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Gérer et exploiter la distance. Pratiques de gestion et perception du monde dans les livres fonciers carolingiens * Il revient à Charles-Edmond Perrin d’avoir le premier montré le parti que l’historien pourrait tirer d’une étude des modes et des techniques d’élaboration des livres fonciers – polyptyques, censiers, chartes-censiers et chartes-plan – pour une sociologie de la connaissance, notamment des moyens humains d’orientation dans le temps et dans l’espace au Moyen Âge 1 . Aux temps carolingiens, les savoirs et les compétences sont mis au service de la bonne gestion ! L’inventaire des domaines de l’abbaye de Marmoutier (1 ère moitié du XII e siècle) Dans ses premiers travaux d’érudition, Perrin a été confronté à un document encore mal connu aujourd’hui, un inventaire des domaines de l’abbaye alsacienne de Marmoutier, de la 1ère moitié du XIIe siècle, dont le fond remonte sans doute à la fin du Xe. Il se présente de la façon suivante dans deux copies tardives, l’original étant perdu : Tous les domaines portés à l’inventaire sont compris à l’intérieur d’un grand rectangle ; du milieu des côtés de ce rectangle le dessinateur a mené des lignes qui délimitent un losange ; enfin, à l’intérieur du losange, un rectangle de faibles dimensions occupe le centre même de la charte. Les côtés de ces trois figures géométriques sont dessinés à double trait ; le dessinateur a ainsi réalisé pour sa charte un triple encadrement dans lequel court une double inscription (…) ; à l’intérieur de ce rectangle, l’enlumineur a dessiné de manière quelque peu schématique la porte d’entrée de l’abbaye, l’église abbatiale, l’église paroissiale et deux chapelles détachées (…) ; enfin un arbre et une touffe d’herbe qui symbolisent probablement un * Publication originale: « Gérer et exploiter la distance. Pratiques de gestion et perception du monde dans les livres fonciers carolingiens », Les élites et leurs espaces : mobilité, rayonnement, domination (du VI e -XI e s.), éd. P. Depreux, F. Bougard, R. Le Jan, Turnhout, 2007, p. 49-67. © Brepols pour la version éditée. Jean-Pierre Devroey. 1 C.-E. Perrin, Essai sur la fortune immobilière de l’abbaye alsacienne de Marmoutier , Strasbourg, 1935. Id., Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine d'après les plus anciens censiers (IX e - XII e siècle), Paris, 1935. 1

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Gérer et exploiter la distance. Pratiques de gestion et perception du monde dans les livres

fonciers carolingiens*

Il revient à Charles-Edmond Perrin d’avoir le premier montré le parti que l’historien pourrait tirer d’une étude des modes et des techniques d’élaboration des livres fonciers – polyptyques, censiers, chartes-censiers et chartes-plan – pour une sociologie de la connaissance, notamment des moyens humains d’orientation dans le temps et dans l’espace au Moyen Âge1. Aux temps carolingiens, les savoirs et les compétences sont mis au service de la bonne gestion !

L’inventaire des domaines de l’abbaye de Marmoutier (1ère moitié du XIIe siècle)

Dans ses premiers travaux d’érudition, Perrin a été confronté à un document encore mal connu aujourd’hui, un inventaire des domaines de l’abbaye alsacienne de Marmoutier, de la 1ère moitié du XIIe siècle, dont le fond remonte sans doute à la fin du Xe. Il se présente de la façon suivante dans deux copies tardives, l’original étant perdu :

Tous les domaines portés à l’inventaire sont compris à l’intérieur d’un grand rectangle ; du milieu des côtés de ce rectangle le dessinateur a mené des lignes qui délimitent un losange ; enfin, à l’intérieur du losange, un rectangle de faibles dimensions occupe le centre même de la charte. Les côtés de ces trois figures géométriques sont dessinés à double trait ; le dessinateur a ainsi réalisé pour sa charte un triple encadrement dans lequel court une double inscription (…) ; à l’intérieur de ce rectangle, l’enlumineur a dessiné de manière quelque peu schématique la porte d’entrée de l’abbaye, l’église abbatiale, l’église paroissiale et deux chapelles détachées (…) ; enfin un arbre et une touffe d’herbe qui symbolisent probablement un verger et une prairie voisins des bâtiments claustraux. Autour de ce rectangle central, à l’intérieur du losange, le dessinateur a disposé les domaines de la marche de Marmoutier ; chacun d’eux est figuré par une maisonnette (…). Les domaines qui entourent l’abbaye n’ont pas été répartis au hasard ; ils se suivent dans l’ordre géographique (….). La charte-plan est orientée, conclusion que confirme l’étude des autres domaines inscrits sur la charte, dans l’espace ménagé entre le rectangle externe et le losange (…). On constate que tous les domaines (…) sont situés en dehors de la marche et que cette fois encore le rédacteur a respecté dans la mesure du possible l’ordre géographique2.

La problématique de l’espace et de la distance dans l’historiographie de la grande propriété foncière

Le lien entre l’immensité du patrimoine foncier de l’Église franque et des préoccupations de gestion a été illustré dès 1923 par le travail classique d’un des élèves les plus doués d’Henri Pirenne, Hans van Werveke. Dans la foulée des idées de son maître, il répondait à la question : « Comment les établissements religieux belges se procuraient-ils du vin au Haut Moyen Âge ? » en montrant comment la possession de

* Publication originale: « Gérer et exploiter la distance. Pratiques de gestion et perception du monde dans les livres fonciers carolingiens », Les élites et leurs espaces : mobilité, rayonnement, domination (du VIe-XIe s.), éd. P. Depreux, F. Bougard, R. Le Jan, Turnhout, 2007, p. 49-67. © Brepols pour la version éditée. Jean-Pierre Devroey.1 C.-E. Perrin, Essai sur la fortune immobilière de l’abbaye alsacienne de Marmoutier , Strasbourg, 1935. Id., Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine d'après les plus anciens censiers (IX e - XIIe siècle), Paris, 1935. 2 C.-E. Perrin, Essai … cité n. 1, p. 9-11. Faute de notions géographiques précises sur les domaines lorrains dépendant du prieuré de Saint-Quirin, le rédacteur a juxtaposé au hasard les chapitres correspondants. Id., Recherches…cité n. 1, p. 613.

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vignobles dans des régions plus favorisées était pour les abbayes « belges », « le corollaire direct de l’absence de commerce ». Il en allait de même pour d’autres produits de première nécessité comme le sel. Que de tels transports se fissent « à grande distance n’a aucune importance. La matière en question est produite par le monastère et consommée par lui. Elle ne fait pas l’objet d’un échange. L’économie est toujours fermée »3. La focalisation sur la question de la disparition du commerce inhérente aux thèses de Pirenne fausse la question de la nature de ces courants d’échanges qui parcourent ces grands patrimoines fonciers. L’analyse de Pirenne applique à la société médiévale les déterminants classiques de l’économie politique. Elle fait du principe d’autarcie l’antagoniste du commerce et des échanges. Ce caractère réducteur démontre la nécessité de distinguer la « production de consommation » (par le producteur) et la « production d’échange », de poser la question de la nature des agents économiques et sociaux et d’analyser la morphologie et les dimensions multiples de l’échange.

L’autarcie est une posture économique typique des élites. L’observation de la circulation des produits domaniaux et de la géographie des échanges faite par van Werveke reste ici tout à fait pertinente. L’idéal de la couverture des besoins a conduit les monastères à acquérir ou à solliciter le don de propriétés judicieusement réparties dans tout le monde franc pour se procurer directement les matières premières entrant dans la catégorie des « besoins globaux » des élites (vin, huiles, sel, métaux, etc.) ou pour s’assurer, par la vente des surplus, le numéraire nécessaire à l’achat du nécessaire. Depuis les années 1970, l’usage de la notion d’économie d’échanges a permis de dépasser la dichotomie pure et simple entre autarcie et commerce, économie-nature et économie marchande.

La problématique de l’extension géographique des patrimoines fonciers des élites franques a été également revisitée par les historiens de la société et des institutions. La fortune des Grands est interprétée aujourd’hui comme un capital symbolique et un réseau de pouvoirs qui s’évalue « en termes de prestige, de réputation, de terres et d’honneurs »4. La dispersion du patrimoine était une nécessité économique, pour se procurer des produits variés, et sociale et politique, pour tenir son rang dans une aire de circulation des charges publiques et de constitution des alliances5. Les Carolingiens accentuèrent encore par leurs largesses à l’égard des Grands la dispersion géographique des patrimoines aristocratiques afin de tenir les régions récemment soumises. Les plus grandes familles de l’aristocratie impériale avaient des biens et occupaient des charges aux quatre coins du monde franc. Ces stratégies de domination spatiale se manifestent également dans les fondations d’églises et les largesses à l’égard des églises épiscopales et des monastères. Au sommet du pouvoir, la création d’abbayes est étroitement liée à la construction et à la consolidation d’espaces de pouvoir, comme dans le cas des Pippinides en Austrasie. Mais les mêmes pratiques existent à des échelons inférieurs des

3 H. Van Werveke, Comment les établissements religieux belges se procuraient-ils du vin au Haut Moyen Âge, dans Revue belge de philologie et d’histoire, 2, 1923, p. 643-662. Id., Les propriétés excentriques des églises au Haut Moyen Âge, dans Revue belge de philologie et d’histoire, 4, 1925, p. 136-141. Examen critique par L. Musset, Signification et destinée des domaines excentriques pour les abbayes de la moitié septentrionale de la Gaule jusqu’au XIe siècle, dans Sous la règle de saint Benoît. Structures monastiques et sociétés en France du Moyen Âge à l’Époque moderne, Genève-Paris, 1982 (Hautes Études médiévales et modernes, 47), p. 167-196.4 R. Le Jan, Introduction, dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, VIIIe-Xe siècles, 1, Actes de la table ronde de Rome, 6, 7 et 8 mai 1999, Rome, 1999 (Mélanges de l’École française de Rome, 111/2), p. 489-497, à la p. 490.5 Synthèse illustrée à partir des testaments de Bertrand du Mans (616), d’Abbon de Maurienne (739) et d’Évrard de Frioul et de Gisèle (863-864) dans J.-P. Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), Fondements matériels, échanges et lien social, Paris, 2003, 1, p. 264-269.

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élites, au sein de l’aristocratie impériale, qui mène ses propres politiques identitaires, ou de l’aristocratie régionale ou locale qui se préoccupe plus prosaïquement de sa perpétuation. Simultanément à leurs mobiles spirituels, les fondations et les générosités à l’égard de l’Église permettent aux élites de créer des nouveaux honneurs, de soustraire une partie des richesses foncières à la problématique de la dévolution successorale tout en réglant le sort des cadets, de faire circuler des terres sacrées parmi leurs fidèles sous la forme de précaires et de se procurer de nouveaux gisements de ressources matérielles et de services. En donnant, le roi élargit simultanément la capacité de servir des bénéficiaires ecclésiastiques, dans leurs trois volets principaux : les obligations militaires, les dons annuels et les prières.

Patrimoine foncier et maîtrise de l’espace à l’abbaye de PrümLa problématique de l’espace et de la distance dans la grande propriété foncière peut donc être abordée comme un objet d’histoire totale touchant à tous les aspects de la société médiévale. Je voudrais me concentrer aujourd’hui sur une facette seulement en mesurant par une étude de cas comment l’abbaye de Prüm a pu maîtriser et gérer la distance. Fondée en 727 par une aristocrate apparentée à la famille de Pépin le Bref, Prüm possédait un immense domaine foncier disséminé dans toute la Francie rhénane, entre la Meuse et le Rhin, depuis la frontière de la Frise au Nord, jusqu’en Lorraine et en Hesse au Midi. Le polyptyque dénombre plus de 1750 manses, ce qui situe sa fortune foncière au même rang que celle d’autres abbayes royales carolingiennes comme Lorsch, Hersfeld ou Saint-Germain-des-Prés. Si on ajoute à ces chiffres les biens situés en Neustrie, les possessions de ses prieurés comme Saint-Goar ou Revin, qui ne sont pas décrites dans le polyptyque, ou encore les bénéfices et les précaires, la fortune foncière de Prüm a pu atteindre le chiffre de 3000 manses attribué aux grandes abbayes par le Concile d’Aix de 8166.

Le patrimoine de Prüm est surtout connu par deux pièces capitales, le grand cartulaire du monastère dit Liber Aureus composé au début du XIIe siècle et le fameux inventaire foncier de 893, connu par un copie de 1222, étudié magistralement par Karl Lamprecht et Charles-Edmond Perrin7.

Étudiant la composition du polyptyque, Perrin constate que les 119 chapitres du texte « loin d’être disposés au hasard, au gré de la fantaisie du rédacteur, s’ordonnaient suivant un plan géographique assez fidèlement observé (…) ; d’une part, les domaines d’une même région sont rassemblés dans un même groupe et, d’autre part, les groupes ainsi constitués se succèdent dans l’ordre même des points cardinaux »8. Il complète cette analyse en étudiant les formulaires à partir desquels les descriptions locales ont été

6 L. Kuchenbuch, Bäuerliche Gesellschaft und Klosterherrschaft im 9. Jahrhundert. Studien zur Sozialstruktur der Familia der Abtei Prüm, Wiesbaden, 1978 (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte. Beihefte, 66), p. 49. J.-P. Devroey, Les services de transport à l’abbaye de Prüm au IXe siècle, dans Revue du Nord, 61, 1979, p. 543-569 (réédition J.-P. Devroey, Études sur le grand domaine carolingien, Aldershot, 1993, n°10). Id., L'espace des échanges économiques. Commerce, marché, communications et logistique dans le monde franc au IXe siècle, dans Uomo e spazio nell’alto Medioevo, Spoleto, 2003, 1, p. 347-392 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 50).7 Il faudrait mener l’étude de ces documents de front, ce qui dépasse les limites de cette étude. K. Lamprecht, Deutsches Wirtschaftsleben im Mittelalter, 3 vol., Leipzig, 1885-1886, 2, p. 55 et s. C.-E. Perrin, Recherches... cité n. 1. Le polyptyque est daté de 893. L’original (ou une copie intermédiaire du Xe siècle?) étant perdu, il a été conservé grâce à une copie complétée d’un commentaire, réalisée sous la direction de l’ex-abbé de Prüm, Césaire de Myllendonk en 1222.8 C.-E. Perrin, Recherches …cité n. 1, p. 46-57. L’analyse cartographique est reprise en détail par J.-P. Devroey, Les services … et Id. L’espace… cités n. 6.

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élaborées. Il en ressort qu’il y a une coïncidence remarquable entre les groupes régionaux et les formules. Le soin de dresser des inventaires a été confié à des commissions itinérantes travaillant dans les limites d’un ou de plusieurs groupes géographiques, sur la base d’un schéma systématique d’enquêtes et de la collecte d’informations auprès des officiers locaux et des dépendants ou dans d’autres documents administratifs tels que des inventaires partiels plus anciens9.

Le renouveau des études sur les polyptyques et l’analyse topographique

Les méthodes d’analyse élaborées par Perrin sont à l’origine du renouveau des éditions de polyptyques à partir des années 1970. L’étude d’autres grands patrimoines fonciers comme par exemple ceux de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Martin de Tours ont confirmé le large usage de questionnaires et de techniques de déambulation pour percevoir et dominer l’espace. Pour dénombrer hommes et terres, il fallait pouvoir les ranger, non seulement socialement, mais aussi dans un certain ordre topographique déterminé par le cheminement des commissions d’enquête ou le classement mental des possessions foncières dans une hiérarchie régionale des pagi ou des diocèses10.

Des dispositions géographiques semblables sont en effet visibles dans les listes générales de biens parfois jointes aux inventaires fonciers carolingiens ou contenues dans les diplômes confirmatifs des grandes seigneuries ecclésiastiques11. Elles étaient peut-être déjà liées à des méthodes de classement topographique des archives qui sont illustrées à partir du XIe siècle dans la structuration de certains cartulaires. La pertinence des rangements et le respect de règles de proximité dans les énumérations de localités démontrent qu’il ne faut pas mésestimer la capacité des chancelleries et des scribes à saisir sur le parchemin des réalités géographiques12.

De tels exemples montrent comment avec leur expérience de terrain et des techniques simples d’énumération, les moines étaient capables de restituer la position de lieux dans l’espace pour confectionner des inventaires locaux. Ils parvenaient à disposer dans un

9 Sur l’élaboration du polyptyque, voir les vues discutées de son dernier éditeur I. Schwab : Das Prümer Urbar, éd. I. Schwab, Düsseldorf, 1983, p. 21-156 (Rheinische Urbare 5) et Id., Das Prümer Urbar. Überlieferung und Entstehung, dans R. Nolden (éd.), „Anno verbi incarnati DCCCXCIII conscriptum“. Im Jahre des Herrn 893 geschrieben. 1100 Jahre Prümer Urbar, Trier, 1993, p. 119-136 et les critiques de L. Kuchenbuch, Ordnungsverhalten im grundherrlichen Schriftgut vom 9. bis zum 12. Jahrhundert, dans Dialektik und Rhetorik im früheren und hohen Mittelalter, München, 1997 (Schriften des Historischen Kolleges, 27), p. 222-228 et de Y. Morimoto, Le polyptyque de Prüm n’a-t-il pas été interpolé ?, dans Le Moyen Âge, 92, 1986, p. 265-276 et Id., Die Bedeutung des Prümer Urbars für die heutige Forschung, dans R. Nolden (éd.), „Anno verbi incarnati DCCCXCIII conscriptum“. Im Jahre des Herrn 893 geschrieben. 1100 Jahre Prümer Urbar, Trier, 1993, p. 127-136.10 Sur Saint-Martin de Tours, voir H. Noizet, Le centre canonial de Saint-Martin de Tours et ses domaines périphériques en Val de Loire (IXe-Xe siècles), dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 109, 2002, p. 9-32. Sur Saint-Germain-des-Prés, J.-P. Devroey, Un monastère dans l’économie d’échanges : les services de transport à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés au IX e siècle, dans Annales E.S.C., 1984, p. 570-589, (réédition J.-P. Devroey, Études sur le grand domaine carolingien, Aldershot, 1993, n°11). Id., L’espace…cité n. 6, cartes 1 et 2.11 Démonstration limpide de J.-Cl. Malsy, Les noms de lieu du département de l’Aisne, 2, Saint-Quentin 2000 (Dictionnaire topographique de Picardie, 1), p. 49-69, illustrée par divers extraits de chartes picardes du IXe au XIIe siècle, complété par Id., Un exemple de méthodologie en géographie historique. Le précepte de Pépin III, maire du palais, en faveur du monastère de Saint-Denis (a. 751) , dans Nouvelle revue d’onomastique, n° 41-42, 2003, p. 73-132.12 J.-Cl. Malsy, Les noms de lieu … cité n. 11, t. 1, p. 69. Les méthodes de classement dans les énumérations de biens sont l’objet d’un bel et suggestif article de D. Lohrmann, Formen der Enumeratio bonorum in Bischofs-, Papst- und Herrscherurkunden (9.-12. Jahrhundert), dans Archiv für Diplomatik, 26, 1980, p. 281-311.

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ordre de succession à fondement topographique les différents chapitres d’un polyptyque ou les localités énumérées dans un diplôme de confirmation générale. Les mêmes représentations sous forme de listes servaient certainement pour administrer les grandes propriétés foncières en fonction du spatium, c’est-à-dire dans la langue latine du monde classique comme dans celle du Haut Moyen Âge, à la double mesure du temps et de l’espace13.

Les listes de biens de l’abbaye Saint-Pierre de LobbesLa liste courte des biens de Saint-Pierre de Lobbes a été rédigée dans l’entourage de l’évêque Jean de Cambrai vers 889. Elle est connue par une copie du XVIIIe siècle, l’original étant perdu. La liste des biens est subdivisée en seize pagi énumérés à partir du monastère. Ces titres y sont écrits en caractères plus grands.

IN PAGO SAMBRIENSI SIVE LOMMACENSI

IN PAGO LOMENSI

IN PAGO HAINOENSI

IN PAGO TEORACENSI

IN PAGO DARNOENSI

IN PAGO BRACBANTINSE

IN FLANDRIS

IN RIEN

IN WASIA

IN PAGO HASBANIENSI

IN PAGO PORCIANO

IN PAGO RIBUARIO

IN PAGO LAUDUNENSI

IN PAGO VERMANDIS

IN PAGO BELUACENSI

IN SANC TERRIS

Les moines possèdent aux confins des diocèses d’Amiens et de Noyon, huit propriétés situées dans les pagi de Vermandois, de Santerre et de Beauvaisis. Le nom du Santerre n’est pas inscrit au bon endroit dans l’état actuel de la liste. Celle-ci se présentait sans doute primitivement en colonnes qui ont été transcrites sous la forme d’une simple liste au XVIIIe siècle. Ceci est probablement l’origine de la position erronée du titre concernant les propriétés de Lobbes en Santerre.

IN PAGO VERMANDIS

Montescurt Montescourt, cne de Montescourt-Lizerolles (Aisne)

[sic : en Santerre]

13 Cette ambivalence sémantique est attestée chez Plaute († 184 AC) qui utilise spatium aussi bien dans le sens de « terrain utilisé pour une course athlétique, le circuit (tour) de la course » que dans celui d’ « espace de temps, terme, durée ». Oxford Latin Dictionary, p. 1789-1799. On rencontre une situation identique en latin pour intervallum : « distance entre deux choses » et « longueur de temps entre deux événements » et pour des dérivés de circ(us) : circuitus (« rotation, révolution » et « cycle d’événements » ; circum (« autour d’un objet », « à un moment ».

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Odbudkurt Beaucourt-en-Santerre (Somme)

Roserias Rosières-en-Santerre, France (Somme)

Caudacia Caix (Somme)

IN PAGO BELUACENSI

Mainulfi villare Ménévillers (Oise)

Coviure Coivre, paroisse disparue ou englobée dans la suivante

Coiwrel Coivrel, (Oise)

IN SANC TERRIS [sic : en Vermandois]

Calliowido Caillouël, cne de Caillouël-Crépigny (Aisne)

Les différents lieux sont énumérés d’après leur position selon un schéma circulaire, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le rédacteur de la liste courte est donc capable d’ordonner convenablement des possessions excentriques, situées à plusieurs centaines de kilomètres de Lobbes, isolées et sans grande cohésion territoriale. Il n’est évidemment pas exclu qu’il ait eu sous les yeux un polyptyque détaillé, composé à partir des enquêtes locales des commissaires de l’abbaye, comme à Saint-Germain-des-Prés ou à Prüm.

Au Xe siècle ou au début du siècle suivant, un autre scribe de Lobbes dressera une nouvelle liste, cette fois sans en respecter l’ordre d’origine et en mutilant certaines formes anciennes, jusqu’à les rendre méconnaissables. A ce moment, l’énumération des biens n’a plus qu’une fonction d’évocation nostalgique de la fortune révolue du monastère14.

14 J.-C. Malsy, Les noms de lieu … cité n. 11, t. 1, p. 182-184, avec une carte. Le polyptyque et les listes de biens de l’abbaye Saint-Pierre de Lobbes (IXe-XIe siècles), éd. J.-P. Devroey, Bruxelles 1986, p. 40 (liste courte datée de v. 889) et p. 54-55 (liste longue datée de la fin Xe siècle/1038.

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Exploiter la distance : l’organisation des transports à Prüm (893)En 1979, une étude sur les services de transport à l’abbaye de Prüm révélait l’existence d’un réseau de communication assez dense, tant par la voie fluviale que terrestre, destiné à assurer la centralisation et la redistribution d’une partie des produits de l’exploitation domaniale du monastère15. Tout ce patrimoine était pris dans les mailles de réseaux de circulation emboîtés, basés sur les transports lourds de produits agricoles (angaria) et les services de messagerie et de transports légers (scara)16. En comparaison avec des réseaux polarisés autour d’un lieu central unique, comme ceux de Saint-Martin de Tours et de Saint-Germain-des-Prés, le système de communication à distance de Prüm s’ordonne autour d’un petit nombre de « commutateurs » intermédiaires, parce que les distances à couvrir pour maîtriser toute l’aire de circulation du monastère sont trop élevées17. Ces places secondaires jouent alors simultanément un rôle de relais dans le système de centralisation vers Prüm, de polarisation à l’échelon régional et de redistribution d’une partie des produits domaniaux. Un certain nombre de ces lieux centraux sont déjà en place dès le milieu du VIIIe siècle, lorsque Pépin Ier refonde l’abbaye et la dote d’immenses richesses foncières, avec des prieurés situés sur le Rhin (Altrip en 762, Saint-Goar en 765), dans la haute vallée de l’Ahr (Kesseling en 762) et sur la Meuse (Revin en 762). Avant 844, un prieuré est fondé à Münstereifel comme centre de gestion des propriétés foncières de Prüm dans le Nord de l’Eifel. Chacun des prieurés de Prüm apparaît, selon l’expression forgée par Roberto S. Lopez, comme une « machine à maximiser les interactions sociales »18. Des villae servent aussi de relais régional et de centre de redistribution, comme Remich et Cochem sur la Moselle.

En plus de son réseau de charrois de produits agricoles, Prüm disposait également d’un système de transport à pied, à cheval ou en bateau19. Ce réseau assurait en même temps des fonctions de communication (acheminement du courrier) et de trafic de marchandises légères (draps, vêtements, poisson). Ces services étaient principalement confiés à des spécialistes (scararii), dispensés complètement des charges habituelles des paysans. On les retrouve groupés dans les villae autour de Prüm et des prieurés d’Altrip et de Münstereifel. L’abbaye disposait également de chevaux de poste au sud de Prüm et à l’est de Saint-Goar. Saint-Germain-des-Prés avait mis en place une infrastructure analogue dans la région parisienne, assurée par des tenanciers spécialisés chargés d’entretenir de palefrois20. Ces exemples permettent d’envisager concrètement comment le cursus publicus a pu être organisé à l’échelle du royaume par l’intermédiaire de ces réseaux monastiques notamment.

Entre le flux lent et régulier des charrois qui transportent la production domaniale vers Prüm et ses prieurés, et ces services de messagerie rapide, la différence se marque dans le temps et dans l’espace. L’aire de circulation des transports lourds assurait surtout la polarisation des matières premières agricoles vers le monastère et ses prieurés et vers les palais royaux d’Aix et de Worms, à un rythme bisannuel. Le système de messagerie se

15 J.-P. Devroey, Les services… cité n. 6. 16 J.-P. Devroey, L’espace…cité n. 6, carte 4, p. 372.17 J.-P. Devroey, L’espace…cité n. 6, carte 5, p. 373.18 R. S. Lopez, The Crossroads within the Walls, dans O. Handlin, J. Burchard (éd.), The Historian and the City, Cambridge, Mass., 1963, p. 27-43. 19 J.-P. Devroey, L’espace…cité n. 6, carte 6, p. 379.20 Ces palefrois et leurs cavaliers étaient disposés en deux cercles concentriques autour de Paris, d’abord à faible distance, puis dans un rayon d’environ soixante-dix kilomètres, en direction du nord-ouest, de l’ouest et du sud-est.

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distingue à la fois par son fonctionnement permanent, sa vitesse accrue, ses points d’aboutissement et son extension géographique. Il assure les liens entre Prüm, ses prieurés et des lieux de pouvoir importants dans la Francie rhénane : résidences royales (Aix et Francfort) et cités épiscopales (Cologne, Metz et Verdun). La colonne vertébrale de cette seconde aire de circulation est le bassin du Rhin et de la Moselle. Il connecte à l’échelon régional aire de circulation monastique et réseaux de pouvoir et d’échanges. L’économique ne peut donc pas y être séparé du politique.

Quelques remarques critiques s’imposent.

1) La cartographie des services de transport et de messagerie de Prüm dessine les mailles d’une aire de circulation et d’échanges centrée sur le monastère. Grâce à une documentation très riche, une telle représentation graphique ne donne toutefois qu’une image partielle des mouvements et des échanges commandés par les élites. Il faudrait, pour la compléter, pouvoir dessiner les mailles d’autres réseaux d’échanges qui lui étaient partiellement connectés, pouvaient recouvrir en partie les mêmes régions et étaient focalisés sur d’autres centres de pouvoir, évêchés, monastères ou palais royaux.

2) Les aires de circulation mises en place dans les grandes seigneuries monastiques carolingiennes de la Francia et de l’Italie carolingiennes ne constituent pas uniquement des réseaux logistiques. Les modèles basés sur la dynamique des transports ont négligé l’importance de la circulation des nouvelles et des interrelations sociales, comme si « la transparence était une propriété naturelle de l’espace et qu’en tout point, on puisse disposer sans peine des mêmes éléments d’appréciation »21. Ces réseaux logistiques fonctionnent comme des systèmes de communication, qui sont stimulés par tous les types de contacts et d’échanges, pour des raisons politiques, commerciales, familiales, spirituelles, culturelles….

3) L’existence de systèmes d’approvisionnement par mensualité montre qu’on peut élargir à la notion d’espace, la définition du temps donnée par Norbert Elias : « Ce que nous appelons ‘temps’ signifie tout d’abord un cadre de référence dont un groupe humain (…) se sert pour ériger au milieu d’une suite continue de changements des bornes reconnues par le groupe »22. En d’autres mots, l’existence d’un système de relations spatiales et d’un temps social partagés est indispensable à tout échange structuré. Cette forme de maîtrise et de perception de l’espace s’est forgée notamment grâce à la culture de Cour, dans laquelle les élites carolingiennes, religieuses et laïques trouvent en partage modèles et valeurs idéologiques, formation intellectuelle et fonctions politiques.

4) Si les réseaux carolingiens fonctionnent comme des systèmes de communication, c’est que l’économie est ici, comme dans la pensée d’Aristote, fortement intégrée à la structure sociale des groupes et aux formes de sociabilité des élites. Les pratiques de commémoration, qui se développent au VIIIe siècle, instituent des relations sociales entre groupes monastiques, des relations souvent à longue distance et avec une permanence surprenante dans le temps. Les libri memoriales représentent une autre forme de réseau basé sur l’échange de la commémoration liturgique. Ces relations de fraternisation et de commémoration sont toujours accompagnées, comme les échanges épistolaires, de formes d’échanges spirituels et souvent matériels23. Karl Schmid a

21 P. Claval, Géographie humaine et économique contemporaine, Paris, 1984, p. 195. 22 N. Elias, Du temps, Paris, 1996.23 O.G. Oexle, Les moines d’Occident et la vie politique et sociale dans le haut Moyen Âge , dans Le monachisme à Byzance et en Occident du VIIIe au Xe siècle, Maredsous 1993 (Revue Bénédictine, 103), p. 255-272.

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souligné l’importance de ces réseaux monastiques pour l’intégration du royaume franc. Ils contribuent à nourrir une « Weltanschauung » qui inclut une véritable perception du territoire24. Il suffit de mentionner ici les projets de division et d’estimation des ressources du regnum Francorum, qui se succèdent dans la première moitié du IXe siècle25.

L’édification de tels réseaux de communication et d’échanges et leur maintien en activité durant au moins deux siècles postule à la fois un certain savoir topographique appliqué et une réelle capacité à maîtriser temps et espace. Celle-ci ne peut exister sans une connaissance partagée du monde et la capacité à la projeter dans des schémas d’organisation. Dans leurs longues énumérations de possessions, les scribes pouvaient s’appuyer sur la connaissance de la nomenclature des pagi pour opérer des regroupements géographiques. Mais, ils étaient également capables d’organiser une liste énumérative en fonction de la disposition de simples lieux-dits à l’intérieur d’un terroir villageois. À Villance (Belgique, Luxembourg), au cœur de l’Ardenne, les moines de Prüm possédaient un vaste domaine organisé autour d’une curtis centrale et de son église, de sept coutures domaniales et d’un ensemble polynucléaire de tenures groupées (quarante sept manses libres), réparties entre neuf localisations. La description de 893 adopte deux critères successifs dans l’énumération des éléments de la villa. Les terres de la réserve apparaissent tout d’abord dans l’ordre décroissant de taille. Ensuite, les neufs groupes de manses sont énumérés d’après leur position dans un schéma circulaire, autour de la curtis centrale, à partir de l’est et dans le sens des aiguilles d’une montre. La visite de terrain et l’enquête orale, qui ont probablement accompagné le recensement, ont permis à l’auteur de la description de restituer schématiquement l’organisation spatiale du terroir de Villance26.

Percevoir le mondeLe lien entre organisation spatiale du patrimoine foncier et réseaux de transports domaniaux a été relevé pour la première fois par Charles Higounet en 1989, précisément à propos de Prüm : « au départ de l’abbaye, les descripteurs ont adopté une démarche en spirale irrégulière, qui couvre la vaste région entre Meuse et Rhin, du Saulnois à la Ruhr et qui paraît bien ainsi être perçue, quoique très étendue, dans ses dimensions territoriales »27. Une telle « carte mentale », note Higounet, composée à vaste échelle et organisée sur base d’une déambulation circulaire se retrouve dans le mémoire sur l’administration patrimoniale de Suger destiné aux moines de Saint-Denis (1144-1148)28.

24 K. Schmidt, Zum Quellenwert der Verbrüderungsbücher von St. Gallen und Reichenau, dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 41, 1985, p. 345-389 et Id., Mönchtum und Verbrüderung, dans R. Kottje, H. Maurer (éd.), Monastische Reformen im 9. Und 10. Jahrhundert, Sigmaringen, 1989, p. 117-146.25 Voir J.W. Thompson, The Dissolution of the Carolingian Fisc in the Ninth Century, Berkeley 1935 (University of California Publications in History, XXIII), p. 19-47.26 J.-P. Devroey, L’espace… cité n. 6, p. 385-386 et carte 8, p. 387.27 Ch. Higounet, A propos de la perception de l’espace au Moyen Âge, dans Media in Francia. Recueil de mélanges offert à Karl Ferdinand Werner à l’occasion de son 65e anniversaire par ses amis et collègues français, Paris, 1989, p. 257-268 . 28 Suger, L’œuvre administrative, éd. F. Gasparri, dans Œuvres, t. 1, Paris, 1996 (Les classiques de l’histoire de France, 37), p. 54 et s. La géographie des groupes de propriété est également à la base du cartulaire de Guimann, le cellérier de Saint-Vaast d’Arras. R. F. Berkhofer, Inventaire de biens et proto-comptabilités dans le nord de la France (XIe-début XIIe siècle), dans Bibliothèque de l’École des Chartes, 155, 1997, p. 346. Id., Day of Reckoning. Power and Accountability in Medieval France, Philadelphia, 2004, p. 81-83.

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Le concept de spirale paraît trop théorique, inadapté à sa définition en mathématique29

et, à la réflexion, peu pertinent, si on élargit la perspective documentaire. Il me paraît plus juste de parler de simples schémas circulaires, conçus autour ou à partir d’un centre (dans un sens dextrogyre ou lévogyre) ou encore de déambulations mentales organisées selon d’autres schémas non circulaires. Un second aspect prête également le flanc à la critique. Higounet s’intéressait précisément à l’évolution de la perception de l’espace au Moyen Âge, avec un œil sur l’émergence d’une vision géographique (pré-scientifique) du monde à partir du XIIe siècle. Dans la perspective positiviste et évolutionniste qui est la sienne, il associe l’émergence d’une représentation scientifique du monde avec les premiers jalons médiévaux de la modernité contemporaine. La situation relevée dans les polyptyques est une « anomalie chronologique ». Elle ne relève pas d'une « perception intellectuelle d’un espace géographique » mais de l’instinct et du sens pratique (« une sorte de sens paysan de la connaissance des terroirs »)30.

« Accepter ce type d’analyse (…) fondée sur l’opposition entre le théorique et l’empirique », note justement Patrick Gautier-Dalché, reviendrait à faire du « sens paysan » une catégorie a-historique ». « Il faut se méfier du primitivisme facile qui consiste à attribuer aux [hommes du Moyen Âge] une perception de la nature différente de la nôtre, et analogue à celle de l’enfant ou du primitif (…) caractérisée par la prééminence du symbolique et de l’imaginaire »31. Dans son traité De mensura orbis terrae, le moine irlandais Dicuil, actif sous Louis le Pieux, compare les chiffres donnés par les Anciens, préférant aux données fournies par l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, celles d’une Division du Monde du Ve siècle. Celles-ci, croyait-il « devaient être meilleures (…) parce que les envoyés de Théodose II († 450) avaient réellement mesuré les distances qu’ils énuméraient ». Notant les erreurs de copie des scribes qui ont parfois falsifié les chiffres de Pline, Dicuil laisse des blancs dans son propre traité, invitant les lecteurs qui ont accès à de meilleurs manuscrits que lu à les remplir avec des nombres corrects. Comme l’écrit John Contreni, dans pareil cas, l’examen systématique des autorités complète la subordination des assertions à la vérification et à la preuve et l’intérêt pour la justesse des nombres »32. L’œuvre scientifique de Bède († 735) témoigne de la volonté de compléter ses sources d’information par des observations directes des phénomènes naturels. Dans sa discussion des marées, le savant anglais conclut à la diversité géographique du phénomène sur la base des informations provenant de 23 endroits sur la côte est et de 4 endroits sur la côte ouest, collectées par un réseau d’informateurs locaux33.

La question essentielle n’est évidemment pas celle du caractère « pré-scientifique » (au sens presque de « pré-cartésien ») des techniques utilisées par les Anciens pour interagir avec la nature, mais sur leur efficience et leur raison d’être. Pour tenter de comprendre comment les hommes du IXe siècle appréhendait l’espace (ou plutôt, les espaces), il faut poser la question des méthodes d’énumération et des conventions sous-tendant la représentation de l’espace en listes, en diagrammes ou en schémas graphiques, c’est-à-dire s’interroger sur leurs savoirs et leurs techniques dans la direction de recherche 29 « Courbe plane décrivant des révolutions autour d’un point fixe en s’en éloignant ». 30 Ch. Higounet, À propos...cité n. 27, p. 263.31 P. Gautier-Dalché, Un problème d’histoire culturelle : perception et représentation de l’espace au Moyen Âge, dans Médiévales, 18, 1990, p. 5-15, aux p. 6 et 8. Id., Principes et modes de la représentation de l’espace géographique durant le Haut Moyen Âge, dans Uomo e spazio nell’alto Medioevo, Spoleto, 2003, 1, p. 117-150 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 50), à la p. 147.32 Diculi Liber de mensura orbis terrae, éd. J. J. Tierney, Dublin, 1967. J. J. Contreni, Counting, Calendars, and Cosmology: Numeracy in the Early Middle Ages, dans J. J. Contreni, S. Casciani, Word, Image, Number. Communication in the Middle Ages, Firenze, 2002 (Micrologus’ Library, 8), p. 49.33 J. J. Contreni, Counting… cité n. 32, p. 63-64.

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dessinée par Jack Goody dans La raison graphique : « Écrire ce n’est pas seulement enregistrer une parole, c’est aussi se donner le moyen d’en découper et d’en abstraire les éléments, de classer les mots en listes et combiner les listes en tableaux. N’y aurait-il pas une manière proprement graphique de raisonner, de connaître. Les modes de pensée ne sauraient être indépendants des moyens de pensée »34. Goody rejoint les préoccupations du courant de recherches historiques sur la « textualité » (Schriftlichkeit) partant du constat que l’écriture n’est pas seulement « un objet accessible ou non », mais qu’elle « induit aussi des usages fort divers »35.

Nous devons mettre en relation les représentations mentales et les pratiques de terrain illustrées dans les polyptyques avec les savoirs et les techniques intellectuelles héritées de l’Antiquité. La figure de la déambulation circulaire semble avoir été utilisée très largement dans tous les modes de représentation topographique de l’Antiquité et du Moyen Âge. La notion d’espace (et de temps) est fréquemment rendue en latin classique par des mots qui signifient « cercle » ou « terrain circulaire » : spatium, circus. Au niveau cognitif, ces significations linguistiques sont vraisemblablement liées à l’observation du ciel et à la description circulaire du mouvement apparent des astres. Les grands monuments mégalithiques édifiés dans la période de 4000 à 1000 A.C. utilisent, comme à Stonehenge, la figure du cercle comme représentation du cosmos36.

Les moines carolingiens étaient familiarisés avec des représentations circulaires de l’Univers au travers de compilations d’œuvres antiques comme l’Historia Naturalis de Pline l’Ancien († 184 A.C.), par exemple, ou des écrits scientifiques de Bède étudiés à la cour de Louis le Pieux37. On résonnait et on argumentait aussi en « tournant autour des choses » (circum) dans les traités antiques de rhétorique, en grec (peri : « autour » ; phrazein : « expliquer, faire comprendre ») comme en latin (circumitio : « méthode indirecte de raisonnement par circonlocution »). Chez Cicéron († 43 A.C.), « définir », c’est circumscribere ! La circulation était à la base des techniques de mémoire propagées au Moyen Âge par les œuvres de Cicéron. Les théâtres de mémoire de l’Antiquité étaient connus par les Pères chrétiens qui avaient reçu une formation rhétorique, comme saint Augustin ou saint Jérôme, ou par l’intermédiaire des œuvres du païen Martianus Capella (Ve siècle)38.

C’est l’ordre qui est à la base des préceptes de la mémoire. Il faut méditer sur ces préceptes dans des lieux bien éclairés dans lesquels il faut placer les images des choses (…) de même que ce qui est écrit est fixé par des lettres sur de la cire, de même ce que l’on confie à la mémoire s’imprime dans des lieux, comme sur de la cire ou sur une page ; et les images gardent le souvenir des choses, comme s’il s’agissait de lettres39.

Les lettrés de l’époque carolingienne ont également connu directement le manuel pratique composé au Ier siècle avant J.-C. par un maître de rhétorique anonyme installé

34 J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, 1979, 4e de couverture.35 H. Keller, Oralité et écriture, dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, 2002, p. 127-142, à la p. 135.36 S. C. McCluskey, Astronomies and Cultures in Early Medieval Europe, Cambridge, 1998. 37 Je renvoie le lecteur pour ces questions à J. J. Contreni, Carolingian Learning, Masters and Manuscripts, Aldershot, 1992 et, récemment, Id., Counting…cité n. 32, p. 43-83. 38 Je remercie Arnaud Knaepen pour sa relecture de cette partie de mon article et les utiles conseils bibliographiques qui l’ont accompagnée. 39 Martianus Capella, De nuptiis Philologiae et Mercurii, éd. A. Dick, Stuttgart, 1969, p. 268-270. Cité par F. Yates, L’art de la mémoire, Paris, 1975, p. 66. Voir en dernier lieu M. Teeuwen, The Study of Martianus Capella’s ‘De Nuptiis’ in the Ninth Century, dans A. A. McDonald, M. W. Twomey et G. J. Reining (éd.), Learned Antiquity. Scholarship and Society in the Near-East, the Greco-RomanWorld, and the Early Medieval West, Leuven, 2003, p. 185 et s.

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à Rome, l’Ad Herennium qui expose avec une clarté particulière les techniques de la mémoire artificielle. L’œuvre est mentionnée dès 830 par Loup de Ferrières. Ses manuscrits médiévaux sont traditionnellement groupés au XIIe siècle avec le De Inventione de Cicéron40.

Il faut donc aborder la renaissance carolingienne dans une perspective très large qui englobe les relations des lettrés (litterati) avec les savoirs traditionnels et antiques et avec le monde physique, et la manière dont ces savoirs et ces compétences ont pu influencer leur capacité à observer, à analyser, à mettre en ordre et à décrire. « Comme le suggère les mesures géographiques soigneuses de Dicuil et les extraordinaires observations de Bède sur les marées, les gens du Haut Moyen Âge avaient une conscience aiguë de l’univers physique »41. La confection des polyptyques m’apparaît comme un aspect de ce « désenchantement du monde » ou, plus exactement, de la capacité à percevoir le réel qui est à l’œuvre chez certains intellectuels de l’époque carolingienne42.

À la fin du XIe siècle, le moine de Saint-Germain-des-Prés qui a continué l’œuvre d’Aimoin en transcrivant et en annotant les « Annales de Saint-Bertin » a écrit en regard de l’année 877, où Hincmar relate la levée du tribut aux Danois sur les manses du royaume de Charles le Chauve : « Le très prudent abbé Irminon (initiateur du célèbre polyptyque) a renfermé dans un seul écrit [l’état] des revenus de toutes les villae de Saint-Germain, en vérité jusqu’à un œuf et une poule ou même un bardeau … »43.

Jean-Pierre Devroey

Université libre de Bruxelles – Académie royale de Belgique

40 Ad C. Herennium libri IV De ratione dicendi, éd.F. Marx, Leipzig, 1894. Loup de Ferrières, Epistolae, édité et traduit par L. Levillain, 2 vol., Paris, 1927-35 (Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 10 et 16), 1, n° 1, p. 8.41 J. J. Contreni, Counting, Calendars, and Cosmology…cité n. 33, p. 68. 42 J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l'Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006, p. 585-611 (Académie royale de Belgique, mémoire de la Classe des Lettres, 3e série, 40). 43 L’interpolation est indiquée par G. Waitz. Annales Bertiniani, éd. G. Waitz, Hanovre 1883 (MGH SRG, 5), p. 134, n. 3.

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