analyse ecoque de droit +++iiiii

Upload: nathan-fowler

Post on 10-Oct-2015

16 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • LANALYSE CONOMIQUE DU DROIT EST-ELLE UNE THORIE SCIENTIFIQUE DU DROIT1 ?

    Par

    Marc Deschamps

    Universit de Nice Sophia-Antipolis GREDEG CNRS

    Frdric Marty Universit de Nice Sophia-Antipolis CNRS GREDEG

    OFCE Institut dtudes Politiques de Paris

    Larticle de R. Coase sur le problme du cot social [1960] marque, non pas lapparition de la Law and Economics, mais plutt une seconde naissance. En effet, la dnomination mme de Law and Economics provient du vieil institutionnalisme amricain et plus particulirement de J. Commons [1925], qui avait ainsi intitul un article publi dans le Yale Law Journal. J. Commons et la premire conomie du droit se proccupaient notamment des relations professionnelles et de la rglementation des industries de rseaux. Il sagissait, dans chaque cas, danalyser la dynamique des institutions et des rgles de droit ainsi que de promouvoir un fonctionnement raisonnable de lconomie de march [Bazzoli, 1999].

    Or, proposer un encadrement des tarifs pratiqus par des entreprises dtentrices

    dinfrastructures de rseaux revenait prner certaines entorses au laisser-faire et au respect absolu des droits de proprit. Une telle position allait lencontre de lapproche de la Cour Suprme dont le principe du due process of law, adopt en 1868, la conduisait rejeter toute limitation lexercice des droits de proprit ou la libert de contracter. Ainsi, les travaux des conomistes de la premire conomie du droit doivent tre remis en perspective avec la critique raliste qui sopposait alors lapproche trs formaliste de la Common Law qui demeurait prdominante la charnire des XIXe et XXe sicles [Kirat, 1999].

    En matire de rglementation des industries de rseaux, la logique raliste conduisait accepter certaines limitations aux droits de proprit si celles-ci savraient souhaitables au point de vue de lintrt public. Par exemple, dans larrt Minnesota Rate de 1890, la Cour Suprme accepta, pour la premire fois, une rgulation publique pour garantir la raisonnabilit des tarifs ds lors que lactivit revtait des dimensions dintrt public. Dans un mme esprit, il est possible de considrer que Terminal Railroad2, lequel marqua en 1912, lapparition (encore aujourdhui controverse) de la thorie des facilits essentielles3, atteste dune nouvelle entorse au strict respect des droits de proprit. Dans 1 Nous remercions particulirement J-Y. Chrot pour ses conseils dans le cadre de la rdaction de cet article ainsi que C. Savard-Chambard et P. Bernhard ainsi que P. Reis, S. Bal, L. Boy, E. Elabd et J. Pillot (CNRS GREDEG Universit de Nice Sophia-Antipolis) pour leur aide et leurs commentaires sur une premire version de ce texte. Nous restons toutefois seuls responsables des omissions, imprcisions et erreurs qui pourraient subsister. 2 United States v. Terminal Railroad Assn. of St. Louis, 224 U.S. 383. 3 Voir dans ce mme volume Deschamps et Marty [2008].

  • la mesure o linfrastructure est considre comme indispensable lexercice de lactivit de concurrents, le propritaire perd non seulement le droit de leur refuser laccs mais aussi de dfinir lui-mme son prix, dans la mesure o sa dtermination appartiendra aux tribunaux.

    Cette approche sinscrit en rupture vis--vis de lapproche formaliste. Elle

    apparat cependant comme tant particulirement cohrente avec le rle attribu au droit par le juge O. Holmes. Les ralistes et les institutionnalistes amricains partageaient en effet la mme philosophie pragmatiste. Les rgles dans les deux cas ne pouvaient provenir dune thorie gnrale incarnant lintrt gnral mais plus modestement dun compromis, acceptable mais toujours provisoire, entre les diffrents intrts sociaux. Une telle approche conduisait renoncer tout projet normatif et particulirement lambition de fonder une thorie du droit que celle-ci soit de nature juridique ou de fondement conomique. Nous retrouvons ici lopinion dissidente du juge O. Holmes4 dans larrt de la Cour Suprme Lochner [Fisher et Horwitz, 1993]. Cependant, il convient galement de noter que cette dmarche est lorigine des critiques qui ont t formules tant lencontre des ralistes que des anciens institutionnalistes, savoir lincapacit produire un cadre thorique de nature normative et de se limiter lanalyse rtrospective de cas contingents5.

    ses origines, la seconde Law and Economics, telle quelle renaquit Chicago,

    ne scartait pas de ce cadre. En effet, R. Posner sest toujours rclam de la tradition pragmatiste. Ce dernier situe ses travaux dans une perspective rsolument positive. Cependant, il apparat que lanalyse conomique du droit sest progressivement engage dans une voie nettement plus normative. Celle-ci se propose notamment de fournir au lgislateur ou au juge des prescriptions quant ce que devrait tre une rgle ou une dcision efficiente. En ce sens, les rapports de la Banque Mondiale Doing Business, fonds sur la new comparative economics, sont emblmatiques de cette approche. Au-del mme de cette logique, un troisime volet de lapproche de lanalyse conomique du droit vise revivifier la doctrine [Mackaay et Rousseau, 2008], voire de renouveler la thorie du droit. Ainsi, dans une certaine mesure, lanalyse conomique du droit se propose de (re)fonder une thorie du droit en dgageant notamment les lments constitutifs de sa rationalit interne. Dans le cadre de la thse descriptive de lanalyse conomique du droit, pour reprendre les termes de Kornhauser [1985], certains concepts conomiques seraient en mesure de rendre compte de la raison des rgles de droit, de leur cohrence et de leur fondement [Chrot, 2008]. En dautres termes, il sagirait dune substitution dune dogmatique de nature conomique une dogmatique juridique, contre laquelle stait pourtant constitue le Legal Realism et sa suite lanalyse conomique du droit elle-mme.

    4 Lochner v. New York 198 US 45 (1905). Il sagissait, en loccurrence, dune dcision de la majorit des juges de la Cour Suprme dannuler pour cause dinconstitutionnalit, une loi de ltat de New York rglementant la dure du travail dans le secteur des boulangeries. Se reporter notamment J.-Y. Chrot [2008] dans ce mme volume. 5 Herget [2007] relve notamment que les critiques de cette approche charged that [] the results of their empirical orks were useless [and were] not hepful to those lawyers and judges who had to operate within the system.

  • Ce projet de faire de lconomie du droit une base de la doctrine scarte de lapproche dont se rclame R. Posner [1993c]. Elle sinscrit dans une totale opposition avec lavis du juge O. Holmes dans laffaire Lochner. Face une telle position, deux questions peuvent tre poses. La premire tient la capacit mme de lanalyse conomique du droit produire une thorie scientifique du droit6. En dautres termes, lanalyse conomique est-elle apte au point de vue scientifique fournir des rgles de dcisions optimales en tout lieu et en tout temps et non contingente des circonstances particulires ? La seconde question tient en fait la souhaitabilit mme dun tel projet au point de vue collectif. Si ltablissement dune rgle est possible, est-il pour autant souhaitable quelle prvale sur le choix7 et quelle simpose au juge ? En dautres termes, le rle du juge en matire dinterprtation de la loi ne constitue-t-il pas une garantie dune bonne administration de la justice et dune constante adaptation aux circonstances, aux besoins et aux aspirations de la Socit ?

    De faon drive, il est possible de sinterroger sur lambition, peut-tre dmesure des conomistes, de refonder une thorie du droit aux travers de leurs seuls instruments analytiques et sur un ventuel accueil intresse de celle-ci par les juristes, soit sensibles la force de persuasion de la mthode modlisatrice de lconomie, soit la recherche darguments dautorit dans le cadre de leurs controverses en matire dinterprtation des textes [Jamin, 2005]. Dans cette perspective, nous nous attacherons, dans une premire partie, retracer lvolution de lanalyse conomique du droit, de la perspective positive de R. Posner la recherche de prescriptions normatives voire de fondements conomiques une nouvelle thorie du droit. Dans le cadre de notre seconde partie, nous nous interrogerons successivement sur la capacit de lanalyse conomique du droit prendre en charge cette mission et sur sa lgitimit mme face un tel projet. I. Lanalyse conomique du droit : dune approche pragmatiste au projet de refondation de la thorie du droit

    Il est possible de considrer que lanalyse conomique du droit (AED) envisage lconomie comme la science du comportement humain [Mackaay et Rousseau, 2008]. Dans ce cadre, les marchs sont les lieux dobservation privilgis pour tudier lensemble des comportements humains rglements. En outre, dans cette vision maximaliste, lAED offrirait un cadre unifi permettant de savoir ce qui doit tre fait, de ne plus y mler quelque idologie que ce soit, et de nutiliser explicitement ou implicitement aucun systme de valeur. La prise en compte des conclusions de cette science du comportement humain permettrait ainsi, enfin, davoir un systme juridique efficient. Une telle conception soulve, bien entendu, des critiques qui sont la hauteur de ses prtentions. Toutefois, lconomie du droit rvle une tonnante diversit de croyances philosophiques et de choix mthodologiques8. Sattacher lambition de lAED de fonder une thorie du droit suppose de revenir sur le programme de recherche originel de R. Posner afin dapprcier les volutions par rapport ce dernier.

    6 Le terme scientifique tant ici entendu au sens dobjectif et daxiologiquement neutre. 7 Voir Fitoussi J.-P. [2002]. 8 Voir notamment sur ce point Th. Kirat et F. Marty [2007].

  • A. Lanalyse conomique du droit au travers du programme posnrien

    Richard Posner, juge la Cour dAppel du septime circuit, est considr comme lun des principaux fondateurs de lAED9, tant du fait de sa production scientifique ou judiciaire (en 2005 il avait dj publi 38 ouvrages, plus de 300 articles et commentaires, et rendu prs de 2200 dcisions judiciaires10) que par la qualit de ses travaux qui en font le reprsentant le plus illustre de ce champ danalyse.

    Compte tenu de ltendue de son oeuvre, de la complexit de sa pense et de lvolution de ses rflexions11, nous avons choisi de privilgier une prsentation qui en expose les choix pistmologiques et mthodologiques initiaux, ainsi que larchitecture principale. Dans ce but, nous prsenterons tout dabord ladhsion de R. Posner au pragmatisme, puis nous nous intresserons la faon dont il conoit et justifie sa conception de la rgle de droit comme tant essentiellement un prix12, cest--dire un stimulus jouant sur la dcision dagents rationnels et maximisateurs.

    Lanalyse conomique du droit de R. Posner, laquelle est fortement influence par

    les travaux de G. Becker13, sinscrit dans le courant philosophique du pragmatisme14 comme le soutient dailleurs lauteur lui-mme qualifiant son propre travail de manifeste pragmatique [1990, p. 454] ; et ce, mme sil faut sans doute nuancer cette filiation comme le soulignent S. Harnay et A. Marciano [2003, pp. 11- 12] pour qui : [] les rfrences multiples au pragmatisme et la rptition inlassable par R. Posner de ses arguments ne relvent pas dune volont de construire un systme. Au contraire, R. Posner reste pragmatique jusque dans sa rfrence au pragmatisme [], ce courant 9 Outre les ouvrages de rfrences de cet auteur on peut se reporter aux trois tomes de R. Posner et F. Parisi (eds) [1997], S. Shavell [2004a] [2004b] ou B. Deffains (dir) [2002] pour une prsentation franaise de lanalyse conomique du droit dans les pays de droit civil. 10 Il sagit l du dcompte tablit par R. Posner lui-mme et qui figure sur son curriculum vitae en date du 2 juin 2005 (la dernire actualisation dont on peut disposer sur son site Internet). 11 Certains lecteurs, commentateurs ou critiques de loeuvre de R. Posner considrent quil y a eu (et quil continue y avoir) des variations quant aux thses soutenues par ce dernier. Daucuns dfendent ainsi quil existe plusieurs R. Posner. Sans entrer dans ces considrations, nous soutenons nanmoins, la suite de S. Harnay et A. Marciano [2003], que la rencontre scientifique de R. Posner avec G. Becker la fait basculer du Law and Economics o lattention est porte sur le fonctionnement du systme conomique lEconomic Analysis of Law o lattention est porte sur le fonctionnement du systme juridique . De faon plus gnrale, pour une analyse dtaille de lvolution de la thorie des prix dans la tradition de Chicago et de son impact sur le mouvement du Law and Economics Chicago, on consultera S. Medema [2008]. 12 Pour une connaissance plus complte des travaux de R. Posner on peut se reporter aux ouvrages de N. Mercuro et S. Medema [2006], Th. Kirat [1999] et surtout S. Harnay et A. Marciano [2003]. 13 On peut consulter R. Posner [1993a] et S. Harnay et A. Marciano [2003] sur ce point. 14 Citons parmi les initiateurs de cette attitude philosophique, C. Peirce, W. James et J. Dewey. Il faut toutefois noter que certains auteurs, linstar de Th. Kirat [2005], rejettent laffirmation selon laquelle R. Posner sinscrit dans le droit fil de la tradition mthodologique du pragmatisme la Holmes, Cardozo ou Llewellyn. En effet, si Posner peut dans une certaine mesure tre considr comme un pragmatiste au point de vue juridique, une telle filiation est plus difficile admettre au point de vue conomique dans la mesure o ses raisonnements sont fonds sur laxiomatique de la microconomie, laquelle constitue un modle rationnel a priori. Au niveau juridique mme, Th. Kirat considre que laffinit avec les positions de Holmes se limite mme au seul fait de considrer que la dcision judiciaire nest pas le produit dune raison purement logique et formelle.

  • lintresse fondamentalement parce quil sagit dune disposition, dun tat desprit, permettant de fonder des jugements pratiques sur les faits et les consquences plutt que sur des concepts et des gnralits. Il refuse donc de se laisser enfermer dans la rfrence systmatique mme auteur, se rclamant dun pragmatisme conu comme une anti-thorie. Ds lors, pour comprendre la signification et linfluence du pragmatisme sur la dmarche de R. Posner, il est ncessaire de sattacher des lments son analyse relative la vrit, son scepticisme, sa thse de labsence dautonomie et dincompltude du droit, et enfin sa critique des raisonnements ascendant et descendant.

    Chez les pragmatistes amricains, la vrit objective nexiste pas dans la mesure o on ne peut sparer une ide de ses conditions humaines de production. La vrit est donc ncessairement choisie en fonction dintrts subjectifs, elle est instrumentale, mme si cette dernire est doublement borne par lide dun certain accord avec le rel et par les choix prcdents qui ont t faits (afin de garder la vrit une cohrence interne). Cest la raison pour laquelle R. Posner nhsite pas affirmer que : [] la vrit est ce qui est destin tre cru, ou ce quil est bon de croire, ou ce qui survit dans la concurrence entre ides, ou ce sur quoi la communaut concerne saccorde [1995, p. 390] do le fait que : [] lintrt rel du pragmatiste ne rside pas du tout dans la vrit mais dans des croyances fondes sur un besoin social [1990, p. 464].

    Sur ce fondement, R. Posner considre quil faut substituer la notion de consensus intergnrationnel celle de vrit objective, car dune part il sagit de la seule vrit disponible et que, dautre part, toute recherche dune vrit ultime serait vaine. Les indicateurs pertinents sont alors, selon lui, lutilit et le temps, ce dernier soumettant les ides une sorte de slection biologique o seul ce qui na pas encore t rfut ou qui la t en dautres circonstances ou pour dautres socits, peut demeurer. Toute autre procdure, et donc tout autre choix pistmologique, relve pour lui dune tentative de dissimulation dintrts personnels.

    En corollaire de cette conception de la vrit, R. Posner considre que les rgles sont la consquence des dsirs humains. En effet, Les institutions sociales la science, le droit ou la religion [sont] le produit des dsirs humains plutt que le reflet dune ralit externe ces dsirs [1990, p. 464]. Ds lors, les rgles et leur contenu deviennent relatifs, ils dpendent uniquement des circonstances et des particularismes culturels, et lon ne peut pas les juger extrieurement au systme dans lequel ils sont utiliss. Son scepticisme limit le conduit alors ne considrer que les faits, car eux seuls sont indubitables. Le jugement, selon lui, ne doit donc pas se dpartir des faits en dehors de leur rfrentiel car seul des faits peuvent tre jugs15.

    15 Les faits occupent de la mme faon une place dterminante en matire de politique de la concurrence. Dtaillant devant lassociation des avocats amricains en 2001 les inflexions apportes la politique antitrust amricaine partir des directives de 1982 sur les concentrations horizontales, Th. Murris, alors Prsident de la FTC, avait indiqu que la nouvelle approche de lantitrust amricain tait devenue rsolument fact-intensive. Reprenant les termes employs par John Adams lors du procs qui avait suivi la Tea Party de Boston en 1770 (qui fut lorigine de la Guerre dIndpendance), Th. Murris souligne que the facts are stubborn things. En dautres termes, aucune thorie immanente ou aucun raisonnement fond sur des catgories gnrales ne doit occulter lanalyse des faits : You will need to demonstrate with sound, stubborn fact-based analyses the claims that you make.

  • En outre, empreint de lutilitarisme de J. Bentham, R. Posner considre que les

    individus respectent les rgles uniquement dans le cadre dun comportement maximisateur individuel, et non par respect une ventuelle prescription normative. Les rgles ne sont alors que des instruments incitatifs qui orientent les comportements individuels, dterminent la nature et le rsultat des interactions sociales, mais sans jamais les changer.

    La posture pragmatiste et sceptique adopte par R. Posner le conduit videmment rejeter une conception essentialiste et objectiviste du droit, puisquil nexiste aucun droit naturel ni aucune vrit morale. Elle le conduit, linverse, adopter une conception matrielle du droit quil considre comme un ensemble de rgles et une activit plutt que comme un concept ou un groupe de concept [1990, p. 459]. Pour lui, les rgles de droit sont des rgles cres, par le juge et par lensemble des reprsentants des professions juridiques qui produisent le droit et qui agissent comme un lgislateur interstitiel (pour reprendre lexpression du juge de la Cour suprme amricaine O. Holmes) car Lorsquun vrai nouveau cas survient, les rgles du jeu judiciaire requirent que le juge agisse comme un lgislateur et de ce fait vote selon ses valeurs, mme si les rgles ne supposent pas voire mme interdisent de reconnatre que cest ce quil est en train de faire [1993b, p. 40]. De plus, dans sa conception (qui reprend sur ce point la thorie de la prdiction de O. Holmes16), le droit nest que lanticipation par tout chacun de ce qui sera dit par le juge [1990, p. 221]. Le droit nest alors constitu que par lensemble des dcisions et des motivations des juges.

    Ce raisonnement conduit toutefois se demander si la production du droit peut tre ralise grce aux seules ressources du droit, et ce du fait de lexistence de normes sociales et donc dune dualit de sources do pourrait rsulter un hiatus entre le droit et la Socit, cest--dire un conflit entre la logique du droit et la logique socitale. Autrement dit, il sagira de connatre la fonction de production des juges, en particulier la nature des inputs dont ils disposent et la manire dont ils sont transforms en outputs (dcisions juridiques) comme le relvent fort juste escient S. Harnay et A. Marciano [2003, p. 22]. La rponse de R. Posner sur ce point est trs clairement ngative puisquil estime que le droit nest pas une discipline autonome17 au sens o il sagirait dune matire totalement confie des personnes formes au droit et rien dautre [1987a, p. 762] , eu gard, selon R. Posner, son absence structurelle de dmarche et de contenu scientifique18 dans la prise de dcision juridique. De ce fait, le producteur de droit ne

    16 Les prophties propos de ce que les cours feront en fait, et rien de plus prsomptueux, sont ce que jentends par le droit [Holmes, 1897]. 17 son sens [1987a, pp. 766-777], la foi en lautonomie du droit a disparu du fait : 1/ de la disparition du consensus politique associ la fin de lidologie, 2/ du boom des disciplines complmentaires et en particulier de lanalyse conomique et de la philosophie, 3/ de la disparition de la confiance en la capacit des juristes rgler les problmes majeurs du systme lgal, 4/ de laccroissement du prestige et de lautorit des sciences, et 5/ de limportance croissante des lois et de la Constitution au dtriment de la jurisprudence comme source du droit. 18 Ici le droit nest pas une science car il ne possde aucun moyen scientifique de trancher les diffrends. Par ailleurs, contrairement la chimie, le droit ne peut apparatre comme une discipline autonome que lorsquil y a un consensus politique [Ibid, p. 767].

  • dispose pas, en interne, des outils pouvant lui permettre de faire concider les logiques juridique et sociale, si elles venaient tre distinctes, ni mme de fournir une rponse unique. Le seul moyen de proposer des choix indiscutables consiste alors, pour lui, faire comme les autres sciences, cest--dire sappuyer sur les faits ; car si le droit ne sappuie que sur lui-mme les dcisions juridiques ne seront rien de plus que des jugements de valeur19 et elles varieront selon les juges20. Cest l, note-t-il, la preuve quil manque au droit une structure qui lui permette de trouver en lui-mme ses critres dvaluation et les moyens de fonder ses dcisions en leur donnant un contenu acceptable et rfutable. Cette difficult se trouve, par ailleurs, un niveau plus fondamental, renforce par lincompltude du droit, cest--dire par le fait que le droit, en tant quobjet, ne fournit pas systmatiquement au dcideur de quoi effectuer et tayer son choix (malheureusement, une telle indtermination est un problme courant dans linterprtation des dispositions lgales et constitutionnelles, particulirement pour les plus anciennes [Ibid, p. 777]) ; ce qui laisse reposer la dcision du juge sur sa propre initiative : ce vide tant alors le lieu dexercice du lgislateur interstitiel.

    Cest dans ce cadre que R. Posner adresse ses critiques21 au raisonnement ascendant (qui consiste ne sintresser quaux dcisions passes pour les clarifier et/ou les gnraliser, ou fonder le droit par le droit) ainsi quau raisonnement descendant (qui applique une thorie morale ou constitutionnelle) car il les considre comme deux mauvais procds pour combler ce vide. Il ne reste alors, de son point de vue, que le recours la science, et plus prcisment la science conomique (parce quelle est instrumentale et empirique22), pour aider la prise de dcisions juridiques, dune part, en facilitant et en rendant fiable la production de rgles de droit dune part, et, dautre part, en permettant damliorer le fonctionnement de la profession juridique. Ainsi, du fait de son adhsion au pragmatisme, R. Posner considre quun modle est un outil, plutt quune ouverture sur une vrit ultime [1995, p. 431].

    Or justement, le droit, donc les juges ainsi que toutes les professions juridiques, sont la recherche doutils. En effet, selon Posner, avec lanciennet de la Constitution et lexpansion des lois par rapport aux jurisprudences, les avocats et les juges sont engags de faon croissante dans une forme de recherche linterprtation de textes qui

    19 Il note ce propos quil existe ainsi de nombreuses questions juridiques que les juristes traditionnels, mme professeurs dans les meilleures facults de droit, ne traitent pas et ne peuvent pas traiter sans se rfrer aux experts dautres disciplines [] [et que] les partisans de linterdisciplinarit ont mis laccent sur ltroitesse de la connaissance professionnelle [1995, p. 90]. 20 Richard Posner souligne en effet que deux penseurs (tels que Dworkin et Bork), galement prestigieux, peuvent fournir des solutions compltement incompatibles lune avec lautre un mme problme. notre sens R. Posner se rapproche ici des prceptes du juge O. Holmes, lequel considrait que le juge ntait pas simplement la bouche de la loi mais dcidait selon son exprience en anticipant la raction dun mchant homme destinataire de cette dcision. 21 Sur ce point, on consultera S. Harnay et A. Marciano [2003, pp. 26-35]. 22 Cest toutefois sur une base qui semble plus thorique (postulat de la maximisation rationnelle de lutilit et utilisation de la formalisation) quil rejette les travaux no-institutionnalistes et adhre ceux dvelopps par lcole de Chicago et, plus particulirement, ceux initis par G. Becker pour qui le modle conomique a une pertinence pour tous les comportements et toutes les activits humaines. La proximit intellectuelle avec ce dernier est dailleurs telle que depuis 2004 ils crivent sur un blog en commun (http://www.becker-posner-blog.com/).

  • ne sont pas clairs pour laquelle la formation juridique conventionnelle, avec son accent mis sur lanalyse des prcdents, ne les prpare pas bien [1987a, p. 777]. Lutilisation de lhypothse de la rationalit des comportements, en tant que reprsentation des comportements individuels, trouve sa racine en ce point. En effet, pour Posner, mme si lhypothse selon laquelle les tres humains (et dans quelques modles, tous les tres) sont rationnels est importante pour la construction des modles mathmatiques des comportements conomiques, ces modles valent comme des approximations utiles mme si lhypothse est fausse23 [1995, p. 17].

    Cependant, ds lors que lon accepte ce cadre, il en dcoule le fait que les

    individus ragissent aux variations de prix et donc que, toutes choses tant gales par ailleurs, toute augmentation des prix provoque une baisse de la demande alors quelle incite les producteurs accrotre leur offre (et rciproquement)24. Il ny a plus alors aucune difficult considrer, linstar de R. Posner, que les rgles de droit correspondent aux prix des diffrentes activits des individus et donc que les rgles de droit influencent et orientent les comportements individuels en matire de demande, doffre et de respect des rgles25. On retrouve l une position dfendue jadis par J. Bentham mais galement par G. Becker (qui la applique, notamment, aux comportements criminels) et que lon rencontre aujourdhui en droit positif, particulirement dans les programmes de clmence en droit de la concurrence. La logique est alors toute simple : pour dissuader les individus de sengager dans des activits illgales, sans dpenser plus par la multiplication des contrles, il suffit den accrotre le prix, cest--dire dinstaurer des amendes ou des peines de prison qui dissuadent tout agent rationnel. Il existe cependant un niveau optimal de sanction, au-del duquel toute augmentation est irrationnelle puisquelle engendre des cots dorganisation et de fonctionnement suprieurs aux gains que la Socit peut en attendre par le respect de la loi26. Relevons qu la diffrence de Bentham, R. Posner a dvelopp une thorie positive de lefficacit dun systme de droit fond sur le critre de maximisation de la richesse27. Il y dfinit une transaction comme dsirable ds lors quelle accrot la richesse de la socit, cest--dire la somme de lensemble des biens et services tangibles et intangibles dfinie en termes montaires ou quivalents.

    23 Il convient cependant du fait qu une fonction dutilit nest pas un concept psychologique ou phnomnologique mais un moyen de gnrer des hypothses [1993b, p. 4, note n6]. 24 Il sagit l du mcanisme le plus gnral mais il est conditionn par le fait que les fonctions doffre et de demande ont les proprits idoines. Pour un exemple de courbe de demande plus particulire et donc pour un fonctionnement du march diffrent on peut se reporter G. Becker [1991]. 25 En dautres termes, le mchant homme de Holmes devient un individu rationnel, qui maximise son utilit en formant des anticipations, dfinies dans des termes dans les termes dune esprance mathmatique, sur la probabilit dtre arrt et sanctionn par les tribunaux [Kirat, 2005]. 26 Il estime galement que les normes sociales implicites viennent en complment ou en substitution de la rgle de droit explicite, dans la mesure o les ressorts de lobservance de celle-ci sont de mme nature (puisquil sagit dans chaque cas de prix). 27 On consultera avec profit S. Harnay et A. Marciano [2003, pp. 69-91] sur ce point.

  • Concernant ce quil y a lieu de dnommer les offreurs de droit, et plus particulirement ceux lis la production judiciaire, savoir ici les juges28, la question est plus dlicate puisque les incitations conomiques traditionnelles paraissent dans certains cas inexistantes aux tats-Unis, du fait de larticle III de la Constitution, lequel rend les juges fdraux quasiment inamovibles29. Il semble alors quelque peu paradoxal de vouloir faire une analyse conomique de la prise de dcision des juges, ds lors que tout est justement fait pour quune fois en fonction ils ne soient pas comme tous les autres individus soumis aux incitations qui dterminent les actions humaines (notamment via la suppression du principe de la carotte et du bton puisque leur titularisation est vie et leur salaire fixe). Pourtant, la logique et la mthode danalyse demeurent galement effective ici dans la mesure o les juges30, sauf les considrer comme des titans, sont des agents comme les autres et de ce fait maximisent eux aussi les mmes choses que les autres31, savoir une fonction dutilit qui dpend du revenu, du loisir, du prestige, etc.32. Ainsi, ils ne cherchent donc pas, pour la plus grande majorit dentre eux tout du moins, changer le monde, puisquils nont aucune vision, en lespce, et quils ne sont pas en croisade.

    Richard Posner souligne nanmoins trois caractristiques particulires propres la

    fonction dutilit dun juge. La premire concerne le fait que les consommateurs du droit ne sont pas en mesure dobserver prcisment loutput produit par le juge33 et quen consquence, tout comme pour une firme caritative, il ne lui est pas permis par la loi de sattribuer le revenu rsiduel. La deuxime provient du fait que lorsque le juge prend une dcision, tout comme le citoyen lorsquil vote (mme sil le fait en partie par devoir

    28 Il va de soi que dans un systme de common law le rle dun juge est central, mais R. Posner prend grand soin de prciser que sa tche va au-del de la prise de dcisions dans un cadre dtermin, puisquelle porte galement sur lapplication des lois et de la Constitution. 29 Un juge fdral peut tre paresseux, manquer de temprament judiciaire, maltraiter son quipe, rprimander sans raison les avocats qui plaident devant lui, tre blm pour des carts thiques, tendre ou mme glisser vers la snilit, voir ses dcisions annules de faon rpte en raison derreurs juridiques lmentaires, diffrer pendant des annes des dcisions qui pourraient parfaitement tre rendues en quelques jours ou quelques semaines, laisser filtrer des informations confidentielles la presse, poursuivre des objectifs ouvertement politiques, et se comporter mal de bien dautres faons qui suffiraient faire renvoyer mme un fonctionnaire ou un professeur duniversit ; il conservera pourtant son poste [1993b, pp. 4-5]. 30 Larticle ne porte que sur les juges des Cour dappel et de la Cour Suprme fdrale, mais R. Posner soutient que son analyse peut tre et doit tre tendue tous les juges. 31 Le titre de son article (What do judges and Justices maximize? The same thing everybody else) est dailleurs particulirement clair sur ce point. 32 Richard Posner [1993b, pp. 13-15] considre en premire analyse que la fonction dutilit du juge peut avoir sept arguments : salaire, loisir, popularit parmi les juristes, prestige, intrt public (comme peut lavoir un citoyen qui vote), vitement dune annulation de sa dcision et rputation. Dans la suite de larticle, lorsquil propose son modle formel [Ibid, pp. 31-36], il nen retient que quatre : salaire de juge, autres revenus, loisir et prestige, les autres critres pouvant tre ngligs. 33 Lexistence de mdiateurs, darbitres ou de juges privs choisis par les parties et devant rsoudre des conflits nest pas un critre pertinent pour observer exactement loutput produit par le juge car ceux-ci ne produisent pas toute la gamme des services judiciaires [Ibidem, p. 9]. Il y a donc, sur ce march des producteurs du droit, des firmes caritatives (les juges publics) et des firmes commerciales (les juges privs).

  • civique), il obtient une valeur de consommation directe34. Enfin, la troisime, rside dans le fait que la dcision de justice revt galement pour son producteur une valeur de consommation directe de la forme de celle ressentie par les crateurs. En effet, si les artistes crent des uvres dart qui parfois changent la sensibilit ; les juges rendent des dcisions qui parfois changent les pratiques sociales ou commerciales. Les artistes imposent leur vision esthtique la socit ; les juges imposent leur vision politique la socit [Ibid, p. 18]35. Pour tenir compte de ces spcificits, il propose alors de considrer que le juge est un composite de trois types dagents maximisateurs, savoir un dirigeant dentreprise caritative, un lecteur et un spectateur dune pice de thtre ou dune uvre cinmatographique. Il souhaite donc que lon considre que les juges sont des hommes part entire et quen tant que tel lintrt public ne rentre pas dans leur fonction dutilit36. Lanalyse de la maximisation de lutilit par le juge, dveloppe par Posner, dmontre, selon lui, que le comportement judiciaire est cohrent avec le principe de la rationalit conomique. Ce faisant, il trouve une srie dimplications concrtes pour ladministration lgale, comme la slection des juges ou la structure de compensation judiciaire. Il nen conclut pas pour autant que le comportement judiciaire est en fait rationnel [1993b, p. 31], ce qui est une question autrement plus difficile, ni a fortiori quil faut rendre le comportement judiciaire rationnel.

    Au final, dans les limites de notre connaissance de loeuvre de R. Posner, il nous semble que ce dernier ne sest jamais rellement dparti de la posture dun scientifique, ayant un ensemble de convictions ontologiques et pistmologiques de dpart (une sorte de noyau dur au sens de I. Lakatos), dans le but dtablir une analyse positive des phnomnes quil tudie37. Dans chaque cas, il cherche ce qui est, ce qui fut ou prdire ce qui sera [1979, p. 285] et non pas expliquer ce qui devrait tre. Il ny a donc pas chez lui de volont de soutenir que lanalyse conomique devrait tre le systme normatif du droit, mme si les conomistes ont videmment ses yeux des outils qui doivent les conduire jouer un rle important dans les dbats sur les rformes lgales. Dune certaine faon, il tente de trouver une cohrence et une structure dans les phnomnes juridiques et non pas les dformer ou les formater, en utilisant les outils de lanalyse conomique. Il ne fournit pas non plus une thorie du droit puisque la question mme de savoir ce quest le droit est

    34 La spcificit du juge, par rapport au citoyen, tant alors quil vote plus souvent et que son vote, toutes choses tant gales par ailleurs, a plus de poids en comparaison de celui dun citoyen lors dune lection. En lien avec cette particularit, R. Posner souligne que les juges reoivent, du fait de leur plus grand pouvoir, une plus grande dfrence. Sur la base de ces lments, il en conclut que les juges ne vont donc pas vendre leur vote, ni voter de manire alatoire, car lutilit provient du fait quils sexpriment et non du rsultat (mme si les juges ne souhaitent pas rendre des dcisions qui nauront pas de porte). Ils se distinguent galement des lgislateurs (et ne sont donc pas comme certains le soutiennent des lgislateurs en robe) parce quils ne font pas face au problme de la rlection, ni au logrolling (change de vote) puisque le pouvoir et linfluence sont moins importants pour les juges que pour les lgislateurs [Ibid, p. 22]. 35 Notons cependant que lautonomie dcisionnelle du juge fait lobjet dune auto-limitation visant respecter les rgles du jeu judiciaire [1993b, p.30]. 36 Posner souligne de surcrot que le bon juge ne se laissera pas envahir par de mauvaises motions (comme par exemple la colre), mais cultivera lindignation, pour ne pas tre en total dcalage quant aux prescriptions morales de la socit dans laquelle il se trouve, ainsi que lempathie, lui permettant daller plus loin que les preuves prsentes. 37 On peut se reporter R. Posner [1987b, pp.1-6] pour une prsentation de sa mthode.

  • une question qui a peu de signification si tant est quelle ait mme un sens [1987a, p. 765], car le mot mme de droit na pas de signification fixe puisquil nest ni conceptuel, ni rfrentiel38. B. Des analyses positives une thorie du droit : un dpassement du projet posnrien ?

    Ainsi, lAED (et notamment R. Posner [1995]) scarte traditionnellement de lapproche formaliste, laquelle visait faire du droit une science rationnelle ne laissant gure de place linterprtation et la marge de discrtion du juge (le rve du juriste selon R. Posner). Tout dabord, le sens de la rgle est li sa mise en uvre et non son seul nonc. Ensuite, il est vain de fonder linterprtation sur la base des intentions de lauteur de la rgle, laquelle sautonomise par sa seule application. Cependant, il convient de mettre en exergue deux limites dune telle analyse. La premire concerne la position posnrienne en elle-mme et notamment linfluence relle de lapproche pragmatiste. La seconde concerne, lexistence au ct de lapproche positive, dune approche plus normative au sein de lAED.

    Tout dabord, la position de Posner a connu diverses volutions, le conduisant

    notamment ne proclamer son rattachement lapproche pragmatiste quaprs la publication des premires ditions de son Economic Analysis of Law. Lapproche pragmatiste, quoiquil en soit, nest pas facilement conciliable avec lhypothse selon laquelle la Common Law est une institution qui mime le march. Si la Common Law savre effectivement un processus permettant de produire des rgles juridiquement efficientes, il est ncessaire que les juges optent pour des allocations de droits efficientes au point de vue conomique. Si comme le relve Th. Kirat [2005], lhypothse est faite que les dcisions de justice se fondent sur une analyse microconomique dune allocation de droits concurrents, cela reviendrait renouer avec le postulat de base de lapproche formaliste, savoir quune proposition gnrale, en loccurrence le critre de la maximisation de la richesse, pourrait rgler des cas particuliers39.

    Ensuite, mme en faisant abstraction des ambiguts de la position de R. Posner, il convient de relever que lAED tend ne pas se limiter une approche positive mais sengager dans des travaux aux finalits plus normatives. Il convient, en effet, pour suivre L. Kornhauser [1985] de distinguer trois thses au sein de lanalyse conomique du droit. La premire, laquelle se rattache, notre sens, principalement Posner, est de nature bhavioriste. Il sagit en loccurrence dune thse sur le comportement des sujets de la rgle de droit. Une deuxime thse est de nature instrumentale. Elle porte sur la possibilit dajuster la dcision en prenant en compte ses effets conomiques prvisibles. Une troisime thse serait de nature descriptive. Il est considr, dans le cadre de celle-ci, comme le relve J.-Y. Chrot [2008], que certains concepts conomiques seraient en

    38 Richard Posner distingue en effet trois types de mots : les conceptuels, les rfrentiels et ceux qui ne sont ni conceptuels ni rfrentiels. Il souligne alors que ces derniers nont [] pas de signification fixe, et leurs dfinitions dans les dictionnaires sont circulaires. Ils peuvent tre utiliss mais pas dfinis [1987b, p. 1]. 39 Le juge amricain se prononcerait en mimant les rsultats (efficients) auxquels le march aurait pu mener si son fonctionnement navait pas t contrari par des obstacles comme des cots de transaction, des effets externes, des dfauts dinformation, etc. [Kirat, 2005].

  • mesure de rendre compte de la raison des rgles de droit, de leur cohrence, de leur fondement, et plus particulirement de la doctrine ou de la politique jurisprudentielle.

    Cette thse qui sincarne notamment dans lhypothse de lefficience de la Common Law tait particulirement mise en exergue dans la premire dition de lEconomic Analysis of Law de R. Posner en 1973. Cependant, les nuances progressivement apportes par lauteur font qu linverse de nombreux autres travaux de lAED, ce dernier se rattache en grande partie lapproche positive, ou pour reprendre les termes de L. Kornhauser, la thse comportementaliste. En effet, la diffrence de R. Posner, de nombreux travaux distinguent, voire hirarchisent implicitement, trois niveaux de lanalyse conomique du droit. En effet, au sein de lAED, trois niveaux sont communment distinguer savoir entre lanalyse des effets (premier niveau), le fondement de la rgle (deuxime niveau) et la rgle souhaitable (troisime niveau). Pour Posner, lconomiste du droit na pas se livrer automatiquement (ni ncessairement) une analyse normative de la question quil tudie. Cette absence de lien structurel entre lanalyse conomique et une vise normative40 est particulirement claire ses yeux car, mme si des travaux danalyse conomique peuvent tre utiliss au soutien de recommandations de politiques, ils ne posent pas la question de ladquation de lconomie en tant que systme normatif. En effet, selon lui Lconomiste qui dmontre que les criminels rpondent des incitations et de ce fait commettent moins de crimes lorsque les peines sont rendues plus svres nest pas engag dans une analyse normative [Ibid, p. 286]. Ds lors il nous semble quexiste chez R. Posner, quel que soit le type de question aborde, une unit de mthode est observe. Celle-ci est positive.

    Ce positionnement posnrien quant la question de la normativit conduit un schma mthodologique identique celui tabli par lanalyse conomique gnrale. Celui-ci se subdivise en cinq phases. La premire tient la collecte de donnes les plus compltes possibles, la deuxime au dgagement de faits styliss, la troisime ltablissement dun modle (mathmatique ou non), la quatrime en la ralisation de prdictions et enfin la cinquime dans leur test empirique. Cette dmarche, reconnaissons-le, ressemble trs largement ce que les juristes srieux accomplissent dj. LAED na pour objet ici au final que lutilisation doutils supplmentaires (dont certains ont dj montr, par ailleurs, quils pouvaient se rvler extrmement puissants) afin de proposer des hypothses et par la suite de les tester. Cest ainsi que R. Posner met lhypothse descriptive et empirique selon laquelle les rgles de common law sont efficientes, puis cherche ensuite faire les prdictions qui en dcoulent et les tester. La vision est donc essentiellement positive, or ce nest qu partir du volet normatif de lAED que peut venir la lgitimit et la capacit de lAED dinspirer les rgles juridiques, voire de fonder une thorie du droit. Par exemple lhypothse quil dfend selon laquelle les rgles, les procdures et les institutions de la common law promeuvent lefficience du droit, indique seulement que la common law rplique (ou peut rpliquer) le fonctionnement des marchs concurrentiels, et donc qu lintrieur de limites de faisabilit dfinies, le droit peut conduire le systme conomique vers celui quune concurrence efficace un march libre oprant sans externalits significatives ou 40 Dans le cadre dune recension de louvrage dE. Mackaay et S. Rousseau [2008], L. Boy [2008] sattache en particulier la question de la normativit de lAED.

  • problmes informationnels pourrait produire [1979, pp. 288-289]. De ce fait, la thorie positive de R. Posner ne soutient pas que la common law devrait tre une machine maximiser la richesse, mais simplement quelle semble ltre [Ibid, p. 291].

    Ainsi, le premier projet de lanalyse conomique du droit, dfendu par Posner,

    tait rsolument positif au sens conomique du terme (analyser ce qui est). Pour reprendre, la dfinition donne par Th. Kirat [1998], lanalyse conomique du droit consiste en lapplication des outils et des mthodes de lanalyse conomique ltude des rgles juridiques et des processus judiciaires de Common Law. Le deuxime volet de lanalyse conomique du droit, tel quil sest notamment dvelopp dans le cadre des dbats sur lattractivit conomique du droit, conduit une logique normative (dire ce qui devrait tre). Ce projet visant accorder une plus grande place au raisonnement conomique tant en matire dapplication que dlaboration de la rgle de droit est insparable au dveloppement actuel de lanalyse conomique du droit dans le cadre franais. Par exemple, lancien Premier Prsident de la Cour de Cassation, Guy Canivet prconise, lorsquil sagit dlaborer une rgle jurisprudentielle, danticiper la faon dont les sujets de droit ou les agents conomiques ragissent et intgrent dans leurs choix stratgiques lincidence conomique des rgles de droit (G. Canivet, [2005]).

    Au-del de cette logique normative voire ingnierique, il convient en outre de considrer un troisime volet pour lequel, lanalyse conomique du droit pourrait rendre compte des fondements de la rgle de droit. Par exemple, pour B. Deffains et S. Ferey [2007], lanalyse conomique du droit pourrait apporter une rponse la crise de linterprtation noue depuis les annes soixante. Dune part, lAED pourrait se poser en doctrine permettant de sattacher tant linterprtation des rgles de droit qu la manire dont les agents conomiques sen saisissent. Dautre part, elle serait mme de constituer une thorie de linterprtation juridique, au travers notamment de la notion conomique dquilibre (point fixe endogne autour duquel semblent tourner sans toujours le reconnatre explicitement, les thories contemporaines de linterprtation).

    lextrme, une telle logique pourrait conduire scarter de lapproche du ralisme juridique en considrant que lAED peut sattacher aux normes juridiques et leur signification, sans les rduire aux seuls faits que sont les dcisions des organes juridiques. Ainsi, lAED ne rabattrait-elle plus la norme sur le fait et permettrait de dcouvrir dventuels fondements conomiques sous-jacents aux noncs normatifs. Dans cette logique, lAED, dont les origines sont pourtant rsolument ancres dans le pragmatisme, pourrait tre mme de rpondre lune des critiques souvent formules lencontre de lapproche raliste, savoir son incapacit produire des rsultats empiriques oprationnels, du fait notamment dune absence de thorisation et de conceptualisation. Cette critique, porte par Posner [1995], selon lequel les travaux empiriques des ralistes illustrent la futilit dune investigation empirique sevre de tout schma thorique nest dailleurs pas sans faire cho la critique de T. Koopmans [1947] lencontre de W. Mitchell, hritier des institutionnalistes amricains, lequel dirigeait au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale le NBER (National Bureau of Economic Research). La recherche de rgularits statistiques, propre la dmarche

  • institutionnaliste, tait alors dcrie comme correspondante un measurement without theory.

    Il conviendrait alors de sinterroger sur la possibilit dune ventuelle proposition dun dogmatisme fond sur des concepts conomiques venant paradoxalement se substituer une dogmatique juridique de la Classical Legal Thought, contre lequel stait constitu le ralisme amricain. Dailleurs, dans son opinion dissidente dans larrt Lochner en 1905, Holmes avait rejet les deux approches au nom de ladaptation des dcisions la prise en compte de lexprience sociale, en dautres termes de lexprience ressentie du temps prsent [Kirat, 2005]. En effet, pour lui le 14me amendement ne donne pas force de loi la thorie sociale statistique de M. Spencer [] et une constitution na pas vocation incorporer une thorie conomique particulire quelle soit paternaliste et liant les citoyens ltat dans une relation organique ou en faveur du laissez-faire.

    Il sagit donc dans notre seconde partie denvisager dans quelle mesure un tel projet de lanalyse conomique du droit, visant fournir des prescriptions normatives ou (re)fonder la thorie du droit, pourrait soit tre lu sous langle dun usage mesur de la science conomique, visant apporter un appui additionnel ou un clairage complmentaire au juriste, soit tre considr comme potentiellement porteur dune nouvelle dogmatique. II. Une refondation de la thorie du droit par lanalyse conomique du droit est-elle possible et mme souhaitable ?

    Nous nous proposons dans notre seconde partie de nous attacher lvaluation de la capacit de lanalyse conomique de sriger en thorie du droit avant dentamer une rflexion sur la souhaitabilit mme dun tel processus. A. Le droit peut-il tre de la thorie conomique applique ?

    Lconomie, science des choix rationnels, peut-elle fournir une thorie scientifique du droit permettant dasseoir sur des bases sres et objectives laction du lgislateur et la dcision du juge ?

    Elle ne peut rellement jouer un tel rle que si elle revt les mmes

    caractristiques quune science naturelle. Or, loutil thorique sur lequel repose aujourdhui les bases de lanalyse conomique, savoir la thorie des jeux, ne peut, en dpit de sa trs grande rigueur, produire aucun nonc gnral et donc que les noncs conomiques ne sont scientifiques que lorsque lon nonce leurs conditions de validit et que celles-ci sont runies.

    Or, le statut de la discipline conomique fait, depuis son apparition au XVIIIe sicle, lobjet de questions et de controverses. En effet, de manire extrmement schmatique, elle peut tre considre soit comme une science naturelle qui dcouvre et explicite le vrai, soit comme une science humaine, captivante mais faillible, et

  • ventuellement sensible aux prjugs. Lenjeu est videmment de taille puisque dans le premier cas les hommes nauraient fondamentalement pas plus de choix effectuer que les molcules, alors que dans le second les hommes seraient entirement libres de crer les socits quils dsirent, et toute la discipline conomique ne consisterait qu trouver des justifications a posteriori. Autrement dit, de manire plus gnrique, la question du statut de lanalyse conomique consiste in fine savoir si la ralit sociale quivaut au final la ralit physique. Ce faisant, elle naurait aucune spcificit et se trouverait soumise, par l-mme, un ordre naturel. Le cas chant, la ralit sociale se distinguerait fondamentalement de la ralit physique. Il serait impossible de dterminer des lois valables en toutes circonstances et indpendantes des dcisions des acteurs.

    Lvolution naturelle a donn aux hommes un ensemble daptitudes et notamment

    celle de construire des institutions. Comme le montre J. Searle, dans la tradition de la philosophie analytique41, il faut rendre compte dune ralit sociale et institutionnelle objective pourtant cre par les hommes. La nature physique de la ralit sociale est bien videmment lobjet de la Physique et des autres disciplines relevant des sciences de la nature. Nanmoins, cela ne suffit pas puisque, comme le souligne J. Searle, comment peut-il y avoir un monde objectif dargent, de proprits foncires, de mariages, de gouvernements, dlections, de matchs de football, de soires mondaines, et de cours de justice, dans un monde entirement constitu de particules physiques dans des champs de force, et dans lequel certaines de ces particules sorganisent en des systmes qui sont des animaux biologiques conscients, tels que nous ? [1998, p. 10]. La question fondamentale pose par J. Searle est donc la suivante Comment construisons-nous une ralit sociale objective ?.

    Le constat de dpart de J. Searle est le suivant : lnonc selon lequel le bout de papier que jai dans ma poche est un billet de dix euros contraste avec lnonc selon lequel les atomes dhydrogne nont quun lectron. La raison de ce contraste provient de ce que le premier nonc a imprativement besoin dinstitutions humaines pour exister, alors que le second nonc nen a pas besoin. En effet, que reprsenterait ce bout de papier si linstitution humaine de la monnaie nexistait pas ? La rponse est vidente : rien. John Searle propose dappeler ce type dnoncs des faits institutionnels42 a contrario des faits bruts, qui ne ncessitent aucune institution humaine43. Ainsi, la ralit sociale est cre par nous pour nos fins propres et elle nous parat aussi immdiatement intelligible que ces fins elles-mmes. Les voitures sont faites pour rouler, les dollars pour gagner, dpenser, et conomiser ; les baignoires pour prendre des bains [Ibid, p. 17]. Dans ce cadre, une institution se dfinit comme tout systme de rgles (procdures, pratiques) qui est accept collectivement et qui nous permet de crer des

    41 Une apprhension complte ncessite videmment de se reporter J. Searle [1998]. 42 De ce point de vue la fiction juridique est un fait institutionnel puisque La fiction rvle un choix opr dlibrment comme le remarque Ch. Atias [1994, p. 25]. 43 Dans le mme sens Ch. Atias [1994, p. 102] souligne que : Puisque le droit ne saurait exister en dehors des possibilits dinvestigation scientifique qui supposent la dcision de lautorit et puisque la nature ignore de telles dcisions, il faut bien que le droit soit lobjet dune science autre que les naturelles ; et puisquil lui faut se distinguer de lobjet des sciences naturelles, il ne peut exister dans les mmes conditions quelles, cest--dire en labsence de toute intervention volontaire dune autorit. On peut voir, titre dexemple, les articles 312 et suivants du Code civil portant sur la prsomption de paternit.

  • faits institutionnels [Searle, 2005, p. 21]. Ainsi, la ralit sociale qui est pistmiquement objective44 et ontologiquement en majorit subjective45 est ici cre par les hommes, leurs fins, et les modles des conomistes participent cette tche, de mme dailleurs que tous les autres spcialistes des sciences humaines. Cependant, raisonnant sur les faits institutionnels, les conomistes ne sont pas mme de fournir, dans le cadre de cette thorie de la ralit sociale, une thorie scientifique du droit au sens o il existe une thorie scientifique de la mesure.

    En outre, lun de leurs principaux outils, la thorie des jeux, a beaucoup plus une

    valeur explicative que prdictive. Nous soutiendrons donc ici que les travaux des conomistes thoriciens peuvent jouer un rle crucial dans lanalyse et la comprhension de phnomnes juridiques en racontant des fables au sens de A. Rubinstein [2006], mais quils ne peuvent fournir des prconisations qui devraient tre suivies pour organiser la socit. Ainsi, lanalyse conomique est en mesure de fournir des outils pour reprer, expliquer, voire (sous certaines conditions) prdire certains phnomnes, mais seulement lorsquelle est utilis de faon mesure, cest--dire au cas par cas, et non lorsquelle est utilise sur la base de grandes sentences qui seraient considres, quel que soit le contexte et de faon ternelle, comme vraies. Il en est par exemple ainsi des analyses relevant de lconomie industrielle laquelle est pourtant la fois un champ classique de la thorie conomique et un domaine o la supriorit analytique des conomistes sur les juristes est gnralement avance46.

    A. Rubinstein [2006, p. 865] dans le cadre de son allocution prsidentielle la Socit dconomtrie, manifestait un certain scepticisme sur ce point en soutenant lide que pour lessentiel les conomistes jouent avec des jouets, appels modles. Bien videmment la question est alors de savoir si ces jouets permettent daccrotre les performances de nos conomies, daugmenter le taux de croissance ou encore de prvenir les krachs financiers. Or si dans son discours A. Rubinstein commence par avouer quil prend du plaisir crer des modles, mais il concde rapidement quil prouve de srieux doutes quant lutilit pratique de ces derniers en termes dapplications directes. Pour analyser ce dilemme dans lequel il se trouve, il choisit de dcomposer ce dernier en quatre : le dilemme des conclusions absurdes (doit-on abandonner un modle sil conduit des conclusions absurdes ou doit-on plutt le considrer comme un ensemble trs limit dhypothses qui chouent invitablement dans certains contextes ?), le dilemme de la raction face la ralit (les modles doivent-ils tre jugs en fonction des rsultats exprimentaux ?), le dilemme de la modlisation de rgularits (les modles doivent-ils fournir des hypothses tester ou sont-ils simplement des exercices de logique qui nont aucune utilit pour identifier des rgularits ?), et le dilemme de la pertinence (lconomiste thoricien a-t-il le droit de donner des conseils ou dtablir des jugements dans le but dinfluencer le monde rel ?).

    44 Au point de vue pistmique, un jugement objectif porte sur un nonc qui peut tre tenu pour vrai ou faux indpendamment des attitudes ou sentiments que le sujet peut avoir leur gard. 45 La subjectivit au point de vue ontologique dsigne le fait que lexistence dune notion ou dun sentiment dpend de ce qui est prouv par les sujets. 46 Pour un panorama gnral de linfluence des dveloppements de la thorie des jeux sur lconomie industrielle on se reportera J. Tirole [1995].

  • Ceci le conduit conclure que les modles doivent tre compris comme des

    fables. En effet son sens, il convient en premier lieu de considrer que lconomiste thoricien tout comme le conteur fait un parallle avec une situation de la vie relle. Chacun utilise un certain nombre de thmes. Cependant, il sagit, dans les deux cas, dun rcit simple qui ne prend pas en compte tous les dtails. Dans les deux cas de figure, une morale que lauteur souhaite mettre en avant occupe une place centrale. Il sagit donc, pour lun comme pour lautre, dun travail de limaginaire entre le rve et le rel. Enfin, tout comme une bonne fable, un bon modle peut avoir une influence norme sur notre monde en influenant la culture. Par ailleurs, le conteur est, lui aussi, soumis au dilemme des conclusions absurdes (la logique de son histoire peut conduire des conclusions absurdes), au dilemme de la raction face la ralit (il y a une frontire fine entre une histoire amusante et une fable avec un message), au dilemme de labsence de rgularit de la fable (il peut constater quil nest pas ncessaire que sa fable soit mobilise pour obtenir des observations qui ont un sens), et au dilemme de la pertinence (il veut influer sur le monde, mais il sait que sa fable est seulement un argument thorique). Il faut alors considrer que les conomistes thoriciens cherchent simplement laborer des fables cohrentes et qui ont un rapport avec nos vies. Dans cette logique, les conomistes ne peuvent alors de faon gnrale, ni prdire, ni prescrire, mme si parfois titre individuel ils en prouvent le souhait. Tout comme les conteurs, ils nont pour seule utilit que de nous structurer et de nous influencer dans notre rflexion, tche, notre sens, largement comparable celle qu pour partie la philosophie.

    Une thse similaire avait dailleurs dj t dfendue par F. Fisher [1989]

    concernant lapport de la thorie des jeux la question de la thorie de loligopole. Des progrs thoriques rcents, les conomistes ne peuvent conclure quau fait quil existe un grand nombre de rsultats possibles et que ceux-ci sont fortement dpendants du contexte et de lexprience des oligopoleurs. La thorie des jeux, dominante en matire dconomie industrielle, a-t-elle permis de dpasser cet tat confus et insatisfaisant [Ibid, p. 115] du traitement analytique des oligopoles ? Bien que Fisher reconnaisse que celle-ci met en lumire certains aspects essentiels de loligopole, quelle aide les formaliser et quelle a produit un certains nombre de rsultats intressants, il lui semble quelle na russi produire quune collection de cas. Pire encore elle naurait pas contribu construire une thorie gnrale de loligopole. La thorie des jeux nindique ainsi, de manire gnrale, que ce qui peut arriver et non ce qui va rellement se produire.

    Ces caractristiques de la science conomiques ne sont pas sans consquence quant aux rapports que les conomistes entretiennent avec les juristes dans lantitrust. Elles conduisent, par exemple, relativiser lutilisation de certains outils par les autorits de concurrence, comme par exemple lindice de concentration dHerfindahl-Hirschman (HHI). En effet, compte tenu du fait que les conomistes ne disposent pas dune thorie gnrale de loligopole, vouloir accorder une valeur scientifique objective aux valeurs choisies pour cet indice nest pas possible. Par analogie, on peut dire que F. Fisher ne considre pas que lon puisse envisager cet indice comme un thermomtre puisque, dune part, il nexiste pas de temprature normale et que, dautre part, il ny a pas de thorie qui

  • assure que lon puisse lappliquer tous les tres humains de la mme faon. En outre, F. Fisher souligne que ces histoires (fables) peuvent tre un danger car, parfois, les conomistes, ou dautres qui utilisent ces analyses, ngligent que ces thories illustratives (exemplifying theory) nont pas une porte gnrale47 et ne permettent pas de construire une thorie consensuelle susceptible de fournir une base incontestable aux dcisions de justice.

    Il apparat ainsi que la thorie des jeux nest pas mme de fournir une thorie gnrale la science conomique, ni mme quelques maximes gnrales sur quelques questions que ce soit. Pour prendre un exemple issu des politiques de concurrence, li la notion de position dominante collective [Marty, 2007], il est possible de sattacher la relation, souvent prsente comme systmatique, entre le nombre de concurrents prsents sur un march et le degr de concurrence de ce dernier. Pour P. McNulty [1967] [1968], la relecture par A. Cournot de lintuition dA. Smith selon laquelle la concurrence serait dautant plus vive que les comptiteurs sont nombreux sur le march a conduit considrer que dans un modle doligopole, on peut tendre vers un quilibre de concurrence parfaite en faisant tendre le nombre de concurrents vers linfini. Or, ce rsultat nest valable que dans ce cadre thorique particulier. Il nimplique absolument pas, par exemple, la proposition gnrale selon laquelle Lorsquon augmente le nombre de vendeurs sur un march, le prix diminue. En effet, maints exemples issus de la thorie des jeux conduisent un rsultat oppos48. Cependant, il convient de ne pas conclure rapidement de ce qui prcde que lanalyse conomique, particulirement lorsquelle se fonde sur la thorie des jeux, permet de tout justifier et quen ce sens elle verserait dans un relativisme gnralis49 . Tout ne peut pas tre soutenu en conomie. En ce sens, il sagit dune discipline objective qui, pour lessentiel, limine des possibilits et qui permet donc de rduire scientifiquement lespace des possibles.

    Lconomie, in fine, ne semble donc pas techniquement mme de fournir une thorie scientifique du droit. Elle ne dispose pas elle-mme, dune relle thorie unificatrice, mais plutt dun ensemble doutils puissants50. La thse posnrienne consistant soutenir que lanalyse conomique est lensemble des applications fructueuses de la thorie conomique [1987, p. 3] et donc quil est possible de sintresser aux phnomnes non marchands ne nous semble pas invalide si lon considre, comme ce dernier, que la thorie conomique nest quun ensemble de concepts dduits dun mme ensemble dhypothses, et non une thorie unifie. En

    47 Comme le notera, plus tard, le mme F. Fisher [1991] : Cette mthode a produit une taxonomie une large liste de possibilits qui limine peu. 48 Pour un modle dmontrant la relation inverse, voir R. Rosenthal [1980]. Relevons que la rcente publication de lOCDE Les pratiques de facilitation dans les oligopoles [2008] souligne quil peut tre trs difficile de distinguer une conduite lgale qui rsulte de linterdpendance oligopolistique et une conduite constituant une pratique de facilitation illgale et il nexiste pas de test de conformit absolu [p. 13] 49 Il suffirait de faire un modle avec les bonnes hypothses et les bons paramtres. 50 Daucuns considrent ainsi linstar de Th. de Montbrial [2000, p. 590] que : Lambition de faire jouer la thorie des jeux, dans le domaine de la praxologie, le rle que tient la mcanique rationnelle dans les sciences de la nature est certainement voue lchec. La thorie des jeux nest quun instrument, tout de mme trs puissant, daide lanalyse et la rflexion. Ce nest dj pas si mal.

  • revanche, toute application systmatique dun modle, plus ou moins proche des faits que lon cherche analyser, est bannir. La thorie conomique, et en particulier celle base sur la thorie des jeux, fournit donc, outre de nombreux rsultats dans des contextes irralistes et particuliers (les fables), des outils et une mthode qui peuvent permettre de faire pour chaque problme une analyse surmesure. Si fournir une rgle valable en tout lieu et en toute circonstance peut apparatre comme une ambition excessive au vu des contraintes de lanalyse conomique elle-mme, notre propos sera, dans le cadre de notre dernire section, de nous interroger sur la souhaitabilit mme dune russite dun tel projet. B. Les risques lis une telle ambition Lune des principales questions poses par le projet normatif de lanalyse conomique du droit tient la souhaitabilit collective du fait de disposer dune rgle dfinie extrieurement aux parties et simposant de facto au juge ou au lgislateur. Deux dimensions pourraient tre envisages. Est-il souhaitable quune rgle se substitue au choix ? Est-il souhaitable de reposer sur une rgle unique ou pourrait-on esprer, que plus modestement, lanalyse conomique permette de disposer dlments constitutifs dune rgle commune ?

    Face aux dveloppements proposs par lAED, mme certains conomistes comme R. Coase [1978] ou J. Buchanan [1964] [1991] (que lon ne peut suspecter de biais idologique lencontre de lcole de Chicago) ont estims quil y avait un emportement excessif et pour tout dire une sorte dhubris51. Dans le cadre de sa rflexion sur les frontires de lanalyse conomique, R. Coase relve que les frontires entre les disciplines sont le produit de la concurrence entre ces dernires. En outre, il lui apparat que les conomistes multiplient les incursions hors de leurs champs traditionnels. Lanalyse conomique a-t-elle vocation largir ses frontires pour ventuellement inclure terme les disciplines contigus, i.e. les autres sciences sociales ? Aprs avoir rejet lide que ces incursions puissent provenir du fait que les conomistes ont rsolu les problmes majeurs poss par le systme conomique ou quelles viennent du fait que les conomistes daujourdhui auraient plus dinstruction et de centres dintrt que ceux qui les ont prcd, R. Coase propose deux hypothses pour expliquer cette situation. Soit le mouvement dextension de lanalyse conomique aux autres sciences sociales est bas sur une technique ou une approche particulire, et lon peut sattendre un dplacement des conomistes vers ces domaines qui, terme, devraient disparatre (cest la thse de limprialisme conomique). Soit le mouvement dextension de lanalyse conomique aux autres sciences sociales est ncessit par le(s) sujet(s) dont soccupent les conomistes, et lon peut sattendre ce que ltendue des tudes faites par les conomistes soit de faon permanente largie.

    son sens, pour pouvoir discriminer entre ces deux hypothses, il faut revenir

    ce que font les conomistes et ce quils peuvent faire. Ronald Coase souligne alors que lconomiste a pour objet dtude le systme conomique et que, mme si lanalyse formelle des conomistes tend avoir un plus grand degr de gnralit et quil est donc 51 Lhubris dsigne tout ce qui dpasse la mesure, qui est excessif.

  • tentant de lappliquer dautres systmes sociaux, on rencontrera probablement les mmes succs et les mmes checs que ceux que lon rencontre actuellement dans lanalyse conomique. Ds lors, laffirmation selon laquelle lconomie serait la science des choix humains, outre quelle ne correspond pas lide que se fait R. Coase de la discipline, nimplique pas elle seule la disparition des autres sciences sociales, ni mme que tous ceux qui travaillent dans ces disciplines deviennent des conomistes. Pour arriver cela, il faudrait en effet que les conomistes aient quelque chose qui leur permettent de mieux apprhender les problmes sociologiques, politiques et lgaux que ne le font les praticiens dans ces autres sciences sociales [op. cit, p. 208]. Or, il semble particulirement sceptique quant cette ventualit dans la mesure o mme si lanalyse conomique parat plus dveloppe que les autres sciences sociales, il faut bien admettre que cela provient de certaines particularits qui lui sont propres. En effet : [] le grand avantage que lanalyse conomique possde cest que les conomistes sont capables dutiliser la baguette de mesure de la monnaie [] De plus les donnes (sur les prix et les revenus) sont gnralement disponibles, et donc les hypothses peuvent tre examines et vrifies [p. 209]

    La position dfendue par R. Coase consiste alors soutenir que ltude des effets sur des autres systmes sociaux sur le systme conomique, qui est le champ de lanalyse conomique, va devenir un aspect permanent du travail des conomistes car ces derniers ont compris que les systmes sociaux sont si entremls avec le systme conomique quils sont dans une large mesure des parties de ce dernier. Ainsi, dans cette conception, si les conomistes en viennent tudier les autres sciences sociales, ce nest pas dans le but de renouveler ces dernires ou de les liminer, mais cest parce quils considrent quil sagit dune ncessit sils veulent rellement comprendre le systme conomique lui-mme. Ds lors, lconomiste naurait pas la capacit ni la qualit traiter de tous les phnomnes sociaux, mais seulement de ceux ayant un rle pertinent dans le fonctionnement du systme conomique. Loin dtre servante ou matresse pour reprendre une distinction de D. Danet [1993], lanalyse conomique serait donc une partenaire de lanalyse juridique.

    Cette thse dfendue par R. Coase nous semble en lien direct avec lopposition qui existe entre les deux principales conceptions de lanalyse conomique. En effet, si de faon classique, la suite de L. Robbins on peut considrer que celle-ci correspond lutilisation des ressources rares pour des usages alternatifs, il faut souligner que cette conception nest pas unique au sein de la guilde des conomistes. titre dexemple, nous prsenterons ici la thse soutenue par J. Buchanan [1964] [1991]52 laquelle fait cho celle implicitement dfendue par R. Coase. Si comme le souligne A. Marciano [2007], J. Buchanan refuse limprialisme conomique la G. Becker cest essentiellement parce quil soppose sa conception de ce quest la discipline conomique. En effet, pour ce dernier, la dfinition propose par L. Robbins a marqu un mauvais tournant. Ce dernier aurait fait passer lconomie du statut de science sociale celui de branche des mathmatiques appliques, ce qui fait prendre du retard au progrs scientifique que cette 52 Pour une prsentation complte de la question on consultera A. Marciano [2007], R. Servant [2008] et les oeuvres de J. Buchanan.

  • discipline pourrait accomplir. Les conomistes qui suivent cette voie font alors, selon J. Buchanan, une triple erreur puisquils se trompent la fois sur la dfinition de leur discipline, sur les limites de leur discipline et sur ce quils doivent analyser.

    Pour J. Buchanan, lanalyse conomique nest pas la science des choix, elle est et

    doit rester la science de lchange ou catallactique (ou symbiotique) dans la ligne des travaux prcurseurs dA. Smith. Il sagit alors, pour ceux qui se seraient gars, de remplacer la thorie de lallocation des ressources par la thorie des marchs. Ds lors, si lconomiste peut sintresser aux difficults technologiques ou computationnelles issues de la confrontation des hommes avec la nature, il convient pour lui de garder lesprit que son champ dtude est celui des vrais choix, cest--dire des choix faits en situation dincertitude radicale dans une Socit. Ainsi, si les conomistes en viennent tudier les phnomnes institutionnels, ce nest pas dans la perspective de dterminer sils sont ou non efficients et de proposer le cas chant des prescriptions, cest uniquement parce que les institutions influencent les changes et/ou parce quelles peuvent tre dfinies comme des activits dchange. Cest la raison pour laquelle il est faux de soutenir que J. Buchanan fut lun de ceux qui appliqurent le modle conomique aux choix politiques travers la thorie du Public Choice. Lanalyse conomique nest donc pas ici une science naturelle quil sagit dappliquer en tout lieu et en toute circonstance car comme souligne J. Buchanan : Lconomie politique est artefactuelle ; elle a t construite par les choix humains, que ceux-ci aient ou pas eu un objectif au sens structurel [] Par comparaison et par contraste, il serait erron dutiliser le mot rformer en rfrence au monde naturel en dpit de nos grandes avances dans notre comprhension scientifique [1991, p. 15]. Cette analyse le conduit alors une critique svre de lAED puisque dans une recension dun ouvrage de R. Posner il nhsite pas affirmer quil sagit l, dans le meilleur des cas, de bonne conomie (au sens de la thorie conomique), mais galement de mauvais droit. Ainsi, il nous semble que sa critique serait encore plus radicale concernant lide que lanalyse conomique pourrait fournir une thorie scientifique du droit car le rle spcifique de lconomiste nest pas de fournir des moyens pour faire de meilleurs choix [] [1964, p. 221].

    De faon certes quelque peu caricaturale, il nous semble que la tentative de certains conomistes et/ou de certains juristes pour faire accepter lide que parce que lanalyse conomique est une science, elle doit permettre de fonder scientifiquement le droit renvoie une vision primitive du droit, prtant celui-ci une essence thocratique. De manire un peu abrupte, nous pourrions considrer que cette ide participe dun retour un ordre htronome o Dieu serait remplac par la Science. Il est dailleurs intressant de revenir sur ce point aux critiques formules par les ralistes amricains lencontre des formalistes. Dans une critique de Langdell, cit par E. Serverin [2000], O. Holmes [1880] crivait : Lidal du droit de Langdell, le but de tous ses efforts est lelegentia juris, ou lintgrit logique du systme comme systme. Il est peut tre le plus grand thologien vivant du droit. Nous pourrions le qualifier dhglien dguis tant il est intress la connexion formelle des choses ou la logique, au sens o elle se distingue des sensations qui sont le contenu de la logique et qui ont faonn la substance du droit.

  • La vie du droit nest pas issue de la logique ; elle est issue de lexprience53. Il conviendrait ainsi peut tre mieux de ne pas rechercher les fondements conomiques de la rgle ou dabandonner lespoir dans la constitution dun droit unique, comme rponse la mosaque aux frontires floues et changeantes que reprsente la carte des systmes juridiques du monde. Il existe, en effet, la tentation de restaurer un ordre en alignant, voire en imposant, tous les modles existants une norme unique. Or, croire que la science (tout comme nagure la religion) doit et va permettre dorganiser les socits humaines nous semble une ide fausse et souvent dangereuse54.

    Un tel projet serait dailleurs excessivement rducteur au vu du rle des rgles dans la dcision de justice. Celles-ci se caractrisent par une texture ouverte [Serverin, 1985]. Celles-ci doivent en effet faire lobjet dune interprtation par le juge. La rgle ne peut donc sappliquer de faon algorithmique. Aucune logique (juridique ou conomique) ne peut en fait mettre en cause la relative marge de discrtion dont dispose le juge [Chrot, 2008]. La production et la dfinition des concepts juridiques ne pourraient procder ni dune mthode rationnelle, dductive et logique issue de linterrogation de la Common Law (approche de la Classical Legal Thought), ni dune dmarche exclusivement fonde sur lanalyse de lutilit.

    A contrario, le droit et, plus spcifiquement lhistoire du droit, nous enseignent que la valeur et la puissance du droit romain55 comme du ius commune56 (qui constituent les racines profondes de nos systmes juridiques57) proviennent de leur trs grande plasticit, de leur trs grande tolrance dautres sources normatives, et de leur capacit construire non pas un cadre unique, mais un cadre commun. Ce ius commune, fait de coutumes locales, de droit romain, de droit fodal, de droit canonique, de droit statutaire et de traditions commerciales va spanouir du XIIme au XVIme sicle et constituer le cadre dans lequel va merger le ius proprium, droit propre ou particulier un pays, une rgion ou une ville, constitue une voie qui pourrait nous permettre dordonner sans cder laffrontement des particularismes ou une uniformisation hgmonique. Sa logique peut tre relie certaines pistes actuelles proposes par la doctrine ou les instances pour faire vivre la diversit, source de richesse, dans le cadre de la communaut de notre monde qui rsulte de la mondialisation. Ce droit commun ntait ni un droit suprieur, ni mme une simple discipline intellectuelle, il tait essentiellement un droit vocation subsidiaire et suppltif. Il sen suit que ce droit commun, na pas automatiquement une force obligatoire comme peut lavoir une loi en droit franais positif, mais quil correspond plutt un espace de dialogue entre juristes, dmulation et de rassemblement entre les rgles. Actuellement, devant la profusion de normes qui brouille notre image

    53 Lexprience au sens de Holmes ne dsigne pas les caractristiques propres au juge, elle recouvre lensemble des croyances, valeurs, intuitions, prjugs, coutumes ou perceptions des ncessits du temps [Serverin, 2000]. 54 Portalis dans son Discours prliminaire au projet de Code civil en 1804 soulignait dj que la science abandonne la dispute, noffre quune mer sans rivage, alors que le droit doit justement placer des bornes et tracer des limites pour que les rivages ne manquent la mer. 55 Il sagit essentiellement de celui des compilations de Justinien. 56 Pour une prsentation gnrale on consultera Cl. Lovisi [2003]. 57 Claire Lovisi [2003, p. 137, 220] considre que : Cette communaut de pense juridique a structur les diffrents droits positifs autour dune mme pine dorsale.

  • de lordre juridique, M. Delmas-Marty [1994, p. 7] souligne notre besoin dun droit accessible tous, commun diffrents secteurs du droit et diffrents tats dans la perspective dune harmonisation. Lobjectif tant de restaurer les principaux repres qui semblent avoir disparu. Or, prcisment parce quelle veut viter la force et limposition, cette auteur sest engage depuis de nombreuses annes dans une vaste rflexion qui combine la logique classique avec des logiques contemporaines afin de penser le multiple sans que jamais celui-ci ne se rduise deux branches dune alternative binaire : exclure ou imposer.

    Dans cette perspective, il nous semble notamment que lavnement dun droit commun de la concurrence pourrait apparatre comme la fois possible, raisonnable et souhaitable58. En effet, on peut remarquer, la suite de L. Donnedieu de Vabres-Trani [2007], quil existe un processus de mondialisation du droit de la concurrence qui se manifeste par un accroissement continu du nombre dtats qui se dote dun droit de la concurrence, tout comme une prise de conscience commune de la ncessit dun cadre global de rgulation concurrentielle des marchs. Cest dans ce cadre que lon peut constater, depuis prs dune dizaine dannes, outre les accords internationaux59, le dveloppement de la collaboration, plus ou moins formalise, des autorits de concurrence tant au sein de rseaux locaux comme le REC (Rseau Europen de Concurrence) ou internationaux comme le RIC (Rseau International de Concurrence), que dinstitutions de coopration comme lOCDE, qui joue depuis de nombreuses annes un rle moteur dans ce domaine. Par exemple, les rcentes conclusions du groupe de travail ECA (European Competition Authorities)60 sur les sanctions pcuniaires61 peuvent apparatre comme une bonne manire de procder pour ltablissement dun droit commun qui garantisse la scurit juridique tout en prservant les diffrences politiques, cest--dire de choix dmocratiques, qui peuvent exister.

    Il semble que lanalyse conomique peut, dans la limite de ses hypothses et de

    ses comptences, aider pour partie la formation de ce nouveau droit commun. Il faut pour cela que les conomistes sapproprient les principaux concepts et raisonnements de lanalyse juridique, et surtout apprennent travailler avec les juristes. Ce mtissage aura notre sens plus de cohrence et de fruits que la simple juxtaposition des analyses, voire la dangereuse application directe de lanalyse conomique tous les phnomnes juridiques. ce titre, lanalyse conomique ne peut fonder elle seule la dcision du juge ou permettre de construire un droit unique. Son rle doit tre plus modeste. Pour

    58 Nous rpondons l, brutalement, aux trois questions poses par M. Delmas-Marty [1998]. 59 On peut penser ici, titre dexemple, au Chapitre 15 de lALENA (Accord de Libre-change Nord Amricain) intitul Politique de concurrence, monopoles et entreprises dtat dont larticle 1501 prvoit la coordination et la coopration entre les parties. 60 Alors que le REC est un forum de discussion et de coopration pour lapplication de la politique communautaire de la concurrence et son contrle qui fournit un cadre dans lequel sinscrit la coopration des autorits europennes de concurrence dans les affaires o les articles 81 et 82 du Trait sont appliqus, et [qui] constitue le socle sur lequel sappuie la cration et la prservation dune culture commune de la concurrence en Europe selon la Communication de la Commission du 27 avril 2004 ; lECA est un rseau informel de discussions cr en 2001 par les autorits de concurrence et qui runit les vingt-sept membres de lUE, des pays de lAELE et rgulirement la Suisse. 61 Voir le communiqu du Conseil de la concurrence du 7 octobre 2008.

  • reprendre les termes employs par H. Legal, juge au TPICE, dans le cadre des Ateliers de la Concurrence du 2 avril 2003, consacrs la place de lanalyse conomique dans la dcision de justice62, le juge consulte les conomistes au mme titre que dautres types dexpert, tout en demeurant conscient de labsence de consensus au sein de la profession : Le juge se positionne comme un gnraliste face des experts, dans le domaine du droit de la concurrence comme dans celui du contentieux de la responsabilit. Comment un juge pourrait-il se prononcer sur la chute d'un pont ou sur un accident thrapeutique dans un hpital sans faire appel des experts ? Les juges empruntent la mme attitude vis--vis du raisonnement conomique, bien qu'ils soient conscients qu'il existe des querelles d'coles. De la mme faon, la rgle de dcision ventuellement apporte par lanalyse conomique ne saurait simposer telle quelle, dans la mesure o comme le soulignait dj le juge Holmes, il convient de prendre en lensemble des perceptions sociales quant la dcision. En effet, selon H. Legal [2003], un quilibre doit tre trouv entre la sensibilit et la technique car le juge n'est pas charg de refaire entirement la dcision administrative. Bien que les dcisions dans le domaine conomique ne soient ni purement d'ordre physique (comme en mdecine), ni purement d'ordre politique, elles en conjuguent certains lments. Le contrle doit s'adapter cette ambivalence et trouver un quilibre entre la sensibilit sociale et la recherche de la cohrence des dispositifs textuels. Que l'osmose soit, selon le cas, plus ou moins russie tient des facteurs divers o interviennent, notamment, la subjectivit, le hasard et la qualit des avocats. Nous retrouvons ici lun des fondements de la dcision des juges selon lapproche raliste : judges followed commonly accepted morality [Herget, 2007].

    En guise de conclusion, il convient nouveau de souligner la dimension quasi-

    promthenne du projet dont sest progressivement investi lanalyse conomique du droit. Celle-ci peut apparatre comme dmesure. Si comme le soulignent R. Encinas de Munagori [2006] ou Legal [2003], il est normal que le juge sappuie, pour construire son raisonnement, sur les diffrents champs du savoir scientifique, parmi lesquels la science conomique, deux cueils doivent tre pris en considration.

    Le premier cueil est de surestimer les modles conomiques eux-mmes. Comme le notait A. Rubinstein [2006], ces derniers fonctionnent comme des fables. Qui plus est, peu importe lconomiste le degr de ralisme de ses hypothses du moment o son modle prsente une cohrence interne satisfaisante et une bonne capacit prdictive63. Ce faisant, il convient de ne pas considrer les modles conomiques comme des faits tangibles, porteurs de connaissances ou de certitudes empiriques, comme le note R. Encinas de Munagori [2006]. Lconomie peut orienter le raisonnement du juge sur quelques dimensions critiques mais ne peut en aucun fournir la moindre solution scientifiquement valide. Linfluence que peut exercer lAED sur le juge peut donc sexpliquer par la volont de solliciter des connaissances externes son domaine pour accrotre son autorit et la lgitimit de ses dcisions (R. Encinas de Munagori, [2006]).

    62 Atelier de la concurrence du 2 avril 2003 : L'analyse conomique : serviteur ou matre du droit de la concurrence. http://www.minefe.gouv.fr/fonds_documentaire/dgccrf/02_actualite/ateliers_concu/analyse_eco.html 63 Voir M. Friedman [1953].

  • Nous retrouvons ici, selon les termes de B. Ackerman [1987], la position des conomistes du droit souples pour lesquels lanalyse conomique doit jouer un rle important mais non exclusif dans la construction du discours juridique. Cette ambition peut alors rencontrer lintrt des juristes ; lintrt conu dans son sens positif tout dabord ; celui dune production des rgles claire par de multiples points de vue ou angles danalyse mais aussi lintrt conu dans un sens plus utilitariste, celui dtayer une position donne partir darguments dautorit. En effet, comme lcrit Ch. Jamin [2005], le juriste peut interprter de multiples faons les textes qui peuvent fonder une dcision. Le droit ne doit pas tre conu, en ce sens, comme reposant sur une neutralit axiologique. Bien au contraire, les arguments qui viennent soutenir les diffrentes interprtations possibles sont en fait empreints de philosophie morale, quand il ne sagit de prjugs quant linterprtation des textes de lois. ce titre, les juristes ne sauraient tre indiffrents aux prescriptions de la science conomique dans la mesure o celle-ci leur permet de disposer darguments dautorit leur permettant de faire prvaloir une interprtation sur une autre ou de favoriser une solution de droit substantiel plutt quune autre (Ch. Jamin, [2005]). Autrement dit, lanalyse conomique peut tre utilise stratgiquement : Il est [] probable que le juriste sollicite de [l]conomiste quil fournisse des munitions dans la lutte que ledit juriste livre contre les tenants dautres prjugs [relatifs linterprtation des textes]. Ainsi, pour Ch. Jamin, les propositions normatives des conomistes ne devraient pas tre tenues comme mritant plus dgards que celles des juristes eux-mmes. En effet, il sagirait, dans les deux cas, de bricoleurs munis de systmes de croyances ( forte dose de thories gnrales dun ct, de modlisation de lautre) propres convaincre leurs publics respectifs.

    Cette vision nous conduit illustrer ce qui nous apparat comme un second cueil bien plus prilleux que lutilisation opportuniste de lanalyse conomique comme rserve darguments dautorit. Il sagit pour reprendre les termes de B. Ackerman [1987], de la position des conomistes du droit durs pour lesquels, il existe une logique conomique implicite dans le droit, logique quil sagit de dgager et dapprofondir. Non seulement se pose alors la question de la capacit des conomistes fonder une thorie du droit mais aussi celle de lexistence mme dune thorie gnrale du droit positif. Comme le relve Ch. Jamin [2005], [] le droit positif nest pas une thorie ! Autrement dit, prsenter celui-ci sous forme de thories gnrales, travail auquel se livre la doctrine, constitue une tromperie sur un droit positif souvent contradictoire, incohrent et incertain. Il sagit donc de rationalisations qui ne peuvent rendre compte de la faon dont se construit dans les faits le droit positif.

    Au final, le projet de lAED scarte en de nombreux point du