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Éthique et herméneutique. Une réponse des herméneutiques de Paul Ricœur
et de Hans-Georg Gadamer à l’énigme d’autrui
Thèse
Cyndie Sautereau
Doctorat en philosophie
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
© Cyndie Sautereau, 2013
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RÉSUMÉ
Cette thèse a pour objet l’énigme d’autrui. À cet égard, elle interroge l’opposition entre
deux conceptions de l’altérité, celle de Husserl et celle de Levinas. Pour Husserl, autrui est
envisagé du point de vue de la connaissance, connaissance d’autrui qui se fait à partir de
moi. Autrui est pensé comme alter ego. Levinas, lui, fait éclater cette conception de
l’autre : pour lui, autrui ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Plutôt, c’est autrui
qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité. La relation ne part
plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint le soi à ne pas rester
indifférent. L’énigme d’autrui semble donc se tenir dans la tension entre le lointain et le
proche. Trop proche, son altérité est annihilée. Trop lointain, il devient presque
inaccessible. Or, entre familiarité et étrangeté se situe le lieu propre de l’herméneutique, un
lieu que tant Ricœur que Gadamer n’ont cessé d’explorer.
Quelle(s) réponse(s) les herméneutiques de ces deux penseurs apportent-elles à l’énigme
d’autrui ? De quel ordre relève d’abord la relation entre soi et autrui : épistémologique
(Husserl) ou éthique (Levinas) ? Nous soutiendrons que c’est principalement la dimension
éthique qui est en jeu. C’est par le biais d’un dialogue avec Levinas que nous chercherons à
faire ressortir la dimension éthique de l’herméneutique. Ce faisant, nous nous trouverons
face à une autre question, celle d’une conception commune de l’herméneutique. Nous
serons par conséquent amenée à dégager les aspects sur lesquels les pensées de Ricœur et
de Gadamer se rejoignent et ceux sur lesquels elles se différencient, construisant ainsi des
ponts entre leurs herméneutiques et inscrivant par là même notre thèse dans la veine des
travaux qui les mettent en dialogue.
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TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ III
TABLE DES MATIÈRES V
LISTE DES ABRÉVIATIONS IX
REMERCIEMENTS XI
PROBLÉMATIQUE : L’ÉNIGME D’AUTRUI 1
1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas 1 1.1. Altérité relative c. altérité absolue 1 1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas 4
2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego 5 2.1. L’intersubjectivité chez Husserl 5 2.2. Critiques de Ricœur 11
2.2.1. Premières critiques 11 2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soi-même comme un autre 13
3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui 15 3.1. La relation à autrui comme relation éthique 15
3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression 16 3.1.2. Expression et langage chez Levinas 19
3.1.2.1. L’opposition à Heidegger 19 3.1.2.2. Le Dire et le Dit 21
3.1.3. Autrement que savoir 24 3.1.4. Relation éthique comme proximité 25
3.2. La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale que l’ontologie 26
3.2.1. L’ontologie heideggerienne comme intériorité 27 3.2.2. L’ontologie levinassienne comme excendance 30 3.2.3. L’ontologie n’est pas fondamentale 34
3.3. Soi et autrui : substitution ou « laisser-être »? 35 3.4. La critique de Ricœur : le soi en question 39
4. Entre le proche et le lointain : le lieu de l’herméneutique 40 4.1. Le lieu de l’herméneutique 40 4.2. Deux conceptions de l’herméneutique : Paul Ricœur et Hans-Georg Gadamer 42
4.2.1. L’herméneutique de Paul Ricœur 42 4.2.2. L’herméneutique de Hans-Georg Gadamer 43
4.3. Une conception commune de l’herméneutique ? 46 4.3.1. Ricœur et Gadamer 46 4.3.2. La place de Levinas 47
4.4. La voie vers une réponse à l’énigme d’autrui 47 4.4.1. Structure 47
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4.4.2. Corpus 48 4.4.3. Plan 49
PREMIÈRE PARTIE : LE PROBLÈME DE LA RELATION À AUTRUI DANS L’HERMÉNEUTIQUE DU SOI DE PAUL RICŒUR 53
1. La dialectique de l’appartenance et de la distanciation 54
2. La compréhension de soi 60
CHAPITRE 1 – LA PRIMAUTÉ DU SOI. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS 65
1. Le soi comme ipséité 65
2. L’ipséité comme condition de possibilité de la rencontre éthique avec autrui : L’exemple de la sollicitude 73
2.1. La sollicitude 73 2.2. Figure(s) levinassienne(s) du sujet : de l’ego au moi. 76 2.3. La critique ricœurienne 84
CHAPITRE 2. UNE CONCEPTION RELATIONNELLE DU RAPPORT À AUTRUI : LA RÉCIPROCITÉ. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS (SUITE) 99
1. Une conception herméneutique de la réciprocité : le cas de la sollicitude 100 1.1. La sollicitude comme relation réciproque 100 1.2. La reconnaissance 103 1.3. Autrui, mon semblable; autrui, l’irremplaçable 104
1.3.1. L’autre soi dans la sphère du langage 107 1.3.1.1. Le problème de l’autodésignation 107 1.3.1.2. Le problème du transfert à toute autre personne 110 1.3.1.3. Soi et autre soi dans la sphère du langage 112
1.3.2. L’autre soi dans la sphère éthique 115
2. Reconnaissance ou responsabilité? 120 2.1. La réciprocité en question. La critique de Ricœur envers Levinas 120 2.2. À l’origine de la responsabilité levinassienne 124 2.3. La conception ricœurienne de la responsabilité 130
3. La justification du Bien dans l’éthique ricœurienne 136
CHAPITRE 3 : DE LA SOLLICITUDE À LA SOLLICITUDE CRITIQUE 143
1. Nécessité de la morale en raison de la possibilité humaine du mal 145 1.1. La possibilité humaine du mal 145 1.2. La faillibilité humaine : disproportion entre transcendance et finitude 147 1.3. La disproportion entre transcendance et finitude au sein de la relation intersubjective 152
2. Le passage par l’obligation : grandeur et limite du respect dans la relation intersubjective 155 2.1. La Règle d’Or 156 2.2. Le respect au sens kantien 160
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3. La sollicitude critique ou l’exception d’autrui 162 3.1. Relecture de la phronèsis 162 3. 2. La place de l’autre dans la promesse 165 3. 3. La voix d’autrui 167
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 170
1. L’énigme d’autrui : un parcours 170
2. L’énigme d’autrui : Husserl et Levinas 171
3. L’énigme d’autrui : Ricœur et Gadamer ? 172
SECONDE PARTIE – LA RELATION DIALOGIQUE DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE 175
CHAPITRE 1 – UN SAVOIR D’IMPLICATION 177
1. Le modèle aristotélicien et sa reprise gadamérienne 181 1.1. Un savoir d’implication de soi 181 1.2. Un savoir ouvert 189
2. L’herméneutique comme philosophie pratique 193 2.1. Phronèsis et philosophie pratique 193 2.2. Le modèle du theorôs 194
CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HERMÉNEUTIQUE : UNE CONSCIENCE DIALOGIQUE 201
1. Les formes de la conscience herméneutique dans Vérité et méthode 202 1.1. L’expérience de l’œuvre d’art : la conscience esthétique et la figure du joueur 202 1.2. La conscience historique et la conscience du travail de l’histoire 205
2. La conscience herméneutique 208 2.1. Une conscience auprès des choses 208 2.2. Une conscience « agie » 210 2.3. La conscience herméneutique … « plus être (Sein) que conscience (Bewußtsein) » 213
CHAPITRE 3 - LA SIGNIFICATION DE L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE 217
1. L’ouverture à l’altérité comme reconnaissance de notre non-savoir 219 1.1. L’expérience herméneutique comme expérience de la négativité 219 1.2. L’art de questionner 221
2. L’ouverture à autrui comme capacité à écouter et à faire valoir la parole de l’autre 226 2.1. L’ouverture à l’altérité comme capacité à faire valoir la parole de l’autre 226 2.2. L’ouverture à l’altérité comme capacité à écouter la parole de l’autre 233
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CHAPITRE 4 – LA RELATION DIALOGIQUE : UNE RELATION ÉTHIQUE ? 237
1. Le dialogue : un modèle de l’être-ensemble 238 1.1. Altérité et finitude 238 1.2. La relation dialogique : confrontation et distanciation 241 1.3. La relation dialogique comme « Être-ensemble » 246
2. Dialogue et amitié 250 2.1. Amitié et compréhension de soi 251 2.2. Amitié et finitude 259 2.3. La structure égalitaire du dialogue et de l’amitié 262
3. Le bien comme orientation du dialogue 263 3.1. La lecture gadamérienne du bien chez Platon 264 3.2. Le bien dans le dialogue herméneutique 269
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE 274
ÉPILOGUE 279
1. Soi et autrui : un soi ouvert à l’autre 279
2. Ontologie et éthique 283
3. Éthique et herméneutique 285 3.1. Des pensées en dialogue 285 3.2. Le souci d’autrui. L’exemple du domaine médical 286
BIBLIOGRAPHIE 295
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LISTE DES ABRÉVIATIONS
VM Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une
herméneutique philosophique, trad. Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert
Merlio, Paris, Seuil, 1996.
TA Ricœur, Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil (Coll.
Points Essais), 1986.
SA Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Coll. Points Essais),
1990.
PV1 Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 1. Le volontaire et l’involontaire,
Paris, Aubier, 1950.
PV2 Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, Paris,
Aubier, 1960.
TI Levinas, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Hague,
Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1961.
AE Levinas, Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Hague,
Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1974.
EN Levinas, Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Éditions
Grasset et Fasquelle (Le livre de poche. Coll. Biblio Essais), 1991.
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À Michel Audet
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REMERCIEMENTS
Rien de cette thèse n'eut été possible sans de nombreux autres...
J’aimerais tout d'abord remercier mon directeur, Luc Langlois, pour m’avoir fait
confiance et m'avoir épaulée tout au long de mon parcours et ma co-directrice, Sophie-Jan
Arrien, pour son soutien sans faille et ses remarques toujours aiguisées.
Je souhaite aussi remercier la Faculté de philosophie. Je n’aurais pu mener à bien ce
travail sans son aide financière : je pense ici au privilège que j’ai eu de pouvoir profiter de
la bourse Charles-de Koninck, à la confiance qui m'a été accordée afin d'offrir plusieurs
cours et à l’opportunité que j'ai eue de participer au développement et à l'enseignement
régulier de cours à distance ; toutes ces activités m’ont permis de parfaire ma formation.
Pour cela je remercie Luc Langlois, Victor Thibaudeau, Luc Bégin, Bernard Collette et
Mark Hunyadi.
Je dois beaucoup à l’ambiance accueillante qui règne à la Faculté de philosophie et
en fait un milieu d’étude particulièrement agréable. Mmes Lucie Fournier, Danielle Lafleur,
Hélène Rivière et Lucille Gendron y sont pour beaucoup. Un grand merci à elles.
Merci également à mes étudiants. Vous écouter, vous lire et discuter avec vous
session après session ne cesse de me rappeler combien j’aime ce que je fais.
Je voudrais aussi exprimer ma gratitude à ceux qui ont croisé ma route et y ont
laissé une trace : Thomas De Koninck, Daniel Frey, Gilles Paradis et Sylvain Auclair.
Un doctorat est loin de n’être qu’une aventure intellectuelle, je veux dire un
immense merci à mes amis : Chantale, pour avoir toujours été là ; Simon, pour l’aventure
de Pratique et langage ; Marie-Hélène, pour les délicieux moments de traduction et les
discussions stimulantes ; Marie et Géraldine pour avoir réussi à me faire sortir de temps à
autre de ma tanière ; sans oublier Anne-Marie, André, Claire, Fannie et Nathalie.
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Merci à mon père, ma mère et mes grands-parents pour leur soutien indéfectible au
cours de ces années. Et à Théo, bien sûr, pour les longues promenades au cours desquelles
ont souvent surgi les meilleures idées.
De tout cœur, merci à mon conjoint, Antoine, pour sa patience, son oreille attentive
et ses nombreux conseils.
Merci, finalement, à Michel Audet, pour m’avoir ouvert la voie. J’aimerais un jour
pouvoir faire une telle différence dans la vie d’un de mes étudiants.
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PROBLÉMATIQUE : L’ÉNIGME D’AUTRUI
1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas
1.1. Altérité relative c. altérité absolue
La pensée de l’autre s’inscrit dans une vaste tradition philosophique. Au sein de cet
horizon, une position qui n’a peut-être pas marqué l’émergence de cette pensée, mais qui a
sans conteste laissé une empreinte forte est celle que Platon met dans la bouche de
l’Étranger d’Élée. C'est dans Le sophiste notamment que Platon aborde cette question
(254b-259e). Et, pour une fois, ce n'est pas Socrate, mais l'Étranger d'Élée qui mène
l'investigation. C'est l'Étranger qui est appelé pour poser la question de l'Autre. Question de
l'altérité qui, pour être pensée, doit être ramenée à une interrogation sur l'être (l'autre étant
assimilé par Platon au non-être1) et plus précisément sur la possibilité d'une catégorie au-
delà de l'être. En effet, si l'être est la seule catégorie qui soit, ce qui revient alors à nier que
le non-être existe – là est d'ailleurs la grande thèse de Parménide –, alors le faux, qui dit
être ce qui n'est pas ou l'inverse, devient impossible2. Dans sa recherche quant à l'existence
ou non du non-être, l'Étranger part des genres les plus importants, à savoir l'Être, le
Mouvement et le Repos et dans la mesure où « chacun d'eux est [...] le même que lui-
même »3 y ajoute un quatrième genre, le Même. Par ailleurs, comme ces genres s'avèrent
différents entre eux, un cinquième genre, l'Autre, devient à son tour nécessaire. Autre qui
ne se trouve pas en relation d'extériorité, mais est bien plutôt inhérent à chaque être, les
affectant d'un non-être qui n'est pas le contraire de l'être, mais l'autre. Ainsi peut-on lire en
259b, dans la bouche de l'Étranger : « les genres se mêlent les uns aux autres, l'être et l'autre
pénètrent dans tous et se pénètrent eux-mêmes mutuellement, que l'autre participant de
l'être existe en vertu de cette participation, sans être ce dont il participe, mais en restant
autre, et, parce qu'il est autre que l'être, il est clair comme le jour qu'il est nécessairement
non-être ». Pour l'Étranger, l'autre n'est autre qu'en relation avec le même. Pour que l'autre
1 « Quand nous énonçons le non-être, nous n'énonçons point, ce me semble, quelque chose de contraire à
l'être, mais seulement quelque chose d'autre » (Platon, Le Sophiste, 257b). 2 « C'est que cette assertion [qu'il est réellement possible de dire ou de penser faux] implique l'audacieuse
supposition que le non-être existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas être. Or, le grand Parménide [...] a
toujours [...] protesté contre cette supposition : Non, jamais on ne prouvera que le non-être existe. Écarte
plutôt ta pensée de cette route de recherche » (Platon, Le Sophiste, 237a). 3 Platon, Le Sophiste, 254d.
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2
fasse sens, le même doit le précéder. Concept de la différence, certes, mais qui,
paradoxalement, ne s'appréhende qu'à l'aune d'une unité préalable. Pour le dire dans les
mots de Kearney, « l'autre comme genre distinct n'est compréhensible que s'il est
appréhendé relativement à un Autre »4. L'autre est ainsi, d’une part, toujours relatif
5, et il
est, d’autre part, pensé au sein de l’ontologie.
Si, dans son ouvrage Soi-même comme un autre, Ricœur n’est pas sans mettre en
rapport sa réflexion sur l’altérité avec la conception platonicienne des grands genres que
sont le Même et l’Autre, il s’en détache cependant rapidement pour tracer sa propre voie.
C’est, en effet, l’altérité dans son lien avec l’ipséité qui intéresse Ricœur. À cet égard, il
discerne trois catégories principales d’altérité – il parle de « foyers » d’altérité – : la chair,
autrui et la conscience. C’est la deuxième – autrui – qui sera l’objet de cette thèse.
Or, en regard de la conception d’autrui, la position relative de l’autre par rapport au
même héritée de Platon va en quelque sorte trouver son aboutissement dans la façon dont
Husserl va penser l’intersubjectivité. Pour Husserl, la connaissance d’autrui – puisque, pour
Husserl, c’est bien dans l’ordre de la connaissance qu’autrui est envisagé – se fait à partir
de moi. Autrui est pensé comme alter ego. Cependant, la conception relative de l’altérité
trouve également là sa limite dans la mesure où, ainsi que l’écrit Bégout, « la constitution
intersubjective6 prouve à Husserl que, dans ce cas précis, l’origine de la constitution du
sens ne peut se trouver dans l’ego seul. Tout ce qui se constitue en moi ne se constitue pas
forcément par moi, mais il y a au sein de la subjectivité transcendantale des donations de
sens qui ne relèvent pas de l’initiative exclusive de l’ego »7. L’autre échappe, à certains
égards, au même.
C’est cette conception de l’autre, qui prend racine dans la philosophie grecque, que
Levinas fait éclater. Pour lui, autrui échappe, non plus sous certains aspects mais
totalement, au même. Il ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Pour Levinas, en
effet, c’est autrui qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité.
Inversion. La relation ne part plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint
le soi à ne pas rester indifférent. Dès lors, la relation entre soi et autrui n’est plus pensée au
4 R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l'herméneutique diacritique de Paul Ricœur », p. 210.
5 « Et l'autre est toujours relatif à un autre, n'est-ce pas ? [. . .]. Nous constatons indubitablement que tout ce
qui est autre n'est ce qu'il est que par son rapport nécessaire à autre chose » (Platon, Le Sophiste, 255d). 6 La constitution intersubjective certes, mais également la constitution temporelle et la constitution passive.
7 B. Bégout, « Edmund Husserl », p. 27.
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3
sein de l’ontologie, c’est plutôt l’éthique qui devient la philosophie première. « C’est
[donc] à propos d’autrui, comme l’écrit Derrida, que le désaccord paraît définitif. […]
[S]uivant Levinas, en faisant de l’autre, notamment dans les Méditations cartésiennes, un
phénomène de l’ego, Husserl aurait manqué l’altérité infinie de l’autre et l’aurait réduite au
même. Faire de l’autre un alter ego, dit souvent Levinas, c’est neutraliser son altérité
absolue »8.
S’opposent ici deux façons d’envisager autrui, le soi 9 et par le fait même leur
relation. Ulysse et Abraham, personnages appartenant à deux traditions différentes –
respectivement la tradition hellénique et la tradition judéo-chrétienne –, en sont
l’incarnation. D’un côté, en effet, selon Levinas, « [l]’itinéraire de la philosophie reste celui
d’Ulysse dont l’aventure dans le monde n’a été qu’un retour à son île natale – une
complaisance dans le Même, une méconnaissance de l’Autre »10
. D’un autre côté, à Ulysse,
on peut opposer la figure d’Abraham. Abraham qui, appelé et ordonné par Dieu, part pour
une terre inconnue11
. C’est dans cette seconde figure que se reconnaît la conception
levinassienne. Alors qu’Ulysse quitte sa patrie en songeant déjà à son retour, Abraham part
sans même l’espoir de revoir un jour sa terre, mu par sa seule confiance en la parole
adressée par Dieu. Ainsi,
Ulysse et Abraham représentent dans l’écriture lévinassienne deux façons très
différentes de penser : le premier incarne les traits de caractère de la pensée
occidentale, pensée issue du primat d’un ego retournant sur lui-même dans le
8 J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », p. 180.
9 En effet, poser la question de l’altérité implique toujours aussi de poser celle de la subjectivité. C’est
notamment ce que Sylvie Courtine-Denamy nous rappelle au début de l’article qu’elle consacre à ce concept
dans l’Encyclopaedia Universalis : « Quelle que soit la façon dont on le pense, comme un ennemi ou comme
l'incarnation d'une humanité partagée, autrui apparaît inséparable de ma propre subjectivité » (Sylvie
Courtine-Denamy, « Altérité » dans Encyclopaedia Universalis, [en ligne]). 10
E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, p. 40. 11
À ce propos, on se réfèrera à Genèse 12, 1-9 : 1. Yahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la
maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. 2. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je
magnifierai ton nom; sois une bénédiction ! 3. Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te
maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. 4. Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot
partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu'il quitta Harân. 5. Abram prit sa femme Saraï, son
neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis à Harân; ils se mirent en
route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. 6. Abram traversa le pays jusqu'au lieu saint de Sichem, au
Chêne de Moré. Les Cananéens étaient alors dans le pays. 7. Yahvé apparut à Abram et dit : C'est à ta
postérité que je donnerai ce pays. Et là, Abram bâtit un autel à Yahvé qui lui était apparu. 8. Il passa de là
dans la montagne, à l'orient de Béthel, et il dressa sa tente, ayant Béthel à l'ouest et Aï à l'est. Là, il bâtit un
autel à Yahvé et il invoqua son nom. 9. Puis, de campement en campement, Abram alla au Négeb. (Bible de
Jérusalem, traduction Louis Segond, Les éditions du Cerf, 1973. Consulté sur Internet :
http://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearch).
http://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearch
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4
mouvement de la conscience de soi. Le second représente par contre, la pensée
juive en tant que pensée tendue vers une altérité totale. Il s’agit d’une pensée
presque déracinée qui, sans revenir sur ses pas et sans exiger aucune
certification, reste orientée par une hétéronomie radicale12
.
C’est l’opposition entre ces deux conceptions de l’altérité que nous voulons
interroger. L’apport de l’éthique levinassienne à la pensée de l’altérité est indéniable. Mais
en même temps, ne renverse-t-elle pas le problème? Ne substitue-t-elle pas, à la dérivation
de l’autre par le même, la dérivation du même par l’autre?
1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas
C’est en tout cas la façon dont Ricœur pose le problème de l’altérité à partir de Soi-
même comme un autre (1990)13
. Par exemple, dans son article « De la métaphysique à la
morale » de 1993, il dit chercher à « échapper à l’alternative entre le critère simplement
perceptif de l’apprésentation d’autrui, comme chez Husserl, et le critère immédiatement
moral de l’injonction inhérente à l’appel à la responsabilité propre »14
. Et encore, dans
Parcours de la reconnaissance :
je voudrais faire paraître la nouveauté de la catégorie existentielle de réciprocité
en tirant argument d’une difficulté que rencontre la phénoménologie à dériver
la réciprocité de la dissymétrie présumée originaire du rapport de moi à autrui.
La phénoménologie donne deux versions clairement opposées de cette
dissymétrie originaire, selon qu’elle prend pour pôle de référence le moi ou
autrui; l’une, celle de Husserl dans les Méditations cartésiennes, reste une
phénoménologie de la perception; son approche est en ce sens théorétique;
l’autre, celle de Levinas, dans Totalité et Infini et dans Autrement qu’être ou
au-delà de l’essence, est franchement éthique et, par implication, délibérément
anti-ontologique15
.
Et, finalement, dans Soi-même comme un autre, Ricœur écrit qu’il « voudrai[t] montrer
essentiellement qu’il est impossible de construire de façon unilatérale cette dialectique [du
Même et de l’Autre], soit que l’on tente avec Husserl de dériver l’alter ego de l’ego, soit
12
C. Rea, « De l’ontologie à l’éthique », p. 82. 13
C’est finalement à partir de sa rencontre avec la pensée de Levinas qu’il en viendra à envisager le problème
de cette façon. En effet, dans un texte antérieur à cette période, « Sympathie et respect », c’est Kant que
Ricœur oppose alors à Husserl. 14
P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 470. 15
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 246.
-
5
qu’avec E. Levinas on réserve à l’Autre l’initiative exclusive de l’assignation du soi à la
responsabilité »16
.
Mais avant de s’engager, avec Ricœur, dans cette voie autre que celles prises par
Husserl et Levinas, encore convient-il de saisir la teneur de ces deux approches ainsi que la
critique que Ricœur leur oppose.
2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego
2.1. L’intersubjectivité chez Husserl
Ce qui motive les recherches de Husserl sur l’intersubjectivité, ce n’est pas tant, de
prime abord, la connaissance d’autrui que la possibilité de la fondation d’une science
objective. C’est là ce qui est en jeu, en effet, pour Husserl, dans le problème de la position
de l’existence d’autrui. Il écrit ainsi que « [l]a justification conséquente du monde de
l’expérience objective implique une justification conséquente de l’existence des autres
monades »17
. Après avoir déployé les ressorts d’une double réduction – la réduction
phénoménologique tout d’abord, puis la réduction transcendantale – Husserl arrive à
montrer que les phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à
leur base18
. L’ego transcendantal constitue donc le sens de tous les phénomènes
apparaissant à sa conscience. Plus précisément, ce qu’a permis d’opérer le tournant
16
P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 382. (Désormais abrégé SA). 17
E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §60, p. 224. 18
Dans un premier temps, grâce à la réduction phénoménologique, Husserl se propose de mettre la thèse du
monde entre parenthèses. Ce faisant, il se détourne de l’attitude naturelle et ne se prononce plus sur
l’existence du monde. Il s’agit plutôt de laisser le monde se manifester comme phénomène. En effet, l’attitude
naturelle nous porte à considérer le monde comme une donnée évidente, certaine, dont on ne peut douter. Il
s’agit donc de mettre entre parenthèses la thèse du monde, d’en suspendre la validité existentielle. C’est
l’apparaître du phénomène qui doit devenir la thématique. On ne s’intéresse plus à l’existence des objets du
monde mais à leur donation à la conscience, à leur apparition à une conscience. On cherche à comprendre
l’objet comme phénomène. Grâce à cette épochè, les phénomènes peuvent maintenant apparaître à la
conscience. Husserl propose dès lors de franchir un pas de plus et de considérer explicitement cette prise de
conscience, cette opération de la conscience. Il s’agit de savoir ce qui demeure intacte après cette mise entre
parenthèses. Dans un second temps, Husserl opère donc une réduction à l’ego transcendantal. Un tournant
transcendantal va avoir lieu dès lors que l’on va s’interroger sur les conditions de possibilité d’apparition des
phénomènes dans et par la conscience, que l’on va s’interroger sur leur donation. La conscience intentionnelle
se retourne ainsi sur elle-même. Le regard phénoménologique se tourne vers l’auto-donation du sens des
vécus à la conscience. Il va s’agir de rendre compte de la constitution de ces unités de sens. Ainsi, les
phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à leur base. Comme le souligne Dastur,
on va pouvoir parler de tournant transcendantal dès lors que « la conscience se reconnaît en tant que
constituante comme origine du monde et non plus comme conscience mondaine, comme partie intégrante du
monde » (F. Dastur, « Réduction et intersubjectivité », p. 55).
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transcendantal qui interroge les conditions de possibilité d’apparition des phénomènes dans
et par la conscience, c’est que la transcendance de l’objet se trouve contenue dans
l’immanence de la conscience car elle est constituée par elle. C’est dans l’immanence de la
conscience que l’objet transcendant apparaît et prend son sens. La conscience se pose
comme subjectivité constituante. Seul l’ego transcendantal peut constituer le sens de ce qui
est donné à la conscience et ensuite en garantir la validité. La conscience a donc ce pouvoir
constitutif du sens des objets qui se présentent à elle. Comme l’écrit Husserl dans la
Quatrième Méditation, « la transcendance est un caractère d’être immanent qui se constitue
au sein de l’ego. Tout sens concevable, tout être concevable, qu’on les dise immanents ou
transcendants, relèvent du domaine de la subjectivité transcendantale en tant qu’elle est ce
qui constitue le sens et l’être »19
.
Mais si l’on considère ainsi que c’est l’ego transcendantal qui donne un sens à tout
phénomène, la réduction transcendantale ne nous réduit-elle pas alors au seul ego
transcendantal ? Husserl pose lui-même cette objection dans les Méditations cartésiennes :
Rattachons nos nouvelles méditations à ce qui pourrait sembler une très grave
objection. Elle ne concerne rien de moins que la prétention de la
phénoménologie transcendantale d'être déjà une philosophie transcendantale, et
donc de pouvoir résoudre – sous la forme d'une théorie et d'une problématique
constitutive se déployant dans le cadre de l'ego transcendantalement réduit – les
problèmes transcendantaux touchant le monde objectif. Lorsque je – le je
méditant – me réduis moi-même, grâce à (l'épochè) phénoménologique, à mon
ego transcendantal absolu, ne suis-je pas alors devenu un solus ipse, et, ce, aussi
longtemps que, sous, le titre « phénoménologie », je poursuis une explication
cohérente de moi-même. Une phénoménologie qui voudrait résoudre les
problèmes de l'être objectif, et se donner déjà une philosophie, ne devrait-elle
pas être stigmatisée comme solipsisme transcendantal20
?
Comment, dès lors, envisager la position d'autrui ? Autrui entre-t-il dans le champ de la
représentation à l’instar des objets du monde ? Tombe-t-il sous le coup de la construction
de sens de ce seul ego ? Si, comme Ricœur l'écrit, tout sens naît « dans et à partir de moi »,
ego, comment rendre compte de l'expérience d'autrui, en tant justement qu'il n'est pas un
simple objet du monde21
? « Qu'en est-il, demande Husserl, des autres ego qui ne sont
pourtant pas de simples représentations ni de simples objets représentés en moi, mais
19
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 41, p. 132. 20
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137. 21
P. Ricœur, À l'école de la phénoménologie, p. 235.
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précisément des autres ? »22
. Comment, à partir de la position de l’ego transcendantal, de
l’ego constituant, être en mesure de reconnaître l'autre en tant qu'autre ? Sur quel mode
autrui se donne-t-il ? Celui des choses ? La manière dont la conscience connaît les choses,
leur donne un sens, les constitue, est-elle encore valable dès lors que c’est autrui qui me fait
face ? Comment, à partir d'un ego absolu, arriver à rendre compte d'autrui, des autres ?
Comment rendre compte d’autrui en tant qu’autre dans et à partir de moi, ego constituant ?
Toute la tension est là : comment constituer l’autre en moi tout en le constituant comme
autre, tout en préservant son altérité23
?
Le fait est que, contrairement aux choses, autrui ne m’est pas donné de façon
immédiate. Quand autrui se présente à moi, quand il entre dans mon champ de perception,
cela ne signifie pas pour autant que j’ai accès à son « être propre », à son « essence
propre », ou, pour le dire encore autrement, à ce qui lui appartient en propre. En effet, « ce
n’est pas l’autre “moi” qui m’est donné en original, non pas sa vie, ses phénomènes eux-
mêmes, rien de ce qui appartient à son être propre. Car si c’était le cas, si ce qui appartient à
l’être propre d’autrui m’était accessible d’une manière directe, ce ne serait qu’un moment
de mon être à moi, et, en fin de compte, moi-même et lui-même, nous serions le même »24
.
D’autrui, on ne peut pas « faire le tour », d’autrui, on ne peut pas faire la somme de toutes
les esquisses. Autrui a toujours une face cachée pour nous (et probablement pour lui aussi,
mais cela Husserl ne l’évoque pas), son psychisme étant l’exemple suprême. Ses vécus, sa
vie psychique ne peuvent jamais m’être donnés de façon originaire. Je ne peux pas saisir,
dans une intuition originaire, la vie psychique d’autrui.
Mais, si la présentation d’autrui ne peut pas être immédiate, comment, alors, accéder
à l’autre lui-même ? Par le biais d’une médiation. La présentation de l’autre devra être
médiate. Présentation qui, selon le mot de Husserl, est alors une « apprésentation ». Et cette
apprésentation se fera par la médiation du corps. Ce qui est apprésenté, c’est le corps de
l’autre. Autrui ne m'est pas présenté directement, il n'est pas non plus représenté par moi, il
est plutôt apprésenté par le biais de son corps. Il est apprésenté de manière analogique. Il
22
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137-138. 23
« Il s’agit d’interroger cette expérience elle-même et d’élucider, par l’analyse de l’intentionnalité, la
manière dont elle “confère le sens”, la manière dont elle peut apparaître comme expérience et se justifier
comme évidence d’un être réel et ayant une essence propre, susceptible d’explicitation, comme évidence d’un
être qui n’est pas mon être propre et n’en est pas une partie intégrante, bien qu’il ne puisse acquérir de sens ni
de justification qu’à partir de mon être à moi » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 48, p. 174). 24
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 50, p. 177-178.
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nous faut ici introduire la distinction, essentielle, entre « corps » (Körper) et « chair » ou
« corps vivant » ou encore « corps propre » (Leib)25
. L’enveloppe corporelle, le corps objet,
le corps comme matière se distingue en effet de la chair ou corps propre qui est le lieu des
vécus, de mes vécus ou, pour reprendre l’expression de Depraz, le corps tel qu’« animé par
la vie psychique »26
. Cette distinction étant posée, nous pouvons dire que si pour l'ego son
corps est en même temps chair pour lui-même et corps du monde pour les autres, alors le
corps d'autrui qui est chair pour lui-même est corps du monde pour l'ego qui lui fait face. Je
reconnais donc dans la présence du corps de l'autre l'analogie de ma propre
mondanéisation. C'est ainsi que j'accorde à autrui le sens ego. Cet appariement ou
accouplement (Paarung) peut s'opérer grâce à la reconnaissance de la ressemblance de ces
deux corps. Je vais ainsi pouvoir prêter à ce corps que je perçois la signification « corps
d'autrui »27
. Précisons.
C’est tout d’abord par le biais de son corps qu’autrui se présente à moi. Ensuite, c’est
à partir de ma propre chair, c’est-à-dire du sens que mon corps a pour moi que la charnéllité
du corps d’autrui va prendre sens. Si je peux donner le sens de chair au corps d’autrui, c’est
parce que mon propre corps a cette signification-là pour moi et que je la transfère sur le
corps d’autrui. Autrement dit, la perception du corps d’autrui me fait appréhender ma chair
25
Quant à la difficulté de traduire « Leib », on pourra se référer à la postface écrite par N. Depraz à sa
traduction de Zur Phänomenologie der Intersubjektivität de Husserl (« Postface : la traduction de Leib, une
crux phaenomenologica » dans E. Husserl, Sur l’intersubjectivité. Tome 1, p. 386-399). 26
Mais qu’est-ce que Husserl entend plus précisément par corps charnel ? Husserl débute sa recherche sur
l’altérité d’autrui par une nouvelle réduction (après donc la réduction phénoménologique et la réduction
transcendantale) : la réduction au propre. Afin de ne pas présupposer ce qui est recherché, il s’agit d’éliminer
toute référence à l’étranger en moi. Il s’agit de mettre entre parenthèses le non-moi afin de déterminer ce qui
m’est propre. « Nous éliminons du champ de la recherche, écrit Husserl, tout ce qui, maintenant, est en
question pour nous, c’est-à-dire nous faisons abstraction des fonctions constitutives de l’intentionnalité qui se
rapporte directement ou indirectement aux subjectivités étrangères » (Méditations cartésiennes, § 44, p. 153).
Or, cette nouvelle réduction mène à la nature propre. Et « [p]armi les corps de cette “Nature”, réduite à “ce
qui m’appartient”, je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres par une
particularité unique; c’est, en effet, le seul corps qui n’est pas seulement corps, mais précisément corps
organique; c’est le seul corps à l’intérieur de la couche abstraite, découpée par moi dans le monde, auquel,
conformément à l’expérience, je coordonne, bien que selon des modes différents, des champs de sensations
(champs de sensations du toucher, de la température, etc.); c’est le seul corps dont je dispose d’une façon
immédiate ainsi que de chacun de ses organes. Je perçois avec les mains […], avec les yeux […], etc.; et ces
phénomènes cinesthésiques des organes forment un flux de modes d’action et relèvent de mon “je peux” »
(Ibid., p. 158-159). Ma chair est ainsi ce qui m’est le plus propre et ce dont aucun autre ne pourra avoir une
expérience originaire. 27
« [S]i [. . .], écrit Husserl, dans ma sphère primordiale, un corps physique distinct apparaît qui ressemble au
mien, c'est-à-dire constitué de telle manière qu'il doit entrer avec le mien dans un appariement phénoménal, il
paraît tout à fait clair qu'il doit aussitôt recevoir le sens de corps propre par un glissement de sens issu du
mien » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 51, p. 162).
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comme corps – ce que Depraz nomme « incorporation » –, cette expérience de la corporéité
de ma chair me permettant alors de transférer le sens de chair au corps d’autrui – ce que
Depraz nomme « incarnation »28
. C’est par le biais de la ressemblance de nos deux corps et
de l’expérience de la corporéité de ma chair que je peux transférer le sens de chair – à partir
de ma chair dont je fais immédiatement l’expérience – au corps d’autrui. Dans un premier
moment de la donation – particulière – d’autrui, « le moi est d’abord déterminé seulement
comme agissant dans le corps. […]. C’est l’appréhension des membres comme mains qui
touchent ou qui poussent, comme jambes qui marchent, comme yeux qui voient, etc. »29
. À
partir de la propre activité de ma chair, je peux donner sens aux différentes parties du corps
d’autrui comme chair et envisager ainsi, par exemple, sa main comme main qui touche. De
la sorte, c'est à partir de l'expérience que l'ego a de sa chair que l'altérité de l'autre se donne
à comprendre. L'ego transfère le sens de cette expérience chez l'autre. Un sens est donné à
autrui par un transfert qui prend sa source en moi. C’est par un processus de ressemblance
avec moi-même comme chair et corps qu’autrui va prendre sens. On a donc ici une
démarche qui va de l'ego vers l'alter ego30
.
Quant à la « sphère psychique supérieure » d’autrui, – et c’est le second moment de la
donation – elle est donnée de manière médiate par l’intropathie (Einfühlung).
L’apprésentation du psychisme se fait de manière analogue à celle de la chair. Les
« contenus déterminés de la sphère psychique supérieure […] nous sont suggérés, indiqués,
eux aussi, par le corps et par le comportement de l’organisme dans le monde extérieur, par
exemple, comportement extérieur du courroucé, du joyeux, etc. Ils me sont
compréhensibles à partir de mon propre comportement dans des circonstances
analogues »31
. C’est donc effectivement à partir de moi, à partir de mes propres
comportements que, par ressemblance, je vais donner sens non pas seulement aux
comportements d’autrui que son corps me donne à voir, mais que je vais le constituer
comme une autre subjectivité, capable, tout comme moi, de régner sur son corps.
« L’autre ne se donne [donc] pas de manière frontale : on n’y accède que par un
28
N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 133. 29
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 54, p. 194. 30
Mais, ainsi que nous l’avons vu, à l’inverse, le caractère corporel passe de l’alter ego à l’ego. En effet,
« l’alter ego, qui n’était tout d’abord que corps, donne à apercevoir [le caractère corporel] à l’ego qui, étant
immédiatement chair, ne s’était pas tout d’abord aperçu comme corps » (N. Depraz, Transcendance et
incarnation, p. 143). 31
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 54, p. 195.
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détour »32
, c’est-à-dire par le biais d’un travail de médiation qui prend la forme d’une
interprétation, d’une traduction expressive. Pour Depraz, la saisie de l’autre est saisie
interprétative. Ce qui se joue ici, c’est donc une forme de compréhension d’autrui basée sur
la compréhension de moi-même en tant qu’ego régnant sur son corps.
Il convient par ailleurs de préciser que Husserl reconnaît que tout comme autrui est
un alter ego pour moi, je suis un alter ego pour l’ego qu’est autrui : « de même que son
organisme corporel se trouve dans mon champ de perception, de même le mien se trouve
dans son champ à lui et, généralement, il m’appréhende tout aussi immédiatement comme
“autre” pour lui que moi je l’appréhende comme “autre” pour moi »33
. Ce qui se fait jour
ici, c’est une forme de réciprocité entre autrui et moi. Tout comme je fais l’expérience
d’autrui, ce dernier fait l’expérience de moi-même.
Il n’en demeure cependant pas moins que le fait qu’autrui soit toujours apprésenté
plutôt que seulement présenté (comme les choses) entraîne une dissymétrie. En effet, au
contraire de ma propre chair qui m’est donnée immédiatement de façon originaire, les
vécus d’autrui ne me seront jamais donnés de façon originaire. Je ne pourrais jamais vivre
les vécus d’autrui. C’est ici où, dans une certaine mesure, la constitution d’autrui, au sens
strict du terme, échoue. En effet, ses vécus psychiques me seront toujours donnés de façon
médiate et jamais dans une intuition originaire.
Finalement, on peut dire que, pour Husserl, l'autre est reconnu à partir de moi comme
autre que moi. L'autre n'est donc jamais absolument autre. Il est plutôt à entendre par
rapport au même. Il est l'autre du même. Dans les mots de Husserl, cela s’entend ainsi :
« au point de vue phénoménologique, l’autre est une modification de “mon” moi »34
.
L’impossibilité de rendre compte d’autrui en tant qu’autre est donc à chercher, dans la
phénoménologie husserlienne, dans la dérivation de l’altérité à partir de l’ego. La position
d’un sujet constituant présente ici une limite. Une deuxième limite – qui découle d’ailleurs
de la première – tient au mode du rapport entre l’ego et l’alter ego. La relation à autrui telle
que pensée par Husserl est à entendre dans un rapport de connaissance. Mais qu’est-ce
qu’une telle visée de connaissance nous donne finalement à voir d’autrui ? Est-ce sous ce
32
N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 153. 33
E. Husserl, Méditations cartésiennes, §56, p. 210. Également : « le sens d’une communauté des hommes
[…] implique une existence réciproque de l’un pour l’autre. Cela entraîne une assimilation objectivante qui
place mon être et celui de tous les autres sur le même plan » (p. 209-210). 34
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 52, p. 187.
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mode – gnoséologique – qu’autrui se donne de façon authentique ? Comme Gadamer le
laisse entendre, « il est clair, en tout cas, que Husserl, subissant la pression de motifs
inspirés de la théorie de la science, a insisté sur le fait que l’autre ne pouvait d’abord être
donné que comme objet de perception, et non dans toute sa vitalité, dans sa donation
charnelle. […] Dans la relation d’une vie à l’autre, la donation sensible d’un objet de
perception est une construction bien secondaire »35
. L’altérité d’autrui se donne-t-elle
d’abord et primairement à voir à partir d’une visée de connaissance ? Une telle visée laisse-
t-elle apparaître l’essentiel ou ne l’a-t-elle pas toujours déjà occulté ? Une telle visée
permet-elle de faire réellement droit à autrui ? Lui laisse-t-elle la possibilité de se donner tel
qu’il est ? Est-ce que le primat que Husserl reconnaît à l’ego transcendantal36
n’empêche
pas, dés le départ, de rendre compte d’autrui d’une façon qui lui rende justice ? Est-ce que
dans l’expérience réflexive qui est celle de l’ego transcendantal, autrui peut véritablement
prendre place en tant qu’autre ?
Dans cette veine, la principale critique que Ricœur va porter à l’encontre de Husserl,
des années 1950 jusqu’à Soi-même comme un autre et Parcours de la reconnaissance, est
celle du primat de l’ego.
2.2. Critiques de Ricœur
2.2.1. Premières critiques
La conception husserlienne de l’intersubjectivité fait l’objet de critiques de la part de
Ricœur dès les années 1950. En 1954 plus particulièrement, Ricœur publie une étude sur les
Méditations cartésiennes de Husserl. Il y reprend, pas à pas, les cinq méditations et
consacre même un texte entier à la cinquième méditation. Il montre en particulier que dès
lors que l’on s’en tient à l’attitude naturelle dans laquelle le moi n’est pas thématisé, n’est
pas porté à la réflexion philosophique, il règne une forme de réciprocité entre les hommes.
La question d’autrui ne se pose pas, chacun interagissant avec les autres. « [I]l n’y a ni moi
35
H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 124. 36
« Par conséquent, en fait, l’existence naturelle du monde – du monde dont je puis parler – présuppose,
comme une existence de soi antérieure, celle de l’ego pur et de ses cogitationes. Le domaine d’existence
naturelle n’a donc qu’une autorité de second ordre et présuppose toujours le domaine transcendantal »
(E. Husserl, Méditations cartésiennes, §8, p. 47).
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ni autrui; il y a des hommes réels »37
, écrit Ricœur. En revanche, « [a]vec le surgissement
du questionnement philosophique, surgit concurremment un sujet qui oriente le champ
entier de l’expérience; désormais “le” monde devient monde-pour-moi; mais avec cette
réorientation du monde comme sens pour moi, une dissymétrie survient également dans le
champ de l’expérience : il y a moi et il y a l’autre »38
. Dans cette attitude réflexive, la
question d’autrui se pose et elle se pose à partir de moi. Il s’agit en effet de montrer
« comment le sens “moi” […] se communique à ces autres et me permet de dire que ces
autres là-bas sont aussi des moi »39
. Ils ne sont cependant tels qu’en un sens dérivé dans la
mesure où le sens « moi » se constitue d’abord en moi. Mais comment autrui peut-il être
autre que moi tout en prenant sens en moi, à partir de ce qui m’est le plus propre ? Voilà ce
qui pose problème pour Ricœur. Plus précisément, Husserl échouerait à faire tenir ensemble
deux exigences incompatibles. Il échouerait à « rendre justice à cette double énigme de la
subjectivité étrangère ET semblable » ainsi que Ricœur l’écrit dans l’article de 1954
intitulé « Sympathie et respect »40
. En effet,
d’un côté, pour rester fidèle à l’idéalisme qui a présidé à la réduction et à la
constitution de la chose, [Husserl] veut montrer comment autrui est un « sens »
qui se constitue « dans » la sphère d’appartenance, dans ce qui m’est le plus
propre. […]. D’un autre côté, en même temps que Husserl constitue autrui « en
moi » selon l’exigence idéaliste de la méthode, il entend respecter le sens qui
s’attache à la présence d’autrui, comme un autre que moi, comme un autre moi,
qui a son monde, qui me perçoit, s’adresse à moi et noue avec moi des relations
d’intersubjectivité d’où sortent un unique monde de la science et de multiples
mondes de culture.
Bref, comment, demande finalement Ricœur, faire tenir ensemble l’asymétrie exigée par
l’idéalisme transcendantal et la réciprocité exigée par le réalisme sociologique ? Une
attitude pratique plutôt que théorétique ne rendrait-elle pas mieux compte de l’altérité
d’autrui ?
En ce sens, dans « Sympathie et respect », Ricœur proposera de dépasser la
conception husserlienne en allant « chercher du côté de l’affectivité l’ouverture sur le
37
P. Ricœur, « Edmund Husserl. La cinquième Méditation cartésienne » dans À l’école de la
phénoménologie, p. 23. 38
Idem. 39
Idem. 40
P. Ricœur, « Sympathie et respect » dans À l’école de la phénoménologie, p. 334.
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monde des personnes »41
. Il fera plus particulièrement appel au concept de sympathie tel
que développé par Max Scheler dans Nature et Formes de la Sympathie. Cependant, selon
Ricœur, la sympathie tel que la conçoit Scheler ne serait finalement pas à même de rendre
compte de la distance phénoménologique inhérente à la relation à autrui. C’est pourquoi,
dans un ultime mouvement, Ricœur va se tourner vers le respect kantien. En effet, « [l]e
respect […] opère la justification critique de la sympathie; il travaille comme un
discriminant au sein de la confusion affective inhérente à la sympathie; c’est le respect qui,
sans cesse, arrache la sympathie à sa tendance romantique, soit à se perdre en autrui, soit à
absorber autrui en soi »42
.
2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soi-
même comme un autre
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne reprend pas explicitement la critique de
« Sympathie et respect » à l’issue de laquelle il exprimait sa déception quant à la capacité
de la phénoménologie à répondre à l’énigme d’autrui43
. Certes, il montre la limite de la
phénoménologie dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la relation à autrui, mais il en
reconnaît également l’intérêt. Il ne rejette plus totalement l’apport de la phénoménologie
quant à la question de l’intersubjectivité. Il montre même que « la notion d’apprésentation
combine […] de façon unique similitude et dissymétrie »44
. Similitude, tout d’abord, dans la
mesure où autrui est mon alter ego, c’est-à-dire un autre ego. Là est le sens de la saisie
analogisante. Nous l’avons vu, c’est en vertu d’une ressemblance entre ma propre chair et
la chair d’autrui apprésentée par son corps que l’autre peut être reconnu comme un autre
ego. C’est en vertu de cette ressemblance que je transfère le sens de chair qui m’est propre
au corps d’autrui. Cependant, nous avons dit également que les vécus d’autrui se donnent
de façon médiate et non originaire. Je ne pourrais jamais faire l’expérience des vécus
d’autrui de la même façon que je fais l’expérience de ma propre chair. Que le mode de
41
Ibid., p. 340. 42
Ibid., p. 349. 43
« Pourquoi parler de déception à propos de la phénoménologie d’autrui ? Parce qu’elle est une promesse qui
ne pouvait être tenue » (Ibid., p. 334). 44
SA, p. 386, nous soulignons. Lecture que fait également Natalie Depraz quand elle écrit qu’« appréhender
l’expérience d’autrui en termes d’alter ego invite à suivre, en l’ego qualifié d’alter, le fil de la proximité et de
la ressemblance des deux ego plus que de leur étrangeté l’un au regard de l’autre. Mais l’utilisation de
l’adjectif Fremd porte à insister sur la dimension d’éloignement. L’autre est donc à la fois le proche et le
lointain, le familier et l’étranger » (N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 125).
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donation d’autrui soit l’apprésentation plutôt que la présentation traduit ainsi une
dissymétrie entre l’ego et l’alter ego. L’alter ego est un autre ego qui, comme moi, règne
sur son corps, mais il n’est pas moi. À ce propos, Depraz écrit que
la position de Husserl est constante dans son refus de comprendre l’autre sur le
mode d’un simple dédoublement par rapport à moi. […] L’autre n’est pas une
réduplication littérale de moi-même, selon un mode reproductif qui est
répétition sans différence ni spécificité propres. […] L’autre a tout autant que
moi-même une sphère du propre caractérisée par sa charnellité propre. Sa
définition positive réside dans le fait d’avoir la chair en propre : il n’a pas la
chair comme une propriété qui lui serait extérieure, il a une conduite charnelle
sans être pour autant la seule chair. Bref, il a la chair en propre sans être
proprement la seule chair45
.
C’est bien également ce que Ricœur entend par dissymétrie : « [l]’assimilation d’un terme à
l’autre, que paraît impliquer la saisie analogisante, doit être corrigée par l’idée d’une
dissymétrie fondamentale, liée à l’écart qu’on a dit plus haut entre apprésentation et
présentation originaire; jamais l’appariement ne fera franchir la barrière qui sépare
l’apprésentation de l’intuition »46
.
Alors que dans « Sympathie et respect », Ricœur rejette clairement la position
husserlienne au profit d’une dialectique du sentiment et du respect, dans Soi-même comme
un autre, il en reconnaît certes les limites, mais également la grandeur. Ricœur ne
disqualifie plus totalement la conception husserlienne, mais il la remet plutôt à ce qu’il
considère être sa place, à savoir que « l’apprésentation ne vaut que dans les limites d’un
transfert de sens »47
. Elle a priorité, mais uniquement dans la sphère gnoséologique. Là où
« la découverte de Husserl est ineffaçable »48
, écrit-il, c’est qu’elle permet de rendre
compte de la similitude entre moi et autrui. Similitude qui est fondée sur le corps propre.
C’est en effet parce que je reconnais que l’autre est chair comme moi, comme ce qui me
caractérise en propre, que je peux le dire mon semblable. Or, pour Ricœur, il est essentiel
de commencer par reconnaître qu’autrui est mon semblable dans la mesure où « [s]i je ne
suis pas constitué responsable de mon dire, sujet d’énonciation, sujet responsable, capable
de tenir mes promesses, etc., je ne pourrais pas comprendre ce que l’autre exige et requiert
de moi, pour la simple raison que je ne peux comprendre l’idée même de l’autre que
45
N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 148-149. 46
SA, p. 386. 47
Idem. 48
Idem.
-
15
comme un autre moi, un alter ego. C’est-à-dire qu’il faut que je puisse transférer le signe
ego sur la deuxième personne pour qu’elle soit une personne »49
. Nous y reviendrons pour
nous demander entre autres comment Ricœur passe de l’ego husserlien à sa propre
conception du soi et pour prendre la mesure de cet aspect de la conception ricœurienne de
l’altérité.
Pour Ricœur, il convient, par ailleurs, de reconnaître les limites de la conception
husserlienne. Nous l’avons dit, pour lui, elle « ne vaut que dans les limites d’un transfert de
sens : le sens ego est transféré à un autre corps qui, en tant que chair, revêt lui aussi le sens
ego »50
. Tant que l’on maintient la conception husserlienne dans le domaine qui est le sien
– le domaine gnoséologique – elle a quelque chose à nous dire et quelque chose qui est,
nous le verrons, essentiel aux yeux de Ricœur : en effet, elle « confère une signification
spécifique [à l’altérité], à savoir que l’autre n’est pas condamné à rester un étranger, mais
peut devenir mon semblable »51
. Mais, ce faisant, Husserl ne rendrait compte que d’une
dimension du problème : il nous permet certes d’éclairer le mouvement qui va de l’ego vers
l’alter ego, mais non le mouvement qui va d’autrui vers le soi. Ce mouvement d’autrui vers
le soi est en revanche celui de l’éthique levinassienne.
3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui
« La seule valeur absolue c’est la possibilité humaine
de donner sur soi une priorité à l’autre »52
3.1. La relation à autrui comme relation éthique
Si, chez Husserl, autrui est une dérivation de l’ego, chez Levinas, à l’inverse, c’est
autrui qui institue le sujet comme soi. Que la philosophie levinassienne mette l’accent sur
autrui est chose bien connue. De prime abord, Levinas apparaît comme le penseur de
l’altérité. Autrui : le visage, l’altérité absolue. Pourtant la philosophie levinassienne est
aussi, et surtout, aurions-nous envie d’écrire, une pensée de la « subjectivité ». Dans la
préface de Totalité et infini, par exemple, Levinas présente l’ouvrage « comme une défense
49
D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 13. 50
SA, p. 386. 51
Idem. 52
E. Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, p. 119. (Désormais abrégé EN).
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16
de la subjectivité »53
et dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il écrit qu’« [i]l
s’agit [là] de penser la possibilité d’un arrachement à l’essence. […] L’essence prétend
recouvrir et recouvrer toute ex-ception – la négativité, la néantisation et déjà depuis Platon,
le non-être qui “dans un certain sens est”. Il faudra dès lors montrer que l’ex-ception de
l’“autre que l’être” – par-delà le ne-pas-être – signifie la subjectivité ou l’humanité, le soi-
même qui repousse les annexions de l’essence »54
. Défense de la subjectivité, certes. Mais
pensée autrement. La subjectivité ne se donne plus dans le retour sur soi, tradition réflexive
initiée par Descartes et qui culmine avec Husserl. Plutôt, c’est autrui qui fait advenir le soi à
lui-même. Inversion. Le mouvement n’en est plus un de soi à soi qui, ultimement, se
projette vers l’autre. Le mouvement part plutôt d’autrui, mais d’autrui qui ne se comprend
plus par son rapport au soi. Levinas refuse, en effet, de penser l’autre par rapport au soi.
L’autre n’est pas un non-moi, un autre moi. L’autre n’est pas le négatif du même. Non. Son
altérité est irréductible. Absolue. Le point de départ de Levinas n’est donc plus le soi, mais
l’autre, autrui. Priorité accordée à autrui qui fait chuter le sujet, tel que conçu par la
tradition réflexive, de son piédestal. La rencontre avec autrui brise le schème d’un sujet qui
se suffit à lui-même pour se poser, se trouver et exister, pour persévérer comme sujet. En
quoi cette rencontre d’autrui désarçonne-t-elle donc le sujet?
3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression
Si la rencontre d’autrui se produit sur le mode du bouleversement du sujet, c’est
qu’autrui n’apparaît pas. Autrui ne se livre pas à la visée signifiante de l’ego. En effet, il
n’est pas un phénomène se manifestant parmi les phénomènes du monde. L’entrée d’autrui
n’est pas de l’ordre de la manifestation. Il s’annonce plutôt comme visage, autre façon de
dire qu’il fait sens avant toute donation de sens, avant toute Sinngebung. Le visage a un
sens à partir de lui-même. Il signifie par lui-même. Il est l’auto-signifiance même. Ce que le
terme de visage traduit, ce à quoi il fait référence, ce n’est pas à la signification culturelle,
mondaine d’autrui, dont Levinas nous dit qu’elle se comprend comme une herméneutique,
le contexte permettant de l’éclairer. Non. « [A]utrui, dans la rectitude de son visage, n’est
pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un “personnage” : on est
53
E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, p. 11. (Désormais abrégé TI). 54
E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 21. (Désormais abrégé AE).
-
17
professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’État, fils d’Un tel, tout ce qui est dans
le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel
du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à
autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui tout seul »55
. Autrui est par lui-même et
ne se réfère à aucun système, à aucune totalité.
Le visage échappe à l’intentionnalité et par là même à la connaissance que l’on peut
avoir de lui. Il ne laisse pas à l’intentionnalité le temps de se mettre en marche. Il surprend
la conscience, conscience thématisante, conscience constituante. Comment ? En
s’exprimant. « Le visage a un sens […] à partir de lui-même, et c’est cela l’expression. Le
visage, c’est la présentation de l’étant, comme étant, sa présentation personnelle »56
. Le
mode de manifestation d’autrui n’est pas l’apparaître ou la donation mais l’expression. Le
visage est expression et il s’exprime avant que la conscience même n’ait pu le viser. Dire
que le visage s’exprime, c’est dire qu’il se montre à partir de lui-même et non pas à partir
d’un autre qui lui donnerait sens. En effet, « [l]’expression ne consiste pas […] à présenter
à une conscience contemplative un signe que cette conscience interprète en remontant au
signifié. Ce qui est exprimé, ce n’est pas une pensée qui anime autrui, c’est aussi autrui
présent dans cette pensée »57
, autrui qui se présente en personne. Le visage, en tant que
signifiant qui émet le signe, se présente directement. Il n’est pas ce qui est signifié par le
signe58
. Le signe n’est pas le porteur de l’intériorité d’autrui qu’il donnerait alors à voir.
La manifestation du καθ’ αύτό, où l’être nous concerne sans se dérober et sans
se trahir – consiste pour lui, non point à être dévoilé, non point à se découvrir
au regard qui le prendrait pour thème d’interprétation et qui aurait une position
absolue dominant l’objet. La manifestation καθ’ αύτό consiste pour l’être à se
dire à nous, indépendamment de toute position que nous aurions prise à son
égard, à s’exprimer. Là, contrairement à toutes les conditions de la visibilité
d’objets, l’être ne se place pas dans la lumière d’un autre mais se présente lui-
même dans la manifestation qui doit seulement l’annoncer, il est présent comme
dirigeant cette manifestation même59
.
55
E. Levinas, Éthique et infini, p. 80-81. Et encore : « Ne pas être autochtone, être arraché […] à la culture, à
la loi, à l’horizon, au contexte […] – ce n’est pas revêtir un certain nombre d’attributs susceptibles de figurer
dans un passeport, c’est venir de face, se manifester en défaisant la manifestation. Tel est le visage »
(E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 322). 56
E. Levinas, Liberté et commandement, p. 49. 57
Idem. 58
« L’expression ne manifeste pas […] la présence de l’être en remontant du signe au signifié. Elle présente le
signifiant. Le signifiant, celui qui donne signe – n’est pas signifié » (TI, p. 198) 59
TI, p. 60-61. Et encore : « L’essence originelle de l’expression et du discours ne réside pas dans
l’information qu’ils fourniraient sur un monde intérieur et caché. Dans l’expression, un être se présente lui-
-
18
S’exprimer, ou se présenter en personne, ce n’est donc pas se manifester comme
phénomène, c’est-à-dire comme « un être qui se manifeste précisément en étant absent de
sa manifestation »60
et qui n’ayant donc pas son assistance doit être éclairé, compris par le
contexte, par le système dans lequel il s’intègre61
. Le phénomène est, en effet, ce qui est
compris en tant que ceci ou cela62
et non pas à partir de lui-même63
. Or, dans l’expression,
c’est-à-dire dans la parole – puisque s’exprimer, c’est parler –, il en va tout autrement. En
effet, « [l]a parole, nous dit Levinas, consiste pour autrui à porter secours au signe émis, à
assister à sa propre manifestation par signes, à remédier à l’équivoque par cette
assistance »64
. Autrui n’apparaît donc pas comme celui qui est à voir, mais il se donne
plutôt à entendre. Dans le langage, autrui est immédiatement présent sans détour aucun par
le signifié. « [D]ans le langage s’accomplit l’afflux ininterrompu d’une présence »65
. Il faut
cependant s’entendre sur ce qu’est, pour Levinas, le « langage » ou la « parole ».
même. L’être qui se manifeste assiste à sa propre manifestation et par conséquent en appelle à moi. Cette
assistance n’est pas le neutre d’une image, mais une sollicitation qui me concerne de sa misère et de sa
hauteur. Parler à moi c’est surmonter à tout moment ce qu’il y a de nécessairement plastique dans la
manifestation. Se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement
phénoménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face à
face, sans intermédiaire d’aucune image dans sa nudité, c’est-à-dire dans sa misère et dans sa faim » (TI,
p. 218). Dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger également : « Le visage se présente dans
sa nudité, il n’est pas une forme recélant – mais par là même indiquant – un fond, un phénomène cachant –
mais par là même trahissant une chose en soi. Sinon le visage se confondrait avec un masque qui le
présuppose. Si signifier équivalait à indiquer, le visage serait insignifiant. [...] Il procède de l'absolument
Absent. Mais sa relation avec l'absolument Absent dont il vient, n'indique pas, ne révèle pas cet absent; et
pourtant l'Absent a une signification dans le visage. Mais cette signifiance n'est pas pour l'Absent une façon
de se donner en creux dans la présence du visage – ce qui nous ramènerait encore à un mode de dévoilement.
[...]. Le visage est précisément l'unique ouverture où la signifiance du Transcendant n'annule pas la
transcendance pour la faire entrer dans un ordre immanent, mais où, au contraire, la transcendance se
maintient comme transcendance toujours révolue du transcendant » (p. 276). 60
TI, p. 193. 61
On notera par ailleurs que, pour Levinas, l’expression ne s’oppose pas tant à l’apparaître du phénomène,
mais lui est plutôt antérieure. Elle en est la condition de possibilité. Levinas parle ainsi du « langage, source
de toute signification » (TI, p. 293). 62
Ce « en tant que » traduit la distance impliquée par l’intentionnalité, par la conscience de... . La proximité,
telle que pensée par Levinas, est justement l’inversion de cette distance. Elle est immédiateté. 63
« L’intentionnalité est pensée et entendement, prétention, le fait de nommer l’identique, de proclamer
quelque chose en tant que quelque chose » (E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
p. 306). Et encore : « La conscience confère un sens, non pas en hypostasiant l’immanent donné, mais en
prenant le donné “pour ceci” ou “pour cela”, qu’il soit immanent ou transcendant. Prendre conscience, c’est
“prendre pour …” » (Ibid., p. 308). 64
TI, p. 91-92. 65
TI, p. 99.
-
19
3.1.2. Expression et langage chez Levinas
3.1.2.1. L’opposition à Heidegger
Pour saisir la conception levinassienne du langage, il n’est pas inutile de remonter à
ce à quoi elle s’oppose. Et sur ce point en particulier, c’est avec Heidegger que Levinas est
en opposition. On le sait, dans Être et temps, l'enjeu, pour Heidegger, est d'accéder au sens
de l'être. Or, l’étant qui permet de remonter au sens de l’être en général est le Dasein. Il est
en effet le seul étant qui est ouvert à l’être dans la mesure où il se questionne sur ce qu’il
est. Cependant, quand le Dasein essaie de se comprendre lui-même, il le fait comme avec
les étants qu’il n’est pas : il essaye de s’interpréter comme s’il était un étant parmi les
autres étants du monde. Une tendance au recouvrement est donc inscrite dans le mode
d’être propre du Dasein. C’est pourquoi va s’avérer nécessaire un travail d’interprétation du
Dasein dans la façon qu’il a de se montrer en lui-même et à partir de lui-même, c’est-à-dire
dans la quotidienneté, afin de découvrir sa structure ontologique. Ainsi, pour Heidegger, ce
qui va devoir être mis en lumière, c’est ce qui ne se montre pas, ce qui se trouve caché par
rapport à ce qui apparaît, mais qui en même temps est au fondement de cet apparaître.
Or la « méthode » qui permet de mettre au jour, de faire apparaître, est la
phénoménologie. Il convient cependant de s’entendre sur ce que Heidegger entend par
phénoménologie66
. Étymologiquement, le terme « phénoménologie » est construit à partir
des termes grecs φαινόμενα, c’est-à-dire ce qui se montre en soi-même, à partir de soi-
même, et λόγος (du verbe λέγειν) que l’on traduit généralement par « raison, jugement,
concept, définition, fondement, rapport » ou encore énoncé67
. Pour Heidegger, cependant,
ce ne sont là que des sens dérivés. Pour lui, en effet, le logos est ce qui a la fonction de
rendre manifeste ce dont il est parlé dans le discours. Le logos fait voir ce sur quoi porte la
parole. Le discours, ou plus exactement le logos, a d’abord et avant tout une fonction de
manifestation de l’être et « en tout cas point primairement [de] jugement tant que l’on
entend par là une “liaison” ou une “prise de position” (acquiescement – refus) »68
. « Λόγος
en tant que discours, écrit-il, signifie bien plutôt […] rendre manifeste ce dont “il est parlé”
(il est question) dans le discours. […] Le λόγος fait voir (φαίνεσθαι) quelque chose, à
66
Cf. M. Heidegger, Être et temps, § 7. 67
Ibid., p. 45. 68
Idem.
-
20
savoir ce sur quoi porte la parole […]. Le parler “fait voir” από… à partir de cela même
dont il est parlé »69
. Heidegger traduira ainsi λέγειν par « faire voir à partir de soi-même »
et la phénoménologie consistera à faire voir un phénomène tel qu’il se montre à partir de
lui-même, c’est-à-dire à « faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se
montre à partir de lui-même »70
.
Mais qu’est-ce donc que la phénoménologie doit faire voir ?
Manifestement ce qui, de prime abord, et le plus souvent, ne se montre
justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus
souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en
lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus
souvent. […] Mais ce qui en un sens privilégié demeure retiré, ou bien retombe
dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière « dissimulée », ce
n’est point tel ou tel étant, mais, ainsi que l’ont montré nos considérations
initiales, l’être de l’étant71
.
C’est donc l’être qui va devenir le phénomène de la phénoménologie. Mais, nous l’avons
dit, l’être se montre sous le mode du recouvrement, il est caché, voilé. Du fait de son
essence même, l’être se montre constamment sous le mode du recouvrement, sous le mode
de la dissimulation. Il s’agit de décrire la manifestation de l’être, mais comme l’être se
montre en se cachant, un travail herméneutique est donc nécessaire. L’être ne se donnant
qu’à travers le Dasein, il va donc être nécessaire d’interpréter le Dasein en vue d’accéder
au sens de l’être en général. Ce que la phénoménologie devra faire voir, c'est quelque chose
qui se montre mais qui se montre sous le mode de la dissimulation, du recouvrement, c'est
pour cela que la phénoménologie deviendra herméneutique. La phénoménologie consiste à
faire voir quelque chose à partir de soi-même, mais comme cet être qu’il s’agit de faire voir
à partir de lui-même se montre en se cachant, qu’il ne se donne pas dans l’évidence, un
travail d’explicitation va s’avérer nécessaire. D’où le recours à l’herméneutique afin de
faire voir l’être tel qu’il se montre à travers l’étant qu’est le Dasein et à partir de la façon
dont il se dissimule. C’est notamment à cette conception que Levinas oppose le concept
d’« expression ».
69
Idem. 70
M. Heidegger, Être et temps, p. 46. 71
Ibid., p. 47.
-
21
3.1.2.2. Le Dire et le Dit
C’est surtout dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence que Levinas précisera
les notions d’« expression » et de « langage » en établissant la distinction entre le « Dire »
et le « Dit », mais la signification du langage pointe déjà dans Totalité et infini quand
Levinas évoque la parole « dégagée de son épaisseur de produit linguistique »72
. Levinas
distingue, en effet, dans Totalité et infini, la « parole pure » que l’on peut rapprocher du
Dire, de la « parole activité » qui renvoie davantage au Dit73
. La parole entendue comme
activité fait référence par exemple à la façon d’articuler, au style, bref, à ce qui s’offre à
l’interprétation, mais elle n’est pas pure présence, présence immédiate. En effet, « [d]e ma
parole-activité, je m’absente comme je manque à tous mes produits »74
. La parole activité
signifie plutôt à la manière d’une œuvre, sachant que pour Levinas,
[p]ar les œuvres seulement le moi n’arrive pas au-dehors ; s’en retire ou s’y
congèle comme s’il n’en appelait pas à autrui et ne lui répondait pas, mais
cherchait dans son activité le confort, l’intimité et le sommeil. Les lignes de
sens que l’activité trace dans la matière, se chargent aussitôt d’équivoques,
comme si l’action, en poursuivant son dessein, était sans égards pour
l’extériorité, sans attention. […]. L’ouvrier ne tient pas en main tous les fils de
sa propre action. […] Si ses œuvres délivrent des signes, ils sont à déchiffrer
sans son secours. S’il participe à ce déchiffrement, il parle75
.
La parole pure, elle, est plutôt appel. Elle sollicite autrui plutôt que de simplement le
« laisser être »76
. Elle en fait mon interlocuteur77
. En effet, à la première parole, celle
d’autrui – « Tu ne commettras pas de meurtre » –, le soi ne peut que répondre, répondre par
72
Ibid., p. 192. 73
Ibid., p. 199. 74
Idem. 75
Ibid., p. 191. 76
Cf. TI, p. 212. Le terme de « laisser être » renvoie ici à Heidegger. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus
loin pour en expliquer la teneur et montrer en quoi Levinas est en opposition – totale – avec le « laisser être »
heideggerien. 77
Cf., par exemple, TI, p. 212-213. Et encore, presque dix ans avant Totalité et infini, dans « Éthique et
esprit », texte de 1952 : « Parler, c’est en même temps que connaître autrui se faire connaître à lui. Autrui
n’est pas seulement connu, il est salué. Il n’est pas seulement nommé, mais aussi invoqué. Pour le dire en
termes de grammaire, autrui n’apparaît pas au nominatif, mais au vocatif. Je ne pense pas seulement à ce qu’il
est pour moi, mais aussi et à la fois, et même avant, je suis pour lui. En lui appliquant un concept, en
l’appelant ceci ou cela, déjà j’en appelle à lui. Je ne connais pas seulement mais suis en société. Ce commerce
que la parole implique est précisément l’action sans violence : l’agent, au moment même de son action, a
renoncé à toute domination, à toute souveraineté, s’expose déjà à l’action d’autrui, dans l’attente de la
réponse. Parler et écouter ne font qu’un, ils ne se succèdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral d’égalité
et par conséquent reconnaît la justice. Même quand on parle à un esclave, on parle à un égal. Ce que l’on dit,
le contenu communiqué n’est possible que grâce à ce rapport de face-à-face où autrui compte comme
interlocuteur avant même d’être connu. On regarde un regard. Regarder un regard, c’est regarder ce qui ne
s’abandonne pas, ne se livre pas, mais qui vous vise : c’est regarder le visage » (p. 22).
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22
sa responsabilité pour autrui. Le sens du visage réside dans cet appel à ne pas tuer, à ne pas
le tuer. Le sens du visage est l’exigence éthique78
. Nous y reviendrons.
Dans Autrement qu’être, cette distinction devient centrale. Il ne faut cependant pas
opposer trop vite Dit et Dire, mais plutôt distinguer, d’une part, un Dire qui est encore
corrélatif du Dit, soit un Dire absorbé dans le Dit et, d’autre part, un Dire pur qui se trouve
en deçà de la corrélation Dire/Dit. Le mouvement d’Autrement qu’être est celui d’une
remontée à ce Dire pur, soit un Dire sans Dit. Il va s’agir de « montrer la signification
propre du Dire en deçà de la thématisation du Dit »79
. Il s’agit de remonter à ce Dire pur à
partir duquel seulement le Dit peut ensuite se dire, à partir duquel « la signification du Dit
pourra s’interpréter »80
. Pour Levinas, en effet, « la signification du Dire va au-delà du Dit :
ce n’est pas l’ontologie qui suscite le sujet parlant. Et c’est, au contraire, la signifiance du
Dire allant au-delà de l’essence rassemblée dans le Dit qui pourra justifier l’exposition de
l’être ou l’ontologie »81
.
Le Dire corrélatif du Dit, absorbé en lui est celui de l’identification, de la
connaissance82
. « Le mot identifie “ceci en tant que ceci”, énonce l’idéalité du même dans
le divers. Identification qui est prestation de sens : “ceci en tant que cela”. […] Le Dit n’est
pas simplement signe ou expression d’un sens : il proclame et consacre ceci en tant que
cela »83
. Comme le précise Féron, « [i]dentifier ceci en tant que cela, c’est tendre une
intentionnalité déjà linguistique qui donne un sens à quelque chose en lui donnant un
nom »84
. « L’intentionnalité, écrit Levinas, est pensée et entendement, prétention, le fait de
nommer l’identique, de proclamer quelque chose en tant que quelque chose »85
. Le Dire a
alors pour fonction de conférer le sens idéal de l’être, de proclamer l’identité du multiple86
.
78
Exigence éthique et non nécessité ontologique, bien entendu (cf. entre autres Éthique et infini, p. 81).
L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible. 79
AE, p. 74. 80
Ibid., p. 77. 81
Ibid., p. 66. 82
« Le Dire tendu vers le Dit et s’absorbant en lui, corrélatif du Dit, nomme un étant, dans la lumière ou la
résonance du temps vécu qui laisse apparaître le phénomène, lumière et résonance qui peuvent, à leur tour,
s’identifier dans un autre Dit » (Ibid., p. 65). 83
Ibid., 62. 84
E. Féron, « Éthique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas », p. 67. Cf. également Levinas,
« Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 304-305. 85
E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 306. 86
« La présence à la conscience, c’est le fait que ceci qui se dessine dans l’expérience est déjà prétendu ou
entendu ou identifié, donc pensé comme ceci ou comme cela et comme présent : c’est-à-dire précisément
pensé » (Ibid., p. 305).
-
23
C’est par ou grâce à ce Meinen87
que ce qui apparaît peut avoir une signification. « Mais ce
qui apparaît, ne peut apparaître en dehors de la signification. L’apparoir du phénomène, ne
se sépare pas de son signifier, lequel renvoie à l�
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