analyse de l’activité et poids de la parole au travail

19
Revue Langage, Travail et Formation Analyse de l’activité et poids de la parole au travail 1 Analyse de l’activité et poids de la parole au travail Christine CASTEJON Analyste du travail, docteure en philosophie [email protected] « Or, empiriquement, le rythme est partout, hors du langage et dans le langage. Chez tout le monde, à tout moment » (Meschonnic, 1982) Quel sera le problème traité dans cet article ? La possibilité même d’ouvrir un espace d’interrogation sur la théorie du langage qui œuvre dans la parlure 1 scientifique. L’intervention n’est pas celle d’une linguiste mais d’une analyste du travail qui se pose des questions sur le langage, des questions non envisagées dans les milieux où l’on pratique et enseigne l’analyse du travail. Non pas qu’aucune question n’y soit posée mais elles ne nous semblent pas relever de la même orientation du regard, ou plutôt de l’écoute. Insistons : il est difficile, présomptueux semble-t-il, de prétendre, alors qu’on n’est pas linguiste, ne pas trouver telle question (sans parler de la réponse) chez les linguistes. L’hypothèse qu’on n’a pas assez lu s’impose et nous intimide. Mais elle empêche de déployer la question non pas à partir du débat théorique (intralinguistique) mais à partir d’une expérience (extralinguistique mais intralangage). Il s’agit de l’expérience très commune de constater que la parole n’a pas le même poids selon qui la prononce. Je travaille pourtant dans un domaine où entendre ce qu’on appelle parfois la « parole ouvrière » est largement ce qui nous anime. Je me déclare insatisfaite de ce à quoi je contribue. J’ai passé des années professionnelles à écouter des gens qui travaillent et entendu dire souvent qu’« ils n’ont pas les mots » (eux-mêmes le disent souvent, mais les analystes aussi). L’analyse de l’activité, et en particulier l’analyse de l’activité langagière au travail, déplace le propos en arguant plutôt que le travail est difficile à mettre en mots. Pourtant il y a bien des fois où mon problème a été d’atteindre avec mes mots d’analyste la même force que celle de mes interlocuteurs parlant de leur travail. Comment rendre compte de cette expérience-là ? 1 Nous reprenons ce terme au québécois pour ne pas parler de « discours».

Upload: others

Post on 20-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

1

Analysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravailChristineCASTEJONAnalystedutravail,[email protected]«Or,empiriquement,lerythmeestpartout,horsdulangageetdanslelangage.Cheztoutlemonde,àtoutmoment»(Meschonnic,1982)Quel sera le problème traité dans cet article? La possibilité même d’ouvrir un espaced’interrogation sur la théorie du langage qui œuvre dans la parlure1 scientifique.L’interventionn’estpascelled’unelinguistemaisd’uneanalystedutravailquiseposedesquestionssurlelangage,desquestionsnonenvisagéesdanslesmilieuxoùl’onpratiqueetenseignel’analysedutravail.Nonpasqu’aucunequestionn’ysoitposéemaisellesnenoussemblentpasreleverdelamêmeorientationduregard,ouplutôtdel’écoute.Insistons: ilestdifficile,présomptueuxsemble-t-il,deprétendre,alorsqu’onn’estpaslinguiste,nepastrouvertellequestion(sansparlerdelaréponse)chezleslinguistes.L’hypothèsequ’onn’apasassezlus’imposeetnousintimide.Maiselleempêchededéployerlaquestionnonpasàpartirdudébatthéorique(intralinguistique)maisàpartird’uneexpérience(extralinguistiquemaisintralangage).Il s’agit de l’expérience très commune de constater que la parole n’a pas lemême poidsselonquilaprononce.Jetravaillepourtantdansundomaineoùentendrecequ’onappelleparfoisla«paroleouvrière»estlargementcequinousanime.Jemedéclareinsatisfaitedece à quoi je contribue. J’ai passé des années professionnelles à écouter des gens quitravaillent et entendu dire souvent qu’«ils n’ont pas les mots» (eux-mêmes le disentsouvent, mais les analystes aussi). L’analyse de l’activité, et en particulier l’analyse del’activitélangagièreautravail,déplaceleproposenarguantplutôtqueletravailestdifficileàmettreenmots.Pourtantilyabiendesfoisoùmonproblèmeaétéd’atteindreavecmesmots d’analyste la même force que celle de mes interlocuteurs parlant de leur travail.Commentrendrecomptedecetteexpérience-là?

1Nousreprenonscetermeauquébécoispournepasparlerde«discours».

Page 2: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

2

Pour des linguistes qui s’intéressent à l’activité de travail, et on les sait peu nombreux,l’activité langagière est l’une des composantes de l’«activité» qui est l’objet d’approchesdisciplinairesetinfra-disciplinairesvariées.Desméthodesd’analysedutravailpratiquéespardeslinguistesoudespsychologuesdutravails’appuientsurlesressourcesdulangagepouraccéderàdesnœudsoùsetrouvecommeenferméledéveloppementdesindividusetdescollectifs2.Mais ilestunecaractéristiquedu langagepeusoulignéedanscesétudes :nousl’avonsappelée«force»pourunarticledanslequelnoussoutenionsl’idéequecetteforceest ignorée (Castejon, 2009), le terme de «puissancelangagière», qui convient aussi, estchoisi par le philosophe Pascal Michon (Michon, 2012). Il s’agit de dire avec HenriMeschonnic, poète-traducteur-penseur du langage (Bédouret, 2012, Leopizzi, 2014)3, quenotrefaçondeparlerdulangageméconnaitcequilefaitagirsurnouscommelafaçondontnousagissonsetpouvonsagirsurlui.Danscetteperspective,chacun.ed’entrenousporte,danssonlangage,d’autresenjeuxquelaseuletentativedecommuniqueraveclesautres.Il sera question de langage en adoptant la définition de Saussure4: «Le langage est unphénomène; ilest l’exerciced’unefacultéquiestdans l’homme.La langueest l’ensembledes formes que prend ce phénomène chez une collectivité d’individus et à une époquedéterminée»(Saussure,2002,p129).Maisl’onsaitquelangageestcourammentemployépour«langue»etnousn’yéchapponspas.Le point de départ de l’argument sera un verbatim entendu dans l’univers professionnel,pour formuler l’interrogation que nous ne trouvons pas sous cette forme dans les écritssavants,sauferreurdenotrepartdontnousserionsheureusedeprendreacte:pourquoilaparole de celles et ceux qui travaillent ne fait-elle pas autorité pour comprendre leurtravail5?Dansunedeuxièmepartie,nepouvantpasserenrevuelespositionsthéoriquessurlelangage,nousnousconcentreronssurcellequi,aumoinspartiellement,estàl’originedece qui est devenu l’ergologie, «étude» de l’activité, souci de l’activité. Pourquoi celle-ci,alors quenous en sommesproche? Précisément parce quenous en sommesproche. Lesquestionssur le langagequ’ontrouvedans leprésenttexten’enproviennentpas,c’estun 2Nousfaisonsréférenceàdesméthodesd’analysedéveloppéenotammentencliniquede l’activitétellequel’instruction au sosieou l’autoconfrontationqu’elle soit simpleou croisée.Avec cesméthodes, le chercheurconduitlesujettravaillantàprécisertoujourspluscequ’ilveutdirejusqu’àenclencherdenouvellesfaçonsdepensercequ’ilfait.3Dontnousnesaurionsdirecommentilestludanslesmilieuxdelalinguistique.MarginalementselonMichon,2012.MaislerenouveaudelapenséedeSaussurequenousavonsévoquénepeutguèreéviterleconstatqueMeschonnicenaétél’undesartisans.Bédouret,2012.ParailleursMeschonnic(1932-2009)estunthéoricienimportantdelatraduction.Leopizzi,2014.Enphilosophie(qu’ilappelaitparfoislafilousophie)nouslecroyonspresqueinexistantetenparticulierincompatibleaveccequianom«philosophiedulangage».4 Sans pouvoir développer dans le volume de cet article, nous nous intéressons aux relectures concernantSaussurequitendentàmontrerquelesaffirmationsqu’onluiassociedepuislongtempsnerendentpascomptedesapenséemaisdecelledesauteursdu«Coursde linguistiquegénérale»écritàpartirdenotesdecoursprises par des étudiants. Pour notre part c’est la lecture deUtaker, 2002, qui nous amise sur la voie d’unSaussurebeaucouppluscomplexequeceluideladoctrine.5 La question contient son inverse: pourquoi la forme savante donne-t-elle un avantage de crédibilité à laparole?

Page 3: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

3

retour aux sources postérieur à notre rencontre avec la perspective ergologique qui aconforté lesquestionsetcontribuéà lesformaliser.Dansunetroisièmepartienousdironsenquoil’approchedéveloppéeparMeschonnictrèsloindessituationsdetravailnousparaitles concerner aussi, apportant sur le langage un éclairage qui participe d’une radicalecritique sociale. Et nous conclurons sur les perspectives ouvertes d’après nous par lapoétiquedecetauteur.

1. Dis-moicequetupoursuis

1.1.Arrêtsurverbatim

Danslecontexted’uneexpertiseconduiteauprèsd’unComitéd’Hygiène,deSécuritéetdesConditions de Travail (CHSCT), nous voici, autour des hypothèses mises à jour par lesanalystes,engroupedediscussionavecdestechniciensdemaintenancelorsquel’und’entreeux énonce : «Quelqu’un qui est à l’atelier il fout rien, quand il est parti c’est qu’il sepromène».Unquartdeseconde.Eclatderiregénéralauseindugroupe,tantchezlestechniciensquechez lesdeuxanalystes.Pourun lecteurquiaquelque familiarité,pouruneraisonouuneautre,avecl’undecesmétiersitinérantsoùl’onvisiteunclientpourrésoudreunproblèmetechnique (d’eau de gaz d’électricité de chaudière de téléphone de distributeur…), laremarque,prononcéesuruntondésabusé,estévidemmentdrôle.Evidemmentveutdire,aupiedde la lettre:elleestdrôledefaçonévidente.Letechnicienventriloque,dansunstyleindirect,unencadrantquiatoujoursquelquechoseàreprocherauxmembresdel’équipe.Lorsqu’un technicienestprésentdans l’atelier, l’encadrantnecomprendpascequ’ilaàyfairemaiss’iln’estpas là, l’encadrantnecomprendpaspluspourquoi ilestabsent.Cequifaitlaformulesaillanteetdoncréjouissante,c’estquedansunparfaitdoubledécasyllabe6,non prémédité, le technicien qui la prononce condense de multiples remarquescontradictoiresque tousont vécuesde lapartdes cadres. Tous saisissent instantanémentque la formule générale parle de chacun d’eux, de l’expérience qu’ils partagent derrièrechaquereprocheadresséàl’und’eux.A laCyrano,surcettephrase,«onpourraitdire…OhDieu…biendeschosesensomme»,nonpasenvariantletonmaisenvariantl’angledevue.Parexemple:Est-elleaussidrôleetaussiévidentepourquelqu’unquin’imaginepasl’activitédontils’agit?Quefaut-ilpartagerpourlacomprendre,etdoncpourenrire?Faut-illaqualifierdeboutade?Neserait-cepasréduire saportée?Quelle compétence linguistique souterrainemanifeste-t-elle?Quedit-elledelaplacedel’humourdansleséchangesautravail?Quechercheàdirelelocuteur?Quecherche-t-ilàdire,enignorantpeut-êtrequ’ilchercheàledire?Qu’est-cequientrainetous les participants à réagir de lamême façon, et de cette façon, l’éclat de rire?Quelle

6Qu’onentendenprononçantlaphrase,pasforcémentenlalisant.

Page 4: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

4

organisationdécritletechnicien,indirectement?Qu’est-cequisemanifestedanslaréactionunanime?Pourquoilelocuteura-t-ilchoisicetteforme-là?L’a-t-ilchoisie?…Le langage est un puits sans fond. Pour qui cherche à l’analyser, une seule phrase peut«contenir», ou plutôt «libérer» (curieuse, cette double orientation) une infinité derebonds. Presque autant d’approches linguistiques et/ou psychologiques, donnant lapossibilitéàunintervenantextérieurdetirerparti,poursonanalyse,decequ’ilentend…oucroitentendre,peutentendre,saitentendre?Nous(lesdeuxanalystesquianimonslegroupe)saisissonslaphrasedutechnicienenayantl’impression immédiate qu’elle est très importantepour l’étude en cours (accordant doncune valeur particulière à cette phrase). En contexte, elle signifie (l’italique veut soulignerl’autoritéquepeutcontenir ceverbe) lemanquedeconfiancede l’encadrementà l’égarddestechniciens.Plustard, ilsedégageraquelaphrasecondensedeuxaspects: lemanquede confiance, en effet,mais aussi le constat que, quoi que fasse(nt) le(s) technicien(s), lecontenudecequ’ilfaitn’estpascequiimporte.Cedoublefondapparaitaprèscoup,faisantvérifiercettecaractéristiquedulangaged’êtresuspenduàcequil’actualise,ledé-virtualise,ou pas. Mais dans l’instant tout ne nous échappe pas, heureusement. Si la phrase nousévoquelemanquedeconfiance,sinousl’entendonsdecettefaçon,c’estparcequecequiaétévuetentenduavantcettescènenousconduitàl’entendreainsi(lavaleurestissuedelamiseenrelation,del’association)etc’estaussipourcelaquenousparticiponsàlaréactiongénérale, le rire. La phrase sera un point de rencontre entre les deux analystes. Nous lachoisirons comme verbatim qui apparaîtra dans le rapport, sans nous demanderformellement que faire de cette phrase, sans réfléchir en linguistes que nous ne sommespas. Dans la rédaction du rapport d’expertise à deux mains, ce que l’un a retenu a étéacceptépar l’autrecommesignificatif.Et lefaitquenousn’ayonspasbesoind’arbitrerestenlui-mêmesignificatifdelaforcedecettephrase.Enlareprenantnousluiavonsdonnélapossibilitédeprolongerl’effetqu’elleaeulorsdelaréunion: fairerireetfairepartagerune«réflexion».Sansnotrechoixdereproduirecettephrase,dela«valoriser»,cetteforteparoleeûtétégaspillée.Maislareproduirenesuffirapas.Ilfaudralaparoleredondantedel’Expert(s’ille«décide»,s’ilattachedel’importanceàcettephrase)quipourradirelamêmechose,maisdifféremment–doncpastoutàfait lamême chose. Avec des périphrases, des paraphrases, des statistiques. Sous peine des’entendre dire qu’une boutade, ou une parole isolée, ne fait pas une analyse. Commentsoutenirque«biensûrquesi,celaéquivautàanalyse»,dèslorsquequelqu’unécoute,faitécho, d’une façon ou d’une autre. Une analyse qui se discute, une parole tendue vers lapossibilité d’une contre-parole. Nul besoin d’un (expert) intermédiaire, si l’on prend ausérieuxcequiestditàhautevoix.

Page 5: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

5

1.2.TenirlaquestionLaquestionlancinantequandsurvientunedecesperlesdephrasesquidisentbeaucoupenquelques mots, c’est: que faudrait-il faire pour que soient entendu.e.s directement lesauteur.e.s de ces phrases sans la médiation reformulante de «l’expert» remplaçant uneformuleparuneautre,uneformedesynthèseparuneautreformedesynthèse?Commentfairepourqu’onl’entende,lui,letechnicienquiparleavecetdesonexpérience?Commentfairepourqu’on«accordede la valeur» -littéralement- à cequ’il dit? Il n’exprimequ’unpoint de vue? Nous y reviendrons. «C’est du ressenti» -disent souvent les dirigeantsd’entreprise,d’untermequi,chezcertainsd’entreeux,sonnedans leur façonde ledireàpeuprèsaussieuphoniqueques’ilsdisaient«c’estduvomi».Etcejugementveutdire:ilyadeuxsortesdeparoles,cellesquinesontpasduressenti,qu’onpeutécouter,etcellesquineméritent pas qu’on s’y arrête. En d’autres termes: on préfère le langage quand il estdécontaminé, pas lorsqu’on voit (entend) qu’il vient du corps. La vérité, la sacro-sainte«objectivité»,n’estpasdansle«ressenti».Etbiensûrlorsquelesdirigeantsparlent,eux,ce n’est pas du simple «ressenti». Mépris qui n’a souvent pas conscience de lui-même,rendu possible par une ignorance qui le dépasse de loin. Car il y a là, au-delà dumépris,manifestationd’uneignorancepartagéedecequ’estlelangage.Quidécidequecequ’aditletechniciennefaitpasanalyse,n’estpasaussi«objectif»quelaphrased’un chercheur qui dirait: «les encadrants ne s’intéressent pas au travail réel destechniciens»oud’unmanagerquidirait l’inverse?Ceuxquicroientpouvoirdéciderdecequiestoun’estpasdel’ordred’uncontenuobjectivantl’expérience.Ceux-làs’approprientcequ’ilscroientêtreunobjet-langageenconsidérantqu’ildoitprendretelleoutelleforme(en fait: qu’il doit prendre la forme qu’ils connaissent) pour être entendu7. De làl’importancedefairecirculerleverbatimprécispourl’inviterdanslecercledesproposprisau sérieux. D’une part, lorsque le rapport circulera, nous, les analystes, savons que cettephrase-làferaparticulièrementéchoauprèsdescollèguesdutechnicienquilaliront,d’autrepart parce que, assurément, cela fera porter une partie du débat avec les officielsdestinataires sur ce«ressenti», habituellement in-entendu sinon inaudible. Les analystes,encitantleverbatim,prennentlecontrepieddelalangueattendued’unrapportd’expertise,parfoisàlalimiteduverbiageàforcedevouloirépouserlescodesdudiscoursautorisé.Carcettequestionnoustravaille:l’idéequeletechnicienacommuniquésonexpériencepourrait-ellesuffire,êtretraduiteend’autresmots,sanségardàlafaçondontil l’afait,àlaforme-mêmede sonpropos?Nous avons entenduet compris, comme les autresparticipants augroupe, ce qui a été communiqué, pourquoi ne pas nous en contenteret «traduire» lepropos en langage policé pour le lecteur institutionnel d’un comité de pilotage ? Notre

7OnreconnaitlethèmedePierreBourdieu,1982,quenousnesuivonsqu’enpartie.

Page 6: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

6

hypothèse est que la «manière» a donné de la force à cette phrase, capable de direbeaucoupenunmouvement. Le technicienne faitpasque«communiquersapensée», ilsynthétise remarquablement l’expérience de tous, d’où provient l’hilarité. L’humourfaussementdésabusé,presquegrinçant,exprimecommeélémentsupplémentairele«raslebol»denepasêtreentendu.Ilredoublelemessageenquelquesorte.Acetitre,iln’estpasplaqué sur le dit comme un élément du décor. Pas de«j’ai ça à dire je vais le dire avechumour». Cen’est pasde cette façonquenousparlons. Le technicienn’apas cherché le«bonmot»,lasaillie,sonproposestàlafoisvenudeloinets’estformédanslecontextedel’échange.Sa façondedirecequ’iladitparlede luietparledumomentpartagéavec lesautres, parle donc aussi de l’écoute des autres. Et cette force, nous considérons avoir laresponsabilité de la relayer en tant que telle, sinon telle quelle puisque nous sortons ducontexte.Cequinousimporten’estpasqu’onreconnaissenoscompétencesd’analystec’estqu’on entende celles du technicien, et que le technicien vive l’expérience d’être entendu,comme porteur d’une parole qui analyse le travail, en dégage les caractéristiques surlesquellesdevraporterl’effortdetransformation.

2.Pourquoilesouvriersparlent-ils?

2.1.UncontexteintellectueldiluéNourrideBourdieuoudeMarx,ondiraqueceméprisconcentrésurunverbatimn’estpasunequestiondelangagemaisunequestiondestatutoud’idéologie.Orcesdeuxapprochesbarrentl’accèsàlaquestionproprementlinguistique8.Onanalyselelangagedansseseffetsde pouvoir parce que la question qui intéresse c’est le pouvoir. On analyse le langagecomme émanant d’une idéologie parce que la question qui intéresse c’est l’idéologie9. Etdanslesdeuxcas,cequiestditdulangagen’estpasàproprementparlerfauxparcequelelangagesertàtout.Ilestmis(etnonpas«ilsemet»)auservicedetout.Ilsertlespuissants,ilsertl’idéologiedominante.Maiscommentrendrecomptealorsdeséchappées?Commentrendrecomptedufaitquecelanefonctionnepasàtouslescoups?Quele langagepuisseêtremis au service de toutes les idéologies, les plus opposées soient-elles?Qu’onpuissediretoutetsoncontraire?Onendéduitfacilementquelelangageesttransparent,qu’iln’aqu’un pouvoir additionnel, autant dire secondaire. Une hypothèse foncièrementstructuraliste pour laquelle nul n’est véritablement auteur de son langage, nous sommesparlésplusquenousneparlons.Ilfaudraitapprofondircela:cettethèsequiaétéformulée 8Cequ’avaitdéjàconstaté,pourlapositiondeBourdieu,DanielFaïta,danssacontribution«Parlerdutravail,travailler la parole» à L’homme producteur, 1985. Il écrivait: «Nous faisons nôtre l’hypothèse deBakhtine/Volochinovselonqui«l’interventionverbaleconstituelaréalitéfondamentaledelalangue»,cequepersonnene sembleplus contesteraujourd’hui,mais sûrementpasauprixd’une réductionduproblèmeausempiterneltêteàtête«dominant-dominé»,p.172.9DansL’idéologieoulapenséeembarquée(2009),IsabelleGaro,philosophedelapensée-Marx,avoulurefairele point sur un terme [«idéologie»] «si galvaudé qu’il a massivement cessé d’être considéré comme unconcept» (p.17). Dans ce très intéressant ouvrage, la question du langage n’a aucune autonomie.Classiquement,Garoparled’idéesdominantes«organisant[leur]emprisesurlelangagelui-même»(p.69).

Page 7: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

7

etassuméededifférentes façonsneconstitue-t-ellepasencore, sousdesdéveloppementsapparemmentcontraires, la coucheprofondede laplupartdespositions théoriques sur lelangage10?Etsiteln’estpaslecas,commentdépartagerlesapprochesdulangagedélestéesdetoutrésidudestructuralisme,decellesquienrestentmarquées?C’estbiendanscecontexte intellectuellementdominépar lestructuralismequesontnéesles hypothèses d’Yves Schwartz, hypothèses de philosophe et non de linguiste, qui ontouvertlavoiedel’analysepluridisciplinairedessituationsdetravail(APST,premierspasdel’ergologie)11. Il expliquedans sa thèse (Schwartz, 1988) comment lepasde côtéeffectuépar le philosophe Gilles-Gaston Granger contre le «tout est langage» des années 60 l’alaisséàlafoisintéresséetinsatisfait.Acetteépoque,l’êtrehumainsembledevenu,parsuited’un «gigantesque déplacement des évidences», un être de langage, «unilatéralité […]promueaurangd’axiomedont ladémonstrationn’estpasà faire»12.Ledéplacementdesévidences porte des noms prestigieux : Levi-Strauss, Lacan, Barthes, Derrida, Kristeva,Foucault,Ricoeur…Etcurieusementilprovientpourbeaucoupd’uneréceptionretardéedulinguisteFerdinanddeSaussure,ouplusprécisémentdelaréceptiond’unlivrequ’iln’apasécrit: leCoursdelinguistiquegénéralepubliépourlapremièrefoisen1916sur labasedenotesdesesélèves.Contre cette «panglossie» qui semblait avoir saisi le monde intellectuel, Gilles-GastonGranger13veutaffirmerquelelangagen’estpastout:ilexisteàsonorigineuneexpériencequelelocuteuressaiedetransmettre.Alorsquedominel’idéequelelangagenouscontraintaupointmêmequ’ilparleànotreplace,Grangerveutétudierlalanguedupointdevuedesonusage,«pointdevueassezsurprenantethétérodoxedans lecontextedesrecherchesdel’époque»,souligneSchwartz(op.cit.p.224).

Schwartz accentue le mouvement de Granger. Pour lui, si l’expérience est en effet plusprésentequ’onne lepensedans l’exercicedeformalisation, iln’enestpasmoinsvraiquecelle-ci tendà laisserdecôté le«résiduelde l’expérience».Celanousfaitdireque,d’unecertainefaçon,leprojetdeSchwartzprovientdesesquestions,etdecelledesco-initiateursde la démarche ergologique, sur le langage14. Affirmer la «nécessaire réévaluation de la

10Unequestiondifficileàsoutenir,nousenavonsconscience,dufaitdesavancéestrèsimportantesdeetparlasociolinguistique.Pourtant,selonPascalMichon(2012),«Àpartirdesannées1970,leslinguistesontintégréàleursrechercheslaquestiondel'énonciation,maiscelle-ciaétémajoritairementvuecommelasimplemiseenœuvrede la langueparun locuteur,quidès lorsa récupérésonstatut traditionneldesujetprécédantetinstrumentalisantlelangage.CequeBenvenistevenaitjusted'entr'apercevoirs'estainsidenouveauobscurci[…]».Noslectures,nonsystématiquescependant,nousmettentplutôtenaccordaveccejugement.11 Et c’est contre ce contexte queDaniel Faïta amarquéde son empreinte de linguiste la création de cettemêmeAPST(Faïta,1985)12Leproposestd’unautrephilosophe,LucienSève,2008,p156.13Gilles-GastonGranger(1988)n’estpascequ’onappelleun«philosophedulangage»,c’estàdirequ’ilnefaitpasdulangagesamatièrespécifique,c’estunphilosophequiaccordeuneimportanceprimordialeaulangageparcequ’ilconstatequ’onnepeutpasdélierréflexionsurlaconnaissanceetréflexionsurlelangage.14Cen’estpascequ’ilenditlui-mêmelorsqu’ilévoquelessourcesdesesintuitionsconcernantletravail.

Page 8: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

8

sphèredu travaildans lemouvementde lacultureetdusavoir» (op.cit.,p.845), celapeuts’entendrecommel’idéequecultureetsavoirsaturentl’espacesocialsansquelesmotsdutravail,etlesparolesdestravailleurs,ytrouventleurplace.Surlesplansindissociablementéthiqueetépistémologique,c’estinacceptable.L’enjeudébordelelangage.ChezSchwartz,ilnes’agitpassimplementdetraiteravecmoinsdecondescendancela«paroleouvrière».Cequi soutient la toutepremièreexpériencede cequideviendra leberceaude ladémarcheergologique (et donnera lieu àL’hommeproducteur-1985), c’est le refusde lapositiondesurplombthéoriqueduphilosophe,etplusgénéralementduchercheur,oudel’universitaire.Comment,malgrédeslangagesforcémentdifférentsentreenseignantsetsalariés,parvenirà mettre des mots sur le travail qui aient la justesse de concepts sans la prétentiond’emprisonnerl’expérience?Lesparticipantsàcette«formation»sontàlarecherchenonpasd’unlangagecommun,auquelilsontlaluciditédenepascroire,maisd’unlangagelui-mêmeentravailpourdiredeschosesnouvelles,nonencoreélaborées.Trenteansaprès,lerapportentrelangageettravailestdevenuunequestionàpartentière,sous une double pression: le travail devenu un thème d’études et la linguistiques’interrogeantsurlapertinencedesesmodèles.Maisl’onpeuts’appuyersurdeslinguistesqui ont fait du travail leur «terre d’intuition» pour constater que la question restemarginale du côté de la discipline linguistique. Ce qui fait dire sobrement à Daniel Faïta,encore dans un texte de 2011, que «les conceptions relatives aux problèmes du langagedemeurentproblématiquesaujourd’hui»(Faïta,2011,p41).

2.2.Lesyndromedu«c’estcompliqué»Dans l’équipepluridisciplinairequiaouvert lavoieà ladémarcheergologique,Schwartzadéléguéaulinguistelacompréhensionfine,etinspirante,desmécanismes15langagiers.Lui-mêmeaselonnouscompensésonabsencedethéoriespécifiquedulangage(n’enéprouvantpas le besoin) par une extrême attention à autrui, une véritable, et rarissime, éthique del’écoute16.Carsapositiondephilosopheseméfiantdulangageneconsistepasàcroirequelephilosophe(oulelinguiste)rectifiecequelecommunfaitmal.L’idéequ’ilestdifficiledeparlerdesontravailleconduitàuneattentionredoublée:

…dans nos rapports avec les travailleurs17, la «mise en mots» de leur expérience esttoujoursapparuecommeunpointnévralgiquecentral;commesiunedifficultéintrinsèqueà

15LetermeestutiliséparFaïta,1985,p176.16Quis’exprimedanslemoindredeséchangesquelquequesoitl’interlocuteur.Maisàproposdel’écoutedeses pairs, rompus à l’intertexte, on a plaisir à relayer lemot de Sève disant de Schwartz qu’il pratique une«exemplairedéontologiedelacritique».Sève,2008,p431,note494.17Noussommesàuneépoqueoù«travailleur»n’apasencoreétéremplacépar«opérateur»etoù«classeouvrière»parleàtoutlemonde.Travailleuryestquasisynonymed’ouvrier.

Page 9: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

9

diretouteactivitéhumainesetrouvaiticiexploitéecontreeuxpourmutilerleurêtresocialetjustifieruneinégalitédepouvoiretdepropriétééconomique.18

On entend la préoccupation de justice sociale qui anime Schwartz se prolongeant aveccohérencejusqu’àl’absolueexigenceépistémologique.Abienlirelaphrase,Schwartzparlede la difficulté générale à dire l’activité humaine pour constater qu’elle est retournéespécifiquementcontrelestravailleurs.Amallalire,onpeutentendrequeseulel’activitédestravailleurs est difficile.Nous aimerions voir clairement soulignéque cette remarque vautaussi pour le chercheur, fût-il linguiste ou philosophe, qui parlerait de sa propre activité,signifiantainsiqueleproblèmen’estpasàproprementparlerunproblèmede«motspourledire»maisunproblèmebienplusvastederapportentrelangageetréel(dontletravailest unemodalité). Trop souvent, ce problème extrêmement complexe, et non résolu, esttransforméenune(plussimple)difficultéqu’auraientnosinterlocuteursàexpliquercequ’ilsfontparcequelesmotsleurmanquent.Laréservepourraitêtreformuléeainsi:siproblèmederapportentrelangageetactivitéilya,ilnes’agitpasd’unproblèmedetravailleurmaisd’unproblèmedetravaillant.Car cette idée qu’il manque au travailleur, désignant alors une certaine catégorie detravaillants,lesmotspourledireestloinderencontrernotreexpérienced’intervenanteenentreprisedanstoutessortesdemilieuxprofessionnels.Noussommestrèssouventdansdessituationsquineconvoquentpascettecertitude.Parexemplequandl’interlocuteurexpliquecequ’ilfaitenutilisantsonlangagedemétier(exempledontchacunconviendrafacilement),mais aussi lorsqu’il convoque des connaissances «basiques» en chimie, en électricité, etautresconnaissancesquinesontpluspournousquedetrèsvaguessouvenirsdelycée(sansparlerdesmatièresquenousn’avonspasétudiées,lacomptabilité,lamécanique…).C’estànousalorsqu’ilappartientdefaire lecheminpourcomprendre,constatantquecelaprenddu temps et demande un intérêt certain pour l’opératoire (les opérations concrètes detravail,un intérêt rare si l’onencroitBidet,2011,quiena fait le cœurdesacritiquedescourantsdominantsde lasociologiedutravail).Citonsencore l’interlocuteurquiémetuneréflexiondansunlangagetoutàfaitquotidienmaisquimanifestement«signifie»trèsau-delà de ce que nous pouvons «spontanément» percevoir. L’exemple développé enpremière partie de cet article l’illustre: aurions-nous entendu cette phrase à un autremoment,ouavecmoinsd’expériencedessituationsévoquées,qu’ellenouseûtéchappée.Cequifaitdenotremétierd’analystedutravailunmétieroùl’onapprendàécouter.Veut-onunautreexempledesituationoùnotreproprelangageestprisendéfaut?C’estlorsquenous essayons de dire avec nosmots d’analyste,mêmeexpérimentée, quelque chose quipourrait être mieux entendu que le propos du technicien, comme un traducteur quiessaierait de faire correctement son travail. A partir de ce qu’il a dit, on peut ajouter outransposer,maisenaucuncasdiremieuxqueluicequ’iladit.«Mieux»c’est-à-dired’unefaçonquidéplieladensitédesonpropossansl’affaiblir.

18SchwartzY.,1992,p.225

Page 10: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

10

Est-ceàdirequelediscours«abstrait»(endésadhérence,ditlaconceptualitéergologique)n’apaslieud’être?Cen’estpaslepropos.Nisimplementqu’onconvienneque,souvent,onentenddesréflexionstrèsfineschezceuxdontonpenseunpeuvitequ’ilssontendifficultéd’expression,pourpeuqu’oncréedesconditionspourlesentendre.Ilestvraiquecesimplefaitn’estpasacquis.Maisnousyvoyonsl’unedesconséquencesdufaitquelelangagen’estpasconsidérécommecettepropriétéhumainequinouspermetdenousparlerlesunsauxautres,denousécouter lesuns lesautres indépendammentd’unquelconquestatut.Nousneprenonspaslamesuredufaitquenosfaçonsdeparlernesontpasdesfiorituresmaislestracesd’uneactivitéàlafoissubjectiveetmatérialisantequinouscaractérisetou.te.s.

2.3.Faireuneautreplaceau«parlé»Ceproposnenousinspireplus19:

L’intelligence non verbale a, on le sait, les plus grandes difficultés à être mise en mots:l’ensembledecessavoirsdelapratiquesontdifficilesàéliciter,àexpliciteretàverbaliser.Latransmission à autrui et l’enseignement de ce que cette intelligence rend possible sonthautementproblématiques,précisémentparcequecettepenséeneseréalisepasaprioridansune mise en mots, dans une verbalisation. C’est à la vision, au voir que les opérateurs,interrogés sur le réel de leur activité, font systématiquement appel: «il faut voir ««il fautregardercequ’onfait»,«fautvenirvoir»,«faudraitquejevousmontre».C’estqu’eneffetcesgestesprofessionnels,cessavoir-fairenepeuventquedifficilementpasserpardesmots;ilssontavanttoutobjetduregard[…].(Boutet,2008,p.55)

Ilnoussemblequ’onexagèreengénéralisant,mêmepourdebonnesraisons,ladifficultédedire.Lanécessitédemontrern’estpasvraiedetouteslesactivités,mêmedansdesmétiersconsidérés comme peu qualifiés. La lucidité implique d’ailleurs de préciser quemême en«voyant» l’analyste ne comprend pas forcément grand-chose. C’est ledire rapproché duvoir qui va aider à comprendre, jamais le voir tout seul, contrairement à ce que pourraitlaisserentendrecetextrait.Ilnes’agitpasforcémentd’uneactivitécomplexe.Parfoisilpeutêtreutiledevoiruneconfigurationdeslieuxqueladescriptionnesuffiraitpasàfairevivre.Est-cebien«l’intelligencenonverbale»quiabesoindemontrer?Oulebesoindemontrerexiste-t-ilaussichaquefoisque l’interlocuteursemblenepascomprendrecequ’on luidit,oulorsqu’ilyatropàdire?Plusqueladifficultédedire,celanesignale-t-ilpasl’écartentrelesdeuxinterlocuteurs,toutsimplement?N’envient-onpasàsoulignerladifficultédedireparcequ’onparledepersonnesquin’ontpasl’habituded’êtreécoutéesets’embarrassentàvouloirchangerderegistrelorsqu’ellesparlentàun«intellectuel»?N’est-cepaslarançon

19 Nous n’y résumons certes pas le travail de Josiane Boutet dont nous avons toujours lu avec beaucoupd’intérêt les analyses tant sur «la vie verbale au travail» que sur le «pouvoir des mots», sans y trouvercependantlapréoccupationquenousexprimonsdanscetarticle.

Page 11: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

11

de l’exorbitantprivilègede l’écritquidésapprend l’ajustement réciproquedans le langageparlé?20Audemeurant,àpratiquerl’analysedutravail,onserendcomptequeceuxdontonvantefacilementlacapacitéverbalenesaventpasmieuxquequiconqueexpliquercequ’ilsfont.Ilssaventmieuxparler, c’est toutà faitdifférent21. Ils saventmieuxdirecequ’ilsessaientdefaire, ce qu’ils sont censés faire, mais pas nécessairement ce qu’ils font. Et eux aussirépondrontfacilement«c’estcompliqué»sionlespousseunpeudanslesexplications.Euxaussivontalorsessayerdemontrer:unschéma,desgriffonnages,descourbes,deschiffresdansuntableau.Qu’est-ced’autrequ’unetentativedemontrercequ’onpeutmontrer,quiest tout aussi vouée à ne rien expliquer que la machine regardée par l’analyste qui neconnaîtrienautravaildontils’agit?Danstouslescas,cequivautexplicationc’estcequeditletravaillant,pascequ’ilmontre.Maisl’ouvrierserafacilementpersuadéqu’ilnesaitpas(s’)expliquer,quec’est luiquiestendéfaut. Il lui faudradu tempsavantdedouterde lacompétence de l’analyste à comprendre ce qu’on lui dit. Au contraire un directeur deproduction pourra être prompt à constater que l’analyste ne semble pas comprendre cequ’on luidit,ayant ledéfautmajeurdenepass’intéresseroutremesureauxcamembertsinformatiques.Onnepourrait tirerdeconclusionsde lacompulsionàmontrerquesiquelqu’unqu’onnesoupçonnepasdemanquerd’«intelligenceverbale»étaittoujourscapabled’expliquersontravail sans nous montrer quelque chose lui aussi. Qu’est-ce qui nous fait conclure à ladifficultédedire,ouplutôtàunedifficultéparticulièredudirequandils’agitdutravaildesouvriers?Accorde-t-onàcetteremarquedeLabovtoutel’attentionqu’ellemérite:«Ilyabeaucoupdeverbositédanslelangagedesclassesaisées,sibienqu’auplandelanarration,duraisonnementetdeladiscussion,lesmembresdelaworkingclassapparaissentpardesbiendesaspectscommedesinterlocuteursplusefficacesquebeaucoupdesmembresdelamiddle class qui ergotent, délaient, et se perdent dans une foule de détails sansimportance.»(citéparTerrail,op.cit.,p.85)22Intelligencepratiqueouthéorique,lestravailleursparlent.Ils’agitdenepassesatisfairedel’idée que les écouter relève de l’éthique, faute demieux. Il y a à écouter ce que dit letravailleurparcequ’ànepasl’écouteronmanqueunquelque-chose-dit,quinepeutpasêtredit,sansresteousansécart,d’uneautremanière.Onfaittoutaussibiencetteexpérience,

20Lafocaleestdéformanteetpourraitlaisserpenseràunecritiquedel’écritentantquetel.Ils’agitplutôtderappeleravecJean-PierreTerrail,chercheurensciencesdel’éducation,quel’égalitédesintelligencesestunecaractéristiqueliéeaulangageoral(Terrail,2009).21Dansuntrèsbelarticlesurletravaild’éducateur,MarcOssorguine(2012),formateur,remarque:«[]dire,c’estsouventpluscompliquéqueparler.L’authenticitéetl’efficacitédelaparolenefontpasappelauxmêmesregistresetauxmêmestechniquesquelesdiscoursprofessionnelsetcompétents»«Leplusdesavoirpossibleouletravailsocialcommelittérature»22C’estaussilesensdel’articledéjàcitédeMarcOssorguine,2012.

Page 12: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

12

et souvent,d’un «c’est compliqué» préliminaire à des explications abondantes,passionnées, et passionnantes. Et qui finalement sepassent, aumoinsprovisoirement, demontrer.

3.Larelanced’unehypothèse

3.1.Néosaussurisme23?Réciproquement,neserait-ilpasutilequeceuxquifontprofessiond’utiliserdesconceptssedemandents’ilsnedélaientpastropsouventlaforcepotentielledeleurproposparsoucidebienséanceoude langage«codé»et si l’exercice académiquen’apaspar tropblanchi lasuggestivité24deleuranalyse?Une armature théorique oriente toute écoute et toute reformulation. On le sait sans lesavoir. On le sait sans s’attarder aux conséquences. Par «armature théorique», nousn’entendonspascellequirelèvedesthéoriesdelacommunication,maiscellequis’exprimemêmeànotre insudans le langagequenousparlons.Est-ceunretouraustructuralisme?Toutaucontraire,c’estunretouràlacritiquequ’enafaiteBenveniste:

[…]touthommeinventesalangueetl’inventetoutesavie.Ettousleshommesinvententleurpropre langue sur l’instant et chacun d’une façon distinctive, et chaque fois d’une façonnouvelle.Direbonjour tous les joursdesavieàquelqu’unc’estchaque foisuneréinvention(Benveniste,1974,pp18-19).

Lemêmemot,lemotquiestapparemmentlemême,changechaquefoisqu’ilestprononcé,serait-ce lemot «bonjour». C’est à quoi nous ne prêtons pas attention, pensant que lesmotsontmêmevaleurentoutescirconstances.Mais lesmotsn’ontpasdevaleureneux-mêmes, ni même de sens, seul le discours qui les porte en a. «Discours» pris dans ladéfinitionnonpasrhétoriquequ’ilagénéralementmaisdanscellequel’onreprendsipeudeBenveniste,lediscourscomme«indiceglobaledesubjectivité»(Dessons,2006,p.71).

C’est un homme parlant que nous trouvons dans lemonde, un homme parlant à un autrehomme,etlelangageenseigneladéfinitionmêmedel’homme.(PLG1,p259)25

23Letitredecechapitreestdûàune«accusation»(letonyétait)d’unlinguisteauprèsdequi j’évoquais laredécouverte de Saussure. Il parlait même d’un «néo-saussurisme à la mode» dont je suis loin d’êtreconvaincuequ’ilexiste.Sitelétaitlecas,letravaildeMeschonnicquiestl’undesartisansdelarelectureseraitlui-mêmepluslargementconnu.24 La demande de plus en plus pressante dans l’univers académique d’écrire et de parler l’anglais, supposélangue de la communication internationale, participe d’un mouvement d’appauvrissement du «langagescientifique» qui va au-delà d’une question de langage. Mais bien d’autres canaux sont à l’œuvre. Cf parexempleàcesujetRastier,2014.25CetteidéedudiscoursestdéjàprésentechezGuillaumedeHumboldtcommeelleleserachezSaussuredansdes termes très proches. Meschonnic défend dans son œuvre l’avenir de la pensée de Humboldt. Cf.Meschonnic,1995.

Page 13: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

13

C’est, selon nous, une affirmation qui nous incite à changer notre façon d’écouter, àentendredans le langage l’activitéde l’êtreparlant, activitéd’un sujetquine se construitcertespasseulementdanssonlangagemaisenfaisantdesonlangage,aufildesonhistoire,à lafoissonoutiletsoninstrument26.Laconvictionfortpartagéequele langagenoussertessentiellement à communiquer n’est pas spontanée du tout. Elle provient d’uneperspective sur le langagequi a précisémentdéplacé la problématiquedu langage vers lacommunicationaudétrimentdesonrôledanslaformationdelapensée.Unethéoriequiapoursuiviuneffacement,trèstôtcommencé,deHumboldt(Trabant,1992).Or,lerisquedela superposition entre langage et communication est d’étouffer le nouveau sous l’ancien,l’inventionspontanémentprésentedanslalangue-doncsingularisante,subjectivante-sousle consensus socialement désirable27. Dans certains domaines le stade du risque estdépassé…Sanscetteperspectivedusujetseconstruisantdansetparsonlangage,l’étudedelalangueparlée,pourproductiveetpassionnantequ’ellesoit28,manquelaprofondeuroupourmieuxdirel’histoiredecequiest«parlé».Elleencourageenconséquence,àsoncorpsdéfendantparfois, lacatégorisationaudétrimentdela labilité, l’incrustéaudétrimentdudynamique.On court ensuite après de nouvelles théorisations qui ajoutent au mille-feuille desinterprétations, sous motif d’une compréhensionmeilleure, au lieu de s’interroger sur lathéoriedulangagequisoutientl’édifice.Nous n’en doutons pas, la focalisation sur la parole, par opposition à un Saussurefantomatique29,aproduitdeseffetspositifs.C’estainsicontrelaminorisationdelaparole,conduisant à un corpus de laboratoire, qu’a été inventée la sociolinguistique, mise enrapport nécessaire de ce qui est dit avec le contexte de ce qui est dit, dans toutes sescomposantes. Construisant sur la dite fameuse opposition entre langue et parole, on amultiplié les preuves de l’intérêt de comprendre la parole en situation. Des travauxpertinentsetutilesquiontleurprolongement,pourcequinousconcerneplusdirectement,dans l’analysedes situations langagièresau travail. C’est cequi faitnaître cet articledansunerevueduréseauLangageTravailetFormation.

26Unmotifhumboldtien,celangageàlafoisoutiletinstrument,cf.Trabant,1992.27 Tout ce paragraphe est plein demotifs humboldtiens. C’est en travaillant sur/contreHabermas que nousavons lu chezHumboldtuneéchappéepossibleàune théoriequi faitduconsensus l’objectifprimordialdeséchangesenhumains.Habermas,1987.28 Claire Blanche-Benveniste a souligné la multiplication récente des recherches dans ce domaine restélongtempsenfrichepourlalanguefrançaise,etcependantleretardpersistant.Cequ’elleappelle«préjugés»retardantcetteétudeapeut-êtrefaitl’objetd’uneinterrogationplussystématique.Blanche-Benveniste,2010.29Pourdesraisonsquiméritentexplorationau-delàdenotreproposici,onluiafaitdirequeseule la langueétait importante, au détriment de la parole. De nouvelles lectures montrent qu’il ne l’a ni écrit ni pensé.«Nouvelles»? Pas tant que cela puisque déjà Benveniste avait souligné que Saussure n’opposait pas lestermesmaisparlait de«dualitésoppositives» (Benveniste, 1966,p.40-41).Nousn’avonspas l’espace ici demontrerquelalecturedeBakhtinedanslesannées70aconfortécettefausseidée(Bakhtine,1984)

Page 14: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

14

Mais laveinepropredeSaussureaété longtempsabandonnée.Seloncertainsauteurs30, ilest tempsde sedirequenousavonsmanquéquelque chose.Ceuxquidisaient«toutestlangage»nedisaientpastous,pourautant, lamêmechose, loinde là.Apartird’euxs’estconstituée une galaxie de théories de la communication, plutôt que du langage, danslesquellesilnesemblepasurgentdeserepérer,commesidesthéoriesdiversesdelalangueet de la parole pouvaient tenir lieu de perspective anthropologique sur le langage. Or,appréhenderlaparole,mêmeensituation,nesuffitpasàrendrecomptedeseffetsqu’elleproduit…ouneproduitpas. Il ne s’agitpas seulementdedireque laparolediten’estpastoutlelangage,celanouslesavonsaussi.Quoiquenouslesachions,denouveau,sansnousyattarder. Nous savons que les silences, les gestes, en font partie, considérés d’un termenégatifetdoncinadaptécommeun«langagenonverbal».Mais l’habitudeestdeséparertout cela, avec des effets de charlatanisme importants, mais surtout une inadéquationpersistante entre ce qu’on cherche à comprendre et les méthodes déployées pour yparvenir.Iln’yapasunlangageverbald’uncôtéetunlangagenonverbaldel’autre,ilyadescorpsqui«parlent»dedifférentesfaçons,fût-ceensetaisant,ouenbougeant.Maissila parole dite est essentielle c’est précisément parce qu’elle est dite, ce qui est très loind’unelapalissade.Dansl’ensembledel’expression,laparolealaparticularitéd’appeleruneréponse (qui peut être un prolongement) en étant prononcée. Pour la comprendre,l’auditeurestcontraintdelajugervraieounonvraie31mêmes’ilgardelaréponseensonforintérieur.Au silence, nul n’est obligéde répondre.Nul n’est en tout cas censé considérerqu’ildoitrépondre.Alaparoledite,c’estdifférent,onpeutnepasrépondremaislaparoleémetun«pointdevue»quienappelleunautre.Encorecettenotiondepointdevueest-elleéminemmentambigüe,interprétéetrèsendeçàdecequ’endisaitSaussure:

Onn’estpasdanslevrai,endisant:unfaitdelangageveutêtreconsidéréàplusieurspointsdevue;nimêmeendisant:cefaitdelangageseraréellementdeuxchosesdifférentesselonle point de vue. Car on commencepar supposer que le fait de langage est donnéhors dupointdevue.Ilfautdire:primordialementilexistedespointsdevue;sinonilestsimplementimpossibledesaisirunfaitdelangage.(Saussure,2002,p19)

Nous parlons, disait Saussure, à l’intérieur d’un point de vue, et ce dès que nous nousmettonsàparler.Nuln’enchainesimplementdesmotscarlemoindred’entreeuxcontientunepropositionthéoriqueausensoùilesttoujours,fût-ceàl’insudeceluiquileprononce,porteurd’unpointdevuedans laperspectivesaussurienneduterme.Unethéorienéederien, d’un pur exercice cérébral, cela n’existe pour personne. Une théorie nait enmêmetempsquenotreregardetnotreécoute. 30 Il ne s’agit pas de sacraliser le nouveau Saussure. Il reste vrai que «nous n’avons accès à la pensée deSaussurequepardesbribes,desnotes,desrelectures»ainsiqueleditSandrineBédouret-Larrraburu(2012).Mais ce Saussure redécouvert pour beaucoup avec la parution des Ecrits de linguistique générale» (2002)produiraprobablementd’autreseffets,nonmoinsintéressantsqueleprécédent.31 Dans cette formulation, le philosophe Jacques Poulain. Par exemple 1998. Et pour notre rapport à cettepenséedulangage,Castejon2001.

Page 15: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

15

3.2.L’écoute,oubliéedulangageRépéterquenepasécouterlestravailleursestuneconstantedel’histoirenenousaiderapasà changer cette réalité. Sedireque c’estune constantequi se renouvelleenpermanencedansl’histoireettraquerlafaçondontcelasefaitauquotidien,etlafaçondontcelapassepar chacund’entrenous, si (enfin,peut-être…).Celapeut sedire: le faitqu’onn’entendepasuntravailleurquiparlen’estpasuneconstantedel’Histoirec’estuneconstantequiserenouvelle et se réaffirme en permanence dans l’histoire, histoire d’abord quotidienne,l’histoire que nous faisons. L’hypothèse fondée sur «l’argument de l’idéologie», qu’onn’écoutepasceluiquiparleparcequec’estuntravailleur,n’estpassuffisante,pasplusquele constat qu’on n’écoute pas les femmes, ou les poètes… Toujours des catégories. Nousn’avonspasconsciencequenousavonsunproblèmeducôtédel’écouteengénéral,quin’apas de place dans notre conception du langage. Si elle en avait une, nous serions parexempleinterditsdecequeleterme«sans-papiers»ditdenotresociété,denoscritèresdejugement,sansriendireenrevanchedesêtreshumainsainsidésignés,assignés.Ilnes’agitpas(seulement)d’écouterle«sanspapier»(dontonpourradirefacilementqu’iln’apaslesmots puisqu’il ne parle pas notre langue)mais d’écouter comment nous l’empêchons deparleravecnotrefaçondeparlerdelui.C’estpourquoil’explicationparl’idéologieesttropenglobante, trop facilement a-historique, pour être juste. Elle nous exonère de nousdemanderànous-mêmes,sansrelâche,àquinousparlons(etécrivons),quinousécoutons,commentnousparlons, commentnousprenonspartioupas, commentnousdémasquonsnosproprespointsdevue,commentnouslesmettonsàl’épreuve…Toutcelanedécritpasuncomportementspécifiquementscientifique,c’est laviedechacunquiestsaisiedanscemaillage, les scientifiques, ou les «spécialistes» de toutes natures, n’étant pas en eux-mêmeslesplusaptesàrepérerlespiègesd’unlangagedevenupourcertainsd’entreeuxunjeusansconséquencesassumées.Quandnousparlonsnousnefaisonspasquecommuniquernotrepenséeauxautres,nousluidisons implicitement qui nous sommes, qui nous croyons être, et en parlant nous nousfaisons nous-mêmes car nous nous parlons à nous-mêmes tout autant. Cela pourrait êtreflagrantdansl’exerciced’unarticle,danslequelnoustendonsàl’autreuneréflexionentraindesefaire.Onécritpoursavoircequ’onaàdire,etnonpourcommuniquerunsavoirtoutprêt.Onsedemandeàsoi-mêmesil’onparviendraàmettreen«mots»cequelquechosed’encoreinformelquinousagite.Maisl’onn’écritpasunesuccessiondemots.L’articleseraun produit (à entendre commeun construit) dont émaneront des traces du corps de sonauteur:sa«façondeparler»singulière,l’intonation,laprosodie,laponctuation,l’ordredudiscours, eux-mêmes produits d’une histoire absente du «mot à mot»…. Ce queMeschonnic appelle un «rythme» produisant une signifiance et non pas un doubletsignifiant/signifiéouforme/contenu.

Page 16: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

16

Je définis le rythme dans le langage comme l'organisation desmarques par lesquelles lessignifiants,linguistiquesetextra-linguistiques(danslecasdelacommunicationoralesurtout)produisentunesémantiquespécifique,distinctedusenslexical,etquej'appellelasignifiance:c'est-à-direlesvaleurspropresàundiscoursetàunseul.Cesmarquespeuventsesitueràtous les "niveaux" du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques.(Meschonnic,1982,p.216)

Parler c’est faire, et construire à chaque prise de parole, l’expérience de ce rythme quin’appartient qu’à un être, un corps-soi pour parler commeYves Schwartz32. Si la prise deparole ne me transforme pas moi-même elle n’atteindra pas le lecteur. Je serai dans larécitationabsenteàmoi-même,nemepréoccupantquede l’effetproduit sur l’autre,quifiniraparpercevoirl’absence.SuivantdenouveauBenveniste:

Duseulfaitdel’allocution,celuiquiparledelui-mêmeinstallel’autreensoietparlàsesaisitlui-même,seconfronte.(PLGI,p.77)

Notremanièredeparlerditsinousutilisonslelangagepourvivre(cequisupposeaussidevivreaveclesautres)ousinousl’utilisonspourassommerl’autre,ycomprisceluiquiestennous. Exprimer un doute c’est se poser à soi-même une question enmême temps qu’onl’adresse aux autres. Soupirer c’est laisser entendre que bien des choses ne peuvent setransformerenmotsà l’instant présent. Le soupir entenduaurades effets. Le soupir nonentenduétranglepeuàpeuceluiquil’aémis.L’encontre, c’est d’habiter son langage, fut-ce le langage théorique, qui a sa proprepoétique,etc’estencourager l’Autreàhabiter luiaussison langage,doncprendresoindel’écouter.Notreproprepoétiquenouséchappe, ce sont les autresqui laperçoivent,maisnouspouvonssaisircelled’autrui.Savoirquecettepoétiquenousanime,qu’ellefaitdenousdes semblables qui se cherchent eux-mêmes, nous conduirait à la cultiver plutôt qu’àl’étouffer sous les coups de lissage. La découverte que la pensée est dialogique33 reste àdevoirproduireseseffets.

Conclusion Onsedemandesinotretechnicienaproduituneanalysedanslamesureoùsonproposn’aniformenicontenuacadémique.Maisécoutonscertainséchangesacadémiques.Prenonsleconceptd’«activité», faisantpartieduvocabulairequotidiende tantdedisciplines.Dansnombred’entreellesiln’atoujourspasstatutdeconceptetonutiliseletermecommeunesimple«notionpasse-muraille» (Schwartz,2001).Ducôtédesdisciplinesquis’intéressentau travail, il n’a pas toujours été un concept, loin de là. C’est aujourd’hui qu’on débat

32Pourunedéfinitionpar l’auteur,cfSchwartz,2011.Pourun lienentrececonceptet le langagedansnotreperspective,cfCastejon,201733Cequelaphilosophien’apasencoreintégré,ceseral’objetd’unautrearticle.

Page 17: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

17

(marginalement,ilfautlesouligner)desavoird’oùilvient34.Onréaliseàpeinequ’iln’estpaslemêmeenergonomie,encliniquedel’activité,enpsychodynamiquedutravailetpour ladémarcheergologique. Ici conceptanthropologique, là conceptdescriptifet renvoyantquiplusestàdeuxregardsdifférents–energonomieetpsychologiedutravail-sur letravail. Iln’y a pas un concept unique d’activité (ni de travail, on le sait plus) mais un terme quis’inscritdansunsystème[depenséeetd’énonciation],undiscoursausensdeBenveniste.Maisalorsquelle«activité»intéresseleslinguistes?L’attentionqu’onporteraà l’ouverturedecedébatetà sondéveloppementproduiraunetransformationdu terme,au-delàde lazonerelativementconfinéedans laquellecedébatexistepotentiellementaujourd’hui.S’iln’apas lieu, s’iln’estpas relayé, le«mot» resteradansceflou.Danstouslescasnousnesavonspasdirecommentonparleradel’activitédansdix ans. On peut seulement s’engager ou pas dans le débat, selon l’importance qu’on luiaccorde. C’est ainsi que nos choix «de langage», qui sont aussi des choix de vie, fonthistoire.Comprendre ce qu’est le langage, au-delà de la parole, c’est comprendre comment nousnousconstruisonscommeêtressinguliersàtraverscequenousdisons,choisissonsdedire35,échappant aux points de vue prémâchés, «pré-médités». Nous héritons toujours desapprochesthéoriquesdesautres36,chargeànous(cenousestindividueletcollectifàlafois)de les repérer et de décider si nous les partageons ou si nous les remplaçons. L’activitéthéorique, qui encoreune fois n’est pas l’apanagedes chercheursprofessionnels, c’est cepassagede l’in-conscientauconscientquiseulpeutêtreremisencause.C’est l’activitédulangagecontrelaganguedulangage.Meschonnic dans sa poétique montre que loin d’être un à côté de nos vies par ailleursproductives, la littérature est le terrain où s’exerce le sujet plein et entier, celui quiexpérimente,inventeautantquenouslepermetlelangage.Ilyamatière,pensons-nous,àgénéraliser la poétique en prenant conscience que celle-ci est un haut lieu du travail dulangage.Flagrantdans la littératurecertes,maisexerçableparquiconque lesouhaitedanstouteslesdimensionsdelaviehumaine,puisqu’ilyestdéjàengerme.BibliographieBAKHTINE, M. (1984). Le problème des genres de discours, in Esthétique de la création

verbale,Gallimard.

34Dujarieretal.,2016.35Cequin’exclutpasl’inconscientmaisn’yréduitpaslelangage.36Cedontnerendpasclairementcompteleterme«motsd’autrui»qu’utiliseBakhtine(1984)dumoinsdanslatraductionfrançaise.

Page 18: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

ChristineCastejon

18

BEDOURET-LARABURU,S.(2012).Littératureetlinguistique,quelleplacepourSaussure?,inBEDOURET-LARABURU S. et PROGNITZ, G. (dir), En quoi Saussure peut-il nous aider àpenserlalittérature?Pressesdel’UniversitédePauetdespaysdel’Adour.

BENVENISTE,E.(1966)ProblèmesdelinguistiquegénéraleI,Gallimard.BENVENISTE,E.(1974)ProblèmesdelinguistiquegénéraleII,Gallimard.BIDET,A.(2011),L’engagementdansletravail,qu’est-cequelevraiboulot?,PUFBLANCHE-BENVENISTE,C.(2010).Approchesdelalangueparléeenfrançais,EditionsOphys.BOURDIEU,P.(1982).Cequeparlerveutdire,l’économiedeséchangeslinguistiques,Fayard.BOUTET,J.(2008).Lavieverbaleautravail,Desmanufacturesauxcentresd’appels,Octarès.CASTEJON,C.(2001).L’enjeuphilosophiqueetleslimitesduconceptdejustice,unégaleun,

Thèsepourledoctoratdephilosophie,ANRT.CASTEJON, C. (2009). «La résistance qui s’ignore», Nouvelle revue de psychosociologie,

2009/1,n°7.CASTEJON,C.(2011).Langageettravailplisetpistes.RevueErgologiaMars2011,n°5.CASTEJON,C.(2017)«Ilyacoupureetcoupure»-Quellethéoriedulangageestàl’œuvre?

Communication au Cinquième congrès «Philosophie(s) duManagement-Management,TechniqueetLangage».

DESSONS,G.(2006).EmileBenveniste,L’inventiondudiscours,Inpress.DUJARIER,M.-A., GAUDART, C., GILLET, A., LENEL, P. (dir°). (2016). L’activité en théories -

Regardscroiséssurletravail,Octarès.FAÏTA,D.,(1985).Parlerdutravail,travaillerlaparoleinL’hommeproducteur,Messidor.FAÏTA,D., (2011). Théorie de l’activité langagière inMAGGI, B., Interpréter l’agir: un défi

théorique,PUF,2011.p.41-67.GARO,I.(2009).L’idéologieoulapenséeembarquée,LaFabrique.GRANGER,G.-G.(1988).Essaid’unephilosophiedustyle,OdileJacob.HUMBOLDT,W. von. (2000). Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le

langage,présentationparTHOUARDDenis,EditionsduSeuil.LEOPIZZI, M. & BOCCUZI C. (dir°). (2014). Henri Meschonnic, théoricien de la traduction,

HermannEditeurs.MICHON, P. (2012) «Rythme et théorie du langage: une introduction », Rhuthmos, 7

novembre2012[enligne].http://rhuthmos.eu/spip.php?article781MESCHONNIC,H.(1982).«Qu'entendez-vousparoralité»?In:Languefrançaise.N°56,pp.

6-23. Doi : 10.3406/lfr.1982.5145 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1982_num_56_1_5145

MESCHONNIC, H. (dir) (1995). La pensée dans la langue, Humboldt et après ? PressesUniversitairesdeVincennes,Saint-Denis.

MESCHONNIC,H.(2009).Critiquedurythme.Anthropologiehistoriquedulangage,Lagrasse,EditionsVerdier.

OSSORGUINE,M.(2012).«Leplusdesavoirpossibleouletravailsocialcommelittérature»,Empann°88,2012/4.

POULAIN,J.(1998),Lespossédésduvrai,l’enchainementpragmatiquedel’esprit,Cerf.

Page 19: Analyse de l’activité et poids de la parole au travail

RevueLangage,TravailetFormationAnalysedel’activitéetpoidsdelaparoleautravail

19

RASTIER,F.(2014).«Éducationetidéologiemanagériale»,EntretienavecSarahAl-MataryetYannickChevalierinTexto!—Textesetcultures,vol.XIX,n°4.

ROSTAND,E,(1969)CyranodeBergerac,LelivredePoche.SAUSSURE,F.de. (1995).Coursde linguistiquegénérale,GrandeBibliothèquePayot, [1967

pourlesnotesetcommentairesdeTulliodeMauro]SAUSSURE, F. de. (2002). «De l’essence double du langage» in Ecrits de linguistique

générale,Gallimard.SCHWARTZ,Y.,FAÏTA,D.(1985).L’hommeproducteur,Messidor/Editionssociales.SCHWARTZ, Y. (1988). Expérience et connaissance du travail,Messidor/La Dispute, Paris,

Nouvelleéditionaugmentéed’unepostfacedel’auteur,LesEditionsSociales,Paris,2012.SCHWARTZ,Y.(1992).Travailetphilosophiesconvocationsmutuelles,Octarèséditions.SCHWARTZ, Y (2011). «Pourquoi le concept de corps-soi? corps-soi, activité,

expérience».Travailetapprentissagesn°7juin2011.SEVE,L.(2008),PenseravecMarxaujourd'huiII,L’homme?Ladispute.TERRAIL,J-P.(2009).Del’oralité,essaisurl’égalitédesintelligences,LaDispute.TRABANT,J.,(1992).Humboldtoulesensdulangage,Mardaga.UTAKERA.(2002)Laphilosophiedulangage,unearchéologiesaussurienne.Puf.