, un peu plus de trois cent mille francs d'aujourd'huk

En ce début de 1832, l'existence de notre amoureux se scinde désormais en deux parts. Levé dès l'aube, il peine à sa table de travail jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Puis, sanglé dans le vêtement du bon faiseur, gants jaunes en mains, Balzac s'en vient faire sa cour rue de Grenelle, où la conversation avec sa belle amie se prolonge souvent assez tard dans la soirée. Comme la duchesse de Langeais, qu'elle incarnera plus tard, la marquise ferme sans doute les yeux sur quelques privautés qui lui permettront de retarder l'assaut final.

Au bout de six mois de ce régime, si les affaires de cœur de Balzac n'ont guère avancé, ses affaires d'argent sont loin, elles aussi, d'être brillantes. Les dettes s'accumulent, et il lui faut toute sa science d'éternel endetté, toute sa rouerie de débiteur pour parvenir à emprunter à Pierre ou Paul, à sa famille ou à ses amis, demander de nouvelles avances à ses éditeurs, dédaigneux de se rappeler qu'il lui faudra bien s'acquitter, un jour, en monnaie d'encre.

Cette nouvelle passion de Balzac n'était pas, du reste, sans inquiéter sa famille et ses amis. La très fine Zulma Carraud entre autres, amie d'enfance de Laure de Surville, la sœur du romancier, restée en correspondance suivie avec lui, savait lire entre les lignes. A Balzac qui se vante de sa nouvelle conquête, elle crie casse-cou. Farouchement « républicaine », Zulma redoute pour lui cette influence féminine : la fière marquise serait capable de l'inféoder au parti légitimiste, dont son oncle, le duc de Fitz-James, était le chef incontesté, et elle le tance vertement de cette volte-face.

Balzac était l'homme des conquêtes rapides ; cette cour dans laquelle il n'avançait guère commençait à lui peser. Aussi décida-t-il d'aller s'aérer à Sache. Avant de se séparer, Mme de Castries, flattée dans sa vanité par les assiduités de l'auteur à la mode, lui avait fait promettre d'aller la retrouver à Aix-les-Bains à la fin de l'été. De là, ensemble, ils iraient visiter l'Italie. Beau voyage en perspective dans l'intimité d'une femme adorée. Mais Balzac est devenu sceptique : est-il aimé ? Et il se confesse à sa grondeuse amie Zulma. Le 2 juillet 1832, il lui écrit : « Ah ! si l'on avait voulu aller aux Pyrénées, je vous aurais vue (Mme Carraud habitait alors Angoulême) ; mais il faut que j'aille grimper jusqu'à Aix, en Savoie,

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courir après quelqu'un qui se moque de moi, peut-être ; une de ces femmes aristocratiques que vous avez en horreur sans doute, une de ces beautés angéliquôs auxquelles on prête une belle âme ; la vraie duchesse bien dédaigneuse, bien aimante, fière, spirituelle, coquette, rien de ce que j'ai encore vu... Un de ces phénomènes qui s'éclipsent; et qui dit m'aimer ; qui veut me garder au fond d'un palais, à Venise... et qui veut que je n'écrive plus que pour elle : une de ces femmes qu'il faut absolument adorer à genoux quand elles le veulent. »

Balzac a bien posé le problème, mais le pécheur qui, dans sa présomption, espérait ferrer un beau saumon... (rappelons-nous que, selon le duc d'Albe commenté par Balzac, un saumon- vaut mieux que mille -grenouilles)... le pécheur s'est pris lui-même à son propre hameçon. La réponse de Zulma ne tarde pas : le 8 juillet, elle le sermonne durement : « Ainsi vous aimez ! Vous aimez, Honoré, une de vos créations, que le hasard a réalisée, et que, dans un jour de faveur, il a placée à votre portée. Vous en êtes encore à vous demander si elle a une âme »... et elle termine sa lettre en invitant Balzac chez elle, à la Poudrerie, près d'Angou-lême. Il accepte cette invitation, et il séjournera à la Poudrerie jusqu'au 22 août, trouvant le temps d'y écrire la première version de Louis Lambert. Mais un pressant appel de sa belle sirène l'appelle à Aix-les-Bains. Il y court, que dis-je ?... il y vole, si vite que, dans sa hâte à grimper dans la diligence, il s'ouvre l'arête du tibia sur une vingtaine de centimètres : ce sera la jambe bandée que notre soupirant arrivera auprès de sa belle amie, quelques jours plus tard. A son arrivée à Aix-les-Bains Balzac est comblé d'attentions. La marquise lui a trouvé une belle chambre et, reprenant ses habitudes parisiennes, il travaille le matin et l'après-midi jusqu'à cinq heures, puis ils terminent la journée ensemble. Lorsque sa jambe ira mieux, ils excursionneront tous deux aux environs : la Dent du Chat, le lac du Bourget puis enfin la Grande Chartreuse recevront leur visite. La marquise se fait plus tendre, semble sur le point de s'abandonner, lui permettant l'intimité d'un prénom . à lui seul réservé : mais elle n'accorde pas davantage à notre amou­reux déçu. Il s'en plaint à l'amie des bons et des mauvais jours.'

« Ici, écrit-il, je suis venu chercher peu et beaucoup. Beaucoup, parce que je vois une personne gracieuse, aimable ; peu parce que je n'en serai jamais aimé... C'est le type le plus fin de la femme, Mme de Beauséant en mieux... Mais toutes ces jolies manières ne

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sont-elles pas prises aux dépens de l'âme ? Pourquoi m'avez-vous envoyé à Aix ? »

Dès lé 10 septembre, la réponse lui parvient, cinglante : « Pourquoi je vous ai envoyé à Aix, Honoré ? Parce que là

seulement il y avait ce qu'il vous fallait... Vous voulez une femme aux formes fugitives, aux manières enivrantes, vrai type d'élégance et vous espérez sous cette enveloppe satinée une âme large et colorée ? Cela ne se peut... Vous êtes à Aix parce que vous devez être acheté à un parti, et une femme est le prix de ce marché. Vous êtes à Aix parce que votre âme est faussée, parce que vous répudiez la vraie gloire pour la gloriole ! Vous serez heureux à Aix. Ce ne pouvait être le premier jour. Mais vous dînez et vous logez ensemble, la vanité et le plaisir vous uniront, et vous aurez ce que vous demandez ! D'ailleurs, croyez-moi, votre parti a trop intérêt à vous conquérir pour vous permettre des amours plébéiennes. Oh ! Honoré, que n'êtes-vous resté étranger à ce tripotage politique ! Adieu : je vous aime bien, je vous embrasse un peu. »

Le 25 septembre, Balzac lui répond en ces termes : « Merci du fonds (sic) du cœur de votre lettre si amie et si tendre,

malgré toutes vos duretés. Le dix octobre, je partirai pour l'Italie, à laquelle je ne résiste point. Soyez tranquille ; La Bataille va paraître.,, (il n'en a pas encore terminé la première ligne mais, en revanche, déjà touché des droits non seulement sur la première, mais sur la seconde édition)... et quelque chose de , mieux que La Bataille, un livre selon votre cœur, Le Médecin de campagne... Il me fera des amis... c'est un livre à gagner le prix Montyon ! »

C'est donc Zulma Carraud qui eut la primeur du nouveau projet qui, après sa visite au monastère de la Grande Chartreuse, venait de germer dans l'esprit de Balzac. Il est hors de doute que cette excursion l'avait fortement impressionné. Sur l'album qui ne le quittait jamais, il avait noté, à la date du 18 septembre 1832 : « Inscription d'une cellule de la Grande Chartreuse : Fuge, Late, Tace ». Et aussitôt, il envisage pour son futur médecin une vocation

. religieuse se terminant au cloître. Si, peu de temps après, Balzac modifia son projet initial, il n'était pas homme à abandonner défini­tivement une idée de roman : il l'utilisera dix ans plus tard, en 1842, lorsqu'il écrira Albert Savarus. Son héros, par désespoir d'amour, terminera sa carrière d'avocat bizontin au monastère de Dom Bruno. Ce même dimanche 23 septembre 1832, Balzac, en veine de confi­dences, avait écrit à sa mère : « Mon voyage d'Italie est décidé...

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J'ai travaillé trois jours et trois nuits, j'ai fait un volume in-18 intitulé Le Médecin de campagne. Un voyageur le porte à Marne. Comme cela n'a que deux cents pages in-18 il peut tout faire com­poser et je puis lui donner le bon à tirer avant mon départ pour l'Italie, qui n'aura lieu que le dix octobre... »

Une semaine se passe, et, le 30 septembre, le romancier adresse à Marne, son éditeur, une lettre capitale, dont voici d'importants extraits :

« Aix-les-Bains, le 30 septembre 1832. '

« Ma mère va recevoir si elle n'a reçu, un manuscrit complet de moi, intitulé Le Médecin de campagne, lequel vous est destiné. Redoublez d'attention, maître Marne ! J'ai été, depuis longtemps, frappé et désireux de la gloire populaire qui consiste à faire Vendre à des milliers d'exemplaires un petit volume in-18 Comme Atala,-Paul et Virginie, le Vicaire de Wakefield, etc.. La multiplicité des éditions compense le défaut du nombre des volumes ; mais il faut que ce volume puisse aller dans toutes les mains ; celles de la jeune fille, celles dé l'enfant, celles du vieillard, et même celles de la dévote. Alors, le livre une fois connu, — ce qui est long ou bref selon le talent de l'auteur ou du libraire, — ce livre devient une affaire importante, exemple : les Méditations de Lamartine, à 60.000; les Ruines, de Volney, etc. Mon livre est conçu dans cet esprit, un livre que la portière et la grande dame pourront lire. J'ai pris l'Évangile et le Catéchisme, deux livres de gros débit, et j'ai fait le mien. J'ai mis la scène au village et du reste vous lirez le livre

• en entier, chose rare avec mpi. Je n'y mets pas mon nom... je le mettrai l'effet produit, la seconde édition venue. Je ne vous empêche pas de le faire savoir en dessous main, de le faire dire par les jour­naux, et, du reste, j'ai mis une épigraphe signée de moi. »

Cette épigraphe, qui figura seule, en effet, en tête de la première édition, était. :

« Aux cœurs blessés, l'ombre et le silence », de Balzac. « Et maintenant, continue Balzac, je veux un franc par exem­

plaire, et vous en donne à tirer treize cents pour mille. Le volume comportera de 218 à 220 pages de 6 à 7 feuillets in-18, sans luxe autre qu'un papier propre et une jolie impression, en philosophie... Si vous me prouviez qu'un franc est trop, ce que je ne crois pas, nous mettrions soixante-quinze centimes ; mais vous me feriez mille francs que vous remettriez chez Rothschild... Vous voyez

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que je pense à vous : d'ailleurs mon manuscrit vous le prouvera mieux que tout. C'est pour nous deux une excellente affaire. Mille amitiés. f

« De Balzac. »

Par cette lettre capitale, cynique, Balzac vient de nous dévoiler ses batteries : il projette d'écrire un ouvrage édifiant, à bon marché mais à fort tirage, qui se vendra bien et qui, comme s'exprimera plus tard un de vses personnages, Pierre Grassou, « fera rentrer beaucoup d'aubert en fouillousses ». Il n'est pas une seconde question d'art dans tout cela, mais de beaucoup de gros sous.

Assuré de recevoir bientôt le précieux viatique, Balzac n'a plus rien à faire à Aix. Quelques jours plus tard, en compagnie de sa Dulcinée et du duc de Fitz-James, qui leur sert de Mentor, les voilà partis pour la première étape du voyage projeté, Genève... Genève à la fois première et dernière étape, ô combien cruelle pour notre romancier 1 Aussi, quel cri de triomphe ne poussera-t-il pas, quinze mois plus tard, dans cette même ville, lieu de son atroce déconvenue, lorsque le 18 ou le 26 janvier 1834 (on ne peut hésiter qu'entre ces deux dates), à défaut d'une marquise du fau­bourg Saint-Germain, il sera devenu l'heureux amant d'une comtesse polonaise I

Sans doute ignorerons-nous toujours les raisons intimes de cette brusque rupture entre les deux amoureux. Tel que nous connaissons Balzac, l'impatient et fougueux amant osa-t-il un geste trop brutal ? Posa-t^-il à cette froide Foedora une question fort précise à laquelle . elle répondit par un non ou même un jamais fort secs ? C'est très possible. Tout ce que nous savons, c'est que, le lendemain, la marquise et son oncle continuaient seuls leur randonnée vers la riante Italie. Et, le dix octobre, dans une lettre assez embarrassée, Balzac expliquait à Zulma que... pour des raisons d'ordre purement pécuniaire... il avait renoncé à son voyage tra los montes, terminant par cet autre aveu : « Vous avez gagné, il n'y a pas une ligne écrite de La Bataille, mais j'en ai tant livré ! »

Par le même courrier, il informait aussi sa mère qu'il resterait en France ; il se devait, bien sûr, à son métier d'homme de lettres... Comment laisser composer Le Médecin de campagne à Paris, alors qu'il courrait la prétentaine ?

Sur le chemin du retour, non loin de Nemours, un asile sûr

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S'offrait à lui : la Boideauntfre, où vivait,seule sa maîtresse vieillie, Mme de Berny. Il s'y jeta. La Dilecta était restée la compatissante amie, qui savait panser les plaies de ce cœur meurtri, et Balzac restait pour elle le dernier amour, sa seule consolation. Et c'est , chez elle sans doute, que, fébrilement, sous l'empire du dépit et de la colère il dut écrire, tout d'une traite, ce terrible réquisitoire contre Mme de Castries, la première « confession » du docteur Bénassis, le médecin de campagne. Après avoir narré à son interlo­cuteur, le commandant Genestas, les débuts de sa malheureuse passion, Bénassis concluait en ces termes :

« Là est toute mon histoire, histoire horrible I c'est celle d'un homme qui a joui pendant quelques mois de la nature entière, de tous les effets du soleil dans un riche pays, et qui perd la vue. Oui, monsieur, quelques mois de délices, et puis plus rien. Pourquoi m'avoir tant donné de fêtes ? Si le cœur était d'accord avec la voix, les yeux, l'abandon de la personne, pourquoi m'a-t-elle fui ? Quand a-t-elle menti ? Lorsqu'elle m'enivrait de ses regards en murmurant un nom donné, gardé par l'amour, ou lorsqu'elle a brisé, seule, le contrat qui obligeait nos deux cœurs, qui mêlait à jamais deux pensées en une même vie ? Elle a menti quelque part. Et son mensonge a été le plus homicide de tous les mensonges 1 Elle peut prier pour les meurtriers ! Elle est la sœur de tous... la pauvre femme, toute faible qu'elle se dise, a tué une âme heureuse. Elle a flétri toute une vie. Les autres sont plus charitables ; ils tuent plus promptement.

« Pendant quelques heures, le démon de la vengeance m'a tenté. Je pouvais la faire haïp du monde entier, la livrer à tous les regards, attachée au poteau d'infamie, la mettre à l'aide du talent de Juvénal au-dessous de Messaline, et jeter la terreur dans l'âme de toutes les femmes, en leur donnant la crainte de lui ressembler... Je ne l'ai pas fait... Elle s'est conduite d'après les maximes du monde ; elle a été fidèle à son éducation, au jésuitisme de sa société qui permet à une femme de tout accorder, de tout dire, de tout penser, moins un dernier témoignage qui n'est rien et dont le monde fait / tout, auquel il donne un prix qu'il n'a pas... Monsieur, vous me demandez comment s'est passée cette affreuse catastrophe ? De la ' manière la plus simple. La veille, j'étais tout pour elle, le lendemain je n'étais plus rien 1 La veille sa voix était harmonieuse et tendre, son regard plein d'enchantements ; le lendemain sa voix a été dure, son regard froid, ses manières sèches ; pendant la nuit une femme

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était morte, c'était celle que j'aimais. Comment cela s'est-il fait ? Je n'en sais rien. »

Ces belles pages, toutes vibrantes de passion et de rancœur, Balzac ne les utilisa jamais. Elles dormaient bien sagement dans les cartons des inédits du fonds Lovenjoul, à Chantilly, lorsqu'en 1923, le conservateur de la bibliothèque, M. Marcel Bouteron, les exhuma et les publia. Quant à sa Messaline, Balzac devait attendre deux ans avant de la clouer au poteau d'infamie : ce n'est que lorsque Mme Hanska se sera donnée à lui, pansant la plaie à vif de son orgueil, que le romancier dira son fait au Faubourg Saint-Germain et stigmatisera celle qui l'avait dédaigné, dans cet écrit vengeur, dont le titre initial évoque le bourreau : Ne touchez pas à la hache; œuvre qui plus tard prendra celui, plus anodin, de : la Duchesse de Langeais.

Revenons au fameux manuscrit du Médecin de campagne, manuscrit complet ne manquait pas de préciser Balzac qui, dans sa lettre du 30 septembre 1832, en annonçait triomphalement l'imminente arrivée à son éditeur. A Paris, les jours, les semaines passaient, et Maître Marne, qui avait aussitôt envoyé à la mère de l'écrivain les deux billets à ordre exigés par Balzac, ne voyant toujours rien venir, sentit la moutarde luf monter au nez. Et, lors du procès qu'il intentera à Balzac — et qu'il gagnera — il fera un exposé assez humoristique des faits.

« Le lendemain de la réception de la lettre de M. de Balzac, exposa-t-il aux juges du tribunal de première instance de la Seine, Mme de Balzac, la mère, se donna la peine de passer chez M. Marne, qui s'empressa de lui demander de suite si elle- avait reçu un manus­crit de son fils. Le manuscrit n'était pas arrivé, mais M. de Balzac avait écrit de son côté à Mme de Balzac qu'il avait chargé une dame qui partait par la diligence de lui remettre directement ce manuscrit... La dame qui était partie par la diligence et le manus­crit qui lui avait été confié ne vinrent m l'une ni l'autre à Paris. M. de Balzac, continuait le plaignant, revint en France en octobre et fixa provisoirement son domicile à Nemours... M. Marne ayant appris, par hasard, son arrivée à Nemours lui écrivit pour lui demander de l'aller voir et de prendre enfin le manuscrit du Médecin de campagne, qui avait déjà beaucoup voyagé, mais seulement dans la tête de son auteur. M. de Balzac eut la bonté dé répondre de suite : « Vous remporterez un bel et bon manuscrit. » Des sommaires de chapitres, voilà tout ce que

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*M. > Marne a trouvé' à Nemours. Le Médecin de campagne était encore à faire ! » (1).

Marne avait certainement raison, — en droit — mais Balzac n'avait pas tort,— en art, si je puis dire. Et c'est ici qu'apparaît» cette dualité de Balzac, cette opposition entre sonâpreté au gain et son exigence d'artiste conscient de sa valeur. Gomment ne pas être choqué par les termes de cette cynique lettre à Marne, par ces allusions déplacées à l'Evangile, « livre de gros débit », par ces • questions d'argent, ces marchandages, ces rabais ? Mais regardons de plus près les dates... Le premier projet de Balzac est de la seconde. quinzaine de septembre 1832, et les deux tomes du Médecin, respec- > tivement datés de février et de juillet 1833, parurent ensemble; au mois de septembre 1833. Il y a donc un an d'écart entre le projet initial et sa complète réalisation. Que s'était-il donc passé: entre ces deux dates ? A Aix nous l'avons vu, Balzac avait envisagé l'œuvre qu'il méditait sous la forme d'un court récit, « un petit in-18 », et s'était mis au travail, arrêtant un plan — celui qu'il soumettra à Marne — à la grande ire de ce dernier. _

En octobre 1832, il a écrit, d'un seul jet, cette fameuse confession, qu'il se gardera bien de lui montrer. N'oublions pas qu'il a déjà mangé l'argent versé, qu'il est tenu par ses obligations antérieures envers d'autres éditeurs, qu'il a des contrats qui le lient à la Revue de Paris et à VEurope littéraire : tant de pages à livrer chaque mois ; qu'il doit, en outre, corriger ses œuvres antérieures en vue de nou­velles éditions dont il a déjà aussi perçu le prix. Enfin, il ne sait où donner de la plume... et n'oublions pas, en outre, sa collaboration aux journaux, cette terrible presse qu'il stigmatisera un jour prochain dans Illusions perdues, — et qui lui assure cependant le pain quotidien. Quant au Médecin de campagne le plan initial qu'il avait établi en hâte ne le satisfait plus. Maintenant que sa colère s'est un peu calmée et qu'il envisage les choses de sang-froid, il se rend bien compte que cette terrible confession de Bénassis ne saurajt être publiée. Il va donc lui falloir tout reprendre, supprimer ce passage trop virulent. Par contre d'autres idées lui sont venues. En ces débuts de la monarchie de Juillet, la mode est de nouveau aux récits de l'épopée napoléonienne ; — or l'un de ses héros est un ancien officier de la Grande Armée : une évocation des gro­gnards ferait donc bien dans le tableau. D'autre part, s'il a rompu

(1) Ce plan a été publié en hors-texte dans le n» 2, 1951, des Etudes balzaciennes par M; Jean Rtcber

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avec Mme de Castries, il est resté fidèle au parti légitimiste qui fera peut-être de lui, qui sait ? un député. Belle occasion de faire exprimer par son héros ses idées politiques. Et tout cela va étoffer son livre, lui' donner une tout autre importance que celle qu'il avait primitivement prévue. Alors que Marne, en bon marchand de papier, ne voit qu'un manque à gagner, qu'une escroquerie dans les retards successifs apportés par l'auteur à la livraison de sa marchan­dise, il n'y a, chez Balzac, que la prise de conscience'graduelle de la valeur morale, de l'importance de l'œuvre qu'il est en train d'enfanter. Aussi, lorsque paraîtra Le Médecin de campagne le petit in-18 du début sera devenu un gros in-8 en deux volumes.

« Le Médecin de campagne me coûte dix fois plus de travail que m'en a coûté Louis Lambert, écrit-il de Paris à la fidèle Zulma Carraud, en février 1833. Il n'y a pas de phrase, d'idée, qui n'ait été revue, corrigée, c'est effrayant I Mais quand on veut arriver à la beauté simple de YEvangile, surpasser le Vicaire de Wakefield et mettre en action Y Imitation de Jésus-Christ (on voit le changement de ton...) il faut piocher, et ferme. Et quelques semaines plus tard, toujours à la même :

« Si vous saviez ce que c'est que le Médecin de campagne et ce qu'il me coûte de travaux, outre les ennuis du libraire, qui me pique comme on pique un bœuf I »

Marne aura beau tarabuster son auteur, lui intenter un procès ruineux, Balzac ne donnera le « bon à tirer » que lorsqu'il aura jugé son œuvre digne des presses, et pas avant, preuve éclatante de la conscience artistique de ce romancier qu'on s'est plu si long­temps à décrire comme un simple barbouilleur de papier, écrivant vite et mal...

* * *

Un autre problème se pose au sujet du Médecin de campagne. Où se passe l'action ? Balzac n'est pas très explicite. Il la situe « dans les Alpes », se contentant de préciser un peu plus loin : « dans un chef-lieu de canton ». Un balzacien fervent, M. Gabriel Faure, crut avoir définitivement résolu l'énigme, dans un article qui parut dans la Revue hebdomadaire du 3 novembre 1917 sous le titre de : Balzac paysagiste. et le Médecin de campagne. Pour lui, sans aucun doute, le village des Alpes où Balzac a situé son action, sans le nommer, ne serait autre que le petit village de Voreppe.

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Non seulement l'auteur y avait retrouvé une maison, dont la des­cription pouvait cadrer avec celle que Balzac donne pour domicile au docteur Bénassis, mais encore, un certain docteur Amable ^ Romme y exerçait effectivement la médecine vers 1830. Il y avait, lui aussi, organisé la lutte contre le crétinisme et d'après « les anciens du pays » certains épisodes du Médecin de campagne comme l'histoire du cheval barbe de Bénassis, celle du braconnier Butifer y trouvaient une résonance. De là à conclure que le bourg où exerçait Bénassis n'était autre que Voreppe, il n'y avait qu'un pas à franchir, que presque tous les balzaciens franchirent, en compa­gnie de M. Gabriel Faure. Or cette identification reste sujette à caution. Rappelons-nous que l'idée du roman est venue à Balzac après une visite au monastère de La Grande Chartreuse, faite en compagnie de la marquise de Castries, en septembre 1832. Or comme, le premier, l'a fait remarquer M. ̂ Bernard Guyon, pour se rendre d'Aix-les-Bains au monastère de la Grande Chartreuse en passant par Voreppe — lieu supposé de l'action — nos deux voyageurs eussent été obligés de passer par la vallée de l'Isère au lieu d'emprunter la route directe, ce qui représentait un crochet d'une trentaine de kilomètres, détour non négligeable en 1832, par des routes de montagne. Le chemin direct, au contraire, après la traversée de Chambéry, se dirigeait presqu'en ligne droite sur Grenoble, ville citée par Balzac ; c'est à Grenoble que les paysans de Bénassis viennent écouler leurs produits. Lorsqu'on emprunte cette route Chambéry-Grenoble, on traverse d'abord lé petit village des Echelles pour arriver à un cheMieu de canton, Saint-Laurent-du-Pont. On aboutit enfin au monastère, qui se trouve approximativement aux deux tiers du chemin. Aussi, pour ces raisons de logique, Bernard Guyon s'inscrit-il en faux contre l'identification de Voreppe, petit village de quelques centaines d'âmes, avec le'chef-lieu de canton, précise Balzac, où se situe l'action. Mais ce qu'il n'a pas vu, et qui renforce considérablement son hypothèse, c'est que si Balzac ne semble pas connaître le nom de Voreppe, qu'il ne cite ni dans son œuvre ni dans sa correspon­dance, il connaît indiscutablement, au moins de nom, les Echelles et Saint-Laurent-du-Pont. C'est en effet au petit village des Echelles qu'il fera naître un de ses personnages, Antoine, le doyen des garçons de bureau du ministère des Finances, dans les Employés. Quant à Saint-Laurent-du-Pont, point n'est même besoin d'aller fouiller aussi loin dans son œuvre : il suffit de lire Le Médecin de

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campagne. C'est justement dans ce petit bourg que Le Fosseur, père de la sympathique Fosseuse, travaillait en qualité de journalier. A l'hypothèse émise en 1917 par M.Faure, j'en oppose donc une autre : le chef-lieu de canton où Balzac situe l'action de son livre existe bien, il est bien sur la route logiquement suivie par Balzac et sa partenaire, mais ce bourg n'est autre que Saint-Laurent-du-Pont.

* * *

r La première personne qui bénéficia des confidences de Balzac sur son œuvre fut... la remplaçante de Mme de Castries, la comtesse Hanska. Dans une de ses toutes premières Lettres à VEtrangère, le 2 février 1833, il lui en explique le sujet en quelques lignes : • « C'est l'histoire d'un homme fidèle à un amour méconnu,

à, une femme qui ne l'aime pas, qui l'a brisé par coquetterie : mais cette histoire n'est qu'un épisode. Au lieu de se tuer, cet homme laisse sa vie comme un vêtement, prend une autre existence, et au lieu de se faire chartreux, il se fait la sœur de charité d'un pauvre canton qu'il civilise. » Impossible de dire mieux en moins de mots. Cette œuvre, qui avait coûté tant de peines à Balzac, fut très mal jugée par les critiques, et la presse se déchaîna contre ce roman sans intrigue, sans amour et « plein d'insipides homélies ».

« Vous ne' savez pas comment Le Médecin de campagne est accueilli ? écrit-il à son amie Zulma. Par des torrents d'injures 1 Les trois journaux de mon parti qui en ont parlé l'ont fait avec le plus profond dédain pour l'œuvre et pour la personne ; les autres, je ne sais, mais cela me fait peu de peine. » Par retour du courrier, Mme Carraud le rassure, et ses éloges qu'il sait sincères, qu'il sait valables aussi, redonnent courage à l'écrivain ulcéré de toutes ces attaques, de toutes ces petitesses. Elle lui dit, avec cette enflure romantique qui est de mode :

« J'en suis encore si profondément attendrie que mes idées sont troublées ; quoique je ne partage pas toutes les idées (poli­tiques) que vous avancez, je n'en regarde pas moins cette œuvre comme bien grande et bien belle, et, sans contredit, bien supérieure sous le rapport psychique à tout ce que vous avez fait... Qui recon­naîtrait dans les discours de Bénassis l'auteur des Drolatiques ? Ce livre m'a prise de tous les côtés, s'est infiltré en moi, je ne vis que de lui. Mais votre libraire est donc un bien grand animal, sans

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intelligence même de ses propres intérêts, pour vous avoir attaqué quand vous lui donnez à vendre une chose pareille ?»

Ces compliments confirmaient Balzac dans son intuition d'avoir écrit une grande œuvre. « Ma foi, — constate-t-il avec sa modestie habituelle — je crois pouvoir mourir en paix. J'ai fait pqûr mon pays une grande chose. Ce; livre vaut, à mon sens, plus que des lois ou des batailles gagnées. C'est l'Evangile en action. »

Cet Evangile eût bien mérité le prix Montyon, que Balzac se flattaiti dès 1832, de voir couronner son œuvre, et les seize mille cinq cents francs qu'il représentait eussent fait fort bonne figure dans l'escarcelle toujours percée de Maître Honoré. Balzac posa donc sa candidature au prix de 1834. Inscrit le 13 mars 1834 en huitième position par l'Académie française sur la « liste des ouvrages susceptibles d'être proposés au concours du prix Montyon », Le Médecin de campagne parvenait au second rang, douze jours plus tard, le premier restant occupé par l'un des chefs-d'œuvre de notre littérature, Jean-Marie, ou le petit Breton, par Mlle Trémadeure. Estimant que son œuvre valait mieux qu'un tiers ou un cinquième du prix, Balzac se retira officiellement de la compétition, estimant sans doute inutile de lutter contre cette autre Camille Maupin* La postérité lui a cependant donné raison, qui ignore jusqu'au nom de ce bas-bleu, alors qu'on lit et que l'on continuera toujours à lire Balzac.

DOCTEUR FERNAND LOTTE.