antonio rocco, alcibiade enfant à l’école

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « Antonio Rocco, Alcibiade enfant à l’école. Clandestinité, irréligion et sodomie » Jean-Pierre Cavaillé Tangence, n° 81, 2006, p. 15-38. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/014959ar DOI: 10.7202/014959ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 27 April 2015 05:32

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    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Antonio Rocco, Alcibiade enfant lcole. Clandestinit, irrligion et sodomie Jean-Pierre CavaillTangence, n 81, 2006, p. 15-38.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/014959ar

    DOI: 10.7202/014959ar

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  • Antonio Rocco, Alcibiade enfant lcole. Clandestinit, irrligion etsodomieJean-Pierre Cavaill, cole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Larticle est consacr la fois lhistoire de la publication clan -destine dAlcibiade enfant lcole, du XVIIe sicle nos jours, et lanalyse de son dispositif fictionnel et de ses ressources argu men -tatives. Louvrage relate en effet lentreprise de sduction amou -reuse et sexuelle dun matre de philosophie sur son jeune lve,Alcibiade, fonde sur la persuasion et lefficacit dune argumen -tation idoine, o la philosophie joue un rle dterminant : unratio nalisme foncirement naturaliste au service dune thiquersolument hdoniste. Par ltroite association dune initiationsexuelle et dun apprentissage philosophique, ce livre contribueainsi la constitution dun genre qui trouvera une expressionult rieure dans la Satire sotadique de Chorier (ou Acadmie desdames), Thrse philosophe et les romans de Sade. On se pro -pose ici de rflchir sur le sens de la clandestinit de cette uvreenvisage au premier chef dans sa composition mme, commediscours puissamment transgressif, tout la fois du fait de sesmodes dcriture, de sa reprsentation des murs et des idesexprimes, et rendu attractif pour ces raisons, mais contenantaussi en lui-mme les modalits de son acceptabilit restreinte,comme un livret inoffensif de simple divertissement.

    Un livre on ne peut plus sale et excrable pour sa louange etsa science du crime sodomitique , un livret [] tel que lon nepuisse rien reprsenter de plus obscne et de plus dtestable , unlivre nfaste et abominable, qui et mrit son auteur dtrebrl avec tous ses exemplaires 1 . Cest en ces termes que lesbiblio graphes du XVIIIe sicle voquent lAlcibiade fanciullo a scola.

    Tangence, no 81, t 2006, p. 15-38.

    1. J. Vogt, Catalogus historico-criticus librorum rariorum, Amburgi [Hambourg],1747, p. 52 : Liber spurcissimus, atque execrandus de criminis sodomiticilaude ac arte . F. G. Freytag, Analecta litteraria de libris rarioribus, Lipisae

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  • Lducation du jeune Alcibiade est confie Filotimo, matretrs renomm dAthnes. Charm par linsigne beaut du fanciullo,Philotime entreprend de le sduire, joignant des gestes pressantsaux paroles melliflues. Louvrage consiste tout entier dans la rela -tion de la longue entreprise de sduction, fonde sur la persuasionet lefficacit dune argumentation idoine qui rfute une unetoutes les objections par lesquelles Alcibiade justifie sa rsistance.Cest loccasion pour le matre de livrer un enseigne ment philo -sophique on ne peut plus subversif, qui dveloppe un ratio na lismefoncirement naturaliste au service dune thique rsolu menthdoniste. Des arguments redoutables y voisinent avec des jeuxdesprit qui, loin de discrditer le matre rhteur et philo sophe, lerendent suffisamment drle et aimable lenfant, lui-mme dunegrande sagacit, pour que celui-ci finisse en riant par soulever sesvtements et offrir son prcepteur les doux objets de sa convoi -tise amoureuse. Le texte se termine en introdui sant les termes lesplus crus dans la prose la plus raffine, avec lvocation des dlicesde la sodomie, pour llve comme pour le matre : Non avendo ilcazzo del suo maestro nel culo non sapeva che cosa fussedolcezze 2.

    Ce court rsum suffit mettre en vidence, dans ce texteclandestin de la premire moiti du XVIIe sicle, l troiteassociation entre initiation sexuelle et apprentissagephilosophique qui carac t risera plus tard des textes plus fameux,eux aussi soumis la clan destinit, comme la Satire sotadique deChorier (ou Acadmie des dames), Thrse philosophe et, bien sr,les uvres de Sade. videmment, le thme premier et central de lapdrastie, dont luvre est premire vue un long, soutenu etvibrant loge, est dcisif dans le jugement quon a port sur elle.

    16 TANGENCE

    [Leipzig], 1750, p. 853-854 : Opusculum [] quo nihil obscoenius et detes -ta bilius effigi potest . J. J. Bauer, Bibliotheca librorum rariorum universalis,Nrnberg [Nuremberg], Martin Jacob Bauer, 1770, tome I, p. 28 : Libernefandus et abominabilis, dignusque ut autor ejus cum omnibus suis exem -pla ribus fuisset combustus . Ces rfrences sont donnes par Laura Coci dansson dition critique, Antonio Rocco, Alcibiade Fanciullo a Scola, Rome,Salerno Editrice, 1988, p. 9. Voir galement Louis Godbout, avant-propos deson dition du texte en franais (traduction anonyme de 1866), Alcibiadeenfant lcole, dition de Louis Godbout, Montral, Balzac, 1995, p. 11.

    2. Lorsquil navait pas la bite de son matre dans le cul, il ignorait ce qutaitla douceur (Antonio Rocco, Alcibiade Fanciullo a Scola, ouvr. cit, p. 87).Notons que nous renverrons dsormais cette dition pour litalien et lorsquenous traduisons nous-mmes.

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  • Ce seul motif suffisait la condamner pour des sicles la plusstricte clandesti nit, personne, sinon quelques critiques ngligentsou de mauvaise foi, ne pouvant prendre pour une cl de lecturesuffisante et satis fai sante les pices liminaires qui prsentent letexte comme une dnonciation des murs de mauvais matres(voir plus bas).

    Cependant, il est vrai que le texte est complexe, qui multiplieles procdures expressives et argumentatives obliques ; une obli -quit visiblement destine en premier lieu divertir le lectoratauquel il sadresse, un lectorat spcifique, capable de ne passoffus quer de ce qui lui est dit, tant en matire de murs quedides. Il sagira ici de sinterroger sur le sens de cette longueclandestinit factuelle, mais dabord choisie par lauteur, qui a lui-mme prudemment dissimul son nom, et laquelle le vouait samanire mme dcrire et de destiner son texte un public averti,un public que lon peut aussi qualifier de clandestin, au sens oses modes de lecture et dabord le simple fait dtre capable delire un tel texte sans soffusquer et en se rjouissant ne sau -raient tre acceptables publiquement, cest--dire faire lobjetdune reven dication publique, mme sil y a lieu de penser quecette manire dculpabilise denvisager des textes et des imagesjuges publiquement immorales et impies tait en ralit beau -coup plus diffuse dans la socit dAncien Rgime que lhisto rio -graphie dominante veut bien ladmettre. Le paradoxe qui se faitalors jour, que lon ne pourra gure traiter ici, est celui delextrme difficult rencontre dans la diffusion et la circulationdun texte, dont on peut cependant penser quil participe duneculture assez large ment prsente, Venise et ailleurs. Dans leslignes qui suivent, nous nous proposons de rflchir sur le sens decette censure reconduite de luvre et de sa clandestinit parta -ge, non seule ment en aval, comme produite par le texte, mais enamont, dans sa composition, comme discours puissammenttransgressif, tant dans ses modes dcriture que sur le plan de sareprsentation des murs et de lexpression des ides, et renduattractif pour ces rai sons, mais contenant aussi en lui-mme lesmodalits de son ac cep tabilit restreinte, comme ouvrage dedivertissement inoffensif.

    Publications et attributions

    Louvrage parut dans la plus grande clandestinit, probable -ment entre 1650 et 1652, avec de fausses indications de lieu et

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  • dditeur (Orange, Jann Vvart 3) et, pour toute mention dauteur,les initiales DPA. Ces initiales le firent faussement attribuer lArtin lui-mme (Di Pietro Aretino). Mais surtout, on le consi -dra longtemps (et parfois encore aujourdhui) comme une uvrede Ferrante Pallavicino, le jeune et tmraire auteur du CorriereSvaligiato condamn la dcapitation en Avignon en 1643 pourses crits pornographico-politiques contre Urbain VIII et la curieromaine. Il est vrai que plusieurs des lettres du Corriere Svaligiato(1641) traitent de pdrastie de manire extrmement provoca -trice, mais sur le ton de la satire des murs et avec beaucoupmoins de complaisance rotique que lAlcibiade (Lettera di precettia chi pretende di tener cura di putti ; Lettera daccidente occorso adun giovine in Roma ; Lettera metaphorica dun pedante vitioso 4).Cette attribution tait somme toute assez vraisemblable : cela nefaisait quun titre de plus ajout une liste duvres fort impres -sion nante, tous points de vue, pour un auteur bris dans son lan lge de 29 ans.

    Les premires et seules ditions (deux prsentant une datationet des rfrences identiques) sont dune trs grande raret etmontrent bien lextrme prcarit de la littrature clandestine auXVIIe sicle, mme imprime 5 : une dizaine dexemplaires seule -ment en sont conservs, auxquels sajoutent quelques copiesmanuscrites, mais tires de ldition imprime. Comme le faitremarquer Laura Coci, cest justement grce une diffusioncontr le et souterraine que le livre chappa lInquisition et lIndex. Lorsque Jules Gay, au XIXe sicle, tenta dlargir le cercledes lecteurs, en le publiant en italien dabord, puis en franais, larpression judiciaire fut immdiate 6. Plusieurs ditions sont au -

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    3. En fait, probablement Genve, chez le libraire Stoer. Voir Laura Coci, LAlciabiade Fanciullo a scola nota bibliografica , Studi Secenteschi,Florence, vol. XXVI, 1985, p. 301-332.

    4. Lettre contenant des prceptes pour qui prtend se charger du soin des enfants ;Lettre dun accident survenu un jeune homme Rome ; Lettre mtaphoriquesur un pdant vicieux ; soit, dans ldition dA. Marchi, Il corriero svaligiato conle lettere dalla prigionia aggiuntavi la semplicit ingannata di Suor ArcangelaTarabotti, Parme, Universit di Parma, Progetto Archivio Barocco, 1984,p. 39-41, 46-51 et 81-83.

    5. Voir Paul Lacroix, dans Bibliothque de M. G. de Pixerecourt : Tous lesexemplaires de ce dialogue obscne [] ont t successivement destruits parleurs propritaires eux-mmes, ou aprs le dcs de ceux-ci (cit par LauraCoci, LAlciabiade Fanciullo a scola nota bibliografica , art. cit, p. 326).

    6. Voir Laura Coci, LAlciabiade Fanciullo a scola nota bibliografica , art.cit, p. 304. Jules Gay publia dabord, en 1861, un article dun rudit italien

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  • jour dhui disponibles, mais dans le climat actuel de la chasse auxsorcires pdophiles, on peut nouveau craindre quun jour sapublication soit compromise. La position dfensive et justificatriceadopte dans une dition rcente ne nous semble en effet pas debon augure 7.

    Ce nest quen 1888 quun rudit italien, Achille Neri, putmettre en vidence que lauteur de lAlcibiade ntait pas Ferrantemais lun de ses amis, Antonio Rocco, membre comme lui delAccademia degli incogniti, la faveur de la publication de deuxlettres de Giovan Francesco Loredano, principal initiateur, promo -teur et protecteur de ladite Acadmie des inconnus, au preAngelico Aprosio, Incognito gnois. Dates des 21 et 28 janvier1651, ces lettres annoncent en effet lenvoi dun libretto daCarnevale (livret de carnaval) intitul Alcibiade in Scuola, quilpossdait depuis vingt ans en manuscrit, et attribu AntonioRocco.

    Lauteur, qui tait encore en vie cette date 8, enseignait,semble-t-il avec beaucoup de succs, la philosophie pripat ti -cienne et la rhtorique Venise. Si son nom est rest dans lhis -toire, cest pour avoir publi en 1633, en dfense de la sciencedAristote, une rfutation des Dialogues de Galile 9. Religieux

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    (G. Baseggio) consacr lAlcibiade, puis lanne suivante le texte italien delAlcibiade, pour lequel il fut condamn, en 1863, une amende ainsi qu lasaisie et destruction des cent exemplaires pour outrage aux bonnes murs.Gay fut nouveau condamn en 1865 pour une srie de publications, parmilesquelles lAlcibiade, cette fois cinq mois de prison et une forte amende. Ilsexila en Belgique et cest l quil fit paratre en 1866 (avec de faussesindications de lieu et de maison ddition : Amsterdam, chez lancien PierreMarteau) la traduction franaise, reprise par les diteurs contemporains. Elleest son tour condamne la destruction par le tribunal de Lille en 1868.Cette traduction est, dans lensemble, une grande russite, mais elle est peuexacte dans le dtail et imprcise dans son rendu des philosophmes. Cestpourquoi, la plupart du temps, nous traduisons nous-mmes.

    7. Au lecteur qui pourra, bon droit, tre troubl par le jeune ge dAlcibiade,nous redirons que dans ce rapport pdrastique, mme subverti par la penselibertine, ladolescent demeure ici parfaitement conscient et matre de sonraisonnement et de son jugement (Pour convaincre Alcibiade, prface deMaria Dimitrakis, Paris, Nil ditions, 1999, p. 21-22 (nous soulignons).)

    8. Il meurt en 1653.9. Antonio Rocco, Esercitationi filosofiche di D. Antonio Rocco [] le quali

    versano in considerare le positioni et objettioni, che si contengono nel dialogo delsignor Galileo Galilei Linceo contro la dottrina dAristotile, Venise, F. Baba,1633.

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  • minime (les initiales DPA sclairent ainsi : Di Padre Antonio), onsait quil eut pour matre le trs htrodoxe Cremonini, dont il estsouvent considr comme le continuateur, et il sen montre entout cas le digne lve en publiant en 1644 un trait, rapidementmis lIndex, consacr la quaestio vexata de limmortalit delme, o il dfend une thse trs audacieuse qui consiste affir -mer que lme rationnelle nest pas immortelle par nature sinon travers la propagation de lespce par la semence 10 , mais par laseule grce divine. Cest une faon de montrer, bien sr, quil ny apas de dmonstration rationnelle dune telle immortalit, dans unouvrage o sont longuement prsents les arguments mortalistes.On a retrouv dans les archives vnitiennes une srie de dnoncia -tions auprs de lInquisition qui accusent le professeur la foisdavoir enseign des ides impies inspires de Cremonini et tenudes propos immoraux, en public et en priv, en particulier sur desquestions sexuelles 11. Par ailleurs, Rocco tait un membre actif deplusieurs acadmies vnitiennes, dont celle des Incogniti. Du reste,deux de ses discours acadmiques, parus sous son nom dans unrecueil collectif des Inconnus, Della Bruttezza (De la laideur) etsurtout Amore un pure interesse (Amour est un pur intrt),confirment amplement lattribution de lAlcibiade 12. On trouve eneffet, dans la seconde de ces belles pices dloquence acadmique,un passage obscne tout fait dans le style et le ton de lAlcibiade,et surtout qui fait clairement allusion ce dernier 13. Ce dtail est

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    10. Le titre est dailleurs assez explicite : Animae rationalis immortalitas simul cumipsius propagatione ex semine, Francofurti [Francfort], apud PhilippumHertez, 1644.

    11. Ces accusations, conserves lArchivio di stato, de Venise, fonds SantoUffizio, et dates de 1635, 1648 et 1652, taient lourdes, mais neurent pas desuite, Rocco bnficiant, comme Cremonini, de fortes protectionspatriciennes Venise. Voir G. Spini, Ricerca dei libertini. La teoriadellimpostura delle religioni nel seicento italiano, Florence, La Nuova Italia,1950 [nouvelle dition revue et augmente, 1983], p. 163-168 ; et Laura Coci, LAlciabiade Fanciullo a scola nota bibliografica , art. cit.

    12. Discorsi Academici deSignori Incogniti, Venise, per il Sarzina, 1635, p. 149-177. Voir ldition de ces deux discours par F. Walter Lupi, Pise, ETS, 1990.

    13. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de F. Walter Lupi, p. 79 : Le tmrairetente de remplir sa volont tous les trous et de surmonter tous les obstaclesen renversant tout sur son passage. Par cette comprhension politique, il nestaucun plaisir quil estime rpugner aux lois de la Nature, et ce que lon interditpourtant comme lui tant contraire par dcrets publics, le sophiste trompeurlexplique dans ses gloses tires par les cheveux comme devant se rfrer lopposition des sites en un mme suppt (je traduis). Il sagit dune allusionvidente lAlcibiade. Voir Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci,p. 51 ; ouvr. cit, dition de Louis Godbout, p. 35 (galement plus bas).

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  • extrmement important, parce quil suppose que les auditeursconnaissaient cet crit, et il atteste donc de la diffusion du manus -crit parmi les habitus de lacadmie, lpoque o Loredano ditlavoir reu. Nous avons affaire une uvre conue par son auteurpour une circulation restreinte et souterraine, dans un milieuprcis, qui trouve son centre parmi les Incogniti. Il est alors fortprobable que le texte contienne un jeu dallusions qui nouschappent, au sujet dun ou de plusieurs pdagogues de la Srnis -sime. Dans tous les cas, il ne sagit pas dune uvre isole, de laproduction secrte et inavouable dun pervers rotomane, maisdun texte qui exploite un code de lecture partag par tout ungroupe. Cela est largement attest par lexistence en Italie (et enFrance) de toute une littrature, surtout versifie, qui exploite lethme sodomite et dont le paratexte de lAlcibiade, qui nestvisiblement pas de la main de Rocco, offre dailleurs de beauxexemples 14. Cette littrature, des plus confidentielles, trs rarementimprime, se caractrise la fois par lextrme verdeur du vocabu -laire 15, le cynisme de lexpression, linclination au scatologique etau sordide, les allusions savantes dtournes, la recherche syst ma -tique du rire, la surenchre dans la transgression des biensances etles propos volontiers anticlricaux et blasphmatoires 16. LAlci -biade en est une expression particulirement sophistique, caract -rise par son lvation stylistique salace parodie de la proseno-ptrarquiste et par la science de ses dveloppements argu -men tatifs, parfaitement dignes du matre de rhtorique et de phi -lo sophie qui la compos. Original, sans aucun doute, il nest entout cas, dans la Venise des Incogniti, nullement isol, et participedune culture aristocratique 17, dniaise en matire de murs

    JEAN-PIERRE CAVAILL 21

    14. Voir, en particulier, les cinq sonnets attribus un certain M. V., au dbut et la fin de louvrage. Les archives parisiennes (Arsenal et Bibliothque nationalede France) contiennent deux recueils importants de pices italiennes, exac -tement dans le mme ton, que nous esprons pouvoir publier un jour prochain.

    15. Voir surtout les sonnets de M. V. Le vocabulaire de lAlcibiade est fort retenu,sauf la fin o, pour dire le passage lacte, les choses sont nonces danstoute leur crudit (voir plus haut).

    16. Ce corpus potique se constitue progressivement partir du XVIe sicle, dans lesillage de lArtin lui-mme. Lune de ses principales rfrences est La CazzariadAntonio Vignali. Mais il mrite aussi, dans le contexte vnitien de lAlcibiade,dtre mis en relation avec la production satirique licencieuse (comme lespitaphes burlesques de Loredano et Michiele : Il Cimetero) et politico-pornographique (comme celle de Ferrante Pallavicino, voir plus haut).

    17. Il faut insister sur le fait que cet litisme ne reconnat pas les clivages sociaux,dont il utilise pourtant en permanence le vocabulaire (mpris pour lepeuple , le vulgaire , etc.).

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  • et de religion, et qui se reconnat dans la production et la lecturede ce type de texte, sans impliquer, du moins peut-on le penser,une stricte appartenance des rseaux sodomites, dans la mesure,prcisment, o lloge burlesque du vice socratique apparatdabord comme lun des signes majeurs dune reconnaissanceculturelle et idologique 18. On voit bien ainsi comment lAlcibiade,comme ces autres textes auxquels nous avons fait allusion, sontvous la clandestinit, et dabord parce quils participent duneculture elle-mme clandestine. Pour Venise, dans le contexte desconflits ouverts ou larvs entre la Srnissime et Rome, on peutmme parler de semi-clandestinit. Car il est lgitimement permisde faire lhypothse, corrobore par la documentation inquisito -riale, selon laquelle ces ouvrages sont en fait comme la partieimmerge de liceberg des noncs libres et htrodoxes, interdits apriori dexpression publique, qui font lentretien quotidien nonseulement de certains lettrs patriciens, mais aussi de nombreuxVnitiens appartenant toutes les autres couches de la socit 19.

    Il est videmment trs difficile de mesurer le degr dimplica -tion intellectuelle et morale des auteurs et des lecteurs, leur degrdadhsion avec ce quils crivent et lisent, et dont ils discutent etrient en toute complicit 20. Mais il nest pas pour autant possiblede relguer le tout un simple divertissement sans consquencessur le plan des ides et des comportements, mme si cette tentationet cette tendance sont, en quelque manire, prsentes dans le texteet attestes par les trs rares lments que nous possdons sur sonpremier horizon de rception.

    Force et neutralisation du texte clandestin

    De nos jours, ce statut de texte souterrain est dune certainefaon reconduit par sa parution dans les collections de curiosa ou

    22 TANGENCE

    18. Voir, ce sujet, le document trs important constitu par le Journal de Jean-Jacques Bouchard, en particulier les pages fameuses sur le carnaval romain de1632. Mais aussi, entre autres, lAntre des nymphes de La Mothe Le Vayer, etc.Il est aussi noter que lloge de la sodomie nimplique nullement un clivageentre htrosexuels et homosexuels, celle-ci recouvrant aussi frquemment,dans cette littrature, la pratique htrosexuelle du cot anal.

    19. Voir en particulier Frederico Barbierato, Dissenso religioso, discussionepolitica e mercato dellinformazione, a Venezia fra seicento e settecento ,Societa e storia, Milan, no 102, 2003, p. 707-757, et La bottega del cappellaio :libri proibiti, libertinismo e suggestioni massoniche nel 700 veneto , StudiVeneziani, Pise et Rome, vol. XLIV, 2002, p. 327-366.

    20. Voir sur ce point Frederico Barbierato, Dissenso religioso , art. cit., p. 748.

    Tangence 81:Tangence 81 18/04/07 12:27 Page 22

  • drudition. On peut dailleurs avancer quil est tolrable par laconfidentialit mme de ses modes de publication 21. Il reste entout cas en marge de la littrature proprement dite, alors quilprsente un style vraiment remarquable, et donc en marge de lhis -toire littraire, mais aussi de lhistoire de la rhtorique il estpourtant la narration dun processus de persuasion par le dia -logue , et en marge encore, voire compltement hors de lhis -toire de la philosophie, bien quil sagisse dun livre o la philo -sophie est omniprsente. Et il existe, croyons-nous, un lien aussivident que difficile analyser correctement entre le texte lui-mme les ides que lon y trouve, les dispositifs narratifs, rhto -riques et argumentatifs mis en uvre, etc. et son histoire :lhistoire de ses publications, de sa circulation, de sa rception etdes censures, juridiques ou non, quil a subies et dont il continue,par sa marginalisation mme, faire lobjet.

    Nous faisons ici lhypothse, fonde sur notre propre exp -rience de lecture (et donc parfaitement subjective), que quelquechose de sa force premire, de son nergie (au sens de la notionaristotlicienne denergeia, comme action immanente), setransmet dans des contextes de rception en fait extrmementdiffrencis, et lui conserve sa fonction de subversion dans lesordres habituel le ment distingus des ides, de lcriture et desmurs, et dabord en ceci que ces ordres sont envisags dans cetexte comme une seule et mme ralit, alors mme que lesdiscours qui accom pagnent sa publication visent de manirepresque systmatique les dissocier. Ce travail de distinctionsuppose certes des raisons stratgiques (il sagit de rendre le textejuridiquement et sociale ment tolrable, sinon acceptable), maispas seulement, ni dabord : la culture moderne sest, de fait,structure autour de la sparation des crits et des actes et, entreles crits, autour de la sparation rigoureuse des genres de lafiction (ce que lon appellera plus tard littrature ) et des genresde la spculation philosophique. Mais on peut tout aussi bienconsidrer quil sagit l dune double neutralisation de la portede textes qui incitent des pratiques transgressives extratextuelles,duvres qui, sans cesser dtre des fictions, sont traverses etpntres elles-mmes par ces pratiques et qui, en outre,produisent, ft-ce sous le voile de lironie et de la drision, leur

    JEAN-PIERRE CAVAILL 23

    21. Que se passerait-il en effet, si un auteur contemporain proposait une trans po -sition moderne de lAlcibiade pour la rentre littraire ?

    Tangence 81:Tangence 81 18/04/07 12:27 Page 23

  • justification thorique, et par ce biais, justifient la pratiquedcriture dont elles sont le fruit.

    Cette tentative de dissociation et de neutralisation est dj luvre dans les deux lettres de Loredano, qui parle de manire viter que le destinataire ne soffusque du livre, et selon unetopique prouve, de livret de carnaval , cest--dire dun diver -tis sement sans relle incidence sur les murs, ni sur les penses dulecteur 22. Ce que Loredano dit de lauteur, par la mme occasion,et qui est tout aussi topique, montre toutefois que les murs sontbien en cause ; cest--dire que la licence, en cet ouvrage, nest pasun simple garement dcriture, puisque pour lexcuser, il invoquela jeunesse de Rocco, de manire dailleurs assez improbable 23.

    Mais ce sont surtout les pices liminaires prcdant louvragequi contribuent, sans doute trs dlibrment, conjurer et mme transformer sa porte, en en faisant un pamphlet contre lesmauvais matres pdrastes. L aussi, il sagit dun dispositiftopique, quasi oblig, de la publication de la plupart de ces textes.Linterprtation de la prsence systmatique dun tel dispositifnest dailleurs pas simple, mais il est en tout cas bien difficile de leconsidrer comme un protocole de lecture satisfaisant. PourlAlcibiade, la perplexit sur les intentions de lauteur condam -ner ou vanter la sodomie pourrait sembler la limite lgi -time 24 ; mais comment imaginer un seul instant, par exemple, quela Satire sotadique ait t crite pour dnoncer les murs desfemmes corrompues, comme laffirment pourtant les picesliminaires 25 ?

    24 TANGENCE

    22. On retrouve la mme excuse, le mme prtexte pour accompagner dautrestextes licencieux du XVIIe sicle : La Mothe Le Vayer, par exemple, dans lemanuscrit original de lAntre des Nymphes.

    23. Loredano affirme en 1651 tre en possession du manuscrit depuis unevingtaine dannes. Mais en 1630 Antonio Rocco a dj atteint lge dequarante-quatre ans. Il sagirait donc dune uvre beaucoup plus ancienne.Labsence de toute rfrence des vnements contemporains rend ladatation trs difficile.

    24. Un auteur au moins a pris ces dclarations liminaires la lettre : G. Baseggio,Dissertation sur lAlcibiade fanciullo a scola, Paris, Jules Gay, 1861. Cetteinterprtation est critique dans lintroduction la traduction franaise delAlcibiade, parue en 1866 chez le mme Jules Gay, auteur probable delintroduction. Sur ces deux textes, voir la section suivante.

    25. Il sagit de loriginal latin de Nicolas Chorier, dont a t tire la trs fameuseAcadmie des dames.

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  • Dnonciation ou/et loge de la pdrastie

    Lptre liminaire (A chi legge) sadresse au lecteur par les motssuivants :

    Et si tu tes intress ces choses, tu auras entendu dire deplusieurs que le matre, dans sa fougueuse ardeur dinfuser sascience son lve, lui a plus dune fois, dans la hte, bris lerceptacle 26. Donc, alors que tu liras lcole dAlcibiade, tuconnatras la faon de rendre parfaits tes enfants dans les sciences,en les retirant aux matres de Sodome. Et sur ce, vis heureux 27.

    Trs certainement, ces mots, le contemporain se prpare lireune satire des rgents de collge, et sans doute mme, plusprcisment, des Jsuites, sil est vrai que lun des lieux communsde la satire anti-jsuite est justement laccusation rcurrente depdrastie 28. Le mot de limprimeur au lecteur enfonce le clou, quidfend lusage salutaire du livre : Tu y apprendras veiller atten -tivement sur tes enfants, pour les soustraire linfluence perni -cieuse des mauvais matres, dtestable engeance qui nabonde quetrop par le temps qui court 29 , et le sonnet sign M. V., quiprcde, dit les mmes choses en termes crus 30.

    Mais en ralit, cette attaque ne saurait constituer lessentielde louvrage, et dabord pour la raison vidente que le personnagede Philotime na rien dun crypto-jsuite ou dun Tartuffe pd -raste, ntant caractris par aucun trait de religion ou de dvotion.

    JEAN-PIERRE CAVAILL 25

    26. Lexpression rotto il ricettario , que nous avons traduite le plus littralement,signifie, un premier niveau, ruiner les capacits de lenfant .

    27. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Louis Godbout, p. 13 [trad. de 1866modifie].

    28. Les textes que lon pourrait citer sont innombrables. Voir au moins LeCorriere Svaligiato de Pallavicino et, en France, Le Paris ridicule de Claude lePetit qui explique ainsi la vocation pdagogique des Jsuites : Lun dit quecest par vanit, / Lautre, que cest par politique ; / Pour moi qui suis sanspassion, / Je jugerai cette action/Avecque plus de preudhommie, / Et soutiensplus probablement/Que cest par pure sodomie (dans Frdric Lachvre,Les uvres libertines de Claude Le Petit, parisien, brl le 1er septembre 1662.Avec notice biographique, Paris, ditions de Paris, 1918 ; reprint Genve,Slatkine, 1968). Voir notre article paratre : LAntijsuitisme dans le milieude lacadmie des Incogniti Venise (1630-1650) , communication faite dansle cadre du colloque Antijsuitismes de lpoque moderne, Rome, 30-31 mai2003.

    29. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Louis Godbout, p. 17 [trad. de 1866modifie].

    30. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Louis Godbout, p. 15 : Reconnaissez legrand matre, archi-poltrons, / Qui dcouvre aujourdhui toutes vos turpi -tudes ; / Donc, vieux buffles, coupez-vous le vit .

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  • Au contraire, cest un mcrant ou, du moins, un libertin imp -nitent qui distille ses ides impies, o lon retrouve tous les motifscls du libertinage europen, pour persuader son lve de luiaccorder les dernires faveurs. Sil sagit de sen prendre aux mau -vais prcepteurs, ceux-ci seraient donc plutt les incrdules, quenarrte aucun scrupule de conscience. Mais cette lecture nest pasnon plus possible, parce que tout le livre est un loge des jeunesgarons, de ce quils ont dinfiniment dsirable, de ce en quoi ilssont les plus dlicieux des partenaires sexuels, incom pa rablementsuprieurs aux femmes. De sorte quil est bien difficile, pass lesdeux premires pages, dimaginer bien longtemps que lon adabord affaire une satire moralisante de la sodomie des matres,quils soient dvots ou athes.

    Cela ne veut pas dire pour autant que lauteur na pas linten -tion de dnoncer en sous-main les jsuites pdrastes, mais alors ilfaut reconnatre que cette attaque locale est prise dans un logeglobal de la pdrastie. Cest l une dmarche quivoque, certes,mais non contradictoire : il est en effet parfaitement possible demener la critique de lhypocrisie morale des matres de la Compa -gnie dun point de vue hdoniste, et non rigoriste. Disons pluttque lambigut cre par le contraste entre les textes introductifset luvre proprement dite nourrit le plaisir redoubl dunedouble transgression : celle de linterdiction de la sodomie et celledu respect d aux religieux, matres de collge. Dautant plus queceux des lecteurs qui en connaissaient lauteur savaient quil taitmoine et enseignait les mmes matires que son personnage.

    Sans nul doute lironie court dun bout lautre de luvre,particulirement vidente dans la mise en scne du dialogue entrele matre et llve (les arguties trop visiblement spcieuses dumatre, lquivocit entretenue par des jeux de mots perptuelsentre deux niveaux de langage : noble, pdagogique, philoso -phique ; ordurier et pornographique ; les fausses navets de llve,etc.). Mais cette ironie au sens strict que la figure avait auXVIIe sicle, dun discours a contrario ne saurait tre comprise ;sinon, il faudrait reconnatre la justesse de linterprtation deBaseggio, au XIXe sicle, qui soutient dans sa dissertation quelAlcibiade tait une dnonciation de linconduite morale decertains matres, et en particulier des Jsuites 31. Comment, en

    26 TANGENCE

    31. G. Baseggio, Dissertation sur lAlcibiade fanciullo a scola, traduction de litaliende G. Baseggio, accompagne de notes et dune postface par un bibliophilefranais, Paris, Jules Gay, 1861.

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  • effet, comme laffirme ldition de 1866, admettre que lAlcibiadesoit une longue ironie soutenue, la faon dont Swift en a donndes exemples c lbres 32 ? Si ironie il y a, ce nest certes pas celledun texte comprendre au rebours de ce quil feint de dire, maisau sens des mentions de Sperber et Wilson 33, ou mieux encore,comme champ de tensions (ce qui est dailleurs aussi le cas pourles textes voqus de Swift 34). Car, ajoute le mme auteuranonyme, ce qui peut le plus tonner, dans le livre en question,cest le ton de chaleur, de passion, disons plus, de conviction, qui yrgne dun bout lautre 35 . On pourrait arguer que la convictionest mi nem ment trompeuse, produite quelle est par le dispositifso phistique. Et il fallait certes des arguments convaincants pourquAlcibiade finisse par cder, mais la passion et la chaleur, toutespriapiques, sont indniables et ne laissent pas de toucher lelecteur complaisant aussi bien que le jeune Alcibiade.

    Ds lors, cest au tour de la conclusion du raisonnement ducollaborateur de Jules Gay ( moins quil ne sagisse de Gay lui-mme) de savrer elle-mme fort tonnante. Selon lui, le texte eneffet naurait rien de vritablement compromettant pour lauteur ;ses murs ne seraient nullement en cause, la composition prsentant un caractre purement littraire 36 . Cet argument

    JEAN-PIERRE CAVAILL 27

    32. G. Baseggio, ouvr. cit, p. vii.33. Les ironies dcrites comme mentions (gnralement implicites) de propo -

    sition ; ces mentions sont interprtes comme lcho dun nonc ou dunepense dont le locuteur entend souligner le manque de justesse ou de perti -nence (Dan Sperber et Deirdre Wilson, Les ironies comme mentions ,Potique, Paris, no 36, 1978, p. 409).

    34. Voir les analyses et la taxinomie de Philippe Hamon, Lironie littraire. Essaisur les formes de lcriture oblique, Paris, Hachette, 1996, p. 40 : tension entredeux parties disjointes et explicites du mme nonc ; tension entre lenarrateur et son propre nonc ; tension entre lnonc et un autre noncextrieur ; tension entre le discontinu et le continu . La notion de champde tensions est emprunte B. Alleman, De lironie en tant que principelittraire , Potique, Paris, no 36, 1978.

    35. G. Baseggio, ouvr. cit, p. viii.36. Lauteur, qui attribue le texte Pallavicino (il intervient avant la dcouverte

    de Neri), commente en se faisant lhistorien de la littrature licencieuse (ouvr.cit, dition de Jules Gay, p. viii) : Au temps de Pallavicini [sic], disons-le,une production de ce genre navait rien de plus extraordinaire dans le bagagedun littrateur italien, quun roman libertin dans celui dun crivain franaisdu XVIIIe sicle, et si lauteur tait en mme temps un pamphltaire, ce quitait le cas de Pallavicini, il avouait prcisment la partie de ses uvres dont ilse cacherait aujourdhui avec le plus de soin . Cette affirmation, qui reposesur le fait que les amis de Pallavicini lui attribuaient volontiers la Retorica delle

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  • trouve sans aucun doute son sens dans le cadre dune stratgievisant prvenir (dailleurs en pure perte) la censure, se fondantsur linnocuit juridique, toujours menace, de la fiction littraire,dtache des comportements et des murs, mais ils ne sont nulle -ment recevables. Pas plus, nous semble-t-il, que lon ne peut sesatisfaire de linterprtation plus raffine et partiellement juste,selon laquelle lAlcibiade serait principalement un texte qui, sur lemodle de lloge dHlne de Gorgias, viserait montrer lespouvoirs de la rhtorique, ces effets pragmatiques et son efficacitdans lordre des conduites et des comportements 37. Il faudrait lecomprendre comme un divertissement carnavalesque (commeLoredano le prsente effectivement dans son courrier), une satireburlesque au dtriment des ouvrages de pdagogie jsuite, commelest explicitement la Rhtorique des putains de Pallavicino 38, desorte que la violence des attaques et la censure dont louvrage fitlobjet aux XVIIIe et XIXe sicles tmoigneraient avant tout de loublides codes pdagogiques en vigueur lpoque. Le sens de sa clan -des tinit se serait ainsi radicalement transform et un fatal malen -tendu prsiderait sa chute dans l underground pornographicliterature 39 .

    Ces lectures sont insuffisantes parce que ce sont moins lesdiscours que la tension dsirante du matre pour son jeune lve,cest--dire lexcitation sexuelle elle-mme, qui se trouve mise aupremier plan, non en tant que simple objet de description, de

    28 TANGENCE

    Puttane, mais non le Divorzio celeste, pamphlet dirig contre la papaut, esttrs contestable, la distinction mme entre crits politiques et pornogra -phiques tant impossible tablir pour cet auteur. Le fait est que, pas plus quePallavicino navait mis son nom sur sa Rhtorique des putains, Rocco nereconnut jamais publiquement lAlcibiade, parce quil ne pouvait nullementarguer de son caractre purement littraire pour le dfendre. Prtendrequun tel texte na aucune incidence sur les murs aurait fait rire tout lemonde au XVIIe sicle, mme si lide fait son chemin, selon laquelle les mursde lauteur sont indpendantes de ses fictions ou, comme la dit Thophile deViau dans ses pices de dfense, ce nest pas parce quun pote fait des vers surla sodomie quil est possible de laccuser de ce crime.

    37. Cest, nous semble-t-il, la position de Philippe-Joseph Salazar, Sex andRhetoric : An Assessment of Roccos Alcibiade , Italian Studies in SouthernAfrica, Pretoria, vol. 12, no 2, 1999, p. 5-19.

    38. Le texte de Pallavicino se prsente lui-mme comme une appropriationsatirique des prceptes du manuel de rhtorique, diffus dans les collges, dupre Cyprien Soarez, De arte rhetorica libri tres ex Aristotele, Cicerone &Quintiliano deprompti, Hispali [Sville], ex officina Alphonsi Escrivani,Expensis Andre Pescioni, 1562.

    39. Philippe-Joseph Salazar, Sex and Rhetoric , art. cit, p. 19.

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  • narration externe (qui pourrait en effet passer pour une dnon -ciation des pdagogues immoraux, pour un jeu littraire, ou pourle divertissement dun professeur de rhtorique), mais aussicomme sujet de lcriture mme du texte, porte par lexcitationexplicite de lauteur dans la projection discursive et imaginative(fantasmatique) quil offre partager son lecteur.

    Un seul passage suffit le prouver, fort difficile traduireexactement, mais trs clair dans sa porte. Le texte, aprs avoirdcrit, dans les termes de lrotique marinienne 40, le long baisersuave que Philotime donne sur la bouche de son aim, avoue, defaon conventionnelle, mais obscure, limpuissance de lintelli -gence et de la langue rendre compte du dtail des mouve -ments dont sont agits lme et le corps du matre enflamm 41.Mais intervient alors directement, la premire personne, unnarrateur, qui ne peut tre que lauteur lui-mme, puisquil estcelui qui est en train de tenter de dcrire ces tourments dlicieux,pour dire que sa plume renonce un moment exprimer de si hauts mystres ; je les laisse, dit-il, allaltra mia penna viva , mon autre plume vive (jeu de mots, justifi par ltymologie, surpenna et pene, plume et pnis), qui delle-mme grosse duconcept que lui diffuse son esprit, et le dsir excitant suavement, etse dbattant en mille faons, se reprsente le fait et dessine aunaturel sans parole le contentement du matre fortun 42 . Lenarrateur-auteur 43, autrement dit, laisse son propre sexe le soin

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    40. [] si raccolse allora tutta lanima sua nelle sue labbra, n altro era la suavita che un bacio ; e se dal fragante spirito del fanciullo, che soavissimo spiravanelle sue viscere, non fosse il spirito del maestro stato risospinto al suo loco, alsuo officio, restava realmente esangue ed istinto (Antonio Rocco, ouvr. cit,dition de Laura Coci, p. 44).

    41. La prouesse, trs difficile traduire, de Rocco consiste sexprimer par unesentence philosophico-juridique, de saveur aristotlicienne, sur limpossibilitde dire le singulier : per riferir i particulari casi distinti manca lintelletto e lalingua (Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 44).

    42. Nous traduisons volontairement au plus prs du texte : cedendo la penna alsuo carco, per adesso lascia lincarco de cosi alti misteri allaltra mia pennaviva, che da se stessa gravida del concetto che gli diffonde lamente, e il desiosoavement anelando, e dibattendosi in mille modi, si raffigura il fatto e ritraeal naturale senza parole la contentezza del fortunato maestro (AntonioRocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 44).

    43. Sur ce trouble systmatiquement entretenu, dans la littrature libertine, entreles figures du narrateur et de lauteur dans lusage de la premire personne,voir la thse paratre de Filippo DAngelo, Les histoires comiques lapremire personne au XVIIe sicle : fiction romanesque et dissimulation libertine.

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  • de ressentir le plaisir de Philotime, quil ne parvient pas dcrirecorrectement 44. Lauteur-narrateur, qui continue, de fait, manierla plume pour dire que cest son autre plume vive qui repr -sente au naturel lmoi sexuel du matre embrassant son lve,dclare ainsi sa participation directe, immdiate, aux dsirs etplaisirs de son personnage. Il est vident que cela sentend aussicomme une sollicitation faite au lecteur ad turpia, une invitation la fruition rotique du texte sodomite. Cette dimension essentielle,performative, voire ici auto-performative du rcit (ce que le matresent en baisant son lve, je le ressens moi-mme en limaginant etle dcrivant), en fait indiscutablement un texte de dfense et illus -tra tion de la sodomie. Cela, bien videmment, nest pas incom -patible avec la stigmatisation des abus de pouvoir pdagogiques etsexuels des matres, jsuites ou autres, et de la dimension fonci -rement sophistique de leur rhtorique, mais dplace compltementlaxe central du texte, par rapport aux pices liminaires.

    Mais surtout, ce qui permet dviter la contradiction grossireou lincohrence est, nous semble-t-il, la prsence de dveloppe -ments doctrinaux, certes mls de propos dlibrment spcieux etrisibles, o sont noncs les raisons et les principes dun natura -lisme intgral, justifiant la fois les pratiques pdrastes et la cri -tique de lhypocrisie morale des pdagogues chrtiens.

    La sodomie la lumire de la saine raison

    Certes, cet expos doctrinal, dans lconomie narrative, napas sa fin en lui-mme : il sagit de vaincre par largumentation larsistance de llve, appuye, selon le matre, sur des prjugsinv trs. Mais, en ceci, prcisment, Philotime accomplit unetche indniablement philosophique, et il faut suspendre, ce titre,

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    44. On pourrait penser qu ce point, lauteur-narrateur se livre la mastur -bation, et celle-ci est sans doute voque en filigrane. Dailleurs, la suite dudeuxime entretien avec le garon, le matre ny tient plus et sadonne avecles mains cet office, se reprsentant par limagination lessence de sa divinitrvre (Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 49). Plus avantcependant, le matre condamne la pratique solitaire pour des raisons mdi -cales, mais surtout au nom du plaisir lui-mme, bien suprieur, quand onpasse de la reprsentation la chose mme. Cest aussi, videmment, quilveut engager Alcibiade ladoption dune sexualit partage. Mais il estextrmement important de noter que lAlcibiade engage vivement ainsi lapratique de cela quil dcrit, loin de se satisfaire du plaisir solitaire, comme lefera au sicle suivant Thrse philosophe.

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  • un moment au moins, la question de linstrumentalisation sophis -tique de cette philosophie. Car, quant au fond, la doctrine exposeest dune incontestable cohrence et dune grande force, et ellelemporte brillamment sur les objections, parfois habiles, maisconvenues de llve.

    Si Alcibiade rsiste en effet, ce nest pas parce quil naime passon matre, mais parce que, comme il le lui dit, les actes quil veutcommettre vont contre la loi et contre la nature ; aussi invite-t-ilPhilotime sen tenir aux plaisirs permis , les baisers, les effleu -rements, voire quelques attouchements Ce qui, du reste, est fortcomique et vaut comme une parodie de toute la littrature amou -reuse qui entend demeurer dans les limites de la dcence et delhonneur. Tout le dveloppement philosophique du matre, qui leconduira la victoire dialectique et la flicit rotique, vise dmontrer que la sodomie consomme nest en rien contrenature et que ce sont bien plutt les lois mmes qui la punissentcomme telle qui slvent contre la nature.

    videmment, a priori, il semble difficile de prouver quunetelle pratique puisse tre en accord avec la raison naturelle. Cestpourtant ce quentreprend Philotime lors du plus long de sesentretiens, qui va finir par emporter les ultimes scrupules et lesdernires dfenses dAlcibiade. En bon professeur de philosophie,il dfinit dabord ce quest une action raisonnable : Cest un actede personne raisonnable, mon trs aim Alcibiade, que de faire oude chercher faire ce qui plat selon une rgle raisonnable 45. Surla base de ce pripattisme hdoniste (il est raisonnable de satis -faire ses dsirs, pourvu que la rgle qui prside laction soitraisonnable), le matre enjoint llve de donner les motifs de sonrefus. La rponse dAlcibiade consiste rapporter les raisonspatentes qui lui paraissent insurmontables , en loccurrence lesavis de personnes trs exprimentes pour lesquelles la sodomieest un vice horrible que la nature a en abomination, et ils lap -pellent contre nature 46 . Alcibiade sen remet donc, on le voit, non la raison, mais aux opinions autorises, quil lui parat raison -nable de suivre.

    En outre, dit-il, nos lois linterdisent formellement, et lonraconte que les dieux ont dtruit par le feu et le soufre des citssouilles de cette faute, et aussi quils punissent par des peines

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    45. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 49.46. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 50.

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  • ternelles les mes de ceux qui sen rendent coupables 47. Cettedouble rfrence au droit positif et la religion chrtienne (des -truction de Sodome et Gomorrhe, et invocation de la damnation)est loccasion pour le matre de proposer une rsolution politiquede la question, travers un argumentaire, dont on peut dire quilse confond trs exactement avec la colonne portante du liberti -nage europen 48. Les lois morales et religieuses qui criminalisentla sodomie obissent en fait des impratifs politiques : lespolitiques eux-mmes le savent bien, qui se rservent ce plaisirquils font punir si rigoureusement par la loi. Le motif mis enavant, lui aussi classique, est celui de llitisme de la sodomie,prsente comme une espce de double burlesque et auto-ironique(mais certes pas autodprciatif) de llitisme du sage dniais : Ces joies clestes sont caches sous un voile dhorreur par leshommes de jugement, pour ne pas les rendre communes la plbe[]. Les choses prcieuses sont prises pour tre rares, les chosessacres sont vnrables parce quelles sont enfouies 49. La pd -rastie est de tel prix que ceux qui commandent, et qui sont de cefait au-dessus des lois, lont confisque : Les politiques se lagardent comme un morceau rserv, comme un gibier de choix,comme un fruit vital et unique 50. Ainsi, si les lois de certainspeuples prohibent la sodomie, comme celles des Athniens (cest--dire des chrtiens daujourdhui), ce nest pas parce que lachose serait mauvaise en elle-mme, mais parce que ces peuplessoumettent leurs lois leurs intrts , sans soumettre leursintrts la justice , entendu par l celle qui dcoule de la seuleloi de nature 51. Il y a certes des raisons politiques, autres que lasimple confiscation, qui prsident cette prohibition : en parti -culier, il sagit dviter que les femmes ne soient compltementngliges et rejetes, ce qui mettrait videmment en cause lexis -tence mme de la communaut 52. Ainsi ont-ils tabli ces dispo -

    32 TANGENCE

    47. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 50.48. Cest--dire que Rocco dveloppe ici une version trs consquente de la

    doctrine de limposture politique des religions. Voir, en particulier, louvragede G. Spini, Ricerca dei libertini. La teoria dellimpostura delle religioni nelseicento italiano, ouvr. cit.

    49. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 50.50. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 50.51. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 56.52. Nous laissons de ct toute la dimension indniablement misogyne du texte,

    sur laquelle il y aurait cependant beaucoup dire. Car Rocco exploite dabordun topos ancien sur le sexe de la femme : trop large, vorace, malsain, etc., auprofit de la pdrastie ; mais la fois, ce qui est recherch chez le garon, cest

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  • sitions plutt au regard des intrts dtat et de politique que desinjonctions de la raison et de linclination de la nature . Aussi lematre dnonce-t-il avec vhmence la maudite raison dtat ,sur laquelle se fonde une grande partie des lois humaines etmme des lois religieuses, de sorte quil en est dexcrables que lepeuple stupide estime vnrables et sacro-saintes 53 . Suit une sriedexemples montrant que de nombreux peuples se font des lois draisonnables et folles , canonises par lusage , et mainte -nues comme trs justes et sages 54.

    Cest dans le cours de cette argumentation fort consquenteque Philotime introduit une explication, autrement plus lgre, dela qualification de lacte sodomique comme contre nature ,rappele par Rocco dans son discours acadmique 55. Il sagirait l,en effet, dune tymologie exploite par les mmes politiques desfins rpressives. La nature en question ne serait pas notre mrecommune, mais le sexe de la femme ( nature parce que delle nat lhomme, et le natre se dit nature 56 ) ; on appelle contre nature , en fait, la fleur qui se trouve du ct opposdans cette mme partie du corps

    Que ce trs suave plaisir nait pas sappeler et ne soit pas contre nature, linjonction mme des lois de nature le dmontreclairement : en effet, sont naturelles les uvres auxquelles lanature nous incline, desquelles elle recherche la fin et leffet 57 . Or,il est clair quen nous rendant les garons si dsirables par leurbeaut et leur charme, elle nous incline les aimer et en jouir. Deplus, la nature elle-mme nest-elle pas responsable de ce que lonchange un usage en un autre, lorsquelle fait ainsi ressembler lesgarons aux jeunes filles ? Cest bien elle aussi qui a voulu quelanus puisse servir plusieurs offices. Dailleurs, les choses de la

    JEAN-PIERRE CAVAILL 33

    sa ressemblance avec une fille (avec ce surplus qui le rend tellement dsirable),chose tout fait trangre au got que les Grecs entretenaient pour lesphbes.

    53. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 56. Voir Amore un pureinteresse, dition de F. Walter Lupi, ouvr. cit, p. 85.

    54. On trouve exactement le mme procd dans les Dialogues limitation desAnciens, uvre (semi)clandestine de Franois La Mothe Le Vayer.

    55. Voir ce discours, cit la note 13.56. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 51. Cette tymologie et

    son usage ne sont pas une fantaisie de Rocco. Voir J. Boswell, Christianisme,tolrance sociale et homosexualit. Les homosexuels en Europe occidentale desdbuts de lre chrtienne au XIVe sicle, Paris, Gallimard, 1985, p. 35.

    57. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 51.

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  • nature ont dautant plus de valeur quelles ont plus dusages,comme on voit avec la main 58

    La nature serait votre compte aussi imprvoyante ? Elle estpeut-tre jalouse de notre bien ? Elle sappauvrit dans nosplaisirs ? Si elle a tout fait pour nous, il est raisonnable que nousjouissions de tout pour sa gloire. Qui ne se sert pas de sescadeaux les dprcie 59 ; qui ne met en uvre ses inventions lesdnature, en devient rebelle, et mrite de perdre la vie ; elle enadministre le plaisir, parce quen jouissant nous la clbronscomme la plus chre prvoyante, riche et aimable des mres 60.

    Autrement dit, loin dinterdire la pdrastie, la nature la com -mande, ou plutt nous loffre comme lun de ses meilleurs cadeaux,et si les lois humaines taient en accord avec les lois divines, commece fut le cas Sparte, elles en permettraient la pratique : en effet, siles lois humaines, quels que soient ceux qui les ont inventes, seramnent aux lois universelles de la nature, qui sont infaillibles, vousjugerez que celles-ci ordonnent plutt quelles ninterdisent lusagedes garons . Et Philotime prcise, en bon pdagogue : Jappelle leslois de la nature [] celles qui sont inscrites naturellement et sansartifice par la lumire de lintellect, depuis la naissance, en chaquehomme, de quelle que secte ou nation quil soit ; et qui sontapprouves par le consentement universel de tous les hommes, ycompris des plus sages et des plus justes 61. Ces lois naturelles,ajoute-t-il, se divisent en deux parties principales, lune concernantlhonneur de Dieu, lautre la bien veillance et quit du prochain. Etil ne faut surtout pas confondre lamour du prochain et lamour deDieu, ces deux amours nayant rien voir lun avec lautre (ce qui,notons-le au passage, semble dailleurs valoir comme un rejet de lanotion de charit ). Or je vous demande : si votre prochaintrouve son contentement dans ce que vous dsirez, sil vous en saitgr et en demeure satisfait, et mme sil en tire bnfice, pourra-t-ilse dclarer offens ? Le pr cepte sera-t-il transgress ? Pourra-t-il sedclarer outrag ? Vous citera-t-il en justice 62 ? Au contraire,convient Alcibiade, le prcepte sera respect, et on aura bien pluttmrit que dmrit. Le matre passe alors du gnral au particulier :

    34 TANGENCE

    58. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 51-52.59. Celui qui au banquet dun Grand refuserait/Pour lui tre agrable une

    viande exquise / Que libralement il lui prsenterait, / Serait-il louer dunetelle sottise , Antibigot, quatrain 93 (sur ce rapprochement, voir plus bas).

    60. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 52.61. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 62.62. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 62.

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  • Si un enfant se contente de faire don de soi qui le dsire plusque tout, et en retire du plaisir et de lutilit 63, y a-t-il l offensedu prochain ? Qui dirait de telles folies ? Et sil dpend du librearbitre, don royal de Dieu, de vouloir et de pouvoir faire ce quilnous plat de ce qui nous appartient, pourquoi ne le pourrait-onpas avec cela ? Alors que lon peut prter sa maison, son cheval,son chien, on ne pourrait pas prter ses membres ? Y a-t-il untyran si impie qui, donnant la libert son serviteur, lui eninterdirait lusage ? Dieu nous aura donc fait libres pour quenous soyons esclaves de nos passions et de leur excs drgl ?Lui donc, dans la temp rance quil a donne notre fragilit, ilverra languir les moyens, et reprendra ce qui est sien ? Ou peut-tre a-t-il de la peine voir notre bien ? Est-il jaloux de notreplaisir ? Si lon ne soulage pas les calamits humaines par lesplaisirs, les habitants du monde seront les prisonniers de Pluton.Lhomme ne sera pas le roi des animaux, mais un pilogue dedsirs insupportables et de tourments 64.

    On nous pardonnera cette longue citation, mais nous voulionsmettre en vidence la force, et finalement oui le srieux deces arguments, qui sont ceux-l mmes de la tradition diste laplus radicale, tels quon les trouve par exemple exposs ds ledbut du XVIIe sicle dans les quatrains de lAntibigot rfuts par lepre Mersenne, en particulier lide selon laquelle le Dieu de lathologie chrtienne est un tyran, un Dieu mauvais qui sembleprendre plaisir contraindre les hommes au pch en leur don -nant dirrsistibles inclinations. Ainsi les force-t-il par la nature faire ce quil leur interdit dans son livre. Soit, selon les termes dunautre texte diste, plus proche de Rocco dans le temps : Ce seraitune cruaut bien barbare quun Pre dshritt son fils (que lui-mme aurait estropi) parce quil serait boiteux 65. Cest le

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    63. Voir ici Amour est un pur intrt, ouvr. cit, p. 69 : Par amour jentends []un dsir, et une complaisance pour le bien ; pour intrt une utilit, ou plaisir,que lamant recherche (brama) pour lui-mme et non pour la chose aime. Etpour le dire plus clairement : chacun en amour saime lui-mme, non autrui (nous traduisons). propos des amours lascives , Rocco ironise sur leursidalisations : Mon me matrielle dsire des aliments palpables, elle ne senourrit pas dopinions lgres et ariennes ; elle laisse cet aliment aux espritslevs et sublimes (ouvr. cit, dition de F. Walter Lupi, p. 76).

    64. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 63.65. A. Mothu et A. Sandrier (sous la dir. de), Minora clandestina I. Le Philosophe

    antichrtien et autres crits iconoclastes de lge classique, Paris, HonorChampion, 2003, p. 231. Bayle crira dans le Dictionnaire, larticle Pauli -cien (remarque E), que le Dieu des thologiens orthodoxes est comparable un pre qui laisse ses enfants se briser les jambes pour montrer son adressede rejoindre les os casss .

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  • monstre doctrinal, constitu par limpossible conjonction du librearbitre et de la prdestination, qui est ici en ligne de mire et consi -dr sur le terrain des murs : Dieu nous interdirait lusage desplaisirs quil a lui-mme disposs, et nous condamnerait au mal -heur, quel que soit lusage que lon fasse du libre arbitre, que lonsen serve pour rsister au dsir (parce que lon est tourment parses passions inassouvies) ou que lon y cde (puisquon est alorscondamn des peines ternelles).

    Cest sur ce disme antichrtien que sappuie, dans lAlcibiadetout comme dans les quatrains du diste, lthique naturaliste ethdoniste. Elle nen est pas moins contraignante, comme lexige lerespect de ses postulats : laffirmation de lgalit, de la libert et dela justice naturelles. Cest un point crucial qui interdit, noussemble-t-il, de considrer la doctrine du matre comme une cari -cature morale, pour laquelle tout ce qui fait plaisir serait permis.Cette remarque nous amne galement exprimer un dsaccordimportant avec linterprtation de Laura Coci, qui croit pouvoirfaire tat de la violence sexuelle et verbale laquelle serait soumisle jeune lve de la part de son matre. Au contraire, le matre necesse dinsister sur le refus de la violence et fait du consentement lacondition expresse de lacte tant dsir, qui plus est dans unerelation excluant par principe toute vnalit 66. Cest, explique-t-ilen substance, parce quelle suppose le consentement et quelle estdsintresse que la sodomie nest pas une offense mais une grati fi -cation. En aucun cas, il ne sagit de violer lenfant : Rocco est trsferme sur ce point, disant que seul Zeus, parce quil est dieu ettout-puissant, a pu se permettre de prendre Ganymde par la force.

    Et cest bien cela, au fond, qui peut sembler le plus choquantpour la morale reue : lAlcibiade ntablit pas une inversion de lamorale, qui valoriserait la tromperie et la violence, et, ce titre,vanterait le crime des sodomites. Nous saurions alors que sadoctrine est absolument irrecevable. Cest pourquoi, du mmecoup, il ne peut tre ramen une inversion rituelle carnavalesque.En effet, il ne propose rien de moins quune thique alternative,

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    66. Antonio Rocco, ouvr. cit, dition de Laura Coci, p. 61 : La violence est unebte froce homicide de lme. Celle-ci est foncirement clmente et libre : quidonc soppose cela, la dnature et lanantit []. L donc o le consente -ment est commun et unanime, la violence est bannie et y entrent lamour, lapaix, la naturalit et lmulation la louange. Lhomme violent est un tyran ;cette violence est abhorre par la nature et par Dieu, lassentiment plat luneet lautre (nous traduisons).

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  • fonde sur la raison naturelle 67 pour laquelle la sodomie entreconsentants cesse dtre un crime et devient un acte parfaitementinnocent.

    Sophistique ou philosophie hdoniste ?

    Reste cependant la question que nous avons carte, concer -nant le statut de ce naturalisme radical, diste plutt quathe 68 : nesagit-il pas en effet, non dune vraie philosophie, mais dune sophistique , comme semble le dire dailleurs Rocco lui-mmedans lAmour est un pur intrt, puisque la fin du discours nest pastant lacquisition de la vrit que la dbauche dAlcibiade et lasatisfaction de la passion rotique du matre ? Cette action, commedevrait ltre lacte philosophique (surtout en un contexte ouverte -ment aristotlicien), naurait pas sa fin en elle-mme (lacquisitionde la science et de la sagesse), mais elle serait transitive et instru -mentale : il sagirait dune pseudo-philosophie, un simple outil desduction amoureuse ayant pour fin la jouissance du corps. Sil enest ainsi, on en revient alors linterprtation par lironie, enten -due soit comme discours a contrario (tout se renverse alors nouveau, et lon a bien affaire la dnonciation des horriblesimpit et immoralit de largumentaire libertin), soit commecart interne au discours, par lequel se dclare le cynisme dunsophiste impnitent qui connatrait parfaitement limmoralisme deses leons.

    Pourtant, comme on la vu, le discours se caractrise par uneextrme cohrence et efficacit argumentatives, susceptibles deconduire le lecteur trs loin dans la voie du dniaisement, sansapporter aucun remde thorique daucune sorte pour lui per -mettre de faire retour des positions orthodoxes. Mais il convientsurtout de se demander si la spcificit de cette philosophie expo -se par Rocco nest pas, justement, de ne pas avoir sa fin dans lapure activit intellectuelle, mais dans la jouissance conjointe ducorps et de lme ; autrement dit, dans une sagesse requrant

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    67. Naudaeana, Amsterdam, 1701, p. 66 : La loi de nature est la vraie rgle dunhonnte homme, pour quil pratique ce premier point, quod tibi fieri non vis,alteri ne feceris. Ce que, tout aussi bien, exprime un vers du Baron de Blot : Bois, fous et noffense personne.

    68. Il contient bien des provocations blasphmatoires (le fanciullo est un Dieupour son amant, etc.), mais le substrat philosophique exploit est incontes ta -blement diste (voir plus haut).

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  • lactivit de limagination et des sens, conformes et non anta -gonistes la raison naturelle. Cette conformit avec la raison, cettenature raisonnable dactes apparemment draisonnables et contre-nature, constitue sans doute le point fondamental, qui dcide enfait du statut philosophique et pas seulement sophistique du dis -cours du matre, forg par ce professeur de philosophie et derhtorique qui dissimule consciencieusement son identit. Car si laleon de philosophie de Philotime doit tre prise aussi ausrieux, en mme temps quelle divertit et choque les ides reues,alors oui, la pdrastie est srieusement et thiquement fondecomme pratique innocente, et les lois qui condamnent aujourdhuila pdophilie, comme hier la sodomie, sont effectivement ridicu -lises et bafoues. On comprend alors pourquoi ce livre ne peutpas ne pas tre vou, et pour longtemps encore, la clandestinit.

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