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Le pisé, béton de terre crue compactée associant en quantité variable argile, silts, sables, graviers et cailloux, est bien représenté dans le patrimoine architectural français. S’il peut durer des siècles, il demeure un matériau sensible à l’humidité, nécessitant un environnement protecteur. Le point sur les facteurs de risque, la prévention et le traitement de cette pathologie majeure du pisé. TEXTE : PHILIPPE HEITZ PHOTOS & ILLUSTRATIONS: PASCAL SCARATO (ABITERRE) ET THIERRY LOISON, PHILIPPE HEITZ/AQC Photo ©2014 – Philippe Heitz – AQC 62 QUALITÉ CONSTRUCTION N° 143 MARS / AVRIL 2014 PRESCRIPTION ARCHITECTURE EN TERRE LA PATHOLOGIE HUMIDE DU PISÉ

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Le pisé, béton de terre crue compactée associanten quantité variable argile, silts, sables, graviers et

cailloux, est bien représenté dans le patrimoine architectural français. S’ilpeut durer des siècles, il demeure un matériau sensible à l’humidité,nécessitant un environnement protecteur. Le point sur les facteurs de risque,la prévention et le traitement de cette pathologie majeure du pisé.

TEXTE : PHILIPPE HEITZ PHOTOS & ILLUSTRATIONS : PASCAL SCARATO(ABITERRE) ET THIERRY LOISON, PHILIPPE HEITZ/AQC

Photo ©2014 – Philippe Heitz – AQC

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PRESCRIPTION

ARCHITECTURE EN TERRE

LA PATHOLOGIEHUMIDE DU PISÉ

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Selon le département américain de l’éner-gie, un tiers de l’humanité habite dans uneconstruction en terre crue: en pisé, enbauge, torchis, adobe ou en brique de terrecomprimée. Depuis le néolithique, sous

toutes les latitudes, là où la terre argileuse s’y prête,les hommes ont construit en terre crue, assurantla protection de leurs murs contre l’eau par des ar-chitectures variées ou par la stabilisation par lachaux, très récemment par le ciment. En France, lalocalisation des bâtiments en pisé est très liée auxterres alluviales ou morainiques du quart Sud-Est:Val de Saône, Bresse, Bugey, Dauphiné, Forez, Livra-dois, Couloir rhodanien, Basse Durance et ComtatVenaissin. On en trouve également en Auvergne,Champagne, Limousin et vallée de la Garonne. 75%de l’habitat traditionnel de l’Isère est construit enpisé, c’est dire l’importance patrimoniale du risquede pathologie humide du pisé, qui peut conduire àl’écroulement des murs. La compréhension de cettepathologie est un enjeu majeur pour la conserva-tion, la restauration et l’entretien du bâti ancien,comme pour la conception saine des constructionscontemporaines. Et sa connaissance doit être dif-fusée au-delà des bâtisseurs, à tous les aménageurs,élus compris, qui modifient l’environnement prochedes bâtiments en pisé sans parfois être conscientsdes risques importants de dommages.

Des grains, des plaquettes,de l’eau, de l’airLa physique de la matière à l’état granulaire permetde comprendre les propriétés du matériau terre,composé pour la terre à pisé d’argiles (grains au-dessous de 2 μm), de silts (entre 2 μm et 60 μm),de sables (entre 60 μm et 2 mm), de graviers (entre2 mm et 2 cm) et de cailloux (entre 2 cm et 10 cm).Les granulats de tailles complémentaires formantle squelette apportent résistance à la compressionet à la fissuration, et l’argile la cohésion de ce bé-ton naturel. Les proportions entre ces composantsde la terre à pisé sont naturellement très variableset la granulométrie des pisés existants reflète cettediversité: on bâtissait avec la terre locale, en évitantau maximum le transport de ce matériau pondé-reux. Le pisé, obtenu par compactage (le «pisage»ou «damage») dans un coffrage de la terre humideavec un «pisoir» (ou «fouloir») manuel ou pneu-matique, emprisonne entre les grains de l’air et del’eau. La microscopie électronique à balayagemontre des ponts d’argile liant les grains de sable.Les argiles sont des phyllosilicates à la structuremoléculaire feuilletée: des plans d’atomes d’oxygèneemprisonnent des atomes de silicium et d’alumi-nium. Ces feuillets nanométriques s’organisentdans le cas des argiles à pisé (illites pour l’essen-tiel) en plaquettes, forme géométrique à ���

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“Comprendrela pathologiedu pisé estun enjeumajeur pour laconservation,la restaurationet l’entretiendu bâti ancien,comme pourla conceptionsaine desconstructionscontemporaines”

Photo ci-dessus: Bâtiment agricolede la fin du XIXe siècle en pisé sansenduit: le pisé bien protégé passeles siècles (Saint-André-Le-Puy[Loire]).

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très grande surface par rapport à son volume. Cesplaquettes microscopiques d’argile se collent entreelles par la force capillaire due à la tension super-ficielle des ménisques formés par l’air et le film dequelques nanomètres d’eau à leur contact (voirschéma ci-dessous). Beaucoup de surface decontact pour une faible masse: la force capillairede cohésion est multipliée. Les forces de frottemententre les granulats sont quant à elles augmentéespar la diversité des granulométries : les petitsgrains de sable et de silts sont… des grains desable entre les gros rouages des graviers etcailloux. Au final, le pisé est un béton d’argile quipeut défier les siècles.

Comment l’excès d’eaufragilise-t-il le pisé ?Au toucher, un pisé sec est dur comme la pierreavec une sensation de grain velouté. Sa teneur eneau est d’environ 1 à 2 %. Le pisé prend une cou-leur foncée à partir de 5 à 7 %: il reste dur mais lapathologie est déjà là. Encore plus dégradé, il gardel’empreinte du doigt et se déforme comme unepâte à modeler. À la mise en œuvre par compac-tage, la teneur en eau est de 10 à 12 %. En revanche,en malaxant terre à pisé et graviers dans une bé-tonnière avec 16 à 20 % d’eau, on obtient une «terrecoulée». Avec cette quantité d’eau, ce mortier degravier argileux ne peut être compacté: il est uti-lisé en projection ou coulage. La consistance de laterre à pisé et ses propriétés mécaniques et rhéo-logiques (1) sont donc intimement dépendantesde sa teneur en eau, c’est-à-dire de la quantité d’eaupar rapport à sa masse sèche. La teneur en eauest déterminée en laboratoire de façon simple, parpesée d’un échantillon avant et après dessication

au four à 50 °C. Le projet de recherche «Bétond’argile environnemental » (BAE) financé par leministère de l’Écologie et coordonné par le labo-ratoire CRAterre de l’École nationale supérieured’architecture de Grenoble (Ensag), a notammenttesté le comportement mécanique du pisé en fonc-tion de l’humidité. La teneur en eau et la résistanceà la compression Rc d’un pisé de terre de Brézinsont été mesurées après compactage en laboratoire,puis séchage à des températures croissantes.Au décoffrage, pour une teneur en eau de 12 à13 %, la résistance à la compression du pisé estd’environ 0,3 MPa. Après séchage à 20 °C, celle-cimonte à 3,3 MPa pour une teneur en eau de 1,5 %.Elle grimpe à près de 5 MPa pour une humiditérelative de 0,5 % obtenue en conditions expéri-mentales à 50 °C. Elle plafonne autour de 7 MPapour des éprouvettes déshydratées en laboratoireà 105 °C. À 200 °C, toutes les argiles sont tota-lement déshydratées et la résistance redescendvers 5 MPa : la suppression des forces capillairesdiminue la résistance du pisé sec, qui demeurenéanmoins solide comme à 50 °C. Pour LætitiaFontaine de CRAterre, les forces de frottemententre les grains et les forces capillaires sont lesprincipales en jeu dans la résistance du pisé. Maisil existe aussi des forces électrostatiques entre lesfeuillets d’argile et les forces de Van Der Waalsà l’échelle atomique. Ces dernières ne sontefficaces que si les feuillets d’argile sont distantsd’un nanomètre au plus. En écartant les feuillets,l’excès d’eau diminue ces forces cohésives.Les essais menés dans le projet de recherchePrimaterre financé par l’Agence nationale de larecherche et coordonné par Jean-Claude Morel dulaboratoire LTDS-CNRS à l’École nationale des

“Cesplaquettesmicroscopiquesd’argile secollent entreelles par laforce capillairedue à la tensionsuperficielledes ménisquesformés parl’air et le filmde quelquesnanomètresd’eau à leurcontact”

(1) Rhéologie : science ducomportement desmatériaux liant contrainteset déformations.

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travaux publics de l’État (ENTPE) à Vaulx-en-Velin,confirment cette corrélation entre diminution de larésistance à la compression et augmentation de lateneur en eau. Pour trois terres à pisé contenantde 5 % à 15 % d’argile, la Rc démarre à 0,25 MPapour 12 à 13 % d’humidité, et s’élève entre 1,6 et2 MPa pour 2 % de teneur en eau à températureambiante. Ce même laboratoire a trouvé en 2012une teneur en eau de 11 à 13 % dans des échan-tillons de pisé prélevés suite à un effondrementd’une façade complète de maison à Lyon. L’humi-dification du pisé entraîne des risques majeurs :en effet, le noyage par l’eau liquide des pores de laterre en chasse l’air et supprime la tension super-ficielle entre les phases liquide et gazeuse; la forcede cohésion capillaire disparaît, l’argile devientprogressivement plastique. De plus, certainesargiles ont un fort pouvoir d’absorption d’eau etgonflent, entraînant par exemple un décollementd’enduit. Enfin, une teneur en eau de 10 %, patho-gène, représente 100 litres d’eau par tonne de mur.Le gel d’une telle masse d’eau déstructure le murqui s’effondrera au dégel.

Les désordresPour Pascal Scarato, architecte de la SARL ABITerre,expert près la cour d’appel de Lyon, « la pathologiehumide est la pathologie majeure du pisé. Et majo-ritairement par une attaque humide en bas de mur.La zone la plus fragile est à l’interface entre le sou-bassement en pierre et le pisé. C’est là en effet quedans la majorité des cas se conjuguent l’effort maxi-mal, la concentration des remontées capillaires du solet le rejaillissement de la pluie frappant le sol. »La déstructuration du pisé par l’humidité peutaller jusqu’à l’effondrement du mur, causant une

sinistralité majeure par ses conséquences et soncoût. L’effondrement peut également se produireen étage, par exemple lors de la dépose d’unetoiture sans bâchage, l’eau de pluie venant s’ac-cumuler sur la dalle d’étage (phénomène de«piscine»), ou lors d’une construction mitoyenne.La sinistralité lors d’une construction mitoyennese rencontre en ville quand des murs en béton sontélevés contre des murs en pisé sans protectioncontre les écoulements d’eau pluviale le long desmurs. La mauvaise surprise est d’autant plusprobable que les maisons de ville en pisé sont fré-quemment couvertes d’enduits masquant la terre,comme à Lyon, où de nombreuses habitations sontconstruites en pisé dans les quartiers de Saint-Just,Vaise, Tassin et la Croix-Rousse. L’effondrementpeut parfois être constaté quand la vapeur d’eaud’une habitation condense à l’intérieur d’un murnord avec un enduit extérieur en ciment épais.Dans le cas de bâtiments inutilisés où une canali-sation ou la toiture vont fuir, le dégât des eaux seratel que la construction s’écroulera ou devra êtredémolie. Le risque d’effondrement est à craindreégalement après un incendie, où l’eau d’extinctionstagnera dans les gravats, les planchers… Desdésordres peu importants de décollement d’enduitsont constatés quand des enduits étanches re-couvrent le pisé. Une fuite de chéneau ponctuellepeut ne causer qu’une érosion localisée et super-ficielle sans conséquence à la condition qu’ellesoit réparée rapidement.

« Un bon chapeau »Le dicton anglais disant que le mur en pisé doit avoir«un bon chapeau et de bonnes bottes» souligne lanécessité de le protéger des attaques ���

Illustrations Pascal Scarato (ABITerre) et Thierry Loison

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humides en tête et en pied. Mais pour PascalScarato, «une fuite en toiture ou de chéneau est viterepérée par les habitants, et réparée avant que ledégât des eaux ne dépasse le stade de l’érosionsuperficielle localisée ». Patrice Doat, architectecofondateur en 1979 du laboratoire CRAterre del’Ensag, va dans le même sens. Il souligne que« c’est l’architecture qui protège le mur » et citel’exemple des kasbahs marocaines en pisé dont lesmurs porteurs sont protégés de l’humidification parle parapet de terre en toiture-terrasse, qui subitune lente érosion. Cet acrotère fait office de pièced’usure protectrice et est refait tous les dix ans.Sous nos climats, les bâtiments en pisé sont tra-ditionnellement protégés par un avant-toit qui éviteaux murs d’être longtemps trempés par la pluie.Avec cette protection, la pluie peut entraîner unelente érosion des éléments fins de la surface desmurs, sans pathologie notable pour la structure.Néanmoins, l’artisan piseur Nicolas Meunier ob-serve que «dans la plaine du Forez, de nombreuxbâtiments ont un débord de toiture d’un seul rang degénoise, soit 10 à 12 cm. Le besoin de protection parl’avant-toit dépend de l’exposition du mur au ventdominant, des pentes de toiture, de la présence dechéneaux et de la nature de la terre.»

« De bonnes bottes »Les murs en pisé sont toujours bâtis sur un sou-bassement en maçonnerie de pierres, de galets,de briques ou de béton de chaux ou de ciment d’aumoins 50 cm d’élévation au-dessus du niveau dusol : « les bonnes bottes». Ce soubassement metle pisé hors de portée du rejaillissement de la pluieet évacue par les pores de son mortier les remon-tées capillaires du sol. Pour Pascal Scarato, c’estla dégradation humide en bas d’un mur en pisé, à

l’interface avec le soubassement, qui est la causela plus fréquente de sinistralité majeure. Pourl’expert, la rehausse des niveaux est la principalecause de la pathologie du pisé, l’humidité restantalors dans le bas du mur. En effet, le niveau du solextérieur est souvent remonté par des travaux devoirie : chaque réfection rajoute une couche, dimi-nuant la hauteur émergée du soubassement.Fréquemment, les remblais de terrassement demaison ou de piscine, ou des gravats de démoli-tion ou de travaux mitoyens, sont étalés contre lesmurs en pisé. L’impact de la rehausse du niveaudu sol est aggravé si elle l’imperméabilise, favori-sant ainsi l’écoulement vers le mur et empêchantl’assèchement du sous-sol. La présence de végé-tation haute contre les murs, les contrepentesamenant des eaux de ruissellement, les drainsmal réalisés ou les rigoles le long des murs, toutce qui amène et maintient l’eau au contact d’un muren pisé est source de pathologie humide.À l’intérieur des maisons, en remplacement d’un solporeux en terre ou en carreaux de terre cuite, unedalle béton et son film polyane bloquent l’évapo-ration du sol et conduisent les remontées capillairesvers le soubassement. Si celui-ci voit sa hauteur àl’air libre diminuée, l’humidité atteint le pisé.

… mais pas d’imperméableLe pisé bien protégé par sa couverture et son sou-bassement, dans un environnement dégagé desfacteurs de risque énoncés précédemment, ne né-cessite pas d’enduit: en témoignent les nombreusesconstructions traditionnelles, remontant parfoisjusqu’au XIIIe siècle. Mais la guerre de 1914-1918a décimé les charpentiers-piseurs, particulièrementaffectés au boisage des tranchées. La perte du savoir-faire et de la culture du pisé datant de cette tragédie,

Photo ©2014 – Philippe Heitz – AQC

Le pisé humidifié sousplusieurs couches d’enduitciment garde la trace du doigt.

Une zone humide liée ausalpêtre au bas d’un murd’étable en pisé.

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accentuée par une dévalorisation de l’image decette technique traditionnelle, a conduit de nom-breux artisans ou propriétaires à enduire les mursen pisé et les soubassements avec des enduits auciment perçus comme protecteurs contre les infil-trations. Alors que les enduits poreux à la chaux uti-lisés par les piseurs laissent l’humidité des murss’évaporer, les enduits au ciment, imperméables,bloquent dans le mur la vapeur d’eau venant de l’in-térieur du logement ainsi que les remontées capil-laires. Si le mur est exposé au nord, il n’accumulepas dans sa masse la chaleur solaire, fait office deparoi froide et la vapeur condense à l’intérieur dumur. Les enduits imperméabilisants appliqués surles murs ou sur les soubassements bloquent l’hu-midité à l’intérieur du mur. Ces problématiquesliées à l’inadaptation de techniques et matériaux auxcaractéristiques hygrothermiques du pisé sontd’autant plus d’actualité que se pose aujourd’hui laquestion de l’isolation du pisé. Autre facteur aggravantl’humidification du pisé: le salpêtre ou nitrate depotassium. Ce sel, issu du sol naturel ou de la dé-gradation de l’urine ou des engrais azotés, remontepar capillarité et imprègne les murs des étables oudes hangars agricoles. Ses auréoles blanches carac-téristiques sont dues à sa cristallisation en surface.Par pression osmotique, l’humidité sera concentréedans le pisé riche en salpêtre. Les sels modifientégalement l’équilibre ionique et les charges élec-trostatiques au niveau des feuillets d’argile.

Un sinistre vient d’uneconjonction de causesPour Pascal Scarato, un sinistre résulte de laconjonction de causes principales et de facteursdéclenchants. Il note que l’affaiblissement par l’hu-midité de la base des murs en pisé est insidieuxcar souvent masqué par le sol rehaussé ou par unenduit. De plus, la perte de résistance à la compres-sion étant progressive, il y a souvent une périodede latence de plusieurs années entre le début del’humidification et l’effondrement: «5 à 10 ans engénéral après l’enterrement du soubassement »,précise l’expert. C’est typiquement le cas lors destravaux de voirie le long de bâtiments en pisé. Pre-mière couche de bitume, première rehausse, débutd’humidification. Des années après, création detrottoir, nouvelle couche de bitume, aggravationde l’attaque humide. Encore plus tard, une nouvellecouche pour la route. Et quelques mois après, à l’oc-casion d’une ouverture de tranchée, d’un passagede poids lourd, d’un bang supersonique, du dégel,d’un orage, le mur s’effondre. La répartition desresponsabilités est alors compliquée: géomètres,collectivités, urbanistes et bureaux d’études, en-treprises, propriétaires? L’écroulement est parfoisretardé encore de plusieurs années par une reprisepartielle en parement, qui apporte provisoirementune attelle au mur affaibli, mais masque l’atteinteirréversible du pisé: le pisé humide en bas de murest remplacé par un simple parement de

“Les problématiques liées à l’inadaptation de techniques et matériauxaux caractéristiques hygrothermiques du pisé sont d’autant plusd’actualité que se pose aujourd’hui la question de l’isolation du pisé”

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Photo ©2014 – Philippe Heitz – AQCPhoto ©2014 – Philippe Heitz – AQC

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pierres, de briques ou de mâchefer, reprise qui estparfois enduite au ciment. Derrière, la dégradationdu pisé se poursuit, surtout si l’on n’a pas déterréle soubassement jusqu’au niveau de sol initial.

Prévention : évaporer, assécherTout ce qui concourt à laisser l’eau s’évaporer d’unmur en pisé prévient la pathologie humide. Le sys-tème constructif traditionnel du pisé utilise laperméabilité naturelle des matériaux. Le soubas-sement de pierres et mortier de chaux permetd’évaporer les remontées capillaires du sol s’ilgarde au minimum 50 cm de hauteur libre et restesans enduit. Le mur en pisé ne doit jamais être aucontact direct avec le terrain naturel. Côté extérieur,le mur pisé apparent ou enduit à la terre ou à lachaux naturelle sèche après la pluie et évacue unepartie de la vapeur d’eau du logement. Côté inté-rieur, un enduit terre, chaux ou plâtre est indiquépour conserver le confort lié aux qualités hygro-thermiques du pisé. Le sol sans dalle ciment,couvert de carreaux en terre cuite, laisse évapo-rer les remontées humides du sous-sol. «Si un solnon perspirant est créé dans la maison, il doit êtrecompensé par des drains ventilés dans un bon hé-rissonage», précise Jacky Jeannet, architecte de laSARL ABITerre. L’exposition des murs au soleil,

dont ils accumulent la chaleur dans leur masse,est favorable. La toiture débordante évite à la foisla pluie battante et la surexposition solaire en été,mais permet l’ensoleillement en hiver. La présencede chéneaux n’est pas indispensable pourvu quele bas du mur en terre soit bien hors de portée durejaillissement grâce au soubassement. Les écou-lements d’eau pluviale doivent être en bon état etdéboucher sur un collecteur ou au moins sur unepente qui éloigne l’eau du mur, faute de quoi ils inon-deront le mur localement. La végétation haute quientretient ombre et humidité doit être éloignée desmurs. L’artisan piseur Nicolas Meunier insiste: « Ilvaut mieux ne pas avoir de chéneaux, ce qui répartitl’eau du toit tout le long des murs, plutôt que des des-centes qui finissent au pied du mur, ce qui inonde lesoubassement et entraîne le gonflement du sol, puisson retrait à l’assèchement, d’où des fissurations.»

Traitement des causeset des dommagesLa restauration du bâti en terre ne sera pas durablesans traitement des causes de la pathologie humide.Il faut avoir une vue d’ensemble pour reconstituerl’environnement protecteur du mur, à commencerpar un soubassement hors du sol. Dans le casd’une humidification de courte durée, sans gel, le

“La restauration du bâti en terre ne sera pas durablesans traitement des causes de la pathologie humide.Il faut avoir une vue d’ensemble pour reconstituerl’environnement protecteur du mur, à commencerpar un soubassement hors du sol”

Photo ©2014 – Philippe Heitz – AQC

L’absence d’entretien d’unemaison en pisé conduit à sadestruction par dégradationhumide irréversible (Isère).

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pisé peut sécher et retrouver sa résistance. C’estce qui est observé dans les zones inondables. Enrevanche, Pascal Scarato observe que si l’humidi-fication a duré longtemps, la déstructuration du piséest devenue irréversible suite aux alternancesgel-dégel. Les habitants des communes riches enpisé le savent : les murs s’écroulent en fin d’hiver,au dégel. Des solutions variées, adaptées à chaquecas, sont employées. Après étaiement et reprisedes charges, le pisé peut être refait à neuf, avec lamême terre: une nouvelle mise en œuvre avec ma-laxage-pisage redonne ses qualités au matériau.Quand la reprise en terre n’est pas envisageable,Pascal Scarato préconise la reprise en sous-œuvre par des potelets de briques monomurcroisées, montées au mortier de chaux hydraulique,qui permet de reprendre les charges et d’évacuerl’humidité. Les potelets sont espacés de 2 mètresinitialement, et non enduits pendant quelques mois(voir schéma ci-dessus). Cette reprise rapide àmettre en œuvre permet le retour des habitants chezeux deux semaines après leur évacuation. Si lasolution ne suffit pas à redonner au pisé ses qua-lités, les parties restantes sont remplacées par lamême maçonnerie en briques isolantes. Dansd’autres sinistres, plutôt que de chercher à restau-rer absolument à l’identique «un mur pourri avecun trou», l’architecte a remplacé le trou par uneouverture avec un cadre rigide structurant. Une vé-randa peut aussi être une structure de renfort,dans une solution architecturale combinant trai-tement de la pathologie et amélioration du confortdes habitants. Le mortier de terre à pisé éventuel-lement enrichi en graviers pour éviter les fissuresde retrait, permet des reprises en sous-œuvred’angles fragilisés, de trous et fissures. Les patho-logies mineures de type érosion superficielle ou

dégradation peu étendue seront réparées parenduits ou mortier de terre ou de chaux (2). Pourle traitement du pisé humidifié à cause du sal-pêtre, Martin Pointet de la Scop Caracol préconise,après résolution du problème originel de remon-tées d’eau, de poser en soubassement puisd’enlever plusieurs fois des enduits de terre «mar-tyrs» qui capteront une partie du sel.

Un matériau sensibleà son environnementLe bâti en pisé est durable, mais sensible à son en-vironnement. L’Humanité a développé au fil desmillénaires des architectures protectrices de cematériau solide quand il est sec, mais fragile quandil est humide. En France, la transmission des savoir-faire indispensables à l’entretien de ce patrimoinea failli s’interrompre dans les années 1970, avec lafin de la génération des charpentiers-piseursrescapés de la Grande Guerre. Une poignée depassionnés a recueilli à cette époque les connais-sances des quelques maîtres-piseurs encore vivantspour les remettre en pratique. La quasi-disparitionde la culture du patrimoine en pisé a conduit à l’ac-cumulation de nombreuses erreurs techniques quise payent aujourd’hui encore par de nombreux si-nistres. Mais les avantages de ce matériau naturelen termes de confort hygrothermique, d’isolationphonique, d’énergie grise, ainsi que son esthétique,le remettent au goût du jour et en font l’objet d’unearchitecture et de recherches nouvelles. Si lesconnaissances développées maintenant par lesartisans, les architectes, ingénieurs et chercheurspermettent d’inventer les constructions en terre dedemain, la sauvegarde du patrimoine en pisé de-mande toujours un gros effort d’information du pu-blic et de formation des professionnels. ■

(2) Voir l’article publié dansle n° 134 de QualitéConstruction(septembre-octobre 2012,pages 47 à 54).

Illustration Pascal Scarato (ABITerre) et Thierry Loison