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Terre natale et maison onirique : l’expression et la commémoration de soi « La meilleure partie du génie se compose de souvenirs ». 1 Milly, ce village qui résonne des vers immortels de Lamartine, ce village lové au creux d’un vallon, abrite la maison de l’enfance, lieu primordial et essentiel. Face à un XIX e siècle mouvant et au temps qui emporte tout, le poète s’accroche à quelques points de vie dans le paysage mobile pour gagner une fixité qui lui permette d’échapper à la dissolution. Outre cela, la recherche de l’identité est liée au retour vers l’origine, laquelle prend différents visages : l’origine, c’est le paysage dans ce qu’il peut avoir de maternel, mais l’origine c’est aussi Dieu qui a créé le paysage pour exprimer sa gloire et sa puissance. Mais tous ces retours ne sont que l’expression du retour à soi et au monde de l’intimité. On constate alors que la nature, malgré sa force et sa symbolique, s’efface devant la figure de la maison, matrice de toute la création lamartinienne. Lamartine, pour revenir à soi, revient chez lui, mais bien sûr d’une façon éminemment poétique et symbolique. Ainsi, la terre et la maison de Milly, si souvent évoquées dans les poèmes et dans les écrits en prose de l’auteur, participent d’une représentation de soi que le lecteur ne saurait laisser de côté. Au- delà des simples confidences autobiographiques, cette terre mythique inaugure une véritable poétique du paysage où l’auteur transforme son passé et son vécu en un vert paradis marqué par la figure du retour et par la douleur de la perte. Il faut alors tenter de comprendre en quoi terre natale et maison permettent d’échapper au temps, assurent la stabilité contre l’impermanence et contiennent toutes les potentialités poétiques de l’expression et de la commémoration de soi grâce à la figure du retour. La maison : lieu d’origine et création poétique 1 François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, GF, 1966, t. I, p. 232.

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Page 1: Article ClermontV2

Terre natale et maison onirique : l’expression et la commémoration de soi

« La meilleure partie du génie se compose de souvenirs ».1

Milly, ce village qui résonne des vers immortels de Lamartine, ce village lové au creux d’un

vallon, abrite la maison de l’enfance, lieu primordial et essentiel. Face à un XIXe siècle mouvant et au

temps qui emporte tout, le poète s’accroche à quelques points de vie dans le paysage mobile pour

gagner une fixité qui lui permette d’échapper à la dissolution. Outre cela, la recherche de l’identité est

liée au retour vers l’origine, laquelle prend différents visages : l’origine, c’est le paysage dans ce qu’il

peut avoir de maternel, mais l’origine c’est aussi Dieu qui a créé le paysage pour exprimer sa gloire et

sa puissance. Mais tous ces retours ne sont que l’expression du retour à soi et au monde de l’intimité.

On constate alors que la nature, malgré sa force et sa symbolique, s’efface devant la figure de la

maison, matrice de toute la création lamartinienne. Lamartine, pour revenir à soi, revient chez lui, mais

bien sûr d’une façon éminemment poétique et symbolique.

Ainsi, la terre et la maison de Milly, si souvent évoquées dans les poèmes et dans les écrits en

prose de l’auteur, participent d’une représentation de soi que le lecteur ne saurait laisser de côté. Au-

delà des simples confidences autobiographiques, cette terre mythique inaugure une véritable poétique

du paysage où l’auteur transforme son passé et son vécu en un vert paradis marqué par la figure du

retour et par la douleur de la perte. Il faut alors tenter de comprendre en quoi terre natale et maison

permettent d’échapper au temps, assurent la stabilité contre l’impermanence et contiennent toutes les

potentialités poétiques de l’expression et de la commémoration de soi grâce à la figure du retour.

La maison : lieu d’origine et création poétique

La maison est le lieu de l’origine, le point focal autour duquel s’organisent la terre natale et la

terre mythique. C’est le cœur, l’origine de la vocation poétique, la figure première. Le lecteur, plongé

dans les poèmes ou dans les écrits en prose, se rend compte qu’il existe deux archétypes, celui de la

mémoire et celui de la maison, deux figures qui semblent réunir les grands enjeux de la poétique

lamartinienne. En première page des Mémoires de jeunesse, Lamartine écrit: «Penser, c’est vivre ; se

souvenir, c’est revivre2. » Cette maxime pourrait être l’épigraphe de la poétique lamartinienne et

rappelle la fondation de la poésie romantique. Dire que la terre natale est mythique, c’est dire qu’elle

renaît à chaque fois que l’on se souvient d’elle, à chaque évocation. Le retour le plus absolu est rendu

possible grâce au souvenir et à la mémoire. L’homme meurt et souffre dans l’oubli mais revit dans le

souvenir. Le temps n’existe pas, comme le souligne saint Augustin, seul le présent existe. Il faut

essayer de saisir tout ce que cette rêverie recouvre et ce qu’elle nous dit du retour poétique de

Lamartine à sa terre et à lui-même, condition sine qua non de l’unité de la personne.

On peut partir d’une réflexion générale de Lamartine sur la valeur de la maison, réflexion

profondément marquée par sa propre expérience. Dans le XVe Entretien du Cours familier de

littérature, Lamartine écrit, alors qu’il chevauche dans le Mâconnais :

1 François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, GF, 1966, t. I, p. 232.2 Alphonse de Lamartine, Mémoires de jeunesse (1790-1815), présenté par Marie-Renée Morin, Paris, collection in-texte Tallandier, 1990, p. 18.

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Les murs semblent reconnaître et appeler l’homme, comme l’homme reconnaît et embrasse les murs. Les anciens avaient senti et exprimé ce mystère. Ils disaient: genius loci, l’âme du lieu; ils avaient les dieux lares, la divinité du foyer. Cette divinité s’est réfugiée aujourd’hui dans le cœur; mais elle y est, elle y parle, elle y pleure, elle y chante, elle s’y réjouit, elle s’y plaint, elle s’y console3.

Lamartine parle ici d’un sentiment antique bien connu sur lequel il convient de s’arrêter un instant. La

maison est tout à la fois humanisée et divinisée, comme s’il lui vouait un culte primitif. Tout en restant

chrétien, le poète a intégré le culte rendu aux divinités du foyer et a fait de ce dieu une muse puissante

capable de toutes les émotions, de toutes les tonalités poétiques. Le poète, en étudiant cette image

poétique, peut alors partir à la recherche de son identité et tenter un autoportrait. Ce refuge qu’est la

maison, ce lieu hors du monde et dans le cœur, rappelle l’image du nid protecteur de la couvée. On

peut d’ailleurs faire remarquer qu’il compare souvent Milly à un nid, que ce soit dans Milly ou la Terre

natale, aux vers 236-237:

Et ce foyer chéri ressemble aux nids déserts

D’où l’hirondelle a fui pendant de longs hivers4!

ou encore dans La Vigne et la maison :

Toi qui formas ces nids rembourrés de tendresses

Où la nichée humaine est chaude de caresses,

Est-ce pour en faire un cercueil5 ?

La maison est réellement le lieu où tout se trame, elle accompagne ainsi le poète du berceau au sépulcre

et devient le lieu secret de l’expression et de la commémoration de soi. Elle ramène le poète à son

enfance, à la naissance et boucle le cycle de la vie en devenant tombeau. Elle contient ainsi tous les

sentiments de la poésie lamartinienne : les joies de l’enfance et la douleur de la perte irrémédiable des

êtres aimés. On sait que la maison de Milly a toujours été de la plus grande importance pour le poète :

des Préludes, poème écrit en 1819, à La Vigne et la maison, écrit en 1856, Lamartine n’a eu de cesse

de chanter la maison natale. Elle est, au-delà de toutes les représentations, l’incarnation de la figure

d’origine, de l’instance maternelle ; sa mère a été l’âme de sa maison et celle-ci vibre à tout jamais de

cette présence même après la mort. Cette maison natale est aussi « une maison onirique » pour

reprendre l’expression de Bachelard6, une maison rêvée capable de réunir sous son toit tous les et les

expressions poétiques de soi.

La maison natale est réellement un lieu poétique car elle fait oublier le réel pour évoquer le

monde de l’imagination. Comme l’écrit Bachelard, « le monde réel s’efface d’un seul coup quand on

3 Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, Didot, t. III, Entretien XV, p. 206.4 Alphonse de Lamartine, Œuvres poétiques complètes, édition de Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1963, p. 397. Cette édition servira d’édition de référence pour tous les poèmes cités.5 La Vigne et la maison, p. 1493.6 Cf. Gaston Bachelard, « La maison natale et la maison onirique », La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1977, pp. 95-128.

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va vivre dans la maison du souvenir7. » Il suffit pour s’en convaincre de lire attentivement La Vigne et

la maison :

Contemple la maison de pierre,

Dont nos pas usèrent le seuil:8

On sait bien que le poète pense à Milly, mais on peut remarquer que contrairement à Milly ou la terre

natale –où la maison et le lieu sont explicitement nommés- Lamartine préfère ici abstraire,

universaliser son sentiment, ce qui accrédite l’idée d’un archétype humain profondément ancré dans le

cosmos de tout individu.

Cette maison natale est une maison de rêves, la maison onirique.... Entre toutes les choses du

passé, c’est peut-être la maison que l’on évoque le mieux, au point que, comme le dit Pierre Seghers ,

la maison natale « se tient dans la voix »9, avec toutes les voix qui se sont tues. Et en effet, l’un des fils

conducteurs de La Vigne et la maison, c’est l’évocation des voix et des bonheurs qui ne sont plus :

Et les bruits du foyer que l’aube fait renaître,

Les pas des serviteurs sur les degrés de bois,

Les aboiements du chien qui voit sortir son maître,

Le mendiant plaintif qui fait pleurer sa voix,10

Puis ces bruits d’année en année

Baissèrent d’une vie, hélas ! et d’une voix,

Une fenêtre en deuil, à l’ombre condamnée,

Se ferma sous le bord des toits11.

Le rôle du poète est alors de ressusciter ses voix disparues, de faire parler les morts. La

maison réelle qui résonnait de la voix des vivants résonne maintenant, en poésie, de la voix des morts :

le poète crée une nouvelle voix –la parole poétique- pour ressusciter la voix des disparus. La maison

devient alors la caisse de résonance poétique, le cadre imaginaire dans lequel le poète peut installer sa

parole et dresser, comme dans La Vigne et la maison, un autoportrait où le moi s’entretient avec l’âme,

où la douleur de l’homme répond au génie poétique.

La maison onirique : le refuge de l’intimité

Lamartine revient par la mémoire à ces moments du passé, ces petits riens qui constituaient

pour lui la réalité du bonheur de l’enfance. La maison, on le voit bien, n’est pas seulement un édifice de

pierre, c’est un lieu de vie, une atmosphère, un sentiment, une impression qui la rendent autre, lui

donnent un autre statut :

7 Gaston Bachelard, op. cit., p. 95.8 La Vigne et la maison, p. 1486.9 Pierre Seghers, Le domaine public, Paris, Seghers, 1945, p. 70.10 La Vigne et la maison, p. 1490.11 La Vigne et la maison, p. 1490.

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La maison du souvenir, la maison natale est construite sur la crypte de la maison onirique. Dans la crypte est la

racine, l’attachement, la profondeur, la plongée des rêves. Nous nous y perdons. Elle a un infini. Nous y rêvons

aussi comme à un désir, comme à une image que nous trouvons parfois dans les livres. Au lieu de rêver à ce qui a

été, nous rêvons à ce qui aurait dû être, à ce qui aurait à jamais stabilisé nos rêveries intimes12.

La maison de Milly, cette « maison du souvenir », cette maison bien réelle disparaît derrière la

création poétique, onirique, que le poète en fait ; ou, pour être plus exact, il la fixe dans une image et un

cadre poétique qui la rendent éternelle. L’onirisme, c’est ainsi le processus créatif à l’œuvre et le

résultat lui-même de ce processus qui opère par condensation. Toutes les métaphores du nid qui

envahissent littéralement le poème participent de l’onirisme, que ce soit « la jeune nichée éclose »13 ou

que ce soit « ces nids rembourrés de tendresses. »14 Il parle aussi de ces « chers essaims groupés. »15

Ces métaphores naturelles contribuent à l’élaboration d’une maison qui se détache de la réalité

géographique pour toucher à l’éternité et à la permanence du cycle naturel. Toutes ces images évoquent

la protection, le refuge que la maison onirique offre à l’intimité du poète hier et aujourd’hui. Lamartine

souligne fortement ce besoin de protection quand il écrit dans La Vigne et la maison :

Chaleur du sein de mère où Dieu nous fit éclore,

Qui du duvet natal nous enveloppe encore

Quand le vent d’hiver siffle à la place des lits,

Arrière-goût du lait dont la femme nous sèvre.16

Dans ce passage, on peut observer une figure de la régression, de retour à la mère. Cependant

Bachelard met en garde le lecteur contre « une interprétation globale, trop massive ». Il serait

intéressant de bien saisir toutes les images du giron maternel. On verrait alors que la maison a ses

propres symboles. On peut en citer quelques-uns qui sont récurrents donc signifiants. On peut relever

celui des « volets », « ces volets fermés s’ouvraient à la chaleur »17, image de la protection vis-à-vis

de l’extérieur et des attaques. Le volet est aussi symbole d’intimité, la maison est le lieu de la vie

privée, secrète. Mais c’est sans doute l’image du seuil qui est la plus récurrente et la plus frappante  :

Lamartine évoque ainsi « le seuil désert de la ruche engourdie »18 dans La Vigne et la maison ou encore

le lierre qui « Couvre à demi la porte et rampe sur le seuil.  »19 Le seuil est bien sûr une image du

passage, de l’intimité à l’extériorité mais dans le cas du retour à la maison, c’est la porte symbolique du

retour au souvenir. La porte poussée, c’est la maison du souvenir qui s’ouvre de nouveau, révélant tous

ses éléments imaginaires qui à eux tous constituent la matrice de la maison onirique. Ici, l’image est

maternelle dans le sens où la mère est la génitrice absolue. La maison est la génitrice de l’imagination

12 Gaston Bachelard, op. cit., p. 98.13 La Vigne et la maison, p. 1492.14 La Vigne et la maison, p. 1493.15 La Vigne et la maison, p. 1492.16 La Vigne et la maison, p. 1491.17 La Vigne et la maison, p. 1489.18 La Vigne et la maison, p. 1486.19 Milly ou la terre natale, p. 398.

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et de ses archétypes. Elle est l’image de la protection et du recueillement. Quant au lierre il a lui aussi

une symbolique très forte comme le souligne Albert Loranquin qui écrit que « le lierre est (…) comme

l’âme d’un passé qui ne doit pas mourir dans le cœur de l’homme20. » Le lierre s’accroche à la mémoire

et dans la mémoire. Le paysage et la maison sont attachés l’un à l’autre, en totale fusion. De plus, cet

exemple montre que la maison a ses symboles propres, qu’elle est une conjonction d’images opérées

par le poète et qu’elle ne peut être en aucun cas réduite à une représentation particulière comme celle

de la mère.

Mais le plus frappant c’est de dire, comme Bachelard, que « nous rêvons à ce qui aurait dû

être. »21 Et dans le cas de Lamartine, le poète rêve à ce qui devrait être. Lamartine, par son retour

imaginaire, recrée une réalité ancienne qui a définitivement disparu au moment de l’écriture. La

maison et le paysage oniriques échappent au passage du temps et le voyage imaginaire qui y conduit est

évoqué d’une façon bien réelle :

Suis- moi du cœur pour voir encore,

Sur la pente douce au midi,

La vigne qui nous fit éclore

Ramper sur le roc attiédi22.

Ensuite, par une série d’impératifs placés en début de strophe, en forme d’invocatio, le poète

recrée ce monde du passé et le ramène à la vie : « Contemple la maison de pierre…. Écoute le cri des

vendanges… Regarde au pied du toit qui croule… »23 La parole poétique invoque et crée la présence,

convoque la maison onirique pour la fixer dans la forme du poème et la faire échapper à l’oubli. Grâce

à la mémoire, il rêve ce lieu tel qu’il devrait encore être. Ce passage montre que la maison natale ne

recoupe pas tout à fait la maison onirique qui, comme le dit Bachelard, est ancrée encore plus

profondément dans l’imaginaire. L’idée de racine est essentielle car elle établit un lien fort entre

l’individu et la terre, le paysage qui l’ont vu naître. Le poète, symboliquement parlant bien sûr, est

comme un arbre dans ce paysage ; il y est enraciné, à tout jamais, et y puise la sève poétique. Le temps

n’a plus d’emprise sur lui, le poète échappe à l’impermanence, « le temps coule de part et d’autre,

laissant immobile cet îlot de souvenir »24 :

Moi, le triste instinct m’y ramène :

Rien n’a changé là que le temps ;

Des lieux où notre oeil se promène,

Rien n’a fui que les habitants25.

Dans ce paysage mythique, fort de ses archétypes que sont le vallon, l’arbre ou le ruisseau, la

maison onirique est le centre autour duquel tout s’organise. Bachelard écrit sur ce point : « notre

20 Albert Loranquin, Lamartine, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1990, p. 103-104.21 Gaston Bachelard, op. cit., p. 98.22 La Vigne et la maison, p. 1486.23 Ibidem.24 Gaston Bachelard, op. cit., p. 97.25 La Vigne et la maison, p. 1486.

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rêverie veut sa maison de retraite et elle la veut pauvre et tranquille, isolée dans le vallon.  »26 Il résume

ici les deux thèmes essentiels du paysage lamartinien, à savoir le vallon et l’isolement. La maison

incarne ces deux qualités et elle semble les communiquer au paysage, sorte de prolongement onirique

de cette maison première. Le paysage de la terre natale est donc indissociablement lié, dans la

conscience du poète, à la maison qui semble en être le centre. Et Bachelard de souligner «  la nécessité

onirique d’avoir vécu dans une maison qui pousse de terre, qui vive enracinée dans sa terre noire.  » La

maison onirique est le fruit de la terre. Le paysage façonne la maison et ceux qui l’habitent mais il

n’existe aussi que grâce à cette maison qui lui donne vie.

Lamartine trouve donc dans cette maison cette stabilité qu’il recherche sans cesse, au milieu

de ce monde vaporisé qu’il évoque poétiquement. Milly, cette maison onirique par excellence, est sans

doute le « point de vie », ce point idéal d’équilibre. On se demandera sans doute pourquoi cette maison

est la plus à même de lui procurer réconfort et stabilité. Il semble que cette dynamique de réconfort soit

bien le propre de la maison onirique, que cela fasse partie de sa nature même :

Ainsi une maison onirique est une image qui, dans le souvenir et dans les rêves, devient une force de protection.

Elle n’est pas un simple cadre où la mémoire retrouve des images. Dans la maison qui n’est plus, nous aimons

vivre encore parce que nous y revivons, souvent sans nous en bien rendre compte, une dynamique de réconfort27.

Lamartine, en évoquant la maison de Milly, en la sublimant dans la poésie, se retrouve lui-

même, fixe son identité et échappe ainsi au deuil, à la mort qui l’entourent de toutes parts :

Sous ce cep de vigne qui t’aime

Ô mon âme ! ne crois-tu pas

Te retrouver enfin toi-même,

Malgré l’absence et le trépas ?28

Le temps coule de part et d’autre de la maison, laissant immobile cet îlot de souvenir. Yvonne

Boeniger écrit ainsi : « la perte du passé ne l’attriste plus, la crainte de l’avenir s’écarte de lui. Il se

déploie dans un paisible présent29. » La poésie lamartinienne semble alors trouver un remède contre

l’impermanence dans la fixité de la maison onirique, celle qui n’est pas faite de pierres réelles mais de

mortier poétique, celle qui n’appartient pas à un temps ou à un lieu précis mais à une intimité qui lui

assure, dans le poème, une permanence esthétique.

La retour à la terre natale et la recherche de la stabilité

La maison natale et onirique pose plus largement le problème de l’exil : dans le retour à la

terre natale, c’est bel et bien le retour à la maison natale qui compte. Le poète, « âme apatride  » qui

n’appartient ni à l’absolu ni vraiment à l’humain, trouve sa place dans le souvenir, le rêve poétique 30. Si

26 Gaston Bachelard, op. cit., p. 100.27 Idem, p. 119.28 La Vigne et la maison, p. 1487.29 Cité dans Les Méditations de Lamartine, édition de Fernand Letessier, Paris, Garnier, 1968, p. 804.30 Cf. : L’Homme, p. 6 : « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. »

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Lamartine ressent si fortement cette appartenance à la terre, c’est sans doute parce que sa maison natale

est fortement marquée par le paysage qui l’entoure. Quand Lamartine revient à Milly, il revient à la

maison de Milly et au paysage du Mâconnais. On peut remarquer que dans le titre Milly ou la terre

natale, il est bien difficile de savoir si Milly désigne la maison ou le village, l’alternatif «  ou »

établissant ici un rapport d’équivalence qui montre le processus poétique d’amalgame. La terre, le

paysage et la maison ne font alors plus qu’un. Pour cela, il faut s’intéresser à la structure de Milly ou la

terre natale qui permet de comprendre comment la maison naît du paysage. Dans la première partie du

poème, Lamartine, « dans son brillant exil 31», évoque les montagnes, la campagne environnante pour

arriver à la mythification de cette terre, carte du tendre de l’âme :

Ces lieux encor tout pleins des fastes de notre âme,

Sont aussi grands pour nous que ces champs du destin

Où naquit, où tomba quelque empire incertain :

Rien n’est vil ! rien n’est grand ! l’âme en est la mesure ! 32

Au milieu de ce champ mythique, de cette nouvelle Troie dont les enfants sont tous devenus

des exilés, s’élève la maison qui en est le cœur. Le poème a ainsi une structure paroxystique qui n’est

perceptible que si l’on y prête vraiment attention et que si l’on comprend que l’acmée du poème, c’est

l’évocation de la maison remplie du souvenir des êtres chers : « le banc rustique », « la salle », « la

place vide. »33 Revoir ces personnes, entendre à nouveau les bruits évoqués dans Milly ou La Vigne et

la maison, c’est revivre le passé, l’actualiser pour soulager la douleur de l’absence. Dans ce modèle

homérique, le poète, nouvel Ulysse, revient à ses foyers. La poésie a le pouvoir de « re-présenter », de

ramener à la vie des images du passé. Pour cela, Lamartine utilise le présentatif « voilà » qui recrée, en

un instant, les scènes du passé sous les yeux du lecteur et qui les fixe dans la matière du poème. On

pourrait dire que se souvenir de la maison natale, c’est échapper au deuil qui est pourtant si présent

dans toute la poésie lamartinienne. Le poème organise ainsi un parcours poétique qui calme les

angoisses et les souffrances du Heimweh et qui assure un retour parfois douloureux mais cathartique

vers la demeure primitive, vers la terre natale qui sera aussi la terre du dernier repos 34. La poésie

exprime ainsi profondément le cycle de la nature, de la vie et le fixe dans une forme artistique.

Lamartine, comme nombre de poètes romantiques, a beaucoup voyagé, s’est rendu en Italie et

en Orient, mais le voyage vers Mâcon et Milly reste un voyage à part : « La notion même de voyage a

un autre sens si on lui adjoint la notion complémentaire de retour au pays natal35. » Dans le voyage vers

le pays natal, il ne s’agit pas de découvrir une altérité mais de se retrouver soi-même, de ressaisir son

identité, de trouver le refuge fondateur de toute émotion poétique. Le retour à la terre natale, c’est non

seulement le besoin de protection mais c’est aussi la condition sine qua non du souvenir : souvenir et

31 Milly ou la Terre natale, p. 392.32 Milly ou la Terre natale, p. 396.33 Ibidem.34 Lamartine a toujours voulu que le Mâconnais soit sa dernière demeure. Il repose à Saint-Point dans un caveau tout près de la petite église.35 Gaston Bachelard, op. cit., p. 120.

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existence de la maison onirique ne sont que les deux facettes d’un même processus. Si la maison

disparaît, le souvenir risque de disparaître lui aussi. Lamartine écrit dans Milly ou la Terre natale :

Et quand ces toits bénis et ces tristes décombres

Ne seront plus pour moi peuplés que par des ombres,

Y retrouver au moins dans les noms, dans les lieux,

Tant d’êtres adorés disparus de mes yeux!36

Seuls les noms, que la poésie proclame haut et fort, permettent de préserver les lieux envahis

par la mort. Le nom rend possible le retour, ouvre les portes de la maison du souvenir. Dans cette

maison où le poète pénètre se trouvent les noms et leur réalité poétique, en dehors du temps et de

l’espace, dans leur essence. La maison natale est donc la figure de la protection et l’incarnation même

du souvenir avec ses archétypes inconscients. Y retourner, c’est échapper au temps, à la douleur, au

danger de la dissolution. La maison onirique est réellement le fondement de l’imagination, le lieu où le

poète puise sa force poétique, un lieu complexe où se superposent la maison natale, autobiographique

et l’archétype poétique universel.

Grâce au retour au pays natal et à la maison d’enfance, Lamartine semble retrouver une

certaine stabilité. Cependant, à la lecture de La Vigne et la maison –qui comporte un certain nombre

d’éléments positifs-, le retour semble difficile, semblable à une ascèse dont l’issue serait incertaine. Le

poète n’hésite pas à incriminer la mémoire qui peut être source de douleur :

Pourquoi ramènes-tu mes regrets sur leur trace?

Des bonheurs disparus se rappeler la place,

C’est rouvrir des cercueils pour revoir des trépas !37

Le chemin du retour est jalonné de tombeaux, de cercueils et de trépas : il ressemble aux

vieilles voies romaines qui mènent aux villes vivantes. La nécropole de la réalité trouve son antithèse

dans la maison du souvenir. Si le retour, en soi, est douloureux, la maison –le refuge- se profile au bout

du chemin étroit et difficile de la création poétique comme un point de mire, un centre de vie au milieu

du paysage lamartinien. Le retour accompli, dans la maison, assure salut et repos.

La maison devient et reste ce lieu privilégié où les proches, la famille sont réunis pour

savourer le bonheur. Celui qui a connu le bonheur est « condamné » à le revivre car, comme le

comprend le poète, telle est la fonction de la mémoire. Elle ramène le poète, et toute personne, au

bonheur du passé qui redevient présent :

Toi qui fis la mémoire, est-ce pour qu'on oublie ?...

Non, c'est pour rendre au temps à la fin tous ses jours,

Pour faire confluer, là-bas, en un seul cours,

Le passé, l'avenir, ces deux moitiés de vie

Dont l'une dit jamais et l'autre dit toujours.

36 Milly ou la Terre natale, p. 398.37 La Vigne et la maison, p. 1488.

Page 9: Article ClermontV2

Ce passé, doux Éden dont notre âme est sortie,

De notre éternité ne fait-il pas partie ?

Où le temps a cessé tout n'est-il pas présent ?

Dans l'immuable sein qui contiendra nos âmes

Ne rejoindrons-nous pas tout ce que nous aimâmes

Au foyer qui n'a plus d'absent ?38

L’homme est réconcilié avec l’éternité et participe par la mémoire au mystère divin. Prendre

la route du retour à la terre natale, à l’origine, c’est en fait prendre la route du retour vers la divinité.

Dans une simple et même vision, le poète contemple sa naissance et sa mort ; la vision qu’il en a

participe de l’éternité car la longueur du temps et la succession des instants disparaissent dans une

maison qui est à la fois berceau et tombeau :

Il me semblait qu’une main d’ange

De mon berceau prenait un lange

Pour m’en faire un sacré linceul !39

Le retour à la terre natale est en fait cette route étroite qui mène au Créateur. La nature et le

paysage, riches de leurs archétypes, expriment profondément des qualité divines : la force et la stabilité

de l’arbre, la figure maternelle du vallon ou encore les ruisseaux expressions de la condition humaine

imposée par la divinité. Ils ramènent tous à au Créateur. Par la mémoire, l’individu retrouve la stabilité,

Lamartine retrouve dans Milly une forme d’Éden terrestre qui est le reflet de l’Éden céleste, c’est ce

qu’il nomme, par une belle périphrase, « ce foyer qui n’a plus d’absent. »40 La mémoire offre pour un

temps cet asile où nul n’est absent. Le paysage lamartinien est donc plus un moyen qu’une fin  : la

poétique du paysage mythifie le paysage de la terre natale et en fait un instrument de retour à l’origine

absolue.

Lamartine, de ses premiers poèmes à ses dernières œuvres, retourne sans cesse à ce paysage

originel de la terre natale au centre duquel se trouve la maison de Milly devenue maison onirique,

maison qui porte en elle la mort du bonheur enfantin mais aussi la figure intemporelle de ce même

bonheur perdu. La maison onirique, parce qu’elle constitue un archétype à la fois personnel et

universel, permet une expression poétique du moi et une commémoration active et pérenne d’un passé

idéalisé. Exorcisant la mort du passé, le poète peut se retrouver en paix avec lui-même. C’est en

affrontant la mort du bonheur qu’il peut le retrouver et reconstituer son moi jusque-là éclaté entre

l’abondance du passé heureux et la souffrance du présent marqué par la perte. La maison devient le

monument mythifié où le poète vieillissant peut retrouver l’enfant qu’il était. Tout à la fois divinité du

foyer, muse inspiratrice et fondement de l’identité, elle est le lieu pérenne où se fonde le génie

lamartinien.

38 La Vigne et la maison, p. 1493.39 La Vigne et la maison, p. 1494.40 La Vigne et la maison, p. 1493.

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