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Au pays du grand condor, v~ III. B. Héron, Gallimard Jeunesse Nadèjda Garrel L'élévation visionnaire et l'exigence de l'amour par Jean Perrot* Disparue en août 2003, Nadèjda Garrel laisse une oeuvre - pour les enfants, les adolescents et les adultes - d'une qualité exceptionnelle. Jean Perrot, depuis longtemps familier de son univers, lui rend ici hommage et nous invite à redécouvrir la singularité et la force de son écriture. * Jean Perrot est chercheur, spécialisé en littérature de jeunesse, Président fondateur de l'Institut international Charles Perrault. La blanche lumière : l'extase contre les ténèbres de l'horreur Comment ne pas aller d'emblée au plus vif de l'illumination de Nadèjda Garrel ? Comment échapper à l'envoûtement de la Tigresse héritée de William Blake, ce romantique qui cherchait à abolir les frontières séparant la Terre du Ciel ? La vision des yeux de feu brillant dans l'obscurité assure l'ouverture de Dans les forêts de la nuit (1995), oeuvre jumelle, sur le mode politique et mascu- lin, d'une première initiation forestière, celle des Princes de l'exil (1984), mon- trant, elle, les déambulations d'une cou- rageuse jeune fille dans de romantiques sylves hantées par un Loup Blanc. L'ultime apparition somptueuse de la Bête, que le jeune adolescent, Benjamin, dans sa pas- sion absolue de la liberté, a libérée du zoo de Vincennes et qu'il reconduit vers ses terres natales et glacées de Sibérie, s'effec- tue au terme d'une extraordinaire errance. L'animal, à la fois féroce et maternel, s'apprécie alors pour une beauté qui ren- force sa fonction de symbole : « Elle apparut, elle n'avait jamais été aussi belle, elle semblait se tenir au centre du monde, elle était le centre du monde. dossier/ N ° 216 -LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS 67

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Au paysdu grand condor, v~

III. B. Héron,Gallimard Jeunesse

Nadèjda GarrelL'élévation visionnaire

et l'exigence de l'amourpar Jean Perrot*

Disparue en août 2003,Nadèjda Garrel laisse une œuvre- pour les enfants,les adolescents et les adultes -d'une qualité exceptionnelle.Jean Perrot, depuis longtempsfamilier de son univers,lui rend ici hommageet nous invite à redécouvrirla singularité et la forcede son écriture.

* Jean Perrot est chercheur, spécialisé en littérature de

jeunesse, Président fondateur de l'Institut international

Charles Perrault.

La blanche lumière : l'extase contreles ténèbres de l'horreurComment ne pas aller d'emblée au plusvif de l'illumination de Nadèjda Garrel ?Comment échapper à l'envoûtement dela Tigresse héritée de William Blake, ceromantique qui cherchait à abolir lesfrontières séparant la Terre du Ciel ?La vision des yeux de feu brillant dansl'obscurité assure l'ouverture de Dansles forêts de la nuit (1995), œuvrejumelle, sur le mode politique et mascu-lin, d'une première initiation forestière,celle des Princes de l'exil (1984), mon-trant, elle, les déambulations d'une cou-rageuse jeune fille dans de romantiquessylves hantées par un Loup Blanc. L'ultimeapparition somptueuse de la Bête, que lejeune adolescent, Benjamin, dans sa pas-sion absolue de la liberté, a libérée du zoode Vincennes et qu'il reconduit vers sesterres natales et glacées de Sibérie, s'effec-tue au terme d'une extraordinaire errance.L'animal, à la fois féroce et maternel,s'apprécie alors pour une beauté qui ren-force sa fonction de symbole : « Elleapparut, elle n'avait jamais été aussibelle, elle semblait se tenir au centre dumonde, elle était le centre du monde.

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Dans les forêts de la nuit, Ml. M. Hyman, Nathan

Benjamin écarquilla les yeux, un crid'extase mourut sur ses lèvres. Elle irra-diait, autour d'elle la nature s'effaçait,même la blancheur de la neige ne luirésistait pas et se ternissait. Les rayonsdu soleil qui passaient à travers lesbranches n'étaient là que pour l'éclaireret le bleu du ciel pâlissait devant lalumière de ses yeux ». (p. 204)

Le lecteur découvre ici la clé de « la cho-régraphie du secret »l qui commande lalecture du monde de Nadèjda Garrel : ilépouse ce regard bleu toujours innocem-ment étonné d'une romancière quiretient et masque les signes de son émoisous le couvert et les joies créatricesd'un roman d'aventures conjuguantmerveilleux et fantastique. Le couplesurprenant formé par cette Tigresse,dont la nature appelle le relevé récurrentde « gouttes de sang », et par le Loupblanc, double cruel du héros admiré etdésiré par Ilyria, l'héroïne des Princes del'exil est, en effet, encadré dans le déve-loppement de l'écrivain par l'exploita-tion romanesque de deux spectaclessymétriques : sur le versant premier,dans la jeunesse de sa narration, onretiendra la description des épreuves dupetit Indien, héros « sans famille » durécit, « L'Enfant au lama blanc ».L'animal, dans cette fiction inauguralede Au pays du grand condor (1978],recueil de récits qui abolissent, eux, lesfrontières entre la nouvelle, le conte etles mythes amérindiens résumés parClaude Lévi-Strauss dans sesMythologiques, est déjà l'incarnation dela puissance salvatrice d'une naturemerveilleuse dominée par les sommetsneigeux des Andes : la blanche femellelama qui sauve l'enfant de la tempêtenocturne et qui l'allaite, puis qui est mar-

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tyrisée par le grand propriétaire terrienplein de morgue et de mépris pour lepeuple, présente l'emblème d'une résis-tance farouche à l'oppression résultantdes injustices du passé. Elle remonte duprécipice où le contremaître Fa sadique-ment projetée, comme Lazare revientd'entre les morts. Mais, silencieuse et pai-sible, avec l'enfant sur son dos, elle esttransformée en icône de la non-violenceactive et s'offre comme le nouveaumodèle d'une maternité christophore.Plus systématiquement, sur l'autre ver-sant de l'univers de Nadèjda Garrel, lablancheur de l'animal est placée sousl'emprise du souvenir et sur l'espéranced'un retour saisonnier garantissant l'éter-nité du rêve. Elle exorcise alors lesangoisses et les délires d'une jeunesseque désoriente et terrorise la montéede l'horreur contemporaine : la deuxièmenouvelle du recueil Le Miracle des eaux(1998), intitulée « Les Cygnes », illustreainsi les échanges et la méditation poé-tique suscités au sein d'une familled'émigrés par la venue de deux cygnesaperçus sur les bords de la Seine enhiver. Les oiseaux élégants incarnentdans leur grâce muette l'antithèse deseaux troubles et sales du fleuve, commeun arrêt des querelles du couple paren-tal que rapporte le narrateur enfantin :« Tout avait commencé dans la violenceet la folie, juste après ma naissance là-bas qui était arrivée en même tempsque la guerre civile... » (p. 13) Aux« cris désespérés » du père et aux « san-glots étouffés » de la mère inscrits àl'initiale du récit font place, par tempsde neige et dans la brume triste de lacapitale, la surprise et l'éblouissementd'une « forme blanche ». Et le narrateurde préciser : « Nous avons poussé lemême cri d'étonnement et de ravisse-

ment en découvrant deux cygnes endor-mis l'un contre l'autre. » (p. 23) Imagefinale sereine du couple de l'amour etd'une fidélité qui transcende l'histoire etles aléas de l'exil et dont le constatramène pour un temps la tendresse : « ilne l'écoutait pas vraiment, l'embrassaitsans cesse, sur le front, les joues, leslèvres, tout en murmurant son prénom »(p. 26) Et le personnage de s'exclamerencore : « Maman, elle est un peu bellela vie tout de même, non ? » (p. 24).C'est que, avec la neige revenue et lesoleil la baignant « de sa lumièretransparente et glacée » (p. 35), la voixhaute et fragile de la mère s'est élevée :« elle chantait l'air des cygnes, sur sesjoues, il y avait des traces de larmes. »(p. 37) La narratrice, humaniste, plusque moraliste, conclut alors : « ... cen'était plus eux, c'était la vie quidéployait ses ailes toutes grandes. »Comme Edvard Munch à propos de sontableau « Vision » de 1892, NadèjdaGarrel pouvait écrire : « Je gisais dans laboue, entouré de choses grouillantes etde vase... je vis le cygne - sa blancheuréclatante - la pureté des lignes que jerecherchais » (Munch, 44).

Un déplacement poétique et ontolo-giqueDe 1978 à 1998, le propos de l'écrivain,sous l'effet d'un courageux travaild'anamnèse, s'est intériorisé : il estpassé d'une lutte contre les inégalitéssociales transcendées par une poétiquedécouverte de l'Autre, l'Indien mythique,à la défense flamboyante et farouche del'adolescence contemporaine, de la civi-lisation en péril. Ce processus de répa-ration a été préparé par l'assemblagedes fragments autobiographiques de LaPeau du ciel (1994), un récit publié en

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collection Blanche de Gallimard, où sedéclare le poids douloureux du souvenir(celui d'un père arrêté en 1944 par lesnazis et mort à Auschwitz) : au centrede l'œuvre, l'inadmissible, le cadavred'un nourrisson déposé sur les alluvionsdu fleuve dans la ville ! C'est la mêmeangoisse de mort qui est exorcisée parl'enfance visionnaire dans Le Miracledes eaux ; Giovanna, par ses rêves pré-monitoires, sait annoncer et devancer leflot dévastateur qui menace les famillesvivant sous un barrage. Les deuxnouvelles « Un drôle de rêve » et« Promenade », placées, l'une au débutet l'autre à la fin de ce volume de 1998,encadrent le devoir de mémoire renduaux morts anonymes déposés dans laterre de France (Chinois de la PremièreGuerre mondiale dans un cimetière dela Somme, Maniotes du XVIIIe siècledans les collines de la Corse). La pre-mière enregistre l'intériorisation duretour de la violence par la fille adoles-cente de la narratrice : cette dernière estvictime de « rêves terribles » et éprouvele sentiment bizarre que les gens sontdevenus « tous fous » (p. 6). Contre cefantasme obsessionnel et morbide, lamétaphore filée des ailes grandesouvertes évoquée plus haut est reprisepar la narratrice et reportée sur le per-sonnage de l'adolescente, elle-même : lajeune fille de « Promenade », après avoirenregistré les traces de la mort inscritedans les paysages, et constaté tragique-ment : « Tout cela, c'est toujours lamême histoire, ça ne changera jamaishein, ça ne changera jamais », se retournevers la lumière du soleil couchant et semétamorphose : « elle était méconnais-sable, le spectacle la ravissait, elle eut unpetit rire de gorge, un roucoulement decolombe amoureuse, ses yeux noirs étin-

celaient, ses dents petites et blanchesbrillaient » (p. 119). La tension du plaisirpartagé par l'observateur se conclut surune sorte de « gloire », d'apothéosebaroque : « mais cette fois elle a ouvertles bras tout grand et j'ai vu ses ailesimmenses et immaculées. J'ai fermé lesyeux. Le soleil l'a prise tout entière avantde s'enfoncer dans la mer » (ibid.)

Ainsi l'adolescente porteuse de l'élanvital à laquelle la vieille génération nesait plus croire, peut-elle, comme ledéclarait Claude Roy dans la revueGriffon en octobre-novembre 1992,« sortir du cauchemar de l'histoire », une« Histoire-Ogresse », Tigresse. À samanière, Nadèjda Garrel (1939-20 août2003), raconte toujours la même histoireet desserre l'étau du souvenir, elle quiassurait dans la même revue : « J'ai choi-si très tôt de vivre contre tout espoir. »(p. 3) II faut donc que la tension sensibledans son œuvre ait atteint les sommetsde l'angoisse pour que, dans Ils revien-nent (2002), dernier recueil de courtsrécits destinés plus aux adultes qu'auxadolescents, retentisse le hurlementd'une insoutenable peine. La scène ter-rible est une répétition de celle de l'ar-restation du père, vécue près de cin-quante ans plus tôt par la romancière, etsaisie ici à travers le point de vue d'unemalade asilaire : crissements de freins,claquements de portières, mitraillettesbraquées et chasse à l'homme qui tented'échapper. Alors « la femme s'effondreen pleurant » et « sa bouche s'ouvretoute grande et un long cri en sort ».« Le cri continue à résonner dans toutl'asile, comme s'il refusait de mourir »(p. 42). Ce « cri » de l'angoisse moderneprend sa source dans celui qu'a lancéEdvard Munch en 1893 et il sert ici la

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mise en scène d'une romancière quis'est identifiée à l'enfant malade dupeintre, comme elle le reconnaît dansl'authentique manifeste littéraire queconstituent les confidences publiéesdans Griffon. Cette identification eststratégique et a pour but de dénoncer lapsychose qui a détruit Laura, la sœur del'artiste, comme Camille Claudel, indi-rectement évoquée dans « La Chambrerouge » du Miracle des eaux. Une dés-espérance que des événements récentsramènent à l'avant-scène, mais qu'uneénergie secrète sait conjurer dans sonunivers. Les ailes magiques des gigan-tesques oiseaux n'ont-elles pas emportévers le ciel le couple d'Aïshi et Waïmadans Au pays du grand condor, « à l'abride la méchanceté des hommes » ? Et laTigresse qu'étreint la petite fille fanto-matique aperçue dans le camp deconcentration est l'auxiliaire mer-veilleux qui aide à traverser les champsde la mort. Déjà dans Les Princes del'exil, Yliria et Raïm en s'unissant dansleur amour faisaient tomber la murailled'oppression qui avait séparé deuxroyaumes...

Nadèjda et le théâtre du monde :de la puissance féminineLa décision de prendre le prénom deNadèjda pour remplacer celui deNadine qui effaçait la marque de sesorigines en partie roumaines s'est doncimposée à l'écrivain comme une reven-dication d'intégrité : cette puissance de ladésignation féminine éclate dans le por-trait donné sous forme de poème-calligramme sur la première de couver-ture de la revue Griffon. Celle qui, malgrél'avis de sa mère, avait commencé sa vied'artiste par la pratique théâtrale, plaçaitau centre du « jeu de vivre » le culte du

Couverture de Michaël Gaumnitz pour Griffon, n°133/134,

octobre-novembre 1992

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Les Princes

de l'exil,

II. G. Lemoine,

Gallimard

Jeunesse

Au pays du grand condor, Ml. B. Héron, Gallimard Jeunesse

risque toujours fondé sur « son amourpour ce que l'on fait » (p. 7). AussiYliria, la brune héroïne des Princes del'exil, en Fille du feu nervalienne, mar-che-t-elle « vers l'Est », en quête del'homme aux cheveux d'or : elle se« contente d'avouer » au début qu'elle a« abandonné sa famille » pour connaîtrel'aventure » (p. 55). Avec sa sœur, lablonde Machla, elle fait écho, autant à laViola, fille du Duc d'Illyrie du Soir desRois qu'à la Rosalinde de Comme il vousplaira : elle évoque l'élément fort de cescouples gémellaires du théâtre élisabé-thain plongés dans la forêt d'Ardennespour échapper aux usurpateurs et auxtraîtres. Car la forêt est un lieu del'absurde kafkaïen : on y fait une vérifi-cation de relations de parenté dans un laby-rinthe qui recèle d'éternels « nomades » (lesancêtres tsiganes qui partageront le sortdes juifs en 1942 ?) et notamment, unepetite fille à la « forme gracieuse et dan-sante » dont les pieds nus « avançaientsur les pierres sans sembler les toucher »(p. 54). Moment émouvant du sourire etdu don, passation symbolique de l'en-fant à l'adulte : Yliria, elle, accompagnel'agonie et recueille le dernier soupird'une vieille (l'image de la mère de laromancière morte à cette époque ?),dans un complexe echeveau d'impliciteséchanges entre les générations. Les per-sonnages féminins héritent aussi de lapuissance de « l'imagination matérielle »incarnée, avec le feu, par la puissance del'eau dont est déjà investie Aguarina deAu pays du grand condor, capable deparler au serpent gigantesque qu'ellesoigne et sauve dans le récit« L'anaconda ». Dans cette sorte delégende, la petite fille courageuse, engagnant l'amour de la bête, permet desauver son père et de faire le bonheur de

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toute la famille. Elle est l'objet d'unportrait où la délicatesse se mêle à lapréciosité, signe de l'enchantement desa puissance naturelle : « Sa chevelureavait la couleur luisante de l'abeillenoire, ses pieds et ses mains étaient finset délicats, ses bras minces et fermess'arrondissaient pour la danse avec unegrâce innée alors qu'elle venait à peinede faire ses premiers pas, et quand seslèvres épaisses et rouges s'entrou-vraient, elles laissaient paraître despetites dents semblables à des perlesfines. » (p. 145)

La perle, autre emblème du baroque, estlà, et le personnage annonce la jeuneadolescente de « Promenade » dans LeMiracle des eaux, elle dont la vivacitérappelle à la narratrice « les petitesGitanes de Grenade quand elles s'apprê-tent à danser. » (p. 119). Aguarina enfinne manque pas d'une certaine coquette-rie et se coupe une mèche de cheveuxpour en faire un collier qu'elle passe aucou de l'anaconda, marque par laquelle,dans l'intrigue, son père la reconnaît. Cemotif narratif qui pourrait être celui deBélinda dans le poème précieux dePope, « The Râpe of the Lock » (Le volde la boucle de cheveux) participe del'art du contraste de Danse, danse,Belinda, nouvelle de 1999 éditée paralapage.com, et caractérisée par deconstantes citations en anglais du Didonet Enée de Henry Purcell, grand maîtredu baroque, sur un texte poétique deNahum Tate : la danse du couple évo-luant sur une scène est l'affirmation dela vie luttant contre la mort (la tragiquedéploration d'une Didon atteinte ducancer), où les bouffées de cruautéféminine alternent avec les élans de l'a-mour. Le théâtre de Nadèjda Garrel est

celui de la répétition des doubles fémi-nins travaillant à l'avènement des dif-férences. Dans le domaine du romand'aventures, l'errance d'Yliria avec sacorneille, son chien Aïché et ses loupsn'est pas sans évoquer l'univers deJoan Aiken (1924-2004), et notammentles récits Arabella et son corbeau etSylvia et Bonnie au pays des loups.Hommage tacite à une romancière luedans l'enfance ? Tout comme le périplede Benjamin avec sa Tigresse et sonara n'est pas sans analogie avec l'his-toire d'Yvain, le chevalier au lion deChrétien de Troyes, ou même du« Chevalier au papegau », autre hérosmédiéval, accompagné, lui, d'un per-roquet2. Ce dernier animal, qui finirasa vie « en famille » en Sibérie, donnelieu à un burlesque spécifique ; ainsi,lorsque Benjamin déclare à la Tigressequ'il « l'aime » et se sauve en courant,effrayé par ce qu'il vient de dire : « lavoix ricanante de l'ara le poursuivit :Illème ! Illème ! Illème » (p. 29)Et lorsque le fauve s'enfonce définiti-vement dans l'immensité de la forêt :« Tavu ! lança l'ara plusieurs fois,comme éberlué, tavutavu... »Comme l'intrigue « basse » sous-tendl'intrigue des personnages nobles dansle théâtre de Shakespeare, l'humourintroduit une note gaie, là où triom-pherait autrement l'humeur sombredes grands drames historiques. Danstous ces récits enfin aucune faiblessedes maîtres du pouvoir n'échappe auscalpel de l'humoriste. Nadèjda Garreln'a-t-elle pas pris soin, dans la revuedéjà citée de 1992, d'annoncer sa pré-férence, en matière de lecture, pourl'œuvre de Franz Kafka et pourl'Anthologie de l'humour noir d'AndréBreton ?

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Le chemin d'Ariane : « L'amour est Bibliographiele mot de l'énigme »Rattrapée par ce cancer qui l'obligeait àl'immobilité, Nadèjda Garrel a trouvé,dans le parc du Bois des Moutiers (il yavait déjà un ermite dans Les Princes del'exil ! Mais Raïm veille ici !) deVarengeville près de Dieppe, ce lieumythique, rural et paisible, recherchétoute une vie, entr'aperçu au cours desdéambulations d'Yliria. Entr'aperçus ourêvés, « les blés mûrs sous la brise » ?Ces « troupeaux qui paissaient uneherbe tendre et verte » ? Cette « fontainedébordante d'une eau claire et pure » ?Paysages d'une pastorale héritée duSiècle des Lumières. Un « paradis obtenuaprès tant d'années de lutte, tout à lagloire de ses ancêtres. » [Les Princes...pp. 22-23) ?Le parc, mais pas l'apaisement ! Là per-siste une méditation fiévreuse : celle dela passion de l'amour et de l'intégrité.Car il n'y a que la mort que l'on ne peutvaincre, disait le texte des Princes del'exil. Et Le Chemin d'Ariane, ce recueilà paraître, est donné pour conjurer leretour du Minotaure, pour assurer uneparole épurée par un propos directe-ment poétique. Telle qu'en son œuvrel'éternité la fige, comme dans lamémoire des amis : Ariane est laromancière qui sait prendre ses lecteurspar la main pour les emporter dans leslabyrinthes de la fiction et les rendre àla vie.

Nadèjda Garrel :

- La Vie à l'envers, Julliard, 1958

- Et tout soleil amer, Julliard, 1968

- Au pays du grand condor, Gallimard Jeunesse, 1978

(Folio Junior, Folio Junior spéciale, Mille soleils)

- Les Princes de l'exil, Gallimard Jeunesse, 1984 (Folio

Junior)

- La Peau du ciel, Gallimard, 1994 (Blanche)

- Dans tes forêts de la nuit, Nathan, 1995 (Pleine lune)

- Le Miracle des eaux, Gallimard, 1998 (Page Blanche)

- Danse, danse, Belinda, alapage.com, 1999

- Ils reviennent, Mercure de France, 2002

- Le Chemin d'Ariane, à paraître, 2004

- Ame Eggum, et alii : Munch au musée Munch d'Oslo,

Scala/Musée d'Oslo, Londres : Scala Books, 1998

1. Belle formule employée par Monique Leclerc dans

l'article qu'elle a publié dans le numéro spécial N°133-

134 de la revue Griffon consacré à Nadèjda Garrel en

octobre-novembre 1992.

2. On trouve ces deux récits réunis dans le volume de la

collection Bouquins consacré au roman de chevalerie.

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