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L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs ( e - e siècle) Patrick H Université de Paris IV – Sorbonne GDR 2378 – SIREM (CNRS) 1. Les lignes qui suivent abordent une thématique vaste et complexe, à travers une grande variété de sources et dans un cadre géographique morcelé d’un point de vue politique. Elles ne sont pas forcément raison- nables. On comprendra cependant vite qu’elles ne prétendent en aucun cas au statut de synthèse. Il s’agit de proposer ici une série de remarques organisées autour de quelques thèmes dominants. L’objectif a été de poser un cadre invitant à la critique et à la discussion. Celle-ci fera immanquablement apparaître, dans bien des cas, le caractère précaire et artificiel, voire parfois simplement erroné, dudit cadre. 2. On a donc cherché à reconstruire le point de vue des clercs hispa- niques. Comment, en jouant consciemment sur l’espace et le temps, ceux-ci ont-ils forgé durant plusieurs siècles des légitimités chrétiennes ? Quel rôle celles-ci ont-elles joué dans un processus de construction(s) identitaire(s) ? Cette perspective contribue à expliquer le caractère frag- mentaire de ces remarques, au-delà même de leur imperfection. On trou- vera ainsi peu de choses sur le politique proprement dit, si ce n’est en relation avec les constructions cléricales auxquelles il est indissolublement lié, il est vrai, à l’époque qui nous occupe. De là aussi l’absence de réflexion véritable sur les expériences de l’espace et du temps, surtout lors- qu’elles ne sont pas cléricales 1 . Il importait de se situer dans la perspective 1. Voir sur ce point Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE, La religiosidad medieval en España. I. Alta Edad Media (s. VII-X), Oviedo : Universidad de Oviedo, 2000, p. 361-400. , , , p.

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L’espace et le temps hispaniquesvus et construits par les clercs

(e-e siècle)

Patrick H

Université de Paris IV – SorbonneGDR 2378 – SIREM (CNRS)

1. Les lignes qui suivent abordent une thématique vaste et complexe, àtravers une grande variété de sources et dans un cadre géographiquemorcelé d’un point de vue politique. Elles ne sont pas forcément raison-nables. On comprendra cependant vite qu’elles ne prétendent en aucuncas au statut de synthèse. Il s’agit de proposer ici une série de remarquesorganisées autour de quelques thèmes dominants. L’objectif a été deposer un cadre invitant à la critique et à la discussion. Celle-ci feraimmanquablement apparaître, dans bien des cas, le caractère précaire etartificiel, voire parfois simplement erroné, dudit cadre.

2. On a donc cherché à reconstruire le point de vue des clercs hispa-niques. Comment, en jouant consciemment sur l’espace et le temps,ceux-ci ont-ils forgé durant plusieurs siècles des légitimités chrétiennes ?Quel rôle celles-ci ont-elles joué dans un processus de construction(s)identitaire(s) ? Cette perspective contribue à expliquer le caractère frag-mentaire de ces remarques, au-delà même de leur imperfection. On trou-vera ainsi peu de choses sur le politique proprement dit, si ce n’est enrelation avec les constructions cléricales auxquelles il est indissolublementlié, il est vrai, à l’époque qui nous occupe. De là aussi l’absence deréflexion véritable sur les expériences de l’espace et du temps, surtout lors-qu’elles ne sont pas cléricales1. Il importait de se situer dans la perspective

1. Voir sur ce point Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE, La religiosidad medieval en España.I. Alta Edad Media (s. VII-X), Oviedo : Universidad de Oviedo, 2000, p. 361-400.

, , , p.

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d’une histoire des idéologies et de leurs relations avec la société qui lesproduit.

3. Du point de vue des constructions idéologiques « temporelles »,nous nous sommes demandés si le temps des clercs était «ouvert » ou« fermé», et aussi comment il s’articulait sur la rupture par excellence,celle de 711. Nous avons également tenté de mettre en valeur quelquesunes des « constructions mémoriales » (voire « lieux de mémoire») lesplus importantes de l’histoire de la péninsule, repérables de préférencesur la totalité de son territoire. Du point de vue des constructions idéolo-giques « spatiales », nous avons situé au cœur de notre réflexion l’inces-sante et complexe dialectique entre lieux et espace(s). Quels rapportsl’espace et le locus ont-ils entretenu? Ont-ils toujours été pensés de façonautonome et pour eux-mêmes?

De façon plus générale, quel fut le dosage temps/espace dans lesconstructions cléricales ibériques ? Les proportions et les ingrédients ont-ils toujours été les mêmes, ou bien n’ont-ils pas significativement changéen fonction des époques et des contextes ? Le plan adopté donne déjà unélément de réponse à cette question, dans la mesure où il fait apparaîtreque les constructions spatiales se sont développées d’autant plus volon-tiers que l’Hispania chrétienne, consciente de son identité mais aussi deses liens avec une Chrétienté en formation, se dilatait.

Reste la question de la spécificité des constructions idéologiques his-paniques, véritable serpent de mer de la recherche historique. Cette pro-blématique est périlleuse, dans la mesure où elle est à la fois passionnelleet souvent mal posée. On peut toujours choisir, selon les présupposés etles intérêts, de marquer davantage ce qui va dans le sens du spécifique –dont il serait certes absurde de soutenir qu’il n’existe pas – ou ce qui vadans le sens du commun – dont il serait dangereux de ne pas reconnaîtrequ’il est souvent premier. Poser correctement la question ne peutd’ailleurs se faire sans adopter, au moins à l’arrière-plan, un point de vuecomparatiste.

4. Le plan adopté est à la fois thématique et chronologique. La pre-mière partie privilégie les constructions temporelles des e-e siècles, ententant de suggérer que celles-ci ne peuvent être comprises sans réfé-rence au sentiment, exprimé par diverses sources, que l’espace chrétienest alors, simultanément, incompressible et dominé. La deuxième partietraite davantage des constructions «mémoriales », envisagées ici, de pré-férence, à travers des processus d’écriture. Elle tente de mettre en valeurla place particulièrement importante de ces constructions dans l’histoirede la péninsule jusqu’au e siècle au moins. La dernière partie étudieles différentes stratégies et pratiques de « spatialisation chrétienne»,c’est-à-dire la façon dont les idéologies cléricales investissent les lieux et

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l’espace de sens et de significations symboliques. Elle insiste sur le rôledes villes et des loci sacrés, tout en suggérant que la fin de la période voitl’apparition d’une conception nouvelle de l’espace ecclésiastique.

T - ’

L’espace nié, le temps répété : les martyrs de Cordoue

Il est difficile de trouver un discours historiographique structuré, dans l’Espagne chrétienne, avant la fin du e siècle et le règne d’Al-phonse III2. De façon peut-être paradoxale, la seule entreprise narrativeimportante antérieure au cycle des chroniques «alphonsines» émaned’un milieu chrétien minoritaire, vivant à Cordoue au milieu due siècle, sous domination musulmane, et que l’on a pris l’habitude dedésigner comme «martyrs de Cordoue»3. Le prêtre Euloge et, dans unemoindre mesure, son ami Alvar, nous ont laissé un corpus hagiogra-phique exceptionnel aussi bien en termes de qualité littéraire que d’unsimple point de vue quantitatif 4. Une lecture de ces riches textes sousl’angle des représentations du temps et de l’espace chrétien peut doncfournir un bon point de départ pour notre questionnaire5.

2. En tout cas dans les sources conservées. Claudio Sánchez Albornoz avait cependant sup-posé l’existence d’une chronique remontant au règne d’Alphonse II (783/791-842) : ClaudioSÁNCHEZ ALBORNOZ, «Una crónica asturiana perdida de tiempos de Alfonso II », in :Orígenes de la nación española, Oviedo : Instituto de estudios asturianos, 1974, vol. II, p. 721-756.Certains historiens mettent en avant l’existence possible d’un « récit primitif de Covadonga»,qui pourrait remonter au e siècle : voir récemment Alexander Pierre BRONISCH, Recon-quista und Heiliger Krieg. Die Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Westgoten bis in frühe 12.Jahrhundert, Münster : Aschendorff, 1998 (Spanische Forschungen der Görresgesellschaft,zweite Reihe 35). Sur les problèmes qu’entraîne cette hypothèse, Patrick HENRIET, «L’idéo-logie de guerre sainte dans le haut Moyen Âge hispanique», Francia, 29/1, 2002, p. 171-220,ici p. 203-208.3. Edward P. COLBERT, The martyrs of Córdoba (850-859) : a study of the sources, WashingtonD.C. : Catholic university of America press, 1962 ; Franz Richard FRANKE, «Die freiwilli-gen Märtyrer von Cordova und das Verhältnis der Mozaraber zum Islam (nach den Schriftendes Speraindeo, Eulogius und Alvar) », Gesammelte Aufsätze zur Kulturgeschichte Spaniens, 13, 1958,p. 1-170 ; Dominique MILLET-GÉRARD, Chrétiens mozarabes et culture islamique dans l’Espagnedes VIIIe-IXe siècles, Paris : Études augustiniennes, 1984 ; Kenneth Baxter WOLF, Christian martyrsin muslim Spain, Cambridge : Cambridge university press, 1988 ; Jessica A. COOPE, The martyrsof Córdoba. Community and family conflict in an age of mass conversion, Lincoln/Londres : Nebraskauniversity press, 1995.4. Juan GIL, Corpus scriptorum Muzarabicorum, 2 vol., Madrid : Instituto Antonio de Nebrija,1973 (Consejo superior de investigaciones científicas. Manuales y anejos de Emerita, XXVIII),vol. I, p. 330-343 (Alvar, Vita Eulogii), et vol. II, p. 363-495 (œuvres hagiographiques d’Euloge).5. Je reprends ici quelques observations formulées dans Patrick HENRIET, «Clercs et laïques chez Euloge de Cordoue : une vision de la communauté des chrétiens», in : MichelLAUWERS (éd.), Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-XIIe siècle), Nice : APDCA (Collection d’Études Médiévales de Nice, 4), 2002, p. 93-141.

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En règle générale, l’hagiographie latine chrétienne peut être considé-rée comme un bon observatoire pour une étude des stratégies de spatia-lisation chrétienne. Les saints agissent en des lieux qu’ils marquent par-fois de leur présence in vivo, puis, dans tous les cas, de leurs corps saints.Leurs reliques permettent après la mort de sacraliser des lieux autourdesquels s’organisent des centres religieux, monastiques ou épiscopaux,qui tirent parti de leur possession pour augmenter leur capital symbo-lique et leur puissance économique, politique, sociale, idéologique6.Dans le cas des martyrs de Cordoue, ce schéma se trouve faussé dès ledépart. La raison majeure en est le type de mort choisi par ces quelquesdizaines de chrétiens, intransigeants avec le pouvoir musulman et sesalliés chrétiens. La mort martyriale pour blasphème amène en effet lesautorités islamiques à étouffer dans l’œuf toute tentative d’organisationd’un culte public digne de ce nom. Les cadavres des suppliciés sontd’abord exposés plusieurs jours, de façon à bien montrer leur décompo-sition, puis ils sont jetés dans le Guadalquivir. Lorsque les membres de lacommunauté chrétienne retrouvent plus ou moins miraculeusement toutou partie des cadavres, ils peuvent certes les faire inhumer dans l’un deleurs monastères, mais les saints ossements ne peuvent en aucun casdevenir des lieux de pèlerinage réputés7. Dès l’époque des martyrs, puis,encore, à la fin du e siècle et au e siècle, quelques-uns des corps lesplus prestigieux sont d’ailleurs transférés dans les régions chrétiennes :dans la lointaine Francia (Saint-Germain-des-Prés), à Oviedo ou encore àLeyre, en Navarre8. Cette situation particulière se trouve reflétée dans lesdiverses œuvres hagiographiques d’Euloge, qui ne mettent guère envaleur, et pour cause, le phénomène de la spatialisation chrétienne. Laquasi absence de miracles des martyrs de Cordoue est assurément liée àce phénomène, original s’il est rapporté au genre littéraire hagiogra-

6. Pour s’orienter dans l’immense bibliographie relative au rôle des reliques dans le mondechrétien médiéval, voir Arnold ANGENENDT, Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultesvom frühen Christentum bis zur Gegenwart, Munich : Beck, 1994. Collection récente d’études, dansune perspective moins théologique et davantage «en situation» : Edina BOZÓKY et Anne-Marie HELVÉTIUS (dir.), Les reliques. Objets, cultes, symboles. Actes du colloque international de l’Uni-versité du Littoral -Côte d’Opale (Boulogne-sur-Mer), 4-6 septembre 1997, Turnhout : Brepols, 1999(Hagiologia 1).7. Liste des martyrs avec traitement du corps et lieu d’inhumation dans Patrick HENRIET,«Clercs et laïques…», art. cit.8. Saint-Germain (Georges, Aurèle et Nathalie) : PL 115, col. 939-966. Voir John TOLAN,«Reliques et païens : la naturalisation des martyrs à Saint-Germain (e siècle) », in : PhilippeSÉNAC (dir.), Aquitaine-Espagne (VIIIe-XIIIe siècle), Poitiers : Université de Poitiers/CESCM,2001, p. 39-55 (donne toute la bibliographie antérieure). Oviedo (Euloge) : Armando COTA-RELO Y VALLEDOR, Alfonso III el Magno, Madrid : V. Suárez, 1933, p. 289-291 (pas detextes contemporains). Leyre (Nunilon et Alodia) : Juan GIL FERNÁNDEZ, «En torno a lassantas Nunilon y Alodia», Revista de la Universidad de Madrid, 19, 1974, t. IV, p. 103-140 (avecédition du récit de la translation). Sur ce dernier texte, voir aussi note 165.

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phique9. C’est en réalité sur un autre axe, celui du temps, qu’Eulogeconstruit toute la légitimité des martyrs de Cordoue et donne un sens àleur entreprise.

En effet, si les martyrs peinent aussi bien après leur mort que de leurvivant à organiser ou à sacraliser un espace qui reste dominé par l’islam,ils prennent une sorte de revanche sur l’axe temporel, Euloge jouant àplaisir de celui-ci afin d’assurer la parfaite légitimité des martyrs cor-douans. Ses opposants chrétiens soutenaient que la rébellion contre unpouvoir reconnaissant l’existence d’un dieu unique et laissant les chré-tiens exercer à peu près librement leur religion était dénuée de toute légi-timité10. Euloge va donc montrer que le supplice de ses contemporains,puis, bientôt, le sien, sont comparables en tout point à celui des martyrsantiques11. Les persécutions de Dioclétien ou d’Abd al-Rahman II sontidentiques et les saints martyrs des années 850 se comportent exacte-ment de la même façon que ceux des années 320. Euloge, mais aussiAlvar, rappellent volontiers que les saints de leur temps lisent les passionsdes martyrs antiques, alors disponibles dans les recueils appelés par leshistoriens Passionnaires hispaniques12. Certains d’entre eux voient même telou tel de leurs illustres prédécesseurs leur apparaître en rêve pour lesexhorter à suivre leur exemple13. Le style et le lexique mêmes d’Eulogesont souvent directement tributaires du Passionnaire, voire de Prudence, lechantre des martyrs hispaniques de l’Antiquité14.

Il est ainsi possible d’affirmer que dans le plus important corpus

9. Textes d’Euloge relativisant l’importance du culte des reliques : Memoriale sanctorum, I, 26,GIL (éd.), vol. II, p. 389, et aussi Liber apologeticus martyrum, ibid., p. 492.10. « Nam isti tirones et nostrorum temporum confessores [les chrétiens opposés au mouve-ment martyrial] ab ictu mucronis celerem tantummodo excipientes interitum, nullam furen-tium acerbitatem perpessi tortorum, non sub diutinum desudarunt stimulum, praesertim cumab hominibus Deum colentibus et caelestia iura fatentibus compendiosa morte peremptisunt», Liber apologeticus martyrum, GIL (éd.), vol. II, p. 477-478.11. Voir Jacques FONTAINE, «La literatura mozarabe “extremadura” de la latinidad cris-tiana antigua», in : Arte y cultura mozarabe (I Congreso internacional de estudios mozarabes, Tolède,1975), Tolède : Instituto de estudios visigótico-mozárabes de San Eugenio, 1979, p. 101-137,et plus généralement Kenneth Baxter WOLF, Christian Martyrs, op. cit., p. 86-95. Du second desmartyrs, Isaac, Alvar dit que Dieu l’a poussé afin qu’il manifestât que « in novissimus tempori-bus victores haberet qui bella domini et instinctu quo prisci intentaverant preliarent», Indiculusluminosus, 12, GIL (éd.), vol. II, p. 285).12. ALVAR: Indiculus luminosus, 3, GIL (éd.), vol. I, p. 274-275. Voir Jacques FONTAINE,«La literatura mozárabe…», art. cit. En citant la Passion d’Emeterius et Celodonius, vraisembla-blement écrite à la fin du e siècle, Euloge croit sans doute utiliser un texte antique. Éditiondu Passionnaire hispanique : Ángel FÁBREGA GRAU, Pasionario hispánico, 2 tomes,Madrid/Barcelone : Instituto Enrique Flórez, 1963-1965.13. EULOGE, Memoriale sanctorum, III, 8, GIL (éd.), vol. II, p. 445-446. Voir aussi ibid., II, 5,GIL (éd.), p. 404 (apparition de martyrs cordouans «modernes»), ou III, 11, 3, GIL (éd.),vol. II, p. 453 (imitation de la martyre Eulalie de Barcelone, sans apparition).14. Voir Jacques FONTAINE, «La literatura mozárabe…», art. cit., p. 110.

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narratif du e siècle, voire de tout le haut Moyen Âge hispanique, leslégitimités chrétiennes se fondent sur une temporalisation plus que surune spatialisation. Il est impossible de ne pas voir dans ce fait le refletd’une situation d’assujettissement du christianisme à l’islam. Dominé,l’espace ne semble pas en passe d’être récupéré, à court ou moyen terme,par les chrétiens. Le temps joue donc un rôle de refuge et se prête à unelecture qui fonde, sur un plan symbolique, la victoire des chrétiens – soitleur mort pour le Christ. Cette temporalisation, résolument tournée versle passé, permet de déchiffrer le présent, voire, mais de façon secondaire,le futur15. Le contexte était évidemment très différent en territoire chrétien, mais il n’est pas certain que les relations espace/temps aienttoujours été pensées en termes opposés.

Le temps immobile en territoire chrétien

Les sources à notre disposition pour repérer les constructions spatio-temporelles du haut Moyen Âge hispanique sont relativement nom-breuses : chroniques, vies de saints (rares), œuvres exégétiques et théolo-giques – essentiellement Beatus –, enluminures, etc. On prendra juste-ment pour point de départ une image, qui nous a été conservée dans l’undes plus célèbres manuscrits de cette époque, le codex dit Aemilianensis,composé à San Millan de la Cogolla en 993 ou 99416. Cette image, étu-diée voici une quarantaine d’années par Otto Werckmeister, joue peut-être mieux que toute autre sur le double registre de l’espace et dutemps17. Elle illustre une liste des diocèses de l’Hispania et de la Narbon-naise par la représentation symbolique de douze évêques, disposés dansun cercle idéal clairement inspiré des roses des vents présentes dans certains manuscrits du haut Moyen Âge18. Les évêques hispaniques

15. Sur le discours eschatologique des martyrs de Cordoue, voir Kenneth Baxter WOLF,Christian Martyrs, op. cit., p. 93-94 ; Luis A. GARCÍA MORENO, «Monjes y profecías cristia-nas próximo-orientales en el al-Andalus», Hispania Sacra, 51, 1999, p. 91-100 ; John TOLAN,«Réactions chrétiennes aux conquêtes musulmanes. Étude comparée des auteurs chrétiens deSyrie et d’Espagne», Cahiers de civilisation médiévale, 44, 2001, p. 349-367, ici p. 357-358.16. Escorial, d.I.1. Description par Guillermo ANTOLÍN, «El códice Emilianense del Esco-rial », La Ciudad de Dios, 72, 1907, p. 184-195, 366-378, 542-551, 628-641 ; 76, 1908, p. 310-323, 457-470 ; 77, 1909, p. 48-56 et 131-136 ; id., Catálogo de los códices latinos del Escorial,Madrid : Imprenta Helénica, 1910, vol. I, p. 320-368. Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, Libros ylibrerías en la Rioja medieval, Logroño : Instituto de estudios riojanos, 1991, p. 155-162, et Sole-dad de SILVA Y VERÁSTEGUI, Iconografía del siglo X en el reino de Pamplona-Nájera, Pamplona :Diputación foral de Navarra, 1984, p. 46-52 et 68-72 (pour l’iconographie).17. Otto-Karl WERCKMEISTER, «Das Bild zur Liste der Bistümer Spaniens im CodexÆmilianensis», Madrider Mitteilungen, 9, 1968, p. 399-423.18. Voir Jacques FONTAINE, Isidore de Séville. Traité de la nature, Bordeaux : Féret (Bibliohèquede l’École des hautes études hispaniques, XXVIII), 1960, p. 15-18, et du même, Isidore deSéville. Genèse et originalité de la culture hispanique au temps des wisigoths, Turnhout : Brepols, 2000,

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occupent donc un espace qui, d’une certaine façon, est celui du cosmos.Mais en 993/994, sur les dizaines de diocèses mentionnés dans la liste,seuls quelques-uns étaient encore aux mains des chrétiens. En permet-tant aux évêques de l’antique Hispania d’occuper symboliquement latotalité de l’espace terrestre, cette enluminure, qui ne semble pas repro-duire un modèle antérieur, nie donc le passage du temps, la conquêted’une grande partie de la péninsule par les musulmans et la rétractionconsécutive de l’espace chrétien. L’intérêt apparent pour la carte ecclé-siastique, concrétisé ici par le souci des listes de diocèses, repose donc, infine, sur une négation de sa réalité actuelle, au nom d’un temps fixe etsoustrait à l’Histoire19.

Cette conception supra-historique du temps se trouve par ailleursexposée avec insistance dans le commentaire de l’Apocalypse de Beatus.Composé en plusieurs étapes à la fin du e siècle, celui-ci a ensuite étérégulièrement recopié jusqu’au e siècle. Or la mise en avant ducontexte historique et des velléités combatives de Beatus de Liebana ontsouvent amené à voir dans le Commentaire et ses illustrations une œuvreremplie d’allusions plus ou moins voilées à la présence de l’islam20. Ilpeut cependant sembler tout aussi légitime d’insister sur leur caractèrerésolument a-historique. On peut certes discuter – mais sans pouvoirs’appuyer sur des sources, ce qui risque de rendre très vite les prises deposition assez oiseuses – de la façon dont le Commentaire était lu ouentendu. Mais en ce qui concerne son contenu, les choses semblentclaires. Beatus reproduit fidèlement ses sources sans les actualiser, sansleur insuffler aucune dose conséquente d’historicisme21. Il reste que Beatus et ses lecteurs ont tout de même fait de l’Apocalypse, qui avait

p. 297-310. Pour les roses des vents des manuscrits Albeldense et Æmilianense, Soledad de SILVAY VERÁSTEGUI, Iconografía del siglo X, op. cit., p. 452-457.19. Voir, dans une optique un peu différente de Werckmeister, qui met l’accent sur la dimen-sion anti-islamique de cette enluminure, Patrick HENRIET, «Du cosmos à la Chrétienté.Images d’évêques dans quelques manuscrits hispaniques des e-e siècles », in : Actes du colloque La imagen del obispo en la Edad Media (Pampelune, 7 et 8 mai 2001), à paraître.20. Mise au point bibliographique de John WILLIAMS, The illustrated Beatus, Londres : Harvey Miller, 1994, vol. I, p. 129-142.21. Il est vrai que dans la «branche II » du Commentaire, diverses illustrations montrent sansdoute une volonté de faire allusion à l’adversaire musulman. Mais de là à parler de pro-gramme anti-islamique, il y a un pas qu’il semble difficile de franchir. Ce discours combatif,qui reste pour le moins feutré, a été mis en valeur par Otto-Karl WERCKMEISTER dansdifférents travaux, en particulier « Islamische Formen in spanischen Miniaturen des 10.Jarhunderts und das Problem der mozarabischen Buchmalerei », in : L’Occidente e l’islam nell’altomedioevo, Spolète : Presso la sede del Centro (Settimane di studio del Centro italiano di studisull’alto medioevo, 12), 1965, p. 933-967. Beaucoup plus favorable à l’a-historicisme, JohnWILLIAMS, The illustrated Beatus, op. cit., vol. I, p. 138 sq. Du point de vue textuel et non ico-nographique, la principale innovation de Beatus est le rôle attribué à saint Jacques dansl’évangélisation de l’Espagne, au prologue du livre II.

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déjà un rôle important dans la liturgie wisigothique, l’un des livresbibliques les plus influents du haut Moyen Âge hispanique. Il a bienexisté, d’une façon ou d’une autre, un discours eschatologique spécifiqueà la péninsule ibérique. Dans quelle mesure celui-ci a-t-il influencé lesreprésentations du temps?

Discours eschatologiques du haut Moyen Âge :fermeture de l’Histoire ou avenir radieux ?

Diverses études ont bien mis en valeur l’existence d’un discours eschato-logique proprement hispanique au cours du haut Moyen Âge22. On peuten retracer brièvement l’histoire. Isidore de Séville rappelle dans les Éty-mologies la division des temps héritée d’Eusèbe de Césarée, soit six âgesde mille ans23. Malgré l’avertissement d’Isidore – Dieu seul sait combiende temps reste avant l’achèvement du sixième âge –, fidèle à la « ferme-ture eschatologique» augustinienne24, il pouvait y avoir là une invitationà calculer la date de la fin du monde. C’est ce que fait dès 742 l’auteurd’un ajout à la Chronique de Jean de Biclar25, c’est ce que semble faireencore, quelques décennies plus tard et tout en se situant dans la tradi-tion augustino-isidorienne, Beatus, dans le prologue de son Commentairede l’Apocalypse26. Encore faudrait-il prouver que dans l’esprit des clercs

22. Juan GIL, « Judíos y cristianos en Hispania (s. y ) (Continuación) », Hispania sacra,31, 1978-1979, p. 9-88 ; Adeline RUCQUOI, «Mesianismo y milenarismo en la Españamedieval », Medievalismo, 6, 1996, p. 9-31 ; id., «El fin del milenarismo en la España de lossiglos y », in : Milenarismos y milenaristas en la Europa medieval, Logroño : Instituto de estudiosriojanos (IX Semana de estudios medievales de Nájera), 1999, p. 280-304. Voir aussi larécente mise au point de Thomas DESWARTE, «La prophétie de 883 dans le royaumed’Oviedo : attente adventiste ou espoir d’une libération politique?», Mélanges de science religieuse,58, 2001, p. 39-56.23. Isidore de Séville, Étymologies, V, 39, José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CAS-QUERO (éd.), Madrid : BAC (Biblioteca de autores cristianos, 433), 1993, vol. I, p. 553-565.24. « Residuum sextae aetatis tempus Deo soli est cognitum», Étymologies, V, 39, éd. cit.,p. 564, ainsi que le colophon de la Chronica, éd. Théodore MOMMSEN, MGH, AA, XI, Ber-lin, 1894, p. 481 («Residuum saeculi tempus humanae investigationis incertum est »…). Sur la« fermeture eschatologique augustinienne», voir Augustin, Ep. 199 (Lettre à Hesychius : De finesaeculi), CSEL, 57, Aloisius GOLDBACHER (éd.), Vienne : F. Tempsky, 1911, p. 243-292, etJean-Paul BOUHOT, «Hesychius de Salone et Augustin : lettres 97-198-199», in : Anne-Marie DE LA BONNARDIÈRE (éd.), Saint Augustin et la Bible, Paris : Beauchesne (Bible detous temps), 1986, p. 229-250, ainsi que David LANDES, «The fear of an apocalyptic year1000 : Augustinian historiography, medieval and modern», Speculum, 75, 2000, p. 97-145.25. MGH, AA, XI, p. 169, mais la phrase finale («post hac quippe supersunt usque ad finemsexte huius etatis vel introitu septime etatis, in qua dominus in maiestate prestolatur adventus,anni…») n’est pas terminée. Voir Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, De Isidoro al siglo XI. Ocho estudiossobre la vida literaria peninsular, Barcelone : El Albir, 1976, p. 133-135, et Juan GIL, «Los terroresdel año 800», in : Actas del Simposio para el estudio de los códices del «Comentario al Apocalipsis » de Beatode Liebana, Madrid : Joyas bibliográficas, 1978, p. 215-247, ici p. 219.26. « Ita, ut supra dictum est, intelligere debet et expectare et timere omnis catholicus, et hosXIIII annos tamquam unam horam putare…», Beatus, In Apocalypsin, IV, 5, J. GONZALEZ

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médiévaux qui maniaient ces computs, l’achèvement théorique dusixième âge marquait nécessairement la fin du monde ou, à tout le moins, ledébut d’une période de troubles marquée par la venue de l’Antéchrist.Dans son De comprobatione sextae aetatis, Julien de Tolède calculait en effet,sans sourciller, qu’il écrivait en l’an 6011 depuis la création du monde(soit après la fin du sixième âge), mais il n’en tirait aucune conséquenceparticulière sur le plan eschatologique27. Entre le dernier tiers du e etla fin du e siècle, les témoignages d’angoisse eschatologique semblentcependant se multiplier. Ils posent donc la question du poids des spécula-tions relatives à la fin des temps dans les mises au point idéologiques duhaut Moyen Âge hispanique. Il importe ici de ne pas schématiser unsujet aussi difficile que polémique. Nous ne donnerons donc qu’un brefaperçu de certains des problèmes qui peuvent être posés, accompagné dequelques remarques ou propositions. La première question porte surl’orientation réelle du discours apocalyptique, si important à partir del’époque wisigothique puis, évidemment, de Beatus : eschatologie pro-phétique, croyance en l’imminence de la fin du monde, ou plus générale-ment construction ecclésiologique soustraite aux aléas de l’Histoire ? Laseconde difficulté consiste à interpréter correctement les diverses pro-phéties élaborées ou réélaborées en Espagne à partir de la fin due siècle : qu’est-ce au juste qu’une prophétie ? Avons-nous affaire auxfragments d’un discours eschatologique marqué par l’angoisse, ou à uneaffirmation d’optimisme face au futur ? En d’autres termes, y a-t-il fer-meture ou ouverture de la trame temporelle ?

On sait qu’il y a au moins deux Beatus, et en réalité beaucoup plus :celui qui écrit un Commentaire de l’Apocalypse dès les années 770, et celuiqui, jusqu’au e siècle, est copié, lu et enluminé en différents monas-tères de la péninsule, voire même au nord des Pyrénées. Le texte duCommentaire montre ici et là, en particulier dans sa seconde édition, lessignes d’une croyance imminente en la fin des temps, fixée à l’année80028. Beatus prend cependant soin de préciser, sur un mode parfaite-

ECHEGARAY, A. DEL CAMPO et L.G. FREEMAN (éd.), Obras completas de Beato de Liebana,Madrid : BAC, 1995, p. 380 (cette édition reprend avec des améliorations celle de Flórez,introuvable). Voir aussi celle d’Eugenio ROMERO POSE, Sancti Beati a Liebana commentarius inApocalypsin, Rome : Typis officinae polygraphicae, 1985.27. «Ab initio mundi usque ad Christum computandos esse diximus annos 5325, quibus siaddantur anni ab incarnatione Domini 686 usque in praesentem diem, id est quando serenis-simus Ervigius princeps sextum imperii sui videtur habere annum, computati sub uno 6011anni efficiuntur», De comprobatione sextae aetatis, III, 10, Jocelyn N. HILLGARTH (éd.), CCSL,115, Turnhout : Brepols, 1976, p. 212. Citant Mt 24, 36, Julien prenait d’ailleurs ses précau-tions : «“Reliquum igitur huius sextae aetatis tempus”, id est, a praesenti die usque in horamipsam finis saeculi, quot annorum spatiis protendatur, “soli Deo est cognitum est”», ibid.,p. 211.28. Juan GIL, «Los terrores del año 800», art. cit.

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ment augustinien, qu’il convient de ne pas se livrer à des calculs tropprécis29. De fait, le modèle qui soutient tout son commentaire, lequel,rappelons-le, est davantage une compilation qu’une œuvre originale,n’est autre que Tyconius († c. 390), soit l’exégète antique qui a sans doutefait le plus pour imposer une vision allégorique et non littérale du der-nier livre de la Bible30. C’est bien un discours ecclésiologique général quidomine. On a parfois vu, cependant, une inflexion eschatologique dansles enluminures transmises par les copies du e siècle. Le rôle du copisteMaius et l’approche de l’an Mil auraient alors fait du Commentaire de Bea-tus, en tout cas si l’on en croit Umberto Eco, une sorte de manifeste mil-lénariste31. Les éléments permettant d’aller dans ce sens restent cepen-dant faibles, pour ne pas dire inexistants. Le colophon par lequel Maiusmet un terme, dans les années 940, au Beatus léonais aujourd’huiconservé à la Pierpont Morgan Library de New York, précise il est vraique le codex a été composé «pour que ceux qui savent, craignent lavenue du Jugement à venir de la fin du monde»32. Mais faut-il vraimenty voir la conviction d’une Parousie imminente ? Il est tout aussi loisiblede penser que nous sommes là face à un discours pénitentiel chrétiengénéral, voire classique, l’Apocalypse invitant naturellement à parler desfins dernières sans impliquer de prédiction au sens strict du terme. Il estcependant exact que selon les époques et les milieux, la lecture du Com-mentaire de Beatus a connu des inflexions significatives, qu’il n’y a paslieu de retracer ici. Mais il semble bien qu’à toutes les époques, entree et e siècle, ce soit bien le discours a-historique qui ait dominé.L’Apocalypse offrait une sorte de refuge ecclésiologique permettant defaire face à toutes les situations. Composé en période de crise dogma-tique (adoptianisme) et de faiblesse chrétienne face à la poussée isla-mique, le traité de Beatus offrait, sur la base d’une solide tradition d’exé-gèse allégorique, une explication du monde et de l’Histoire qui reléguaitau second plan les tentatives de littéralisme.

29. « […] et de supputatione annorum supra non quarere : et diem extremi saeculi, vel tem-pus, supra non quaerat investigare quem nemo scit nisi Deus solus», Beatus, In Apocalypsin, IV,5, éd. cit., p. 380.30. Eugenio ROMERO POSE, «Ticonio y su comentario al Apocalipsis », Salmanticensis, 32,1985, p. 35-48 ; Kenneth B. STEINHAUSER, The Apocalypse commentary of Tyconius : a history ofits reception and influence, Francfort/Berne/New York/Paris : P. Lang, 1987.31. Umberto ECO, Beatus de Liébana. Miniatures du «Beatus » de Ferdinand Ier et Sanche (sic) (Manus-crit BN Madrid Vit. 14-2), Milan/Paris : F.M. Ricci, 1982, ou id., «Beato de Liébana, el Apoca-lipsis y el milenio», Cuadernos del norte, 3/14, 1982, p. 2-20. Voir John WILLIAMS, The illustra-ted Beatus, op. cit., vol. I, p. 116-117. Sur les terreurs de l’an Mil, Sylvain GOUGUENHEIM,Les fausses terreurs de l’an Mil, Paris : Picard, 1999.32. « Inter eius decus verba mirifica / Storiarumque depinxi per seriem, / ut scientibus ter-reant iudicii futuri adventui peracturi seculi ». Voir John WILLIAMS, The illustrated Beatus,op. cit., vol. II, p. 21.

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Il n’en allait pas de même des différentes prophéties qui se répandi-rent à partir du e siècle. En 883, l’auteur anonyme de la pièce dite«Chronique prophétique» depuis Manuel Gómez Moreno annonçaittrès précisément la fin de la domination musulmane, à l’issue d’unepériode de cent soixante-dix ans après l’arrivée des «Sarrazins» et«dans un temps très proche» (884)33. Mais il ne faut sans doute pasconfondre prophétie et angoisse eschatologique de la fin des temps. Ceque le chroniqueur annonçait en 883, c’était bien la victoire des chré-tiens, la «paix du Christ » pour la « sainte Église» et l’abaissement desfils d’Ismaël, qui avaient été l’instrument de la colère de Dieu34. Cetteprophétie optimiste était par ailleurs malléable, c’est-à-dire susceptibled’être adaptée aux besoins du temps. Un peu moins d’un siècle après sarédaction, la Chronique prophétique fut copiée dans le codex de Saint-Martin d’Albelda dit Albeldense (976) : la ruine des ennemis du Christ, quin’avait évidemment plus aucun sens appliquée à l’année 884, était désor-mais prévue à la fin d’une période de 270 ans de domination ismaélite,et non de 170, soit pour l’année 98435… Quel que soit le contexte – onest ici à l’époque, particulièrement difficile pour les chrétiens, d’al-Mansur –, l’avenir est donc radieux. On ne soutiendra certes pas qu’iln’existe pas dans l’Espagne des e-e siècles un intérêt renouvelé pourl’eschatologie. Mais de là à voir dans les textes dont nous disposons unecroyance généralisée en la prochaine fin de l’Histoire, il y a sans douteun pas que l’on n’est pas obligé de franchir. Un dernier exemple. Lecourt texte intitulé De fine mundi dans le codex dit de Roda, sembleannoncer la fin du monde pour l’année 90036. Il reprend pour ce faireles calculs de Beatus, qui voyait se profiler la fin du sixième âge pourl’année 800. Mais l’auteur anonyme de ce petit traité rappelle soigneuse-ment qu’il est impossible de connaître la date de la fin du monde, et sur-tout il utilise son comput pour dispenser un enseignement monastique

33. Manuel GÓMEZ MORENO, «Las primeras crónicas de la Reconquista : el ciclo deAlfonso III », Boletín de la Real Academia de la historia, 100, 1932, p. 562-628 et p. 575 pour l’ap-pellation de Chronique prophétique. «Proximio tempore ecclesiam suam iubeat ab ismaelitarumiugo eripere ipse qui vivit et regnat in secula seculorum», Juan GIL (éd.), Chronica albeldensia,XIX/4, p. 188.34. « Inimici ad nicilum redigantur et pax Christi ecclesie sancte reddatur…», ibid., XIX/2,p. 187. Pour une interprétation de la Chronique prophétique comme «espoir d’une libération poli-tique» plutôt que comme texte d’«attente adventiste», voir aussi Thomas DESWARTE, «Laprophétie de 883 dans le royaume d’Oviedo…», art. cit.35. Juan GIL, « Judios y cristianos…», art. cit., p. 67. Texte : ES XIII, p. 465, ou Juan GIL,Crónicas asturianas, éd. cit., p. 187.36. «Finivit [lire «finibit »] sexta etas in era DCCCCXXXVIII», Juan GIL (éd.), «Textosolvidados del códice de Roda», Habis, 2, 1971, p. 165-178, ici p. 170-171.

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très classique sur la nécessité de se préparer chaque jour à la mort,laquelle ne peut jamais être très éloignée37.

Opposer d’une part une mentalité eschatologique et prophétique,laquelle apparaît bel et bien dans les textes que nous venons de citerainsi que dans quelques autres, d’autre part une conception de l’His-toire comme continuum temporel ouvert sur le futur, ne reflète sans douteque très imparfaitement la réalité. Peut-être s’agit-il même purement etsimplement d’un contre-sens. La Chronique prophétique et la plupart destextes eschatologiques répertoriés apparaissent dans un milieu, celuid’Alphonse III, et dans des manuscrits – codex Albeldense, codex deRoda – qui accordent parallèlement une grande importance au droit età l’Histoire, soit, d’une certaine façon, au passé et au présent38. C’estprécisément à ce moment que sont rapportés les succès, plus ou moinsréels, plus ou moins imaginaires ou reconstruits, des chrétiens face auxmusulmans39. L’époque des préoccupations eschatologiques est doncaussi, pour reprendre une expression de Peter Linehan, celle del’« invention de la Reconquête»40. La conviction que la dominationmusulmane fait partie du plan divin et approche de sa fin débouchedonc sur un intérêt prononcé pour le futur, que l’on imagine volon-tiers radieux, et par conséquent sur une réappropriation du temps del’Histoire41.

37. «Residuum seculi tempus humane investigationi incertum est », ibid., p. 171. Plus loin :«Finis ergo mundi longe sit, prope sit, nemo scit. Finis noster in hac vita longe esse nonpotest, et ideo vibamus tamquam morituri et moriamur tamquam semper victuri…», ibid.,p. 170.38. Le codex Albeldense (Bibliothèque de l’Escorial, d.I.2) comprend en particulier la CollectioHispana (fol. 20ro-340vo) et la lex Visigothorum (fol. 359ro-422vo). Le codex de Roda (Madrid,Biblioteca de la Real Academia de la historia, cód. 78) est composé de deux ensembles, A et B.B comprend, outre la Chronique prophétique, les textes historiographiques d’Isidore de Séville etla Chronique dite d’Alphonse III (version Rotense). Description de l’Albeldense et bibliographiedans Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, Libros y librerias, op. cit., p. 63-71. Pour le codex de Roda, ibid.,p. 32-42, et Elisa RUIZ GARCÍA, Real Academia de la historia. Catálogo de la sección de códices,Madrid : Real Academia de la historia, 1997, p. 395-405.39. À commencer par la bataille de Covadonga, qui a été datée en 718, 721 ou 737. SurCovadonga dans l’historiographie, commode résumé dans Alexander Pierre BRONISCH,Reconquista und heiliger Krieg, op. cit., p. 256-258.40. Peter LINEHAN, History and the historians of medieval Spain, Oxford : Clarendon press,1993, p. 95-127.41. Voir Adeline RUCQUOI, «Mesianismo y milenarismo…», art. cit., et id., «El fin delmilenarismo…», art. cit. Selon l’auteur, le e siècle et la première moitié du e se caractéri-sent par « el abandono de las esperanzas milenaristas y escatológicas a favor de un asentamiento en la Histo-ria» («Mesinismo y milenarismo…», p. 26-27). Mon exposé tend quant à lui à rendre cette«entrée dans l’Histoire » contemporaine des textes eschatologiques des e et e siècles. Voiraussi Thomas DESWARTE, «La prophétie de 883…», art. cit.

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La mise en ordre du temps ou l’écriture de l’Histoire

C’est à partir de la fin du e siècle que l’on commence à réécrire l’His-toire en péninsule, puisqu’il n’y a guère de chronique digne de ce nomentre la fin de l’époque wisigothique et le règne d’Alphonse III42. Entermes quantitatifs, la production historiographique ibérique restecependant relativement médiocre avant le e siècle. À peu près rien aue siècle, puis quelques œuvres telles que la Chronique de Sampiro au e,l’Historia dite à tort silense au début du e, la Chronique d’Alphonse VII, laChronique de Nájera et quelques autres pièces encore43. Encore la partieoccidentale de la péninsule est-elle, pour cette époque, mieux représentéeque la partie orientale. Il faut attendre le e siècle pour avoir une véri-table chronique – les Gesta comitum Barchinonensium – en Catalogne44. Ilfaut bien reconnaître qu’en termes de production écrite, et abstractionfaite des actes de la pratique, la péninsule ne supporte guère la comparai-son avec ce qui se faisait à la même époque, soit avant le e siècle, dansle reste de l’Occident chrétien45. Il est cependant possible, voire souhai-table, d’aborder le problème autrement. Si l’on rapporte la productionhistoriographique proprement dite aux autres œuvres narratives, en par-ticulier aux textes hagiographiques, qui, eux aussi mais selon d’autresrègles, construisent et ordonnent le passé, la part des chroniques apparaîten effet singulièrement élevée. Le raisonnement est le même si l’on prenden compte l’ensemble des productions « culturelles ». On peut donc

42. Article classique de Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, «La historiografía hispana desde la inva-sión arabe hasta el año 1000», in : La storiografia altomedievale, Spolète : Presso la sede del centro(Settimane di studio del Centro di studi sull’alto Medioevo, 17), 1970, vol. I, p. 313-343 (reprisdans De Isidoro al siglo XI, op. cit., p. 205-234). Voir aussi le catalogue et la bibliographie donnéspar Mario HUETE FUDIO, La historiografía latina medieval en la península ibérica (siglos VIII-XII).Fuentes y bibliografía, Madrid : Universidad Autónoma de Madrid, 1997.43. Sampiro : Justo PÉREZ DE URBEL (éd.), Sampiro ; Su crónica y la monarquía leonesa en elsiglo X, Madrid : CSIC, 1952, p. 275-345 ; Historia silense : Justo PÉREZ DE URBEL et AtilanoGONZÁLEZ RUIZ-ZORRILLA (éd.), Madrid : CSIC, 1959 ; Chronica Adefonsi imperatoris,Antonio MAYA SÁNCHEZ (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 71), 1990 ; Chronica naierensis,Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 71A), 1995.44. Gesta comitum Barchinonensium, Lucien BARRAU-DIHIGO et Jaume MASSÓ I TOR-RENTS (éd.), Barcelone : Institut d’estudis catalans, 1925. Voir Miquel COLL I ALEN-TORN, «La historiografía de Catalunya en el període primitiu», Estudis romànics, 3, 1951-1952, p. 187-194.45. Il est cependant d’autres régions dans lesquelles les sources narratives restent longtempspeu nombreuses, contrairement aux documents de la pratique ou, plus généralement, prag-matiques : voir ainsi Jacques PAUL, «Le contraste culturel entre le Nord et le Midi dans laFrance médiévale», in : Église et culture en France méridionale (XIIe-XIVe siècle), Toulouse : Privat(Cahiers de Fanjeaux, 35), 2000, p. 19-48 : «…une culture littéraire et théologique peu pré-sente. Une vie organisée autour du droit, de l’écrit et de la médecine, c’est assez pour fonderun système différent. » (p. 47)

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affirmer sans paradoxe que jusqu’au e siècle au moins, la culture chré-tienne s’est exprimée de façon privilégiée dans l’historiographie, ce quin’est cette fois-ci pas si commun. Sans vouloir à tout prix mettre en avantla continuité d’une certaine spécificité ibérique, laquelle serait plus oumoins irréductible aux influences extérieures, il faut néanmoins recon-naître que cette orientation ne disparaît pas totalement au e siècle. Onpeut alors citer les deux chroniques théoriquement universelles, mais enréalité hispaniques, de Lucas de Túy et Rodrigo Jiménez de Rada, les-quelles ne représentent, il est vrai, qu’une partie des œuvres de leursauteurs46. Mais surtout, y a-t-il beaucoup d’entreprises en Europe pou-vant être comparées, dans la seconde moitié du e siècle, à la Generalestoria et à l’Estoria de España, cette dernière initiée par Alphonse X etcontinuée, par retouches et ajouts divers, sous ses successeurs47 ?

Après 711, il a donc fallu un peu plus d’un siècle et demi avant que leschrétiens du nord de la péninsule ne se mettent à écrire des chro-niques48. Après cela, et malgré des périodes de creux telles que lee siècle, cet intérêt pour l’Histoire ne s’est jamais démenti. Il y a donceu, après une longue période qui n’a pourtant pas été stérile en termesde créations – voir les œuvres d’Euloge, d’Alvare ou de Samson de Cor-doue dans l’Espagne dite «mozarabe», celles de Beatus dans l’Espagnechrétienne –, une sorte de réappropriation du temps historique, et enparticulier du passé proche, par les clercs. Cet intérêt pour les événe-ments récents s’est accru aux e et surtout au e siècle. On assiste alorsen effet à un double phénomène : d’une part les chroniques ne remon-tent plus nécessairement aux wisigoths, voire au-delà. Elles s’intéressentde plus en plus à des faits et à des personnages quasiment contempo-rains. Ainsi, dans une certaine mesure, avec l’Historia silense, inachevéemais initialement prévue pour éclairer la figure d’Alphonse VI, puis surtout avec l’Historia Roderici (figure du Cid), l’Historia compostellana(figure de Diego Gelmírez), ou encore la Chronica Adefonsi imperatoris(Alphonse VII), autant d’œuvres qui ont en commun d’exalter la

46. Lucas de Tuy, Chronicon mundi, Andreas SCHOTT (éd., mais en réalité Juan De Mariana),Hispaniae illustratae, Francfort : C. Marnium, 1608, vol. IV, p. 1-116, et désormais E. FALQUE(éd.), Turnhout : Brepols, 2003. Rodrigo Jiménez de Rada : De rebus Hispaniae, JuanFERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 72), 1987.47. Dans une bibliographie immense, voir en particulier Diego CATALÁN, La estoria deEspaña de Alfonso X. Creación y evolución, Madrid : Fundación Ramón Menéndez Pidal (Fuentescronísticas de la Historia de España, 5), 1999 (2e édition) ; Georges MARTIN, «El modelo his-toriográfico alfonsí y sus antecedentes», in : Georges MARTIN (éd.), La historia alfonsí : el modeloy sus destinos (siglos XIII-XV), Madrid : Casa de Velázquez (Collection de la Casa de Velázquez,68), 2000, p. 9-40 ; Inès FERNÁNDEZ ORDOÑEZ, «El taller de las Estorias », in : InèsFERNÁNDEZ ORDOÑEZ (éd.), Alfonso X el Sabio y las crónicas de España, Valladolid : Secreta-riado de publicaciones e intercambio editorial, 2000, p. 61-82.48. Voir note 2.

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mémoire de vivants ou de défunts très récents49. Cette évolution estconfirmée par celle de la production hagiographique, qui témoigne àpartir de la fin du e siècle d’un regain d’intérêt pour les saints contem-porains, généralement confesseurs, et non pour les martyrs anciens :citons particulièrement Dominique de Silos († 1073), Allaume de Burgos(† 1097?) ou Martin de León († 1203)50. Il semble bien que l’intérêt pourun temps historique «court », un passé récent débouchant directementsur le présent51, aille alors de pair avec la dilatation de l’espace chrétienet la conviction que la domination musulmane n’est pas une fatalité.

Les sources permettant de comprendre comment les clercs hispa-niques ont reconstruit et ordonné le passé sont donc, pendant long-temps, rares et nombreuses à la fois. Les discours historiographiques surle passé se logent en effet, comme il se doit, dans les chroniques, maisaussi dans d’autres documents où on ne les attend pas toujours : vies desaints, actes de la pratique, fueros, etc.52. Il est donc possible reconstituerau moins en partie la façon dont les clercs se sont inventés unemémoire53, en particulier sur le double plan des origines chrétiennes etwisigothiques.

Invention d’une mémoire : la question des origines chrétiennes de la péninsule

Si l’on avait interrogé un clerc hispanique à l’époque moderne, saréponse n’aurait sans doute pas fait l’objet d’une longue réflexion : saint

49. Voir la mise au point de Juan GIL, «La Historia particular» et «La biografía» in : Historiade España Ramón Menéndez Pidal. La cultura del románico, siglos XI al XIII. Letras, religiosidad, artes, cien-cia y vida, Madrid : Espasa Calpe, 1995, vol. XI, p. 25-52, ainsi que l’introduction d’EmmaFALQUE à son édition du Chronicon mundi.50. Dominique de Silos : Vitalino VALCARCEL (éd.), La «Vita Dominici Siliensis » de Grimaldo.Estudio, edición crítica y traducción, Logroño : Servicio de Cultura de la Excma. Diputación pro-vincial (Instituto de estudios riojanos, 9), 1982.51. On pourrait sans doute aussi étudier dans cette optique l’évolution du contenu des biblio-thèques, toujours plus riches en œuvres « récentes», entre e et e siècles : voir les remarquesde Richard FLETCHER, Saint James’s catapult. The life and times of Diego Gelmírez of Santiago ofCompostela, Oxford, 1984, p. 24-25 (à propos de la Galice aux e-e siècles).52. Pour les textes hagiographiques, voir par exemple l’Historia translationis sancti Isidori (fine siècle), Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 73), 1997, p. 144-149. Pour les fueros, voir le prologue du fuero de Navarre, que l’on trouve également commepremier chapitre du fuero de Tudela : édition critique du texte par Ángel MARTÍN DUQUE,«Del espejo ajeno a la memoria propia», in : Signos de identidad histórica para Navarra, Pampe-lune : Caja de ahorros de Navarra, 1996, vol. I, p. 21-50, ici p. 42-43. Ce texte aurait étérédigé à l’occasion de l’arrivée sur le trône navarrais de Thibaud Ier [IV de Champagne](1234), voire plus tôt : Ángel MARTÍN DUQUE, «Singularidades de la realeza medievalnavarra», in : Poderes públicos en la Europa medieval, Pamplona : Gobierno de Navarra (Semana deestudios medievales de Estella, 26), 1977, p. 297-344, ici p. 329, n. 126.53. Sur la question de l’ « invention de la mémoire» en péninsule, voir Adeline RUCQUOI,«La invención de una memoria : Los cabildos peninsulares del siglo », Temas medievales, 2,1992, p. 67-80.

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Jacques avait été le premier à prêcher la foi chrétienne en péninsule.Même si ses efforts n’avaient pas été directement couronnés de succès, lefrère de Jean était bien l’apôtre de l’Espagne. Cette doctrine, sanction-née par Urbain VIII en 1631, ne s’est pourtant imposée qu’à la suited’interminables disputes54. Le Breviarium apostolorum et le De ortu et obitupatrum d’Isidore de Séville affirment il est vrai sans ambages cette prédi-cation jacobéenne, que l’on retrouve ensuite chez plusieurs auteurs duhaut Moyen Âge tels que Bède le Vénérable, Adhelm de Malmesbury ouencore, en péninsule, Beatus de Liebana55. Au e siècle, cependant, lemétropolitain de Narbonne affirme dans sa polémique avec l’abbéCésaire de Montserrat que saint Jacques n’est venu en Espagne quemort56. Surtout, à l’époque où il cherche à imposer en péninsule la litur-gie romaine, le pape Grégoire VII prend bien soin de ne pas mentionnerl’action de saint Jacques : ici comme ailleurs, saint Pierre et ses succes-seurs ont fondé toutes les églises. L’évangélisation de la péninsule a étémenée par sept «apôtres», qui avaient été investis de leur mission àRome par Pierre et Paul57.

De fait il existait bien, face à la tradition jacobéenne qui, moyennantquelques aménagements, devait finalement l’emporter, une autre versionde l’évangélisation qui mettait en avant sept «hommes apostoliques»(Varones apostólicos)58. Composée dès le e siècle, la Vie de Torquat et de sescompagnons avait rapidement trouvé place dans le Passionnaire hispanique etfourni des notices aux martyrologes de Lyon, d’Adon de Vienne oud’Usuard59. Directement dépendants de l’autorité romaine, les Varones

54. Résumé dans Zacarías GARCÍA VILLADA, Historia eclesiástica de España, Madrid, 1929,vol. I/1, p. 26-41.55. Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, «La literatura jacobea anterior al códice calixtino», Compostel-lanum, 10, 1965, p. 639-661. Sur l’authenticité de ce passage dans le De ortu et obitu patrum d’Isi-dore, voir François DOLBEAU, «Deux opuscules latins relatifs aux personnages de la Bible etantérieurs à Isidore de Séville », Revue d’histoire des textes, 16, 1986, p. 83-139.56. Dernière édition de la lettre de Césaire : José María MARTI BONET, «Las pretensionesmetropolitanas de Cesáreo, abad de Santa Cecilia de Montserrat », Anthologica Annua, 21,1974, p. 157-182 (tentative de démontrer qu’il s’agit d’un faux). Bibliographie dans LudwigVONES, Die «Historia compostellana » und die Kirchenpolitik des Norwestspanischen Raumes, 1070-1130. Ein Beitrag zur Geschichte der Beziehungen zwischen Spanien und dem Pappstum zu Beginn des 12.Jahrhunderts, Cologne/Vienne : Böhlau (Kölner Historische Abhandlungen, 29), 1980, p. 278,n. 20.57. Demetrio MANSILLA, La documentación pontificia hasta Innocencio III (965-1216), Rome :Instituto español de estudios eclesiásticos (Monumenta Hispaniae Vaticana. Registros, 1),1955, n° 8, p. 15-16, ici p. 15.58. De façon générale, sur les origines du christianisme en péninsule, voir Manuel C. DÍAZ YDÍAZ, «En torno a los origenes del cristianismo hispánico», in : José Manuel GÓMEZ-TABANERA (éd.), Las raíces de España, Madrid : Instituto español de antropología histórica,1967, p. 423-443.59. José VIVES, «La Vita Torquati et comitum », Analecta Sacra Tarraconensia, 20, 1947, p. 223-230 ;id., «Las actas de los varones apostólicos», in : Miscellanea liturgica in honorem L. Cuniberti Mohlberg,

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apostólicos offraient donc, en termes de relation avec Rome et d’indépen-dance hispanique, une version alternative dont on perçoit aisément l’in-térêt qu’elle présentait pour la papauté. Pouvait-on, à Compostelle etdans les régions occidentales de la péninsule, l’ignorer totalement ? À lafin du e et au début du e siècle, soit à une époque où Santiago avaitrésolument besoin de Rome pour assurer son indépendance et accéderau rang de métropole ecclésiastique (1120), il était difficile de soutenirhaut et fort l’apostolicité active de saint Jacques en péninsule. Il n’estdonc pas surprenant de constater qu’aucune mention n’est faite d’uneprésence de l’apôtre en Espagne, de son vivant, dans le Chronicon irienseou, à la même époque, dans l’Historia compostellana60. C’est par petitestouches que les deux thèmes parallèles de la prédication effective desaint Jacques et de la venue de ses reliques depuis Jérusalem devaientfinalement se combiner, en particulier dans le prologue au récit de latranslation que nous transmet le Codex calixtinus61. La légende des septapôtres était parallèlement annexée à celle de saint Jacques, les mission-naires de Pierre et Paul devenant les premiers disciples de celui-ci62.

Mais la partie n’était pas gagnée pour autant. La question des ori-gines du christianisme péninsulaire était trop sensible, trop liée aux inté-rêts politiques du moment, pour être réglée unilatéralement. Il n’estdonc pas très étonnant de constater que lorsque la translation de l’un dessept «apôtres», Indalèce d’Urci (Almería) fut effectuée en 1084, ce futvers le monastère de San Juan de la Peña, soit vers l’un des hauts lieuxdu royaume d’Aragon, lequel, contrairement à la Castille et au León,reconnaissait la suzeraineté pontificale63. Il n’est pas plus surprenant de

Rome : Edizioni liturgiche (Bibliotheca «Ephemerides liturgicae», 22), 1948, p. 33-45 ; id.,«Tradición y leyenda en la hagiografía hispánica», Hispania sacra, 17, 1964, p. 495-508.60. Fernando LÓPEZ ALSINA, «Urbano II y el traslado de la sede episcopal de Iria a Com-postela», dans Fernando LÓPEZ ALSINA (éd.), El papado, la iglesia y la basílica de Santiago afinales del siglo XI. El traslado de la sede episcopal de Iria a Compostela en 1095, Santiago : Consorcio deSantiago, 1999, p. 107-127, en particulier p. 118 sq. («La reformulación del concepto de apos-tolicidad de la iglesia compostelana»).61. Liber sancti Jacobi. Codex calixtinus, Klaus HERBERS et Manuel SANTOS NOIA (éd.),Santiago : Xerencia de promoción do Camino de Santiago, 1998, p. 185. Manuel C. DÍAZ YDÍAZ, «La literatura jacobea…», art. cit. Autre allusion, plus discrète, à la prédication hispa-nique de saint Jacques (ad gentes occidentales) dans la version de la Passio que transmet le CodexCalixtinus : voir Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, «Los añadidos compostelanos a la antigua PassioIacobi», in : id., De Santiago y los caminos de Santiago, Santiago, 1997, p. 55-68. Citons aussi untexte léonais, l’Adbreviatio sancti Brauli, E. ANSPACH (éd.), Taionis et Isidori nova fragmenta et opera,Madrid : Impr. de G. Bermejo, 1930, p. 56-64.62. Baudoin DE GAIFFIER, «Notes sur quelques documents relatifs à la translation de saintJacques en Espagne», Analecta Bollandiana, 89, 1971, p. 47-66. La contamination du dossierjacobéen par celui des «Siete varones» se fait en plusieurs temps, d’abord par l’Epistola Leonis(fin e ou début e siècle ?), puis dans les différentes versions de la Translatio.63. Récit de la translation des restes d’Indalecio : AASS, Apr. III, Paris-Rome, 1866, 733-739.Ce texte attend une édition critique moderne. Sur la vassalité aragonaise envers le Saint-

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noter qu’à San Juan de la Peña, au cours du e siècle, on ne se priva pasde rejeter explicitement toute prédication hispanique de saint Jacques,jusqu’à inscrire sans bruit cette version « romaine» dans la liturgie64.Tous ne furent pas toujours aussi discrets. Soucieux d’imposer son auto-rité primatiale à l’ensemble de la péninsule, et en particulier à Compos-telle, Jiménez de Rada n’hésita pas à nier la prédication jacobéenne avecvirulence devant le pape Innocent III, lors du concile de Latran IV(1215). Au milieu du e siècle, puis encore au e, le récit de cettepolémique fut soigneusement consigné dans des recueils de privilèges dela cathédrale de Tolède65.

Invention d’une mémoire : la question des origines wisigothiques

Saint Jacques, Torquat et ses compagnons ont donc permis, progressive-ment et parfois conflictuellement, la construction d’une mémoire chré-tienne spécifiquement ibérique. Mais il fallait aussi mener une autrerecherche des origines, celle du «peuple» hispanique, et en particulierwisigothique. On n’insistera pas ici sur cette histoire, assez bien connue,qui ne touche pas directement à la question des légitimités chrétiennes66.Il importe cependant de ne pas la taire complètement, car jusqu’aue siècle, le discours «gothicisant» des chroniques est bien un discoursclérical. Il permet d’ailleurs de faire concorder, dans une certainemesure, origines «nationales» et chrétiennes, Reccared ayant définitive-ment fait de l’Hispania un foyer d’orthodoxie catholique. D’un point devue historiographique, le véritable point de départ de la revendication«gothique» doit encore une fois être situé à la fin du e siècle. On con-naît le fameux passage de la Chronique d’Albelda selon lequel Alphonse II

Siège, P. KEHR, Wie und wann wurde das Reich Aragon ein Lehen der römischen Kirche, Berlin : Verlagder Akademie der Wissenschaften, 1928 (trad. esp. in : Estudios de la edad media de la corona deAragón, I, 1945, p. 285-326), et Antonio UBIETO ARTETA, «La introducción del ritoromano en Aragón y Navarra», Hispania sacra, 1, 1948, p. 229-324.64. Voir les leçons relatives à Indalecio, dès le e siècle, dans les bréviaires de San Juan de laPeña : ainsi le ms. Escorial, L. III. 3, fol. 76. Description de ce manuscrit par José JANINI,Manuscritos litúrgicos de las bibliotecas de España. I. Castilla y Navarra, Burgos : Aldecoa, 1977, n° 4,p. 99-100.65. Édition du récit par Fidel FITA, «Santiago de Galicia. Nuevas impugnaciones y nuevasdefensas», Razón y fé (1902), I/2, p. 182-195, ou Antonio GARCÍA Y GARCÍA, «Elconcilio 4 Lateranense y la península ibérica», in : Iglesia, sociedad y derecho 2, Salamanque : Uni-versidad pontificia de Salamanca (Bibliotheca Salmanticensis. Estudios, 89), 1987, p. 204-208(Fita mieux que García y García). Voir Patrick HENRIET, «The Pars concilii Lateranii, or howto legitimatize the Toledan primacy in the 13th century», in : Isabel ALFONSO et JulioESCALONA (éd.), Building legitimacy. Political discourses and forms of legitimation in medieval societies,à paraître (Cologne/Leyde/New York : Brill, 2003).66. Voir les diverses communications réunies dans L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique,Jacques FONTAINE et Christine PELLISTRANDI (dir.), Madrid : Casa de Velázquez (Col-lection de la Casa de Velázquez, 35), 1992.

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aurait restauré, tant dans l’Église qu’au palais, l’ordo wisigothique67. Lesautres chroniques, prophétique ou d’Alphonse III, dans ses deux versions, mettent également en valeur la continuité des histoires wisigo-thique et asturienne68. Le discours oscille alors entre les valeurs de conti-nuité et de restauration69. Le retour à un ordre gothique peut être inter-prété comme le signe d’un redressement du christianisme péninsulaire. Ilest donc, en un sens, conjoncturel. C’est par conséquent le thème de lacontinuité qui va s’imposer dans la quasi-totalité des chroniques des e

et e siècles. L’Historia silense présente ainsi Alphonse Ier, successeur dePélage après Favila, comme « issu du lignage de Reccarède, sérénissimeprince des goths»70. Dans les régions léonaises, le thème de la «gothi-cité» des souverains et de leurs peuples semble particulièrement fort auxe et e siècles. On le trouve ainsi non seulement dans les chroniques,mais aussi dans certains textes hagiographiques71. Ce néo-gothicismen’est cependant pas l’apanage des Asturies et du León72. Il est ainsi par-faitement attesté en Navarre dès le e siècle73. Du côté castillan, Jiménezde Rada lui accorde une grande importance dans son De rebus Hispaniae,et au milieu du e siècle, le Poème de Fernán González parle des wisigothscomme de «nos ancêtres»74. Quelques décennies plus tard, l’Estoria de

67. « Omnemque Gotorum ordinem, sicuti Toleto fuerat, tam in eclesia quam in palatio inOvetao cuncta statuit », Juan GIL (éd.), p. 174. Claudio SÁNCHEZ ALBORNOZ, «La res-tauración del orden gótico en el palacio y en la Iglesia», in : Orígenes de la nación española,Oviedo : Idea, 1974, vol. II, p. 623-639 ; Isidro G. BANGO TORVISO, « L’Ordo gothorum et sasurvivance dans l’Espagne du haut Moyen Âge», Revue de l’art, 70, 1985, p. 9-20.68. José Antonio MARAVALL CASESNOVES, El concepto de España en la Edad Media,Madrid : Centro de estudios constitucionales, 1997 (4e édition, 1re édition 1954), p. 299-337.69. Georges MARTIN, «Un récit (La chute du royaume wisigothique d’Espagne dans l’histo-riographie chrétienne des e et e siècles) », in : Histoires de l’Espagne médiévale. Historiographie,geste, romancero, Paris : Klincksieck (Annexes des Cahiers de linguistique hispanique médiévale,11), 1997, p. 11-42, en particulier p. 27-42 (1re édition dans Cahiers de linguistique hispaniquemédiévale, 9, 1984, p. 198-214). Georges Martin oppose la Chronique prophétique, qui défendrait lathèse de la «permanence du peuple gothique», et celle d’Alphonse III, qui serait quant à elle«néogothique».70. Historia silense, Justo PÉREZ DE URBEL et Atilano GONZÁLEZ RUIZ-ZORRILLA(éd.), p. 136 : Alphonse Ier est fils de Pierre, dux des cantabres, lequel est « ex Recaredi serenis-simi Gotorum principis progenie ortus».71. Voir par exemple le dossier isidorien. Indications dans Patrick HENRIET, «Un exemplede religiosité politique : saint Isidore et les rois de León (e-e siècles) », in : Fonctions sociales etpolitiques du culte des saints dans les sociétés de rite grec et latin au Moyen Âge et à l’époque moderne. Approchecomparative, Marek DERWICH et Michel DMITRIEV (éd.), Wroclaw : Larhcor, 1999, p. 77-95, ici p. 85 (Lucas de Tuy insiste sur les origines gothiques de Ferdinand Ier).72. Sur cette question, le panorama le plus complet est encore celui de José Antonio MARA-VALL, El concepto de España, op. cit.73. Voir Ángel MARTÍN DUQUE, «Singularidades de la realeza medieval navarra», art.cit., ainsi que la communication de l’auteur dans ce volume.74. Jiménez de Rada : José Antonio MARAVALL, El concepto de España, op. cit., p. 321-322.Poema de Fernán González (3a-b) : «Contar vos he primero de commo la perdieron / Nuestros antecessores, enqual coita visquieron.»

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España d’Alphonse X fait des rois de Castille les descendants des goths,lesquels sont caractérisés par leur bravoure au combat – un vieux thèmeisidorien – autant que par leur maîtrise des différents savoirs – ce qui estdavantage alphonsin75. La situation est un peu plus complexe en Cata-logne, où l’on note tout au long du haut Moyen Âge une réelle «fiertégothique», combinée au respect maintes fois rappelé de la Lex gothica,mais où pourtant la volonté d’affirmer une spécificité passe par une dis-tanciation progressive avec ce modèle76. À Ripoll, on présente même lesgoths comme impies car fils de Gog et Magog, et au e siècle, les Gestacomitum Barchinonensium ne les mentionnent pas77.

Invention d’une mémoire : la dilatation du spectre chronologique

Aussi intéressés fussent-ils par la question fondamentale de leurs origineschrétiennes et wisigothiques, les clercs hispaniques n’en étaient pas moinsconscients que l’histoire de la péninsule commençait bien avant le Christ.Il fallait donc à l’occasion tenir un discours cohérent sur cette histoirepréchrétienne et préromaine. Largement déroulée par Alphonse X et sonentourage, celle-ci a parfois été perçue comme un phénomène historio-graphique propre au e siècle. Le point de départ en était RodrigoJiménez de Rada, car les sept premiers chapitres du De rebus Hispaniaerapportent longuement les origines mythiques de la péninsule et nousdisent à peu près tout ce que nous désirons savoir sur la descendance deNoé – Sem, Cam et Jafet –, sur les premiers hispani, commandés parTubal, ou encore sur les aventures d’Hercule en Hispania78. Il y avait là dequoi alimenter l’Estoria de España rédigée dans l’entourage d’Alphonse Xquelques décennies plus tard à partir du texte de l’archevêque de Tolèdeainsi que de diverses autres sources. Pourtant, les constructions historio-graphiques portant sur ce qu’Helena de Carlos Villamarín a appelé, dansun livre de référence, las antigüedades de Hispania, sont relativement nom-breuses avant le e siècle79. Les matériaux permettant leur mise au

75. Primera crónica general de España, Ramón MENÉNDEZ PIDAL (éd.), 2 t., Madrid : Semina-rio Menéndez Pidal, 1977, en particulier vol. I, p. 222. Voir Adeline RUCQUOI, «Les wisi-goths, fondement de la “nation Espagne”», in : L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, op. cit.,p. 341-352, ici p. 346-348, avec interprétation du néogothicisme castillan du e sièclecomme jouant «un rôle fondamental dans l’élaboration de mythes nationaux propres à unroyaume de Castille dont les relations politiques et commerciales avec le reste de l’Europeconnaissent un grand développement».76. Michel ZIMMERMANN, «Conscience gothique et affirmation nationale dans la genèsede la Catalogne (e-e siècles) », in : L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, op. cit., p. 51-67.77. Ibid., p. 65, n. 69 et p. 66.78. Rodrigo Jiménez de Rada, De rebus Hispaniae, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), I,1-7, p. 9-19.79. Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las antigüedades de Hispania, Spolète : Centro ita-liano di studi sull’alto medioevo (Biblioteca di «Medioevo latino», 18), 1996.

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point sont antiques. Au e siècle déjà, Isidore de Séville a joué un rôlefondamental dans cette histoire des mythes d’origine en consacrant unepartie du livre IX des Étymologies à l’origine des peuples80. Dans l’optiqued’une réflexion sur la construction d’une identité hispanique, deuxremarques peuvent être ici avancées quant à la postérité isidorienne.

Il est pour commencer remarquable que pendant une longuepériode, l’historiographie péninsulaire ait choisi de faire débuter l’his-toire de la péninsule avec les wisigoths. Parmi les différentes chroniquesécrites à la fin du e siècle sous Alphonse III, seule celle d’Albeldaaccorde quelque importance aux «antiquités de l’Espagne»81. Aux e

et e siècles, la Chronique de Sampiro, la mal nommée Silense, la Najerense,plantent toutes les racines de l’histoire hispanique dans un terreau wisi-gothique qui sert d’introduction à l’invasion musulmane. Le plan del’Histoire est donc organisé autour de la rupture de 711. Il y a un avantet un après, mais c’est le christianisme, tour à tour conquérant, vaincu,enfin restaurateur et reconquérant, qui donne un sens à cette histoire. Iln’est donc pas exagéré de dire que l’intérêt pour les origines lointainesde l’Espagne, qui existait sous une forme dispersée avant le e sièclemais ne se trouve réellement systématisé, pour la première fois, que parJiménez de Rada, s’affirme plus librement à partir du moment où ladomination musulmane appartient déjà au passé, ou semble en tout casproche de disparaître.

Il convient par ailleurs de noter que cet intérêt pour un passé très éloi-gné et non chrétien pouvait emprunter deux voies souvent complémen-taires mais, en dernière analyse, assez différentes. La solution longtempsla plus répandue, popularisée par Isidore, consistait à s’intéresser à l’ori-gine des peuples plus qu’à leur terre d’accueil, l’Hispania. Comme l’aécrit Diego Catalán, « l’histoire de la nation s’identifiait avec celle del’ethnie créatrice du royaume, la “Gothorum gens ac patria”»82. L’Hispaniapouvait certes être exaltée selon le modèle de l’éloge antique, qui en fai-sait une terre bénie entre toutes, mais la laus isidorienne restait sans rap-port direct avec le thème des origines83. Une autre tradition, représentée

80. José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CASQUERO (éd.), Etimologías, IX/2,Madrid : Biblioteca de autores cristianos, 1993, vol. I, p. 742-764.81. Juan GIL (éd.), Crónicas asturianas, p. 154.82. Diego CATALÁN, La Estoria de España de Alfonso X. Creación y evolución, Madrid : SeminarioMenéndez Pidal, 1992, p. 29.83. Sur la Laus Spaniae isidorienne, Jacques FONTAINE, Isidore de Séville. Genèse et originalité, op.cit., p. 224-227, et id., «Un manifeste politique et culturel : le De laude Spaniae d’Isidore deSéville », in : Le discours d’éloge entre Antiquité et Moyen Âge, Lionel MARY et Michel SOT (éd.),Paris : Picard, 2001, p. 61-68. Sur sa postérité, José Antonio MARAVALL, El concepto deEspaña, op. cit., p. 17-28. La bibliographie est cependant assez dispersée. Voir Francisco RICO,«Aristoteles hispanus : en torno a Gil de Zamora, Petrarca y Juan de Mena», Italia medioevale eumanistica, 10, 1967, p. 143-164, ici p. 143, n.1.

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par un abréviateur de Trogue Pompée, Justin (e siècle), traitait conjoin-tement le temps et l’espace en ce sens qu’elle posait d’abord un cadregéographique, la péninsule, à l’intérieur duquel se succédaient diverspeuples dont on retraçait, là aussi, les origines84. Diego Catalán a mis en valeur la nouveauté que représenta, dans la Estoria de España d’Al-phonse X, la victoire de ce schéma territorial, à tendance unitaire, sur lemorcellement par les peuples – wisigoths, vandales, suèves, mais aussi,encore, arabes chez Jiménez de Rada – de la tradition isidorienne85. Sestravaux, ainsi que ceux d’Helena de Carlos Villamarín, permettent deproposer une double origine à ce renversement de perspective. Nousavons d’une part une tradition antique, « justinienne». Celle-ci réappa-raît au e siècle, très certainement sans dépendance directe, dans lamystérieuse Dedicatio ad Sisenandum, un apocryphe isidorien qui n’estpeut-être pas sans rapport avec l’activité débordante de l’atelier dePélage d’Oviedo et qui semble avoir été connu, dès l’aube du e siècle,à León86. Mais la conception d’une Hispania terre d’accueil de divers« lignages» – peuples – ayant chacun leurs origines et leur histoire s’étaitaussi développée, non sans contact avec la première tradition, dans lemonde musulman. Elle apparaît ainsi clairement dans la Chronique dumaure Rasis, une œuvre arabe du e siècle qui ne nous a malheureuse-ment été transmise que dans une version castillane, elle-même réaliséesur une traduction portugaise du e siècle87. Cette tradition est égale-ment présente dans la Chronique pseudoisidoriana, d’origine «mozarabe»,qui utilise des sources aussi bien musulmanes que chrétiennes88. Au

84. Voir José Miguel ALONSO NUÑEZ, «Pompeius Trogus on Spain», Latomus, 47, 1988,p. 117-130. Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las antigüedades, op. cit., p. 105-110.85. Diego CATALAN, La estoria de España, op. cit., p. 9-31 (« Alfonso X […] por primera vez en la his-toriografía cristiana, fundamenta la segregación de una historia nacional de la historia del orbe en la identidadtranshistórica de una morada vital llamada España», p. 30). Dans l’adoption de ce nouveau schéma,l’Estoria de España ne dépend certainement pas de Justin, à peu près inconnu en péninsule auMoyen Âge : Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las antigüedades, op. cit., p. 108-110.86. La Dedicatio ad Sisenandum n’apparaît indépendamment que dans un manuscrit due siècle (Madrid, Biblioteca de la Universidad 134, fol. 57v°-58). Elle est par ailleurs inter-polée dans le Chronicon mundi de Lucas de Tuy, E. FALQUE (éd.), p. 124-125. MOMMSEN(éd.), MGH, AA, 11, Chronica minora, vol. II, p. 304. Voir Helena DE CARLOS VILLA-MARÍN, Las antigüedades, op. cit., p. 153-270. Pour suggérer une connaissance de la Dedicatio àLeón à la fin du e siècle, je me fonde sur un passage de l’Historia translationis sancti Isidori, JuanA. ESTÉVEZ SOLA (éd.), Prologue, p. 44 (voir sur ce point Patrick HENRIET, « Sanctissimapatria. Points communs entre les trois œuvres de Lucas», Cahiers de linguistique et de civilisation his-paniques médiévales, 24, 2001, p. 249-278, ici p. 264, n. 63.87. Diego CATALÁN et Maria Soledad DE ANDRÉS (éd.), Crónica del Moro Rasis, Madrid :Gredos (Fuentes cronísticas de la Historia de España, 3), 1975. Sur la présence du schéma« territorial » dans cette œuvre, voir l’introduction de Diego Catalán, p. (la « importanciaconcedida al suelo como marco de la historia »).88. Mais la Chronique pseudoisidoriana n’est certainement pas antérieure au e siècle : FernandoGONZÁLEZ MUÑOZ, La chronica Gothorum pseudo-isidoriana (ms. Paris BN 6113) ; Edición crítica,

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total, on assiste donc, en prélude à la Estoria de España, à un regain d’inté-rêt pour les «antiquités » et à une territorialisation du discours des ori-gines. Il y a conjointement élargissement chronologique et unificationspatiale – on n’ose pas dire nationale. L’histoire chrétienne de l’Espagnereste centrale, mais elle est désormais envisagée dans une perspectiveplus large. Cette histoire avant l’histoire chrétienne permet d’insister surla spécificité de l’Hispania, désormais dotée d’une grande profondeurtemporelle, mais il va de soi quelle n’altère en rien le noyau chrétien del’identité ibérique telle que la construisent les clercs.

Événements fondateurs et ruptures historiques

S’ils donnaient volontiers à l’histoire de la péninsule une profondeur etune amplitude antiques, les clercs situaient cependant celle-ci dans uncadre chrétien qui avait ses références propres. D’un point de vue chro-nologique, la première de celles-ci était assurément la conversion deReccared au catholicisme. Après Isidore de Séville, cependant, il semblequ’aucun chroniqueur ne se soit vraiment intéressé de près à la personnedu premier roi catholique89. Le clerc anonyme qui, entre le milieu due et le début du e siècle, écrit une Elevatio sancti Zoili, semble mêmeconfondre Reccared (586-601) avec le roi Sisebut (612-621)90. La rup-ture majeure n’était sans doute pas la conversion des goths au catholi-cisme, mais bien plutôt l’invasion et la présence musulmanes. Celles-cisont donc abondamment traitées dans l’historiographie hispano-latine.Pour les clercs qui écrivent la chronique d’Alphonse III, le véritabledébut de l’histoire contemporaine est la bataille de Covadonga. Peu

traducción y estudio, La Corogne : Toxosoutos, 2000, p. 92-99 (« un producto datable, como muy pronto,en la primera mitad del siglo XII »).89. Cristóbal RODRÍGUEZ ALONSO, Las historias de los godos, vandalos y suevos de Isidoro deSevilla. Estudio, edición crítica y traducción, León : Centro de estudios y de investigación «San Isi-doro» (Fuentes y estudios de historia leonesa, 13), 1975, p. 260-266. La conversion de Recca-red est mise en valeur par diverses sources du e siècle : outre Isidore, Jean de Biclar, les Viesdes Pères de Mérida, Grégoire de Tours et Grégoire le Grand. Voir Jacques FONTAINE,«Conversion et culture chez les wisigoths d’Espagne», in : La conversione al cristianismo nell’Europadell’alto Medioevo, Spolète : Presso la sede del centro (Settimane di studio del Centro italiano distudi sull’alto Medioevo, 14), 1967, p. 87-147. Notons le contraste entre la très timide utilisa-tion de la figure de Reccared et celle, beaucoup plus répandue, de Clovis au nord des Pyré-nées : voir en particulier Amy G. REMENSNYDER, Remembering kings past. Monastic foundationlegends in medieval southern France, Ithaca-London : Cornell university press, 1995, p. 116-13190. Baudoin DE GAIFFIER, «L’inventio et translatio de saint Zoïle de Cordoue», Analecta Bol-landiana, 56, 1938, p. 361-369 (avec édition du texte). Voir aussi Patrick HENRIET, «Unhagiographe au travail. Raoul et la réécriture du dossier hagiographique de Zoïle de Carrión(années 1130). Avec une première édition des deux prologues de Raoul», in : MoniqueGOULLET et Martin HEINZELMANN (éd.), La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval.Transformations formelles et idéologiques, Ostfildern (Beihefte der Francia, 58), 2003, p. 251-283, icip. 261-263.

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importe ici que celle-ci ait ou non été consignée dans un premier récit,dès le e siècle91. C’est vraiment à partir d’Alphonse III que se met enplace, du point de vue idéologique, un schéma providentialiste de«Reconquête» qui, à travers divers aménagements, va survivre et sedévelopper jusqu’à la fin du Moyen Âge. Dès la fin du e siècle, le tempshistorique des chroniques est largement rythmé, règne après règne, parles combats entre chrétiens et musulmans92. Pour l’auteur anonyme de laChronique d’Albelda, qui reprend la Chronologia regum gothorum, depuis 711,les chrétiens font la guerre aux sarrasins «nuit et jour et se battent quoti-diennement avec eux»93.

Les textes de la pratique et les diplômes royaux offrent à l’observateurune position de choix, sans doute trop peu visitée, pour mesurer le rôlede la lutte contre les musulmans dans la construction d’un temps chré-tien. Il serait sans doute possible, sur la base d’un examen systématiquedes documentations ecclésiastique et royale, de retracer cette histoire. Leseul qui s’y soit vraiment employé est sans doute Michel Zimmermann,montrant en particulier comment la «destruction» de Barcelone par al-Mansur, en 985, avait marqué les consciences, et s’était massivement ins-crite dans les chartes catalanes, traduisant ainsi l’irruption, sinon du dis-cours historiographique, du moins d’une conscience historique, dansune documentation ordinairement perçue comme étrangère à ce type depréoccupation94. La recherche des références aux revers ou aux succèsdes chrétiens mériterait sans doute un effort des chercheurs. En effet, letraumatisme devant la supériorité sarrasine, puis l’enthousiasme résul-tant de l’avancée chrétienne, apparaissent également, mais dans des pro-portions et selon des modalités qu’il conviendrait d’étudier, dans la docu-mentation de l’occident péninsulaire. Ainsi, pour ne prendre qu’unexemple, dans une transaction datée de 1015, le roi Alphonse V rappellel’époque où les «fils des ismaélites vinrent à León», prirent des captifs etlaissèrent la région dans un état de désolation. Cette mention fait claire-ment allusion à la dévastation de León par al-Mansur en 988, soit vingt-

91. Voir note 2.92. Alexander Pierre BRONISCH, Reconquista und heiliger Krieg, op. cit., p. 124-174.93. «Et cum eis christiani die noctuque bella iniunt et cotidie conflingunt, dum predestinatiousque divina dehinc eos expelli crudeliter iubeat», Chronica albeldensia, in : Juan GIL (éd.), Cróni-cas asturianas, p. 171.94. Michel ZIMMERMANN, «La prise de Barcelone par al-Mansûr et la naissance de l’his-toriographie catalane», in : L’historiographie en Occident du Ve au XVe siècle. Actes du Congrès de la sociétédes historiens médiévistes de l’enseignement supérieur, Tours, 1977 (Annales de Bretagne et des pays del’Ouest, 87), 1980, p. 191-218, ou encore «L’image du monde musulman et son utilisation enCatalogne du e au e siècle», in : Minorités et marginaux en Espagne et dans le Midi de la France(VIIe-XVIIIe s.), Paris : CNRS, 1986, p. 471-497 (on constate à partir du milieu du e siècle, dansla documentation catalane, une «“invention” du sarrasin», qui est «un moment décisif del’affirmation nationale»).

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sept ans avant la charte95. Inversement, il conviendrait de relever systé-matiquement dans la documentation royale les références aux victoirescontre les musulmans, lesquelles se font évidemment plus nombreuses àpartir du moment où la Christianitas se dilate96. À cet égard, les privilègeset donations d’Alphonse VII pourraient bien constituer un tournant97.Enfin, la création au e siècle des ordres militaires permet de franchirune nouvelle étape, facilement repérable dans la riche documentationdont on dispose désormais. La lutte contre les musulmans n’apparaîtplus seulement dans les actes comme une réalité capable de fournir desrepères temporels et relevant, par conséquent, du passé, mais aussicomme un objectif situé dans un futur proche98.

Il serait cependant faux de croire que seuls les épisodes de la luttecontre l’islam ont permis de créer des repères ou des ruptures dans latrame historique. Certains événements particulièrement frappants, géné-ralement en rapport avec tel ou tel roi, ont également occupé une placede choix. On en voudra pour exemple privilégié, sur la base d’un exa-men de la tradition historiographique et hagiographique, le règne deFerdinand Ier. Celui-ci semble en effet fournir un cas, voire un doublecas, d’école. Responsable de la translation des reliques d’Isidore deSéville à León en 1063, Ferdinand meurt l’année suivante dans la basi-lique qui vient d’accueillir les restes du saint. Le récit de la translation estconsigné dans un récit hagiographique dès la fin du e siècle99. De là, il

95. José Manuel RUIZ ASENCIO, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230). III (986-1031), León : Centro de estudios y de investigación «San Isidoro» (Fuentes yestudios de historia leonesa, 43), 1987, n° 737, p. 303-305.96. Mais le rappel des destructions musulmanes est aussi un bon moyen de mettre en valeurla reconstruction du présent. Voir à titre d’exemple la très intéressante charte de fondation deSaint-Martin d’Albelda par Sanche Garcés I et son épouse Toda (5 janvier 924), qui est enréalité un faux du e siècle. La donation est précédée d’un long préambule qui rapporte l’an-cienne gloire de l’Espagne et l’invasion musulmane : Antonio UBIETO ARTETA, Cartulario deAlbelda, Valence : Anubar (Textos medievales, 1), 1960, p. 12-20.97. Voir par exemple les allusions au siège de Cordoue (1150) dans la documentation royale.Une étude d’ensemble de celle-ci, sous l’angle des références aux combats contre les musul-mans de péninsule et d’ailleurs («andalous» et almohades) reste à mener. Pour se repérer dansla documentation d’Alphonse VII, Bernard F. REILLY, The kingdom of León-Castilla under kingAlfonso VII (1126-1157), Philadelphie : University of Pennsylvania press, 1998, p. 323-398.Pour le double traitement des musulmans et l’apparition du terme «andalou» dans leschartes, Hélène SIRANTOINE, «Cum aliis multis indeluciis. Sobre la primera fuente del tér-mino “andaluz” en una carta latina del año 1150», à paraître.98. Voir par exemple, pour Calatrava, Julio GONZÁLEZ, El reino de Castilla en la época deAlfonso VIII, Madrid : Escuela de estudios medievales, 1960, III, n° 35, p. 64-66, ici p. 65, oubien, pour Santiago, José Luis MARTÍN, Origenes de la orden militar de Santiago (1170-1195), Bar-celone : CSIC (Anuario de estudios medievales, anejo 6), 1974, n° 42, p. 212-215, et 53,p. 226-228.99. Premier récit de la translation : PL 81, col. 39-43 (réécrit et amplifié à la fin du e siècledans l’Historia translationis, Juan A. ESTÉVEZ SOLA, éd.).

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passe successivement à l’Historia silense, à la Najerense, à Lucas de Tuy etenfin aux chroniques alphonsines100. Quant à la description du transitusroyal, elle apparaît d’abord dans l’Historia silense, puis dans divers texteshagiographiques léonais, dans la Najerense, dans le Chronicon mundi deLucas de Tuy, dans le De rebus Hispaniae de Jímenez de Rada et enfindans l’historiographie alphonsine, ici avec différentes versions qui tradui-sent une évolution des positions idéologiques101.

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Cartographie symbolique : les mappae mundiou la représentation chrétienne du monde

Après le temps, et en même temps que lui, l’espace. Avec la « temporali-sation», la « spatialisation». Un bon point de départ peut être ici fournipar une réelle spécificité ibérique, à savoir l’existence dès le haut MoyenÂge d’un grand nombre de mappae mundi, soit de cartes du monde connu,qui construisent une géographie plus symbolique et sacrée que réelle102.L’origine de ces représentations est là encore isidorienne, avec les cartesdites en OT qui figurent à la fois dans de nombreux manuscrits des Éty-mologies et dans ceux du De natura rerum103. Mais dans l’optique d’une

100. Historia silense, Justo PÉREZ DE URBEL (éd.), p. 198-204. Chronica naierensis, III, 10,Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 163-167. Chronicon mundi, E. FALQUE (éd.), p. 290-291.Primera crónica general de España, Ramón MENÉNDEZ PIDAL (éd.), vol. II, 490b-491a.101. Historia silense, Justo PÉREZ DE URBEL (éd.), p. 207-209. Historia translationis, Juan A.ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 163-165. Lucas de Tuy, De miraculis sancti Isidori, Archivo catedralde León, ms. 63, cap. 11-12, fol. 5ro-5vo, et Chronicon mundi, E. FALQUE (éd.), p. 295-296 ;Chronica naierensis, III, 12, Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 169-170. Jiménez de Rada, Derebus Hispaniae, VI, 13, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), p. 193-194. Primera crónica gene-ral, Ramón MENÉNDEZ PIDAL (éd.), vol. II, 493b-495a (sur la mort de Ferdinand dans lesdifférentes versions de l’Estoria de España, Marta LACOMBA, «Epígonos cidianos : la muertede Fernando I en Cabezón», in : El Cid : de la matería épica a las crónicas caballerescas, CarlosALVAR, Fernando GÓMEZ REDONDO et Georges MARTIN (éd.), Alcalá : Universidadde Alcalá, 2002, p. 243-254).102. Sur la cartographie au cours du haut Moyen Âge, voir les travaux de Anna-DorotheeVON DEN BRINCKEN, qui donnent aussi la bibliographie. En particulier : «Mappa mundiund Chronographia. Studien zur Imago mundi des abendlandischen Mittelalters », DeutschesArchiv für Erforschung des Mittelalters, 24, 1968, p. 118-186 ; «Weltbild der lateinischen Universal-historiken und -Kartographen», in : Popoli e paesi nella cultura altomedievale, Spolète : Presso lasede del centro, 1983 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 29),vol. I, p. 377-408 ; Kartographischen Quellen. Welt-, See- und Regionalkarten, Turnhout : Brepols(Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 51), 1988.103. Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 2, José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CAS-QUERO (éd.), vol. II, p. 164-166, ainsi que De natura rerum, XLVIII, 2, Jacques FONTAINE(éd.), Isidore de Séville. Traité de la nature, p. 324-326. Ce schéma est d’origine antique, mais l’ap-parition des mappemondes en OT est sans doute postérieure à Isidore : Patrick GAUTIERDALCHÉ, «De la glose à la contemplation. Place et fonction de la carte dans les manuscritsdu haut Moyen Âge», in : Testo e immagine nell’alto medioevo, Spolète : Presso la sede del centro

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représentation chrétienne de l’espace, ce sont les différents manuscritsdu Commentaire de Beatus qui ont joué le premier rôle104. La situationmême des mappae mundi au sein de l’œuvre est éloquente, puisqu’ils illus-trent non pas l’Apocalypse proprement dite, mais le prologue du livre II,qui aborde le thème de la prédication évangélique aux quatre coins dumonde. Dans la carte considérée comme la plus proche de l’archétypedisparu, soit celle du Beatus dit de Burgo de Osma, exécuté à Sahagúnen 1086, les trois continents habités sont ponctués par les bustes desdouze apôtres. Mais un lieu est mieux marqué, et par conséquent plusimportant, que tous les autres : c’est Saint-Jacques de Compostelle, situéau bout d’une diagonale qui porte, en son autre extrémité, la représenta-tion symbolisée du paradis terrestre105…

La représentation symbolique du monde dans son ensemble pouvaitpar ailleurs s’accorder avec son intégration dans un espace clos, selon unjeu complexe Église/église. On connaît en effet un cas de représentationde la carte de Beatus sur le mur d’une église, celle de San Pedro de Rocas(Galice). Le schéma retenu, selon toute vraisemblance d’après unmanuscrit galicien, aujourd’hui disparu, du Commentaire de Beatus, estcelui du codex de Burgo de Osma106. L’église enserre donc une repré-sentation de l’Église, sous sa forme la plus spatialisée, celle de la disper-sion apostolique. Ce schéma, à la fois symbolique et ecclésiologique, n’acependant pas toujours été suivi, loin de là. Au cours des e ete siècle, il semble en effet que cette géographie du sacré ait perdu duterrain au profit d’une cartographie plus proche de la réalité, ou de ceque l’on croyait être la réalité, les apôtres disparaissant même des mappaemundi. La carte comme «exégèse visuelle » faisait sans doute timidement

(Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 41), 1994, vol. II, p. 693-764, ici p. 706-708. Voir aussi l’article classique de Gonzalo MENÉNDEZ PIDAL, «Mozá-rabes y asturianos en la cultura de la alta edad media, en relación especial con la historia delos conocimientos geográficos», Boletín de la Real Academia de la historia, 134, 1954, p. 137-291.104. Wilhelm NEUSS, Die Apokalypse des hl. Johannes in der altspanischen und altchristlichen Bibel-Illustration (Das Problem der Beatus-Handschriften), Münster in W. : Aschendorff, 1931, vol. I, p. 62-65. Lumineuses remarques de Patrick GAUTIER DALCHÉ, «De la glose à la contempla-tion…», art. cit., p. 749-757 (la mappa mundi des Beatus « ramasse, en un faible espace et en unseul moment à la fois passé, présent et avenir, toute l’histoire de l’humanité»).105. Serafín MORALEJO, «El mundo y el tiempo en el mapa del beato de Osma», in : ElBeato de Osma : estudios, Valence : Vicent García, 1992, avec reproduction de la mappa mundip. -. Voir aussi dans ce travail fondamental la mise au point bibliographique de lap. 151, n. 4. Le Beatus d’Osma pourrait être originaire de Sahagún : voir John WILLIAMS,« Introduction», in : El Beato de Osma, op. cit., p. 24-30, et Barbara A. SHAILOR, «El Beato deOsma : estudio paleográfico y codicológico», ibid., p. 35-58.106. José Manuel GARCÍA IGLESIAS, «El mapa de los Beatos en la pintura mural romá-nica de San Pedro de Rocas (Orense) », Archivos leoneses, 35, 1981, p. 73-87, et Serafín MORA-LEJO, «El mapa de la diáspora apostólica en San Pedro de Rocas : notas para su interpreta-ción y filiación en la tradición cartográfica de los “Beatos”», Compostellanum, 31, 1986,p. 315-340.

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place, presque à son corps défendant, à la carte comme instrument deconnaissance107. Mais cette tendance, timidement naturaliste, n’était paspour autant coupée de son substrat chrétien : le paradis terrestre, souventreprésenté par Adam et Eve, était toujours situé à l’Est, ce qui lui per-mettait de dominer les compositions puisque c’est toujours l’orient quioccupe le haut des cartes.

Les mappae mundi dispersées dans les deux grosses dizaines de«Beatus» conservés fournissent par ailleurs un bon point de départ pouraborder la notion de «pôle de référence» : soit ces quelques villes et cesquelques lieux investis d’une histoire et d’une signification particulièreleur octroyant un rôle de repère, souvent plus symbolique que réel, dansl’organisation de l’espace.

Pôles de référence : villes sacrées de péninsule et d’ailleurs

Nous avons vu que le Beatus de Burgo de Osma accordait un rôle parti-culier à Compostelle, assurément l’un des plus importants de ces pôlesde référence. Mais les autres illustrateurs du Commentaire de l’Apocalypseont varié à l’envie leurs choix, lesquels représentent autant de visionsparticulières, en amont desquelles il serait chaque fois possible de recons-tituer tout un contexte, tout un cheminement et tout un corpus de réfé-rences. Les villes structurant l’espace ibérique chrétien semblent en effetapparaître au rythme de leur reconquête108. Ainsi, si le Beatus d’Osmaaccorde déjà une place à Tolède, qui venait à peine d’être reconquise,celui de San Andrés de Arroyo, au e siècle, fait de l’ancienne capitalewisigothique la plus importante ville de l’univers. Mais ce derniermanuscrit introduit déjà Séville, qui ne sera reconquise qu’en 1248. Laforce du symbole est telle qu’elle peut entraîner une représentation quine trouvera de correspondance dans les faits qu’ultérieurement. Cesquelques exemples nous rappellent par ailleurs le rôle de premier planaccordé en péninsule ibérique, dans toute représentation de l’espace,aux villes. Dès l’époque d’Alphonse III, les chroniques de la «Recon-quête» énumèrent volontiers, de façon parfois presque incantatoire, leslistes de localités reconquises. Les villes organisent une sorte de « topo-graphie légendaire» (Halbwachs) – indépendamment de la véracité desfaits –, qui structure la mémoire de la «Reconquête»109.

Nous avons cité Compostelle, Tolède ou encore Séville. Mais d’autresvilles ont eu un grand rôle symbolique, généralement en relation avec

107. Patrick GAUTIER DALCHÉ, «De la glose à la contemplation…», art. cit.108. Voir les remarques de Rita COSTA GOMES, «A reconquista e a imaginário da cidadepeninsular», in : A simbólic do Espaço, Lisbonne, 1991, p. 45-57, en particulier p. 55.109. Maurice HALBWACHS, La topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte, Paris : Pressesuniversitaires de France, 1941.

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leur fonction politique et la présence en leur sein d’insignes de sacralitéparticuliers. L’un ne va d’ailleurs généralement pas sans l’autre. Ainsipour Oviedo et León, qui vont défendre, aux e et e siècles, leurfonction éphémère et déjà ancienne de capitales110. Dans ces deux cas,et à la différence de Séville ou surtout de Tolède, un passé chrétien pres-tigieux ne permettait pas de justifier les prétentions, qui étaient grandes.Les clercs idéologues, soit l’évêque Pélage à Oviedo ou Lucas de Túy àLeón, ont donc mis en avant deux faits compensatoires : d’une part laprésence de reliques prestigieuses et uniques, celles de l’Arca sancta àOviedo, celles de saint Isidore, «docteur des Espagnes», à León111.D’autre part, à l’origine même de cette présence, la notion de transfertde légitimité : avec l’Arca sancta, c’était la sacralité de Tolède qui s’étaitréfugiée dans les Asturies, avec Isidore c’était celle de Séville et de la cul-ture wisigothique qui avait gagné la ville de León.

Enfin, lorsqu’il s’agissait de légitimer une construction idéologiqueou sacrale, les pôles de référence pouvaient et devaient aussi être exté-rieurs à la péninsule. Deux villes se dégagent avec force, mais aussi selondes modalités changeantes, tout au long du Moyen Âge : il s’agit, icicomme ailleurs, de Jérusalem et Rome. Il serait en effet faux de croireque le prestige de Jérusalem n’aurait pas été comparable en péninsule àce qu’il était dans des régions ayant pris une part plus active aux croi-sades. Jérusalem appartenait au fonds commun de l’imaginaire chrétienet la péninsule ne fait pas exception à cette règle, comme le montre parexemple, à l’époque wisigothique, l’habitude d’appeler « Jérusalem»certaines églises cathédrales112. C’est cette même légitimation, chris-tique et orientale, que l’on retrouve dans les récits de la translation desaint Jacques – le corps de l’apôtre est miraculeusement venu de Terresainte jusqu’en Galice – ou dans ceux de l’Arca sancta – dont la plupartdes versions s’accordent à reconnaître qu’elle a d’abord été fabriquée à

110. Pour Oviedo, Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE, El Libro de los testamentos de lacatedral de Oviedo, Rome : Iglesia nacional española, 1971.111. Pour l’arca sancta d’Oviedo, mise au point et bibliographie dans Alexander Pierre BRO-NISCH, Reconquista und heiliger Krieg, op. cit., p. 169-172. Pour Isidore et León, Patrick HEN-RIET, « Rex, lex, plebs. Les miracles d’Isidore de Séville à León (e-e siècles) », in : MartinHEINZELMANN, Klaus HERBERS et Dieter BAUER (éd.), Mirakel im Mittelalter ; Konzeptio-nen, Erscheinungsformen, Deutungen, Stuttgart : Franz Steiner (Beiträge sur Hagiographie, 3), 2002,p. 334-350.112. Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, «La fecha de implantación del oracional festivo visigótico»,Boletín arqueológico, 113-120, 1971-1972, p. 215-243, ici p. 218-219 (repris dans Vie chrétienne etculture dans l’Espagne du VIIe au Xe siècle, Aldershot : Variorum, 1992, n° VI), ainsi que JosephN. GARVIN, The Vitas sanctorum patrum Emeretensium, Washington : The catholic university ofAmerica press, 1946, p. 408 (Mérida, Séville, Tolède, Tarragone). Sur le rôle de Jérusalemdans la péninsule du haut Moyen Âge, voir aussi les exemples cités par Francisco JavierFERNÁNDEZ CONDE, La religiosidad medieval en España, op. cit., p. 371-372.

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Jérusalem113. À l’époque même des croisades, le mirage de Jérusalemreste fondamental. Sur un plan strictement symbolique, et sans aborderle cas des croisés ou pèlerins ibériques – sans doute plus nombreuxqu’on ne l’a longtemps cru –114, il suffira de rappeler qu’au début desannées 1170, le nouvel ordre militaire de Saint-Jacques présente la luttecontre les musulmans d’Hispania comme partie d’un plan d’ensemblequi peut impliquer l’Afrique et, au-delà, Jérusalem115.

De la même façon, Rome a constitué un pôle symbolique de réfé-rence et de légitimation indépendamment de son rôle réel dans lesaffaires religieuses et politiques de la péninsule, lequel est resté, commeon le sait, des plus discrets jusqu’au milieu du e siècle116. Avant cettepériode, le prestige de Rome a donc été sans rapport avec le poids de lapapauté. Nous avons vu comment, dès le e siècle, la légende des septapôtres fondait la légitimité de Torquat et de ses compagnons – et parconséquent du christianisme ibérique – sur un séjour à Rome et unedélégation de pouvoir octroyée par Pierre et Paul. Il n’est pas indifférentde constater qu’au moment du changement de rite, c’est précisémentcette origine romaine qui, à San Millan de la Cogolla, sera mise en avant

113. Sur Jérusalem dans la tradition jacobéenne, Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, «Las tresgrandes peregrinaciones vistas desde Santiago», in : Santiago, Roma, Jerusalén. Actas del IIICongreso internacional de estudios jacobeos, Paolo CAUCCI VON SAUCKEN (éd.), Santiago :Xunta de Galicia, 1999. Dans le diplôme de 1075 qui rapporte l’ouverture de l’arca sancta parAlphonse VI, celle-ci est dite avoir été fabriquée à Tolède et non à Jérusalem: Andrés GAM-BRA, Alfonso VI. Cancillería, curia e imperio. II. Colección diplomática, León : Centro de estudios y deinvestigación «San Isidoro» (Fuentes y estudios de historia leonesa, 63), 1998, n° 27, p. 60-65.114. Références toujours utiles dans Martín FERNÁNDEZ DE NAVARRETE, Españoles enlas cruzadas, Madrid, 1816 ; rééd. Madrid : Polífemo, 1986). Tout récemment, MargaritaC. TORRES SEVILLA-QUIÑONES DE LEÓN, «Cruzados y peregrinos leoneses y castel-lanos en Tierra santa (s. -) », Medievalismo, 9, 1999, p. 63-82 et surtout, dans une ampleperspective, Nikolas JASPERT, «Frühformen der geistlichen Ritterorden und die Kreuzzug-bewegung auf der iberischen Halbinsel », in : Klaus HERBERS (éd.), Europa an der Wende vom11. Zum 12. Jahrhundert. Beiträge zu Ehren von Werner Goez, Stuttgart : Franz Steiner, 2001, p. 90-116, ainsi que Philippe JOSSERAND, «Croisade et reconquête dans les royaumes occiden-taux de la péninsule Ibérique au e siècle», à paraître in : L’expansion occidentale (XIe-XVe s.) :formes et conséquences, Paris, 2003 (Actes du XXXIIIe Congrès de la Société des historiensmédiévistes de l’enseignement supérieur public).115. «Si quod accidat, sarracenis ab Yspanie partibus citra mare propulsis, in terra de Mar-rocos magister et capitulum ire proposuerit, illic et eos adiuvare sicut fratres non desistant.Similiter et, si necesse fuerit, in Iherusalem», José Luis MARTÍN, Orígenes de la orden de Santiago,op. cit., n° 53, p. 227. Voir Klaus HERBERS, «Las órdenes militares ¿ lazo espiritual entreTierra santa, Roma y la península ibérica ? El ejemplo de la orden de Santiago», dans PaoloCAUCCI VON SAUCKEN (éd.), Santiago, Roma, Jerusalén, op. cit., p. 161-173.116. José María LACARRA, «La Iglesia visigoda en el siglo y sus relaciones con Roma»,in : Le Chiese nei regni dell’Europa occidentale e i loro rapporti con Roma fino all’800, Spolète : Presso lasede del centro (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 7), 1960,p. 353-384 ; Juan Francisco RIVERA RECIO, «Relaciones de la sede apostólica con los dis-tintos reinos hispanos», in : Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE (éd.), Historia de la Iglesiaen España, Madrid : Biblioteca de autores cristianos, 1982, vol. II/2, p. 259-262.

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pour légitimer la liturgie wisigothique117. C’est donc au nom de Romeque l’on contestait l’influence de Rome…

Ces brèves remarques sur les représentations cartographiques ducommentaire de Beatus puis, à partir d’elles, sur ce que nous avonsappelé les «pôles de référence», ou de légitimité, montrent bien que lesconstructions spatiales oscillent généralement entre symbolique chré-tienne et « réalité», sans qu’il soit possible de distinguer parfaitement cesdeux catégories. Or ce qui vaut pour la connaissance et l’ordonnance-ment du monde, ou encore pour la recherche de légitimités chrétiennes,vaut aussi pour la dynamique sociale de l’espace118. En effet, la spatiali-sation du territoire hispanique chrétien, entendue ici comme polarisa-tion de l’espace par des lieux privilégiés, n’est pas plus réductible à unehistoire des faits bruts qu’à une analyse des constructions symboliquespures, deux notions aussi anachroniques l’une que l’autre. On n’en don-nera ici que quelques exemples, jugés particulièrement significatifs.

Les lieux et les espaces symboliques dans leur contexte idéologique et social

La sacralisation d’espaces organisés par et autour d’églises est ancienne.On peut en retracer l’histoire à partir du e siècle, époque où la zonesituée autour du lieu de culte possède déjà les mêmes privilèges que lebâtiment lui-même, en particulier en matière de droit d’asile119. Pour lapéninsule, cet espace – terminum, dextrum – a été fixé par le douzièmeconcile de Tolède (681) à 30 pas à partir de l’église puis progressivementaugmenté, entre les e et e siècles, à 84 pas. Cette zone avait primitive-ment été conçue dans un but pratique, puisqu’elle comprenait, outre unespace funéraire, une zone de cultures destinées à approvisionner leclergé desservant l’église120. Il semble cependant que dans un contexteréformateur, la rupture que cet espace sacré représentait par rapport au

117. Voir le texte De missa apostolica in Spania ducta, présent avec d’autres textes de défense de laliturgie wisigothique (main du e siècle) dans le Codex Aemilianensis (Escorial, d.I.1), fol. 395ro-396vo (ici 395vo), Enrique FLÓREZ (éd.), ES, III, p. 389-395. Voir Pierre DAVID, Études histo-riques sur la Galice et le Portugal du VIe au XIIe siècle, Paris-Lisbonne : Livraria Portugalia, 1947,p. 112-113. Le thème de l’origine romaine de la messe hispanique se trouve déjà chez Beatusde Liebana : Apologeticus, 73, in : Obras completas de Beato de Liebana, J. GONZALEZ ECHEGA-RAY, A. DEL CAMPO et L.G. FREEMAN (éd.), p. 783.118. Sur ce concept, Alain GUERREAU, «Quelques caractères spécifiques de l’espace socialeuropéen», in : Neithard BULST, Robert DESCIMON et Alain GUERREAU (éd.), L’État oule roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris : Maison dessciences de l’homme, 1996, p. 85-101, et id., « Il significato dei luoghi…».119. Anne DUCLOUX, Ad ecclesiam confugere. Naissance du droit d’asile dans les églises (IVe-milieu duVe s.), Paris : De Boccard, 1994.120. Concilios visigóticos e hispano-romanos, José VIVES (éd.), Barcelone-Madrid, 1963, p. 398(Tolède XII) ; Alfonso GARCÍA GALLO, «El concilio de Coyanza», Anuario de historia del dere-cho español, 21, 1950, p. 274-533, ici p. 439-444.

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continuum spatial environnant ait été plus volontiers mise en valeur121.Ainsi en 1055, au concile de Coyanza, on insiste sur la soustraction decette zone à toute présence ou domination spécifiquement laïques122.Tout au long du haut Moyen Âge, cette articulation église/dextrumconcerne surtout, par la force des choses, des églises rurales123. Pourtant,du point de vue de la sacralisation de l’espace par la délimitation d’unezone entourant de toutes parts un sanctuaire, le cas le plus riche et lemieux documenté pour la péninsule ibérique est celui d’une égliseurbaine, celle de Saint-Jacques de Compostelle.

Les documents nous permettant d’assister à la constitution d’unezone de douze milles autour de l’église de Santiago ont été suspectés, et ilest vrai que leur tradition manuscrite ne commence qu’avec le Tumbo A,rédigé à la fin des années 1120124. Fernando López Alsina a cependantmontré qu’ils devaient être considérés, sur le fond au moins, commeauthentiques125. Dès 915, l’église apostolique est donc située au centred’un espace de douze milles (989 km2), expressément concédés «au saintapôtre»126. Ces douze milles ne sont pas sans rappeler les douze pas quiconstituent le «premier cercle» du traditionnel dextrum. Mais ils ont aussiune dimension symbolique qu’il est difficile d’ignorer. Douze, c’est évi-demment le chiffre des apôtres, voire celui des clercs qui desservent lemonastère d’Antealtares dans la fameuse concorde de 1077, ou encore lechiffre qui, multiplié par six, permet de fixer en 1102 à soixante-douze lenombre des chanoines qui composeront le chapitre cathédral tel que lerefonde alors Diego Gelmírez127. Espace symbolique à n’en pas douter,

121. Amancio ISLA FREZ (Realezas hispánicas del año mil, La Corogne : Seminario de estudosgalegos, 1999, p. 162), invite à prendre avec les plus grandes précautions les mises en gardecontre la violation des espaces sacrés antérieures au concile de Coyanza. Sur la protection desespaces sacrés dans le monde catalan dès la première moitié du e siècle, en particulier avecl’abbé Oliba, voir Gener GONZALVO I BOU (éd.), Les constitucions de pau i treva de Catalunya(segles XI-XIII), Barcelone : Departament de justícia (Textos jurídics catalans. Lleis i costums,II/3), 1994, p. 4 (1027) : « ecclesiam vel domos in circuitu positas a XXX passibus» ; p. 9(1033) : «usque ad XXX passus».122. Alfonso GARCÍA GALLO, «El concilio de Coyanza…», art. cit., p. 294 (« et infra dex-tros ipsius ecclesiae laici cum feminis non habitent, nec ius aliquod ibi possideant»).123. Voir les exemples cités par Alfonso García Gallo, ibid., p. 441, n. 352-353. Cas d’espèce :Fernando LÓPEZ ALSINA, «Millas in giro ecclesie : el ejemplo del monasterio de San Julián deSamos», Estudios medievais, 10, 1993, p. 159-187.124. Manuel LUCAS ÁLVAREZ (éd.), La documentación del tumbo A de la catedral de Santiago deCompostela. Estudio y edición, León : Centro de estudios y de investigación «San Isidoro»(Fuentes y Estudios de Historia Leonesa, 64), 1997.125. Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago de Compostela en la alta Edad Media (800-1150), Santiago : Ayuntamiento de Santiago de Compostela, 1988, p. 127 sq. Les lignes quisuivent s’inspirent beaucoup de ce livre de référence.126. Manuel LUCAS ÁLVAREZ (éd.), La documentación, n° 28, p. 108-111.127. Concorde d’Antealtares : Antonio LÓPEZ FERREIRO, Historia de la santa A.M. iglesia deSantiago de Compostela, Santiago : Impr. del seminario conciliar central, 1900, vol. III, p. 3-7. Les

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donc, mais aussi espace de domination bien réel. La territorialisation dusacré ne s’opère pas, en effet, sur le seul plan symbolique : les trois millesde la donation initiale (834), portés à six en 858, puis à douze en 915,sont autant de cercles concentriques délimitant un noyau seigneurialjacobéen compact, qui se dilate au rythme des privilèges royaux128.Cette organisation radiale et centrifuge permet aussi la délimitation pro-gressive, aux e et e siècles, de l’alfoz de la ville de Compostelle, équiva-lent au premier cercle (« giro»)129. La confusion des espaces sacral, sei-gneurial et urbain est donc totale.

Les fondements de cette construction spatiale, assurément plus com-plexe que ne le laissent entendre ces quelques lignes, ont donc très certai-nement leurs origines dans les privilèges des e et e siècles, que ceux-ciaient ou non été retouchés. Mais il faut ici rappeler une nouvelle fois queces textes ne nous ont pas été transmis – dans le Tumbo A de la cathé-drale – avant la fin des années 1120. Il semble donc en réalité que c’estseulement alors que cette construction, qui s’était toujours située sur ledouble plan de la représentation et de la praxis, trouve son point de cris-tallisation idéologique. Le Tumbo A, en effet, n’est pas un banal cartulaire– à supposer qu’un cartulaire puisse être banal ! –, mais bien le premierdes grands monuments édifiés sur le parchemin, au e siècle, en l’hon-neur de saint Jacques et de son église130. La vaste entreprise de légitima-tion idéologique qui caractérise l’épiscopat de Diego Gelmírez s’appuiedonc largement sur la construction d’un périmètre jacobéen, qui est à lafois un espace de paix, de domination ecclésiastique et de présence sei-gneuriale131. Il est difficile de ne pas penser ici à d’autres constructionsspatiales plus ou moins comparables, ainsi les sagreras, telles qu’elles sedéveloppent en Catalogne à partir des années 1030, ou le «ban sacré»de Cluny, précisément délimité par Urbain II en 1095, en présence del’évêque de Compostelle Dalmace, qui était un ancien moine de l’ab-baye bourguignonne132. Il y a là un contexte global de «matérialisation»

soixante-douze chanoines du chapitre cathédral : Historia compostellana, I, 20, Emma FALQUE(éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 70), 1988, p. 46-47. Richard FLETCHER, Saint James’scatapult, op. cit., p. 163-192.128. Manuel LUCAS ÁLVAREZ, La documentación, éd. cit., n° 1 (04/09/834), p. 62-64 ; n° 2(858), p. 64-65.129. Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago, op. cit., p. 134-137.130. Les autres étant le Registrum (ou Historia compostellana) et le Codex Calixtinus. Pour une ten-tative de mise en perspective, Patrick HENRIET, «Hagiographie et historiographie en pénin-sule ibérique (e-e siècles) : quelques remarques», Cahiers de linguistique hispanique médiévale,23, 2000, p. 53-85, ici p. 61-66.131. Sur les différents aspects du « règne» de Gelmírez, voir Ludwig VONES, Die «Historiacompostellana », op. cit., et Richard FLETCHER, Saint James’s catapult, op. cit.132. Sur les sagreras catalanes, voir V. FARÍAS ZURITA, «La sagrera catalana (c. 1025-c. 1200) : características y desarollo de un tipo de asentamiento eclesial », Studia historica.

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et de « spatialisation» du sacré, analysé ailleurs et pour d’autres régionsde la Chrétienté, qui est très certainement aussi celui de l’Espagne133.

Or c’est précisément à cette époque que l’espace jacobéen se dilate –ou prétend se dilater – à l’échelle de toute la péninsule, grâce à la confec-tion du privilège dit «des vœux» (Privilegio de los votos), daté de 834134.Selon ce faux célèbre, après la miraculeuse victoire du roi Ramire Ier lorsde la bataille de Clavijo, tous les paysans ibériques devaient désormaisdonner au chapitre compostellan un pourcentage de leur récolte de bléet de vin. On sait que cet acte, l’un des plus célèbres et des plus discutésde l’histoire de la péninsule, a été forgé au milieu du e siècle ou peuaprès, sans doute par le chanoine Pedro Marcio135. Tout n’y était cepen-dant pas pure invention, puisque la documentation permet bien de repé-rer, avant la forgerie, l’existence plus que probable des «vœux». Il estmême possible, mais non assuré, que derrière le faux de Pedro Marcio secache une authentique concession de Ramire II (934)136. Mais ce quiimporte ici est encore la notion de cristallisation. C’est bien au e sièclequ’intervient la mise en valeur idéologique qui permet de passer d’unespace local à un espace sinon universel, du moins panhispanique. LePrivilège des vœux engage on ne peut plus clairement les chrétiens per totamHispaniam et s’adresse à « tous les chrétiens d’Espagne»137.

Historia medieval, 11, 1993, p. 81-121, et Pierre BONNASSIE, «Les sagreres catalanes : laconcentration de l’habitat dans le “cercle de paix” des églises (e siècle) », in : L’environnement deséglises et la topographie religieuse dans les campagnes médiévales, Michel FIXOT et ÉlisabethZADORA-RIO (éd.), Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1994. Sur le«ban sacré» clunisien, Barbara ROSENWEIN, Negotiating space. Power, restraint and privileges ofimmunity in early medieval Europe, Ithaca : Cornell university press, 1999, p. 168-183, et DidierMÉHU, Paix et communauté autour de l’abbaye de Cluny (Xe-XVe siècle), Lyon : Presses universitaires deLyon (Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 9), 2001, p. 151-165.133. Outre Barbara Rosenwein (voir note précédente), Dominique IOGNA-PRAT, Ordonneret exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam. 1000-1150, Paris : Aubier,1998, p. 161-185, et Michel LAUWERS, Lieux sacrés, espace funéraire et propriété ecclésiale au MoyenÂge, à paraître.134. Antonio LÓPEZ FERREIRO (éd.), Historia de la santa A.M. iglesia de Santiago, op. cit., Santiago, 1899, vol. II, p. 132-137.135. Voir Ludwig VONES, Die «Historia compostellana », op. cit., p. 205-210 ; Richard FLET-CHER, Saint James’s catapult, op. cit., p. 293-294 ; Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de San-tiago, op. cit., p. 175-186 ; Klaus HERBERS, Política y veneración de los santos en la pénínsula ibérica.Desarollo del « Santiago político », s. l. : Fundación cultural Rutas del Románico, 1999 (éd. all.1994), p. 66-71. Dans une perspective historiographique, Ofelia REY CASTELAO, La histo-riografía del Voto de Santiago. Recopilación crítica de una polémica histórica, Santiago : Universidad deSantiago de Compostela, 1985.136. Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago, op. cit., p. 175 et note 206.137. « Cum assensu […] omnium Hispanie christianorum», Antonio LÓPEZ FERREIRO(éd.), Historia de la santa A.M. iglesia de Santiago, op. cit., vol. II, p. 132. «Statuimus ergo per totamHispaniam, ac universis Hispaniarum partibus», ibid., p. 135. «Nos omnes christiani Hispanie[…] et totius Hispanie christianitatis », ibid. «Nos omnes Hispanie terrarum habitatorespopuli », ibid., p. 137.

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Par la richesse de sa documentation, par son prestige et sa notoriétédans tout l’Occident chrétien, le cas de Compostelle est sans doute privi-légié. Cela ne signifie pas qu’il soit pour autant à part. Tout centre ecclé-siastique produit des textes, des images, des objets, des monuments, etexprime par là une idéologie qui ne va pas sans une insertion dans l’es-pace. Tout centre mérite par conséquent une étude particulière, qui doitévidemment prendre la mesure de la documentation conservée. Desconstructions fondées sur, ou tout au moins impliquant une organisationsymbolique de l’espace, se retrouvent au e siècle à León, à Oviedo, à Santo Domingo de Silos, à San Millan de la Cogolla et ailleursencore138. Pour ne prendre qu’un exemple, le schéma jacobéen desvœux comme légitimation d’une domination élargie se retrouve, defaçon assez voisine, à San Millán et à Saint-Isidore de León. À San Millán, au début du e siècle sans doute, on met en place un systèmede perception des «votos» vraisemblablement inspiré de celui de Saint-Jacques139. À León, le texte hagiographique fondant, à la fin due siècle, la liberté du monastère, reprend mot à mot certains passagesdu Privilegio de los votos et, un peu plus tard, Lucas de Túy mentionne sanss’y attarder l’existence de vœux « isidoriens»140.

Les lieux ecclésiaux comme centres

Au centre de tout espace, à l’origine de tout pôle de référence ou de légi-timation, on trouve donc un lieu investi d’une valeur sacrale particu-

138. Pour Oviedo, voir l’article de Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE dans ce volume,qui permet de retrouver les principaux travaux. La bibliographie propre à ces différentscentres est dispersée. Chacun d’entre eux mériterait une étude spécifique effectuée dans laperspective de l’« instrumentalisation» de l’espace (rapports, réels ou supposés, du centre reli-gieux avec l’Hispania, les royaumes voisins voire opposés, le monde « franco», al-Andalus,Jérusalem, etc.).139. Le sens de la dépendance entre le Privilège des Vœux de saint Jacques et celui d’Émilien nefait pas l’unanimité. Antonio UBIETO ARTETA («Los Votos de San Millán», in : Homenaje aVicens Vives, Barcelone, 1965, vol. I, p. 309-324) propose de dater la falsification de San Millánde la Cogolla des années 1143-1144, soit avant celle de Compostelle. Sa datation a été et estsuivie par beaucoup d’historiens, dont José Ángel GARCÍA DE CORTÁZAR, par exempledans «Percepción y organización social del espacio en la Castilla del siglo », Finisterre, 24,1989, p. 5-37. Contra, et en faveur d’une datation début e siècle, Brian DUTTON, La «Vidade San Millan de la Cogolla » de Gonzalo de Berceo. Estudio y edición crítica, Londres : Tamesis books,1967, p. 1-9 (avec édition du texte p. 2-9) et 185-186.140. Voir ainsi l’utilisation de III Reg, 2, 2 dans le Privilège des Vœux, Antonio LÓPEZ FER-REIRO (éd.), Historia de la santa A.M. iglesia de Santiago, op. cit., vol. II, p. 134, puis dans l’Historiatranslationis sancti Isidori, Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 171, et dans le Liber miraculorum bea-tissimi Isidori, chap. 32 et 41, Patrick HENRIET (éd.), «Hagiographie et politique à León audébut du e siècle : les chanoines réguliers de Saint-Isidore et la prise de Baeza», RevueMabillon, n. s. 8 [t. 69], 1997, p. 53-82, ici p. 80. Il a aussi existé plus tardivement, autour dumonastère aragonais de San Juan de la Peña, des «Vœux de saint Indalèce» : Ricardo MUR,Geografía medieval del voto a San Indalecio, Saragosse : Departamento de cultura, 1991.

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lière141. En dernière analyse, dans un système symbolique chrétien, ontrouvera toujours un sanctuaire autour duquel s’organiseront les rela-tions complexes entre réalités politiques, sociales ou économiques, et lesreprésentations ou les idéologies. Le module de base de la spatialisationdu sacré, aussi bien que de la sacralisation de l’espace, est donc l’égliseen tant que bâtiment. Celui-ci n’est cependant investi d’une charge sym-bolique qu’à partir du moment où il est consacré, en d’autres termeslorsqu’il fait l’objet d’une transformation qui passe à la fois par un pro-cessus rituel et par une dotation sacrale, celle des reliques142. On aime-rait pouvoir comparer, de ce point de vue, les cérémonies de dédicacedes églises selon le rite wisigothique et selon le rite romano-franc. Tâchemalheureusement impossible, les livres liturgiques conservés ne compor-tant aucun ordo du rituel hispanique, pour lequel nous connaissonscependant des listes d’antiennes, de prières, des lectures et deshymnes143. On peut certes hasarder quelques suggestions, mais il est dif-ficile de les étayer par des éléments concrets. Ainsi, le fait que la dédicacede l’église ait lieu un dimanche selon le rite hispanique, mais un vendrediselon le rite romano-franc, n’est peut-être pas seulement anecdotique144.Nous sommes d’un côté dans une perspective triomphale et victorieuse,celle de la Résurrection du dimanche, de l’autre dans une logique peut-être plus dramatique et pénitentielle, celle de la mort du Christ (ven-dredi). Mais les textes et les études, rares sur ce point, ne permettentguère de pousser le raisonnement plus loin.

La péninsule ibérique possède en revanche dans sa partie la plusorientale, la Catalogne, une documentation absolument exceptionnelle :

141. Lieu et non espace. Voir par exemple le cantique pour la dédicace des églises qui figuredans le «Livre d’heures» de Ferdinand Ier [2 Par. 6, 14-6, 42], Libro de horas de Fernando I deLeón. Edición facsímile do manuscrito 609 (Res. 1) da Biblioteca universitaria de Santiago de Compostela.Estudios de Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ e Serafín MORALEJO. Transcripción do texto deMaría Virtudes PARDO GÓMEZ et María Araceli GARCÍA PIÑEIRO, Santiago : Xunta deGalicia (Scriptorium, 8), 1995, p. 160 : trois occurrences rapprochées de locus.142. Éric PALAZZO, L’évêque et son image. L’illustration du pontifical au Moyen Âge, Turnhout : Brepols, 1999, p. 307-356, avec bibliographie.143. Marius FÉROTIN, «La dédicace des églises chez les wisigoths», in : Le Liber ordinum enusage dans l’Église wisigothique et mozarabe d’Espagne du cinquième au onzième siècle, Paris : Firmin-Didot, 1904 (réimpression avec supplément de bibliographie générale par Anthony WARD etCuthbert JOHNSON, Rome 1996 [Bibliotheca «Ephemerides liturgicae», Subsidia 83]), col.506-515. Pour les prières, lectures et hymnes, Marius FÉROTIN, ibid., col. 515, ainsi queLouis BROU et José VIVES (éd.), Antifonario visigótico-mozárabe de la catedral de León, Madrid :Instituto Padre Enrique Flórez, 1959 (Monumenta Hispaniae sacra. Serie litúrgica, V/1),p. 431-444, ainsi que Juan Javier FLORES, «La liturgia de la dedicación de iglesias segun losmanuscritos de Silos», in : El romanico en Silos. IX Centenario de la consagración de la iglesia y claustro.1088-1988, Silos : Abadía de Silos (Studia Silensia. Series maior, 1), 1990, p. 69-75.144. Voir le canon 1 du concile de Saragosse III (691), José VIVES (éd.), Concilios visigóticos,p. 476 («ut non liceat episcopis cetra diebus dominicis consecrationes ecclesiarum exercere»).Juan Javier FLORES, «La litúrgia de la dedicación», art. cit.

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celle des actes de consécration d’église145. Ces textes, particulièrementintéressants pour notre propos, ont déjà été fort bien étudiés par plusieurs chercheurs146. Pour certains grands centres, entre le e et lee siècle, les actes de consécration peuvent se succéder à intervallespresque réguliers (quatre cérémonies à Ripoll entre 888 et 1032). MichelZimmermann a montré comment ces rituels permettent de marquer unlieu et, au delà, un espace, tout en construisant une mémoire qui, demême que dans des sources plus littéraires, peut être aménagée ou retou-chée par ajouts – et retraits – successifs147. Lorsque l’église est celle d’unmonastère qui joue le rôle de panthéon et abrite un scriptorium produi-sant des textes historiographiques – c’est le cas de Ripoll –, la dédicacede l’église est une affirmation, ou plus fréquemment une réaffirmation,de son rôle dans l’organisation de l’espace et du temps148.

Cette situation n’est parfois pas sans relation avec les choix liturgiquesauxquels il a été fait allusion plus haut. En Castille, pour la dédicace dela nouvelle église de Silos, en 1088, c’est très certainement le riteromano-franc qui est utilisé. La cérémonie sert donc à la fois à refonderun établissement qui possède désormais les reliques d’un confesseurprestigieux – l’abbé Dominique – et à marquer le rôle de Rome dans lavie de l’Église hispanique149. Elle permet enfin à un grand et ancienmonastère de revendiquer publiquement le statut de centre de pèle-rinage indépendant. Le jour de la dédicace de l’église, un homme mira-culeusement libéré des geôles sarrasines arrive en effet à Silos et fait

145. Cebrià BARAUT, Les actes de consagracions d’esglésies de l’antic bisbat d’Urgell (segles IX-XII),Urgell : Societat cultural urgellitana, 1986.146. Voir en particulier Michel ZIMMERMANN, «Les actes de consécration d’églises dudiocèse d’Urgell (e-e siècle) : la mise en ordre d’un espace chrétien», in : Michel KAPLAN(éd.), Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident, Paris : Publications de la Sor-bonne (Byzantina Sorbonensia, 18), 2001, p. 301-318, et, du même, l’article publié dans cevolume.147. Michel ZIMMERMANN, «El papel de Ripoll en la creación de una historia nacionalcatalana», in : Tiempo de monasterios. Los monasterios de Cataluña en torno al año 1000, Barcelone :Departament de cultura, 2000, p. 252-273. Sur l’acte de consécration de 977, id., «Formulede consécration d’église», in : Olivier GUYOTJEANNIN et Emmanuel POULLE (éd.), Autourde Gerbert d’ Aurillac, le pape de l’an Mil. Album de documents commentés, Paris : École des Chartes,1996, p. 26-35.148. Du côté «occidental », signalons la richesse du dossier relatif à l’acte de consécration dela cathédrale de Santiago (899), qui a sans doute été retouché, interpolé, etc. : abondantebibliographie, que l’on démêlera grâce à José Manuel DÍAZ DE BUSTAMANTE et JoséEduardo LÓPEZ PEREIRA, «El acta de consagración de la catedral de Santiago : edición yestudio crítico», Compostellanum, 35, 1990, p. 377-400.149. Dédicace de Silos : voir Marius FÉROTIN, Histoire de l’abbaye de Silos, Paris : Baugé, 1897,p. 72 et note 3 pour le texte de la fin du e siècle rapportant la dédicace, ainsi que MiguelC. VIVANCOS, Documentación del monasterio de Santo Domingo de Silos (954-1254), Burgos : Garrido Garrido (Fuentes medievales castellano-leonesas), 1988, n° 25, p. 30 (d’aprèsms. BNF, Nouv. Acq. Lat. 2169, fol. 37bis vo).

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publiquement le récit de ses tribulations, devant une assemblée choisiequi comprend entre autres le légat Richard de Marseille150. Il n’y a évi-demment là aucun hasard. La dédicace joue à la fois sur le temps et l’es-pace. Elle est un événement repère dans la vie du monastère phare del’Église castillane, voire romaine, en même temps qu’elle facilite la revi-talisation rituelle d’un lieu et d’un espace déjà sacrés.

Et que dire du rôle de la cérémonie de dédicace dans le quadrillagechrétien des territoires soustraits à l’islam? On sait que les cathédralesont généralement été installées sur des sites de mosquées151. Or diversesétudes ont récemment insisté sur le fait que si le passage de la mosquée àl’église suivait presque immédiatement la reconquête, la transformationphysique des bâtiments pouvait quant à elle prendre des décennies, voiredes siècles152. Bernard de Sédirac, premier archevêque de Tolède aprèsla conquête, ainsi que tous ses successeurs du e siècle, ont à leur dispo-sition une cathédrale qui, d’un point de vue matériel, et à quelquesmodifications près, est en réalité la grande mosquée musulmane153. Cen’est qu’avec Jiménez de Rada, soit dans la première moitié due siècle, que le bâtiment qui « in forma mezquite a tempore arabumadhuc stabat», est reconstruit en style gothique154. À Valence, il fautattendre les années 1270 pour assister au remplacement de la mosquéepar une cathédrale en « style chrétien»155. Ces «bâtiments témoins»

150. Vita Dominici Siliensis, II, 21, Vitalino VALCARCEL (éd.), La «Vita Dominici Siliensis » deGrimaldo, p. 358-360.151. Voir la communication d’Ana Echevarría dans ce volume.152. Julie Ann HARRIS, «Mosque to church. Conversions in the Reconquest », Medievalencounters, 3, 1997, p. 158-172 ; Amy G. REMENSNYDER, «The colonization of sacredarchitecture : the Virgin Mary, mosques and temples in medieval Spain and early sixteenth-century Mexico», in : Monks and nuns, saints and outcasts. Religion in medieval society, Ithaca etLondres : Cornell university press, 2000, p. 189-219. Pascal BURESI, «Les conversionsd’églises et de mosquées en Espagne aux e-e siècles », in : Villes et religion. Mélanges offerts àJean-Louis Biget, Paris : Publications de la Sorbonne, 2000, p. 333-350. Voir aussi, déjà, le sur-vol de José ORLANDIS, «Un problema eclesiástico de la Reconquista española : la conver-sión de mezquitas en iglesias cristianas», in : Mélanges offerts à Jean Dauvillier, Toulouse : Centred’histoire juridique méridionale, 1970, p. 595-604.153. Les conditions de la transformation de la mosquée en cathédrale sont bien connues, maisle récit de Jiménez de Rada (De rebus Hispaniae, VI, 24, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.),p. 205-207), est tardif. Voir Juan Francisco RIVERA RECIO, La Iglesia de Toledo en el siglo XII

(1086-1208), Rome : Iglesia nacional española, 1976, vol. II, p. 13-14 ; Francisco J. HER-NÁNDEZ, «La cathédrale, instrument d’assimilation», in : Louis CARDAILLAC (éd.), Tolède,XIIe-XIIIe s. Musulmans, chrétiens et juifs : le savoir et la tolérance, Paris : Autrement, 1991, p. 75-91.154. Jiménez de Rada, De rebus Hispaniae, IX, 13, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.),p. 294. Juan Francisco RIVERA RECIO, La Iglesia de Toledo, op. cit., p. 16-19. B. COQUELINDE LISLE, «De la grande mosquée à la cathédrale gothique», in : Louis CARDAILLAC(éd.), Tolède, XIIe-XIIIe s., op. cit. p. 147-157.155. Robert Ignatius BURNS, «The Parish as a frontier institution in 13th Valencia», Specu-lum, 37, 1962, p. 244-251, ici p. 250 («modum ecclesiarum more christiano constructarum») ;Pascal BURESI, «Les conversions d’églises…», art. cit., p. 348.

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n’étaient pourtant plus des mosquées depuis longtemps. Ils avaient étérituellement purifiés juste après la reconquête, selon le rite romain, et ilsavaient été dotés de reliques enracinant dans l’espace leur caractère pro-fondément chrétien. Au centre des espaces de sacralité, des églises. Maisau centre symbolique des églises, des reliques…

Sud/nord, nord/sud : reliques, rois et marquage de l’espace

Le marquage de l’espace sacré par les reliques n’est évidemment pas unepratique spécifiquement hispanique. Celle-ci se développe dès l’Anti-quité tardive, s’accélère à l’époque carolingienne et connaît une sorted’âge d’or aux e et e siècles156. Toutes les translations tracent dessolidarités, des axes et des espaces symboliques. Le maillage est serré,puisque chaque église a normalement des reliques moulées dans un ouplusieurs autels157. Néanmoins, le prestige et l’influence d’un sanctuairesont généralement proportionnels à la renommée des reliques qu’ilabrite. La christianisation, l’organisation ou la réorganisation de l’espacechrétien s’accompagnent donc tout au long du Moyen Âge d’innom-brables translations, qui sont autant de tentatives pour polariser religieu-sement l’espace à partir d’un locus158. Et de ce point de vue, la péninsuleibérique présente quelques fortes spécificités qu’il convient de mettrebrièvement en valeur.

La première originalité hispanique est sans doute l’écart qui a long-temps existé entre l’importance accordée, comme partout ailleurs, auxinventions et translations de reliques, et la production de textes hagio-graphiques permettant leur mise en valeur idéologique. Au cours dese-e siècles, à l’exception du cas particulier des martyrs de Cordoue,qui s’intéresse d’ailleurs beaucoup plus aux comportements humainsqu’à la virtus des corps saints, la production hagiographique est d’unegrande pauvreté. Les nombreux transferts de reliques qui ont sansdoute accompagné l’avancée musulmane ne nous sont connus que parbribes et dans des sources très postérieures, parfois musulmanesd’ailleurs («Moro Rasis »)159. Le grand événement du e siècle en la

156. Anton LEGNER, Reliquien in Kunst und Kult, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesell-schaft, 1995 ; Arnold ANGENENDT, Heilige und Reliquien, op. cit. ; Edina BOZÓKY et Anne-Marie HELVÉTIUS (éd.), Les reliques, op. cit.157. Nicole HERRMANN-MASCARD, Les reliques. Formation coutumière d’un droit, Paris :Klincksieck, 1975.158. Martin HEINZELMANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turn-hout : Brepols (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 33), 1979. Voir à titred’exemple Édina BOZÓKY, «La politique des reliques des premiers comtes de Flandre (findu e - fin du e siècle) », in : Les reliques. Objets, cultes, symboles, op. cit., p. 271-292.159. Croníca del Moro Rasis, Diego CATALÁN et Maria Soledad DE ANDRÉS (éd.), p. 280-283.

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matière, à savoir l’inventio des reliques de saint Jacques, nous est rapportépour la première fois dans la Concorde d’Antealtares, soit en 1077160. Pen-dant longtemps, les translations depuis l’Espagne musulmane ne sontguère mieux loties. Il semble ainsi assuré qu’Alphonse III fit venir deCordoue à Oviedo les corps des martyrs Euloge et Lucrèce, mais iln’existe aucun texte contemporain ou même médiéval mettant envaleur cette décision, pourtant importante161. L’époque d’Alphonse IIIest pourtant celle où la monarchie asturienne se préoccupe du cours de l’Histoire et fait composer diverses chroniques. Il est donc d’autantplus frappant de constater que les textes composés sous le règne d’Al-phonse III ne font pas plus allusion à la translation des restes d’Euloge– ce qui peut à la rigueur s’expliquer par des raisons chronologiques –qu’à l’invention du corps de saint Jacques. Elles insistent en revanchesur la réorganisation de l’espace urbain par les souverains, construc-teurs, bâtisseurs et « créateurs d’espace»162. Les reliques n’ont dans ceschéma qu’un rôle subordonné163. Le personnage du souverain pieuxcar fondateur de sanctuaires à reliques, simultanément et complémen-tairement caractérisés par la perfection de leur mode de vie monastiqueou canonial, appartient en réalité à une époque postérieure.

Cette époque est celle des e et e siècles. On assiste alors, en parti-culier dans les années 1060-1080, à une intensification des translationsde reliques, puis, au cours des générations suivantes, à leur mise envaleur hagiographique. Le sens de ces translations doit être souligné, caril traduit une nette volonté de recentrer l’espace chrétien sur quelquesvilles importantes : nombre de transferts se font en effet depuis l’Espagnemusulmane vers l’Espagne septentrionale chrétienne, ce qui peut êtrepartiellement expliqué par la faiblesse politique des royaumes musul-mans dits de taifas. Les initiatives sont royales mais aussi aristocratiques.Les restes d’Isidore sont ainsi amenés de Séville à León (1063)164, ceux

160. Antonio LÓPEZ FERREIRO (éd.), Historia de la santa A.M. Iglesia de Santiago, op. cit.,vol. III, p. 3-7.161. Armando COTARELO Y VALLEDOR, Alfonso III el Magno, op. cit., p. 289-291. Aucuntexte contemporain. Il semble y avoir un renouveau du culte d’Euloge et Lucrèce en 1305,avec la translation des reliques dans la Cámara Santa : Francisco Diego SANTOS, Inscripcionesmedievales de Asturias, Oviedo : Principado de Asturias, 1994, p. 67.162. Voir les références données par Dominique Iogna-Prat dans ce même volume, p. 206 etnote 31.163. Il suffit pour s’en convaicre de comparer les chroniques «asturiennes» et celles de la pre-mière moitié du e siècle (Historia silense, Chronique de Pélage d’Oviedo), qui accordent,elles, un grand rôle aux reliques.164. Outre les textes cités en notes 52 et 99, voir Antonio VIÑAYO GONZÁLEZ, «Cues-tiones histórico-críticas en torno a la traslación del cuerpo de san Isidoro», in : Isidoriana. Estu-dios sobre san Isidoro en el XIV centenario de su nacimiento, León : Centro de estudios «San Isidoro»,1961, p. 285-297, et G. WEST, «La traslación del cuerpo de san Isidoro como fuente de laHistoria llamada Silense», Hispania sacra, 27, 1974, p. 365-371.

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du martyr Zoïle de Cordoue à Carrión (1065?)165, ceux de l’«apôtre»Indalèce d’Almería à San Juan de la Peña (1084)166, ceux de Nunilo etAlodia à Leyre (880, avec un récit sans doute de la fin du e ou du débutdu e siècle)167. Si l’on ajoute à ces quelques cas celui de Pélage de Cor-doue au e siècle, ou encore ceux que l’on connaît mal mais qui sontincidemment mentionnés par tel ou tel chroniqueur, on a bien le senti-ment qu’une Espagne chrétienne en expansion reconstruit ses centres desacralité168. Pour ce faire, elle va prendre les reliques là où elles se trou-vent, soit dans la partie de la péninsule la plus anciennement et la plusprofondément christianisée. En termes de capital symbolique, lesreliques sont alors, et de loin, le premier produit importé d’al-Andalus.Et l’on pourrait sans doute prolonger ce raisonnement par des considé-rations relatives aux objets islamiques, en particulier boîtes et coffrets,transformés en reliquaires après leur acquisition par tel ou tel centre religieux169.

Curieusement, cette revitalisation du tissu spatial et sacral desroyaumes chrétiens s’organise selon un axe sud/nord qui en rencontreun autre exactement inverse : celui du marquage du territoire par lecorps des souverains défunts170. Les lignes de progression, dans tous lesroyaumes, sont cette fois-ci nord/sud. Pour nous limiter aux souverainsasturiens, léonais et castillans, les lieux d’inhumation se sont déplacéspar sauts de puce successifs, selon un axe menant successivement –moyennant quelques simplifications de ma part et abstraction faite de

165. Madrid, BNE, ms. 11556, fol. 140ro-142vo. Voir Patrick HENRIET, «Un hagiographeau travail…», art. cit.166. AASS, Apr. III (Paris-Rome, 1866), 733-739. Abstraction faite de ce texte, la translationest aussi attestée dans la liturgie de San Juan de la Peña dès le e siècle (voir note 64), ainsique dans une charte de 1090 : Ángel CANELLAS, Colección diplomática de Sancho Ramírez, Sara-gosse : Real sociedad económica aragonesa de amigos del pais, 1993, n° 118.167. Juan GIL FERNÁNDEZ, «En torno a las santas Nunilon y Alodia…», art. cit.Ann CHRISTYS, Christians in al-Andalus (711-1000), Richmond : Curzon, 2002, p. 68-79, pro-pose contre Gil une redatation haute de la Passio aussi bien que du martyre. Ce n’est pas le lieude discuter ici ses arguments, qui m’ont parfois semblé très fragiles.168. Voir par exemple ce passage jamais commenté de Jiménez de Rada, selon lequel PedroFernández de Castro aurait organisé la translation des reliques de Juste et Rufine, depuisSéville vers le monastère de Las Huelgas (Burgos) : De rebus Hispaniae, VI, 12, JuanFERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), p. 192.169. Divers exemples dans The art of medieval Spain, a. d. 500-1200, New York : Metropolitanmuseum of art, 1993, n° 46, p. 98, n° 132, p. 273-276, etc. Plus généralement, Philippe BUC,«Conversion of objects », Viator, 28, 1997, p. 99-143, en particulier p. 102-103.170. Beaucoup d’éléments à prendre dans les livres de Ricardo DEL ARCO, Sepulcros de lacasa real de Aragón, Madrid : CSIC. Instituto Jerónimo Zurita, 1945, et id., Sepulcros de la casa realde Castilla, Madrid : CSIC. Instituto Jerónimo Zurita, 1954. Liste des lieux d’inhumation dessouverains asturiens, léonais et castillans dans Ariel GUIANCE, Los discursos sobre la muerte en laCastilla medieval (siglos VII-XV), Valladolid : Consejería de educación y cultura, 1998, p. 310-311.Voir aussi Panteones reales de las monarquías hispánicas, Madrid, 2000.

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quelques allers-retours, voire même, avec le cas de Compostelle, d’unaxe minoritaire ouest/est – de Cangas de Onís à Grenade, en passant,dans l’ordre, par Oviedo, León, Tolède, Séville, Grenade enfin. Il a puarriver que ces panthéons, toujours récents, toujours provisoires, concor-dent quelques temps avec des lieux fraîchement revitalisés par l’arrivéed’un corps prestigieux : ainsi León à la fin du e siècle171. Mais cettecoïncidence est exceptionnelle. L’axe de la «Reconquête» est exacte-ment inverse à celui des translations de reliques, d’où cette oppositioncurieuse, peut-être sans exemple dans le reste de l’Occident. C’est néan-moins le même phénomène qui s’exprime derrière cette inversion desaxes : l’occupation chrétienne de l’espace passe par son organisation àpartir de lieux privilégiés qui sont des lieux funéraires.

Des lieux à l’espace : remarques sur la réorganisation de la carte diocésaine

Les translations de reliques aussi bien que la mobilité des panthéonsroyaux illustrent donc la nécessité de structurer les régions reconquisesen les dotant de centres. Mais la réorganisation de l’espace chrétienimpliquait aussi, avant tout peut-être, celle des diocèses172. Or en cedomaine, la situation était particulièrement complexe. En bonne théorie,la carte ecclésiastique devait retrouver les formes et les frontières quiavaient été les siennes à l’époque wisigothique, soit jusqu’en 711. Dans laréalité, les choses étaient infiniment plus compliquées. De nouveauxsièges étaient apparus, sans antécédent d’aucune sorte, et il avait bienfallu leur faire une place dans la géographie ecclésiastique. Par ailleurs,la péninsule n’avait plus la belle unité de l’époque wisigothique et le faitde rendre un diocèse restauré à son ancien siège métropolitain pouvaitcréer, en l’obligeant à dépendre d’un archevêque vivant dans unroyaume différent du sien, d’insolubles problèmes politiques173. Pour

171. Sur le «panthéon» léonais, voir en dernier lieu Manuel VALDÉS FERNÁNDEZ, «Élpanteón real de la colegiata de San Isidoro de León», in : Isidro G. BANGO TORVISO,Maravillas de la España medieval. Tesoro sagrado y monarquía, Valladolid : Junta de Castilla y León,2000, vol. I, p. 73-84.172. Demetrio MANSILLA, «Panorama histórico-geográfico de la Iglesia española (siglos al ) », in : Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE (éd.)., Historia de la Iglesia en España,op. cit., vol. II/2, p. 611-683 ; id., Geografía eclesiástica de España. Estudio historico-geográfico de las dio-cesis, 2 vol., Rome : Iglesia nacional española (Publicaciones del Instituto español de historiaeclesiastica, 35), 1994. Voir aussi le résumé de José SANCHEZ HERRERO et R. LÓPEZBAHAMONDE, «La geografía eclesiástica en León y Castilla. Siglos al », in : El pasadohistórico de Castilla y León, I. Edad media, Burgos : Junta de Castilla y León, 1983, p. 295-313.173. Peter FEIGE, «Die Anfänge des portugiesischen Königtums und seiner Landeskirche»,Gesammelte Aufsätze zur Kulturgeschichte Spaniens, 29, 1978, p. 85-436, ici p. 319-321. En 1096,Urbain II remarquait que le roi Alphonse VI «n’accepterait en aucune façon que l’évêque deBurgos fût soumis au métropolitain de Tarragone, car Burgos se trouvait à l’intérieur deslimites de son royaume, alors que Tarragone dépendait du comte de Barcelone» : voir

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résoudre ces difficultés presque insurmontables, l’exemption, qui per-mettait de dépendre directement de Rome sans passer par l’autoritéd’un archevêque, fut une solution souvent adoptée. Elle pouvait conten-ter à la fois la papauté, les évêques et les souverains174. Oviedo, diocèsecréé au début du e siècle et dont l’évêque Pélage prétendit, en vertud’un supposé concile tenu en 821, faire un siège archiépiscopalrecueillant les anciens droits de Lugo des Asturies, l’obtint en 1105175.De même pour León, ancien diocèse convoité par Tolède alors que laville avait conscience d’avoir acquis, depuis le e siècle, le rang d’urbsregia (1104)176. Même évolution encore pour Burgos, qui remplaça offi-ciellement l’ancien diocèse d’Oca en 1074 (1068 pour Sanche II) etaurait théoriquement dû dépendre du métropolitain de Tarragone.L’exemption, ici, fut accordée dès 1095177. On n’en finirait pas d’énumé-rer les innovations par rapport à la carte des provinces ecclésiastiqueswisigothiques. On sait aussi les efforts déployés, avec succès, par DiegoGelmírez, pour obtenir les droits de l’ancienne église métropolitaine deMérida (1120)178. Mais la nouvelle géographie ecclésiastique hispaniquene naquit pas sans douleur.

Les débats, car les querelles entre diocèses furent nombreuses et inces-santes, s’appuyèrent sur des documents anciens ainsi que, très souvent,sur quelques faux. Le plus célèbre d’entre eux est certainement la Divi-sion dite de Wamba, mentionnée pour la première fois dans une bulle dePascal II (1108)179. Le prologue explique comment dans un concile tenuà Tolède, le roi Wamba (672-680) mit fin aux disputes entre les évêquesen dressant la liste des diocèses et en donnant leurs limites. Mais on peut

Demetrio MANSILLA, La documentación pontificia hasta Innocencio III, 965-1216, Rome : Institutoespañol de estudios eclesiásticos, 1953, n° 37, p. 56.174. Andrés GAMBRA, «Alfonso VI y la exención de las diócesis de Compostela, Burgos,León y Oviedo», in : Estudios sobre Alfonso VI y la Reconquista de Toledo. Actas del II Congreso interna-cional de estudios mozárabes, Tolède : Instituto de estudios visigótico-mozárabes, 1988, vol. II,p. 181-218.175. ES, 38, p. 340-341. Voir Demetrio MANSILLA, «La supuesta metrópoli de Oviedo»,Hispania sacra, 8, 1955, p. 259-274 ; id., Geografia eclesiástica, op. cit., p. 270-272.176. José Manuel RUIZ ASENCIO, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230). IV (1032-1109), León : Centro de estudios y de investigación «San Isidoro» (Fuentes yestudios de historia leonesa, 44), 1990, n° 1317, p. 643-644.177. José Manuel GARRIDO GARRIDO, Documentación de la catedral de Burgos (804-1183),Burgos : Garrido (Fuentes medievales castellano-leonesas, 13), 1983, n° 61, p. 120-122.178. Ludwig VONES, Die «Historia compostellana », op. cit, p. 271-395 ; Richard FLETCHER,Saint James’s Catapult, op. cit., p. 192-222.179. Luciano SERRANO, El obispado de Burgos y Castilla primitiva. Desde el siglo V al siglo XIII, 3vol., Madrid : Instituto de Valencia de Don Juan, 1935-1936, vol. III, n° 68, p. 133 (sans citerWamba : « sciptum illud vetus quod Oximensis episcopus habere se dicit, sicut nec a vobis itanec a nobis autenticum creditur»). Sur la Division de Wamba, Luis VÁZQUEZ DE PARGA, Ladivisión de Wamba. Contribución al estudio de la historia y geografia eclesiasticas de la Edad Media española,Madrid : CSIC. Instituto Jerónimo Zurita, 1943.

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citer d’autres listes, comme celle dite de Constantin, transmise par l’his-torien arabe al-Rasi, ou la Divisio Theodemiri, comparable à celle deWamba mais pour le royaume suève, d’où le patronage du roi Théode-mir180. Il est vraisemblable, comme l’a jadis suggéré Pierre David, queces listes transmettent au moins partiellement l’état de la carte ecclésias-tique avant l’invasion musulmane181. Mais telles qu’elles nous sont par-venues, elles sont avant tout des documents des e-e siècles – la pre-mière mention de la Divisio Theodemiri se trouve dans un privilège dePascal II daté de 1101182. C’est alors que ces documents sont modifiésou interpolés – évidemment pas de la même façon selon les versions – etc’est alors qu’ils sont dotés de prologues les plaçant sous une autoritéaussi ancienne que prestigieuse : Wamba, le plus religieux des rois wisi-goths, ou son pendant suève Théodemir.

La réorganisation de l’espace ecclésiastique hispanique entraîna doncdiverses reconstructions du passé, lesquelles étaient, d’un diocèse àl’autre, concurrentes et généralement contradictoires. On est ici, plusque partout ailleurs sans doute, au croisement des représentations del’espace et du temps. Deux luttes particulièrement âpres nous sont relati-vement bien connues grâce à la conservation de remarquables corpusdocumentaires. Il est ainsi possible de connaître les arguments avancésde part et d’autre, les références historiques et spatiales, ainsi que lesdiverses sources utilisées par chaque partie. Ces deux riches dossiers,désormais édités, attendent une étude dépassant le cadre d’une histoireecclésiastique au sens le plus strict du terme. Contentons-nous ici de lesprésenter brièvement afin de mettre en valeur leur intérêt pour notrepropos. Le premier concerne les luttes entre les métropolitains de Com-postelle et de Braga pour la possession des évêchés conquis sur lesmaures et politiquement soumis à l’autorité du roi du Portugal183. Undiocèse comme celui de Coimbra, capitale du jeune royaume de Portu-

180. Crónica del Moro Rasis, Diego CATALÁN et Maria Soledad DE ANDRÉS (éd.), p. 198-201. La Division de Constantin apparaît aussi dans la Chronica gothorum pseudo-isidoriana, VIII, Fernando GONZÁLEZ MUÑOZ (éd.), p. 138-140. Il est plusieurs fois question d’elle aue siècle, dans le procès relatif à l’église de Valence, Vicente CASTELL MAIQUES (éd.),Proceso sobre la ordenación de la Iglesia valentina. 1238-1246, 2 vol., Valence : Corts valencianes,1996, vol. I, p. 177, 186, 188, 337. Voir sur ce texte Fernando GONZÁLEZ MUÑOZ, op. cit.,p. 49-64. Divisio Theodemiri : Pierre DAVID, Études historiques, op. cit., p. 30-44. Voir LudwigVONES, Die «Historia compostellana », op. cit., p. 186-191.181. Pierre DAVID, «L’organisation ecclésiastique du royaume suève au temps de saint Martin de Braga», in : Études historiques, op. cit., p. 1-82.182. Carl ERDMANN, Papsturkunden in Portugal, Berlin : Karl Brandi, 1927, n° 2, p. 155(« sicut Teodimiri regis temporibus ab episcopis divisio facta est »).183. Carl ERDMANN, O papado e Portugal no primeiro século da história portuguesa, Coimbra :Publicaçoes do instituto alemao da universidade de Coimbra, 1935 (éd. allemande : Berlin,1928) ; Peter FEIGE, «Die Anfänge…», art. cit., p. 377-429.

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gal à l’époque qui nous occupe, pouvait-il relever du siège de Compos-telle, situé dans le royaume voisin et concurrent, sous prétexte qu’il avaitautrefois dépendu de Mérida? Le différend valait aussi pour des diocèsescomme ceux de Viseo (1144-1147), de Lamego (1147-1148) ou encored’Idaña (1199). Les arguments avancés de part et d’autre, et conservéspar les rapports que les délégués pontificaux fournirent à Lucius III(1182), puis à Urbain III (1187), montrent que l’on dépouilla scrupuleu-sement les actes des conciles wisigothiques, quitte, en particulier du côtéportugais, à arranger ensuite ce qui ne convenait pas aux intérêts défen-dus184. Le second dossier, plus épais, plus connu, mais aussi rarementexploité que le premier – il est vrai qu’il vient à peine d’être publié dansson intégralité –, est celui de l’Ordinatio ecclesiae Valentinae185. Valence, quivenait d’être reconquise en 1238, devait-elle relever du métropolitain deTolède ou de celui de Tarragone? La sentence donna raison aux pré-tentions de Tarragone dès 1239, mais les discussions se poursuivirentjusqu’en 1246. Les nombreuses pièces conservées dans les archives tolédanes montrent que l’on déploya des deux côtés des efforts vraisem-blablement sans précédent pour une affaire de ce type. Rodrigo Jiménezde Rada, l’archevêque de Tolède, fit en particulier inspecter tous lesgrands fonds monastiques de l’Espagne du nord pour accumuler despreuves en sa faveur, ce qui nous vaut aujourd’hui de précieuses descrip-tions de manuscrits dont certains ont pu être localisés, d’autres étant enrevanche perdus186. Les adversaires s’affrontèrent à coups de décretsconciliaires wisigothiques, mais ils utilisèrent aussi tous les auteurs quis’étaient intéressés aux divisions de l’Espagne : Pline le jeune, Orose, Isi-dore, ou encore les faux attribués à Wamba et à Constantin, ce dernierétant consulté dans des manuscrits arabes ou des traductions187. L’an-cienneté était visiblement conçue comme un gage de vérité, ce qui, danscette affaire, explique le rôle secondaire des privilèges pontificaux«modernes»188.

Les disputes relatives à la carte ecclésiastique ont donc permis, à

184. Carl ERDMANN, Papsturkunden, op. cit., n° 91, p. 266-282 et n° 110, p. 303-324.185. Vicente CASTELL MAIQUES, Proceso sobre la ordenación de la Iglesia valentina, op. cit.186. Ibid., vol. II, p. 249-259 et p. 366-380.187. « In libris arabicis. Cesar Constantinus…», ibid., p. 177. «Super divisionibus CesarisConstantini, quas dixit esse translatas de arabico in latinum», ibid., p. 186.188. Dans la lutte pour la primatie, en revanche, Tolède se caractérise par une grande atten-tion aux bulles pontificales modernes : Peter LINEHAN, History and historians, op. cit., p. 210 sq. ;Peter FEIGE, «La primacía de Toledo y la libertad de las demás metrópolis de España. Elejemplo de Braga», in : La introducción del Cister en España y Portugal, Burgos : La Olmeda, 1991,p. 61-132 ; Patrick HENRIET, «Political struggle and the legitimation of the Toledan pri-macy : the Pars Lateranii concilii», in : Isabel ALFONSO et Julio Escalona (éd.), Building legitimacy.Political discourses and forms of legitimation in medieval societies, Leyde/Boston/Cologne : Brill, 2003,à paraître.

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partir du e siècle, une véritable réflexion sur la légitimité des domina-tions spatiales auxquelles prétendaient les archevêques de Compostelle,de Braga, de Tolède ou de Tarragone. Il est possible de constater à cetteoccasion les progrès de ce que l’on pourrait désigner, toutes proportionsgardées, comme une véritable critique historique. Les arguments avan-cés de part et d’autre ne relèvent pas des constructions symboliques,mais prétendent s’enraciner dans le réel et suivre des règles précises. Sil’on utilise des faux, on est parfaitement conscient de leur existence et dufait qu’ils ne sont que le reflet de l’affabulation : «non videtur autenti-cum, sed potius fabulosum», dit par exemple Guillaume Vidal, juge del’officialité de l’archevêque de Tarragone, d’un opusculum quod dicitur fecisseIsidorus189. Les références sont donc, en théorie au moins, prises dans destextes «historiques» et reconnus. Les assertions fondées sur le dogme oule miracle sont bannies.

Ces discussions et ces procès témoignent parallèlement d’une véri-table territorialisation du religieux, parallèle à celle du politique. Elle nepeut sans doute pas en être dissociée. On constate en effet que pour lesdiocèses les plus importants ou les plus disputés, Coimbra, Viseo,Valence, ce sont finalement des raisons politiques implicites, liées à laconjoncture du moment, qui l’ont emporté au détriment de ce qu’ensei-gnait l’Histoire. Coimbra et Viseo avaient certes appartenu à Mérida,mais elles furent rattachées à Braga et non à Compostelle. Valence auraitdû revenir à Tolède mais fut attribuée à Tarragone. Aux yeux du papeau moins, mais aussi, on s’en doute, aux yeux des souverains concernés,la paix future entre les états valait bien quelques infidélités à l’Histoireancienne. Le principe de cohésion des royaumes l’emportait donc sur lafidélité au passé wisigothique, les impératifs de territorialisation politico-ecclésiastique sur l’idéal d’un découpage immuable. L’espace présent surle temps passé.

É

1. Du point de vue des constructions relatives au temps, nous avonsconstaté une oscillation entre logique circulaire et logique linéaire,constructions eschatologiques et constructions historiographiques. Maisces deux axes ne doivent en aucun cas être opposés. L’intérêt pour lesprophéties et la fin des temps – ou celle du sixième âge – débouche sou-vent sur une perspective de restauration chrétienne par la victoire et surun intérêt marqué pour un avenir illimité. Il y a, au sein des mêmes

189. Vicente CASTELL MAIQUES (éd.), Proceso, vol. II, p. 347. Voir aussi supra, note 179 àpropos de la Division de Wamba.

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milieux voire chez les mêmes auteurs, chevauchement des plans tempo-rels – eschatologique et historique. L’eschatologie est aussi le moyend’exprimer une ecclésiologie binaire – les saints et les élus contre lesdamnés – qui est caractéristique du haut Moyen Âge. Appliquée à lapéninsule, celle-ci revêt des formes particulières – en particulier le Com-mentaire de Beatus sous ses divers vêtements – qui restent peut-être envigueur plus longtemps qu’au-delà des Pyrénées.

2. L’espace est normalement construit, de façon radiale, à partir deslieux. Il n’est guère pensé en tant que tel, ainsi qu’en témoigne l’assezfaible mise en valeur idéologique du «Chemin de saint Jacques», pour-tant si important dans la structuration culturelle, économique et socialedu nord de la péninsule190. De là l’intérêt, dans la perspective d’une his-toire des idéologies, de la (re-)constitution des diocèses et des provincesecclésiastiques, qui amènent à poser des espaces conçus hors d’un sys-tème de références à leurs loci centraux. En d’autres termes, on cherchedésormais à organiser des espaces continus et pensés pour eux-mêmes.

3. Des lectures critiques, des analyses plus approfondies et des étudescomparatives peuvent éprouver la validité des suggestions formulées ici,puis, éventuellement, en tirer les conséquences. On a cependant le senti-ment, peut-être en partie faux, que les constructions idéologiques de lapéninsule se sont appuyées de façon particulièrement marquée sur des«bricolages» (au sens anthropologique du terme)191 combinant espaceet temps. La raison en est sans doute la situation particulière du christia-nisme péninsulaire, coupé en deux, sur le plan spatial aussi bien quechronologique, par l’irruption d’une autre religion. La reconstructiond’une identité qui se voulait d’abord chrétienne passait donc par la réso-lution des problèmes que posait cette double fracture. Les représenta-tions chrétiennes de l’espace et du temps, et plus généralement les idéo-logies cléricales, doivent donc être étudiées en relation avec la notion deconstruction identitaire192.

190. Le Livre du pèlerin constitue certes une exception, mais il nous montre avant tout des lieuxet des reliques. Ce n’est donc pas un espace qui est mis en valeur. Un exception notable, cepen-dant : le songe de Charlemagne dans le Pseudo-Turpin, Klaus HERBERS et Manuel SAN-TOS NOIA (éd.), Liber sancti Jacobi. Codex calixtinus, p. 201. Sur le Camino de Santiago, voir larécente synthèse de Klaus HERBERS, «La génésis del camino de Santiago», in : Año mil, añodos mil. Dos milenios en la Historia de España, 2 vol., Luis RIBOT GARCÍA, Julio VALDEÓNBARUQUE et Ramón VILLARES PAZ (éd.), vol. II, Madrid : Sociedad estatal «Españanuevo milenio», 2001, p. 43-61.191. Pour une utilisation de ce concept emprunté à Lévi-Strauss, voir Thomas HEAD, «Artand artifice in Ottonian Trier», Gesta, 36/1, 1997, p. 65-82, ici p. 77 («bricolage» fondé surles objets et la liturgie).192. Voir les remarques de David Wasserstein dans la conclusion de ce volume.