théologie politique de la loterie
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Théologie politique de la loterie
« S'il pouvait seulement s'ôter de l'esprit ce malheureux espoir de gagner »
Anna Grigorievna Dostoievski, Journal, 23 mai 1867
100% des gagnants ont tenté leur chance. Chacun de rêver de ce qu'il ferait de cet
argent, aux multiples projets qu'il pourrait réaliser si seulement la chance lui souriait. Le jeu et
ses cagnottes faramineuses entretiennent un mode novateur de projet, intégrant totalement la
notion de discontinuité, de rupture et y introduisant une notion théologique, le miracle.
Avant toute chose, distinguons les différents types de jeu. Loin est le temps où le casino
constituait un lieu d'exception peuplé de privilégiés, il s'est démocratisé comme les jeux qui y
sont joués, blackjack, poker, roulette, ils sont tous accessibles chez chaque buraliste sous la
forme d'un jeu à gratter. Ils sont accompagnés du Loto, des paris sportifs...du Rapido, sorte de
loterie instantanée dotée d'un pouvoir hypnotique profond, la liste est infinie et se décline
aussi sur internet. Les bars-tabac transformés en tripot par l'Etat et son prolongement la
Française des Jeux, sont des lieux emblématiques des vies que nous menons car ils nous
donnent à voir deux éléments importants:
Le paradoxe d'une responsabilisation accrue de l'individu à travers la fiction
d'une mise en place d'une responsabilité sociale de l'entreprise.
La relation qui s'établit entre le normal et l'exception et sa place dans
l'économie du projet.
Nous n'avons jamais autant joué et il semble naturel que plus la pauvreté s'accroît plus les
jeux d'argent prospèrent. Au cours de l’année 2011, les mises enregistrées par la Française des
jeux s’élevaient à 11,4 milliards d’euros, soit une augmentation de 8,5% par rapport à 2010.
La moitié des français joue et constitue en grande partie la cohorte mise en exergue pour
expliciter les finalités de la Française des Jeux.
Elle permettrait par sa transparence, sa visibilité, de protéger le joueur français d'un jeu
irresponsable, hors limites. Son monopole (aujourd’hui mis à mal) est justifié par la nécessité
d'encadrer une activité récréative, ludique doté théoriquement d'un budget dédié. Le jeu est
ici comparé à un loisir comme le cinéma, le golf ou le tennis, une activité circonscrite
permettant de se divertir. La Française des Jeux met un point d'honneur à présenter de cette
manière son activité et à montrer qu'elle fait tout pour empêcher des dérapages. Voici le
premier mouvement de son hypocrisie, de sa justification et donc de la production de sa
légitimité.
Le second mouvement pour consolider cette légitimité est celui de la précaution: information
sur le point de vente, formation des détaillants, petits messages entre deux tirages du Rapido
"restez maîtres du jeu, fixez vos limites" et enfin comble du cynisme la distribution d'un
questionnaire d'auto-évaluation du joueur.
Il faut imaginer un joueur de Rapido gagnant 1118 euros par mois et venant de perdre 20 ou
30 euros, auxquels s'ajoutent certainement d'autres fin d'après-midi perdantes, recevoir un
avertissement du buraliste ou même se décider enfin à cocher les cases de ce questionnaire
d'auto-évaluation. Enfin pourra-t-il s'écrier, "je suis un joueur pathologique comment
m'intégrer maintenant dans un parcours de soin (financé en partie par la FDJ) ". Autant
demander à un dealer de cocaïne de demander à chaque transaction "Où en es-tu de ta
consommation?".
Il suffit de savoir ou pour certains d'imaginer combien représente 200 euros par mois quand
on vit avec le salaire minimum pour se rendre compte que le jeu organisé par l'Etat est
criminel et qu'il fragilise les plus vulnérables.
La critique est connue, il faut maintenant l'affiner car ici l'Etat en offrant la disponibilité,
l'immédiateté, le choix et un appareil marketing conséquent refuse cependant toute
responsabilité dans ce jeu gris, expression du désarroi et du désespoir.
Le jeu responsable est une façade qui vise à voiler le glissement progressif de la responsabilité
de l'entreprise à l'hyper-responsabilisation de l'individu. Il est à proprement parler une
décharge à signature obligatoire qui nous est remise à chaque mise.
Cette responsabilité sociale est une hypocrisie qui a le malheur d'être dangereuse car elle
affecte de domaines sensibles comme le crédit et le jeu.
Cetelem ou la FDJ se défaussent sur nous de toute la responsabilité de nos dettes ou pertes par
la simple assertion "on vous avez prévenus", comme si l'information avait une valeur absolue,
comme si l'avertissement "un crédit vous engage, il doit être remboursé" suffisait à
débarrasser la relation contractuelle des scories de la situation sociale et de l'environnement
culturel, à décharger totalement l'entreprise et l'Etat de ses responsabilités envers l'individu.
Il n'est pas anodin que cette responsabilisation accrue de l'individu se déploie dans un
domaine, le jeu, qui a trait explicitement à la distorsion de la réalité, à l''inscription de
l'exception dans la normalité, dans le quotidien.
En effet, la normalité se nourrit de l'exception, de cette discontinuité nécessaire, de ce temps
où les règles en vigueur sont momentanément suspendues. Il peut s'agir du week-end
agrémentés de sorties, de dépenses supplémentaires au centre commercial ou simplement du
petit plaisir ou de l'écart que nous nous permettons épisodiquement. L'économie du projet de
l'homme contemporain connaît la nécessité de cette exception, de cette dérogation à la
normalité. Comment autrement supporterions-nous les vexations, les frustrations et quelque
fois l'ennui qui nous étreignent dans notre vie quotidienne?
Cette face du projet, l'exception, est au centre de ce que nous qualifierions d'entreprise de
distorsion de la réalité, elle lui est nécessaire pour se légitimer et perdurer. Si Guy Debord
nous prévenait que " dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux" nous
préférons dire, à ce stade, qu'il existe des instances de production d'arrière-mondes,
d'apparences qui se présentent à nous comme l'unique réalité sans toutefois que cette dernière
nous soit définitivement inaccessible.
La Française de Jeux est exemplaire car, appartenant à l'Etat, elle est directement productrice
d'idéologie, en d'autres mots d'un voile couvrant la réalité et la réduisant à une finalité,
l'argent, médiation absolue, unique créateur et dispensateur de valeur, moyen d'accession à la
totalité. En somme, l'argent n'appartient plus à l'économie mais à la métaphysique qui le pare
d'une aura religieuse. La fabrication permanente d'une structure d'exception, de suspension de
la norme a pour finalité de proposer faussement un échappatoire à la pesanteur de la réalité,
articulée autour de la seule médiation dispensatrice de "liberté", l'argent.
On attend de gagner comme le pénitent attend le pardon, le désespéré un miracle. Entre celui
qui n'a plus que deux euros en poche et achète un ticket et celui qui chaque semaine remplit sa
grille d'Euromillions, il n'existe qu'une différence de situation et non d'intention.
Ainsi, la stigmatisation du joueur pathologique, conçu comme une exception, une anomalie
systémique ne fait que cacher qu'il est l'enfant légitime de ce jeu public. La mise en place
d'une attente quasi-messianique de l'exception, du miracle, de la discontinuité s'accompagne
de l'illusion que le joueur serait capable de rester normal face à ce qui ne l'est pas, face à la
négation de la relation entre argent et travail, effort et récompense, frustration et sécurité.
Ces dualismes constitutifs de notre image du monde sont tout simplement balayés par
la probabilité infime de gagner, de se libérer du travail et certains diraient du pêché. Si nos
centres commerciaux sont nos nouvelles cathédrales, nos bulletins de jeux sont des cierges
que nous allumons en priant le divin hasard de rendre possible l'impossible.
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