au bonheur des dames - decitre.fr · déposer l'argent de la recette sur son bureau,...

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ZOLA

Au Bonheurdes Dames

•CHRONOLOGIE

PRÉSENTATION

NOTES

DOSSIER

BIBLIOGRAPHIE (mise à jour en 2018)

LEXIQUE

par Marie-Ange Fougère

GF Flammarion

Du même auteurdans la même collection

Les Rougon-Macquart :La Fortune des RougonLa Curée (édition avec dossier)Le Ventre de ParisLa Conquête de PlassansLa Faute de l’abbé MouretSon Excellence Eugène RougonL’Assommoir (édition avec dossier)Une page d’amourNana (édition avec dossier)Pot-BouilleAu Bonheur des Dames (édition avec dossier)La Joie de vivreGerminal (édition avec dossier)L’ŒuvreLa TerreLe RêveLa Bête humaine (édition avec dossier)L’Argent (édition avec dossier)La DébâcleLe Docteur Pascal

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© Flammarion, Paris, 1999.Édition corrigée et mise à jour en 2009 et 2018.

ISBN : 978-2-0814-4458-4

SOMMAIRE

I N T E R V I E W :« P h i l i p p e C l a u d e l , p o u r q u o i a i m e z - v o u sA u B o n h e u r d e s D a m e s ? » I

C H R O N O L O G I E 5

P R É S E N T A T I O N 17

Au Bonheur des Dames

DOSS ER

1. Le naturalisme 5072. La préparation du roman naturaliste 5183. Intertextualité 5344. La réception du roman 551

B I B L I O G R A P H I E 561

L E X I Q U E 565

I N T E R V I E W

« Philippe Claudel/pourquoi aimez-vous Au Bonheur des Dames ? »

Parce #t/e /a littérature d'aujourd'hui se nourrit decelle d'hier, la GF a interrogé des écrivains contem-porains sur leur « classique » préféré. À travers

l'évocation intime de leurs souvenirs et de leur expériencede lecture, ils nous font partager leur amour des lettres, etnous laissent entrevoir ce que la littérature leur a apporté.Ce qu'elle peut apporter à chacun de nous, au quotidien.

Philippe Claudel a accepté de nous parler d'Au Bonheurdes Dames de Zola, et nous l'en remercions.

Interview

Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois ?Racontez-nous les circonstances de cette lecture.

Il me semble que c'est dans la bibliothèque du lycéeoù j'étais interne, où je m'ennuyais parfois considérable-ment, trouvant ce temps de l'adolescence si long qu'il mesemblait que jamais il ne finirait. Les livres alors furentpour moi d'un grand secours car ils me permettaientd'oublier ces heures creuses, en même temps qu'ilsouvraient devant moi des univers entiers, dans lesquelsje pénétrais avec fougue, tombant tour à tour amoureuxde Mathilde de La Mole, de Mme de Rénal, d'Henriettede Mortsauf, de délia Conti, de Mme de Marelle. Àcette époque, la littérature du XIXe siècle m'occupapresque en entier. J'avais le sentiment que les romanciersde cette période avaient atteint un degré de perfectionqui était indépassable. Zola notamment m'impression-nait beaucoup.

Votre coup de foudre a-t-il eu lieu dès le début dulivre ou après ?

Je ne parlerais pas de coup de foudre : chez Zola, ilfaut un moment pour que la grosse machine se mette enroute et entraîne le lecteur. Mais une fois qu'il est pris,rien ne peut le faire lâcher, me semble-t-il.

Relisez-vous ce livre parfois ? À quelle occasion ?

J'ai dû le relire trois fois peut-être. À chaque fois, c'estun peu pour les mêmes raisons : la lecture de quelquestrès mauvais romans récents m'affecte, et je me tournealors vers les classiques, comme pour revivifier un appétitdéclinant ou corrompu par une nourriture indigeste.

Ph ilippe Claudel III

Est-ce que cette œuvre a marqué vos livres ou votrevie ?

Mes livres, très sincèrement, je ne pense pas, en toutcas pas de façon consciente. Ma vie, oui, très certaine-ment, mais je ne saurais vous dire de quelle façon. Celivre, les livres de Zola et de beaucoup d'autres, ont forti-fié un désir d'écriture et m'ont convaincu aussi qu'onpouvait construire des architectures romanesques, tra-vailler sur la langue, interroger la société et la naturehumaine sans pour autant produire des romans absconsqui laissent le lecteur sur le bord de la route, l'ignorentou l'ennuient.

Quelles sont vos scènes préférées ?

J'aime beaucoup les scènes durant lesquelles Zoladécrit les magasins des petits commerçants condamnés àla faillite prochaine : les boutiques sont des sortes decavernes, des grottes, des tombes - teintes sinistres, humi-dité, relents fétides, miasmes mortels. Les murs suintent,les plâtres jaunissent, se fendillent, craquent, dégouli-nent. Soudain, on quitte une description réaliste pouraccéder à un niveau presque halluciné du roman, vision-naire, effroyablement tragique.

L'arrivée de Denise et de ses frères à Paris me toucheinfiniment aussi car je reconnais là ce qu'ont dûconnaître quelques membres de ma famille arrivant àParis de leur Morvan natal, à cette même époque.

Y a-t-il, selon vous, des passages « ratés » ?

Parfois, il me semble que Zola se laisse submerger parla masse d'informations qu'il a collectées. On sait qu'iltravaillait en amont comme un véritable journaliste, unenquêteur, ses carnets préparatoires en témoignent. Cequi a pour conséquence que, par moments, il essaie defaire rentrer tout ce matériau dans le roman, et cela

IV Interview

déborde notamment dans des descriptions où il réperto-rie les différentes sortes d'étoffes et de tissus, les achalan-dages du magasin. Mais ce qui peut, très légèrement,alourdir le roman, devient aussi une mine d'informationshistoriques et sociologiques, et c'est pourquoi il seraittrès malhonnête de parler de « passages ratés ».

Cette œuvre reste-t-elle pour vous, par certainsaspects, obscure ou mystérieuse ?

Bien sûr. C'est ce qui fait la force d'une grande œuvre.J'aime ne pas tout comprendre. J'aime que le romanconserve des pans entiers de noir. Un seul exemple : lepersonnage de Denise me fascine car ses actions sont trèscurieuses. C'est une jeune femme qui tourne le dos à cequ'elle est, à ceux qui l'ont aidée, alors même qu'on lamontre timide, perdue, et qui finit par soutenir peu à peuMouret et les idées qu'il défend, avec une sorte d'oppor-tunisme teinté de tendresse et de remords. Parfois je necomprends pas tout à fait ses actes et ce mystère mefascine.

Quelle est pour vous la phrase ou la formule« culte » de cette œuvre ?

Pas de phrase ni de formule, mais des passages entiers,ceux notamment qui décrivent la folie des femmes devantl'étalage des marchandises proposées dans le magasin.On sent que Zola décrit cela comme la montée d'un plai-sir intense, d'ordre sexuel. On est véritablement dansl'illustration d'une hystérie, d'une sorte d'accession à unorgasme collectif orchestré par le mâle, Mouret, quid'ailleurs contemple souvent, d'une position dominante,cette pâmoison dont il est le créateur et dont il recueillela jouissance. La métaphore est filée longuement. Elle estassez facilement lisible, et, finalement, le plaisir du lec-teur est grand lui aussi de pouvoir décoder sans trop dedifficultés ces signes que l'auteur a disséminés pour lui.

Ph ilippe Claudel V

Si vous deviez présenter ce livre à un adolescentd'aujourd'hui, que lui diriez-vous ?

Je lui dirais que c'est un grand livre sur les mécanismesdu commerce moderne, que peu de choses ont changépar rapport à ce que Zola décrit. Les rapports entreemployés, le souci de se faire valoir, la guerre livrée parles uns pour prendre la place des autres sont égalementdécrits avec netteté, et là encore, hélas, la situation nes'est guère améliorée.

** *

Avez-vous un personnage « fétiche » dans cetteœuvre ? Qu'est-ce qui vous frappe, séduit (ou déplaît)chez lui ?

Je vais vous surprendre en vous citant un personnageexcessivement mineur : c'est une cliente du magasin, unejeune dame blonde qui intrigue les vendeurs. Elle appa-raît peut-être à trois reprises, très brièvement, dans leroman. Les vendeurs tentent d'imaginer sa vie, échafau-dent des hypothèses, mais ils ne savent jamais qui elle estvraiment, et par le fait, nous non plus. Dans d'autresromans, l'auteur aurait sans doute fini par en dire davan-tage sur ce personnage intriguant, eh bien Zola, non. Etje trouve cela fascinant : nous restons avec le mystère dela jeune dame blonde, qui témoigne pour moi comme dumystère de la littérature, de son pouvoir d'attraction, defascination, et de notre impuissance aussi à toutconnaître sur tout, à tout savoir.

Si je m'intéresse à un personnage plus important, jem'arrêterai sur Mouret, cette crapule pleurnicharde. Onest tout à la fois fasciné par son énergie et dégoûté parsa lâcheté : il se repose sur Bourdoncle pour expédier lesbasses besognes, de licenciement notamment, tout en sedonnant constamment le beau rôle. C'est un être au fondassez méprisable, que la souffrance qu'il éprouve devant

VI Interview

les retenues de Denise à lui céder ne grandit pas telle-ment, en tout cas à mes yeux.

Pensez-vous que ce personnage commette des erreursau cours de sa vie de personnage ?

Question difficile et ambiguë. Si erreur il y a, je croisque cela signifierait que Zola n'a pas maîtrisé son per-sonnage. Or il me semble qu'au contraire il l'a parfaite-ment campé. Les actes et les paroles de Mouret sont enaccord complet avec ce qu'il est.

Quel conseil lui donneriez-vous si vous lerencontriez ?

De changer de trottoir. Je déteste sa façon de fairedéposer l'argent de la recette sur son bureau, d'avoir cerapport vulgaire à l'argent. Au fond, Mouret est un bou-tiquier qui a vu grand. C'est un peu l'ancêtre des crapulesmodernes qui ont ruiné aujourd'hui des banques, desbourses, des sociétés, des épargnants, en étant dévoréspar la soif de l'or et du profit.

Si vous deviez réécrire l'histoire de ce personnageaujourd'hui, que lui arriverait-il ?

Denise ne céderait pas car elle finirait par ne plusl'aimer. Elle se rendrait compte de la bassesse du person-nage, de sa maigre intelligence corrompue par son désirde puissance et de fortune. Car Mouret n'est pas intelli-gent. Il sent son époque, c'est tout. C'est un chien quirenifle bien. Toutes les métaphores sexuelles du livremontrent que c'est un coucheur : posséder une femme,s'en servir, l'abandonner. Posséder les femmes dans sonmagasin, les rendre folles, les exténuer, les dépouiller. Jelaisserais ce commerçant le fessier sur son or, avec seslarmes dans les yeux : fortuné mais seul. Et Denise parti-rait, dédaignant cette robe de mariée symbolique queMouret a déployée pour elle vers la fin du roman,

Philippe Claudel V\\e tous les rayons du Bonheur des Dames sont

consacrés au blanc. Denise deviendrait alors une divinitérestée vierge, vengeresse de toutes les femmes exploitéespuis délaissées par Mouret.

** *

Le mot de la fin ?

C'est qu'il n'y en a pas, justement. Et c'est un desgrands plaisirs quand on aborde Zola : l'aventure peut seprolonger avec les autres volumes de son œuvre, et l'onpeut se perdre dans cette architecture formidable, dansces généalogies de personnages qui sortent des romanspour dessiner la vie, leur époque, en même temps que legénie de leur créateur.

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f j nzième volume de la série des Rougon-Macquart, Au^^ Bonheur des Dames offre au lecteur une divinesurprise : c'est un roman du plaisir. Non pas le plaisir sexuel-Nana en avait déjà fait la démonstration -, non pas leplaisir du ventre - c'était le sujet du Ventre de Paris -, maisbel et bien le plaisir de l'écriture : la jubilation de Zola décri-vant le grand magasin moderne est perceptible à maintesreprises et distingue le roman des œuvres précédentes, sou-vent frappées au coin du pessimisme - « C'est du Zola ! ».

Le dénouement heureux d'Aw Bonheur des Dames,exceptionnel dans la série, ne saurait suffire à justifier unetelle impression. De façon plus subtile, il semble que l'onpuisse mettre au jour tout un réseau d'affinités unissant legrand magasin moderne au naturalisme, qu'il s'agisse duromancier, de la théorie, ou encore de l'écriture natura-listes. Affinités plus ou moins apparentes, plus ou moinsconscientes de la part de Zola, mais qui toutes permet-traient de rendre compte de cette tonalité gaie qu'apportéle roman à l'opéra des Rougon-Macquartl.

UN MANIFESTE DE LA JOIE

n ne faut pas s'y tromper. La gaieté n'est pas natu-relle à Zola, dont le pessimisme foncier connaît, ences années-là, une réelle aggravation. L'approche dela quarantaine, des troubles nerveux dus à un travailexcessif, engendrent une grave crise physique etmorale chez le romancier, que viennent exacerber lesmorts successives de Flaubert, de son ami l'écrivainDuranty, et surtout de sa mère dont il était très proche.

1. Nous empruntons cette image à Auguste Dezalay, L'Opéra de Zola.Essai de rythmologie romanesque, Klincksieck, 1983.

18 Au Bonheur des Dames

Edmond de Concourt décrit avec sa bienveillancehabituelle Tétât dépressif de Zola :

Zola vient aujourd'hui me voir. Il entre avec cet airlugubre et hagard, qui particularise ses entrées. Et vrai-ment, cet homme de quarante ans fait peine ; il a l'airplus vieux que moi.

Il s'échoue dans un fauteuil, en se plaignant geignar-dement et un peu à la manière d'un enfant, de maux dereins, de gravelle ', de palpitations de cœur. Puis il parlede la mort de sa mère, du trou que cela fait dans leur inté-rieur, et il en parle avec un attendrissement concentré eten même temps, un rien de peur pour lui-même. Et quandil vient à causer littérature, de ce qu'il veut faire, il laisseéchapper la crainte de n'avoir pas le temps pour le faire2.

Cet état dépressif explique pourquoi Zolarenonce à préparer le roman prévu après Nana,«une œuvre de sympathie et d'honnêteté ayantpour thème principal "la douleur3" ».' Non, c'est aucontraire à un roman sur la vie qu'il décide de seconsacrer : il s'agit d'exorciser ses vieux démons.

Le parti pris est évident, la spontanéité d'abordabsente, C'est contre lui-même que va écrire Zola,contre cette hantise de la mort qui ne le quitte pas- « Oh ! c'est terrible, cette pensée ! [...] D y a desnuits où je saute tout à coup sur mes deux pieds aubas de mon lit et je reste, une seconde, dans un étatde terreur indicible4 », raconte-t-il alors à Tourgue-niev, Daudet et Concourt - et contre les affres dudécouragement dont il est coutumier. Mais c'estaussi contre toute une philosophie de l'existence,dont ses amis Céard et Huysmans se font les chan-tres désabusés et qu'ils empruntent à Scho-penhauer5. Le pessimisme sera donc la première

1. Maladie caractérisée par la formation de calculs rénaux.2. Journal, 14 décembre 1880.

3. Paul Alexis, Notes d'un ami, 1882. Ce roman paraîtra en 1884sous le titre : La Joie de vivre.

4. Concourt, Journal, 6 mars 1882.5. Philosophe allemand (1788-1860) dont les Pensées, Maximes

et Fragments furent traduits en France en 1880.

Présentation 19

cible du nouveau roman : Paul de Vallagnosc,camarade de collège de Mouret, l'incarnera danstout son défaitisme.

« Le poème de l'activité moderne. La joie del'action, le plaisir de l'existence ] », tel sera le sujetd'Aw Bonheur des Dames, et Zola préparant sonroman ne cesse de se le répéter, comme pour s'enconvaincre : « Et alors je pourrai chercher le sujetdans cette idée générale et philosophique : Octaveexploitant la femme, puis vaincu par elle. Mais celaest très gai2 » ; et plus loin : « Ne pas oublier quela caractéristique du livre est la joie de l'exis-tence 3 ».

Une telle inspiration est suffisamment nouvellechez le romancier pour qu'il se voit contraint dedéroger à certaines règles naturalistes. Tout d'abord illui faut soustraire Octave aux tares familiales quiconstituent pourtant l'un des plus solides fondementsdes Rougon-Macquart4 : le jeune homme échappedonc à la névrose de sa mère (voir La Conquête dePlassans). Quant à l'étude de l'hérédité, elle se voitcantonnée à des personnages secondaires : Gene-viève Baudu («Geneviève, chez qui s'aggravaitencore la dégénérescence de sa mère, avait la débilitéet la décoloration d'une plante grandie à l'ombre »,p. 58), ou encore l'infidèle Colomban (« ça devaitêtre dans le sang, le père est mort l'été dernier d'avoirtrop couru la gueuse », p. 431).

Ensuite se trouve reléguée à l'arrière-plan touteune thématique pessimiste dont les romans zoliensabondaient jusque-là : l'abandon et la mort de lajeune fille amoureuse (Geneviève) ne constituentqu'une intrigue secondaire dans l'œuvre ; le jeunehomme désabusé et dégoûté de la vie, Paul de Val-

1. Dossier préparatoire, Bibliothèque nationale, Nouvelles acquisitionsfrançaises, Manuscrit 10277, folio 30. Sur la constitution des dossierspréparatoires chez Zola, voir le chapitre 2 du dossier,« La préparation du roman naturaliste ».2. Dossier préparatoire, Ms 10277, f°8.

4. Voir le chapitre 1 du dossier, « Le naturalisme ».

20 Au Bonheur des Dames

lagnosc, n'est mis en scène dans le roman que pourservir de faire-valoir à Octave Mouret et apparaîtfort peu ; quant à « l'histoire touchante » de lajeune fille noble abaissée au rang de fille demagasin (« Elle devait boire, sa maigreur avait desteintes plombées, et ses mains seules, blanches etfines, disaient encore la distinction de sa race »,p. 361), récit caractéristique de ceux auxquels lelecteur de Zola pouvait s'attendre, à peine fait-ellel'objet d'un paragraphe.

L'intention est évidente : Zola a décidé dedonner une nouvelle image de son art, et ce mes-sage s'adresse aussi bien au public, toujours prêt àdénigrer l'inspiration naturaliste, qu'aux critiqueslittéraires dont, depuis une quinzaine d'années, lesattaques pleuvent à rencontre de la désolation« fangeuse » dans laquelle se complairait le roman-cier. Enfin, même les amis sont visés, du moins leprivilège trop souvent accordé par les « disciples »du maître au désespoir et à la platitude l.

OCTAVE MOURET, UN DOUBLE IDÉAL

Pour mener à bien cet hymne à la joie, il fallaitau romancier un personnage aussi positif que pos-sible. Zola prend donc plaisir à doter OctaveMouret de très nombreuses qualités physiques etmorales qu'il ne possède pas toujours lui-même,mais dont il rêverait d'être pourvu.

Beau garçon, le jeune homme est élégant (« IIétait grand, la peau blanche, la barbe soignée ; et ilavait des yeux couleur de vieil or, d'une douceur develours », p. 81). C'est un séducteur qui possèdeplus que tout autre le « sens de la femme » (p. 91),et sait parfaitement s'en servir pour réduire toutesces dames à sa merci (« II était femme, elles se sen-

1. Henry Céard avait publié, en 1881, un roman au titre parfaitement iro-nique, Une belle journée, tandis que Huysmans, dans En ménage (1881)

ou À vau-l'eau (1882), décrivait des existences terneset une vie quotidienne dérisoire.

Présentation 2l

talent pénétrées et possédées par ce sens délicatqu'il avait de leur être secret, et elles s'abandon-naient, séduites », p. 139). Surtout, Octave Mouretest gai et optimiste. Contrairement à Paul de Valla-gnosc, il veut s'amuser, jouir de l'existence, et lecommerce lui offre tous les moyens d'atteindre cebut : « Vraiment il fallait être mal bâti, avoir le cer-veau et les membres attaqués, pour se refuser à labesogne, en un temps de si large travail » (p. 121).Éloquent, doté du « génie de la mécaniqueadministrative » (p. 88), il fait de son magasin uneformidable machine à succès.

Certes, réalisme oblige, le héros n'est pas par-fait. L'image de « dieu aimable » qu'il donne à sesemployés n'est qu'une tactique (p. 96). Quant auxfemmes, l'amour qu'il leur porte n'est en réalitéque du mépris pour la faiblesse à laquelle il par-vient à les réduire. Il les exploite sans vergogne-d'où l'ironie du nom choisi pour son magasin -et n'hésite pas à prendre pour maîtresse HenrietteDesforges, dont la liaison avec le banquier Hart-mann est connue de tous, uniquement parce qu'il abesoin d'une mise de fonds conséquente.

Mais en fin de compte, tout se passe comme siZola lui-même tombait sous le charme de son per-sonnage, séduit par son optimisme et admiratifdevant son génie d'homme d'action. Pour preuve lechangement de dénomination qu'on peut noterdans le Dossier préparatoire : d'abord appelé« Octave » comme dans le roman précédent, Pot-Bouille, où il jouait les séducteurs à la petitesemaine, le jeune homme devient peu à peu« Mouret », comme sous le coup d'un respect gran-dissant de la part de son créateur. Surtout, Zolasemble avoir oublié le but qu'il s'était fixé audépart, dénoncer les brutalités du systèmecapitaliste !, puisque Octave, le représentant même

1. « La direction est toujours pleine de belles paroles, de promessespour les employés. Au fond, oppression terrible » (Dossier préparatoire,Ms 10278, f° 196).

22 Au Bonheur des Dames

du capitalisme, remporte à la fin du roman toutesles victoires. Le romancier a, en quelque sorte, étégagné par l'enthousiasme du personnage et en aoublié de nuancer son triomphe.

LE PLAISIR DE L'ŒIL

Outre Octave Mouret, le grand magasin lui-même exerce une indéniable séduction sur Zola.Zola esthète, cette fois. Au cours des années de jeu-nesse passées auprès de jeunes artistes novateurs-l'ami d'enfance du romancier s'appelle PaulCézanne -, il s'est forgé une certaine conception del'art moderne dont le premier principe est l'amourde la réalité contemporaine : « Je suis un hommequi aime les halles, les gares, les grandes villesmodernes, les foules qui les peuplent, la vie qui s'ydécuple, dans l'évolution des sociétés actuelles l »,proclamera-t-il, et, dans L'Œuvre (roman publiéen 1886), c'est au peintre Claude Lantier qu'ilreviendra de célébrer « la vie telle qu'elle passedans les rues, la vie des pauvres et des riches, auxmarchés, aux courses, sur les boulevards, au fonddes ruelles populeuses [...]. Oui ! toute la viemoderne ! » (chap. II). Tous les sujets se valent,affirme Zola avec ses amis impressionnistes, maisle souci de la vérité porte l'artiste moderne à puiseruniquement dans la vie de son temps. Or quelleplus belle illustration de l'art moderne que le grandmagasin d'Aw Bonheur des Dames ?

L'architecture du magasin telle que l'a conçueFrantz Jourdain, futur architecte de laSamaritaine2, ne peut que ravir le romancier. Le feret le verre, matériaux emblématiques de cette

1. « À la jeunesse », Nouvelle campagne, 1895 et suiv.,Œuvres complètes, François Bernouard, Paris, 1928, t. 47, p. 32-33.

2. Consulté par le romancier, Frantz Jourdain (1847-1935) élabora unedescription extrêment précise de l'édifice, conservée dans

le Dossier préparatoire (Ms 10278, fos 264-69).

Présentation 23

deuxième moitié du siècle, y sont utilisés àprofusion :

On avait vitré les cours, transformées en halls ; et desescaliers de fer s'élevaient du rez-de-chaussée, des pontsde fer étaient jetés d'un bout à l'autre, aux deux étages(p. 297).

La lumière entre ainsi librement dans l'édifice,tout comme elle inondait les tableaux impression-nistes que défendait Zola quinze ans plus tôt. Or,dans tout le roman, lumière rime avec vie : « et,dans ce jour blanc, où il y avait comme une pous-sière diffuse de soleil, le grand magasin s'animait »(p. 64), « il semblait à lui seul la lumière et la viede la cité » (p. 78), etc. Au contraire, l'obscuritérègne dans les petits magasins vieillots ques'apprête à dévorer le Bonheur et symbolise leuragonie (« L'ombre du plafond bas tombait à largespelletées, comme la terre noire d'une fosse »,p. 279).

Mais surtout les étalages du magasin offrent unvéritable régal à l'œil de Zola, et les descriptionsqu'il leur consacre les apparentent incontestable-ment à des tableaux, mais des tableaux modernes,pleins de lumière et de couleurs. Dès la deuxièmepage du roman, l'étalage de la porte centrale pré-sente au lecteur une véritable transposition d'artdans laquelle Zola se délecte à nuancer les tons -« gris ardoise, bleu marine, vert olive » - et lescouleurs - « bariolées, chinées, rayées ». Chaquenouvelle exposition sera l'occasion d'unedébauche descriptive dont le lecteur garde long-temps le souvenir. Et il est aisé de retrouver icil'influence de la peinture impressionniste sur lesgoûts du romancier, épris de sujets modernes (là oùla tradition imposait les sujets mythologiques ouhistoriques) et fasciné par les effets de lumière(contrairement à la peinture académique, « au jusde chique », dira Claude dans L'Œuvre). De mêmeque Zola avait peint les reflets du soleil sur les voi-

24 Au Bonheur des Dames

turcs au début de La Curée, sur les étalages de pois-sons dans les Halles dans Le Ventre de Paris, ouencore sur la peau et dans les cheveux de Gervaisearrêtée sur le pas de sa porte dans L'Assommoir, demême il s'arrête sur les jeux de lumière que permetl'architecture de verre de l'édifice :

II était quatre heures, les rayons du soleil[ à son cou-cher entraient obliquement par les larges baies de lafaçade, éclairaient de biais les vitrages des halls ; et danscette clarté d'un rouge d'incendie, montaient, pareilles àune vapeur d'or, les poussières épaisses, soulevéesdepuis le matin par le piétinement de la foule. [...] Lesmosaïques et les faïences des frises miroitaient, les vertset les rouges des peintures s'allumaient aux feux des orsprodigués (p. 330).

Ou encore, à l'extérieur, les couleurs barioléesdes voitures du Bonheur :

Sous le soleil, dont un rayon enfilait la rue, les pan-neaux verts, rechampis jaunes et rouges, miroitaientcomme des glaces, envoyaient des reflets aveuglantsjusqu'au fond du Vieil Elbeuf(p. 295).

En outre, comme les impressionnistes encore, ceque le romancier cherche avant tout à restituer,c'est l'impression, dans sa singularité. Aussi fait-ilgénéralement passer la description par un regard,celui d'un personnage qui découvre avec le lecteurce qu'il regarde, l'endroit où il pénètre : Denise etses frères au début du premier chapitre, Denise« s'oubliant à regarder flamber l'incendie dessoies » au deuxième, puis telle cliente « immo-bilisée, les yeux en l'air » devant l'exposition desombrelles, telle autre dont le cœur défaille devantle comptoir de la ganterie, telle autre encore quis'arrête, « saisie par la vie ardente qui animait cejour-là l'immense nef », au neuvième étage, etc. Leregard est rarement froid dans Au Bonheur des

1. C'est nous qui soulignons.

Présentation 25

Dames : le magasin suscite toujours une réactionchez qui le contemple, qu'il s'agisse de fascinationou de répulsion (« Et tous restaient les yeux sur lemonstre, attirés, possédés, se rassasiant de leurmalheur », p. 295).

Toutefois les descriptions qui émaillent le récitfont apparaître une autre constante des goûts artis-tiques du romancier : la « solidité ». Solidité quiapparaît dès le premier tableau : l'étalage de laporte centrale, au premier chapitre. Le cadre eststrictement posé (« de haut », « à côté », « enbas ») et des lignes viennent structurer l'ensemble(« les tons neutres [...] étaient coupés par les pan-cartes blanches des étiquettes »). De même l'expo-sition des ombrelles, si elle a pour but d'enivrer lesclientes de couleurs et de lumières, « comme pourune fête colossale », présente néanmoins unestructure très concertée que le romancier se plaît àdégager : les ombrelles descendent « le long descolonnes », filent en « lignes serrées », sont ran-gées « symétriquement » (p. 305). « L'imagina-tion de l'architecte qui combine prime toujourschez Zola l'imagination du peintre qui décrit!. »Nulle surprise, donc, à ce que le romanciers'arrête sur un chef-d'œuvre réalisé à la ganterie,un chalet suisse :

Mais ce qui ameutait le foule, c'était, à la ganterie, unchalet suisse fait uniquement de gants [...]. D'abord desgants noirs établissaient le rez-de-chaussée ; puisvenaient des gants paille, réséda, sang de bœuf, distri-bués dans la décoration, bordant les fenêtres, indiquantles balcons, remplaçant les tuiles (p. 308).

Ici, commerce et architecture se rejoignent, pourle plus grand plaisir de Zola. On est loin, cette fois,de l'impressionnisme qui, s'il apparut à l'écrivaincomme un progrès dans le rendu du réel, ne lui

1. P. Hamon, « À propos de l'impressionnisme de Zola »,Cahiers naturalistes, 34, 1967, p. 144.

A u B o n h e u r d e s D a m e s2 6

sembla pas produire des œuvres suffisammentstructurées.

Enfin, la qualité que le romancier demande àl’art et que comble l’étalage du magasin moderne,c’est une certaine forme de virilité. Telle est bienla première caractéristique de l’étalage réalisé parMouret au chapitre II :

Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tiraitdes gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patronétait le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolution-naire à la vérité, qui avait fondé l’école du brutal et ducolossal dans la science de l’étalage (p. 101).

« Brutale », « colossale », tels seront précisémentles caractères de la peinture de Claude dansL’Œuvre, le roman que Zola consacrera à l’art, unepeinture « terrible », « rugueuse, éclatante, d’uneviolence de tons qui blessait [Christine] comme unjuron de charretier, entendu à la porte d’uneauberge » (chap. I). Certes, les motivations ducommerçant et celles du peintres diffèrent : ce queClaude proclame au nom de l’art et de la moder-nité n’est, chez Octave, que le désir d’affoler lacliente (« En sortant du magasin, disait-il, lesclientes devaient avoir mal aux yeux », p. 101).Mais de part et d’autre reparaît la même tendancedu romancier naturaliste à rechercher la violence,voire la crudité, à l’opposé d’un art fondé sur lafinesse, la délicatesse et l’innocence, incarné ici parHutin :

Hutin, qui, au contraire, était de l’école classique dela symétrie et de la mélodie cherchées dans les nuances,regardait [Mouret] allumer cet incendie d’étoffes aumilieu d’une table, sans se permettre la moindre critique,mais les lèvres pincées par une moue d’artiste dont unetelle débauche blessait les convictions (p. 101).

Zola, lui, privilégie le premier, et par goût, et parprincipe : le naturalisme, avide de vérité, hostile à

Présentation 27

toute forme d'idéalisation, brutalise, voire violentele lecteur.

UNE MACHINE NATURALISTE

Outre les liens affectifs et esthétiques qui unis-sent le romancier à son personnage principal -Mouret - et à son objet - le magasin moderne -,peuvent être également repérées des affinités denature plus théorique : la théorie naturaliste l édictéun certain nombre de principes auxquels, à l'évi-dence, le grand magasin offre un terrain d'élection.

EXPOSER

Premier postulat du romancier naturaliste :décrire la réalité. Informer, montrer, expliquer,telles sont ses intentions premières, et la documen-tation, lors de la préparation d'un roman, primel'inspiration personnelle : des fichiers sont éla-borés, des listes de termes établies, des informa-tions emmagasinées. Un savoir encyclopédique estdonc recueilli, qui sera ensuite exposé dansl'œuvre.

Exposer : voilà précisément une tâche que leroman naturaliste partage avec le grand magasinmoderne. De même que les informations doivent serépartir dans les différentes parties du texte, demême les marchandises sont classées selon lesrayons - et l'on pourra parfois noter le même« encombrement » à l'incipit d'un roman qu'à laporte du Bonheur, afin d'appâter le chaland-lecteur ! De même que les chapitres déclineront lesdifférents lexiques recueillis par le romancier, demême chaque rayon décline les différentes étoffeset les différentes couleurs de chaque catégorie detissu. Et de même que le roman zolien repousse lesenjolivements de la rhétorique au nom de la vérité,de même l'architecte exclut les fioritures ornemen-

1. Voir le chapitre 1 du dossier, « Le naturalisme ».

28 Au Bonheur des Dames

taies pour faire ressortir les articles exposés :« pour ne point nuire aux marchandises, la décora-tion [du magasin] était sobre » (p. 313), «Au rez-de-chaussée, pour ne pas tuer les étoffes desvitrines, la décoration restait sobre » (p. 458).

La ressemblance va parfois jusqu'à la collusion :« Le texte zolien "ajuste" donc au plus près expo-sition "réelle" et exposition "textuelle", magasind'exposition et exposition du magasin l ». Collu-sion dont le point culminant consisterait alors dansla scène d'inventaire, au chapitre X :

Scène limite, où le travail documentaire se confondavec la fiction narrative, où les structures dénonciation(les listes de l'auteur) se confondent au maximum avecles structures de V énoncé, où le travail dans le textereproduit le travail même du texte2.

La liste de l'enquêteur et le texte du romancierne font plus qu'un. Aussi est-il possible de lire cettescène de l'inventaire comme une longue métaphoredes opérations mêmes de la méthode naturaliste :« II fut entendu qu'elle se contenterait <X inscrireles articles appelés [...] trois vendeuses classaientles articles, MmeAurélie [...] dénombrait [...]Mlle de Fontenailles [...] aidait à Y inventaire [...]Venez avec moi, nous collationnerons [...] Mouretparut s'absorber dans rénumération des articles,etc. ». Écrivain et personnages accomplissent lamême tâche, et derrière la lassitude des seconds,c'est l'enthousiasme du premier que le lecteurperçoit.

RATIONALISER

Le deuxième postulat de la théorie naturaliste :la rationalisation de la littérature, permet, elleaussi, de repérer un lien entre le naturalisme et le

1. P. Hamon, Expositions, Corti, 1989, p. 116-117.2. P. Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages

dans les Rougon-Macquart, Droz, 1983, p. 96.

Présentation 29

grand magasin. Le modèle choisi par Zola, defaçon pour le moins polémique, est celui de lascience, et, dans Le Roman expérimental (1880), iln'hésite pas à assimiler le travail de l'écrivain àcelui de l'expérimentateur tel que Claude Bernardl'avait défini dans son Introduction à la médecineexpérimentale (1865) :

... le romancier est fait d'un observateur et d'un expé-rimentateur. L'observateur chez lui donne les faits telsqu'il les a observés, pose le point de départ, établit le ter-rain solide sur lequel vont marcher les personnages et sedévelopper les phénomènes. L'expérimentateur paraît etinstitue l'expérience, je veux dire faire mouvoir les per-sonnages dans une histoire particulière, pour y montrerque la succession des faits y est telle que l'exige le déter-minisme des phénomènes mis à l'étude '.

La littérature ne relève définitivement plus dudomaine esthétique, elle devient un discours scien-tifique. Le beau a cédé la place au rationnel :

Notre rôle d'être intelligent est là : pénétrer le pour-quoi des choses, pour devenir supérieur aux choses et lesréduire à l'état de rouages obéissants2.

Or Mouret, de son côté, mène à bien, dans sonmagasin, une vaste campagne de rationalisation dela pratique commerciale. Un système nouveau devente est mis en place, basé sur la rotation rapidedes marchandises. D'où un accroissement desachats de gros qui, joint au paiement à petits délais,permet l'obtention de rabais chez les fournisseurs.Quant à la vente elle-même, l'entreprise de rationa-lisation débouche sur la généralisation du principede la guelte3, le « tant pour cent » accordé au ven-deur sur sa vente à propos duquel Zola avait prisdes notes :

1. Le Roman expérimental, GF-Flammarion, 1971, p. 63.2. Ibid., p. 75.3. Voir note l,p. 87.

30 Au Bonheur des Dames

Les commis sont intéressés sur la vente individuellequotidienne. La guelte. Autrefois cette guelte n'avait lieuque sur les marchandises défraîchies : marchandisesgueltées. Or on s'aperçut que ces marchandises s'enle-vaient rapidement, parce que l'employé était intéressé àles vendre. C'est de cette observation qu'est née la gueltegénérale. Les commis ont désormais tout intérêt àvendre. L'idée moderne '.

Le grand magasin repose sur une parfaite com-préhension des mécanismes humains : l'intérêtdans le cas des vendeurs, le désir dans le cas desclientes. Là où les vieux magasins comptaient surla fidélité et la confiance de ces dernières, le Bon-heur des Dames met en place une stratégie extrê-mement concertée de séduction et d'affolement.Les femmes résistent-elles à la tentation de la« bonne affaire » ? Qu'à cela ne tienne : des rabaisadroitement proposés attireront la proie qui auraensuite toutes les chances de céder à des tentationsbien plus coûteuses. La foule attire-t-elle la foule ?Des marchandises seront entassées aux portes dumagasin : s'y agglutineront les clientes à petitbudget, qui exciteront l'envie de plus fortunées...L'intelligence commerciale de Mouret métamor-phose donc, elle aussi, vendeurs et acheteurs en« rouages intelligents ».

STRUCTURER

Dans le roman naturaliste comme dans lemagasin moderne, s'observe un quadrillage carac-téristique de l'espace. Zola a une conception extrê-mement « cadrée » du réel, architecturale ou géo-métrique comme on voudra. L'édifice de Mouretvient combler cette tendance :

À droite et à gauche de la galerie vitrée, d'autres gale-ries, d'autres halls luisaient au soleil, entre des combles

1. Dossier préparatoire, Ms 10278, fil.

Présentation 3l

troués de fenêtres et allongés symétriquement, commedes ailes de casernes (p. 413).

Plus généralement, le grand magasin est unespace rationalisé, rigoureusement organisé :chaque étage, chaque rayon même fait l'objetd'une disposition réfléchie, en vue de séduire lesclientes. Ce quadrillage préexistant à l'écritureconstitue une nouvelle source de jubilation pourl'écrivain.

La même remarque s'impose d'ailleurs pourl'élément chronologique : le magasin moderne vitau rythme saisonnier des grands événements quesont l'exposition des nouveautés d'hiver, du blanc,puis des nouveautés d'été. Zola, toujours si sou-cieux de rythmes et de cadences, n'a donc plusqu'à suivre la mesure :

Octobre 1864, chapitre IV : grande vente de nou-veautés d'hiver, Mouret regarde son magasin animé, puisencombré. La recette est de 87 742,10 francs.

14 mars 1867, chapitre IX : grande vente de nou-veautés d'été, à l'occasion de l'inauguration des nou-veaux magasins ; en fin d'après-midi, une cohue envahitle magasin embrasé par le soleil couchant. La recette estde 587 210, 30 francs.

Février 1869, chapitre XIV : grande vente de blanc etinauguration de la façade du magasin enfin achevé. Unpiquet d'ordre a été nécessaire pour faire circuler la foulequi, dès le matin, se presse dans le magasin. La recettedépasse le million '.

Le crescendo s'enlève sur un fond parfaitementrégulier. D'où l'impression, pour le lecteur, querien ne viendra arrêter la croissance du Bonheur...

LA LUTTE POUR LA VIE

Dans le grand magasin moderne, machine bienhuilée à l'impeccable mécanique, les êtres humains

1. Dossier préparatoire, Ms 10278, Ps 258-260.

32 Au Bonheur des Dames

se réduisent à de simples rouages dont le bon fonc-tionnement est nécessaire à la bonne marche del'ensemble. Seul compte le rendement. Vendeuseset vendeurs sont considérés par la direction commede simples objets dont on dispose selon sa conve-nance. Aucun égard ne leur est dû : les chambresdes vendeuses sont de simples cellules dans les-quelles règne un froid glacial pendant l'hiver, unechaleur étouffante pendant l'été ; interdiction estfaite à tous de s'asseoir, malgré la fatigue de treizeheures de travail quotidien - le poids des paquets àmanier est énorme ; la nourriture est mauvaise ;aucune protection sociale ni juridique n'existe ; lasécurité de l'emploi, surtout, est nulle : en juillet eten août, pendant la morte-saison, la direction selivre à des renvois en masse, justifiés par la baissede fréquentation du magasin. Aussi l'indignationde Zola perce-t-elle :

L'usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers ;et cela se passait dans le branle indifférent de la machine,le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsiqu'une roue de fer, à laquelle on ne gardait aucune recon-naissance des services rendus (p. 213).

L'obligation pour Denise de jouer les manne-quins, le jour de son arrivée au magasin, est donchautement symbolique :

Denise était devenue très pâle. Une honte la prenait,d'être ainsi changée en une machine qu'on examinait etdont on plaisantait librement (p. 171).

L'être humain est effacé, la vendeuse rabaisséeau rang d'objet dépourvu d'intelligence et de sen-sibilité. Zola, tout au long du roman, souligne cetaspect du grand magasin, qu'il avait lui-même puobserver en visitant le Bon Marché et les Magasinsdu Louvre. La condamnation est sous-jacente etl'indignation perce.

Présentation 33

Néanmoins, on peut ici dégager, derrière la cri-tique sociale, la jubilation esthétique de retrouver, àl'échelle réduite du magasin, le même principe quecelui qui régit, selon le romancier, la société toutentière : la lutte pour la vie. La récurrence du thèmede l'appétit pour qualifier les rapports de forces quirégissent cette microsociété est tout à fait signi-ficative :

Cela était dans l'air de la maison, dans cette bataillepour l'existence, dont les massacres continuels chauf-faient la vente autour de lui. [Bourdoncle] était emportépar le jeu de la machine, pris de l'appétit des autres, dela voracité qui, de bas en haut, jetait les maigres à l'exter-mination des gras (p. 472).

Réapparaît ici la théorie formulée par Claudedans Le Ventre de Paris (chap. V), qui partageaitl'humanité en deux camps': les Gras (les bour-geois) et les Maigres (les pauvres, les malheureux).C'est la théorie même de Zola : dans la lutte pourla vie, les hommes s'entre-dévorent, et les faiblessont voués à l'extermination. Et cette loi, il fautl'accepter, malgré l'indignation qu'elle soulève. Ladouce Denise elle-même en fait la dure expérience,à la fin du roman :

Jusqu'au bout il lui fallut assister à l'œuvre invinciblede la vie, qui veut la mort pour continuelle semence. Ellene se débattait plus, elle acceptait cette loi de la lutte ;mais son âme de femme s'emplissait d'une bonté enpleurs, d'une tendresse fraternelle, à l'idée de cettehumanité souffrante (p. 456-457).

En dépit de l'immense pitié qu'elle ressent pourceux que le grand magasin a dévorés, Denise doitse rendre à l'évidence : l'humanité doit être lascène d'une perpétuelle bataille.

Nul constat d'immoralité n'intervient dans cerécit de l'écrasement du plus faible par le plus fort :le romancier naturaliste se place uniquement sur leterrain de l'observation et de l'analyse. D'ailleurs,

34 Au Bonheur des Dames

on aura noté l'absence de moralité dans Au Bon-heur des Dames : les vendeuses ont souvent desamants, les vendeurs font la noce tous lesdimanches, Mouret entretient des actrices. Quantau représentant de la morale, l'inspecteur Jouve, illaisse voir des mœurs plus que douteuses. Deniseelle-même, si elle se refuse d'abord à Mouret, ne lefait pas par vertu : « C'était par un instinct du bon-heur qu'elle s'entêtait, pour satisfaire son besoind'une vie tranquille, et non pour obéir à l'idée devertu » (p. 418). « Instinct », « besoin » : les termesrelèvent de la physiologie, non de la morale. Et l'onse souviendra ici du sous-titre des Rougon-Macquart: Histoire naturelle et sociale d'unefamille sous le Second Empire l. Même dans ceroman-ci, où la morale semble bien triompher infine2, le propos du romancier est ailleurs, dansl'étude de l'affolement du désir chez.la cliente duBonheur d'une part (« Histoire naturelle »), danscelle de la bataille que se livrent le petit et le grandcommerces d'autre part (« Histoire sociale »).

UNE MACHINE À ANTITHÈSES

Zola, lorsqu'il prépare le roman, revient souventsur le rôle-clé de cette bataille dans son récit :

La lutte des deux magasins doit être le vrai drame, trèsvibrant. L'ancien commerce battu dans une boutique,puis dans d'autres moins importantes disséminées dansle quartier3.

Et dès le premier chapitre apparaît une opposi-tion sans nuances entre ces petites boutiquessombres, étroites et sales et le grand magasin pleinde lumières et de couleurs. Opposition dont la

1. Voir le chapitre 1 du dossier, « Le naturalisme ».2. « Vous pouvez dire à ces messieurs que le roman est très moral

et qu'on peut le mettre dans toutes les mains », écrira Zola à BertholdMoldauer, traducteur allemand du roman (lettre du 28 novembre 1882).

3. Ébauche, Ms 10277, f° 9.

Présentation 35

portée symbolique est rapidement suggérée au lec-teur, on l'a déjà vu : l'un représente la vie, l'autrela mort.

Zola n'hésite pas, d'ailleurs, à noircir la situationdu petit commerce, pour rendre l'antithèse pluséclatante. Car, contrairement à ce que le romandémontre, le petit commerce trouvait lui aussi denouvelles possibilités de croissance sous le SecondEmpire. L'enrichissement des classes moyennes, lapolitique des grands travaux d'urbanisme lui furenttout aussi profitables qu'au grand commerce : il semodernisa et continua à prospérer. Le Bonheur desDames lui-même n'avait-il pas d'abord été une« boutique ' » ?

Or le Dossier préparatoire du roman ne contientaucune trace d'enquête sur le petit commerce tradi-tionnel. Apparaissent seulement des notes sur LaMaison du chat-qui-pelote de Balzac (1829) dontZola s'est servi pour décrire le Vieil Elbeuf:

La Maison du Chat-qui-pelote : Barreaux de fer,paquets vagues entrevus, enveloppés de toiles brunes.Enseigne, brodée jaune sur noir.

Probité proverbiale. - Toujours prêt pour des quantitésénormes. - Despotisme des patrons qu'on respecte. Lecommis paie d'abord une pension.

Huile ménagée. Pas de nuit passée dehors. À la messe.Pas de dessert.

Linge réparé. Admis après 12 ans aux plaisirs de lafamille. Maladies soignées2.

Sachant que le texte de Balzac date de 1829, onconviendra que, pour une fois, la documentation duromancier était insuffisante. Et le reproche adressépar l'écrivain naturaliste Louis Desprez à Zola estplus que valable :

1. Voir le roman précédent, Pot-Bouille (chapitre 3 du dossier,« Intertextualité »).2. Dossier préparatoire, Ms 10277, f°47.

A u B o n h e u r d e s D a m e s3 6

Quant au Vieil Elbeuf, je le trouve trop 1820, tropmoisi trop vieillot, trop lugubre. Le petit commerce denos jours a obéi dans une certaine mesure à l’impulsiondu grand, il est très loin de la cambuse de Balzac(4 mars 1883) 1.

À l’évidence, le désir d’une structure antithé-tique l’a emporté, dans l’esprit de Zola, sur l’impé-ratif de vérité historique.

L’antithèse est, en effet, une figure de prédilec-tion dans l’arsenal rhétorique du romancier, voireune véritable structure mentale de l’imaginairezolien. Elle apparaît dès les débuts des Rougon-Macquart, alors que Zola n’en est encore qu’à pré-parer des « Notes sur la marche générale del’œuvre » (1868) : « L’élément femme pondéré avecl’élément homme. Le noir pondéré avec le blanc, laprovince avec Paris. » Or, là encore, le grandmagasin moderne comble le romancier. D’abord,on l’a vu, opposé aux petites boutiques sombres,il offre un contraste saisissant :

Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise,dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bon-heur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée,écrasée de plafond, surmontée d’un entresol très bas,aux baies de prison 2 (p. 55).

Puis chaque personnage s’y trouve opposé à soncontraire : Mouret joue le rôle du « dieu aimable »à l’égard des employés (p. 96), tandis que Bour-doncle est l’exécuteur ; le premier possède le géniedu commerce, tandis que le second est un espritnet et logique (p. 85) ; l’étalage des soies permetd’opposer l’étalagiste « révolutionnaire » qu’est

1. La lettre se trouve intégralement reproduite dans le dossier, p. 555.2. Contraste dont on notera, au passage, qu’il vient s’inscrire dans

l’accumulation d’oppositions que propose l’incipit du roman : oppositionentre les provinciaux fraîchement débarqués et les Parisiens méprisants,entre ceux qui regardent et ceux qui travaillent (dans le magasin), entre

la jeune fille et les deux garçons qui l’entourent (ses frères), etc.

Présentation 37

le patron et l'école classique de la nuance incarnéepar Hutin (p. 101) ; chez les vendeuses, Denise, parsa raison, son innocence et sa douceur, est sanscesse opposée à ses collègues dont la méchancetécruelle n'a d'égal que le mépris des convenances.Mouret, à lui seul, fournit au romancier une desplus belles antithèses du roman : le jeune séducteurméprisant et épris de succès du début devient à lafin l'amoureux transi que même sa fortune ne par-vient pas à réconforter de ses déboires sentimen-taux.

UNE MACHINE À HISTOIRES

Autre facteur d'attirance pour le romancier natu-raliste, le grand magasin ne se contente pas demettre en circulation des marchandises, il produitaussi, perpétuellement, des intrigues. Les clientesconstituent la première source d'inspiration narra-tive, comme, par exemple, cette « adorable blonde,qui venait souvent au rayon et que les vendeursappelaient "la jolie dame", ne sachant rien d'elle,pas même son nom » :

-Ça doit être la femme d'un boursier ou d'unmédecin, enfin je ne sais pas, quelque chose dans cegenre.

- Laissez donc ! c'est une cocotte... Avec leurs airs defemmes distinguées, est-ce qu'on peut dire aujourd'hui î(p. 154).

Tout un roman est ici ébauché, celui de lacocotte, type de prédilection de la littérature natu-raliste (voir Nanà).

Cette fois, elle avait avec elle un petit garçon de quatreou cinq ans. On en causa.

- Elle est donc mariée ?[...]-Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle doit avoir pleuré.

Oh ! une tristesse, et des yeux rouges ! [...]- Si elle est mariée, son mari lui a peut-être allongé

des gifles (p. 219).

A u B o n h e u r d e s D a m e s3 8

L’inspiration à caractère mélodramatique est elleaussi une constante des romans naturalistes (on peutpenser, cette fois, à L’Assommoir). Et l’on remar-quera que Zola ne tranche pas (le lecteur ne saurajamais qui est en réalité la « jolie dame »), mais pré-fère laisser libre cours à ce flux ininterrompu d’his-toires qu’un romancier, surtout s’il est amateur de« petits faits vrais », ne saurait négliger :

Aucun, du reste, ne tâchait de savoir, bien que tous, àchacune de ses apparitions, se permissent des hypo-thèses, simplement pour causer. Elle maigrissait, elleengraissait, elle avait bien dormi ou elle devait s’êtrecouchée tard, la veille, et chaque petit fait de sa vieinconnue, événements du dehors, drames de l’intérieur,avait de la sorte, un contrecoup, longuement com-menté (p. 483).

La seconde source d’inspiration du magasin,c’est l’histoire d’amour entre Denise et Mouret. Leterrain est particulièrement propice à des extrapo-lations variées : « – Vous savez qu’elle a fait lavie chez ce vieux toqué de Bourras » (p. 350),« Albert, réveillé, jura avoir vu la seconde desconfections entre deux militaires au Gros-Caillou »(p. 350), « Pourtant des histoires circulaient… »(p. 397), etc. Comment un romancier ne se régale-rait-il pas de ces microrécits qui viennent, commedans une fugue, accompagner le thème principalen contrepoint ?

SECRETS ZOLIENS

Enfin, il est des affinités entre le grand magasinmoderne et le romancier naturaliste qui relèvent,non plus, cette fois, du goût esthétique ou du credothéorique, mais d’un domaine beaucoup plusfuyant : le fantasme, ou encore la pulsion. Domainequ’il serait erroné de négliger, sous prétexte qu’ilcontredit le vocabulaire positiviste utilisé par Zoladans ses textes théoriques (« observation »,

P r é s e n t a t i o n 39

« vérité », « logique », « mœurs », etc.). Comme lerappelle Henri Mitterand,

… si Zola offre un témoignage d’une richesse, d’unediversité, d’une profondeur incomparables sur lesconduites de ses contemporains, faisant des Rougon-Macquart la comédie humaine de son temps, on ne doitpas réduire son œuvre à cette fonction historique et socio-logique, même en montrant comment la permanence et lafécondité des structures mythiques y transcendent leregard du sociologue et du moraliste. Il y a d’autresveines, d’autres filons dans le texte de ses romans 1.

LE ROMAN DU DÉSIR

Le désir, en particulier le désir féminin, exerceune véritable fascination sur le romancier. C’estd’ailleurs l’exploitation de ce thème, condamné auXIXe siècle au nom de la morale littéraire, quiexplique le succès de scandale que les romans deZola obtinrent longtemps. Or, s’il entrait bien là,indéniablement, une part de tactique commercialechez l’écrivain désireux de se faire un nom, c’estsurtout en vertu d’une certaine vision de l’homme– purement physiologiste – que le sexe, et plusgénéralement le corps, firent une entrée en forcedans les Rougon-Macquart.

Sur ce terrain, le grand commerce fournit à Zolaun sujet d’étude rarement exploité jusque-là : lerapport de la femme au grand magasin et à l’articleà acheter. Le désir prend ici des proportions denévrose particulièrement intéressantes, dont lesdifférents stades sont répertoriés par le romancier.Il s’agit d’abord de tentation. Pendant tout le pre-mier chapitre, c’est le sentiment sous l’empriseduquel se trouve Denise : « Mais Denise demeuraitabsorbée, devant l’étalage de la porte centrale […],la tentation de la porte » (p. 51), « Denise, depuisle matin, subissait la tentation » (p. 65). Tout est

1. « Naturalisme et “Modern Style” », L’Illusion réaliste, PUF, 1994,p. 119.

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fait pour que les femmes y succombent, c’est larègle numéro un du grand commerce moderne telque Mouret l’explique au banquier Hartmann :

C’était la femme que les magasins se disputaient parla concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuelpiège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devantleur étalage. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveauxdésirs, ils étaient une tentation immense, où elle succom-bait fatalement (p. 131).

Tentation qui passe par la séduction. Denise n’yrésiste pas longtemps (« Denise, cédant à la séduc-tion, était venue jusqu’à la porte », p. 78), toutcomme les autres clientes. Car tous les pointsfaibles sont exploités. C’est ainsi que la raison-nable Mme Bourdelais, pourtant économe et sou-cieuse de faire uniquement de bonnes affaires, finitpar tomber dans le piège tendu aux mères defamille : « Je suis furieuse […]. Ils vous prennentpar ces petits êtres maintenant » (p. 327). On le voit,tous les moyens sont bons, même les plusdéloyaux : « Foi d’honnête homme ! je rougiraisd’employer de tels moyens », s’exclame Baudu(p. 75). Mais c’est une véritable guerre que le Bon-heur, sous des dehors aimables, déclare à la femmeà exploiter : les multiples occurrences de la méta-phore guerrière suffiraient à le prouver 1. Tous lescoups son permis. Le décor oriental, par exemple,choisi pour la grande mise en vente des nouveautésd’hiver, ne répond pas à un simple soucid’exotisme : il s’agit aussi de transformer les lieuxen harem (p. 144), et d’exciter le trouble dechacune.

Et c’est bien en un lieu de plaisir que se trans-forme le magasin, une fois dissoutes toutes les dis-

1. « Jamais [Mouret] n’avait eu une conscience si nette de la batailleengagée » (p. 89), « l’air d’un capitaine satisfait de ses troupes » (p. 92),« on sentait le magasin… sous les armes » (p. 141), « Toute une bataille

du négoce montait, les vendeurs tenaient à leur mercice peuple de femmes » (p. 165), etc.

Présentation 4l

tinctions sociales : « C'était un pêle-mêle de damesvêtues de soie, de petites-bourgeoises à robespauvres, de filles en cheveux, toutes soulevées,enfiévrées de la même passion » (p. 304). Lesépaules et les ventres se touchent, contact sensuelque viendra combler le toucher des étoffes. Lesbonimenteurs, de leur côté, exercent sur certainesune attirance extrêmement trouble, le plaisir de « selaisser violenter, de baigner dans la caresse del'offre publique » (p. 307). Quant au résultatrecherché, il ne fait l'objet d'aucune équivoque :

On eût dit que toutes les séductions des magasinsaboutissaient à cette tentation suprême, que c'était làl'alcôve reculée de la chute, le coin de perdition où lesplus fortes succombaient (p. 328).

Pour mener à bien son étude, Zola, comme sou-vent, se livre à une véritable typologie des compor-tements, à travers un petit nombre de clientes soi-gneusement choisies, de la plus raisonnable(Mme Bourdelais) à la plus « détraquéel »(Mme Marty ou Mme de Boves). Le constat est lesuivant : plus la sexualité de ces femmes estréduite, plus l'attirance exercée par le magasin esttrouble. Mme Guibal utilise le Bonheur comme unlieu de rendez-vous galant ; aussi se contente-t-ellede donner « à ses yeux la joie des richessesentassées » (p. 164). Le mari de Mme Martys'exténue à courir le cachet pour subvenir auxbesoins de sa femme : plus il s'épuise, plus elledésire acheter. Mme de Boves est une femmetrompée ; son péché à elle, ce sont les dentelles :« elle plongeait les mains dans ce flot montant [...],les doigts tremblants de désir, le visage peu à peuchauffé d'une joie sensuelle » (p. 167), et au fla-grant délit d'adultère, topos littéraire au xixesiècle,se substitue tout naturellement le flagrant délit devol.

1. Le terme est de Zola (voir p. 132).

42 Au Bonheur des Dames

U FEMME SELON ZOLA

Au milieu de ce peuple de femmes affolées dedésir, une figure se détache avec force : Denise.Loin de toutes les perversités, la jeune femme seprésente comme un type idéal auquel les profes-sions de foi naturalistes ne préparaient pas forcé-ment le lecteur. Et de même que le romancier prendplaisir à parer son héros de toutes les qualités, ildote Denise de toutes les vertus.

La jeune femme est, comme souvent chez leshéroïnes zoliennes, dotée d'un physique contra-dictoire l : petite, chétive, elle possède une magni-fique chevelure indomptable. Beaucoup moinsbelle que ses frères, elle se métamorphose lors-qu'elle sourit. Douce et raisonnable, elle fait néan-moins preuve d'un surprenant entêtement qui luifait vaincre tous les obstacles - l'animosité desautres vendeuses, le mépris des clientes, la haine deMme Desforges. Animée d'un solide amour de lavie, elle obéit à son instinct du bonheur, beaucoupplus qu'à des règles morales édictées par autrui :« Jamais elle n'avait obéi à des idées, sa raisondroite et sa nature saine la maintenaient simple-ment dans l'honnêteté où elle vivait» (p. 189).C'est à cet instinct qu'elle doit de ne pas suc-comber à Mouret, alors même que son corpss'éveille à la féminité et à la sensualité. C'est, enoutre, à son amour de la vie qu'elle doit une intel-ligence aiguë des mécanismes du grand commercedont elle admire la force invincible. Enfin Denisepossède cette qualité essentielle aux yeux de Zola,la « pitié active » qui la pousse à se soucier de tousles malheureux qui l'entourent : les vendeurs dumagasin, qui lui doivent toutes les améliorationspeu à peu mises en place par Mouret, sa cousine

1. Dans L'Œuvre par exemple, Christine est dotée d'un corps d'enfant,mais d'une gorge épanouie ; et si le haut de son visage est « d'une grande

bonté, d'une grande douceur », la mâchoire avancée,les lèvres trop fortes et les dents « solides et blanches »

révèlent un tempérament passionné.

Présentation 43

Geneviève qui se meurt d'amour pour Colomban,ou encore Robineau, que la douleur d'avoir ruiné safemme précipite sous un omnibus.

Aucune de ces qualités ne surprend l'habituédes Rougon-Macquart. Elles réapparaissent cheztoutes les héroïnes auxquelles va la sympathie duromancier (Mme Caroline dans L'Argent, Paulinedans La Joie de vivre, ou encore Clotilde lafemme-enfant du Docteur Pascal) et laissent sup-poser l'existence d'une figure fantasmatiquepropre à l'imaginaire zolien. D'où la satisfactionde voir la jeune fille du début, innocente victimede la méchanceté des autres, se métamorphoser, àla fin, en reine incontestée du Bonheur desDames. On pourra critiquer la vraisemblance d'untel dénouement. Toutefois la réalité en fournissaitdes exemples au romancier \s que la person-nalité même de Denise justifiait le choix deMouret. On ne négligera pas non plus le désir des'inscrire en faux contre l'image traditionnelled'un naturalisme voué à la misère et au malheur.Mais surtout ce dénouement s'imposait au roman-cier soucieux de montrer la revanche de la femmesur l'homme, Denise venant venger toutes cellesqu'Octave avaient exploitées :

Louise est la revanche de l'amour toujours vivant.Tout est broyé, tout est aplani et unifié, mais Louisedomine. C'est la philosophie de mon livre. Très beaudénouement2.

LYRISME ZOLIEN

II est enfin une tentation enfouie au plus profondde l'écriture zolienne et dont la résurgence est toutà fait significative dans Au Bonheur des Dames : lelyrisme.

1. Voir note 1, p. 471.2. Dossier préparatoire, Ms 10 277, f°244 (Louise est le premier prénomauquel Zola avait pensé pour Denise).

A u B o n h e u r d e s D a m e s4 4

La théorie naturaliste est pourtant très stricte surle sujet : le romancier n’est que le greffier des faitsqu’il relate, et ses romans doivent se présentercomme de simples procès-verbaux. Le souci dubeau doit céder la place au souci de la vérité. Maisune fois encore la pratique zolienne dévoile, àcontre-jour, une tout autre personnalité, une sensi-bilité bien différente et dont la différence fait juste-ment l’intérêt. De même que Mouret vienttransformer l’étalage par trop classique élaboré parHutin (chap. II), de même qu’il bouleverse la dispo-sition trop rationnelle des rayons (chap. IX), demême l’écrivain malmène les édits du théoricien,pour la plus grande joie du lecteur. Au Bonheur desDames, loin d’être l’objectif compte-rendu d’ungrand succès commercial, regorge d’images et demétaphores dont la littérarité est indiscutable.

Sans doute le thème du magasin a-t-il, encore unefois, exacerbé ce penchant zolien. La littérature necesse, en effet, d’être invoquée dès qu’il s’agit dedécrire l’endroit ou son patron. L’ascension deMouret est comparée à « un conte de fées » (p. 71) etc’est en « poète » que le jeune homme se lance dansla spéculation (p. 85). Le baron Hartmann,d’ailleurs, le lui répète : « Mais vous êtes un poètedans votre genre » (p. 380). Quant au magasin, son« engraissement » l’assimile à « l’ogre des contes »(p. 460) : c’est un « monstre 1 » qui, après avoirdévoré les petits commerçants, a avalé Paris. Leroman, enfin, est ainsi envisagé dans le Dossier pré-paratoire : il s’agit d’écrire le « poème entier des vête-ments de la femme ». La veine lyrique ne saurait êtremieux désignée.

Les images surtout, très nombreuses dans lerécit, révèlent avec une grande justesse la sensibilitéde l’auteur. On n’en relèvera qu’une, celle du fleuve,utilisée pour décrire la glissoire par laquelle lesmarchandises sont introduites dans les sous-solsdu magasin :

1. Voir les trois occurrences du terme dans le premier chapitre.

Présentation 45

C'était un engouffrement continu, une chute d'étoffes,qui tombait avec un ronflement de rivière. Aux époquesde grandes ventes surtout, la glissoire lâchait dans lesous-sol un flot intarissable [...] ; les paquets en coulantfaisaient, au fond du trou, le bruit sourd d'une pierrejetée dans une eau profonde (p. 88) ;

le désordre du magasin à la fin d'une grandejournée de vente :

Liénard sommeillait au-dessus d'une mer de pièces,où des piles restées debout, à moitié détruites, semblaientdes maisons dont un fleuve débordé charrie les ruines(p. 174) ;

les clientes :

Ces dames, saisies par le courant, ne pouvaient plusreculer. Comme les fleuves tirent à eux les eaux errantesd'une vallée, il semblait que le flot des clientes, coulantà plein vestibule, buvait les passants de la rue, aspirait lapopulation des quatre coins de Paris (p. 304) ;

ou encore l'inventaire :

Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tom-baient régulièrement, la mare d'étoffes montait toujours,comme si les eaux d'un fleuve s'y fussent déversées(p. 350).

Force de suggestion, ampleur, poésie, toutes lescaractéristiques de la rhétorique zolienne transpa-raissent ici et manifestent la maîtrise avec laquelleZola sait animer son récit d'un souffle incompa-rable. Bien malgré lui, répète-t-il : toute sa vie ilrécriminera contre la « sauce romantique » danslaquelle, étant jeune, il avait trop « barboté » etdont il ne pouvait parvenir à s'extraire :

Pour ma part je suis poète. Tous mes livres en portentla trace. [...] J'ai grandi dans le romantisme ; jamais le

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lyrique n' a voulu mourir en moi. Il faudra demander auvingtième siècle les rigoureuses analyses scientifiques '.

Toutefois, à lire «le poème de l'activitémoderne » qu'est Au Bonheur des Dames, le lec-teur ne pourra que s'en réjouir : non seulement leromancier n'a pu refouler son penchant au lyrisme,mais encore il a laissé transparaître tous les signesd'un grand plaisir.

À chacun de le partager.

Marie-Ange VOISIN-FOUGÈRE.

1. Lettre à Louis Desprez, 6 novembre 1882.

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