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ART-THÉRAPIE 10 SANTÉ MENTALE | SPÉCIAL FORMATION | AOÛT 2014 Notre Centre d’accueil théra- peutique à temps partiel (CATTP), à Mar- seille, accueille une cinquantaine de patients. Entre autres activités (cultu- relles, sportives, ludiques…), j’y anime un atelier d’art-thérapie et propose aux patients de s’exprimer par la peinture. L’hôpital a tissé des liens d’amitié et divers échanges avec l’Unité de soins de Santé mentale communautaire de Trieste, en Italie. Nous partageons des valeurs communes autour du soin, en particulier l’ouverture sur la cité et le soutien à l’au- tonomie des patients. Profitant de la rénovation du pavillon d’hospitalisation temps plein, la psy- chiatre chef de service a suggéré d’illus- trer ce partenariat par une fresque (1). L’idée était de décorer un nouveau mur, de 10 mètres par 2,50, par des représentations de lieux pittoresques de Marseille et de Trieste. Un travail titanesque! Avec deux patientes de l’atelier d’art-thérapie, nous avons néanmoins relevé ce défi. Le va-et-vient entre l’objet de la peinture et l’énigme du sujet est le secret de cette médiation, qui inclut aussi le thérapeute comme objet transitionnel entre le dedans et le dehors. L’art-thérapie, s’il est néces- sairement sociothérapeutique, est aussi un processus de transformation. La question centrale de l’imaginaire et du symbolique se pose ici. Au début de leur prise en charge, les patients sont souvent réifiés, « chosi- fiés » dans leur psychose. Dans l’espace de l’atelier, lieu d’interaction, je les aide à mettre en œuvre leur capacité à créer et à échanger. La prise en charge s’ins- crit au long cours, avec pour chacun un parcours singulier. Des mouvements iden- tificatoires se mettent en place, les patients se séparent progressivement d’introjections anciennes qu’ils projet- tent dans l’œuvre, comme la représentation de scènes difficiles. DEUX ARTISTES EN HERBE Parmi les participants de l’atelier, deux femmes se sont investies dans la réali- sation de la fresque. Leur évolution au fil de ce travail illustre bien l’essence même de l’art-thérapie. • Claudie À 53 ans, Claudie est suivie pour une psy- chose depuis l’adolescence. Elle prépare alors un BTS, lorsqu’au cours d’un stage, elle décompense, s’allonge sur le sol et refuse de se lever. Tout au long de son existence elle répétera cette modalité de fonctionnement. Chaque fois qu’elle se trouve en difficulté, elle s’efface, se confond avec le sol, le lit, l’horizontale. Elle s’abrase, pense disparaître en adop- tant cette posture mortuaire. Claudie a été hospitalisée plusieurs fois et est suivie en ambulatoire. Depuis quelques années, elle habite près du CATTP. Elle reste très dépendante de sa mère, qui lui renvoie l’image d’une « bonne Christine DIETSCH*, avec Pascale AMIEL-MASSE** *Infirmière, art-thérapeute, **Psychologue, CATTP, Marseille. La parole du patient au À l’occasion de la rénovation d’un pavillon d’hospitalisation, l’atelier d’art-thérapie du CATTP se voit confier la réalisation d’une fresque. Deux patientes s’engagent dans ce travail et cheminent, du trait au geste, du geste au symbole, du symbole au mot… © Léo Galamez.

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Page 1: ART-THÉRAPIE La parole du patient au femmes se sont investies dans la réali-sation de la fresque. Leur évolution au fil ... confond avec le sol, le lit, l’horizontale. Elle s’abrase,

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Notre Centre d’accueil théra-peutique à temps partiel (CATTP), à Mar-seille, accueille une cinquantaine depatients. Entre autres activités (cultu-relles, sportives, ludiques…), j’y animeun atelier d’art-thérapie et propose auxpatients de s’exprimer par la peinture.L’hôpital a tissé des liens d’amitié etdivers échanges avec l’Unité de soins deSanté mentale communautaire de Trieste,en Italie. Nous partageons des valeurscommunes autour du soin, en particulierl’ouverture sur la cité et le soutien à l’au-tonomie des patients.Profitant de la rénovation du pavillond’hospitalisation temps plein, la psy-chiatre chef de service a suggéré d’illus-trer ce partenariat par une fresque (1). L’idéeétait de décorer un nouveau mur, de 10mètres par 2,50, par des représentationsde lieux pittoresques de Marseille et deTrieste. Un travail titanesque ! Avec deuxpatientes de l’atelier d’art-thérapie, nousavons néanmoins relevé ce défi.Le va-et-vient entre l’objet de la peintureet l’énigme du sujet est le secret de cettemédiation, qui inclut aussi le thérapeutecomme objet transitionnel entre le dedanset le dehors. L’art-thérapie, s’il est néces-sairement sociothérapeutique, est aussi unprocessus de transformation. La question

centrale de l’imaginaire et du symboliquese pose ici.Au début de leur prise en charge, lespatients sont souvent réifiés, « chosi-fiés » dans leur psychose. Dans l’espacede l’atelier, lieu d’interaction, je les aideà mettre en œuvre leur capacité à créeret à échanger. La prise en charge s’ins-crit au long cours, avec pour chacun unparcours singulier. Des mouvements iden-tificatoires se mettent en place, lespatients se séparent progressivementd’introjections anciennes qu’ils projet-tent dans l’œuvre, comme la représentationde scènes difficiles.

DEUX ARTISTES EN HERBEParmi les participants de l’atelier, deuxfemmes se sont investies dans la réali-sation de la fresque. Leur évolution au filde ce travail illustre bien l’essence mêmede l’art-thérapie.

• ClaudieÀ 53 ans, Claudie est suivie pour une psy-chose depuis l’adolescence. Elle préparealors un BTS, lorsqu’au cours d’un stage,elle décompense, s’allonge sur le sol etrefuse de se lever. Tout au long de sonexistence elle répétera cette modalité defonctionnement. Chaque fois qu’elle setrouve en difficulté, elle s’efface, seconfond avec le sol, le lit, l’horizontale.Elle s’abrase, pense disparaître en adop-tant cette posture mortuaire.Claudie a été hospitalisée plusieurs foiset est suivie en ambulatoire. Depuisquelques années, elle habite près duCATTP. Elle reste très dépendante de samère, qui lui renvoie l’image d’une « bonne

Christine DIETSCH*, avec Pascale AMIEL-MASSE**

*Infirmière, art-thérapeute, **Psychologue, CATTP, Marseille.

La parole du patient au À l’occasion de la rénovation d’un pavillond’hospitalisation, l’atelier d’art-thérapie du CATTP se voitconfier la réalisation d’une fresque. Deux patientess’engagent dans ce travail et cheminent, du trait au geste,du geste au symbole, du symbole au mot…

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à rien ». Elle a commencé à fréquenterl’atelier d’art-thérapie sur indication deson psychiatre.À son arrivée, quelques années aupara-vant, Claudie parvenait seulement à copierde petites images d’après des tableauxde Van Gogh, artiste préféré de sa mère,laquelle n’apprécie nullement les repro-ductions un peu maladroites de sa fille…Avec Claudie, nous avons d’abord cheminéà la découverte d’elle-même, de sa proprecréativité. Pendant des mois, nous avons« patouillé », taché mais aussi découvertdes effets de couleurs et de formes. Clau-die éprouve des émotions qu’elle crayonne,peint, dessine. J’accueille sa parole « aubout du pinceau » et la conduit, partouches successives, vers une créationde sens, but de ce travail.Aujourd’hui, malgré quelques épisodes dedécompensation, Claudie ne s’allonge plusmais couche dorénavant ses angoisses surle papier. Elle se projette autrement… àla verticale ! Des lectures lui ont parailleurs donné le goût de visiter des musées,de voir des expositions. Lorsqu’elle ne sesent pas bien chez elle, elle dessine, etentre ainsi dans un temps d’apaisementet de plaisir.Lorsque le projet de fresque est présenté,Claudie se porte volontaire pour y partici-per et franchit ainsi une nouvelle étape. Letravail est assez différent de celui que jepropose habituellement, puisqu’il s’agitd’une « commande », avec des règles et destechniques à respecter. Peindre sur le murreprésente une gageure. Cette fresque écriten quelque sorte l’histoire d’une construc-tion, celle de l’institution, mais aussi de l’in-vestissement de Claudie dans la peinture.

• Céleste,Céleste, 56 ans, fréquente également leCATTP depuis plusieurs années. Ellebégaie très fortement. Elle a vécu dansune relation fusionnelle avec sa mèrejusqu’au décès de celle-ci.Cadre dans l’administration, Céleste a40 ans lorsqu’elle est mutée à Paris.Deux insupportables ruptures, et Célestedécompense. Déjà repliée, elle s’enfermechez elle, accumule sacs en plastiquepleins de linge, objets divers mais sur-tout achète par correspondance des sta-tuettes féminines. Elle s’endette pources achats et nourrit une ménagerie dechiens et de chats. L’appartement estun capharnaüm épouvantable. Son frère,plus jeune, occupe en fait la place d’aînédans la famille. Tout lui réussit… Lorsque

des voisins l’alertent à cause de l’odeurqui s’échappe de l’appartement de Céleste,il emmène sa sœur consulter au Centremédico-psychologique (CMP). Elle souffrealors d’une dermatose séborrhéique impor-tante, ne se lave pas, a les dents abîmées,les cheveux hirsutes… Présentée comme« incurique, craintive et anxieuse », elleest adressée au CATTP pour y bénéficierde séances d’art-thérapie.Ses premiers dessins sont timides ettremblotants. Petit à petit, arrive le « pas-tissage ». Pastisser, terme provençal,signifie étaler avec les mains. Célesteaime visiblement manipuler les pastels,et se « maculer » les doigts, au rythmede la coloration du papier, juste glisse-ment de la crasse de son lieu de vie, deson corps vers une salissure noble etcréative. Une belle peinture émerge duchaos de ce « barbouillage ». Progressi-vement, les dessins se construisent, sestructurent. La délicatesse grandissantedes œuvres chasse peu à peu les mau-vaises odeurs. Céleste, repliée, entas-sant les ordures et les objets, se déplieen couleurs sur la feuille de papier, méta-phore du chiffon qui nettoie… Elle res-taure ainsi des liens avec son corps qu’ellesoigne désormais mieux et sa psyché sedécolle de sa mère. Il reste du travail àaccomplir mais des résultats surgissentà chaque période de créativité.Quand Céleste s’inscrit dans le projet defresque, ses relations familiales se sontdétendues. Elle gère mieux le quotidien.En art-thérapie, son expression met en évi-dence une renarcissisation suffisantepour lui permettre d’envisager un réeltravail artistique avec un résultat attendu.Peindre sur le mur, en grand, revient àessuyer, laver encore plus d’elle-même.Gageure aussi, comme pour Claudie…Je ressens pour ces deux femmes ce besoinde s’élever, de se redresser au sens proprecomme au sens figuré. Mais c’est un pro-jet ambitieux, qui ne convient pas à tous.Il nécessite d’être assidu chaque semainesur une longue période. De plus, celademande de la minutie, de la rigueur, dela persévérance, en particulier lorsque latâche paraît trop lourde ou trop longue. Clau-die et Céleste possèdent ces qualités,encore soutenues par leur motivation.Ces deux patientes ont encore du cheminà parcourir, elles trébuchent et tous leurssymptômes psychotiques n’ont pas dis-paru… Elles prennent cependant uneplace nouvelle qui les fait exister et semouvoir autrement.

© Léo Galamez.

L’artiste : Léo GalamezÀ 34 ans, Léo Galamez, depuis peu peintre à plein temps, est également psychiatre.Même s’il n’exerce plus aujourd’hui, saformation scientifique resurgit en partiedans ses toiles. « L’approche physiologiquedes cellules m’a beaucoup troublé dans leurcomplexité individuelle et leur harmonie. Je modélise donc des microcosmes autour demotifs inspirés de la nature principalement.Comme dans le fonctionnement du corps,j’essaie de sublimer les formes, de leurtrouver une vie propre. »Réalisées à l’acrylique et Posca® (marqueurspeinture tous supports), ses peintures, de grande dimension, aux couleurs vives,dégagent vivacité et énergie. Abstraites,elles paraissent à la fois construites etspontanées, organisées et ludiques. « Je joue avec les opposés statique/cinétique,contrôle/lâcher-prise, aérien/terrien,boucle/cassure. La recherche de la limite estma motivation, rester sur la crête, se mettreen danger en se frottant au point debascule… » Chaque tableau propose desdéclinaisons de motifs, de façon dynamique,avec de subtiles nuances qui lestransforment peu à peu. Ce sont desexplosions de plumes, des cascades depétales, de confettis mystérieux… Le regard explore, cherche des similitudes,identifie des détails et des formes, pourmieux se perdre… L’impression est presqueaddictive et laisse rêveur. Comme devant la beauté de la nature, cette peinturelumineuse et poétique est une expériencesensorielle forte.• En savoir plus sur son site :http://leogalamez.blogspot.fr/tél. : 06 87 25 45 74, email : [email protected]

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PRÉPARATIFS ET MATURATIONDans cette aventure, je suis animée parl’envie de prolonger ce parcours avec cesdeux patientes. Je reste néanmoins pré-occupée par le fait de ne pas mettre endanger leur progression. J’organise,débroussaille, prévois… pour sécuriserle cadre. Mes connaissances techniqueset artistiques jouent en faveur de ce pro-cessus. Je suis soignante et conductricede travaux. J’envisage un temps de pré-paration d’une année environ, à raison d’uneséance par semaine, puis une phase deréalisationAu cours de différentes recherches préa-lables, nous travaillons sur l’Italie, son his-toire et regardons des reproductions delieux célèbres, de sites archéologiques…Ces préparatifs permettent notammentà Claudie et Céleste de re-découvrir la rêve-rie et le travail de la pensée. Il se trouveque ces patientes ont toutes deux des ori-gines italiennes. Lors de ces séances depréparation en atelier, elles évoquentleur intérêt pour des lieux mythiquescomme Pompei, dévastée par le feu duvolcan et qui veut renaître de ses cendres…Nous projetons de réaliser une grandefresque, avec un triptyque. Nous décidonsd’y représenter un quartier de Marseille,un de Trieste et une autre vue qui sym-bolisera l’évolution positive de la psy-chiatrie. Pour cela, nous peindrons un che-val, emblématique de l’ouverture sur lemonde. À l’époque où Franco Basaglia (2)a ouvert les portes de l’hôpital psychia-trique en Italie et particulièrement àTrieste, il a fait sculpter par ses patientsun cheval bleu immense, symbole delibération.Une peinture figure donc un petit port deMarseille, le Vallon des Auffes. Unedeuxième présente aussi une ambianceportuaire de Trieste, il Canale Grande,d’un cachet exceptionnel. La troisièmeœuvre est symbolique : le Cheval Bleu, avecdes plaques de rues de Marseille et de Trieste.Par ailleurs, le mur blanc sera peint pourcréer un fond au triptyque. Ces panneauxs’inscriront donc dans un décor de colonneset de bas-reliefs, pour structurer l’espace.Les piliers, droits, solides, expriment la rec-titude et surtout la verticalité, allusiondirecte à la position couchée de Claudieet à la nécessaire reconstruction de Céleste.Les couleurs choisies pour la fresque, ocrerouge, blanc, doré rassurent les patientes,et donnent une chaleur vivante au dessin.Dans ce vaste processus de création(gestation, contractions, naissance…), © Léo Galamez.

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j’ai l’impression de voir les deux patientesémerger lentement d’un chantier. Au fildu temps et du travail, je découvre desfacettes nouvelles de leur personnalité,jusque-là enfouies dans l’antiquité de leurshistoires personnelles…Après de premières ébauches sur papier,un mur de l’atelier sert de brouillon. Nousl’appelons le mur d’escalade. Il permet des’entraîner, de « grimper » (peindre deboutsur un échafaudage s’apprend), d’être ras-suré, pour que la réalisation in situ sepasse bien.Je montre une photo de l’atelier de Gia-cometti, qui suscite des remarques deCéleste : « On dirait le nôtre, il y a toutessortes de traces. » Ce capharnaüm ressemble-t-il à son intérieur à elle, avec tous ses objetshétéroclites… A-t-elle aussi le souci de lais-ser des traces ? Elle m’a déjà confié sonregret de ne pas avoir d’enfants : « Aprèsmoi, il n’y a pas de suite. » Céleste et Clau-die « tracent », mesurent, dessinent, dansune respiration qui les tire vers le haut.Un rythme dont je donne le la. Les deuxpatientes travaillent en synergie, se com-plétant, se stimulant l’une l’autre…Au cours de sa maladie, Céleste s’étaitenfermée au milieu de chiens et de chats.À présent, c’est elle qui crée les ani-maux de la fresque, elle évoque sansêtre écrasée de chagrin ceux qu’elle a per-dus. Claudie quant à elle prépare unefrise de feuilles de figuiers. Pour cela, elleen a rapporté du figuier familial. Elles’inspire de ce modèle mais l’interprète,l’investit à sa manière. Il se joue certai-nement là une reconstruction et une sub-jectivation par rapport à la famille, à samère qu’elle aurait voulue autrement,cette mère pour qui elle ne fait jamais bien.La problématique de la bordure est cen-trale dans les expériences psychotiques ;border, c’est contenir la pulsion qui n’a pasrencontré l’autre dans son désir. C’est nepas dé-border. La réalisation picturale,activité ici limite entre le réel et le sym-bolique crée de l’apaisement… Célesteet Claudie évoluent dans une aire où cequi avait été pathologique, délirant, effrayantse mue en une belle construction. Lescolonnes se redressent, restaurées, avecencore visibles certes, les fissures et leschocs laissés par le temps, face à la mer…

SUR LE CHANTIERL’ultime étape est donc de réaliser sur lemur du Pavillon Trieste ce qui a été éla-boré « dans le nid ». Je me questionne avecune pointe d’appréhension : comment

vont-elles réagir ? Si Claudie connaît l’hos-pitalisation, pas Céleste. Comment vont-elles vivre la proximité avec les patientshospitalisés ? Comment accepteront-ellesleurs regards, leurs présences particu-lières ? Seront-elles angoissées ?Claudie aura-t-elle envie de s’installer dansce lieu clos et enveloppant? Ou au contraireva-t-elle le rejeter ? Céleste craindra-t-ellece monde dont elle ne veut pas faire par-tie? À ce stade, je dois me montrer solide,sans être dirigiste et aussi « suffisammentbonne ».Les grands murs blancs nous attendent.Nous nous lançons par un bel après-midi, et, tous les mercredis, pendant desmois, nous allons être là, sur cette scèneoù tant d’émotions vont naître, où un airde fête, avec ses ocres, jaune, bleu, vas’installer… Si elles suivent mes indi-cations, les patientes ne se contentent pasde m’imiter. Leur propre créativité s’épa-nouit. « L’homme objet de souffrance »devient sujet de son inspiration. C’esten quelque sorte la création de soi-même;dans un premier temps, symbolique dansl’œuvre, puis dans un deuxième temps,dans l’évolution personnelle.Au cours de ce travail, Claudie se sentsouvent mal. Elle connaît des phasesde confusion mentale, où elle prend aupied de la lettre tout ce qu’elle entend.Elle traverse des états d’agitation psy-chique, puis d’autres d’abattement oùelle est ralentie intellectuellement. Laquestion de l’hospitalisation se poseparfois dans la mesure où elle a du malà s’assumer chez elle. Dans ces moments-là, nous organisons des visites à domi-cile rapprochées qui la soutiennent.Cela fonctionne. Elle reste assidue toutle long du chantier.Céleste, elle, s’épanouit, trouvant le justeton entre compassion pour les autrespatients et dynamisme, ce qui me surprend.Je perçois la puissance positive de larelation transférentielle qui s’était établieau fur et à mesure du temps. Elle prendde l’assurance, sécurisée par ma proxi-mité et encouragée par ma bonne distance,propice à son propre développement. Surce grand mur, elle crée des formes quis’intègrent, prennent vie. Certaines sontmême improvisées !Au fil du temps, Claudie évolue de manièreassez « décontractée ». Elle éprouve lebonheur et la joie de peindre, de peindreen grand, de peindre en vrai ! Il fautnéanmoins que je sois très présente àses côtés, elle a besoin d’être guidée.

Certes, elle existe par la peinture, elle metd’elle dans la peinture, mais elle a besoinque je lui parle, que je la conseille, queje la maintienne sur le chemin. La ten-tative de digresser l’attire et l’effraye.Son travail réalisé sur la frise, choisi parelle, est de fait laborieux, mais aussicomme un « tuteur de la psyché »… Unmotif doit être répété à l’identique, suivreun rail. Toute la difficulté réside là pourClaudie. Autant rassurante que contrai-gnante… Elle a parfois besoin de digres-sions, de trouver un exutoire. Revenir àla commande lui prend un peu de temps,ces temps de réadaptation, d’évaluation,même, étaient constructifs, enrichissantspour elle mais aussi pour moi et pourCéleste. Scansions nécessaires dans cetravail d’élaboration, détour intime par-devers soi, retrouver son étrangeté.

LE PINCEAU-BAGUETTE MAGIQUELes angoisses massives, les symptômesparfois inexpliqués qui habitent cespatientes révèlent la problématique du vide.Dans la peinture, elles trouvent uneécoute favorable, lien au corps, liensocial, lien de vie.Les sujets psychotiques disent souvent :« Je n’arrive pas » ou « J’ai du mal ». Danscette aventure, finir cette fresque a per-mis à Céleste et Claudie cette articulationsignifiante de l’être au monde. Finir, bor-der, faire les frises, vernir, autant d’actesqui déposent au seuil de l’autre un donnéà voir opérant.La question des autres montre la voie pos-sible à œuvrer et à être au monde avec,à donner du sens à son existence. « Le sujetest libre de créer une signification personnellequi apaise son rapport au monde et réuni-fie son corps. » (3) L’inscription dans lenouage du lien social ne fait pas doute pournous. Le Pavillon Trieste, rafraîchi et rebap-tisé, et la fresque ont été inaugurés à l’oc-casion de la Semaine d’information ensanté mentale (SISM) de 2011.

INTÉRÊT PSYCHOTHÉRAPEUTIQUELes pratiques artistiques offrent des voiespossibles d’advenir en tant que sujet,non par leur être propre mais par les pro-jections dans les productions. Céleste etClaudie ont donné à voir aux autres, à tousles autres, par la réalisation de cettefresque, une « réalité commune » (3).Les besoins du Moi, du Moi-sujet, pourson travail de métabolisation de l’expériencesubjective, se retrouvent dans l’ouvrage defiguration, de représentation et de mise

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en sens. La production primaire grâce àlaquelle la « chose » psychique est trans-formée en représentation permet l’amorcede la symbolisation qui mêle soi et l’autre,dedans et dehors. Elle ne peut être ainsidécomposée que par l’intermédiaire de laréflexion par l’objet.Un travail de production de la représen-tation de choses se constitue dans l’ap-pareil du langage et des représentationsde mots. C’est le travail de la symboli-sation secondaire, grâce auquel les pro-cessus secondarisés peuvent s’exercer,ainsi le transfert dans l’appareil du lan-gage verbal peut s’effectuer.Les sensations, du registre de la symbo-lisation primaire, pré-linguistique, sont réac-tualisées par le toucher : le calque, le mur,les mélanges de peinture.La symbolisation secondaire, par la parolese fait en mouvements synchroniques :commentaires, réflexions, échanges…mais aussi monologue intérieur. L’art-thérapie redonne donc vie à ce qui est figé,génère du lien, donne forme, relance leprocessus créatif, retrouve les émotions.L’atelier (au CATTP puis sur le mur dupavillon) est un espace de liberté : plai-sir, beauté et vie, ce qui est souvententerré par la psychose.Du trait au geste, du geste au symbole,du symbole au mot… L’art-thérapie per-met cette ascension intrapsychique.Il y a plusieurs moments : le temps del’expérience, le temps où ça se saisit, letemps où ça se re-présente. On symbo-lise souvent après-coup, une ressaisie, ausein d’une situation de sécurité. Cette reprisenécessite des conditions particulières.Il s’agit de s’autoriser à désirer, à créer,à penser une réalisation. Ensuite vient ladécouverte, la création qui ne se faitjamais sans heurts ni ratages! Les patients

apprennent à échouer parfois mais aussià réussir et c’est souvent beaucoup plusdifficile quand les peurs sont profondémentancrées dans des psychés fragiles. Seconstitue un nouveau rapport à soi via unlien social refondé sur l’expression artis-tique qui n’a pas ici de valeur marchande.Dans ce contexte, le soignant doit repen-ser son éthique, sa pratique qui s’adaptealors à ces exigences existentielles.L’art n’est pas thérapeutique en soi !C’est l’activité relationnelle mettant enjeu un patient, un thérapeute et un objet,dans un cadre qui est porteur d’amélio-ration psychique pour le patient. Célesteet Claudie ont dû se confronter auxlimites de leur possible corporel, auxautres, aux regards, à leurs peurs, ellesont parlé avec leur ego, avec la culture,avec la technique… Elles ont été patienteset artistes…Les temps de partage et d’échange entreClaudie et Céleste se sont développésmais sont restes assez pauvres : diffi-cile pour elles de se dire, d’exprimer leurvécu de manière élaborée. Elles ont bienperçu cependant le sens de ce travailpour la collectivité. Elles ont pu dire uncertain apaisement de leurs angoisses, ontdéveloppé une relation transférentielleforte et durable avec l’art-thérapeute. Lafresque est dorénavant une œuvre accom-plie, esthétiquement aboutie, qui a per-mis un parcours psychique. Bien qu’ilne soit pas évident de convoquer lesénigmes de ces patientes, il est fort à parierque se sont rejouées des problématiquespersonnelles, des scènes indicibles, desirreprésentables. On peut qualifier, avecRené Kaës (4), ce parcours de « transi-tionnel ». Les représentations opérantesdans l’appareil psychique permettent unediminution de la symptomatologie.

CONCLUSIONPlusieurs mois après l’inauguration de lafresque, Claudie maintient à peu près sesnouvelles positions vis-à-vis de sa mère.Elle reste assez passive dans son fonc-tionnement global. Ses angoisses sontbeaucoup moins envahissantes. Céleste afait des progrès qui restent à confirmer quantà son hygiène et celle de son logement,a plus d’aisance relationnelle. Toutes deuxcontinuent à dessiner et peindre très régu-lièrement, avec plaisir.Le résultat de cette œuvre est tangible auxyeux des soignants et des patients. L’art-thérapie est devenue sociothérapie…L’important, quel que soit le médiateur,est que nous, soignants, ne soyons pasavares de notre propre créativité. Notrepensée féconde, notre possibilité deréfléchir en équipe, notre inventivitéconduisent les patients sur des voiespour sublimer leurs angoisses et leursdémons. Par l’art-thérapie, ce qui estfigé reprend vie, des émotions émer-gent. Moteur de communication et conte-nant. Alliance entre réalité et subjecti-vité. L’art-thérapie ou « les mille et unefaçons de dessiner un mouton » (3)…

1– Une version plus détaillée de ce texte, comprenant en

particulier des photographies de la fresque, est disponible

sur www.santementale.fr, rubrique Reçus à la rédaction.

2– Figure majeure de la psychiatrie en Italie des années

1960, Franco Basaglia a lutté contre les conditions d’en-

fermement des malades mentaux et la négation de leurs

droits et créé un hôpital « ouvert » à Trieste.

3– Jean-Pierre Klein. L’art-thérapie, PUF, Que sais-je,

n° 3137, 1997.

4– René Kaes. Médiation, analyse transitionnelle et formations

intermédiaires. In : Chouvier, B. (Éd.) Les processus psy-

chiques de la médiation (p. 11-28). Dunod.

Résumé : Dans le cadre d’un atelier d’art-thérapie, deux patientes d’un CATTP participent à la réalisation d’une fresque décorative sur le murd’accueil de l’hôpital. Au fil de ce travail, leur évolution et les interactions illustrent comment la pratique artistique peut constituer une excellente médiationpour le soin.

Mots-clés : Appareil psychique – Art-thérapie – Bénéfice thérapeutique – Cas clinique – CATTP – Créativité – Peinture –Symbolisation.

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