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Anne Lasserre-Gasquez la magie du papier décoré Marbreur, décoratrice de papiers, Anne Lasserre-Gasquez exerce un métier traditionnel qu’elle applique à la fois à la restauration et à la création contemporaine. Ses feuilles sont l’aboutissement de techniques éprouvées qu’elle conjugue et décline avec une grande liberté. Résultat du jeu des attirances des pigments, de la magie de l’irisation, ses couleurs tour à tour s’enroulent, se lovent, se dispersent ou s’éloignent, créant des combinaisons aux motifs chamarrés. Elle sait écouter la matière et la maîtriser, conduire le processus tout en laissant les colorations cheminer pour se réserver une part d’inconnu. par Marie Akar 58 N 260 - ART & MÉTIERS DU LIVRE Ci-dessus : préparation des couleurs. Ci-contre et page de droite, de gauche à droite :

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Anne La s serre - Ga sq u ezla magie du papier décoré

Marbreur, décoratrice de papiers, Anne Lasserre-Gasquez exerce un métier traditionnel qu’elle applique à la fois à la restauration et à la création contemporaine. Ses feuilles sont l’aboutissement de techniques éprouvées

qu’elle conjugue et décline avec une grande liberté. Résultat du jeu des attirances des pigments,de la magie de l’irisation, ses couleurs tour à tour s’enroulent, se lovent, se dispersent ou s’éloignent,

créant des combinaisons aux motifs chamarrés. Elle sait écouter la matière et la maîtriser,conduire le processus tout en laissant les colorations cheminer pour se réserver une part d’inconnu.

par Marie Akar

58 N� 260 - ART & MÉTIERS DU LIVRE

Ci-dessus : préparation des couleurs.Ci-contre et page de droite, de gauche à droite :

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D o rdogne, côte d’Azur, régionparisienne, Anne Lasserre-Gasquez n’apas hésité pas à se déplacer pourapprendre son métier. C’est un stage dereliure au Cap d’Agde en 1985 qui luidonne envie de poursuivre dans cettevoie. Elle déménage en régionparisienne et rencontre Florence Jumellequi, à l’atelier Le Bois de la Garenne àVoisins-le-Bretonneux, lui dispense uneformation rigoureuse : « J’ai appris l’artet la manière de faire les choses. Nouspouvions mettre en œuvre le projet denotre choix, et la façon d’y parvenir étaittrès professionnelle. » Avoir débuté parla reliure est sans aucun doute un atout,car Anne Lasserre-Gasquez a ainsiappris l’histoire de ses techniques, outrecelle des papiers, lui permettant derester dans l’esprit d’un ouvrage et deréaliser un ensemble – reliure, décor,papier – homogène et cohérent. Puis, elle part s’installer dans la régionde Nîmes, où elle a l’occasion de parti-ciper à un stage de marbru re avecFrançoise Comacle. Le contact avec lepapier, le jeu des encres, le travail sur lescouleurs l’enthousiasment. FrançoiseComacle se souvient très bien de soné l è v e : « J’avais envie de transmettremon savoir à quelqu’un qui voulaitp ro g re s s e r. Anne sortait vraiment dur a n g . » Sur les conseils de sonprofesseur, elle décide de se consacrer aumétier de marbreur. Françoise Comaclelui propose de continuer au-delà dus t a g e : elle travaillera chez elle, luienverra ses rouleaux de papier marbré.Elle les corrigera, les lui renverra, et ainside suite. Cette « formation par corres-

p o n d a n c e » durera plus d’un an,ponctuée par « la grande corre c t i o nd ’ é t é » : « J’arrivais avec mes valises,c’était la soutenance ! Françoise faisait ànouveau ses observations, m’indiquaitce qui n’allait pas. Un jour, elle m’a dit :« Quand tu seras installée, tu pourrasaller chez tel et tel relieur avec ce genrede feuille. « Je lui dois beaucoup. »

Le temps de la préparationLe principe de la marbrure est celui del’empreinte par transfert d’une feuille depapier appliquée sur une préparation –le bain – une cuve remplie d’eau et degommes différentes, selon le dessin quel’on souhaite obtenir, sur laquelleflottent les couleurs. Celles-ci peuventêtre à l’huile ou à l’eau, en pâte crémeuseou en poudre. Anne Lasserre-Gasquezpréfère travailler avec les peintures àl’eau, plus complexes à utiliser, certes,mais qui donnent un dessin plus fin etun meilleur rendu des couleurs.Le corps gras flotte et adhère à la feuille.

Suivant la qualité du papier, il est néces-saire de l’aluner pour le mordancer : onapplique à l’éponge une couche d’alunqui provoque une réaction chimique aucontact de la couleur ; l’alun permet àcelle-ci d’adhérer au papier. Lorsqu’onutilise des peintures à l’eau, il est néces-saire d’ajouter un corps gras, le fiel debœuf, qui sert d’agent de flottaison.A u t refois naturel, il est aujourd ’ h u i

synthétique et off re des pro p r i é t é sc o n s t a n t e s ; il évite, de plus, desmélanges malodorants.Pour Anne Lasserre-Gasquez, la prépa-ration des couleurs est essentielle :« Lorsqu’elles sont prêtes à flotter, ilreste à les poser sur le bain, sur lequel onfait directement le dessin. Si on veutobtenir un motif « caillou », on projetteles couleurs les unes après les autres,elles se repoussent et forment le motifsans aucune intervention du marbreur. Ilsuffit de poser la feuille et lorsqu’on laretire, le décor est transféré. La phase laplus longue est celle de la préparation. »

Un savant dosageLes réactions de l’eau et des pigments sontcelles de l’attirance et de la répulsion entreun corps gras et l’eau, et entre les couleurselles-mêmes. La qualité et la tenue dupapier utilisé modifient le résultat. « Il estimportant de compre n d re commentfonctionnent les couleurs primaires, carelles n’ont pas la même force. Il y a un

o rd re dans lesquelles les mettre parrapport à ce que l’on veut obtenir. Lejaune est très fort. Si on le pose en pre m i e r,si on en met trop, il empêche les autre scouleurs de flotter. Ajouté à la fin, il lesrepousse et devient prédominant, elles nesont plus qu’un simple veinage. Le bac estune vraie cour de récréation, c’est« pousse-toi de là que je m’y mette « et ledernier qui a parlé a raison ! »

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Anne Lasserre-Gasquez

d’aléatoire subsiste dans la manière dontréagit la gomme, c’est-à-dire le bain deflottaison, par rapport aux couleurs.Celui-ci est plus ou moins liquide enfonction de ce que l’on souhaite obtenir :« Avec l’habitude, on sait à peu près lesquantités à mettre, mais, bien souvent,après les pre m i è res feuilles, on doite n c o re faire des ajustements selon lemotif à réaliser. »

À chaque feuille, il faut re m e t t re de lacouleur suivant un savant dosage. « S ije veux une dominante vive, je metsbeaucoup de couleur, car moins elle ade place, moins elle s’irise.Inversement, elle perd de l’intensité,lorsqu’elle a plus de place. Lespigments s’éloignent les uns des autre s ,donc la teinte est moins vive. »Anne Lasserre-Gasquez utilise lescouleurs primaires sous forme crémeuse.Le rouge est, pour elle, particulièrementdélicat à employer : « Est-ce le pigment,sa nature, la façon dont je le prépare, jel’ignore, mais, je sais que le rouge estd i fficile à équilibre r. » Les pre m i è re sfeuilles que l’on pose sur le bainréservent parfois des surprises. Une part

De haut en bas, et de gauche à droite :

Étirement de la couleur avant pour réaliser un motif chevron Matériel du marbreur : cuve et peignes.Pose de la feuilleSortie de la feuille.Séchage des papiers.

Anne Lasserre-Gasquez en démonstration. C i - d e s s u s : p rojection de couleur sur le bain àl’aide d’un petit balai en paille de riz.

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Elle peut garder le bain une quinzaine dejours, un peu moins si elle en fait unusage intensif, car il se sature decouleurs en vieillissant et noircit : « Ils’agit d’une moyenne. Il n’y a pasvraiment de règles. Tous les matins, jedois me réapproprier les couleurs, lepapier, la gomme. J’essaie de l’orienterpour parvenir à ce que je veux, mais ilfaut aussi laisser de l’espace à la matière,elle a son mot à dire. Il est important desavoir écouter, regarder, rester réceptif àce qui nous entoure. Avant decommencer, j’ai plusieurs pistes et je vaischoisir celle qui me semble être le plusen accord avec les éléments. »

Différentes techniques de papiers décorés

Rappelons que la marbrure consiste enun transfert. Lorsqu’on retire la feuilleaprès l’avoir appliquée sur le bain, lemotif est inversé, comme en gravure :« Nous travaillons comme sur un miroir,à l’envers. Une des difficultés de lamarbrure, c’est aussi d’obtenir le même

résultat d’une feuille à l’autre, à partirdes mêmes ingrédients. Même enpréparant couleurs et gomme de lamême façon, beaucoup d’éléments nouséchappent, qui changent l’effet produit :t e m p é r a t u re, hygrométrie, qualité del’eau, vieillissement du bain. » Lescouleurs, vibrantes, sont comme dessables mouvants en constante évolution.Toutes les autres techniques, dont lemonotype, nécessitent une interventiondirecte sur la feuille. Pour faire du papier

à la colle, on ajoute aux pigments(poudre, acrylique, etc.) une colle quisert de liant et on effectue son dessin surla feuille elle-même. « Si on la fait sécherà plat, on obtient un papier à la colleclassique. Suivant l’épaisseur que l’ondonne à sa colle, le résultat varie. Si elleest très fluide, on peut exécuter desdécors dits « coulés romantiques ». Unmotif peut aussi être élaboré avec lesongles, les doigts, une cuillère, unefourchette, un balai-brosse, en fonctionde ce que l’on souhaite. On détourneustensiles et objets, il n’y a pas d’outilprédestiné. »Anne Lasserre-Gasquez préfèretravailler avec des peintures à l’eau(acrylique, gouache) excepté lorsqu’elleréalise des monotypes ; dans ce cas, elleemploie de la peinture grasse, c’est-à-dire aux essences : « Les effets sont diffé-rents, les couleurs sont généralementplus toniques avec de la peinture àl’huile. » C’est à l’occasion d’un stageavec Catherine Reboul-Berlioz auVésinet qu’elle a appris la technique dumonotype qui permet de créer des

décors originaux utilisés pour des livresmodernes. Des papiers industrielscouchés – plus ou moins satinés –accueillent encres grasses ou peintures àl’huile aux effets de brillance variés.C o n t r a i rement à la marbru re, il y amoins d’éléments non maîtrisés : « Onobtient le même résultat d’une feuille àl ’ a u t re en préparant ses couleurs dem a n i è re identique. En revanche, lesposer de la même façon, c’est une autredifficulté ! » Tous les outils et inventions

sont bienvenus : pinceaux, ro u l e a u x ,gravés ou non, placer sa feuille sur unevitre pour la maintenir bien à plat, surdes reliefs pour avoir des motifs supplé-m e n t a i res par empreinte, etc. Cettetechnique est propice à la création, c’estune intervention gestuelle directementsur le papier, comme l’artiste le fait sursa toile. Contrairement aux motifs traditionnels(coquille, escargot, peigné, œil de chat,volute, chevron, etc.), il n’existe pas determinologie pour caractériser lesdessins des monotypes : « Je travaille encarrés, en bandes horizontales, verti-cales, dans la diagonale ou la perpendi-culaire, mais cette nomenclature m’esttoute personnelle ! »Il faut distinguer les papiers fait à lamain des papiers industriels. A n n eLasserre-Gasquez utilise ces derniers leplus souvent et réserve les papiers duMoulin du Verger, plus coûteux, auxéditions rares. La nature du papier, satenue, sa souplesse, son grammage, sateinte (très blanche ou tirant sur le jaune)jouent naturellement sur les colorationsdu décor.Parmi les papiers industriels, sa préfé-rence va principalement vers l’Ingre sMBM, créé en 1869 en collaboration avecle peintre Dominique Ingres, le vergérestauration Antalis et le Johannot.

Restauration et créationLa spécificité d’Anne Lasserre - G a s q u e zest de réaliser à la fois des papiers décorésdestinés à la restauration et des papierspour la re l i u re d’ouvrages contempo-rains. Récemment, elle a travaillé avecNadine Dumain, restauratrice au Moulindu Ve rg e r, à Puymoyen. Celle-ci lui ap roposé d’utiliser diff é rents papiersfabriqués par la papeterie du Moulinpour composer certains motifs tradi-tionnels. « L’une des difficultés lorsqu’ond é c o re des papiers pour la re s t a u r a t i o nest de re t rouver la couleur d’origine. Lesnuances sont très importantes. Or, je nevais préparer qu’un bleu, qu’un ro u g e ,qu’un jaune. Et pourtant, ce bleu doitf a i re penser à tous les bleus qui ont existéà cette période-là. Même chose pour lerouge et le jaune. » En fonction desdemandes de restauration, NadineDumain commande des feuilles à JacquesBréjoux, maître papetier au Moulin duVe rg e r, suivant les modèles d’origine, et

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Anne Lasserre-Gasquez

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nouvelles ou redécouvertes dans uneatmosphère ludique pour, d’année enannée, fabriquer du papier végétal, de lamarqueterie de paille, etc.L’expérimentation vient parfois sonnerle glas de l’idée, mais tenter, chercher, semesurer à la matière sont de puissantsmoteurs qui entraînent Anne Lasserre-Gasquez sur les chemins de l’innovation.Ce processus est révélateur d’une façonde travailler avec plaisir et d’un étatd’esprit épris de liberté.Si les professionnels du papier décorésont peu nombreux en France, les clientsne sont pas non plus légion. « C’est grâceà un réseau de connaissances, principa-lement de relieurs, que je vends mesfeuilles. Mais la demande en papierartisanal reste réduite. Mieux vaut faireun autre métier si on cherche à très biengagner sa vie ! Aux gens qui medemandent si je vis de mon travail, jeréponds que je ne peux pas vivre sans. »Anne Lasserre-Gasquez vient à Parisplusieurs fois dans l’année pour parti-ciper à des salons, mais surtoutrencontrer des relieurs et montrer sesréalisations. Elle reste très réceptive àleurs commentaires : « Dans mon atelier,je suis seule. Lorsque je rends visite auxrelieurs, j’apprécie l’échange que suscitemon travail et la manière dont il est

perçu. Leur avis me permet de sentirl’air du temps, les besoins, et aussi, cequi est réussi, ce qui l’est moins, donc deprogresser. »Ses papiers, suivant leur qualité,peuvent être utilisés en garde, couvrure,chemise ou étui. « Le vergé restaurationest plus difficile à poser à l’extérieur,mais, lorsqu’on y parvient, il a une excel-lente tenue. Bien sûr, pour un livre degrande consultation, on ne mettra pas unpapier à l’extérieur, mais une toile. »La reproduction d’ancien fait appel à descompétences très différentes de cellesn é c e s s a i res à la création de papierdécoré. Dans le premier cas, on se situedans la passionnante démarche durestaurateur qui se place à une périodedonnée de l’histoire et essaie deretrouver les techniques, les matériauxpropres au livre ancien, afin d’y resterfidèle. Il est sous le parrainage d’unsavoir-faire éprouvé et travaille à partird’un modèle. Tandis que dans la créationde monotypes, « on se situe dans unedémarche artistique, laissant libre coursà ses idées les plus créatives ». Anne Lasserre-Gasquez déborde deprojets et d’envies. Elle créé des papiersmarbrés modernes en s’inspirant desmotifs anciens. Tout réside dans lamanière dont elle va ensuite poser la

feuille sur le bain et dans le choix descouleurs. Elle fera bientôt de la marbruresur tranche pour un relieur qui lui apassé commande. Elle souhaite aussip o u r s u i v re ses re c h e rches sur tissus,notamment la toile de lin, de coton,même la toile de peintre : « En fonctiondes tissus, j’ai envie de voir commentréagissent les couleurs. Je mène desre c h e rches, avec le relieur MartineMelin, pour mettre au point une gommeet des teintes qui pourraient tenir sur destoiles fabriquées à d’autres fins que lac o u v ru re. Sans oublier mes trios : jeréalise le même motif sur un morceau desoie et deux feuilles de papier, ce quipermet de faire des gardes en soie et enpapier avec un dessin semblable. »Toutefois, l’essentiel de son activité seconcentre sur le travail du papier : « Ladécoration des papiers offre des possibi-lités quasi infinies ; c’est technique et, àla fois, dans chaque feuille, c’est un peude moi-même que je laisse. »

Anne Lasserre-Gasquez3, La Grand’Terre, 30128 GaronsTél : 04 66 70 01 94 - Mobile : 06 61 73 03 00 Mail : [email protected]

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les envoie à Anne Lasserre-Gasquez afinqu’elle effectue un décor coquille, typiquedes papiers marbrés du XVIIIe siècle. Il existe une progression de la difficultédans la réalisation des motifs : « Certainssont plus complexes que d’autres. Mieuxvaut commencer par les cailloutéssimples composés par projection avecdes couleurs non travaillées. »Dans le cadre de la restauration, il s’agitde re p ro d u i re un décor existant. Parexemple, le « coulé ro m a n t i q u e ». À laRévolution, la plupart des relieurs du ro iet les marbreurs n’étaient plus en mesured ’ e x e rcer leur métier. Restaient lesouvriers, qui, n’ayant pas toutes lesconnaissances des maîtres de leur corpo-ration, ont mis au point un décor appelé« coulé ro m a n t i q u e », avec les techniquesde la peinture à la colle. N’oublions pasqu’à l’époque, les livres étaient reliés à lademande, on achetait un ouvrage toutjuste cousu, en attente d’une re l i u re, etc’est son pro p r i é t a i re qui le faisait relier àson goût et, le cas échéant, à ses armes. En fonction des besoins, les demandesv a r i e n t : « Lors de la célébration du cente-naire de la mort de Jules Verne, denombreux livres de l’écrivain ont étérestaurés. Le papier de garde vert uni a dûê t re remplacé. Face à la pénurie de cep a p i e r, il a été nécessaire d’en décorer à

l’identique. Trois conditions à réunir :nature du papier, couleur et toucherdevaient s’intégrer à l’existant. » Il n’y apas de prouesse décorative, puisque lepapier est uni, mais la gageure est deparvenir à l’antithèse de la marbru re : ils’agit d’éliminer toute trace sur la feuille. Ilfaut travailler la couleur, savoir commentl ’ a p p l i q u e r, quel liant utiliser, afin que lapréparation ne sèche pas trop vite et qu’onne voit pas le passage du pinceau. « S u rcertaines feuilles, il y a trois passages pourque les traces soient invisibles. On essaie àl’éponge, au pinceau mou, on essaie diff é-rents liants, des papiers qui vont boire plusou moins vite, mais on ne peut pre n d re niun vergé (car à l’origine, ce n’était pas unv e rgé), ni un glacé. Il y a donc un cahierdes charges à re s p e c t e r, la restauration estune sorte de défi à relever. » AnneL a s s e r re-Gasquez a relevé ce défi de façonmagistrale en éditant une collection depapiers de restauration dans tous lescoloris d’époque.

Trouver son styleConcernant les décors modernes, lacréativité est beaucoup plus féconde etles contraintes sont celles que se donnentdécorateurs de papiers et relieurs. Ainsi,la conception de La Bête Mahousse d e

Jacques Perret s’est-elle faite à deux. Unvéritable partenariat s’est instauré entreSylvie Renaud, de l’atelier Anaïse Nolan,et Anne Lasserre-Gasquez, des discus-sions fructueuses pour déterminerl’esprit du livre qui allait orienter décoret reliure, chacune conservant la maîtrisede sa discipline. La pre m i è re s’estchargée du corps d’ouvrage et de lacouvrure, la seconde a cherché un papierqui se rapproche au mieux de celui dulivre, un peu bouffant, et une techniquede décor qui soit dans la continuité dusujet et des gravures, une adaptation àl’histoire, à la typographie et à la mise enpage. « L’idée de réaliser un papier à lacolle pour les gardes s’est vite imposéeet, pour le décor, des découpages depapier afin de rendre la sensation demarécage présente dans le livre. Ce quiest resté de ma lecture et de la visuali-sation des illustrations – l’esprit du livre– m’a permis de trouver l’inspirationpour créer mon décor, à partir de l’his-toire de ce dragon caché dans les marais.En travaillant la couleur en un camaïeuvert-jaune, j’ai voulu donnerl’impression d’herbes folles. J’ai utilisé lepinceau, employant principalement duvert et du noir ; pour rendre le reflet dela lune, j’ai ajouté une pointe de jaune,puis un peu de rouge aussi pour donnerl’idée du regard inquiétant de la bêtetapie dans la nuit. »Le style du décorateur de papierss’impose entre illustration, inspirationpersonnelle et maîtrise technique. A i n s ique le souligne Françoise Comacle, « o npeut inculquer quelques notions à sesélèves, mais c’est par la suite que chacunt rouve son style, aisément re c o n n a i s s a b l e .Comme des artistes, nous avons notrepalette et nos motifs. Tout se joue dans lac o u l e u r. Anne a atteint un niveau detechnicité qui lui permet de réaliser despapiers de grande qualité dont la finessedes motifs est extraord i n a i re».

Partager ses connaissancesComme un creuset dans lequel se mêlentdiverses substances d’où sortira peut-ê t re une matière précieuse, un lieuf é d é r a t e u r, sorte d’université d’été,accueille des amis d’Anne Lasserre -Gasquez, tous artisans dans diversesdisciplines. Le projet est de se réunirautour d’un thème et chacun apporte sespropositions, ses trouvailles, les connais-sances des uns pouvant servir auxa u t res, dans un heureux partage.Expériences diverses sont au re n d e z -vous, mise en œuvre de techniques

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Anne Lasserre-Gasquez