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LE CONDOR SE DÉPLUME 77 Sandstede avait été séduit au premier coup d'œil, mais la sym- pathie d'Hekmat se manifestait nettement en faveur d'Eppler. Il avait une expérience de l'Egypte que son compagnon ne possé- dait pas et en outre il était beaucoup plus séduisant pour une Orientale que le blond Sandstede. Anwar el Sadat se tenait dans un coin de la loge tandis que la danseuse bavardait sans relâche avec les uns et les autres. Des gens voulurent l'inviter à souper, mais elle refusa en prétextant qu'elle était déjà retenue par Hussein Gaafar et son ami Sandy... des amis qu'elle n'avait pas vus depuis très longtemps. En entendant prononcer son nom de guerre, Eppler comprit que l'affaire avait été arrangée à l'avance par Anwar. Les visiteurs quittèrent enfin la loge et les deux agents restèrent seuls avec An- war el Sadat et Hekmat Fahmi. Je crois, dit la danseuse, que je peux arranger vos affaires... Le lieutenant Sadat m'a dit qui vous étiez... nous poursuivons tous le même but... détruire l'Angleterre... Moi, j'ai trouvé un loge- ment où personne ne pensera à perquisitionner de sitôt et où vous n'aurez pas de voisins... c'est une péniche sur le Nil... Rassurez- vous, elle est parfaitement confortable... En fait, c'est un house- boat très bien aménagé. Vous y serez très bien et quand vous aurez ramené la passerelle à bord, personne ne pourra y péné- trer à l'improviste. se trouve cette péniche ? demanda Eppler. A qui appar- tient-elle ?... Combien en veut-on ?... Le vendeur est un vieil original qui ne veut plus l'habiter, parce qu'il a des rhumatismes qu'il attribue à l'humidité... Vous n'aurez pas affaire à lui mais à son homme d'affaires..; Quant au prix, ce n'est pas excessif... trois mille livres sterling, plus le bakschich de l'homme d'affaires qui veut trois cents livres... C'était une sommé considérable, le sixième des « fonds se- crets » emportés par Eppler. Il en eut un moment de scrupule. Mais, considérant le regard que la danseuse posait sur lui, ses scrupules disparurent comme par enchantement. Il y eut à cet instant entre l'Egyptienne et l'Allemand ce qu'on est convenu d'appeler « un coup de foudre ». Les promesses que le prétendu Hussein Gaafar lisait dans les yeux d'onyx d'Hekmat Fahmi sup- plantèrent en un clin d'œil, c'est le cas de le dire, les résolutions de sagesse et d'économies qu'il avait prises en sortant de Tirpitz- ufer trois mois auparavant. Il faut voir cet homme d'affaires le plus vite possible, dit-il, et traiter avec lui dès demain. Pouvez-vous vous en charger ? continua-t-il à l'adresse de Sadat. Impossible, répondit lé lieutenant. Demain je dois aller à

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Sandstede avait été séduit au premier coup d'œil, mais la sym­pathie d'Hekmat se manifestait nettement en faveur d'Eppler. Il avait une expérience de l'Egypte que son compagnon ne possé­dait pas et en outre i l était beaucoup plus séduisant pour une Orientale que le blond Sandstede.

Anwar el Sadat se tenait dans un coin de la loge tandis que la danseuse bavardait sans relâche avec les uns et les autres. Des gens voulurent l'inviter à souper, mais elle refusa en prétextant qu'elle était déjà retenue par Hussein Gaafar et son ami Sandy... des amis qu'elle n'avait pas vus depuis très longtemps.

En entendant prononcer son nom de guerre, Eppler comprit que l'affaire avait été arrangée à l'avance par Anwar. Les visiteurs quittèrent enfin la loge et les deux agents restèrent seuls avec An­war el Sadat et Hekmat Fahmi.

— Je crois, dit la danseuse, que je peux arranger vos affaires... Le lieutenant Sadat m'a dit qui vous étiez... nous poursuivons tous le même but... détruire l'Angleterre... Moi, j 'ai trouvé un loge­ment où personne ne pensera à perquisitionner de sitôt et où vous n'aurez pas de voisins... c'est une péniche sur le Nil . . . Rassurez-vous, elle est parfaitement confortable... En fait, c'est un house-boat très bien aménagé. Vous y serez très bien et quand vous aurez ramené la passerelle à bord, personne ne pourra y péné­trer à l'improviste.

Où se trouve cette péniche ? demanda Eppler. A qui appar­tient-elle ?... Combien en veut-on ?...

— Le vendeur est un vieil original qui ne veut plus l'habiter, parce qu'il a des rhumatismes qu'il attribue à l'humidité... Vous n'aurez pas affaire à lui mais à son homme d'affaires..; Quant au prix, ce n'est pas excessif... trois mille livres sterling, plus le bakschich de l'homme d'affaires qui veut trois cents livres...

C'était une sommé considérable, le sixième des « fonds se­crets » emportés par Eppler. I l en eut un moment de scrupule. Mais, considérant le regard que la danseuse posait sur lui, ses scrupules disparurent comme par enchantement. I l y eut à cet instant entre l'Egyptienne et l'Allemand ce qu'on est convenu d'appeler « un coup de foudre ». Les promesses que le prétendu Hussein Gaafar lisait dans les yeux d'onyx d'Hekmat Fahmi sup­plantèrent en un clin d'œil, c'est le cas de le dire, les résolutions de sagesse et d'économies qu'il avait prises en sortant de Tirpitz-ufer trois mois auparavant.

— Il faut voir cet homme d'affaires le plus vite possible, dit-il, et traiter avec lui dès demain. Pouvez-vous vous en charger ? continua-t-il à l'adresse de Sadat.

— Impossible, répondit lé lieutenant. Demain je dois aller à

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Alexandrie pour un mois dans un centre d'instruction radio... Vous savez que j'appartiens aux transmissions. Mais Hekmat peut trai­ter l'affaire pour vous... Le mieux serait de mettre la péniche à son nom.

De nouveau, les yeux d'Hekmat se posèrent sur Eppler. I l se vit dans leur miroir, savourant la fraîcheur du fleuve dans les bras de la danseuse et, sans même s'en rendre compte, i l acquiesça à la suggestion de Sadat. Lorsque, le lendemain, Sandstede lui fit remarquer que le patriotisme égyptien de la belle Hekmat s'alliait à un sens des affaires très oriental, Eppler trouva cent arguments pour le persuader de l'excellence de la combinaison.

Entre temps, la danseuse avait ramené les deux agents à son appartement, situé dans un immeuble ultra-moderne. I l y avait un divan dans l'entrée où Sandstede passa la nuit. Le lit Louis X V de l'unique chambre à coucher devait donc logiquement accueillir Eppler et la maîtresse de maison. Si cette disposition des lieux et l'utilisation qui en fut faite choquaient la morale de Sandstede, i l n'en laissa rien paraître. Il était en effet le subordonné d'Eppler et i l avait l'esprit de discipline.

Le 24 mai s'écoula cependant sans que l'affaire fût traitée. L'in­termédiaire était absent du Caire. I l revint le 25 mai et, au lieu des trois mille livres prévues, i l en réclama cinq mille. On était en Egypte. Le marchandage-commença selon les bonnes traditions devant un plateau de café. Le 26 mai, on était parvenu à quatre mille livres. Le 27 enfin, après avoir versé de la main à la main trois mille cinq cents livres sterling en petites coupures au repré­sentant du vieil original, Eppler remit à Hekmat Fahmi le reçu de deux mille cinq cents livres établi au nom de la danseuse et un acte de vente en bonne et due forme. Les valises qu'Eppler, après les avoir retirées de la consigne, avait dissimulées dans le placard à robes de sa maîtresse, prirent le chemin de la péniche. On allait pouvoir enfin passer aux choses sérieuses.

II

La péniche, sans être aussi richement aménagée que le navire sur lequel Antoine et Cléopâtre abritaient leurs amours, en évo­quait cependant l'atmosphère. Elle comportait un grand living-room dont les baies s'ouvraient sur le fleuve, et, vers le rivage, sur les villas d'une banlieue élégante. Trois cabines et une salle

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de bains ainsi qu'une petite cuisine complétaient le confort. Les soutes pouvaient recevoir des quantités d'approvisionnements de toutes sortes. La literie et la batterie de cuisine étaient au com­plet. Sandstede se chargea de garnir abondamment le bar. Une écoutille dissimulée par un meuble radio tourne-disques permet­tait d'accéder à une soute séparée du reste de la coque par une cloison étanche. Eppler y installa le poste émetteur dont l'antenne déployée au-dessus du pont servait aussi à recevoir les émissions de Radio Le Caire et des stations du monde entier. Quelques jours plus tard, le camouflage du poste fut encore perfectionné par Sandstede qui avait des talents de bricoleur. Le dessus du meuble tourne-disques devint entièrement amovible. En pressant un bou­ton secret, on le levait comme une trappe et une échelle cachée dans le corps du meuble permettait d'accéder à la soute. Là, le poste clandestin était posé sur un socle, le manipulateur disposait d'un fauteuil et d'un pupitre pour composer et expédier ses mes­sages à l'Etat-Major de Rommel où Aberle et Weber étaient à l'écoute ou à la centrale relais d'Athènes, où « Angelo » les ana­lysait et les retransmettait à la centrale de l'Abwehr, Tirpitzufer à Berlin.

Le 28 mai, le poste était prêt à fonctionner. Son camouflage n'était pas encore aussi perfectionné qu'il devait le devenir par la suite, mais i l était urgent de prévenir Rommel de la présence des chars Grant. Sandstede avait eu l'occasion d'en voir un de près et un chef de char, fier de son engin, lui en avait donné toutes les caractéristiques. Hekmat Fahmi qui passait quelques heures de l'après-midi dans la garçonnière d'un brillant officier de l'Etat-Major du général Auchinleck, avait fourni une indication intéres­sante. « La quatrième brigade blindée anglaise est largement équipée du nouveau char Grant. Ritchie qui commande à Gazala garde, très en arrière de cette position fortifiée, une importante masse de manœuvre. Enfin les Britanniques mettent en service une nouvelle pièce anti-chars. Un canon de 76 mm... »

La radio anglaise qui, depuis le 26, avait simplement annoncé une importante attaque de front sur la position de Gazala, prenait en dépit de sa prudence habituelle, un ton annonciateur de vic­toires. On y laissait entendre que Rommel s'était fait prendre au piège tendu par Ritchie. Il avait, après une attaque frontale de diversion, tourné par le sud les positions anglaises dont le dernier bastion, Bir Hakeim, était tenu par les Français Libres. Puis, remontant vers le nord, i l était venu se jeter dans la pince formée par les positions de Gazala et les divisions blindées de Ritchie...

Le message d'EppIer pouvait encore aider Rommel à déjouer la manœuvre anglaise. Si les chars Grant surclassaient les Mark IV,

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ils céderaient devant les canons de 88 de la flak allemande que l'on employait couramment en antichars.

Sandstede et Eppler rédigèrent donc un message de synthèse qu'ils chiffrèrent à l'aide de Rebecca, puis Sandstede descendit dans la soute tandis qti'Eppler restait dans le living-room devant le tourne-disques qui jouait un air de danse.

Au bout d'une dizaine de minutes, Sandstede frappa à la trappe, et après avoir vérifié qu'aucun visiteur n'était en vue, Eppler dé­plaça le meuble. La tête de Sandstede apparut au niveau du plan­cher.

— J'ai appelé l'indicatif... ça ne répond pas. J'ai recommencé, toujours pas de réponse... Tout a pourtant l'air d'être en ordre... Alors j 'ai envoyé le message à tout hasard, je l'ai répété... toujours rien des nôtres... je n'y comprends rien...

Sandstede suait à grosses gouttes, car la température de la soute, était difficilement supportable.

— Je vais essayer de me rendre compte, dit Eppler. Sandstede sortit, repoussa le meuble au-dessus de l'écoutille

et remit le disque en marche. En bas, Eppler manipulait méthodiquement les boutons et les

jacks du poste. L'arrivée du courant était normale. La réception excellente. En se branchant sur les longueurs d'onde des chars allemands, i l put entendre les messages qu'ils échangeaient et les commandements des chefs de peloton. La même opération, effec­tuée sur la longueur d'onde anglaise, réussit sans difficulté. Sur les longueurs d'onde du grand quartier britannique, Eppler capta les groupes de chiffres qu'Auchinleck expédiait à ses généraux. A l'émission tout semblait fonctionner normalement. Mais lorsque Ep­pler appela le Q.G. de Rommel sur la longueur d'onde convenue avec Aberle et Weber, i l n'obtint, comme Sandstede, aucune ré­ponse. De guerre lasse, i l répéta deux fois le message. Si ses correspondants n'en accusaient pas réception, cela ne les empê­chait probablement pas de les recevoir. I l était possible qu'ils eussent de leur côté une panne d'émetteur, tout en recevant nor­malement.

III

Le silence de Weber et Aberle était inexplicable. Le même soir, Eppler et Sandstede enlevèrent le poste de la soute et l'examinè­rent dans tous ses détails. Aucune lampe ne paraissait défectueuse. Le courant passait partout. La réception était normale. Ils passé-

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rent la nuit entière à démonter et remonter ses divers éléments sans découvrir la clef du mystère.

— Je ne me sens pas assez technicien pour être sûr que ce poste est en ordre, conclut Sandstede. I l faudrait le faire exami­ner par quelqu'un de vraiment compétent.

— On ne peut tout de même pas aller chez le premier répara­teur de TSF venu et lui demander de passer... rétorqua Eppler. I l faut attendre le retour d'Anwar el Sadat.

Anwar el Sadat était un spécialiste des transmissions. I l était à Alexandrie pour à peu près un mois. Lui écrire aurait été impru­dent. On ne savait pas si les postes égyptiennes étaient contrôlées par la censure. Quant à lui téléphoner, c'était à peu près impos­sible.

— Continuons donc à organiser le réseau, dit Eppler. Tous les soirs nous ferons un essai de transmission en attendant le retour de Sadat. S'ils reçoivent chez Rommel et ne veulent pas répon­dre, c'est peut-être pour une raison qui nous échappe et qu'ils ne peuvent pas nous faire connaître pour des raisons stratégi­ques...

Le 29, le 30 et le 31 mai, les communiqués de Radio Le Caire se firent moins optimistes. La bataille sur le front de Gazala ne semblait pas tourner à l'avantage des Britanniques, comme on l'avait laissé entendre précédemment.

Le 3 juin, i l apparut nettement que Rommel avait échappé à l'encerclement que Ritchie n'avait pu renforcer à temps.

A bord de la péniche, Hekmat Fahmi, Eppler et Sandstede, assistés du major Zulfikar, un des membres de l'organisation du pacha E l Masri, firent le point de la situation.

Le 26 mai, Rommel avait lancé une attaque simulée contre la ligne de Gazala. Les 27 et 28, l'Afrika Korps, laissant un rideau de troupes devant Gazala, avait contourné rapidement les posi­tions britanniques au sud de Bir Hakeim et i l était remonté vers le nord en attaquant et en prenant le point d'appui anglais de Got el Oualeb, à l'est de Rommel. Les Britanniques avaient alors attaqué pour encercler l'Afrika Korps.

Le message d'Eppler et Sandstede avait été expédié peu avant que ce mouvement se déclenchât. Rommel avait échappé à l'en-cerlement par une manœuvre qui avait surpris les Anglais. Pour venir à bout des chars Grant qui surclassaient les Mark IV, i l avait constitué devant l'attaque des divisions de Ritchie, un front' d'artillerie antichar formé de toutes ses pièces de 88 de DCA. Pris à partie par cette terrible canonnade, les divisions de chars Grant avaient été repoussées avec de lourdes pertes et l'Afrika Korps avait pu décrocher à temps.

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— Donc, conclut Eppler, le message a pu être utilisé. Rommel a été prévenu à temps de la présence des chars Grant et i l a pris les mesures nécessaires pour les neutraliser...

Si la bataille d'El Gazala ne constituait pas à proprement par­ler une victoire allemande, elle n'en était pas moins dans l'inter­prétation d'Eppler un succès de la mission « Condor ». Us le fêtè­rent au Kit-Kat, où ils passèrent la nuit entière. La rubrique « frais généraux », dans les comptes d'Eppler, couvrit les dépenses.

La vie était belle. A bord de la péniche, elle offrait tous les agréments dont peuvent profiter deux garçons jeunes au porte­feuille bien garni. Les journées s'y organisaient dans une am­biance de vacances. Eppler et Hekmat sortaient de leur cabine sur le coup de midi et déjeunaient dans le living-room en compa­gnie de Sandstede et généralement d'une « invitée » de ce dernier. L'après-midi se passait en visites professionnelles ou non chez des amis de la danseuse ou du groupe des conjurés égyptiens. Sand­stede traînait dans les bars, buvait avec des officiers anglais, allait dans les clubs et dans les piscines, jouait au golf et au tennis. Eppler, sous le nom d'Hussein Gaafar, accompagnait Hekmat chez ses amis égyptiens et dans les magasins où la danseuse ache­tait sans compter. Si, au cours de leurs visites et de leurs entre­tiens dans les bars et dans les clubs, les deux agents apprenaient une nouvelle intéressante, le soir ils envoyaient un message à Aberle et Weber. Sans d'ailleurs jamais recevoir de réponse.

Vers neuf heures, Hekmat et Eppler dînaient à bord de la péniche. A dix heures, Hekmat partait pour le Kit-Kat où Eppler la rejoignait. I l passait une partie de la soirée dans la loge de la danseuse. Considéré à juste titre comme l'amant de cœur et le « monsieur sérieux » d'Hekmat Fahmi, i l était convié à toutes les réceptions auxquelles on invitait l'artiste.

Il s'était complètement habitué à sa personnalité d'emprunt. Il était désormais Hussein Gaafar, un riche oisif, un peu original, entretenant une des courtisanes les plus huppées du Caire. La facilité avec laquelle i l réglait les additions au Kit-Kat lui permet­tait de s'entourer d'un cercle de « relations » dont la plupart étaient surtout des « pique-assiettes ». Sa générosité évitait à ses invités de se poser des questions sur l'origine des livres sterling qui, chaque soir, passaient de sa poche dans celle du propriétaire du Kit-Kat. Certaines mauvaises langues chuchotaient que ses

"moyens financiers provenaient tout droit des fonds secrets bri­tanniques. I l n'avait pas de raison de les détromper. La prétendue source de cette cavalerie de Saint-Georges le mettait, pensait-il, à l'abri des investigations discrètes des petits agents de l'Intelli­gence Service.

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Au Caire, les conspirations égyptiennes se divisaient en une douzaine de petits complots. I l y avait le groupe du Pacha el Masri, l'ancien général de l'armée égyptienne que les Allemands avaient tenté de ravir aux Anglais. E l Masri était interné dans une forteresse quelque part en Palestine, mais les anciens officiers de sa conspiration, Zulfikar, Sadat, Nasser, Neguib, demeuraient tou­jours en activité. Sadat aux transmissions, occupait un poste-clef. • Nasser, au contraire, avait été expédié au Soudan où i l se mor­fondait dans une obscure garnison. Zulfikar, major sans troupes, passait le plus clair de son temps à intriguer. L'autre conspiration, celle des « Frères musulmans et des docteurs de la Foi », était orientée vers le fanatisme religieux et nettement réactionnaire. Les activités anti-anglaises des petits noyaux communistes stipen­diés par Moscou, étaient en sommeil depuis que la Russie se trouvait par la force des choses placée dans le camp britannique. Les organisations d'étudiants manquaient de cohésion, elles étaient plus turbulentes qu'efficaces.

Eppler et Sandstede s'appuyaient sur le groupe des officiers révolutionnaires. Eppler sentait que pour soulever l'Egypte contre l'occupant anglais, ' i l faudrait y déchaîner un mouvement popu­laire, entraîner les masses. Or, dans l'état de pauvreté physique et morale où elles se trouvaient, i l paraissait impossible de les exciter à la révolte.

Ce n'était pas la tâche de la « mission Condor » et Eppler aurait dû s'en désintéresser. Cependant, l'impuissance des conju­rés, qu'ils fussent civils, militaires ou religieux, à provoquer ces réactions de masses, agissait sur les deux agents de l'Abwehr de façon déprimante. Pour que l'Egypte « bougeât », i l faudrait que les chars de Rommel entrassent au moins à Alexandrie et que la panique se répandît dans les armées anglaises en déroute.

Pour l'instant, dans ces premiers jours de juin, l'Afrika Korps et la division italienne Ariete s'usaient les dents sur un os qui s'appelait Bir Hakeim.

En attendant, la vie était belle... Hekmat Fahmi aussi était belle et le soi-disant Hussein Gaafar ne pouvait s'empêcher d'être jaloux des tromperies « professionnelles » auxquelles la danseuse le soumettait. Il n'aurait certes jamais su que 100 000 mines anti­chars étaient réparties sur un front nord-sud dans la région d'El Alamein si sa maîtresse n'avait obtenu l'information sur l'oreiller d'un officier du service du génie britannique. Il lui fallait donc tolérer que presque tous les jours Hekmat se rendît à un cinq à sept dans la garçonnière d'un officier anglais.

Rien dans sa vie passée n'avait préparé Eppler à ce genre de « tolérance ». Il n'était pas si roué qu'il s'en accommodât de

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gaieté de cœur. I l en ressentait une sorte de dégradation morale qui, de jour en jour, devenait moins supportable. Lorsque Sand­stéde'se trouvait seul à bord du house-boat avec Eppler aux heu­res de l'après-midi que la danseuse consacrait à ses « relations d'affaires », les rapports entre les deux hommes së tendaient.

Sandstéde avait un défaut. I l aimait l'humour à froid. Ses • réflexions mordaient comme un acide. Ce défaut était une qualité

lorsqu'il était en conversation avec des Anglais 6u des Américains amateurs de plaisanteries à double sens. Quand i l exerçait ses talents aux dépens d'Eppler, c'était une erreur grave, car, peu à peu, la camaraderie des débuts se détériorait.

Tout en prétendant être « au-dessus de ces préjugés », et sa­crifier son amour-propre d'amant à la cause de la victoire alle­mande, Eppler souffrait. I l enrageait de penser que sa maîtresse pouvait (le cas s'était produit) tomber amoureuse de l'un des officiers auxquels elle arrachait des informations. I l serait alors doublement vaincu, en tant qu'homme, par la trahison de la femme qu'il aimait, èn tant qu'officier de renseignements, par le « retournement » de son informatrice.

Le 11 juin, la chute de Bir Hakeim permit à Rommel de conti­nuer sa marche vers l'est. Sur le plan professionnel et militaire, cette victoire remplit Eppler de satisfaction. Une réflexion de Sandstéde tempéra son enthousiasme.

— Voilà qui va faire monter le thermomètre de vos amours... dit le soi-disant Peter Moncaster à son équipier.

— Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?... répliqua le faux Hussein Gaafar.

— Rien d'autre que la constatation d'un fait. Hekmat est tou­jours plus amoureuse de vous quand Rommel approche...

I l n'y avait guère que deux semaines qu'Eppler était devenu l'amant de la danseuse, mais i l avait déjà pu constater qu'effecti­vement l'ardeur des sentiments d'Hekmat à son endroit était fonc­tion des nouvelles. I l essaya de chasser cette pensée importune, mais elle revint par la suite avec une insistance démoralisante.

C'était d'ailleurs presque aussi démoralisant que le silence-obstiné d'Aberle et Weber. Tous les soirs, Eppler et Sandstéde s'enfermaient dans la soute de leur émetteur clandestin. Us appe­laient cinq ou six fois leurs correspondants chez Rommel et atten­daient vainement une réponse. Us passaient « à l'aveuglette » leur message et restaient dans l'incertitude sur l'accueil fait aux renseignements transmis.

Us s'extirpaient alors de la soute, couverts de sueur, car i l y faisait une chaleur d'étuve. Une douche fraîche leur redonnait quelque ardeur physique, mais ils ne pouvaient se remonter le

!

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moral qu'à coups de whisky. Les caisses de scotch ne duraient pas longtemps et Sandstede devait renouveler les réserves de plus en plus fréquemment. Aux excès d'alcool, Eppler insensiblement ajoutait! d'autres excès. L'optimisme que lui rendait l'avance vic­torieuse de Rommel lui faisait voir Hekmat Fahmi de jour en jour plus amoureuse de lui.

Quand la conjoncture était bonne, c'est-à-dire quand Radio-Le Caire annonçait un repli de l'armée britannique, quand Hekmat n'avait pas de rendez-vous avec un « brass hat » des bureaux d'Au-chinleck, quand i l avait bu suffisamment pour se sentir un véri­table membre du Herrenvolk, Eppler laissait libre cours à son imagination. Rommel alors faisait son entrée triomphale au Caire. Le roi Farouk, renversé par les officiers révolutionnaires, s'en­fuyait sur un croiseur britannique. Gamal Abd E l Nasser prenait le pouvoir. Rommel signalait au Fiihrer les exploits d'Eppler qui devenait instantanément ambassadeur du Reich en Egypte... avec Hekmat Fahmi devenue par la même occasion ambassadrice...

I l y croyait. Elle l'écoutait avec un intérêt presque enfantin. C'était un conte des Mille et une Nuits, mais dans le pays même de Shéhérazade, ce conte prenait une vraisemblance qu'il n'aurait pas eue à Berlin et encore moins à Tirpitzufer...

Après tout, pourquoi ne pas tenter d'entrer directement en contact avec la centrale de l'Abwehr par l'intermédiaire d'Angelo à Athènes... On saurait peut-être la raison du silence de Rommel.

Eppler et Sandstede s'évertuèrent à établir le contact avec Athènes. Ils n'y parvinrent pas. Cependant, la réception des mes­sages émis par Athènes à destination d'autres agents se faisait normalement. Le problème restait entier.

IV

, Le 21 juin, Eppler se tenait comme à l'habitude à une table près de l'orchestre du Kit-Kat. I l était en compagnie de Sand­stede qui, pour un soir, n'avait pas de compagne. Hekmat Fahmi n'allait pas tarder à faire son numéro de danse orientale. A la table voisine, Eppler remarqua un gentleman qui semblait s'en­nuyer ferme devant son whisky. Son costume civil avait beau sortir de la meilleure maison de Saville Row, le gentleman le portait avec un soupçon de raideur qui trahissait le militaire en « pékin ». Ce n'était pas la première fois qu'Eppler se trouvait en présence de l'inconnu. Il l'avait aperçu déjà au Kit-Kat, mais, habi-

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tuellement, le gentleman restait au bar. I l y buvait un ou deux whiskies, regardait les attractions sans enthousiasme, ne consen­tait à applaudir du bout des doigts que pour Hekmat Fahmi et repartait sans avoir adressé la parole à quiconque.

Eppler mesura la distance qui le séparait de l'inconnu. Elle était assez grande pour que celui-ci ne l'entendît pas questionner Sandstede à son sujet.

— Je l'ai déjà vu plusieurs fois... Qui est-ce ? — Je n'en sais rien, répondit Sandstede, probablement un des

stratèges en chambre d'Auchinleck... — Ou bien un officier de l'armée des Indes en congé... i l en

a l'allure... — C'est possible... mais à mon sens plutôt un brass hat... les

officiers des Indes sont au casse-pipe devant Tobrouk... L'orchestre de jazz rangea ses trompettes et ses saxophones

pour prendre les violons, les guitares et les tambourins de la mu­sique arabe. Un roulement de tambour précéda l'annonceur qui informa les spectateurs du numéro de Hekmat Fahmi. La lumière s'éteignit et la danseuse apparut dans le flash d'un projecteur. Le numéro comportait, comme d'habitude, la danse des Sept voiles. Tout en les enlevant les uns après les autres, Hekmat menait sa danse au bord de la piste. Les tables les plus favorisées voyaient alors, un à un, les voiles atterrir en un flot de mousseline sur les têtes des convives les plus représentatifs de la gentry cairote. Depuis qu'elle était la maîtresse d'Eppler, Hekmat lui réservait toujours le septième et dernier coupon de mousseline.

Le voisin d'Eppler assista à la danse sans sourciller. I l était aussi froid qu'une truite en gelée.

Tandis qu'Hekmat dansait, une rumeur envahit le Kit-Kat. Des exclamations retentirent. Eppler se retourna, i l croyait à une rixe et n'aurait pas voulu être pris dans une descente de police en cas de bagarre générale. Dans le fond de la salle, le chasseur dis­tribuait des journaux à des gens qui se bousculaient autour de lui. La rumeur s'amplifia, couvrit l'orchestre : « Tobrouk est tombé ! »

Le gentleman, pour la première fois depuis qu'il était assis, se retourna vers le fond de la salle et dit simplement « Damned ! »

Pour Eppler et Sandstede, c'était une bonne occasion de lier connaissance avec l'inconnu.

— Réellement inquiétant si c'est vrai... dit Hussein Gaafar en anglais à Peter Moncaster.

Il avait parlé assez fort pour que son voisin l'entendît. Son intention était de faire croire progressivement et par petites tou-

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ches au mystérieux personnage qu'il était un partisan des An­glais...

— C'est vrai... dit le gentleman., j 'ai le regret de le savoir depuis plus de trois heures... Je pensais que la nouvelle ne serait pas connue avant demain...

— Sale affaire !... opina Peter Moncaster. Si cela continue, ce damné Rommel va arriver jusqu'ici.

Le gentleman se tourna un peu plus vers la table d'Eppler, de façon à être en face de « Sandy ».

— Vous êtes Anglais ? demanda-t-il avec une nuance d'étonne-ment.

— Non, Sir... Américain... j'attends mon ordre de mobilisation, ajouta-t-il comme pour s'excuser d'être encore en civil.

Apparemment satisfait de cette réponse, le gentleman ajouta : — Très sale histoire, cette chute de Tobrouk !... L'année der­

nière, la place avait tenu huit mois... — Il y a encore une chose que je ne comprends pas... c'est

que votre diplomatie n'ait pas réussi à décider notre roi à entrer en guerre... I l y a une armée égyptienne, Sir... Pourquoi ne parti­ciperait-elle pas à la défense commune ?...

Le gentleman, d'un signe du menton, indiqua une table près du bar où le prétendu Hussein Gaafar aperçut une douzaine d'of­ficiers égyptiens en tenue. Leur attitude insolente, les regards qu'ils jetaient sur les Anglais et les termes dans lesquels ils com­mentaient la nouvelle, n'étaient rien d'autre que de la provocation.

Parmi eux, Eppler reconnut Anwar el Sadat et Gamal Abd elj Nasser. Ils n'étaient pas parmi les moins bruyants. >

— Hekmat ! danse-nous une danse pour Tobrouk ! cria l'un d'eux en arabe.

La danseuse se lança dans une improvisation de danse guer­rière, mimant tour à tour les Allemands victorieux et les Anglais terrorisés. Les rires accompagnaient ses contorsions. Ceux des spectateurs anglais qui avaient compris quittaient le Kit-Kat avec une rage contenue.

Eppler entendit derrière lui deux garçons qui disaient : « On s'en moque, dans huit jours c'est Rommel Pacha et son état-major qui les remplaceront. » A côté de lui, le gentleman britannique n'avait pas bougé. I l ne devait pas avoir entendu ou bien i l ne comprenait pas l'arabe égyptien.

Après la danse d'Hekmat, la vedette regagna sa loge. Eppler qui voulait y rencontrer Anwar el Sadat prit congé de son voisin et demanda à Sandstede de régler l'addition quand lui-même quit­terait la salle. Sandstede comprit ce qu'Eppler attendait de lui et dès que le faux Egyptien se fut éloigné, i l rapprocha sa chaise de

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celle de l'officier en civil. Son visage exprimait parfaitement le souci de l'allié loyal devant les malheurs du partenaire. Cette sympathie « américaine » dégela l'officier anglais. Les deux hom­mes commencèrent à parler de Rommel, de ses méthodes, de la sclérose de l'état-major anglais... tous propos où Sandstede pou­vait glaner un renseignement.

V

Dans la loge d'Hekmat, l'habituelle cour d'admirateurs papo­tait bruyamment. Tout le monde commentait la victoire de Rom­mel. Après avoir embrassé Hekniat, Eppler fit un signe à Anwar el Sadat. Tous deux sortirent sans être remarqués. Eppler prit la voiture d'Hekmat tandis qu'Anwar el Sadat s'éloignait à pied. Au premier carrefour, Eppler tourna à droite et s'arrêta. Quelques secondes plus tard, l'officier égyptien ouvrait la portière et mon­tait à côté de lui. Tandis que la voiture roulait vers la banlieue du Caire, à petite allure, les deux hommes restèrent un instant silencieux.

— Je vous croyais parti pour un mois... dit enfin Eppler. Votre stage est terminé ?

— Non, interrompu... i l ne se terminera pas... J'étais allé à Alexandrie pour apprendre le maniement des nouveaux appareils radio dont les unités de transmission de l'armée égyptienne de­vaient être dotées... la dotation a été retardée, on nous a renvoyés sine die...

— C'est une affaire d'administration ou bien on vous soup­çonne...

— Aucun doute, ce sont des soupçons... i l s'agit d'appareils tout à fait inédits... Emetteurs-récepteurs sur ondes ultra-courtes... j 'ai eu l'occasion d'en voir un dans le bureau du commandant ins­tructeur anglais... Mais je n'ai pu ni l'utiliser, ni le démonter, à plus forte raison, pour voir comment i l est fabriqué... ni sur quelles longueurs d'ondes ils travaillent avec ces engins...

— Et comment vous ont-ils expliqué l'ajournement du cours ? — L'officier de liaison anglais nous a dit que ces postes étaient

en trop petit nombre actuellement pour qu'ils puissent nous être utiles... C'est évidemment un prétexte... parce que je suis allé faire un tour à la Direction des Transmissions et j 'a i vu, un peu partout, des postes analogues... J'ai bien l'impression qu'ils en ont équipé les grandes unités, au moins à l'échelon divisionnaire, sinon à l'échelon régiment.

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— Diable !.. dit Eppler qui pensait tout haut, voilà qui va don­ner du fil à retordre à Seebohm...

— Qui est Seebohm ?... — C'est le chef de la compagnie d'écoute de l'Afrika Korps.

Jusqu'ici, i l a toujours repéré les longueurs d'ondes anglaises et pris l'écoute sur ondes courtes... Je ne connais pas d'appareils à

.ondes ultra-courtes dans les transmissions allemandes... — C'est plus que fâcheux... ça peut devenir tragique... — Mais Tobrouk est tombé. Rommel peut être ici dans quinze

jours ou trois semaines au plus tard... — Il faudrait l'espérer... parce que nous risquons d'être pris

s'il échoue... Ça commence à sentir mauvais dans le secteur. Savez-vous qu'on a arrêté divers petits fonctionnaires du consulat amé­ricain... des contractuels égyptiens... à Alexandrie ?

— Je ne suis pas au courant... Je vais tâcher de savoir ce qui se passe à l'ambassade... Sandstede connaît un ou deux gratte-papier yankees...

La voiture se rapprochait maintenant du quartier de Sadat. — A propos de radio, dit Eppler, j'aimerais que vous jetiez

un coup d'œil sur notre poste... Tout me paraît en bon état, mais je ne reçois rien de ma base au Q.G. de Rommel... Je me demande s'ils me reçoivent ou si par hasard i l y a quelque chose de dé­traqué...

— C'est entendu... je passerai demain dans l'après-midi... en principe, s'il y a quelque chose qui ne va pas, je suis spécialiste et je devrais le voir...

Eppler arrêta la voiture devant la villa de Sadat qui prit congé rapidement. Les nouvelles concernant le changement de longueur d'ondes ne l'eussent pas inquiété s'il ne s'était pas agi d'ondes ultra-courtes. Les postes militaires allemands étaient équipés en trois bandes : longues, moyennes et courtes. Les ondes ultra-cour­tes... on n'en avait jamais parlé... Eppler songea au désarroi du. capitaine Seebohm quand i l découvrirait que ses postes d'écoute ne capteraient plus aucun message de l'ennemi. Jusqu'à présent, Rommel avait toujours pu être mis au courant d'une quantité de renseignements captés sur les ondes de l'ennemi. Du jour au len­demain, i l serait en quelque sorte un homme sourd au milieu d'une chaussée à grand trafic...

Eppler revint au Kit-Kat pour prendre Sandstede et Hekmat et rentrer au house-boat. Dans la salle, i l ne restait plus aucun Anglais et Sandstede venait de se lever pour aller à sa rencontre :

— Alors... qui est ce type de tout à l'heure... — Un officier du Transportation Corps, un tringlot... Nous

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sommes très bien ensemble... et nous allons même nous rendre de petits services.

— Comment cela ? — Cet idiot rentre de mission aux U.SA., à ce qu'il m'a ra­

conté... et i l est très embarrassé de quelques centaines de dollars qu'il a gagnés dans je ne sais quelle opération plus ou moins lou­che... On lui donnerait le Bon Dieu sans confession, pourtant. Regardez...

Sandstede sortit de sa poche une liasse de billets de dix dollars assez épaisse. v

— Au septième scotch, je lui ai changé ses dollars... I l était tout content quand je lui ai donné un billet de cent livres ster­ling... Je lui ai fait le taux de change officiel... J'ai bien fait ? Il m'a donné sa carte... Major Dunstan... La bonne combine serait de le fourrer dans un bon petit scandale bien mijoté... on en tirerait tout ce qu'on voudrait...

VI

Anwar el Sadat se présenta ponctuellement à la passerelle du house-boat à trois heures de l'après-midi. Sandstede, Eppler et Hekmat étaient en train de boire leur café tranquillement. L'eu­phorie régnait. La veille au soir, les journaux en faisaient foi, des cortèges d'étudiants avaient parcouru la ville en criant : « En avant, Rommel ! » La radio de midi signalait « des activités de patrouilles ennemies repoussées dans la région de Marsah Matrou, tandis que les troupes s'organisent sur une position à l'est ».

Après le café et les politesses d'usage, Anwar el Sadat de­manda à voir le poste.

— Cherchez-le, lui dit Eppler en souriant. Us jouèrent pendant quelques mintes à « cache-tampon » jus­

qu'à l'instant où, Sadat se déclarant vaincu, on lui dévoila le se­cret du meuble au tourne-disques. L'officier égyptien s'extasia sur l'ingéniosité des deux agents. Puis i l descendit dans la soute et malgré la chaleur, i l s'y tint pendant une longue demi-heure, exa­minant le poste sous tous ses aspects. I l avait apporté un petit outillage de dépanneur et s'en servit pour vérifier tous les cir­cuits.

— Ce poste doit fonctionner... Si quelque chose ne marche pas, ce n'est pas chez vous, c'est chez Rommel... dit-il en ressor tant de la soute.

— L'important, dit Sandstede, c'est de savoir si, par exem-

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pie, un poste de chez vous branché sur la même longueur d'ondes reçoit nos messages...

— C'est facile, répondit Sadat. Je vais retourner à mon caser­nement, je vais prendre votre longueur d'ondes sur un poste mili­taire anglais et je verrai bien si je vous reçois. De toutes façons, je vais me brancher sur votre longueur d'ondes et émettre un si­gnal dont nous allons convenir. Nous verrons bien si vous le re­cevez...

Ils se mirent d'accord sur la longueur d'onde prévue pour Condor et une heure plus tard, ils appelèrent Sadat qui était revenu en hâte à son casernement. L'échange de deux messages en code eut lieu sans difficulté. Le poste clandestin était donc en parfait état.

Sadat revint au house-boat. I l semblait d'assez mauvaise hu­meur.

— Vous avez là un matériel de tout premier ordre... Je me demande si vous vous en servez. Après tout, qu'est-ce qui me prouve que vous transmettez les renseignements que je vous passe. Vous menez une trop douce existence sur ce bateau...

Eppler prit la réflexion avec aigreur. — Nous risquons notre peau à chaque instant pour vous dé­

barrasser des Anglais, ne l'oubliez pas... — Et nous risquons la nôtre pour aider les Allemands... Si

nous n'étions pas là, i l y a longtemps que les Anglais vous au­raient battus...

La discussion prenait un tour de plus en plus désagréable. Sandstede commençait à s'énerver. Hekmat, laissant les trois hom­mes à leur querelle, avait disparu dans la chambre qu'elle parta­geait avec Eppler.

Ce dernier reprit le premier son sang-froid : — Allons, dit-il, nous n'allons tout de même pas nous dispu­

ter au moment où la victoire approche... — D'accord, conclut Sadat, mais elle n'est pas encore assu­

rée... A ce propos, je vous signale que si mes informations sont exactes, les Américains vont changer de code... Us savent que le leur a été éventé par les Allemands... ^

— De toute façon, ajouta Eppler, Rommel sera ici avant que les chiffreurs aient pris l'habitude du nouveau code.

Sadat prit congé. La discussion avait laissé un froid entre les conjurés. Eppler était assez abattu. I l rejoignit Hekmat dans la cabine. Malgré les ventilateurs, i l y faisait très chaud. La dan­seuse n'était pas d'humeur tendre alors qu'EppIer avait espéré trouver auprès d'elle un dérivatif aux soucis que lui causait le silence de Weber et d'Aberle.

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Il y avait eu la veille une petite discussion entre les deux amants à propos d'un bracelet garni d'émeraudes dont Hekmat avait envie. Le bracelet coûtait deux cents livres...

— Mais en marchandant on l'aurait pour cent-cinquante... C'est une affaire, i l en vaut au moins trois cents, avait dit Hekmat.

Pouvait-on justifier ces cent-cinquante livres par une « gratifi­cation à honorable correspondant ». C'était là une question qui préoccupait Eppler. La vie au Caire n'était pas exagérément chère, tout au moins en ce qui concerne le nécessaire... Mais le superflu était hors de prix... Les factures du coiffeur, des modistes, des couturières, des parfumeurs, atteignaient depuis qu'Eppler avait pris Hekmat Fahmi en charge, comme « honorable correspondan­te », des sommes astronomiques.

I l était difficile de refuser à Sandstede les « facilités » que le prétendu Américain dépensait dans les bars à payer des verres aux gens susceptibles de lui donner des renseignements. Sand­stede consacrait une grande partie de cet argent à des demoiselles de petite vertu dont i l ne risquait pas de tirer des renseignements militaires, mais Eppler, pris dans l'engrenage de la machine à croquer les diamants qu'était Hekmat, était mal placé pour faire des reproches à son subordonné. En un mois, en comprenant l'achat du house-boat au nom d'Hekmat Fahmi, l'opération Condor avait déjà coûté à peu près sept mille livres sterling. Plus du tiers des fonds prélevés sur les rares devises du Troisième Reich. Au rythme des dépenses, en quatre ou cinq mois au maximum, la provision serait épuisée. Mais c'était impossible, Rommel allait venir. Dans l'ivresse de la victoire, dans les bouleversements de la révolution égyptienne, qui donc irait poser des questions gê­nantes au sujet de quelques milliers de livres sterling, lesquelles 4'ailleurs n'auraient plus cours quand le Reichsmark victorieux deviendrait la monnaie recherchée par les thésauriseurs afri­cains ?...

Eppler promit le bracelet. I l en fut aussitôt récompensé dans les formes les plus galantes et l'agrément qu'il prit à la chose effaça les scrupules qui l'avaient assailli.

VII

L'avance de Rommel se poursuivait à un rythme accéléré. Après la chute de Marsah Matrou, rien ne pouvait plus l'arrêter. Le 30 juin, les avant-gardes de l'Afrika Korps atteignirent E l Ala-

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mein, à quatre-vingt-cinq kilomètres d'Alexandrie, à peine cent-cinquante kilomètres du Caire.

Le 1" juillet dans l'après-midi, Eppler et Sandstede firent en­semble le tour de la ville. Elle ressemblait à une fourmilière bous­culée par le talon d'un promeneur.

Devant le Consulat britannique, une foule assiégeait le bureau des visas. Négociants levantins réfugiés des pays conquis sur l'Axe, sujets britanniques non mobilisables, se pressaient en un troupeau terrifié et attendaient des visas pour la Palestine.

A l'Ambassade américaine, des files de camions chargeaient les archives. Sandstede se glissa parmi les coltineurs et les chauf­feurs, prit un air affolé, posa des questions...

— We move for the Soudan... Il revint en dissimulant son allégresse... — L'oncle Sam file vers le sud... et en vitesse... Us partent

pour le Soudan. — Poussons une pointe vers le nord-ouest, suggéra Eppler.

Allons jusqu'à Alexandrie... Rommel est capable d'y être ce soir. Nous serions les premiers â l'accueillir.

Ils s'engagèrent sur la route du grand port, mais à la sortie du Caire, un barrage de police militaire les arrêta.

— No trespassing, gentlemen ! leur dit d'un ton ferme un sous-officier de la division maorie de Freyberg.

— Nous devons aller à Alexandrie ; nous avons une mission urgente, tenta de parlementer Sandstede.

— Impossible... la route est interdite. Déçus, mais ne voulant pas commettre l'imprudence de discu­

ter, ils firent demi-tour. La gare du Caire était prise d'assaut par les fuyards. Des postes

de gendarmes militaires bloquaient les accès aux quais, le pistolet au poing. A ceux qui tentaient de forcer le passage pour grimper dans des trains bondés, ils répondaient en braquant leur Smith and Wesson.

— British first... Ils traversèrent le quartier juif d'où montaient d'aigres lamen­

tations. Dans le lointain, des colonnes de fumée montant des bâtiments du Quartier Général, présageaient celles des fours cré­matoires.

Des voitures de police équipées de hauts-parleurs parcouraient la ville. Une voix nasillarde annonçait en anglais, puis en arabe, le couvre-feu et l'état de siège.

De longues colonnes de voitures civiles et militaires traver­saient le centre et se dirigeaient vers le sud. Des camions "mili­taires aux bâches lacérées de coups de feu et d'éclats de bombe

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et d'obus erraient à travers les rues avec des chargements de Tommies épuisés, loqueteux, désarmés, d'Indiens Gurka impassi­bles, de Maoris découragés. Des officiers couverts de poussière, les traits plombés par la fatigue, cherchaient des prdres ou piéti­naient sur place, des motocyclistes de l'Etat-Major se ruaient à toute vitesse dans toutes les directions.

La foule égyptienne regardait ce spectacle avec un détachement ironique. Quelques étudiants criaient de place en place des slogans subversifs, sans que les policiers militaires fissent mine d'inter­venir.

Eppler et Sandstede firent encore le tour des bâtiments du quartier général d'Auchinleck. Toutes les entrées étaient barrées par des chicanes de barbelés. Derrière les palissades, quatre énor­mes brasiers alimentés par les tonnes de paperasses qu'une cin­quantaine de soldats charriaient sans relâche, jetaient de hautes flammes et des panaches de fumée dans le ciel limpide.

— S'ils en sont déjà à brûler leurs archives, c'est qu'ils n'en ont plus pour longtemps, dit Eppler.

Aux angles des rues qui cernaient les bâtiments, des escouades de Gurkas et de Highlanders établissaient avec des sacs à terre des positions d'armes automatiques. Dans les rues adjacentes, des chars avaient pris position, braquant leurs pièces vers la foule indifférente en apparence. Des sections de fantassins en tenue de guerre les appuyaient, prêts à se déployer.

— Si les Egyptiens ont du cran, murmura Eppler, ils attaque­ront le quartier général avant qu'il ne soit complètement en dé­fense et ce sera l'effondrement... Allons donc faire un tour chez madame Amer...

Son salon était le rendez-vous des conspirateurs mondains, des gens qui applaudissent du haut de leur balcon quand le bon peu­ple arrache les pavés pour faire des barricades, mais filent dans l'arrière-cuisine dès que les balles sifflent.

Il y régnait une grande agitation. Entre les tables où traînaient les plateaux de pâtisserie au miel et aux pâtes d'amande, les verres de thé à la menthe, les cruches de limonade et les bou­teilles de raki et de scotch destinées aux non musulmans, toute l'intelligentsia antibritannique était réunie. Le téléphone ne ces­sait de sonner et l'allée et venue des visiteurs était presque aussi fébrile qu'au quartier général anglais.

— Ils sont à Alexandrie... Abderrahmane vient de téléphoner de là-bas... Les quais sautent...

— La flotte appareille... Elle repasse la Mer rouge par le ca­nal de Suez...

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— Je viens d'appeler ben Saïd... Il paraît que Rommel en per­sonne est à vingt kilomètres...

— Du Caire ? — Non... de... de je ne sais plus... Dans un coin, Eppler aperçut Sadar qui discutait avec un

homme en gandourah... — Où en est-on exactement ? lui dit-il. — Rommel est devant E l Alamein.. S'il continue à attaquer,

i l peut être au Caire dans trois jours... — Il pourrait y être encore plus tôt, dit Sandstede... ça ne dé­

pend plus que de vous... — Comment cela ? — Soulevez la population, faites marcher les régiments égyp­

tiens sur le quartier général d'Auchinleck... Il y eut un moment de silence. — Vous en parlez à votre aise, dit enfin Sadat avec un air

gêné.-— Dans la pagaille qui règne actuellement, un coup de main

vite monté peut tout déclencher... — C'est prématuré, coupa le lieutenant ; de toute façon, nous

n'avons pas assez de monde... Dehors, une voiture de police annonçait dans un haut-parleur

tonitruant que le couvre-feu allait commencer dans une heure. Le salon se vida comme par enchantement. Les révolutionnaires ne tenaient pas à se faire arrêter par les patrouilles.

Eppler et Sandstede prirent congé de Sadat sur le trottoir. Le lieutenant égyptien semblait d'une humeur massacrante.

— Si seulement Gamal Abd el Nasser était là... ou même Né-guib... grogna-t-il.

Ils étaient quelque part dans le Soudan, en train de passer des revues de détail à mille kilomètres du Caire, sous les tôles ondulées brûlantes de quelque obscur casernement.

— Je pense à l'histoire de la patrouille italienne, soupira Sandstede.

— Quelle patrouille ? — C'est un lance corporal de l'Engineer Corps qui me l'a ra­

contée hier... Un colonel italien envoie une patrouille en avant. I l désigne un officier volontaire... qui désigne cent cin­quante volontaires... La patrouille avance en rampant dans le no man's land et au bout de vingt mètres, avec ses jumelles, l'officier aperçoit deux Gurkas qui, à un bon kilomètre de là, sont en train de faire rôtir une gazelle... I l les regarde longuement, puis i l se tourne vers son adjoint et i l dit : « Replions-nous, ils sont deux et nous sommes seuls ! » Les Egyptiens... c'est à peu près cela...

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Ils sont ici plusieurs centaines de milliers qui pourraient en quel­ques heures écraser le quartier général d'Auchinleck sous le nom­bre... mais « replions-nous, nous sommes seuls... ».

Sans mot dire, les deux agents regagnèrent leur house-boat. Hekmat arriva quelques minutes après eux ; elle tenait une petite valise à la main et elle avait l'air à la fois mystérieux et excité.

Eppler posa son verre de whisky et la suivit dans leur cabine. — J'ai pensé à tout, lui dit la danseuse. Dans les époques

troublées, i l faut savoir prendre ses précautions. Elle ouvrit la valise et la retourna sur le lit. Une cascade de

bijoux s'en échappa. Eppler faillit en tomber à la renverse. — J'ai acheté tout ça à un Juif... i l était fou de peur, j 'a i tout

eu à moitié prix ! Eppler resta muet. — Je serai belle pour plaire à Rommel Pacha demain quand

je danserai pour lui au Kit-Kat, conclut-elle en se parant d'un collier de perles.

Des nuages noirs et épais, imprévisibles dans un ciel serein, remontaient lentement la vallée du Ni l . Us atteignirent Le Caire et empestèrent la ville d'une odeur de pétrole. On avait fait sauter les réservoirs d'Alexandrie.

— Pourvu qu'ils arrivent, Donnerwetter ! jura Eppler. Il n'osait pas compter ce qui restait dans le coffre-fort de la

péniche où les fonds étaient enfermés... mais dont Hekmat con­naissait la combinaison.

VIII

Le 2 juillet se passa sans que les chars de Rommel apparus­sent à Alexandrie ni au Caire. Le 3, on l'attendit en vain et l'intel­ligentsia révolutionnaire réunie chez madame Amer affecta l'aga­cement des maîtresses de maison quand l'invité de marque est en retard et que le rôti sera orûlé. Le 4, Sandstede qui glanait des nouvelles en ville entendit deux officiers FFL rescapés de Bir Ha-keim qui disaient : « Cette fois-ci, les carottes sont cuites ». Ses connaissances en français ne lui permirent pas de comprendre tout ce que l'expresion avait de savoureux.

Le 5 juillet, Sadat apporta une information d'importance. Les unités égyptiennes du Soudan avaient reçu l'ordre d'agrandir les pistes d'aviation des aérodromes soudanais. Les officiers britan­niques et américains qui s'occupaient du travail ne cachaient

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même pas les raisons qui l'avaient nécessité, les Anglais établis­saient un pont aérien à partir du Cap pour amener en Egypte des renforts en troupes et en armes légères. Le renseignement éma­nait d'un ami de Nasser.

Le 6 juillet, Sandstede apprenait par un capitaine de Liberty-ship en goguette que l'on débarquait des centaines de chars Sher-mann à Port-Saïd. L'état de siège était levé.

Le 7 juillet, Hekmat sut d'un officier du Royal Engineers très exactement le nombre de mines anti-chars disposées dans le sec­teur d'Alam Halfa. Il n'y avait plus de couvre-feu.

Le 8 juillet, Sadat, que sa position aux transmissions radio mettait en contact permanent avec le Signal Corps, informa Eppler que les Anglais organisaient une station émettrice dont l'unique objet serait de passer de fausses informations à Rommel.

Le 9 juillet, le recoupement des renseignements obtenus par l'ensemble du réseau permettait de fixer à 700 chars les effectifs blindés de la 8e Armée. Chaque soir, Sandstede et Eppler chif­fraient le message à l'aide de Rebecca, puis Eppler montait sur le toit du house-boat et s'installait sur une chaise-longue. Tandis que Sandstede dans la soute manipulait l'émetteur, i l surveil­lait discrètement les environs, prêt à avertir l'opérateur si une camionnette de détection radiogoniométrique apparaissait dans son champ de vision. S'il n'y avait pas de « mouchard », le Q.G. de Rommel restait muet.

Le 10 juillet au soir, Eppler prit une décision capitale : — Ça ne peut pas durer... Nous savons que le poste est en

ordre et que les messages passent. I l me faut une réponse... Je vais appeler directement la compagnie d'écoute 621... je rédi­ge un message en code et un deuxième en clair pour Seebohm directement et personnellement... Si je ne fais pas quelque chose, je deviens fou...

— Et le résultat, c'est que dans le quart d'heure qui suivra, des messieurs se présenteront et nous demanderont de les suivre pour affaire nous concernant...

— Non... Nous allons mettre le poste avec son accumulateur bien chargé dans une valise et nous allons filer dans la campagne avec une voiture. Nous nous arrêterons au bord -du Ni l , comme pour prendre le frais...

— Dans ces conditions, d'accord... A la tombée du jour, les deux agents sortirent du Caire, rou­

lèrent une cinquantaine de kilomètres vers le sud, puis ils trou­vèrent un emplacement tranquille au milieu d'une plaine où pous­sait du maïs et Sandstede, assis sur le siège arrière, le poste à côté de lui, envoya le message suivant :

U E N ° 1 4

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* Section d'écoute 621 capitaine Seebohm. Ici Eppler. Vous conjure expliquer silence Condor. Répondez par titre livre code Condor si entendu appel. »

Sandstede renouvela deux fois le message en code et en clair sans succès.

r~ Essayons en utilisant la longueur d'ondès des divisions blindées anglaises, ils le capteront forcément... tel que je connais Seebohm, i l comprendra. \

Sandstede refusa. — Ne soyez pas ridicule... Qui connaît Eppler ici ?... — Personne, évidemment...

' — Alors qu'attendez-vous ? Allez-y ! Sandstede passa trois fois le message et revint à l'écoute sur

la longueur d'onde des blindés anglais. I l entendit soudain une série de signes en morse qu'il nota puis traduisit.

— You betier stop thai game, you son of a bitch... Ce n'était assurément pas un radio de la section d'écoute 621 qui avait émis...

Sandstede coupa le contact. — Avez-vous compris, Eppler... Avez-vous enfin compris !

cria-t-il, furieux. Us se foutent de nous comme d'une paire de saucisses... ils nous ont laissé tomber, Eppler, ils ne veulent pas nous répondre, ils ne veulent pas écouter... ils nous ont abandon­nés... et maintenant nous allons être pris et fusillés ou pendus !

Hors de lui, les yeux exorbités, Sandstede hurlait en allemand des insultes et des invectives à Rommel, au Fuhrer. I l attrapa le poste à pleins bras et le jeta par la portière. Eppler le retint à temps et l'empêcha de se briser à terre. Furieux, Sandstede sauta hors la voiture et continua de hurler jusqu'à l'instant où Eppler le fit taire d'un coup de poing en pleine mâchoire. Le radio s'effondra sur le capot de la voiture.

Eppler ramassa le poste et le remit dans la valise. I l roula le fil d'antenne et le plaça à côté de l'appareil, puis remit le tout dans le coffre. Sandstede se releva en se frottant la mâchoire.

— Exeuséz-moi, Sandstede... si je vous avais laissé continuer^ vous auriez attiré du monde et nous serions déjà capturés.

Le radio secoua la tête, puis, avec un soupir, i l remonta en voiture. Ils reprirent la route du Caire et rentrèrent à bord du house-boat. Hekmat Fahmi n'y était plus, elle avait laissé un mot sur la table du living-room en demandant à Hussein Gaafar de la rejoindre au Kit-Kat. Il n'en avait nulle envie. I l était plus do minuit, i l ouvrit le bar et versa un whisky à Sandstede qui s'était laissé tomber dans un fauteuil, i l mit la bouteille entre eux sur

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une table basse. Quand la danseuse rentra vers quatre heure» du matin, elle les trouva ivres morts l'un en face de l'autre.

Le 11 juillet, les deux espions restèrent toute la journée à bord. Le poste avait été replacé dans la soute, mais ils n'avalant pas rebranché l'antenne. Les deux domestiques égyptiens qui venaient le matin pour faire le ménage et la cuisine et repartaient le soir, les virent effondrés dans les fauteuils, indifférents à tout.

Eppler avait ouvert le coffre-fort et compté ce qui restait de» précieuses livres sterling remises à Berlin par le trésorier Gärt­ner. A peine quinze cents... Comment expliquer la chose à Sand-stede ? Eppler se creusait la tête pour trouver un mensonge plausible. Les quinze cents livres pouvaient suffire à deux hommes pour durer au moins trois mois en vivant modestement. Mais que dire à Hekmat ?... Comment lui faire comprendre que les beaux jours étaient révolus et que l'on entrait dans les années de vaches maigres.

— Et si on essayait de filer en Turquie et de repasser en Allemagne ?... On ne se bat pas en Syrie ni au Liban ni en Pales­tine, suggéra Sandstede.

Eppler ne répondit pas. — Pourquoi ne pas emmener Hekmat ?... Il y avait pensé, mais i l imaginait mal cette fille vivant avec

la solde d'un lieutenant du régiment Brandenbourg... d'un lieu­tenant qui aurait du mal à expliquer à ses chefs de Tirpitzuter qu'il avait échoué dans sa mission et dilapidé les fonds de l'Abwehr avec une danseuse.

Nous sommes idiots de nous en faire, dit-il à Sandstede. Restons ici et attendons la fin de la guerre... Si Rommel entre au Caire d'ici quelques jours ou mois, nous pourrons prouver que nous avons fait notre devoir... nous avons des témoins.

—• Et s'il n'y rentre pas ? — Eh bien, nous attendrons... la fin de la guerre... la victoire... Un silence tomba entre eux. Pour la première fois depuis des

années, le mot victoire avait sonné faux à leurs oreilles. Sandstede se racla la gorge : — La victoire allemande... bien entendu... — Bien entendu... répondit Eppler comme un écho. Pour alléger l'atmosphère, Sandstede se leva et ouvrit la radio» « . . . L'ennemi qui était engagé depuis hier dans une violente

offensive dans le secteur de Ruweisat bat en retraite dans un désordre indescriptible. La troisième brigade nord-africaine a repoussé tous les assauts... »

Furieux, Sandstede tourna le bouton.

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— La victoire allemande... et s'il n'y avait pas de victoire alle­mande, Eppler... hein? Qu'est-ce que nous deviendrions?

— Nous deviendrions ce que nous sommes... — C'est-à-dire? — Hussein Gaafar et Peter Moncaster... Ce serait désormais la

seule solution... L'idée venait de naître, elle semblait assez folle à première vue,

mais dans les circonstances présentes, elle pouvait devenir rai-' sonnable.

— Attention, dit Sandstede, moi, je suis Américain... Un de ces jours, ces salauds vont me mobiliser... Aller se faire tuer pour l'oncle Sam... pas question.

Comme si cette réflexion lui eût soudain donné le besoin d'un remontant, i l saisit la bouteille de whisky et se servit largement. Il faisait très chaud, mais les ventilateurs entretenaient un Courant ; d'air rafraîchissant à l'intérieur du house-boat. Sûr le fleuve, une lourde barque indigène, sa voile unique gonflée comme une ailé, avançait lentement.

— Pas si bête votre idée... pas si bête après tout... Sandstede se leva et alla jusqu'à la baie qui donnait sur le

fleuve. Un bruit de moteur se rapprochait. Une vedette* apparut. Elle remontait lentement le cours du Ni l , virait sur place, s'arr& tait, puis repartait. Son sillage formait une sorte de spirale. Un pavillon anglais assez crasseux fasseyait à l'arrière dans la brise molle.

— Qu'est-ce qu'ils fabriquent ceux-là ?... passez-moi les ju­melles...

Eppler rejoignit Sandstede près de la baie. La vedette s'était rapprochée. A l'œil nu, on distinguait sur son roof une triple an­tenne faite de larges barres métalliques recourbées aux extrémi­tés, comme des skis posés ^ l'envers.

— Drôle d'engin... qu'est-ce que c'est que ça ? dit Eppler à Sandstede qui examinait l'embarcation avec une attention mar­quée d'inquiétude.

— Tenez, regardez vous-même, dit le radio en lui passant les jumelles... Vous avez compris... C'est un appareil de radio-gonio détection... Avez-vous regardé l'heure ? Il est six heures, et ces types cherchent « Radio Condor » Si nous étions comme d'habi­tude en train de raconter nos découvertes à ces abrutis d'Aberle et Weber — que le diable emporte ! — nous serions déjà en train » de tendre les poignets...

— Vous oubliez que nous avons des pistolets, Sandstede... — Et vous seriez assez fou pour vous en servir... Non !... Je

ne marche plus.. Regardez-moi ça, ils vont passer juste devant

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nous..- tenez, ils s'arrêtent... ils tournent en dérivant. S i nous avions continué à émettre, c'est juste l'heure, Eppler... Voulez-vous que je vous dise... ils savent depuis longtemps qu'il y a un émetteur, mais ils sont trop bêtes pour avoir pensé à le localiser plus tôt. Dès qu'ils seront partis, Eppler, foutons ce poste à l'eau, prenons l'argent et filons en Syrie... La Syrie, la Turquie, les Bal­kans, et rentrons en Allemagne. Ce soleil, ce ciel bleu, et toute cette humanité huileuse... ces mille et une nuits de pacotille, ces pachas, j'en ai assez... Je veux du ciel gris, des sapins et une bonne Gretchen ou Erna ou Luischen bien blanche, bien blonde avec des yeux bleus !

Sandstede criait presque et sa nervosité augmentait d'heure en heure depuis la veille.

La vedette, lassée de ne rien découvrir, vira de bord et dis­parut vers l'aval.

— J'en ai assez, je sors, gronda Sandstede, et, avant qu'Eppler ait pu faire un geste, i l bondit vers la passerelle qu'il franchit d'un bond et s'éloigna à grands pas sur la route qui menait vers le centre de la ville.

Hekmat était chez son coiffeur, elle ne rentrerait pas pour dîner. Eppler s'habilla pour la rejoindre au Kit-Kat. I l alla au coffre et prit un billet de cinquante livres. La liasse qui restait lui parut terriblement mince. Elle ne durerait pas très longtemps.

FRANÇOIS PONTHIER.

(La dernière partie au prochain numéro).

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AU TEMPS DES DUELS

Entre les années 1885 et 1895 André Billy a compté-dans' Paris cent-cinquante duels. La belle époque, sous ce rapport, a sûre­ment fait des progrès. Il semble, en effet, qu'on se soit battu à peu près constamment pendant les quatorze années qui ont pré­cédé la guerre.

Les prétextes ? Toujours les mêmes : la politique et les femmes, un mot, un geste, une simple provocation.

A vrai dire on observait une certaine discrétion pour les affai­res de cœur. Le spirituel Maurice Donnay avait d'un mot ridiculisé les amours offensées : « Une... deux... trompez ! » On se rattrapait avec les duels politiques qui défrayaient la chronique ; c'est ainsi que le Figaro avait son spécialiste et sa rubrique quoti­dienne aussi indispensable que le sont aujourd'hui les program­mes de la radio et les mots croisés. Les journalistes surtout polémiquaient avec violence et un mot, une injure, une simple insinuation justifiaient une rencontre sur le terrain.

Le duel avait, bien entendu, ses détracteurs, le plus féroce était Louis Veuillot qui avait écrit : « On se plante à vingt-cinq pas, on s'ajuste bien ou mal. Pan ! Et on revient sur ses jambes avec un honneur tout neuf ». Au grand pamphlétaire, Mar­cel Boulenger répondra bien plus tard, en publiant un charmant petit livre Quand j'avais une épée. Boulenger, le dernier de nos dandys, s'était pour son compte battu dix fois et avait été mêlé comme témoin ou négociateur à plus de trente rencontres. « Quand j'avais une épée, écrivait-il, le monde était un peu plus agréable. Le monde, i l faut se comprendre. Je vous parle ici de choses très modestes. Par ce mot de monde je n'entends pas le vaste monde dont ne peuvent nous entretenir sans jactance, pédantisme ou frénésie secrète les gens qui reviennent d'Améri­que ou de Fontarabie... Mais non, le monde cela signifie tout bon­nement les salons, les cercles, les restaurants, les théâtres, les terrains de golf ou les champs de courses, enfin les lieux où se

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rencontrent ordinairement les personnes distinguées ou même qui ne le seront jamais malgré l'annuaire du Tout Paris et ses mentions flatteuses : décorations, château, yacht, famille de madame, etc„. Or, ce monde-là était certainement plus habitable quand j'avais une épée, quand mon voisin avait une épée, quand cet imbécile, lui aussi, là-bas, en avait une aussi, car l'imbécile se montrait tôt ou tard grossier, bien entendu, comme tous les imbéciles. Mais dès qu'il devenait tel de façon à m'ennuyer ou à me gêner nous échangions des propos tendancieux sinon des gestes intolérables, on a même vu des enthousiastes qui se giflaient. Puis nos cartes suivaient, ensuite se rencontraient nos témoins et peu après nous nous battions... »

C'est alors qu'intervient le code de l'honneur. Le duel a ses lois, intransigeantes. Elles ont été établies par un gentilhomme, épéiste prodigieux, grand voyageur, Bruneau de Laborie et pu­bliées en 1906, sous le titre Les lois du duel, dédié au duc Fery d'Esclands.

Cet ouvrage, qui fit autorité, comprend trois parties : la première tend à démontrer la légitimité du duel çn dépit de l'in­terdiction de l'Eglise. Bruneau de Laborie, en bon catholique, reconnaît que l'argument religieux est fort respectable derrière lequel un homme de cœur peut se retrancher pour se soustraire à la loi du combat singulier. Encore faut-il une conviction sincère chez celui qui l'invoque.

« C'est une foi singulièrement suspecte, écrit-il, que celle qui s'éveille ainsi devant le danger quand la veille encore, hors de tout péril, elle s'accommodait sans débat des compromissions de la vie mondaine ».

La société moderne, expliquera plus loin Bruneau de La­borie, admet le duel comme une nécessité dont la cause princi­pale réside dans l'imperfection forcée de ses lois. Le législateur du duel étudie ensuite les principales questions intéressant la solution des différends d'honneur, i l analyse les réglés adoptées en France pour les rencontres et nous dit comment la demande de réparation doit suivre l'offense de près. Les témoins doivent se rencontrer au plus tard quarante-huit heures après l'incident.

Lé mandat des témoins est généralement le suivant : « le vous confie les soins de mon honneur, tout ce que vous

ferez sera bien ». L^offensé choisit l'arme, Tépée, le pistolet et plus rarement, le

sabre (seuls les officiers et sous-officiers de cavalerie de l'armée active peuvent exiger l'emploi du sabre).

Dans Une troisième partie, Bruneau de Laborie dispense aux adversaires tous les conseils d'usage conformes au code de Ilion-

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néur et qui intéressent à la fois les témoins, le directeur du com­bat, les médecins et les arbitres s'il y a lieu»

Tout y est prévu dans les moindres détails et i l ne saurait y avoir de duel sans l'observance absolue de ce code de l'honneur.

Critiqué par les uns, le duel avait, dès avant 1900, d'ardents défenseurs et aussi hélas! on le verra, ses professionnels.

« C'est un des avantages du duel, disait Léon Daudet, d'effacer ainsi toute rancune entre combattants et de soutirer, par une petite blessure, de son venin à la vie sociale si facilement empoi­sonnée ».

C'est d'ailleurs ce même Léon Daudet qui, s'étant battu qua> torze fois en duel, écrivait en 1918 : .... ,

« Polémiste, catholique, royaliste et croyant j'ai toujours pensé avec Drumont, contrairement à Veuillot, que si mes adversaires, me demandaient raison de certaines attaques je ne pouvais me retrancher derrière une croyance. Puis, après quelque quatorze rencontres et la guerre étant survenue, j'ai mis le point final. »

La crainte de l'épée tenait à distance les mufles et les goujats mais i l est curieux de. voir de grands noms, des hommes d'esprit, des notables attachés à ce rite que la religion et la police, à la fois, interdisent. Descartes, lui-même, ce champion de. la raison, avait eu son duel. I l avait même exigé la présence sur le-terrain de la personne qui constituait, si l'on ose dire, le corps du défit. Quatorze ans avant l'époque qui nous intéresse, Arthur Meyer, directeur du Gaulois, se battait en duel avec Edouard Drumont; directeur de La Libre Parole. Ce fut l'une des rencontres les plus spectaculaires dont a beaucoup parlé et dont on parle encore; Le directeur du Gaulois, juif converti au catholicisme, avait été pris à partie par le directeur de La Libm Parole qui lui reprochait sa tiédeur à propos de l'affaire Dreyfus. I l répondit sur le même ton; c'est ce qu'attendait Drumont pour lui envoyer ses témoins.

Ce n'est pas sans appréhension qu'Arthur Meyer se rendit sur le terrain. Il s'était battu quelques années avant au pistolet avec un journaliste du Nain Jaune, Caries des Perrières et avait reçu la deupcième balle dans le ventre. I l en fut quitte pour -deux mois de clinique. Aussi mauvais tireur que mauvais épéiste, c'est à l'arme blanche, cette fois, qu'il allait affronter le terrible pam­phlétaire qui, lui, n'en connaissait pourtant pas davantage -en escrime. Les témoins parurent un instant inquiets en voyant Drumont brandissant son arme et faisant des moulinets. Meyer comprenant sa dernière heure venue et oubliant les quelques principes qu'on lui avait appris in-extremis, selivra à une ma­nœuvre habile qui consista à saisir à pleine main l'épée de l'adver-

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saire et, profitant de la surprise, à lui porter un coup sérieux dans la cuisse.

Quel scandale! De mémoire de duelliste on n'avait jamais vu ça. Arthur Meyer, blâmé, honteux, disqualifié, regagna les bu­reaux du Gaulois et réunit ses collaborateurs :

— Messieurs, leur dit-il, ce qui vient de m'arriver est un dé­sastre,' seule Une guerre pourrait le faire oublier.

On en parla, certes, longtemps sur le boulevard où, dès le len­demain, M . Arthur Meyer retrouvait sa dignité et ses habitudes au Café Anglais. Ajoutons que le préfet de police, informé de ces faits, fit poursuivre les « délinquants » pour « combat de cou­teau » et les fit condamner à 200 F d'amence.

1 En cette fin de siècle on avait vu sur le terrain les personna­ges les plus variés : Octave Mirbeau contre Octave Robin, Maurice Montégut contre Gabriel Astruc, Catulle Mendès contre Paul Fou-cher* Henri Rochefort contre Camille Dreyfus, Mermeix contre Georges de la Bruyère, le général Boulanger contre Jules Ferry, Jèam Moréas contre le baron de Herden-Hecken, Paul Déroulède contre Heinach, Paul de Cassagnac contre Armand Fallières, Jules Lemaitre contre Félicien Champsaur, Robert de Montesquiou contre Henry de Régnier, Léon Daudet contre Henry Bernstein, d'atitrés encore.

Auteur d'une pièce Après mot interdite à la Comédie Fran­çaise •après quelques soirs de violentes manifestations des camé-lots du roi, Henry Bernstein en demanda raison à leur chef, Léon < Daudet^ Le duel eut lieu au Parc des Princes où Daudet s'était souvent battu. Conditions sévères réclamées par les deux partis, d'abord au pistolet et, s'il n'y a pas de résultat, reprise à. l'épée. Les deux adversaires furent également touchés à la pre­mière reprise à l'épée, l'un au front, l'autre à l'avant-bras.

Oh retrouve Léon Daudet à Saint-Ouen blessant à la poitrine fuies Claretie, puis Marcel Nadaud qu'il atteint à l'épaule, et Paul Hervieu. André Legrând eurent à connaître l'épée du terri­ble pamphlétaire royaliste.

Le duel Mendès-Vanor avait été dirigé par le plus fameux épéiste de de temps, Jean Joseph Renaud. C'est toujours à lui qu'on faisait appel dans les grandes circonstances. C'est lui qui avait dit à Mendès Quelque temps auparavant : « Vous vous battez en poète. » A quoi l'autre lui avait répondu : « Certes, sans quoi; je nié battrais fort mal ».

Et voicî le récit que fait, J.-J. Renaud de cette rencontre : ©ès l'allèz-messieurs, je me rendis compte qu'on s'était

mépris 1 sur les apparences et que Mendès tirait en prose. Tî ga­gnait sa distance en faisant, hors de portée, de larges moulinets

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analogues aux huit de l'escrime et de la canne mais, de près, i l s'emparait du fer adverse par contres de tierce et de seconde, serrés et rapides, quand i l trouvait la lame en tierce i l tirait au visage, quand i l la rencontrait en seconde il..tirait au ventre. Vanor rompit en tirant au poignet et au bras. Les débats de fer avaient Heu en demi corps à corps, très dangereusement pour les deux adversaires. Une pointe qui avait touché une coquille, un coup qui avait effleuré la.chemise de Mendès, me permirent d'interrompre le combat et de remettre les adversaires à distance. Mais grâce à l'impétuosité de Mendès le combat reprit vite la même allure.

« Vanor attaqua par deux coups au visage, évita le premier en rejetant la tête en arrière, para quarte sur le second et riposta à ligne basse. Mon habitude de l'escrime me permit de crier « Hal­te ! » avant que le coup fut allongé à fond ; si j'avais attendu qu'il touchât, l'épée eût traversé le corps. J'écartai la chemise de Mendès, sur l'abdomen une blessure triangulaire rutilait. La lame avait pénétré de sept centimètres dans le péritoine ».

Bien longtemps après j'allais rencontrer, à mon tour, Jean Joseph Renaud mais c'était, qu'on se rassure, dans le salon de Jean José Frappa, rue du Pré aux Clercs, en terrain sûr. C'était un grand bonhomme, ce J.-J. Renaud, timide et myope, avec un teint rosé qui lui donnait un aspect juvénile qu'une perruque trop foncée démentait. Il parlait d'une voix fluette qui ne retrouvait de force que pour lancer le « Allez messieurs ».

Personnage extraordinaire, quelque chose de farfelu avec le pince-nez instable, et de roublard avec le monocle. I l aimait la boxe et a laissé une belle étude Sur le ring. On le rencontrait sur les boulevards, fidèle aux rendez-vous avec le passé.

* I l était arrivé à Marcel Boulenger une curieuse aventure dont

i l ne fait pas état dans son livre mais qu'il nous a raconté un matin à la bodega de la rue des Pyramides où i l aimait, avec son ami Jean-Louis Vaudoyer, les bavardages à base d'amontillado.

Retroussant sa lèvre supérieure, qu'il avait rasée, i l nous mon­trait une dent de devant. C'est, nous dit-il, une dent postiche qui représente pour moi un châtiment éternel que j 'ai sans doute bien mérité. Un Italien du nom de Gungi qui, par son élégance, éblouis­sait Paris et ses salons avait fait l'objet de quelques critiques malveillantes de Marcel Boulenger. Les propos du journaliste lui furent rapportés. Deux jours après on se battait. Contrairement à. tous les usages en arrivant sur le terrain, Gungî interpellant les témoins de son adversaire, leur cria : « Messieurs, dites à M . Mar-

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cel Boùlenger qu'il sera puni par où i l a péché ». Un sourire ironique accueillit cette intempestive déclaration. On se battit. A la première reprise, tirant au visage, l'épéë de l'Italien fendit la lèvre de son adversaire, fit sauter une dent et s'en fut piquer le bout de la langue du médisant Français.

Le 25 mars 1900, le baron Robert de Rothschild, qui a vingt ans, reçoit une lettre bien curieuse, du comte de Lubersac, qui en a trente. La voici :

« Monsieur, vous souvenez-vous qu'il y a quelques années je vous avais dit une ou deux vérités qui avaient semblé vous dé* plaire. Vous étiez même venu le lendemain me demander de vous faire des excuses. Ma réponse a été non. Je la réitère. A cette époque nous n'étions pas majeurs. L'affaire en est donc restée là. Mais aujourd'hui n'avez-vous pas atteint cet âge où l'on est per­sonnellement responsable de ses actes ? Je vous serais reconnais­sant de me le faire savoir. Pour me renseigner sur ce point, je cherche en vain votre acte de baptême dans toutes les paroisses de Paris... (Ici quelques injures à l'adresse des juifs en général)... Si vous trouvez trop indigne de vous d'aller avec moi sur le ter­rain je vous serais obligé de déposer la somme de 100 000 francs entre les mains du comité de la Patrie Française. Vous aurez, j'en suis sûr, l'approbation de votre collègue, M . Ephrussi... »

Au reçu de ce mot insolite le baron de Rothschild envoya deux témoins M M . de Saint Alary et le baron de Neuflize à M . de Lubersac qui désigna les siens : le comte de Dion et le comte H . de Castellane. Les témoins ayant constaté que le baron de Rothschild n'avait pas encore atteint sa majorité, i l fut décidé que la ren­contre n'aurait pas lieu.

Furieux, l'offensé écrit à ses témoins : « Après quatre jours de controverses et de pourparlers infruc­

tueux vous n'avez pas pu obtenir les satisfactions que je deman­dais. Je regrette de vous avoir dérangés et mis en relations avec un pareil drôle. » La lettre est publiée dans la presse.

Et au comte de Lubersac i l adresse quelques mots impertinents se terminant ainsi : « Quand on trouve un homme assez âgé pour l'insulter on ne le trouve pas trop jeune pour lui rendre raison ».

Le mécanisme inévitable du dusl est néanmoins déclenché avec ses suites inattendues, que tous les matins M . Leudet publie et commente. Le comte de Lubersac adresse au père du jeune hom­me, le baron Edouard, une lettre injurieuse et lui dit : « Je vous préviens que partout où je vous rencontrerai je vous jetterai mon gant à la face ». M . Ephrussi dont le nom a été mêlé dans la pre­mière lettre envoie ses témoins au comte de Lubersac, ce sont