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MONTAIGNE ET ERASME : BILAN ET PERSPECTIVES Michel Magnien Erasme et Montaigne : sujet capital pour l’histoire de l’humanisme, et plus largement pour l’histoire des idées ; mais embarrassant aussi car il met en relation – mais de quelle manière ? et c’est déjà le début des difcultés, voire de l’aporie … – deux gures-phares de la Renaissance qui chacune, des Antibarbari au chapitre « De la vanité », en incarne, en symbolise pour la première les début solaires et enthousiastes et pour la seconde l’achèvement sombre et distancié. Or une fois qu’on a comme une évidence rapproché ces deux noms, une fois qu’on a rappelé que nos deux écrivains sont réunis par une égale ferveur pour la culture gréco-latine, par un égal désir de placer l’homme sous le regard de Dieu au centre de leurs préoccupations, mais aussi par une égale ironie à l’égard des grandeurs d’établissement ; une fois qu’on a dit que les Adages ont sans doute constitué l’une des matri- ces, sinon la matrice, des premiers chapitres des Essais, et que le latin souple et conversationnel promu et pratiqué par Erasme constituera un modèle pour l’expression montaignienne, la langue faut, puis le doute s’installe. Combien de fois en effet Erasme est-il salué dans les Essais ? Il est mentionné une seule et unique fois. Combien de fois y est-il cité ? La critique hésite sur le nombre exact de passages empruntés par Mon- taigne à Erasme. Combien de fois est-il mis tacitement à contribution ? Sur ce point, les critiques divergent fortement. Et plus on avance dans la lecture de la bibliographie – assez peu fournie d’ailleurs au regard de l’énorme production critique concernant ces deux auteurs depuis une quarantaine d’années ; là encore, indice d’une gêne ? –, plus le senti- ment s’insinue qu’on se trouve face à un sujet impossible, qui s’estompe, qui échappe, parce que probablement Montaigne l’a voulu ainsi. En l’absence de toute donnée tangible, de toute analyse incontestable, force est donc de revenir au texte, au seul passage où Montaigne évo- que Erasme, et de manière fort sibylline, ce qui n’arrange rien. Il s’agit d’un ajout manuscrit sur l’Exemplaire de Bordeaux, en un passage où, alors qu’il avait placé paradoxalement Socrate, le sage qui ne sait rien, bien au-dessus d’Alexandre le conquérant d’un empire, Montaigne met

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MONTAIGNE ET ERASME : BILAN ET PERSPECTIVES

Michel Magnien

Erasme et Montaigne : sujet capital pour l’histoire de l’humanisme, et plus largement pour l’histoire des idées ; mais embarrassant aussi car il met en relation – mais de quelle manière ? et c’est déjà le début des dif� cultés, voire de l’aporie … – deux � gures-phares de la Renaissance qui chacune, des Antibarbari au chapitre « De la vanité », en incarne, en symbolise pour la première les début solaires et enthousiastes et pour la seconde l’achèvement sombre et distancié.

Or une fois qu’on a comme une évidence rapproché ces deux noms, une fois qu’on a rappelé que nos deux écrivains sont réunis par une égale ferveur pour la culture gréco-latine, par un égal désir de placer l’homme sous le regard de Dieu au centre de leurs préoccupations, mais aussi par une égale ironie à l’égard des grandeurs d’établissement ; une fois qu’on a dit que les Adages ont sans doute constitué l’une des matri-ces, sinon la matrice, des premiers chapitres des Essais, et que le latin souple et conversationnel promu et pratiqué par Erasme constituera un modèle pour l’expression montaignienne, la langue faut, puis le doute s’installe.

Combien de fois en effet Erasme est-il salué dans les Essais ? Il est mentionné une seule et unique fois. Combien de fois y est-il cité ? La critique hésite sur le nombre exact de passages empruntés par Mon-taigne à Erasme. Combien de fois est-il mis tacitement à contribution ? Sur ce point, les critiques divergent fortement. Et plus on avance dans la lecture de la bibliographie – assez peu fournie d’ailleurs au regard de l’énorme production critique concernant ces deux auteurs depuis une quarantaine d’années ; là encore, indice d’une gêne ? –, plus le senti-ment s’insinue qu’on se trouve face à un sujet impossible, qui s’estompe, qui échappe, parce que probablement Montaigne l’a voulu ainsi.

En l’absence de toute donnée tangible, de toute analyse incontestable, force est donc de revenir au texte, au seul passage où Montaigne évo-que Erasme, et de manière fort sibylline, ce qui n’arrange rien. Il s’agit d’un ajout manuscrit sur l’Exemplaire de Bordeaux, en un passage où, alors qu’il avait placé paradoxalement Socrate, le sage qui ne sait rien, bien au-dessus d’Alexandre le conquérant d’un empire, Montaigne met

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maintenant son lecteur en garde contre les prestiges de l’apparence : dans l’humilité quotidienne de sa vie de sage, respectueuse de soi et d’autrui, Socrate manifeste en réalité bien plus de force et de grandeur d’âme qu’Alexandre dans toutes ses conquêtes ; de même, un démon n’est pas nécessairement hideux, le cruel Tamerlan n’avait sans doute pas le physique repoussant qu’on lui prête, et Erasme, ajoute-t-il en� n, en dépit de sa culture, ne s’adressait sans doute pas exclusivement à ses famuli sous forme de proverbes ou de maximes : « Qui m’eut faict veoir Erasme autrefois, il eust esté malaisé que je n’eusse prins pour adages et apophthegmes tout ce qu’il eust dict à son valet et à son hostesse ».1 Bref, mé� ons-nous des réputations et des apparences : un respectable magis-trat montera sur sa chaise-percée – ou sur sa femme – aussi souvent et d’aussi bon cœur qu’un simple artisan.

Dans son adage 2201 « Sileni Alcibiadis », Erasme opposait déjà la physionomie repoussante de Socrate à la splendide assurance d’un Jules II pour mieux exalter la sagesse du premier et � étrir le pape guerrier ; et l’on peut donc se demander si le surgissement aussi tardif que sou-dain du nom d’Erasme sous la plume de Montaigne n’est pas dû à ce souvenir littéraire. Erasme toutefois semble ici ravalé à un emploi, une fonction, ceux de compilateur érudit. Son œuvre se limiterait aux yeux de Montaigne aux Adagiorum chiliades (1500–1536) et aux Apophthegmata (1531–1532) ; bref, Erasme serait le représentant superlatif de la culture antique digérée, mise en � che, serait l’incarnation de ce savoir livresque et emprunté, de ces « pastissages de lieux communs » contre lesquels l’auteur des Essais ne cesse par ailleurs de s’insurger, au chapitre « Du pédantisme » (I 25, 136–137), comme à celui « De la physionomie » (III 12, 1055–1057b–c).

Il faut néanmoins lire ce passage avec plus d’attention. La phrase où apparaît Erasme est en effet rédigée à l’irréel du passé, et surtout, elle comporte un adverbe, capital, autrefois. Concluons : au moment où Mon-taigne rédige ces lignes, Erasme n’est plus à ses yeux le polygraphe, le compilateur prodigue qu’il avait cru (re)connaître dans sa jeunesse – au moment de ses études ?2 Avec le temps, les yeux de Montaigne se sont

1 Michel de Montaigne, Essais III 2 (Paris : 1588; Ex. de Bordeaux) 353r ; éd. P. Villey (Paris : 1965) 810c ; toutes les références seront données entre parenthèses à cette dernière édition.

2 Dans ses Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne (Paris : 2000) 248, Legros prolonge cette illusion jusqu’à une date plus tardive puisqu’il voit dans ces lignes une évocation de la commune admiration pour les sentences qui aurait réuni La Boétie et Montaigne. Il remarque aussi avec justesse que les inscriptions de la librairie

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donc dessillés. Il est en� n parvenu, sous le masque du parémiologue, à discerner, comme la sainteté sous la laideur de Socrate, la véritable personnalité d’Erasme. Après 1588, comment voit-il l’auteur des Adages,

mais aussi de l’Eloge de la folie et peut-être et surtout, de l’Enchiridion ou des Annotations au Nouveau Testament ? Annotations, dont Montaigne, la chose est avérée, a possédé au moins une édition partielle.3 Le perçoit-il différemment ? Aucun passage des Essais n’est là pour nous le dire de façon explicite, malheureusement ! Et il faut dès lors mener l’enquête, en quatre moments.

Une éducation érasmienne

Les derniers travaux publiés ou encore inédits de Michel Simonin4 ten-dent à le prouver, il semble bien que contrairement à la présentation exclusivement centrée sur lui-même donnée dans les Essais, Michel de Montaigne n’ait pas été le seul des enfants Eyquem à pro� ter de l’édu-cation exceptionnelle et recherchée que leur père a mise en œuvre au château familial à partir de 1535/36. Ces analyses invitent donc à rela-tiviser certains apports de la thèse de Roger Trinquet. Néanmoins, sur le fond, sur la dimension érasmienne de cette éducation retenue par Pierre Eyquem et reçue par Michel, et ajoutons avec Simonin ses deux frères Thomas et Pierre, l’enquête de Trinquet est assez solide et documentée pour nous dispenser ici d’y insister davantage.

Tout jeune, Montaigne a donc commencé à subir l’in� uence des idées pédagogiques d’Erasme. Au printemps ou pendant l’été de 1535,

signalent jusque vers 1575/1576 un goût sinon une fascination pour cette pratique parémiologique. De son côté, Mann Philips (« Erasmus in France in the Late XVIth c. », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 34 (1971) 248–249), souligne qu’à partir de 1540, la fortune éditoriale d’Erasme en France, qui est réelle et importante, ne concerne justement, la Praeparatio ad mortem exceptée, que sa production scolaire et/ou rhétorique ; et elle explique ainsi le portrait livré ici par Montaigne d’un Erasme limité à ces seuls deux ouvrages, qui ont en effet connu de nombreuses rééditions en France jusqu’en 1580.

3 Desiderii Erasmi Roterodami in epistolas apostolicas paraphrasis (Lyon, S. Gryphe : 1544) in-8° ; voir Botton G. de – Pottiée-Sperry F., Bulletin du Bibliophile (1997–2) 285, no. 31. L’existence de cet ex. a été révélée en 1901 par L. Couture qui l’avait acquis ; d’après Villey, l’exemplaire était déposé en 1933 à l’Institut catholique de Toulouse, mais véri� cation faite, il ne s’y trouve pas, ou plus, aujourd’hui.

4 « Montaigne et ses frères : un poème inédit de George Buchanan conservé par Henri de Mesme », dans L’encre et la lumière (Genève : 2004) 489–507. M. Simonin a aussi laissé en chantier une grande biographie de Montaigne, qui doit être achevée par F. Lestringant.

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âgé entre 25 et 30 mois, on lui fait quitter sa nourrice pour lui faire regagner la demeure familiale. Par la méthode directe, son père aurait en effet décidé de lui donner le latin pour « langue maternelle » (I 26, 175a ; II 17, 639a) en incitant tout son entourage à ne s’adresser à l’en-fant qu’en latin. C’est là une pratique que le De ratione studii5 (1511), puis le De pueris d’Erasme (1529) venaient de recommander et qui avait pu séduire le milieu fort érasmisant des professeurs du tout récent collège de Guyenne que Pierre Eyquem, jurat de Bordeaux, avait dû côtoyer. Trois des enfants de Henri I Estienne, dont sa � lle Nicole, seront élevés selon cette méthode dont Erasme avait souligné à la fois la rapidité et l’ef� -cacité dans ses traités pédagogiques. A l’en croire, Michel est donc dès lors con� é à un précepteur que son père « avoit faict venir expres, et qui estoit bien chèrement gagé, « un Allemand6 qui depuis est mort fameux medecin en France » (I 26, 173a). Trinquet, après d’autres (Benoist et surtout Paul Porteau) a souligné l’importance de cette origine ; les pré-cepteurs allemands sont en effet pour lors gagnés aux idées pédagogi-ques d’Erasme, et il y a fort à parier que les impératifs érasmiens de douceur, d’éveil par le jeu, de ménagement de la personnalité fragile et impressionnable du jeune enfant auront été respectés à Montaigne par ce maître venu d’Outre-Rhin. Deux autres précepteurs auraient d’ailleurs soulagé ce dernier dans sa tâche ; chacun, aussi bien la mère que les domestiques, s’interdisant de parler français ou gascon devant le jeune enfant, « c’est merveille du fruict que chacun y � t ».

Néanmoins, et sans que Montaigne en fournisse la raison exacte, Pierre Eyquem, se laissant « en � n emporter à l’opinion commune » mit un jour � n à l’expérience et « se rangea à la coustume, n’ayant plus autour de luy ceux qui luy avoient donné ces premieres institutions qu’il avoit apportees d’Italie et m’envoya environ mes six ans au college de Guienne » (I 26, 175a). Cette dernière remarque a beaucoup arrêté Trinquet.7 Comment Montaigne a-t-il pu quali� er d’ « institutions […] apportées d’Italie » des principes aussi évidemment issus de l’humanisme

5 Voir Chomarat J., Grammaire et rhétorique chez Erasme (Paris : 1981) I 411.6 Une tradition critique reposant sur une manchette de l’ep. XV des Epistolae de

J. Gelida (La Rochelle : 1571) lancée par Dezeimeris R., De la Renaissance des Lettres (Bordeaux : 1864) 35, mais battue en brêche par Trinquet R., La jeunesse de Montaigne (Paris : 1972) 352–353, veut qu’il se soit agi de Horstanus, le précepteur allemand qui après Mathieu Béroalde surveillera aussi au château de Bazens près d’Agen l’éducation des jeunes Fregose.

7 Trinquet, La jeunesse de Montaigne 206–214.

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du Nord et plus particulièrement de l’enseignement d’Erasme ? Devant pareille contradiction, certains critiques ont avancé que Montaigne, vic-time de sa mémoire s’était trompé ou encore qu’il avait confondu. Mais pourquoi ne pas comprendre, plus simplement, que Pierre Eyquem a connu les idées pédagogiques érasmiennes au travers de la forme et de l’écho où il les avait vu prospérer pendant ses séjours répétés en Ita-lie ? Est-il si surprenant que cet homme d’épée, et non de plume, se soit égaré sur leur origine véritable et l’identité de celui qui les avait semées une vingtaine d’années plus tôt ? L’essentiel pour cet homme du tangible et de l’ouverture n’était-il pas que les principes proposés lui convinssent ? Il en avait entendu parler en Italie ; ils étaient donc italiens, même si durant ces années 1510–1530, quand le père se forge cette opi-nion favorable, l’érasmisme triomphe partout, y compris dans des pays d’où il sera bien vite chassé, voire éradiqué, comme l’Espagne et l’Italie, ainsi que l’ont montré les grands ouvrages de Bataillon, de Cantimori,8 de Renaudet, ou plus récemment de Silvana Seidel-Menchi. Jusqu’à la relève prise par les jésuites dans le dernier quart du siècle, le précepteur de l’Europe,9 du Nord comme du Sud, demeurera Erasme. Donnons un seul chiffre : de 1520 à 1529 près de cent impressions nouvelles de ses œuvres voient le jour en Italie.10 C’est donc bien là que Pierre Eyquem a pu découvrir ces principes éducatifs inspirés par les manuels pédago-giques dus à Erasme qui lui ont permis de préciser le type et la forme d’éducation à donner à ses enfants.

Montaigne aura plus goûté la première expérience pédagogique, qui correspondait sans doute mieux à l’image aristocratique qu’il entend livrer de lui, que la seconde, plus banale, puisqu’elle est pour lors le lot, comme l’a bien montré Huppert, de tous les futurs robins du royaume. Mais dans les chapitres où il abordera l’éducation des enfants (I 26 ; II 8 et II 37), il montrera à quel point l’empreinte érasmienne a été forte sur lui et marque encore ses principes pédagogiques. Nombre de critiques

8 Gli eretici italiani del Cinquecento, Ricerche storiche (Florence : 1939). 9 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de J.-Cl. Margolin (Paris : 1995) ; v. e.g. son

ch. 8.10 Voir Seidel Menchi S., Erasme hérétique (Paris : 1996) 370 (et 34–36). Une lettre

de Jacques Jaspar témoigne de l’abondance de livres d’Erasme en Italie à l’époque où Pierre Eyquem y séjourne : « Il y en a beaucoup […] qui ont acheté une énorme quantité de tes livres et qui ont veillé à les faire transporter en Italie ; mais sans cesse ils ont cherché à savoir s’il ne s’y trouvait rien en fait d’hérésie ». (Allen, 2570, datée de Bruxelles, 19 novembre 1531).

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ont ainsi souligné la dette de la fameuse évocation de ces « geoles de jeunesse captive » à l’égard de telle page du De pueris qui stigmatisait la cruauté et le sadisme gratuits de certains régents.

L’élaboration d’un style sous l’invocation d’Erasme

Toutefois, la grande thèse de Jacques Chomarat est là pour nous en persuader si besoin en était, l’apport des traités pédagogiques érasmiens est aussi d’ordre rhétorique. Le De duplici copia, les Colloques, puis le Cice-

ronianus recommandent un type de composition stylistique élaboré en un latin � uide et conversationnel, une langue coulante qui a pour mis-sion d’habituer le jeune élève à rédiger, mais aussi à improviser, à parler en latin.

Cet aspect de la personnalité et de l’œuvre de Montaigne, directe-ment lié au point précédent, – puisque ce goût de la parole vive, cette prédilection pour « un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche » (I 26, 171a) est sans doute aucun le fruit et le re� et d’une édu-cation érasmienne, privilégiant le sermo par rapport à l’oratio – est assuré-ment le point sur lequel la critique montaignienne a le plus progressé depuis les travaux pionniers de Villey, qui avait eu tendance pour sa part à minimiser l’in� uence érasmienne sur les Essais.

En particulier les solides études de Margaret Mann Philips, dans le sillage de son précieux ouvrage sur les Adages paru en 1964, ont prouvé que non seulement les Adages (nous y viendrons bientôt) mais aussi les traités plus proprement stylistiques comme le De copia et le Ciceronianus ont eu une in� uence certaine sur l’élaboration et l’élection du mode d’expression des Essais. Cave ou Fumaroli sont encore venus renforcer ce qui est aujourd’hui devenu une conviction, voire une évidence pour certains, dont je suis.

L’anticicéronianisme appuyé des Essais, sa préférence af� chée pour la negligentia diligens chargée de mimer le jaillissement naturel, que Montai-gne partage bien entendu pour lors avec d’autres, dont J. Lipse, trouve en effet ses racines dans la lecture et la méditation des textes érasmiens. On sait comment en 1528 Erasme avait décidé de provoquer les milieux de la curie romaine, en dénonçant leur idôlatrie cicéronienne qui recou-vrait à ses yeux une véritable fascination pour la culture païenne. Il entendait souligner quel danger il y avait pour la religion chrétienne d’en désigner les of� ces et les charges par des noms empruntés à l’Anti-

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quité.11 La Rome des Papes n’a rien de commun avec la Rome païenne. Cette coquetterie ne laisse pas de l’inquiéter comme le montre l’une de ses lettres, adressée en 1527 à Vergara, qui constitue le véritable prospec-tus du Ciceronianus à venir – lettre à laquelle, selon Friedrich12 et Mann Philips,13 le fait mérite d’être relevé, Montaigne a justement emprunté la formulation de son style idéal, « nerveux, court et serré […] soldates-que » (I 26, 172a) : « Quelle est cette race qui prétend avec tant d’orgueil au titre de Cicéronien ? […] il y a là-dessous un paganisme caché, qui leur tient à cœur plus que la gloire du Christ ».14 « C’est le paganisme qui pénètre ainsi nos oreilles et nos cœurs » s’écriera Bouléphore dans le Ciceronianus (l. 2179–2181) ; c’est pure vanité reprendra en écho Montai-gne : « C’est une piperie […] d’appeler les of� ces de nostre estat par les titres superbes des Romains, encore qu’ils n’ayent aucune ressemblance de charge, et encore moins d’authorité et de puissance » (I 51, 307a).

Or sur la question de l’imitation, nos deux auteurs, nous n’en serons guère surpris, campent aussi sur des positions communes : « La force et les nerfs ne s’empruntent point ; les atours et le manteau s’emprunte » (I 26, 172a) af� rme par exemple crûment Montaigne dans le sillage d’Erasme. Ce que l’imitateur parvient à reproduire, ce ne sont que les tics de son modèle, voire ses défauts démontrait déjà le Ciceronianus (l. 1539–1541). « Qui suit un autre, il ne suit rien » (I 26, 151c) dira avec plus de violence encore Montaigne.15 Tous deux rompent en fait avec la démarche cicéronianiste, fondée sur le respect rigide d’une forme à jamais � gée ; procédé � étri par l’ironie érasmienne à travers la présentation des trois énormes indices laborieusement constitués par Nosopon, le cicéronien fou. Loin de cette imitation sèche et formelle, les

11 Voir e.g. Ciceronianus, éd. A. Gambaro (Brescia : 1965) l. 1740–1845 ; 1880–1960 ; 2179–2208 ; 4445–4454.

12 Friedrich H., Montaigne (Paris : 1968) 421, note 323.13 « From the Ciceronianus to Montaigne », dans Bolgar R.R. (éd.), Classical In� uences on

European Culture (tom. II 1500–1700) (Cambridge : 1976) 191–197 : selon elle, l’in� uence d’Erasme sur Montaigne se serait faite ici par la médiation du poète néo-latin Jean Dampierre, auteur d’une longue pièce à la gloire du Rotterodamois ; mais comme le remarque avec justesse Iemma P., Les repentirs de l’Exemplaire de Bordeaux (Paris : 2004) 85–89, pourquoi Dampierre plutôt qu’Erasme lui-même ?

14 Allen, no. 1885, du 13 octobre 1527, l. 135–137 ; voir l. 135–161, qui résument tous les griefs d’Erasme à l’encontre des cicéroniens, six mois avant la publication du Ciceronianus.

15 Tout en reprenant un passage du Ciceronianus l. 280, d’après Rey J.-M., La part de l’autre (Paris : 1998) 114–115.

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lectures doivent tout au contraire selon l’auteur du Ciceronianus longue-ment séjourner dans l’esprit, seul moyen pour le discours d’en être « le fruit spontané » (Ciceronianus, l. 4217), de ne plus donner naissance à un misérable centon, mais de déclencher « un torrent jaillissant de ton cœur » (1. 4223). Conseil que Montaigne prétend mettre en pratique au sein de sa librairie :

Quand j’escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme. (III 5, 874b) Je feuillette les livres, je ne les estudie pas ; ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnois plus estre d’autruy (II 17, 651a).

Comment ne pas songer ici aux « abeilles qui pillotent deçà delà les � eurs » (I 26, 152a) ? Cette belle comparaison des mouches à miel et du lecteur, empruntée à Horace ou à Sénèque, était longuement déve-loppée dans le De copia puis le Ciceronianus16 (l. 2539–2551) : le style doit être formé d’après une pluralité de modèles, fondus ensemble, a� n de s’adapter au genius de chacun. Nous découvrons ici la thèse principale du Ciceronianus, si bien exploitée par Montaigne dans son chapitre « De l’institution des enfants » et ailleurs : chaque homme est unique ; chacun a sa pensée qui ne saurait se plier à un mode d’expression préétabli sans perdre son originalité et sa singularité. Chacun aura donc son style en accord avec ses dispositions naturelles, impossibles à forcer. On naît Cicéron ; on ne saurait le devenir (l. 1438–1440). Le cicéronien qui tente sans relâche de se confondre avec son modèle, perd son temps comme son énergie, et risque d’y perdre son genius, mot central du dialogue, Chomarat l’a démontré.17 Aux yeux de nos deux auteurs il serait en effet stupide, voire criminel, de contrecarrer sa nature c’est-à-dire la Nature.

Inutile de souligner à quel point l’élève, lecteur assidu de Sénèque, est ici � dèle au précepteur de l’Europe : « Nous ne sçaurions faillir à suivre nature » (III 12, 1059b). A la différence d’un Scaliger ou d’un Dolet qui envisageaient la conquête de la beauté comme une ascèse et faisaient, face à un Erasme jugé pusillanime, l’éloge du travail comme transcen-dance de l’être,18 Montaigne proclame : « je suis peu laborieux […] je suis fait à ma mode » (III 9, 965b) ; d’où son rejet du repentir ; d’où ce

16 Chomarat, Grammaire II 802–803.17 Ibid. 836.18 Scaliger, Julius Caesar, Oratio […] contra Desiderium Erasmum (Genève : 1999)

142–143. Pour Dolet, voir Fumaroli M., L’Age de l’éloquence (Genève : 1980) 110–115.

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refus – plus proclamé qu’effectif, mais là n’est pas la question19 –, de revenir sur le passé, de se corriger : « Les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster » (III 5, 875b). Erasme con� ait déjà de manière provocatrice au cicéronien Longueil : « Sic sum, nec possum naturam vincere. Effundo verius quam scribo omnia ac molestior est recognoscendi quam cudendi labor » (Allen no. 935, l. 32–34). Passage célèbre, repris et ampli� é non sans ironie dans le Ciceronianus au moment où Erasme brosse son auto-portrait en artiste négligent,20 que Montaigne paraphrasera à sa manière : « Je redicte-rois plus volontiers encore autant d’Essais que de m’assujetir à resuivre ceux-cy, pour cette puerile correction » (III 9, 965b).

Bref pour Erasme comme pour Montaigne, l’écriture est en elle-même peinture du moi, jaillissement d’une personnalité qui se perçoit à travers les mots. Bien entendu, dans ce primat de la rhétorique du cœur pourrait se deviner l’empreinte des Pères et tout particulièrement du De

doctrina christiana d’Augustin. Mais de ce dernier, il semble que Montai-gne n’ait possédé et lu que la Cité de Dieu ; l’in� uence de la Patristique se fait bien ici à travers Erasme. Cave et Defaux à sa suite ont ainsi souligné l’importance de l’expression « oratio speculum animi », image passée directement selon eux du Ciceronianus dans les Essais ;21 ajoutons après eux qu’on la rencontre aussi dans l’adage « Qualis vir, talis ora-tio », dans la préface des Apophtegmes et dans la correspondance.22 C’est bien chez Erasme en effet que Montaigne a puisé cette conviction que le discours ne doit pas viser à l’élégance ou à la beauté, mais qu’il doit être le « speculum animi », le re� et le plus � dèle possible des états d’âme du scripteur ; c’est au nom de cet impératif qu’il rejette comme l’avait fait

19 Voir Magnien M., « III 2, un : Montaigne, ‘ du Repentir ’ », dans Rougé B. (éd.), Ratures et Repentirs (Pau : 1996) 115–131.

20 Ciceronianus l. 3508–11 : « Abiicit ac praecipitat omnia, nec parit, sed abortit, inter-dum iustum volumen scribit stans pede uno, nec unquam potest imperare animo suo ut vel semel relegat quod scripsit […] » ; voir aussi Allen no. 2095 selon Mann-Philips, « Erasme et Montaigne » 495 ; à mettre bien sûr en parallèle avec Montaigne, lequel écrit ses « lettres tousjours en poste et […] precipiteusement » (I 40, 253b).

21 Cave T., The Cornucopian Text (Oxford : 1979) 278 et Defaux G., « Rhétorique et représentation dans les Essais : de la peinture de l’autre à la peinture du moi » dans Lestringant F (éd.), Rhétorique de Montaigne (Paris : 1985) 42–3.

22 Adages 550 (Bâle : 1542) 211 : « Breviter, omne vitae simulachrum, omnis animi vis in oratione perinde ut in speculo representatur, ac vel intima pectoris arcanis quibusdam vestigiis deprehenduntur ». Erasme vante le travail de récolement des apophtegmes des grands auquel s’est livré Plutarque « quod in his velut in certissimo speculo repraesentatur animus singulorum » (Apophthegmatum opus […] ab ipso recognitum autore (Bâle : 1532) �ii r).

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Erasme une imitation trop formelle de Cicéron, qui risquerait d’inter-dire à l’individu d’exprimer sa spéci� cité foncière.

Voilà qui justi� e de manière plus profonde aussi le refus du travail de correction, toujours ressenti comme une entrave à l’élan naturel et créa-teur, comme le montre bien au chapitre I 10 la reprise de l’adage 671 (« Olet lucernam ») qui � étrissait chez Démosthène le travail excessif de la forme.23 Voilà qui explique que tout recours aux règles de l’art soit envisagé par Montaigne comme un arti� ce :

C’est une grande simplesse d’estouffer sa clarté, pour luire d’une lumiere empruntée ; elles [les femmes] sont enterrées et ensevelies soubs l’art (III 3, 822b). Entre les premieres laideurs, je compte les beautés arti� cielles et forcées (III 5, 895c).

« Odit natura fucos » avait déjà lancé Môria.24 Dès lors, le modèle ne peut plus être un modèle stylistique (le Cicéron des Bembo et autres Longueil), mais un parangon de vertus tant morales que sociales, un maître de vie, Socrate qui, nous rappelle Montaigne dans le chapitre si enthousiaste qu’il lui consacre, en refusant de lire le plaidoyer écrit pour lui par Lysias, a préféré mourir, plutôt que de commettre « à l’art » la défense de « sa puissante et riche nature » (III 12, 1054c).

Pour Montaigne, plus que pour Erasme encore, sans doute, l’élocu-tion constitue un épiphénomène de l’acte créateur. Attacher de l’im-portance aux règles de l’art, c’est en dé� nitive révéler le vide de ses pensées, ou se laisser piper par la « vertu parliere » (I 40, 251c) ; c’est selon une autre image encore empruntée par Montaigne à Erasme,25 croire posséder « le corps », alors que l’on n’a revêtu que la « robe »

23 Essais I 10, 40a. N’oublions pas que cette critique des ouvrages qui sentent l’huile de la lampe provient d’un homme qui nous glisse, sans avoir l’air d’y toucher, à propos de sa bibliothèque : « je n’y suis jamais la nuit » (III 3, 828c), alors même qu’Erasme s’était moqué dans le Ciceronianus de Nosopon peinant à composer quelques lignes d’une lettre dans le silence total du milieu de la nuit … Nombreux sont les Adages qui � étrissent l’attention trop grande portée à la correction : voir e.g. l’adage no. 219 « Manum de tabula » (Bâle : 1542) 105.

24 A la � n du chapitre 33, pour af� rmer aussitôt au chapitre 34 : « Adeo modis omnibus laetius est, quod natura condidit, quam quod fucavit ars » ; autant de traits brillants que Villey P., Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne (2e éd., Paris : 1933) I 217 place avec justesse à l’origine de la fameuse boutade montaignienne : « Si j’estois du mestier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature » (III 5, 874c).

25 Au De copia selon Mann Philips (« Erasme et Montaigne II. De duplici copia verborum et rerum et Essais », dans Margolin J.-C. (éd.), Colloquia Erasmiana Turonensia (Paris : 1972) I 492) ; mais cette métaphore est aussi longuement développée dans le Ciceronianus (l. 1618–1642) : « Tu veux donc que le discours soit comme le vêtement des choses ? ».

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(I 26, 172a). Voilà pourquoi Montaigne critique si vertement ces « escri-vains françois » qui, « faute d’invention et de discretion », ne parviennent à montrer dans leurs œuvres qu’une « miserable affectation d’estran-geté, des déguisements froids et absurdes, qui au lieu d’élever, abattent la matière » (III 5, 873–4b). « Ad bene dicendum duae potissimum res conducunt, ut penitus cognitum habeas, de quo dicendum est, deinde ut pectus et affectus suppeditet orationem » (Ciceronianus l. 1878) avait déjà décrété Erasme. Connaissance intime du sujet, sentiment et émotion, voilà les fondements assurés de toute parole véritable ; essentielle est la notion de pectus, mise en avant dans un passage de Quintilien que Mon-taigne traduit un peu plus haut dans la même page (« C’est la gaillardise de l’imagination qui esleve et en� e les paroles » : III 5, 873b) avant de le transcrire en latin dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux (« Pec-tus est quod disertum facit » ; X 7,15).

Pour clore cet important chapitre de l’in� uence de la rhétorique éras-mienne sur les Essais, force est de rappeler la juste remarque de Cho-marat au moment où il conclut sa propre analyse du style d’Erasme : « Erasme, bien avant Montaigne, découvre la subjectivité, non pas en théorie, mais dans sa pratique de lecteur, d’écrivain, d’homme ».26 Les travaux de Jean Lecointe sont venus depuis étayer et con� rmer cette analyse. Dans l’émergence et la constitution de la personnalité de l’« auc-

tor », de l’auteur, dont les Essais de Montaigne constituent une des mani-festations éminentes, grande a été la part des ré� exions et du modèle proposés par Erasme.

Les Adages source, mais aussi l’un des prototypes des Essais

Cette in� uence générale et prégnante d’Erasme sur la manière de dire n’interdit pas, loin s’en faut, que par endroits Montaigne n’utilise cer-tains passages d’Erasme comme de simples « gardoires » déjà consti-tuées où puiser un exemplum supplémentaire, où emprunter une nouvelle citation a� n de nourrir ou d’orner un développement. Lui qui ne fait point mystère d’« escorni� er » (I 25, 136c), de « friponner » (II 18, 666c) à travers sa bibliothèque entière, ne s’est pas privé de mettre aussi les œuvres d’Erasme, Adages et Apophtegmes surtout, à contribution de cette manière.

26 Grammaire et rhétorique II 841.

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Et tout d’abord vers 1570/1572 pour enrichir et orner le cadre matériel de ses séances de travail. Alain Legros nous rappelle en effet qu’Erasme avait imaginé dans le De recta pronuntiatione une maison cou-verte de sentences – un texte qui aurait pu à ses yeux in� uencer Montai-gne. Une fois la décision prise de faire porter sur les solives de la librairie un certain nombre de sentences bien senties, Montaigne a ouvert son édition des Adages ; et pour rehausser le plafond de son lieu de travail et de ré� exion, il y a recueilli à coup sûr trois sentences grecques (deux vers de Sophocle qui font l’éloge de l’insouciance, un vers d’Euripide sur la variété des goûts, ainsi que la devise Keramios anthropos/� ctilis homo), et peut-être la sentence latine de Cornelius Nepos qui servira plus tard de clausule au chapitre 42 du livre I « sui cuique mores � ngunt fortunam », commentée par Erasme au sein de sa deuxième chiliade (adage 1330).

Lors de la rédaction des Essais, Montaigne s’est également souvent (on peut compter au moins une vingtaine de passages) aidé des Ada-

ges. Leur utilisation peut être tout à fait ponctuelle, comme l’a montré Villey dans sa thèse puis dans l’Edition municipale : comme il l’a fait pour le plafond de la librairie, Montaigne y puise une des innombrables citations inlassablement recensées et remises en contexte par Erasme, laquelle viendra enrichir et orner sa propre prose. Ce peuvent être des expressions qu’il a glanées au cours de ses consultations du gros recueil, et qu’il réutilise çà ou là. Il en va ainsi de locutions savoureuses ou ima-gées :27 Montaigne lorsqu’il se place parmi les « mestis », les hommes qui ont quitté l’ignorance sans pouvoir rejoindre le camp de la docte ignorance socratique, se peint ainsi « le cul entre deux selles » ;28 pour dénoncer l’indécision toute panurgique des hommes face au mariage, sensible en cela aux associations d’idées qu’Erasme prétend présider à la succession de ses adages,29 il réunira deux titres consécutifs : « C’est une convention à laquelle se rapporte bien à point ce qu’on dict, « homo

27 Signalons toutefois que l’adage « Mus in pice » (III 13, 1068b) dont Villey, et tous les éditeurs qui l’ont suivi, attribuaient la présence dans les Essais à la lecture d’Erasme (adage 1268 « Mus picem gustans », qui n’a pas du tout le même sens que l’image montaignienne) est en fait un vieil adage juridique recensé par Willem van Gent (Gulielmus Gentius) au sein des Adagia aliquot de iure scripta […] qui apparaissent au bout de l’éd. parisienne des Adages de 1571, souvent réed. (Mannheim : 1603) 1409, dans son commentaire de l’adage « Mus in pera » : « […] Simile est illud ab Iuriscon-sultis nostri saeculi crebro usurpatum : heret tanquam mus in pice, cum quis pendet ambiguus incertusque quo se explicet ».

28 Essais I 54, 313 = adage 602 « Duabus sedere sellis ».29 Même si cette intention proclamée dissimule mal aux yeux de Chomarat un

classement avant tout alphabétique : voir Grammaire II 762–766.

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homini ou Deus ou lupus ».30 L’image est parfois plus allusive : « il n’est rien si souple et erratique que notre entendement : c’est le soulier de Thera-menez, bon à tous pieds » (III 11, 1034b), allusion historique au rhéteur athénien Théramène balançant entre le soutien aux Trente ou au parti démocratique, peut-être opaque à certains lecteurs et qui nécessitera alors la consultation de l’adage 94 (« Cothurno versatilior »).

Ce sont parfois aussi des anecdotes, des faits de civilisation que Mon-taigne trouve chez Erasme, à l’instar du conte ouvrant le chapitre « De la coutume » évoquant cette femme habituée chaque jour à prendre un veau dans ses bras et qui parviendra encore à le faire une fois qu’il sera devenu taureau (adage 151 : « Taurum tollet qui vitelum sustulerit »), ou de cette règle de ne pas boire plus de trois verres dans un banquet qu’à la suite d’Erasme31 Montaigne attribue faussement à Démocrite32 (III 13, 1104b). Une page entière de l’Apologie qui vante les mérites de l’ignorance (II 12, 495–6) provient ainsi directement, anecdotes et cita-tions d’Horace, de Sophocle33 ou de l’Ecclesiaste y comprises, de l’adage 1981 « In nihil sapiendo iucunda vita » ; comme le phénomène, déjà signalé par Villey, a été longuement commenté par Guerrier puis par Dauvois,34 qui ont de près étudié les glissements et les reformulations, je me contenterai de renvoyer ici à leurs analyses détaillées.

Villey parlait à propos de ce dernier cas de « grappes d’exemples »35 constituées par Montaigne ; dans le même ordre d’idée, on pourrait se demander si l’origine de certains regroupements thématiques de senten-ces et de ré� exions qui donneront naissance aux différents chapitres des Essais, ne pourrait pas se découvrir dans certains Adages érasmiens, dont la préexistence aurait poussé Montaigne à créer puis à retenir certaines « têtes » de chapitres. Comment ne pas penser que l’adage « Pollicem

30 Essais III 5, 852b = adages 69 et 70.31 Adage 1201 (Bâle : 1542) 422 « Aut quinque bibe, aut treis, aut ne quattuor ».32 Comme le remarque Mann Philips (« Erasme et Montaigne » 485), Montaigne

est ici victime de l’inadvertance d’Erasme qui attribue à Démocrite une habitude qui est en fait attribuée par Pline l’Ancien à Démétrius (Naturalis Historia XXVIII 6, éd. Dalechamps (Lyon, B. Honorat : 1587) 685, l. 11–12).

33 C’est l’un des deux vers de Sophocle, mentionnés supra, palimpseste lu par A. Legros sur la solive no. 9 : v. Essais sur poutres (Paris : 2000) 308–9.

34 Voir Guerrier O., « La « resverie » de Lycas : Un exemple problématique », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne VIIe sér., 41–42 (1995) 24–38 et Dauvois N., « Sources païennes/sources chrétiennes dans quelques adages d’Erasme. D’Erasme à Montaigne », Bulletin de littérature ecclésiastique 102, 1 (2001) 49–62. Les choses sont compliquées par le fait qu’un des exemples développés par Montaigne se trouve à la fois dans l’adage 1981 (Bâle : 1542) 624 et au ch. 38 de l’Eloge de la folie.

35 L’évolution II 11.

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premere » se trouve à la source du surprenant chapitre « Des pouces »,36 d’autant que certains éléments en proviennent ? Il en va de même à nos yeux pour l’adage 3660 « In crastinum seria », dont l’anecdote � nale, celle de l’insouciant Archias, a pu constituer le noyau autour duquel Montaigne (grâce à la consultation – dans la traduction d’Amyot dont il fait le vibrant éloge en ouverture du même chapitre – de la Vie de Pelo-

pidas de Plutarque à laquelle renvoie Erasme) a ensuite réuni d’autres anecdotes pour composer son chapitre « A demain les affaires » (II 4). On pourrait faire la même supposition à propos du chapitre « Des boi-teux » dont le titre, qui réclame cette fameuse « veuë oblique » (II 9, 994b) exigée par Montaigne de son lecteur, a peut-être été suscité par l’adage 1849 d’Erasme « Claudus optime virum agit », qui fournit la version grecque du proverbe transcrite par Montaigne dans la dernière partie de son chapitre (« arista chôlos oiphei ») et un certain nombre d’explications37 – dont celle doctement fournie par le Problema XXVI 10 d’Aristote –, à ce que Montaigne continue de dénoncer comme une illusion : l’appétance sexuelle particulière prêtée aux boiteuses.

A l’inventaire déjà étoffé des emprunts aux adages dressé par Villey, on peut encore ajouter comme l’ont fait les récents éditeurs de l’édition des Essais de la Pochothèque ; on pourrait encore imaginer au-delà que telle saillie par exemple sur le choix de ses sujets de ré� exion (« je les prens sur une mouche » ; III 5, 876b) est chez Montaigne un souvenir de l’adage « Muscas depellere », qui, notons-le, � étrit l’oisiveté (2660) et pourrait dans ce cas renvoyer implicitement au chapitre I 8 (« De l’oisiveté »), ou encore que telle af� rmation de l’Apologie « Pareils appe-tits agitent un ciron et un elephant » (II 12, 476a) est une reprise en antithèse de l’adage « Indus Elephantis haud curat culicem ».38 Dans l’ensemble, toutefois, il est délicat, voire impossible, de déterminer avec certitude pour chaque rencontre de ce type, qui sont nombreuses, si Montaigne a vraiment à chaque fois eu recours aux recueils érasmiens ou s’il est allé puiser directement à la source antique. Lorsqu’il se refuse d’appliquer aux rapports entre pères et � ls la fameuse devise adoptée par Caligula « Oderint dum metuant », Montaigne l’a-t-il découverte chez

36 Voir Demonet M.-L., « Sémiotique des pouces », chapitre 13 dans A plaisir (Orléans : 2002) 237–245.

37 Voir aussi la façon dont Telle met en relation cet adage et le chapitre III 11 : voir Telle E.-V., « Essai chez Erasme et « Essay » chez Montaigne », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 32 (1970) 340–344.

38 Adage 966 ; voir aussi l’adage 1800 « Quam curat testudo muscam » (où l’adage 966 est de nouveau cité) et l’adage 2027 « Culicem elephanti conferre ».

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Suétone, ou en a-t-il lu le commentaire dans l’adage 1862 ou au livre VI des Apophtegmes ?39 En pareil cas, et ils sont pléthore, il est impossible de trancher puisqu’Erasme et Montaigne disposent des mêmes sources. N’oublions pas toutefois la mise en garde de Montaigne lui-même :

[B] Tel allegue Platon et Homere, qui ne les veid onques. Et moy ay prins des lieux assez ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suf� sance, ayant mille volumes de livres autour de moy en ce lieu où j’écris, j’emprunteray presentement s’il me plaist d’une douzaine de tels ravaudeurs, gens que je ne feuillette guiere, de quoy esmailler le traicté de la phisionomie. Il ne faut que l’espitre liminaire d’un alemand pour me farcir d’allegations (III 12, 1056b).

N’oublions non plus l’utilisation, clairement mise à jour par Villey, que Montaigne a pu faire des oeuvres d’un Juste Lipse, dont il est pourtant également si proche à tant d’égards : elles sont avant tout, qu’il s’agisse des Saturnalia, du De amphitheatro ou même des Politica, utilisées comme réservoirs de faits de civilisation, voire de citations,40 où Montaigne ira recopier tel vers de Martial, de Juvénal ou même d’Ovide dont il possède pourtant par ailleurs maintes éditions. C’est un problème de disponibilité du matériau, de rapidité et de facilité de lecture.41 Il n’est même pas sûr par exemple qu’il cite toujours les Apophtegmes de Plutar-que d’après la traduction d’Amyot car l’œuvre d’Erasme qui porte le même titre a l’avantage de regrouper les bons mots par auteur, et, grâce aux index rigoureusement établis dans les éditions Froben,42 d’en per-mettre un parcours thématique fort aisé. Il est donc probable qu’un cer-tain nombre de passages des Essais dont Villey a trouvé la source chez Plutarque,43 sont en fait nourris de la lecture des Apophtegmes d’Erasme ;

39 Apophthegmatum opus (Bâle : 1532) 254, l. VI section « Caligula » no. 8.40 Voir notre étude, « Montaigne et Juste Lipse : Une double méprise ? », dans Mouchel

C. (éd.), Juste Lipse (1547–1606) en son temps (Paris : 1996) 438–440.41 Comme l’a bien souligné F. Goyet à propos du recours à l’Of� cina de Ravisius

Textor, « A propos de « ces pastissages de lieux communs » (le rôle des notes de lecture dans la genèse des Essais) », Bibliothèque de la Société des Amis de Montaigne, VIIe série, 5–6 (1986) 15.

42 Nous avons travaillé sur l’édition de 1532 en 8 livres, d’un maniement rendu très commode par la série d’index thématiques placés en � n de volume.

43 « Erasme avait cité un bon nombre d’apophtegmes qui se retrouveront dans les Essais, et, comme nous l’avons déjà constaté pour les sentences, il en avait rapproché que nous trouvons associés de même chez Montaigne. Mais presque toujours c’est dans les collections de Plutarque traduites par Amyot qu’il puise directement » (L’évolution II 16). Sans nous arrêter au manifeste manque de logique entre les deux phrases, nous aimerions savoir sur quoi, sinon sur un a priori, Villey fonde la conviction exprimée dans la seconde.

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un rapide sondage m’a indiqué qu’un vaste chantier pourrait bien s’ouvrir ici.44

De même, il semble bien que la Lingua, contrairement aux doutes manifestés à ce sujet par Villey,45 soit aussi exploitée par Montaigne, en particulier dans le chapitre « Des menteurs » (I 9) ; la thèse principale du chapitre, « Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole » (36b) y avait déjà été formulée par Erasme.46 Or si l’on note que la longue anecdote à propos d’un ambassadeur de Jules II qui clôt ce chapitre est contée par Erasme dans le même traité, on peut être persuadé que ce chapitre est un écho aux positions si pau-liniennes d’Erasme qui, il le fait dire à l’interlocuteur principal du col-loque Amicitia, avait une horreur quasi-physique du mensonge et des menteurs.47

D’une façon plus générale, et même si certains grands montaignis-tes comme Garavini48 s’insurgent contre cette idée, je crois qu’il faut reconnaître à la lumière du travail pionnier de Peter Schon, insuf� sam-ment exploité par la critique,49 puis avec Mann Philips,50 qu’un certain nombre d’adages, parmi les plus développés, a pu servir de matrice aux plus anciens chapitres de Montaigne. Même s’il ne faut pas négli-ger d’autres modèles comme celui de l’épistolographie ou même de la conversation,51 les Essais dans leur con� guration et dans leur structure initiale ont en effet des points de ressemblance avec les leçons, les miscel-

44 Espérons que dans son travail d’habilitation consacré à la fortune des Apophtegmes, Louis Lobbes ira dans cette direction.

45 L’évolution I 138 et 141, n. 2.46 « Si semel recipitur mendacium, tolli � de necesse est, qua sublata simul tollitur et

omnis humanae vitae societas » (LB IV, 692 A). Le rapprochement a été fait par Cho-marat (Grammaire I 73, n. 89) puis par Defaux (« Rhétorique et représentation » 43, n. 25), qui cite un autre passage de la Lingua à mettre en parallèle avec le chapitre I 9.

47 Rapprochement déjà fait par Nakam G., Les Essais, miroir et procès de leur temps (Paris : 1984) 436.

48 Voir la manière dont elle discute la thèse de M. Beaujour : Garavini, F., Monstres et Chimères. Montaigne, le texte et le fantasme (Paris : 1993) 22–24.

49 En dépit du compte rendu très favorable de P. Mesnard (« Erasme dans la lumière de Socrate et de Montaigne », BHR 17,2 (1955) 312–314) ; Schön P.M., Vorformen des Essays in Antike und Humanismus. Ein Beitrag zur Enstehungsgeschichte der Essais von Montaigne (Wiesbaden : 1954). Villey lui avait bien sûr ouvert la voie : voir L’évolution II 33.

50 Outre ses article déjà cités, voir « Comment s’est-on servi des Adages ? », dans Chomarat J. – Godin A. – Margolin J.-C. (éds.), Actes du colloque international Erasme (Tours 1986) (Genève : 1990) 331–334.

51 Voir en particulier les travaux de Fumaroli sur Montaigne et l’épistolarité, Revue d’Histoire littéraire de la France 78 (1978) 886–905 ; il insiste sur le fait que le de Conscribendis epistolis met en avant la notion d’in� ni, in� ni des sujets et in� ni des façons de les traiter à travers le genre protéiforme de l’épître.

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lanées, plus généralement avec le genre du commentaire, qui comme l’a depuis longtemps souligné Jean Céard,52 n’était point conçu durant la première Renaissance comme une œuvre « objective » ; le scripteur, tout au contraire, comme le fait si souvent Erasme dans ses Adages lorsqu’il rapporte une scène vécue ou s’abandonne à la con� dence, s’y impli-quait parfois en tant qu’individu, non en tant qu’autorité ou détenteur de savoir. Beaujour l’a montré,53 la forme de l’essai naît en effet de cette liaison, de cette intersection entre des exempla, des loci communes et une individualité qui les sélectionne puis les commente de son propre point de vue. Erasme aimait à comparer son travail de parémiologue à une cueillette, et même s’il s’en défend comme d’une objection irrecevable, Montaigne ne pourra s’empêcher de reprendre l’image dans les mar-ges de l’Exemplaire de Bordeaux : « Comme quelqu’un pourroit dire de moy que j’ay seulement faict icy un amas de � eurs estrangeres, n’y ayant fourny du mien que le � let à les lier » (III 12, 1055c). Ouvrage aussi intrinsèquement digressif que les commentaires du temps, les Essais sont comme eux avant tout suscités – en dépit des dénégations réitérées de Montaigne – par l’exercice de la lecture, et résultent même parfois de notes de lecture54 dont l’enchaînement prétend répondre au hasard.

Telle et Chomarat55 ont aussi vu un possible antécédent aux Essais dans les Paraphrases des textes néo-testamentaires telles que les a prati-quées Erasme, lorsqu’il mêle au développement du texte sacré des cita-tions de poètes antiques ou des considérations personnelles sur le monde contemporain. Quoi qu’il en soit, à l’instar des Adages, régulièrement enrichis, augmentés de 1500 à 1536, les Essais sont le livre d’une vie qui re� ète les convictions les plus profondes de leur auteur. Ils se présentent aussi comme un texte instable, mobile ; ils semblent devoir s’accroître tant qu’il y « aura d’encre et de papier au monde » (III 9, 945b) selon un ordo fortuitus ou neglectus défendu par Erasme dans ses Adages56 puis la

52 Céard J., « Les transformations du genre du commentaire », dans Lafond J. (éd.), L’automne de la Renaissance (1580–1630), (Paris : 1981) 101–115.

53 Miroirs d’encre (Paris : 1980) 183–184.54 Voir la � n du chapitre « Des livres » (418–420) ; sur le problème de l’utilisation

assurément partielle mais effective de certaines notes de lecture, voir Goyet, « Ces pastissages » 9–30.

55 Grammaire I 554 : « ailleurs, il donne un de ces détails con� dentiels […] auxquels se plaira Montaigne, qui lient l’annotation à un moment de sa vie » ; voir aussi 678–679, l’analyse d’un passage des Paraphrases où Erasme mêle citation d’Horace et expérience personnelle.

56 Adage 2001 « Herculei labores » (Bâle : 1542) 633–634.

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préface de ses Apophthegmata 57 qui répond à la fantaisie et au bon plaisir du seul scripteur ; à la diversité aussi des sujets comme à la versatilité de l’homme : au diligent lecteur de suivre. Erasme est sans doute l’huma-niste qui a le mieux perçu le fantastique outil que constituait la typogra-phie ; il a eu l’intelligence de concevoir le texte de l’ère Gutenberg, sans cesse augmenté et composé par strates ; Montaigne a bien compris la leçon érasmienne, ce rapport nouveau que le marché du livre crée entre un auteur et son public, naguère analysé par Hoffmann :

[C] Mon livre est tousjours un. Sauf qu’à mesure qu’on se met à le renouveller a� n que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe), quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque pris particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse (III 9, 964).

Montaigne érasmien tacite ?

C’est la direction de recherche la plus délicate. Ici, l’on passe d’un aspect à un autre du mode de composition montaignien ; on passe de la citation explicite ou de l’exploitation tacite d’un fragment textuel, à quelque chose de plus vaste et de plus vague à la fois, la reprise d’une idée, d’une approche, d’une analyse voire d’une posture ou d’un ton (ici bien entendu l’ironie) ;58 autant de ressemblances qui peuvent résulter de rencontres fortuites, non plus d’emprunts conscients. Qu’en est-il de l’in� uence réelle d’Erasme sur Montaigne ? Est-elle perceptible ? Assuré-ment, elle af� eure ici ou là, dans tel ou tel passage qui porte la trace de la lecture de l’Eloge de la Folie ou des Colloques.59 Il s’agit du chantier le plus dif� cile, mais le plus prometteur aussi, qu’a magistralement ouvert Friedrich, et qui a été poursuivi sur certains points par Popkin, Nakam ou plus récemment Margolin.

57 Voir Friedrich, Montaigne (Paris : 1968) 367.58 Voir, en attendant la publication de la deuxième partie de la thèse de B. Roger-

Vasselin, ses différents articles dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne ou les Montaigne Studies.

59 G. Nakam s’est attachée avec constance à effectuer le travail que Villey avait déclaré impossible : « Je n’ai relevé aucun emprunt direct qui soit certain […] mais son in� uence [celle de l’ouvrage des Colloques] dans la formation intellectuelle du moraliste a dû être capitale » (L’évolution I 138).

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Soulignons toutefois que la tâche n’est pas simple car si dans les goûts littéraires, les lectures, si sur le plan rhétorique et stylistique on a pu découvrir bien des ressemblances voire des convergences entre Erasme et Montaigne, leur attitude, leurs points de vue comme leurs idées ou leurs analyses sont loin de toujours coïncider. Qu’on en juge. Comment l’auteur du « Dulce Bellum inexpertis » aurait-il pu se reconnaître dans le long developpement du dernier chapitre des Essais où Montaigne chante les louanges de l’exercice militaire : « Il n’est occupation plai-sante comme la militaire ; occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse et superbe de toutes les vertus est la vaillance), et noble en sa cause » ?60 Même s’il maudit la guerre civile et ne préconise que la guerre défensive, même si comme le souligne Nakam lorsqu’elle tente de rapprocher leurs deux positions, Montaigne fait preuve d’ironie, voire de sévérité à l’égard de certains comportements militaires, il n’a rien d’un paci� ste et il se montre donc sourd à une importante partie du message érasmien, dissiminé aussi bien dans les Adages ou ses Paraphrases

du Nouveau Testament que dans sa correspondance.61

De même, le Journal de Voyage nous montre un Montaigne déposant un ex-voto à Notre-Dame-de-Lorette – où il ne s’étonne pas même de voir « la maisonnette … où en Nazareth naquit Jesus-Christ » –, et obser-vant avec scrupule le rituel de la religion catholique et les manifestations extérieures de piété (signes de croix, chants d’église, prières).62 Sur ce plan, son attitude, mais aussi son discours dans les Essais, semble bien en retrait par rapport à ceux d’Erasme qui a dans ses Paraphrases ou ses Col-

loques critiqué la pratique des pélerinages ou du jeûne mais aussi le culte des reliques et qui, on le sait, avec son fameux « monachatus non est pietas » a remis en question la nécessité même du monachisme. Comme le remarque très justement Dréano, le luxe inouï de la Chartreuse de Pavie, qui avait indigné Erasme, ne suscite aucune surprise chez le scripteur du Journal de voyage quand il la visite. Il se montre par ailleurs plus que réservé face à la propension des Réformés à discuter entre eux des problèmes de la foi ou des textes sacrés, attitude qu’Erasme avait encouragée dans ses Colloques où l’on voit des gens du peuple discuter

60 Essais III 13, 1096b ; voir aussi sur les liens entre noblesse et guerre II 7, 384a et III 5, 851.

61 Voir l’anthologie toujours utile de Margolin J.-C., Guerre et paix dans la pensée d’Erasme (Paris : 1973).

62 Selon les remarques de Dréano M., La religion de Montaigne (2e éd. ; Paris : 1969) 196–199.

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de problèmes théologiques. Dans le chapitre « Des prières », Montaigne a souligné le danger de ce type de pratique : « Ce n’est pas raison qu’on permette qu’un garçon de boutique, parmy ces vains et frivoles pen-semens, s’en entretienne et s’en jouë » (I 56, 320a). Scaliger avait tout pareillement reproché à Erasme de prostituer la parole sacrée en en faisant l’objet de discussion chez des bouchers ou de poissonniers.

De manière plus générale, les deux hommes n’envisagent pas du tout la culture humaniste de la même façon ; aux yeux d’Erasme l’étude des Lettres ne constitue pas une � n en soi mais une propédeutique spiri-tuelle qui doit conduire ses contemporains vers plus de respect mutuel et plus de piété. Sa visée, sinon toute sa production imprimée bien entendu, est théologique et au centre de son oeuvre reluit la charité chrétienne et son amour du Christ. Le Christocentrisme érasmien, si bien résumé par le canon 4 de l’Enchiridion (« Place devant toi le Christ comme le but de toute la vie »)63 n’a bien entendu point de correspon-dant au sein des Essais, où, comme on sait, le Christ est sinon absent, du moins peu présent,64 et dont l’enjeu, comme le rappelait avec jus-tesse Telle, même s’il a eu trop tendance à creuser l’écart entre les deux œuvres et les deux hommes,65 est bien davantage anthropologique : à un réformateur des travers humains proposant la charité pour remède et le Christ pour guide, succède un témoin sceptique qui se contente de « mettre en roolle » les dérives et les déboires de l’ « humaine capacité » (I 21, 105c).

La personnalité même d’Erasme, son épiderme sensible, un certain contentement de soi aussi, n’avaient pas laissé d’indisposer ses contem-porains. On sait le tollé soulevé par exemple par la gravure de Holbein suscitée par la devise choisie par Erasme (« Concedo nulli ») et la repré-sentation de l’humaniste sous la forme d’une statue du dieu Terme ;66

63 Trad. A. Godin, dans Erasme, collection Bouquins (Paris : 1992) 561.64 Voir les analyses de Friedrich qui souligne cette absence du Christ dans les Essais ;

selon G. Pholien, Bulletin de la Société des Amis de Montaigne VIIe sér., 35–36 (1994) 130, à la différence d’Erasme, Montaigne n’est pas un humaniste chrétien. Voir cependant les analyses d’A. Legros qui tempèrent ce point de vue : Bibliothèque d’Humanisme et Renais-sance 58 (1996) 577–596 et le lemma « Jesus-Christ » dans Desan P. (éd.), Dictionnaire de Montaigne (Paris : 2003) 523–525.

65 « Essais chez Erasme » 345–348. Peut-on par exemple convenir avec Telle, qui contre toute réalité force ici les oppositions, qu’il n’y a « aucune équivoque chez Mon-taigne, alors que l’ambiguïté abonde chez Erasme » ?

66 La devise choisie par Erasme avait incité Holbein à le dessiner comme les Latins représentaient Terme : voir Allen no. 430 et l’Apologia de Termino [on avait reproché cette devise à Erasme, qui pouvait être un signe d’orgueil], Allen no. 2018, 430–432 ;

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on est donc en droit de se demander si quand Montaigne s’écrie « Je ne dresse pas icy une statue à planter au carrefour d’une ville, ou dans une Eglise, ou place publique » (II 18, 664a), il ne vise pas justement Erasme qui avait prétendu conquérir par la plume une renommée comparable à celle des grands hommes d’action. Péché irrémissible aux yeux de notre gentilhomme que de placer au même niveau ouvrages littéraires et hauts faits ; que d’égaler les verba et les res. En ce début du chapitre « Du dementir », Montaigne s’interdit de « servir de patron » et af� che son refus d’exemplarité ;67 non sans une certaine mauvaise foi d’ailleurs puisque son projet – « c’est moy que je peins » – aurait pu, en dépit de ses déclarations à la � n de « De l’exercitation » (II 6, 379c) ou au début de « De la presomption » (II 17, 631–632a), être facilement taxé de phi-lautie, le péché irrémissible par excellence selon Erasme, qui y voit après Platon, la source de tous les maux.68 Accusation d’autant plus fondée que l’auteur des Essais se défend avec des arguments (« jamais homme ne traicta subject qu’il entendit ne cogneust mieux que je fay celuy que j’ay entrepris, et qu’en celuy-là je suis le plus sçavant homme qui vive » ; III 2, 805b) qui ne sont pas loin de rappeler ceux que tenait Dame Folie au début de son auto-célébration : « […] c’est le comble de la folie et de la présomption de chanter ses propres louanges […] Mais qui saurait me représenter mieux que je ne le fais ? ou bien peut-être quelqu’un me connaît-il plus à fond que moi ? ».

Néanmoins, en dépit de toutes ces différences ou de ces oppositions, je crois qu’on peut af� rmer que sur le fond les points de convergence l’emportent sur les divergences. L’espace manque bien sûr pour dévelop-per chacun des sujets sur lesquels les deux auteurs s’accordent. Comme il s’agit de dresser ici un bilan, je me contenterai pour parler comme Montaigne de n’en entasser que les têtes, me permettant de renvoyer aux ouvrages ou aux études signalés dans la bibliographie � nale, et qui appuieront mon propos.

Tout d’abord, Montaigne a utilisé les éditions et les traductions pro-curées par Erasme philologue ; il a sans doute lu sa traduction latine du Toxaris de Lucien, il a utilisé son édition de la Cité de Dieu d’Augustin,

ainsi que les études de McKonica J. et de Sider R.D., dans Erasmus in English II (1971) 2–7 ; XIV (1985–1986) 7–10.

67 Ce qui, comme invitent à le penser toutes ses apologies, n’est pas toujours le cas d’Erasme.

68 Voir adage 292 « Philautoi » (Bâle : 1542) 130 ; n’oublions pas que sœur (ch. 9) puis compagne (ch. 42) de Folie dans la Môria, la philautia est aussi dénoncée dans l’Enchiridion militis Christiani, voir Erasme collection Bouquins 589–590.

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et surtout il a exploité une réimpression française de la grande édition de Sénèque donnée à Bâle par Erasme en 1529, qui contient des limi-naires très admiratifs pour l’auteur des Lettres à Lucilius. Tout comme le fera Montaigne (II 32 bien entendu, mais aussi II 10, 413), Erasme associe d’ailleurs très souvent Plutarque et Sénèque dans ses éloges : « Après Plutarque, j’accorderais volontiers la première place à Sénèque dont les écrits sont extraordinairement stimulants et qui vous poussent avec enthousiasme dans le sens d’une vie droite, élèvent l’esprit du lec-teur[…] », déclare-t-il par exemple dans l’Institutio principis christiani. Or, en dépit de ce goût commun pour Sénèque, les deux écrivains pren-nent leur distance avec le modèle stoïcien de triomphe sur les passions.69 C’est qu’un commun antidogmatisme les unit, une même mé� ance à l’égard des systèmes rigides qui enferment la pensée dans des carcans, et les hommes dans des rôles. Nos deux humanistes sont en effet tous deux revenus des grandeurs d’établissement ; ils savent bien la vanité de toute chose, et avant tout du jeu social : « La plupart de nos vacations sont farcesques » lancera Montaigne dans « De mesnager sa volonté » (III 10, 1011) en écho à la � n du chapitre 29 de l’Eloge de la Folie, où après avoir les uns après les autres soulevé les masques du jeu social, Môria assenait tranquillement : « c’est cela jouer la comédie de la vie ».

Du chapitre « De l’oisiveté » (I 8) au chapitre qui porte son nom au troisième livre (III 9), en passant par l’Apologie, on sait l’importance de cette méditation sur la vanité humaine aux yeux de Montaigne. Or cette « Sagesse de la vanité », pour reprendre une expression de Fried -rich,70 avait été exaltée, et avec quels énergie et talent, par Erasme dans la Môria, bien entendu, mais aussi dans ses Colloques. Pour nos deux humanistes il est urgent, nécessaire, impératif d’humilier l’homme ce « calamiteux animal » – l’expression se lit sous leurs deux plumes71 –, d’« abattre le cuyder » de ce « petit animal humain destiné à disparaî-tre comme une fumée »,72 de cet « Homo bulla » dont McKinley a fait l’image centrale du magni� que chapitre 9 du livre III.

Le sentiment de la vanité se double d’un commun goût pour l’ironie qui peut-être utilisée, c’est la thèse de Friedrich,73 comme un moyen

69 Voir entre autres Friedrich, Montaigne 184–185, ou J.-C. Margolin, « Stoïcisme », dans Erasme, collection Bouquins ccxxvi.

70 Friedrich, Montaigne 321–323.71 Eloge de la Folie § 34 ; Essais II 12, 489a.72 Querela pacis, trad. J.-C. Margolin, dans Erasme, collection Bouquins 952.73 Friedrich, Montaigne 27.

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de désamorcer la trop forte audace de leurs propos, mais qui touche, comme tend à le montrer Roger-Vasselin, à une attitude essentielle chez nos deux auteurs. N’oublions pas non plus qu’ils cultivent tous deux le paradoxe ; André Tournon a bien montré de ce point de vue la � liation érasmienne des Essais. En résulte aussi leur commune fascination pour Socrate, qui constitue pour nos deux auteurs une � gure majeure du renversement béné� que de la doxa et des fausses valeurs, et incarne pourrait-on dire, la nécessité d’une vision paradoxale des choses et du monde.74

Du point de vue philosophique, les critiques (Friedrich, Popkin, Mar-golin) s’accordent à considérer que si le scepticisme de Montaigne est bien plus radical et problématique que celui d’Erasme, il en dérive tou-tefois par sa volonté d’y trouver le fondement d’une attitude � déiste que les deux croyants se trouvent là aussi avoir partagée.75 Ajoutons à cela un commun intérêt pour l’épicurisme ; n’oublions pas que le dernier colloque composé en 1533 par Erasme est le paradoxal et provocateur Epicureus qui égale épicurisme bien compris et christianisme ; l’on sait que la nature de l’épicurisme revendiqué par les Essais fait encore débat chez les montaignistes. Qu’il nous soit permis toutefois de souligner ici l’importance capitale, cardinale, pour nos deux auteurs de la notion de Nature.76 Ce commun culte de la Nature, qu’elle soit ou non une hypos-tase de Dieu, ce « doux guide », auquel il faut sans cesse et sans crainte s’abandonner, suscite chez nos deux malades – ils souffrent tous deux de lithiase rénale – un pareil scepticisme devant la médicine et ses pouvoirs et une pareille mé� ance, voire dé� ance à l’égard des médecins, alors qu’ils envisagent tous deux les douleurs qu’engendre l’éjection de leurs pierres comme une praeparatio ad mortem.77

Ajoutons encore à ce trop long inventaire que les deux écrivains af� -chent une semblable attitude de soumission, sans cesse réaf� rmée, à la coutume,78 aussi absurde et arbitraire soit-elle ; qu’ils sont unis par

74 Voir « Sileni Alcibiadis » et Essais III 12.75 Sur le � déisme d’Erasme, voir Renaudet, Etudes érasmiennes (Paris : 1939) 125–7 ;

pour celui de Montaigne, voir Friedrich, Montaigne 117 sq.76 Voir Margolin J.-C., « Nature », dans Erasme, collection Bouquins clxxviii–clxxxi ;

voir Villey, Les sources II 217–218 ou Friedrich, Montaigne 176 sq. et 217 sq.77 Voir la lettre à Pirckheimer (Allen no. 1558), trad. dans Erasme, collection Bouquins

1110 et Montaigne, Essais III 13, 1090–1092 (avec sans aucun doute dans les deux cas une distance ironique).

78 Selon Chomarat (Grammaire II 907), c’est une manière de la saper de l’intérieur que de soumettre son corps à la coutume alors que l’esprit en souligne l’arbitraire ou l’absurdité : attitude commune à Socrate, Erasme et Montaigne, puis Pascal.

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une égale haine du mensonge, on l’a déjà dit, comme par le culte de l’amitié79 ou par la conviction de l’utilité des voyages ;80 qu’ils ont tous deux contribué à l’émergence de l’idée de tolérance car ils n’ont point caché leur scepticisme devant l’ef� cacité des exécutions en matière de foi, voire leur indignation devant les théologiens prompts à faire dresser des bûchers.81

Conclusion

Toutes ces idées, toutes ces convictions partagées, sont-ce des rencon-tres, des coïncidences dues à des sources identiques et des lectures com-munes, ou marquent-elles une communauté d’esprit, voulue, recherchée par Montaigne ? On l’a compris, et je suis loin d’être le premier à l’af-� rmer, à mes yeux Montaigne a bien été, puis s’est bien lui-même mis à l’école d’Erasme. Plus qu’un air de famille dû à l’air du temps ou à des orientations et des préoccupations communes, il y a bien, en dépit des disparités indéniables relevées plus haut, convergence, voire complicité entre les deux humanistes.

Mais dira-t-on, pourquoi ce silence obstiné de Montaigne sur cette dette, si elle est bien réelle, à l’égard d’Erasme ? Un silence – qui n’est après tout qu’un des fameux silences de Montaigne, comparable à celui sur sa mère, sa femme ou sur la Saint-Barthélemy – rompu ici de façon si tardive et si ambiguë. C’est par prudence, a-t-on presque toujours répondu, que Montaigne s’est tu. Depuis 1559, l’ensemble de l’œuvre d’Erasme a en effet été mis à l’index, et Montaigne ne souhaiterait pas, répond la majorité des critiques, indisposer les autorités religieuses en évoquant une � gure aussi controversée. Cet argument, disons-le tout net, n’a aucun début de validité ; comme l’a bien montré Smith dans son Montaigne and the Roman Censors, l’auteur des Essais ne cède jamais au manichéisme ambiant ; lui qui ne se gêne pas pour dire qu’un voleur

79 On sait les liens qui unissent le premier adage « Amicorum communia omnia », et le ch. « De l’amitié » (I 28). Mais cette aspiration à la fusion fraternelle ne va pas sans un certain pessimisme aussi sur la nature humaine : « il n’y point de beste au monde tant à craindre à l’homme que l’homme » (II 19, 671a) dira Montaigne en reprenant le « Dulce bellum inexpertis » : « […] at homini nulla fera perniciosior quam homo ». Erasme avait aussi noté avant Montaigne qu’à la différence des hommes les animaux de même race ne se font point la guerre.

80 Connivence relevée par Nakam, Les Essais, miroir 404.81 Voir Eloge de la Folie, § 64 in � ne et Montaigne, Essais III 11.

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peut avoir de belles jambes (III 10, 1013c), n’a jamais fait mystère de son admiration pour certains réformés, dont Buchanan, ou même Th. de Bèze, dont il a refusé d’effacer le nom de son œuvre alors que les censeurs romains l’y avaient incité ; s’il avait voulu saluer Erasme – demeuré, qui plus est, jusqu’à sa mort au sein de l’Eglise catholique et romaine –, il l’aurait assurément fait. La raison est donc à chercher ailleurs.

Mary McKinley avance que ce silence s’explique par l’application des règles mêmes de l’imitation imposées par Erasme, qui incitent à taire ses sources. Soit, mais on voit mal, alors que Montaigne ne fait pas mystère de ses activités compilatoires, et rend aux chapitres II 4, II 10 et II 32 des hommages appuyés à ses principaux informateurs ou fournisseurs de ré� exions, Sénèque ou Plutarque, pourquoi tout à coup il changerait d’attitude quand il s’agit de l’auteur des Adages ou du Ciceronianus.

A quoi tient donc cette évanescence de la � gure d’Erasme dans les Essais ? Sans doute, au fait qu’Erasme – les gravures et les tableaux82 de Dürer, Metsys ou Holbein l’attestent – a volontiers posé en Hercule de la typographie. Il s’est trop af� ché comme un homme du livre pour deve-nir un modèle avéré et revendiqué par notre bourgeois gentilhomme, qui tranche du soldat et rêve d’écrire à la César ; à bien y ré� échir, et je m’avance peut-être un peu, Erasme a même pu constituer pour Mon-taigne une sorte d’anti-modèle, de repoussoir. Il est possible en effet que l’auteur des Adages et des Apophtegmes ait incarné aux yeux de Montaigne ce qu’il aurait pu être, et qu’il clame bien haut refuser d’être : un « fai-seur de livres »,83 un « ravaudeur de sentences », destin auquel, dans un sursaut aristocratique empli de sprezzatura, il a eu la force de s’arracher : n’oublions pas que le seul af� eurement de la � gure d’Erasme dans les Essais, même si elle est mise à distance par l’auto-ironie se fait sous cette espèce, assurément repoussante pour Montaigne – d’où cette associa-tion étonnante à Tamerlan et aux démons.

Erasme constituerait en fait ce qu’est profondément Montaigne : un humaniste retiré dans sa chambre pour méditer Sénèque et Plutarque et qui réagit avec une distance le plus souvent ironique aux boulever-sements et aux déchirements de son temps, avec pour guide sa foi, en

82 Et pensons à la formulation même de Montaigne : « qui m’eut faict voir […] » ; sans doute Montaigne songe-t-il à l’une des gravures représentant Erasme. N’oublions pas qu’Erasme était mort alors que Montaigne avait un peu plus de trois ans.

83 « Si j’estoy faiseur de livres, je feroy un registre commenté des morts diverses » (I 20, 90c) ; « Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne » (II 37, 784a) ; voir aussi II 12, 1057–1058b–c.

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l’homme, et surtout en Dieu. N’oublions pas toutefois que la noblesse française se caractérise à ses yeux par la « haine des livres » (I 26, 175a) : en tant que gentilhomme de la chambre du roi, il refuse de se reconnaî-tre en la � gure de l’humaniste polygraphe,84 qui était en outre attachée pour lors dans toutes les consciences à la pédagogie et aux collèges, et qui partant connotait le pédantisme, que le chapitre 25 du livre I dénonçait comme le pire des travers.85 Il était impossible pour Montai-gne d’adhérer à pareille � gure, et il en chassera toutes les traces jusqu’à ce moment tardif où sous le masque de la bouffonnerie, il se résout en� n à faire voir « le bout de ses doigts ».

Pour boucler la boucle, pour revenir à cette seule mention d’Erasme sous la plume de Montaigne évoquée en commençant, on relèvera, comme un symbole de la place pour le moins � ottante et incertaine d’Erasme chez Montaigne, que le nom même de l’humaniste hollandais a fait dans la marge inférieure droite du feuillet 353 recto de l’Exem-plaire de Bordeaux l’objet d’un déplacement [ Fig. 1; v. 6e ligne en par-tant du bas] : au moment même où il a été pour la première fois intro-duit dans le tissus des Essais, le nom d’Erasme a été immédiatement rayé, son initiale maquillée en l minuscule … Comment ne pas être sen-sible ici à la symbolique de ce geste, sans doute instinctif (l’auteur a un repentir de plume immédiat : EB a bien ici le statut de brouillon, et non de copie préparée pour l’imprimeur, comme le montre aussi la façon dont la plume écorche le mot apophtegmes […]), mais qui en dit long sur le désir de nier jusqu’à l’évidence.

84 Voir une autre lecture, « subversive », de ce passage chez Rigolot F., « La loi de l’essai et la Loi du Père : Socrate, Erasme, Luther et Montaigne », dans Blum C. – Moureau F. (éds.), Etudes Montaignistes en hommage à P. Michel (Paris : 1984) 227.

85 Voir aussi les analyses de P. Porteau qui souligne en conclusion de son ouvrage (Montaigne et la vie pédagogique de son temps (Paris : 1935) 310–5) le désintérêt de la robe courte pour l’enseignement des collèges. Il montre bien que la sévérité ou l’indifférence à l’égard de l’enseignement dispensé pour lors dans les collèges à destination des futurs robins provient des milieux de robe courte.

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Fig. 1. Exemplaire de Bordeaux, fol. 353r. EB var. : Qui me l’eut faict voir autresfois, il eut este malaisé, que ie n’eusse pris pour adages et apohthegmes

[sic] ce qu’Erasme eut dict a son valet & a son hostesse.

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