verne un billet de loterie

Upload: afid-wa-istafid

Post on 30-May-2018

222 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    1/188

    Jules Verne

    UN BILLET DE LOTERIE

    (Le numro 9672)

    (1886)

    dit

    ion

    du

    groupe

    Ebookslibresetgratuits

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    2/188

    Table des matires

    I................................................................................................. 3

    II ..............................................................................................13III.............................................................................................19IV ............................................................................................ 25V.............................................................................................. 34

    VI ............................................................................................ 43VII........................................................................................... 53VIII ......................................................................................... 60IX.............................................................................................74X ............................................................................................. 78

    XI.............................................................................................91XII..........................................................................................105XIII ........................................................................................ 115XIV.........................................................................................125XV..........................................................................................138XVI.........................................................................................147XVII ....................................................................................... 157XVIII......................................................................................163XIX ........................................................................................ 173XX..........................................................................................182 propos de cette dition lectronique ................................ 188

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    3/188

    3

    I

    Quelle heure est-il ? demanda dame Hansen, aprs avoirsecou les cendres de sa pipe, dont les dernires bouffes se per-dirent entre les poutres colories du plafond.

    Huit heures, ma mre, rpondit Hulda.

    Il nest pas probable quil nous arrive des voyageurs pen-

    dant la nuit ; le temps est trop mauvais.

    Je ne pense pas quil vienne personne. En tout cas, leschambres sont prtes, et jentendrai bien si lon appelle du de-hors.

    Ton frre nest pas revenu ?

    Pas encore.

    Na-t-il pas dit quil rentrerait aujourdhui ?

    Non, ma mre. Jol est all conduire un voyageur au lacTinn, et, comme il est parti trs tard, je ne crois pas quil puisse,avant demain, revenir Dal.

    Il couchera donc Moel ?

    Oui, sans doute, moins quil naille Bamble faire visiteau fermier Helmbo

    Et sa fille ?

    Oui, Siegfrid, ma meilleure amie, et que jaime comme une

    sur ! rpondit en souriant la jeune fille.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    4/188

    4

    Eh bien, ferme la porte, Hulda, et allons dormir

    Vous ntes pas souffrante, ma mre ?

    Non, mais demain je compte me lever de bonne heure. Ilfaut que jaille Moel

    quel propos ?

    Eh ! ne faut-il pas soccuper de renouveler nos provisionspour la saison qui va venir ?

    Le messager de Christiania est donc arriv Moel avec savoiture de vins et de comestibles ?

    Oui, Hulda, cet aprs-midi, rpondit dame Hansen. Len-gling, le contrematre de la scierie, la rencontr et ma prvenueen passant. De nos conserves en jambon et en saumon fum, il nereste plus grand-chose, et je ne veux pas risquer dtre prise audpourvu. Dun jour lautre, surtout si le temps redevient meil-

    leur, les touristes peuvent commencer leurs excursions dans leTelemark. Il faut que notre auberge soit en tat de les recevoir etquils y trouvent tout ce dont ils peuvent avoir besoin pendantleur sjour. Sais-tu bien, Hulda, que nous voici dj au 15 avril ?

    Au 15 avril ! murmura la jeune fille.

    Donc, demain, reprit dame Hansen, je moccuperai de tout

    cela. En deux heures, jaurai fait nos achats que le messager ap-portera ici, et je reviendrai avec Jol dans sa kariol.

    Ma mre, au cas o vous rencontreriez le courrier,noubliez pas de demander sil y a quelque lettre pour nous

    Et surtout pour toi ! Cest bien possible, puisque la der-nire lettre de Ole a dj un mois de date.

    Oui ! un mois ! un grand mois !

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    5/188

    5

    Ne te fais pas de peine, Hulda ! Ce retard na rien quipuisse nous tonner. Dailleurs, si le courrier de Moel na rien ap-port, ce qui nest pas venu par Christiania ne peut-il venir par

    Bergen ?

    Sans doute, ma mre, rpondit Hulda ; mais que voulez-vous ? Si jai le cur gros, cest quil y a loin dici aux pcheries duNew Found Land ! Toute une mer traverser, et lorsque la saisonest mauvaise encore ! Voil prs dun an que mon pauvre Ole estparti, et qui pourrait dire quand il viendra nous revoir Dal ?

    Et si nous y serons son retour ! murmura dame Hansen,mais si bas, que sa fille ne put lentendre.

    Hulda alla fermer la porte de lauberge, qui souvrait sur lechemin du Vestfjorddal. Elle ne prit mme pas le soin de donnerun tour de cl la serrure. En cet hospitalier pays de Norvge, cesprcautions ne sont pas ncessaires. Il convient, aussi, que toutvoyageur puisse entrer, de jour, comme de nuit, dans la maison

    des gaards et des soeters, sans quil soit besoin de lui ouvrir.Aucune visite de rdeurs ou de malfaiteurs nest craindre,

    ni dans les bailliages ni dans les hameaux les plus reculs de laprovince. Aucune tentative criminelle contre les biens ou les per-sonnes na jamais troubl la scurit de ses habitants.

    La mre et la fille occupaient deux chambres du premier

    tage sur le devant de lauberge deux chambres fraches et pro-pres, dameublement modeste, il est vrai, mais dont la tenue indi-quait les soins dune bonne mnagre. Au-dessus, sous la couver-ture, dbordant comme un toit de chalet, se trouvait la chambrede Jol, claire par une fentre, encadre dun dcoupage en sa-pin amenuis avec got. De l, le regard, aprs avoir parcouru ungrandiose horizon de montagnes, pouvait descendre jusquaufond de ltroite valle, o mugissait le Maan, moiti torrent, moi-ti rivire. Un escalier de bois, consoles trapues, marches mi-roitantes, montait de la grande salle du rez-de-chausse aux ta-

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    6/188

    6

    ges suprieurs. Rien de plus attrayant que laspect de cette mai-son, o le voyageur trouvait un confort bien rare dans les auber-ges de Norvge.

    Hulda et sa mre habitaient donc le premier tage. Cest lque de bonne heure elles se retiraient toutes deux, quand ellestaient seules. Dj dame Hansen, sclairant dun chandelier deverre multicolore, avait gravi les premires marches de lescalier,lorsquelle sarrta.

    On frappait la porte. Une voix se faisait entendre :

    Eh ! dame Hansen ! dame Hansen ! Dame Hansen redes-cendit.

    Qui peut venir si tard ? dit-elle.

    Est-ce quil serait arriv quelque accident Jol ? rponditvivement Hulda. Aussitt, elle revint vers la porte.

    Il y avait l un jeune gars, un de ces gamins qui font le mtierde skydskarl, lequel consiste saccrocher larrire des kariols et ramener le cheval au relais, quand ltape est finie. Celui-ci taitvenu pied et se tenait debout sur le seuil.

    Eh ! que veux-tu cette heure ? dit Hulda.

    Dabord vous souhaiter le bonsoir, rpondit le jeune gars.

    Cest tout ?

    Non ! ce nest pas tout, mais ne faut-il pas toujours com-mencer par tre poli ?

    Tu as raison ! Enfin, qui tenvoie ?

    Je viens de la part de votre frre Jol.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    7/188

    7

    Jol ? Et pourquoi ? rpliqua dame Hansen. Ellesavana vers la porte, de ce pas lent et mesur qui caractrise lamarche des habitants de la Norvge. Quil y ait du vif-argent dansles veines de leur sol, soit ! mais dans les veines de leur corps, peu

    ou point.

    Cependant cette rponse avait videmment caus quelquemotion la mre, car elle se hta de dire :

    Il nest rien arriv mon fils ?

    Si ! Il est arriv une lettre que le courrier de Christiania

    avait apporte de Drammen

    Une lettre qui vient de Drammen ? dit vivement dameHansen en baissant la voix.

    Je ne sais pas, rpondit le jeune gars. Tout ce que je sais,cest que Jol ne peut revenir avant demain et quil ma envoy icipour vous apporter cette lettre.

    Cest donc press ?

    Il parat.

    Donne, dit dame Hansen, dun ton qui dnotait une assezvive inquitude.

    La voici, bien propre et pas chiffonne. Seulement cettelettre nest pas pour vous. Dame Hansen sembla respirer plus laise.

    Et pour qui ? demanda-t-elle.

    Pour votre fille.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    8/188

    8

    Pour moi ! dit Hulda. Cest une lettre de Ole, jen suis sre,une lettre qui sera venue par Christiania ! Mon frre naura pasvoulu me la faire attendre !

    Hulda avait pris la lettre, et, aprs stre claire du chande-lier, qui avait t dpos sur la table, elle regardait ladresse.

    Oui ! Cest de lui ! Cest bien de lui ! Puisse-t-ilmannoncer que le Viken va revenir ! Pendant ce temps, dameHansen disait au jeune gars :

    Tu nentres pas ?

    Une minute alors ! Il faut que je retourne ce soir la mai-son, parce que je suis retenu demain matin pour une kariol.

    Eh bien, je te charge de dire Jol que je compte aller lerejoindre. Quil mattende donc.

    Demain soir ?

    Non, dans la matine. Quil ne quitte pas Moel sansmavoir vue. Nous reviendrons ensemble Dal.

    Cest convenu, dame Hansen.

    Allons, une goutte de brandevin ?

    Avec plaisir ! Le jeune gars stait approch de la table, etdame Hansen lui avait prsent un peu de cette rconfortanteeau-de-vie,

    toute-puissante contre les brumes du soir. Il nen laissa pasune goutte au fond de la petite tasse. Puis :

    God aften ! dit-il.

    God aften, mon garon !

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    9/188

    9

    Cest le bonsoir norvgien. Il fut simplement chang. Pasmme une inclination de tte. Et le jeune gars partit, sanssinquiter de la longue trotte quil avait faire. Ses pas se furent

    bientt perdus sous les arbres du sentier qui ctoie la torren-tueuse rivire.

    Cependant Hulda regardait toujours la lettre de Ole et ne sehtait pas de louvrir. Quon y songe ! Cette frle enveloppe depapier avait d traverser tout lOcan pour arriver jusqu elle,toute cette grande mer o se perdent les rivires de la Norvgeoccidentale. Elle en examinait les diffrents timbres. Mise la

    poste le 15 mars, cette lettre narrivait Dal que le 15 avril. Com-ment, il y avait un mois dj que Ole lavait crite ! Quedvnements avaient pu se produire pendant ce mois, sur cesparages du New Found Land nom que les Anglais donnent lle de Terre-Neuve ! Ntait-ce pas encore la priode de lhiver,lpoque dangereuse des quinoxes ? Ces lieux de pche ne sont-ils pas les plus mauvais du monde, avec les formidables coups de vent que le ple leur envoie travers les plaines du Nord-

    Amrique ? Mtier pnible et prilleux, ce mtier de pcheur, quitait celui de Ole ! Et sil le faisait, ntait-ce point pour lui enrapporter les bnfices, elle, sa fiance, quil devait pouser auretour ! Pauvre Ole ! Que disait-il dans cette lettre ? Sans doute,quil aimait toujours Hulda, comme Hulda laimerait toujours,que leurs penses se confondaient, malgr la distance, et quilvoudrait tre au jour de son arrive Dal !

    Oui ! il devait dire tout cela, Hulda en tait sre. Mais, peut-tre ajoutait-il que son retour tait proche, que cette campagne depche, qui entrane les marins de Bergen si loin de leur terre na-tale, allait prendre fin ! Peut-tre Ole lui apprenait-il que le Vikenachevait darrimer sa cargaison, quil se prparait appareiller,que les derniers jours davril ne scouleraient pas sans que tousdeux fussent runis en cette heureuse maison du Vestfjorddal ?Peut-tre lassurait-il, enfin, que lon pouvait dj fixer le jour ole pasteur viendrait de Moel pour les unir dans la modeste cha-

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    10/188

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    11/188

    11

    retour du 15 au 20 mai. Tu peux donc tattendre me voir cettepoque, cest--dire, au plus, dans quelques semaines.

    Chre Hulda, je compte te trouver encore plus jolie qu

    mon dpart, et, comme ta mre, en bonne sant. En bonne santaussi, ce hardi et brave camarade, mon cousin Jol, ton frre, quine demande pas mieux que de devenir le mien.

    Au reu de la prsente, fais bien toutes mes amitis dameHansen, que je vois dici, au fond de son fauteuil de bois, prs du vieux pole, dans la grande salle. Rpte-lui que je laime deuxfois, dabord parce quelle est ta mre, et ensuite parce quelle est

    ma tante.

    Surtout ne vous drangez pas pour venir au-devant de moi Bergen. Il serait possible que le Viken ft signal plus tt que jele marque. Quoi quil en soit, vingt-quatre heures aprs mon d- barquement, chre Hulda, tu peux compter que je serai Dal.Mais ne va pas tre trop surprise si jarrive en avance.

    Nous avons t rudement secous par les gros temps pen-dant cet hiver, le plus mauvais que nos marins aient jamais pass.Par bonheur, la morue du grand banc a donn avec abondance.Le Viken en rapporte prs de cinq mille quintaux, livrables Ber-gen, dj vendus par les soins de Messieurs Help frres, Fils delAn. Enfin, ce qui doit intresser la famille, cest que nous avonsrussi, et les profits seront bons pour moi qui, maintenant, suis part entire.

    Dailleurs, si ce nest pas la fortune que je rapporte au lo-gis, jai comme une ide, ou plutt jai comme un pressentimentquelle doit mattendre au retour ! Oui ! la fortune sans compterle bonheur ! Comment ? Cela, cest mon secret, chre Hulda, ettu me pardonneras davoir un secret pour toi.

    Cest le seul ! Dailleurs, je te le dirai Quand ? Eh bien,ds que le moment sera venu avant notre mariage, sil tait re-cul par quelque retard imprvu aprs, si je reviens lpoque

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    12/188

    12

    dite, et si, dans la semaine qui suivra mon retour Dal, tu es de-venue ma femme, comme je le dsire tant !

    Je tembrasse, chre Hulda. Je te charge dembrasser pour

    moi dame Hansen et mon cousin Jol. Jembrasse encore tonfront, auquel la couronne rayonnante des maries du Telemarkmettra comme un nimbe de sainte. Une dernire fois, adieu,chre Hulda, adieu !

    Ton fianc,

    Ole Kamp.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    13/188

    13

    II

    Dal quelques maisons seulement, les unes le long duneroute qui nest vrai dire quun sentier, les autres parses sur lescroupes voisines. Elles tournent la face ltroite valle du Vest-fjorddal, le dos au cadre des collines du nord, au pied desquellescoule le Maan. Lensemble de ces constructions formerait un desgaards trs communs dans le pays, sil tait sous la direction dunseul propritaire de cultures ou dun fermier gages. Mais il a

    droit, si ce nest au nom de bourg, du moins celui de hameau.Une petite chapelle, difie en 1855, dont le chevet est perc dedeux troites fentres vitraux, dresse non loin, travers le fouil-lis des arbres, son clocher quatre pans le tout en bois. et l,au-dessus des rios qui courent la rivire, sont jets quelquesponceaux, charpents en losange, dont lentrecroisement estrempli de pierres moussues. Plus loin se font entendre les grin-cements dune ou deux scieries rudimentaires, actionnes par les

    torrents, avec une roue pour manuvrer la scie, et une roue pourmouvoir la poutre ou le madrier. courte distance, chapelle, scie-ries, maisons, cabanes, tout semble baign dans une molle vapeurde verdure, sombre avec les sapins, glauque avec les bouleaux,que dessinent les arbres, isols ou groups, depuis les berges si-nueuses du Maan jusqu la crte des hautes montagnes du Tele-mark.

    Tel est ce hameau de Dal, frais et riant, avec ses habitationspittoresques, extrieurement peintes, celles-ci de couleurs ten-dres vert naissant ou rose clair celles-l enlumines de cou-leurs violentes, jaune clatant ou sang-de-buf. Leurs toitsdcorces de bouleau, empltrs dun gazon verdoyant que lonfauche lautomne, sont coiffs de fleurs naturelles. Tout cela estdlicieux et appartient au plus charmant pays du monde. Pourtout dire, Dal est dans le Telemark, le Telemark est en Norvge, et

    la Norvge, cest la Suisse avec plusieurs milliers de fiords quipermettent la mer de gronder au pied de ses montagnes.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    14/188

    14

    Le Telemark est compris dans cette portion renfle delnorme cornue que figure la Norvge entre Bergen et Christia-nia. Ce bailliage une dpendance de la prfecture de Batsberg

    a des montagnes et des glaciers comme la Suisse, mais ce nestpas la Suisse. Il a des chutes grandioses comme le Nord- Amrique, mais ce nest pas lAmrique. Il a des paysages avecdes maisons peintes et des processions dhabitants, vtus de cos-tumes dun autre ge, comme certains bourgs de la Hollande,mais ce nest pas la Hollande. Le Telemark, cest mieux que toutcela, cest le Telemark, contre peut-tre unique au monde par lesbeauts naturelles quelle renferme. Lauteur a eu le plaisir de le

    visiter. Il la parcouru en kariol avec des chevaux pris aux relaisde poste quand il sen trouvait. Il en a rapport une impressionde charme et de posie, si vivace encore dans son souvenir, quilvoudrait pouvoir en imprgner ce simple rcit.

    lpoque o se passe cette histoire en 1862 la Norvgentait pas encore sillonne par le chemin de fer qui permet ac-tuellement daller de Stockholm Drontheim par Christiania.

    Maintenant un immense lien de rails est tendu travers ces deuxpays scandinaves, peu enclins vivre dune vie commune. Mais,enferm dans les wagons de ce chemin de fer, si le voyageur vaplus vite quen kariol, il ne voit plus rien de loriginalit des routesdautrefois. Il perd la traverse de la Sude mridionale par lecurieux canal de Gotha, dont les steam-boats, slevant dcluseen cluse, grimpent trois cents pieds de hauteur. Enfin, il nesarrte ni aux chutes de Trolletann, ni Drammen, ni Kong-

    sberg, ni devant toutes les merveilles du Telemark. cette poque, le railway ntait quen projet. Quelque vingt

    ans devaient scouler encore avant quon pt traverser leroyaume scandinave dun littoral lautre en quarante heures et aller jusquau cap Nord, avec billets daller et retour pour leSpitzberg.

    Or, prcisment, Dal tait alors et quil le soit longtemps ! ce point central qui attirait les touristes trangers ou indignes,

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    15/188

    15

    ces derniers, pour la plupart, tudiants de Christiania. De l, ilspeuvent se disperser sur toute la rgion du Telemark et du Har-danger, remonter la valle du Vestfjorddal entre le lac Mjs et lelac Tinn, se rendre aux merveilleuses cataractes du Rjukan. Sans

    doute, il ny a quune seule auberge dans ce hameau ; mais cestbien la plus attrayante, la plus confortable que lon puisse dsirer,la plus importante aussi, puisquelle met quatre chambres ladisposition des voyageurs. En un mot, cest lauberge de dameHansen.

    Quelques bancs entourent la base de ses parois roses, isolesdu sol par une solide fondation de granit. Les poutres et les plan-

    ches de sapin de ses murs ont acquis avec le temps une durettelle que lacier dune hache sy mousserait. Entre ces poutres, peine quarries, disposes horizontalement les unes sur les au-tres, un rejointoiement de mousses, mlanges de terre glaise,forme des bourrelets tanches qui empchent mme les plus vio-lentes pluies dhiver dy pntrer. Au-dessus des chambres, le pla-fond chevronn est peint de tons rouges et noirs, contrastant avecles couleurs plus douces et plus rjouissantes des lambris. En un

    coin de la grande salle, le pole circulaire envoie son tuyau seperdre dans la chemine du fourneau de la cuisine.

    Ici, la bote horloge promne sur un large cadran dmailses aiguilles ouvrages et pique, de seconde en seconde, un tic-tacsonore. L sarrondit le vieux secrtaire moulures brunes, prsdun trpied massif, peint en fer. Sur une planchette se dresse lechandelier en terre cuite, qui devient candlabre trois branches

    quand on le retourne. Les plus beaux meubles de la maison or-nent cette salle ; la table en racine de bouleau, pieds renfls, lecoffre-bahut, fermoirs historis, o sont ranges les belles toi-lettes des ftes et dimanches, le grand fauteuil dur comme unestalle dglise, les chaises de bois peinturlur, le rouet rustique,agrment de tons verts qui tranchent vivement sur la jupe rougedes fileuses. Puis, de del, le pot pour conserver le beurre, lerouleau qui sert le comprimer, la bote tabac et la rpe en ossculpt. Enfin, au-dessus de la porte, ouverte sur la cuisine, unlarge dressoir tale ses ranges dustensiles de cuivre et dtain,

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    16/188

    16

    des plats et des assiettes, mail vif, en faence et en bois, la pe-tite meule aiguiser, demi plonge dans son colimaon verni, lecoquetier antique et solennel qui pourrait servir de calice ; etquelles parois amusantes, tendues en tapisseries de linge, repr-

    sentant des sujets de la Bible, enlumines de toutes les couleursde limagerie dpinal ! Quant aux chambres des voyageurs, pourtre plus simples, elles nen sont pas moins confortables avecleurs quelques meubles dune propret engageante, leurs rideauxde frache verdure qui pendent de la crte du toit gazonn, leurlarge lit draps blancs, en frais tissu d akloede , et leurs lam-bris qui portent des versets de lAncien Testament, crits en jaunesur fond rouge.

    Il ne faut point oublier que les planchers de la grande salle,comme ceux des chambres du rez-de-chausse et du premiertage, sont sems de petites branches de bouleau, de sapin, degenvrier, dont les feuilles emplissent la maison de leur vivifianteodeur.

    Pourrait-on imaginer une plus charmante posada en Italie,

    une plus allchante fonda en Espagne ? Non ! Et le flot de touris-tes anglais nen avait pas encore fait lever les prix, comme enSuisse du moins cette poque. Dal, ce nest pas la livre ster-ling, le pound dor, dont la bourse du voyageur est bientt veuve,cest le species dargent qui vaut un peu plus de cinq francs, cesont ses subdivisions, le mark dune valeur dun franc, et le skil-ling de cuivre, quil faut bien se garder de confondre avec le shil-ling britannique, car il nquivaut qu un sou de France. Ce nest

    pas non plus la prtentieuse bank-note dont le touriste vient faireusage et abus au Telemark. Cest le billet dun species qui estblanc, celui de cinq qui est bleu, celui de dix qui est jaune, celui decinquante qui est vert, celui de cent qui est rouge. Deux de plus, etlon ferait toutes les couleurs de larc-en-ciel !

    Puis ce qui nest point ddaigner dans cette hospitaliremaison la nourriture y est bonne, chose rare dans la plupart desauberges de la rgion. En effet, le Telemark ne justifie que tropson surnom de Pays du lait caill . Au fond de ces trous de Ti-

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    17/188

    17

    ness, de Lisths, de Tinoset, de bien dautres, jamais de pain, ousi mauvais quil vaut mieux sen passer. Rien quune galettedavoine, le flatbrd , sec, noirtre, dur comme du carton, outout simplement un gteau grossier, fait avec la substance inter-

    mdiaire de lcorce de bouleau, mlange de lichens ou de ha-chures de paille. Rarement des ufs, moins que les poulesnaient pondu huit jours avant. Mais, profusion, de la bire inf-rieure, du lait caill, doux ou sur, et quelquefois un peu de caf, sipais quil ressemble plutt de la suie distille quaux produitsde Moka, de Bourbon ou de Rio Nunez.

    Chez dame Hansen, au contraire, la cave et loffice sont

    convenablement garnies. Que faut-il de plus aux touristes mmeexigeants ? Saumon cuit, sal ou fum, hores , saumons deslacs qui nont jamais connu les eaux amres, poissons des coursdeau du Telemark, volailles ni trop dures ni trop maigres, ufs toutes sauces, fines galettes de seigle et dorge, fruits, et plus par-ticulirement des fraises, pain bis, mais dexcellente qualit, bireet vieilles bouteilles de ce vin de Saint-Julien qui propage jus-quen ces contres lointaines la renomme des crus de France.

    Aussi, rputation faite, dans tous les pays du nord delEurope, pour lauberge de Dal.

    On peut le voir, dailleurs, en feuilletant le livre aux feuilles jauntres sur lesquelles les voyageurs signent volontiers de leurnom quelque compliment ladresse de dame Hansen. Pour laplupart, ce sont des Sudois, des Norvgiens, venus de tous les

    points de la Scandinavie.Cependant, les Anglais y sont en grand nombre, et lun deux,

    pour avoir attendu une heure que le sommet du Gousta se dga-get de ses vapeurs matinales, a britanniquement crit sur unedes pages :

    Patientia omnia vincit.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    18/188

    18

    Il y a galement quelques Franais, dont lun, quil vautmieux ne pas nommer, sest permis dcrire :

    Nous navons qu nous louer de la rception quon nous a

    fait dans cette auberge !

    Peu importe la faute grammaticale, aprs tout ! Si la phraseest plus reconnaissante que franaise, elle nen rend pas moinshommage dame Hansen et sa fille, la charmante Hulda duVestfjorddal.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    19/188

    19

    III

    Sans tre trop vers dans la science ethnographique, on peutcroire, avec plusieurs savants, quil existe une certaine parententre les hautes familles de laristocratie anglaise et les anciennesfamilles du royaume scandinave. On en trouve de nombreusespreuves dans ces noms danctres qui sont identiques entre lesdeux pays. Et pourtant, il ny a pas daristocratie en Norvge.Mais, si la dmocratie domine, cela ne lempche pas dtre aris-

    tocratique au plus haut point. Tous sont gaux en haut, au lieu deltre en bas. Jusque dans les plus humbles cabanes se dresse en-core larbre gnalogique, qui na point dgnr pour avoir re-pris racine en terre plbienne. L scartlent les blasons desfamilles nobles des poques fodales, dont ces simples paysansdescendent.

    Il en tait ainsi des Hansen, de Dal, parents, un degr trs

    loign, sans doute, de ces pairs dAngleterre, crs la suite delinvasion du Rollon de Normandie. Et sils nen possdaient plusla situation ni la richesse, du moins en avaient-ils conserv la fier-t originelle, ou, plutt, la dignit, qui est sa place dans toutesles conditions sociales.

    Peu importait, dailleurs ! Quoiquil et des anctres de hautenaissance, Harald Hansen nen tait pas moins aubergiste Dal.

    La maison lui venait de son pre et de son grand-pre, dont ilrappelait volontiers la situation dans le pays. Aprs lui, sa femmeavait continu dy exercer cette profession de manire mriterlestime publique.

    Harald avait-il fait fortune ce mtier ? On ne sait. Mais ilavait pu lever son fils Jol et sa fille Hulda, sans que le dbut dela vie et t trop dur ses deux enfants. Et mme, un fils dune

    sur de sa femme, Ole Kamp, que la mort de son pre et de samre devait bientt laisser sa charge, avait t lev par lui

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    20/188

    20

    comme ses propres rejetons. Sans son oncle Harald, cet orphelinet sans doute t un de ces pauvres petits tres qui ne viennentau monde que pour le quitter aussitt. Du reste, Ole Kamp mon-tra pour ses parents adoptifs une reconnaissance toute filiale.

    Rien ne devait jamais rompre ce lien qui lunissait la familleHansen. Son mariage avec Hulda allait le resserrer encore et lenouer pour la vie.

    Harald tait mort, il y avait dix-huit mois environ. Sanscompter lauberge de Dal, il laissait sa veuve un petit soeter ,situ dans la montagne. Le soeter nest quune sorte de ferme iso-le, dun rapport gnralement mdiocre, quand il nest pas nul.

    Or, les dernires saisons navaient point t bonnes. Toute cultureavait souffert, mme les pturages. Il y avait eu de ces nuits defer , comme les appelle le paysan norvgien, nuits de bise et deglace, qui desschent tout germe jusquau plus profond delhumus. De l, ruine pour les paysans du Telemark et du Har-danger.

    Cependant, si dame Hansen devait savoir quoi sen tenir

    sur sa situation, elle nen avait jamais rien dit personne, pasmme ses enfants. Dun caractre froid et taciturne, elle taitpeu communicative ce dont Hulda et Jol souffraient visible-ment. Mais, avec ce respect pour le chef de famille, inn dans lespays du Nord, ils staient tenus sur une rserve qui ne laissaitpas de leur tre trs pnible. Dailleurs, dame Hansen ne deman-dait pas volontiers aide ou conseil, tant absolument convaincuede la sret de son jugement trs norvgienne sous ce rapport.

    Dame Hansen comptait alors cinquante ans. Lge, sil avait blanchi ses cheveux, navait point courb sa haute taille, niamoindri la vivacit de son regard dun bleu intense, dont lazurse retrouvait inaltr dans les yeux de sa fille. Seul son teint avaitpris la nuance jauntre dun vieux papier de procdure, et quel-ques rides commenaient sillonner son front.

    La madame , comme on dit en pays scandinave, tait in-variablement vtue dune jupe noire gros plis, en signe du deuil

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    21/188

    21

    quelle ne quittait plus depuis la mort de Harald. Des entournuresde son corsage bruntre sortaient les manches dune chemise encoton cru. Un fichu de couleur sombre se croisait sur sa poitrineque recouvrait le montant du tablier rattach en arrire par de

    larges agrafes. Elle tait toujours coiffe dun pais bonnet desoie, sorte de bguin qui tend disparatre des modes du jour. Assise droite, dans le fauteuil de bois, la grave htesse de Dalnabandonnait son rouet que pour fumer une petite pipe encorce de bouleau, dont les vapeurs lentouraient dun lgernuage.

    En vrit, peut-tre la maison et-elle sembl bien triste

    sans la prsence des deux enfants !

    Un brave garon, Jol Hansen ! Vingt-cinq ans, bien dcou-pl, de haute taille, comme les montagnards norvgiens, lair fier,sans forfanterie, lallure hardie, sans tmrit. Ctait un blondpresque chtain, avec des yeux bleus presque noirs. Son costumefaisait valoir ses puissantes paules qui ne pliaient pas aisment,sa large poitrine dans laquelle fonctionnaient laise les poumons

    du guide des montagnes, ses bras vigoureux, ses jambes faites auxplus pnibles ascensions des hauts fields du Telemark. En tenuehabituelle, on et dit un cavalier. Sa jaquette bleutre, avec pau-lettes, serre la taille, se croisait sur la poitrine par deux longuespattes verticales et sagrmentait dans le dos de dessins en cou-leurs, semblable certaines vestes celtiques de la Bretagne. Soncol de chemise svasait en entonnoir. Sa culotte jaune se ratta-chait au-dessous du genou par une jarretire boucle. Sur sa tte

    sinclinait un chapeau brun larges bords avec ganse noire et li-sires rouges. ses jambes sadaptaient des gutres de bure oudes bottes fortes semelles, plates de talons, dont le cou-de-piedse dessinait imparfaitement sous le chiffonnement du cuir,comme aux bottes de mer.

    De son vrai mtier, Jol tait guide dans le bailliage du Te-lemark et jusquau fond des montagnes du Hardanger. Toujoursprt partir, toujours infatigable, il mritait dtre compar cehros norvgien, Rollon le Marcheur, clbre dans les lgendes

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    22/188

    22

    du pays. Entre-temps, il accompagnait les chasseurs anglais, quiviennent volontiers tirer le riper , ce ptarmigan plus gros quecelui des Hbrides, et le jerper , cette perdrix plus dlicate quela grouse dcosse. Lhiver arriv, ctait la chasse aux loups qui le

    rclamait, lorsque ces carnassiers, pousss par la faim,saventurent pendant la mauvaise saison la surface des lacs gla-cs. Puis, lt, ctait la chasse lours, quand cet animal, suivi deses petits, vient chercher sa nourriture dherbe frache et quil fautle poursuivre travers les plateaux dune altitude de mille douzecents pieds. Plus dune fois, Jol ne dut la vie qu sa force prodi-gieuse, qui le rendait capable de rsister aux treintes de ces for-midables btes, et son imperturbable sang-froid, qui lui permet-

    tait de sen dgager.

    Enfin, lorsquil ny avait ni touriste guider dans la valle duVestfjorddal, ni chasseur conduire sur les fields, Jol soccupaitdu petit soeter, situ quelques milles dans la montagne. L, unjeune berger, aux gages de dame Hansen, tait employ la gardedune demi-douzaine de vaches et dune trentaine de moutons le soeter ne comprenant que des pturages sans aucune sorte de

    culture.De sa nature, Jol tait obligeant et serviable. Connu dans

    tous les gaards du Telemark, cest dire quil tait aim dans tous.Quant aux trois tres pour lesquels il prouvait une affection sansbornes, ctaient, avec sa mre, son cousin Ole et sa sur Hulda.

    Lorsque Ole Kamp avait quitt Dal pour sembarquer une

    dernire fois, combien Jol regretta de ne pouvoir doter Huldapour lui garder son fianc ! En vrit, sil et t habitu la mer,il naurait pas hsit partir la place de son cousin. Mais il fal-lait quelque argent pour les dbuts du nouveau mnage. Or, dameHansen nayant pris aucun engagement, Jol avait comprisquelle ne pouvait rien distraire du bien de famille. Ole avait doncd sen aller au loin, de lautre ct de lAtlantique. Jol lavaitconduit jusquaux dernires limites de leur valle, sur la route deBergen. L, aprs lavoir longtemps serr dans ses bras, il lui avait

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    23/188

    23

    souhait bon voyage et heureux retour. Puis, il tait revenu conso-ler sa sur quil aimait dun amour la fois fraternel et paternel.

    Hulda, cette poque, avait dix-huit ans. Ce ntait pas la

    piga , ainsi quon appelle la servante dans les auberges norv-giennes, mais plutt la fraken , la miss des Anglais, la ma-demoiselle , comme sa mre tait la madame de la maison.Quel charmant visage, encadr de cheveux blonds, un peu dors,sous un lger bonnet de linge, dgag en arrire pour laisser tom-ber de longues nattes ! Quelle jolie taille sous ce corsage dtofferouge lisrs verts, bien ajust au buste, entrouvert sur le plas-tron, orn de broderies en couleurs, surmont de la chemisette

    blanche dont les manches venaient se serrer aux poignets par unbracelet de rubans ! Quelle gracieuse tournure sous le ceinturonrouge fermoirs dargent filigran, qui retenait la jupe verdtre,double du tablier losanges multicolores, et sous lequel appa-raissait le bas blanc, engag dans cette fine chaussure du Tele-mark, effile sa pointe.

    Oui ! la fiance de Ole tait charmante avec cette physiono-

    mie un peu mlancolique des filles du Nord, mais souriante aussi.En la voyant, on songeait volontiers cette Hulda la Blonde, dontelle portait le nom, et que la mythologie scandinave laisse errer,comme la fe heureuse, autour du foyer domestique.

    Sa rserve de fille modeste et sage ne lui tait rien de la grceavec laquelle elle accueillait les htes dun jour qui sarrtaient lauberge de Dal. On le savait dans le monde des touristes.

    Ntait-ce pas dj une attraction de pouvoir changer avec Huldale shake-hand , cette cordiale poigne de main qui se donne tous et toutes ?

    Et, aprs lui avoir dit :

    Merci pour ce repas, Tack for mad !

    Quoi de plus agrable que de lui entendre rpondre de savoix frache et sonore :

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    24/188

    24

    Puisse-t-il vous faire du bien, Wed bekomme !

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    25/188

    25

    IV

    Ole Kamp tait parti depuis un an. Il lavait dit dans sa lettre une rude campagne, cette campagne dhiver sur les parages deNew Found Land ! On y gagne bien son argent, quand on en ga-gne. Il y a l-bas des coups de vent dquinoxe qui surprennentles btiments, au large des les, et dtruisent en quelques heurestoute une flottille de pche. Mais le poisson pullule sur ce hautfond de Terre-Neuve, et les quipages, lorsquils sont favoriss,

    trouvent une large compensation aux fatigues comme aux dan-gers de ce trou temptes.

    Du reste, les Norvgiens sont de bons marins. Ils ne boudentpoint la besogne. Au milieu des fiords du littoral, depuis Chris-tiansand jusquau cap Nord, entre les rcifs du Finmark, traversles passes des Loffoden, les occasions ne leur manquent pas de sefamiliariser avec les fureurs de lOcan. Lorsquils traversent

    lAtlantique Nord pour aller de conserve aux lointaines pcheriesde Terre-Neuve, ils ont dj fait preuve de courage. Pendant leurenfance, ce quils ont reu de coups de queue douragan, sur lacte europenne, les a mis mme daffronter les coups de ttedes mmes temptes sur le New Found Land. Ils attrapent labourrasque son dbut, voil toute la diffrence.

    Les Norvgiens ont de qui tenir, dailleurs. Leurs anctres

    taient dintrpides gens de mer, lpoque o les Hansen avaientaccapar le commerce de lEurope septentrionale. Peut-tre fu-rent-ils un peu pirates dans les anciens temps ; mais la pirateriectait alors la faon de procder. Sans doute, le commerce sestbien moralis depuis, bien quil soit permis de penser quil resteencore quelque chose faire.

    Quoi quil en soit, les Norvgiens taient daudacieux naviga-

    teurs, ils le sont aujourdhui, ils le seront toujours. Ole Kampntait pas homme dmentir les promesses de son origine. Son

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    26/188

    26

    apprentissage, son initiation ces durs travaux, cest un vieuxmatre au cabotage de Bergen quil les devait. Toute son enfancestait passe dans ce port, lun des plus frquents du royaumescandinave. Avant de prendre la grande mer, il avait t un auda-

    cieux gamin des fiords, un dnicheur doiseaux aquatiques, unpcheur de ces innombrables poissons qui servent fabriquer lestock-fish. Puis, devenu mousse, il a commenc naviguer sur laBaltique, au large de la mer du Nord, et mme jusquaux paragesde lOcan polaire. Il fit ainsi plusieurs voyages bord des grandsnavires de pche, et obtint le grade de matre,

    quand il eut plus de vingt et un ans. Il en avait maintenant

    vingt-trois.

    Entre ses campagnes, il ne manquait jamais de venir revoirla famille quil aimait, la seule qui lui restt au monde.

    Et alors, quand il se trouvait Dal, quel compagnon digne deJol ! Il le suivait dans ses courses, travers les montagnes, jus-que sur les plus hauts plateaux du Telemark. Les fields aprs les

    fiords, a lui allait ce jeune marin, et il ne restait jamais en ar-rire, moins que ce ne ft pour tenir compagnie sa cousineHulda.

    Une troite amiti stablit peu peu entre Ole et Jol. Ce futpar une consquence tout indique que ce sentiment prit une au-tre forme lgard de la jeune fille. Et comment Jol ne let-ilpas encourag ? O sa sur aurait-elle trouv dans toute la pro-

    vince un meilleur garon, une nature plus sympathique, un carac-tre plus dvou, un cur plus chaud ? Ole pour mari, le bonheurde Hulda tait assur. Ce fut donc avec lagrment de sa mre etde son frre que la jeune fille se laissa aller sur la pente naturellede ses sentiments. De ce que ces gens du Nord sont peu dmons-tratifs, il ne faudrait pas les taxer dinsensibilit. Non ! Cest leurmanire, eux, et peut-tre en vaut-elle bien une autre !

    Enfin, un jour, tous quatre tant dans la grande salle, Ole dit,sans autre entre en matire :

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    27/188

    27

    Il me vient une ide, Hulda !

    Laquelle ? rpondit la jeune fille.

    Il me semble que nous devrions nous marier !

    Je le crois aussi.

    Cela serait convenable, ajouta dame Hansen, comme sicet t une affaire discute depuis longtemps dj.

    En effet, et de cette faon, Ole, rpliqua Jol, je deviendraistout naturellement ton beau-frre.

    Oui, dit Ole, mais il est probable, mon Jol, que je ne tenaimerai que davantage

    Si cest possible !

    Tu le verras bien ! Ma foi, je ne demande pas mieux ! rpondit Jol, qui vint

    serrer la main de Ole.

    Ainsi, cest entendu, Hulda ? demanda dame Hansen.

    Oui, ma mre, rpondit la jeune fille.

    Tu le penses bien, Hulda, reprit Ole. Il y a beau temps queje taime sans le dire !

    Moi aussi, Ole !

    Comment cela mest venu, je ne le sais gure.

    Ni moi.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    28/188

    28

    Sans doute, Hulda, cest en te voyant chaque jour plusbelle, et bonne de plus en plus

    Tu vas un peu loin, mon cher Ole !

    Mais non, et je peux bien te dire cela, sans te faire rougir,puisque cest vrai ! Est-ce que vous ne vous tiez pas aperue,dame Hansen, que jaimais Hulda ?

    Un peu.

    Et toi, Jol ?

    Moi ? beaucoup !

    Franchement, rpondit Ole en souriant, vous auriez biend me prvenir !

    Mais tes voyages, Ole, demanda dame Hansen, est-ce quilsne te paratront pas trop pnibles, une fois que tu seras mari ?

    Si pnibles, rpondit Ole, que je ne voyagerai plus, quandle mariage sera fait !

    Tu ne voyageras plus ?

    Non, Hulda. Est-ce quil me serait possible de te quitterpendant de longs mois ?

    Ainsi, tu vas pour la dernire fois aller en mer ?

    Oui, mais, avec un peu de chance, ce voyage me permettrade rapporter quelques conomies, puisque MM. Help frres montformellement promis de me donner part entire

    Ce sont de braves gens ! dit Jol.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    29/188

    29

    Tout ce quil y a de meilleur, rpondit Ole, et bien connus,bien apprcis de tous les marins de Bergen !

    Mon cher Ole, dit alors Hulda, quand tu ne navigueras

    plus, quest-ce que tu feras ?

    Eh bien, je deviendrai le compagnon de Jol. Jai de bon-nes jambes, et si elles ne suffisent pas, je men fabriquerai enmentranant peu peu. Dailleurs, jai pens une affaire qui neserait peut-tre pas mauvaise. Pourquoi ntablirions-nous pas unservice de messageries entre Drammen, Kongsberg et les gaardsdu Telemark ? Les communications ne sont ni faciles ni rguli-

    res, et il y aurait peut-tre quelque argent gagner. Enfin, jai desides, sans compter

    Quoi donc ?

    Rien ! Nous verrons cela mon retour. Mais je vous pr-viens que je suis bien dcid tout faire pour que Hulda soit lafemme la plus envie du pays. Oui ! Jy suis bien dcid.

    Si tu savais, Ole, comme ce sera facile ! rpondit Hulda enlui tendant la main. Nest-ce pas moiti fait dj, et existe-t-ilune aussi heureuse maison que notre maison de Dal ?

    Dame Hansen avait un instant dtourn la tte.

    Ainsi, reprit Ole en insistant dun ton joyeux, laffaire est

    convenue ? Oui, rpondit Jol.

    Et il ny aura plus en reparler ?

    Jamais.

    Tu nauras pas de regret, Hulda ?

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    30/188

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    31/188

    31

    une chapelle. Toutefois le pasteur ne sy rend que sur demande etpour des crmonies qui ne sont point dordre public, mais priv.

    Aprs tout, Moel nest pas loin. Rien quun demi-mille soit

    peu prs dix kilomtres de France, depuis Dal jusqulextrmit du lac Tinn. Quant au pasteur Andresen, cest unhomme obligeant et un bon marcheur.

    Le pasteur Andresen fut donc pri de venir aux fianailles, encette double qualit de ministre et dami de la famille Hansen.Elle le connaissait et il la connaissait de longue date. Il avait vugrandir Hulda et Jol. Il les aimait comme il aimait ce jeune

    loup marin de Ole Kamp. Rien ne pouvait lui faire plus de plai-sir quun tel mariage. Il y avait l de quoi mettre en fte toute lavalle du Vestfjorddal.

    Il sensuit que le pasteur Andresen prit son petit collet, sonrabat de crpe, son livre doffice, et partit un beau matin, par untemps assez pluvieux dailleurs. Il arriva en compagnie de Jol,qui tait all sa rencontre mi-route. On laisse penser sil fut

    bien reu dans lauberge de dame Hansen, et sil eut la bellechambre du rez-de-chausse, avec des branches de genvrier tou-tes fraches, qui la parfumaient comme une chapelle.

    Le lendemain, la premire heure, souvrit la petite glise deDal. L, devant le pasteur et sur son livre doffice, en prsence dequelques amis et des voisins de lauberge, Ole jura dpouserHulda, et Hulda jura dpouser Ole, au retour du dernier voyage

    que le jeune marin allait entreprendre. Un an dattente, cest long,mais cela passe tout de mme, quand on est sr lun de lautre.

    Maintenant, Ole ne pourrait plus, sans un motif grave, rpu-dier celle dont il avait fait sa fiance. Hulda ne pourrait pas trahirla foi quelle avait jure Ole. Et si Ole Kamp ne ft pas partiquelques jours aprs les fianailles, il aurait pu profiter des droitsquelles lui donnaient sans conteste : rendre visite la jeune fillequand il lui conviendrait, lui crire lorsquil lui plairait de le faire,laccompagner la promenade, bras dessus, bras dessous, mme

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    32/188

    32

    en labsence de la famille, obtenir la prfrence sur tous autrespour danser avec elle dans les ftes et crmonies quelconques.

    Mais Ole Kamp avait d regagner Bergen. Huit jours aprs,

    le Viken tait parti pour les pcheries de Terre-Neuve. Mainte-nant, Hulda navait plus qu attendre les lettres que son fiancavait promis de lui adresser par tous les courriers dEurope.

    Elles ne manqurent pas, ces lettres, toujours si impatiem-ment attendues. Elles apportrent un peu de bonheur la maisonattriste depuis le dpart. Le voyage saccomplissait dans desconditions favorables. La pche tait fructueuse, les profits se-

    raient grands. Et puis, la fin de chaque lettre, Ole parlait tou- jours dun certain secret et de la fortune quil devait lui assurer. Voil un secret que Hulda aurait bien voulu connatre, et aussidame Hansen pour des raisons quil et t difficile de soupon-ner.

    Cest que dame Hansen tait de plus en plus sombre, in-quite, renferme. Et une circonstance, dont elle ne parla point

    ses enfants, vint encore accrotre ses soucis.Trois jours aprs larrive de la dernire lettre de Ole, le 19

    avril, dame Hansen revenait seule de la scierie o elle tait allecommander un sac de copeaux au contrematre Lengling, et sedirigeait vers la maison. Un peu avant darriver devant la porte,elle fut accoste par un homme qui ntait pas du pays.

    Vous tes bien dame Hansen ? demanda cet homme. Oui, rpondit-elle, mais je ne vous connais pas.

    Oh ! peu importe ! reprit lhomme. Je suis arriv ce matinde Drammen et jy retourne.

    De Drammen ? dit vivement dame Hansen.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    33/188

    33

    Est-ce que vous ne connaissez pas un certain monsieurSandgost, qui y demeure ?

    Monsieur Sandgost ! rpta dame Hansen, dont la figure

    plit ce nom. Oui je le connais !

    Eh bien, quand monsieur Sandgost a su que je venais Dal, il ma pri de vous donner le bonjour de sa part.

    Et rien de plus ?

    Rien, si ce nest de vous dire quil viendrait probablement

    vous voir le mois prochain ! Bonne sant et bonsoir, dame Han-sen !

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    34/188

    34

    V

    Hulda, en effet, tait trs frappe de cette persistance de Ole toujours lui parler dans ses lettres de cette fortune quil comp-tait trouver son retour. Sur quoi le brave garon fondait-il cetteesprance ? Hulda ne pouvait le deviner, et il lui tardait de le sa-voir. Quon excuse cette impatience si naturelle. tait-ce donc unevaine curiosit de sa part ? Point. Ce secret la regardait bien unpeu. Non quelle ft ambitieuse, lhonnte et simple fille, ni que

    ses vises davenir se fussent jamais hausses ce quon appelle larichesse. Laffection de Ole lui suffisait, elle devait lui suffire tou- jours. Si la fortune venait, on laccueillerait sans grande joie. Sielle ne venait pas, on sen passerait sans grand dplaisir.

    Cest prcisment ce que se disaient Hulda et Jol, le lende-main du jour o la dernire lettre de Ole tait arrive Dal. L-dessus ils pensaient de la mme faon comme sur tout le reste,

    dailleurs.

    Et alors Jol dajouter :

    Non ! Cela nest pas possible, petite sur ! Il faut que tume caches quelque chose !

    Moi ! te cacher ?

    Oui ! Que Ole soit parti sans te dire au moins un peu deson secret ce nest pas croyable !

    Ten a-t-il dit un mot, Jol ? rpondit Hulda.

    Non, sur. Mais moi, je ne suis pas toi.

    Si, tu es moi, frre.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    35/188

    35

    Je ne suis pas le fianc de Ole.

    Presque, dit la jeune fille, et, si quelque malheurlatteignait, sil ne revenait pas de ce voyage, tu serais frapp

    comme moi, et tes larmes couleraient comme les miennes !

    Ah ! petite sur, rpondit Jol, je te dfends bien davoirde ces ides ! Ole ne pas revenir de ce dernier voyage quil fait auxgrandes pches ! Est-ce que tu parles srieusement, Hulda ?

    Non, sans doute, Jol. Et pourtant, je ne sais Je ne peuxme dfendre de certains pressentiments de vilains rves !

    Des rves, chre Hulda, ne sont que des rves !

    Sans doute, mais do viennent-ils ?

    De nous-mmes et non den haut. Tu crains, et ce sont tescraintes qui hantent ton sommeil. Dailleurs, il en est presquetoujours ainsi, quand on a vivement dsir une chose et que le

    moment approche o les dsirs vont se raliser. Je le sais, Jol.

    Vraiment, je te croyais plus ferme, petite sur ! Oui ! plusnergique ! Comment, tu viens de recevoir une lettre dans la-quelle Ole te dit que le Viken sera de retour avant un mois, et tu temets de pareils soucis dans la tte !

    Non dans le cur, mon Jol !

    Et, au fait, reprit Jol, nous sommes dj au 19 avril. Oledoit revenir du 15 au 20 mai. Il nest donc pas trop tt de com-mencer les prparatifs du mariage.

    Y penses-tu, Jol ?

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    36/188

    36

    Si jy pense, Hulda ! Je pense mme que nous avons peut-tre dj trop tard ! Songes-y donc ! Un mariage qui va mettreen joie non seulement Dal, mais les gaards voisins. Jentends quecela soit trs beau, et je vais moccuper darranger les choses !

    Cest que ce nest pas une petite affaire, une crmonie de cegenre dans les campagnes de la Norvge en gnral et du Tele-mark en particulier. Non ! cela ne va pas sans quelque bruit.

    Il sensuit donc que, le jour mme, Jol eut ce sujet un en-tretien avec sa mre. Ctait peu dinstants aprs que dame Han-sen avait t si vivement impressionne par la rencontre de cet

    homme qui venait de lui annoncer la prochaine visite deM. Sandgost, de Drammen. Elle tait alle sasseoir dans le fau-teuil de la grande salle, et, l, tout absorbe, faisait machinale-ment tourner son rouet.

    Jolle vit bien, sa mre tait encore plus tourmente quedhabitude ; mais comme elle rpondait invariablement quellenavait rien , lorsquon linterrogeait cet gard, son fils ne vou-

    lut lui parler que du mariage de Hulda. Ma mre, dit-il, vous le savez, nous avons appris par la

    dernire lettre de Ole quil sera vraisemblablement de retour auTelemark dans quelques semaines.

    Cest souhaiter, rpondit dame Hansen, et puisse-t-ilnprouver aucun retard !

    Voyez-vous quelque inconvnient ce que nous fixions au25 mai la date du mariage ?

    Aucun, si Hulda y consent.

    Son consentement est tout donn dj. Et maintenant, jevous demanderai, ma mre, si votre intention nest pas de fairebien les choses cette occasion.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    37/188

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    38/188

    38

    Que Hulda et toi, vous fassiez ce quil faut ! rponditdame Hansen.

    Peut-tre trouvera-t-on que Jol se pressait un peu, quil et

    t plus raisonnable dattendre le retour de Ole, pour fixer la datedu mariage et surtout en commencer les prparatifs. Mais,comme il le disait, ce qui serait fait ne serait plus faire. Et puis,cela distrairait Hulda de soccuper des mille dtails que comporteune crmonie de ce genre. Il importait de ne pas laisser sespressentiments, que rien ne justifiait dailleurs, le temps de pren-dre le dessus.

    Et dabord il fallait songer la fille dhonneur. Mais quon nesinquite pas ! Le choix tait dj fait. Ctait une aimable demoi-selle de Bamble, lintime amie de Hulda. Son pre, le fermierHelmbo, dirigeait un des gaards les plus importants de la pro-vince. Ce brave homme ntait pas sans une certaine fortune. De-puis longtemps dj, il avait apprci le caractre gnreux deJol, et, il faut le dire, sa fille Siegfrid ne lapprciait pas moins sa manire. Il tait donc probable que, dans un temps prochain,

    aprs que Siegfrid aurait servi de fille dhonneur Hulda, Huldalui en servirait son tour. Cela se fait en Norvge. Le plus sou-vent, mme, ces agrables fonctions sont rserves aux femmesmaries. Ctait donc un peu par drogation, au profit de Jol,que Siegfrid Helmbo devait assister en cette qualit Hulda Han-sen.

    Grosse question, pour la fiance comme pour la fille

    dhonneur, cette toilette quelles mettront le jour de la crmonie.Siegfrid, jolie blonde de dix-huit ans, avait la ferme intention

    dy paratre tout son avantage. Prvenue par un petit mot de sonamie Hulda Jol avait tenu le lui remettre en main propre elle soccupa, sans perdre un instant, de ce travail qui nest passans donner quelque souci.

    Il sagissait, en effet, dun certain corsage dont la broderie, dessins rguliers, devait tre combine de manire renfermer la

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    39/188

    39

    taille de Siegfrid comme dans un mail cloisonn. Puis, on parlaitaussi dune jupe recouvrant une srie de jupons, dont le nombreserait en rapport avec la fortune de Siegfrid, mais sans rien luifaire perdre des grces de sa personne. Quant aux bijoux, quelle

    affaire que de choisir la plaque centrale du collier filigranedargent ml de perles, les broches du corsage en argent dor ouen cuivre, les pendeloques en forme de cur avec disques mobi-les, les doubles boutons qui servent agrafer le col de la chemise,la ceinture de laine ou de soie rouge, do partent quatre rangesde chanettes, les bagues avec petits glands qui sentrechoquentharmonieusement, les boucles doreilles et les bracelets en argentajour, enfin toute cette joaillerie campagnarde, dans laquelle,

    vrai dire, lor nest quen mince feuille, largent en tamage,lorfvrerie en estampage, dont les perles sont du verre souffl etles diamants du cristal ! Mais encore convenait-il que lil ftsatisfait de lensemble. Et, sil le fallait, Siegfrid nhsiterait pas aller visiter les riches magasins de M. Benett, de Christiania, poury faire ses emplettes. Son pre ne sy opposerait point. Loin de l !Lexcellent homme laissait volontiers faire sa fille. Siegfrid,dailleurs, tait assez raisonnable pour ne pas mettre sec la

    bourse paternelle. Enfin, ce qui importait par-dessus tout, ctaitque, ce jour-l, Jol la trouvt tout son avantage.

    Quant Hulda, ctait non moins grave. Mais les modes sontimpitoyables et donnent bien du mal aux fiances dans le choixde leur toilette de mariage.

    Hulda allait enfin abandonner les longues nattes enruban-

    nes qui schappaient de son bonnet de jeune fille, et la hauteceinture fermoir, retenant son tablier sur sa jupe carlate. Ellene porterait plus les fichus de fianailles que Ole lui avait donnsen partant, ni le cordon auquel pendent ces petits sacs en cuir brod o sont renferms la cuiller dargent manche court, lecouteau, la fourchette, ltui aiguilles autant dobjets dont unefemme doit faire un constant emploi dans le mnage.

    Non ! Au jour prochain des noces, la chevelure de Hulda flot-terait librement sur ses paules, et elle tait si abondante quil ne

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    40/188

    40

    serait pas ncessaire dy mler ces postiches de lin dont abusentles jeunes Norvgiennes moins favorises de la nature. Ensomme, pour son vtement comme pour ses bijoux, Huldanaurait qu puiser dans le coffre de sa mre. En effet, ces l-

    ments de toilette se transmettent de mariage en mariage toutesles gnrations de la mme famille. Ainsi voit-on rapparatre lepourpoint brod dor, la ceinture de velours, la jupe de soie unieou bariole, les bas de wadmel, la chane dor du cou et la cou-ronne cette fameuse couronne scandinave, conserve dans lemieux ferm des bahuts, magnifique cartonnage dor qui se re-lve en bosses, tout constell dtoiles ou tout enguirland defeuillage, enfin, lquivalent de la couronne de fleurs doranger en

    dautres pays de lEurope. Ce qui est certain, cest que ce nimberayonnant avec ses filigranes dlicats, ses pendeloques sonores,ses verroteries de couleur, devait encadrer dune faon charmantele joli visage de Hulda. La fiance couronne , comme on dit,ferait honneur son poux. Lui, serait digne delle dans son flam- bant costume de mariage jaquette courte boutons dargenttrs rapprochs, chemise empese corolle droite, gilet lisrsoutach de soie, culotte troite, rattache au genou avec des

    bouquets de floches laineuses, feutre mou, bottes jauntres, et, la ceinture, dans sa gaine de cuir, le couteau scandinave, le dolknif , dont est toujours muni le vrai Norvgien.

    Ainsi donc, de part et dautre, il y aurait de quoi soccuper s-rieusement. Ce ne serait pas trop de quelques semaines, si lonvoulait que tout ft fini avant larrive de Ole Kamp. Aprs tout, siOle tait de retour un peu plus tt quil ne lavait dit, et si Hulda

    ntait pas prte, Hulda ne sen plaindrait pas, Ole non plus.Cest ces diverses occupations que se passrent les derni-

    res semaines davril et les premires de mai. De son ct, Joltait all faire lui-mme ses invitations, profitant de ce que sonmtier de guide lui laissait alors quelques loisirs.

    On remarqua mme quil devait avoir nombre damis Bam-ble, car il y alla souvent. Sil ne stait pas rendu Bergen, afindinviter MM. Help frres, du moins leur avait-il crit. Et, comme

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    41/188

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    42/188

    42

    Non, Hulda, non ! Cela est trs fcheux, mais rien de plusnaturel que ces retards ! Non ! Je ne suis pas inquiet, et il ny avraiment pas lieu de ltre !

    Le 19, il arriva lauberge un voyageur qui eut besoin dunguide. Il sagissait de le conduire jusque sur la limite du Hardan-ger en passant par les montagnes. Bien que trs contrari de lais-ser Hulda elle-mme, son frre ne pouvait refuser ses services.Ce serait une absence de quarante-huit heures au plus, et Jolcomptait bien trouver Ole son retour. La vrit est que le bravegaron commenait tre trs tourment. Il partit donc dans lamatine, le cur gros, il faut bien le dire.

    Le lendemain, prcisment, vers une heure aprs midi, onfrappait la porte de lauberge.

    Serait-ce Ole ! scria Hulda. Elle alla ouvrir. Sur le seuil setenait un homme en manteau de voyage,

    juch sur le sige de sa kariol, et dont le visage lui tait in-

    connu.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    43/188

    43

    VI

    Cest ici lauberge de dame Hansen ?

    Oui, monsieur, rpondit Hulda.

    Dame Hansen est-elle l ?

    Non, mais elle va rentrer.

    Bientt ?

    linstant, et si vous avez lui parler

    Du tout. Je nai rien lui dire.

    Voulez-vous une chambre ?

    Oui, la plus belle de la maison !

    Faut-il vous prparer dner ?

    Le plus vite possible, et veillez ce quon me serve tout cequil y a de meilleur !

    Tels furent les propos qui schangrent entre Hulda et levoyageur, avant mme que celui-ci ft descendu de la kariol dontil stait servi pour venir jusquau cur du Telemark, travers lesforts, les lacs et les valles de la Norvge centrale.

    On connat la kariol, cet engin de locomotionquaffectionnent particulirement les Scandinaves. Deux longs brancards entre lesquels se meut un cheval carr dencolure,

    robe jauntre et raie mulassire, dirig par un simple mors decorde, pass non sa bouche, mais son nez deux grandes

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    44/188

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    45/188

    45

    afin de satisfaire son humeur peu accommodante, Hulda re-commandait la piga de prparer le meilleur dner possible uneforte fille des environs, cette piga, qui, pendant la saison dt,aidait la cuisine et aux gros ouvrages de lauberge.

    Un homme encore solide, ce nouvel arriv, bien quil et djdpass la soixantaine. Maigre, un peu courb, de moyenne taille,une tte osseuse, une face glabre, un nez pointu, des yeux petitsavec un regard perant derrire de grosses lunettes, un front leplus souvent pliss, des lvres trop minces pour quil pt jamaissen chapper de bonnes paroles, de longues mains crochues ctait un type de prteur sur gages ou dusurier. Hulda eut le

    pressentiment que ce voyageur ne devait rien apporter dheureuxdans la maison de dame Hansen.

    Quil ft Norvgien, rien de plus sr ; mais du type scandi-nave il avait surtout pris les cts vulgaires. Son costume devoyage comprenait un chapeau de forme basse larges bords, unvtement en drap blanchtre, veste croise sur la poitrine, culotterattache au genou par lardillon dune courroie de cuir, et, sur le

    tout, une sorte de pelisse brune, double intrieurement de peaude mouton ce que motivaient les soires et les nuits trs froidesencore la surface des plateaux et dans les valles du Telemark.

    Quant au nom de ce personnage, Hulda ne lavait pas de-mand. Mais elle ne pouvait tarder lapprendre, puisquil fallaitquil linscrivt sur le livre de lauberge.

    En ce moment, dame Hansen rentra. Sa fille lui annonalarrive dun voyageur qui avait demand le meilleur dner et lameilleure chambre. Quant savoir sil prolongerait son sjour Dal, elle lignorait ; il ne stait point prononc cet gard.

    Et il na pas dit son nom ? demanda dame Hansen.

    Non, ma mre.

    Ni do il venait ?

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    46/188

    46

    Non.

    Cest quelque touriste, sans doute. Il est fcheux que Jol

    ne soit pas de retour pour se mettre sa disposition. Commentferons-nous sil demande un guide ?

    Je ne crois pas que ce soit un touriste, rpondit Hulda.Cest un homme dj g

    Si ce nest point un touriste, que vient-il faire Dal ? ditdame Hansen, peut-tre plus elle-mme qu sa fille, et dun ton

    qui dnotait une certaine inquitude.

    cette question, Hulda ne pouvait rpondre, puisque levoyageur navait rien fait connatre de ses projets.

    Une heure aprs son arrive, cet homme entra dans lagrande salle qui tait contigu sa chambre. la vue de dameHansen, il sarrta un instant sur le seuil.

    videmment, il tait aussi inconnu son htesse que son h-tesse ltait lui-mme. Aussi savana-t-il vers elle, et, aprslavoir regarde par-dessus ses lunettes :

    Dame Hansen, je pense ? dit-il, sans que le chapeau quilavait sur la tte et mme t touch de la main.

    Oui, monsieur, rpondit dame Hansen.Et, en prsence de cet homme, elle prouva, comme sa fille,

    un trouble dont celui-ci dut sapercevoir.

    Ainsi, cest bien vous dame Hansen, de Dal ?

    Sans doute, monsieur. Avez-vous donc quelque chose departiculier me dire ?

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    47/188

    47

    Aucunement. Je voulais seulement faire votre connais-sance. Ne suis-je pas votre hte ? Et maintenant, veillez cequon me serve dner le plus tt possible.

    Votre dner est prt, rpondit Hulda. Si vous voulez passerdans la salle manger

    Je le veux ! Cela dit, le voyageur se dirigea vers la porte quelui montrait la jeune fille. Un instant aprs, il tait assis prs de lafentre devant une petite table proprement servie. Le dner taitassurment bon. Aucun touriste mme des plus difficiles nyet trouv reprendre. Cependant, ce personnage peu endurant

    npargna pas les signes et les paroles de mcontentement lessignes surtout, car il ne paraissait pas tre loquace. On pouvait sedemander, vraiment, si ctait son mauvais estomac, ou sonmauvais caractre quil devait dtre si exigeant. Le potage auxcerises et aux groseilles ne lui convint qu demi, bien quil ftexcellent. Il ne toucha que des lvres au saumon et au hareng ma-rin. Le jambon cru, un demi-poulet fort apptissant, quelqueslgumes bien accommods, ne parurent point lui plaire. Il ny eut

    pas jusqu sa bouteille de Saint-Julien et sa demi-bouteille dechampagne dont il ne se montrt mcontent, bien quelles vins-sent authentiquement des bonnes caves de France. Il sensuitdonc que, son repas termin, le voyageur neut pas un seul tackfor madpour son htesse. Aprs le dner, ce mal embouch allu-ma sa pipe, sortit de la salle et vint se promener sur les bords duMaan. Une fois arriv sur la rive, il se retourna. Ses regards nequittaient plus lauberge. Il semblait quil ltudit sous toutes ses

    faces, plan, coupe, lvation, comme sil et voulu en estimer lavaleur. Il en compta les portes et les fentres. Alors, stant ap-proch des poutres horizontalement disposes la base de la mai-son, il y fit deux ou trois entailles avec la pointe de son dolknif,comme sil et cherch reconnatre la qualit du bois et son tatde conservation. Voulait-il donc se rendre compte de ce que valaitlauberge de dame Hansen ? Prtendait-il sen rendre acqureur,bien quelle ne ft point vendre ? Ctait au moins fort trange.Puis, aprs la maison, ce fut le petit clos dont il dnombra les ar-bres et les arbustes. Enfin, il en mesura deux des cts dun pas

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    48/188

    48

    mtrique, et le mouvement de son crayon sur une page de soncarnet indiqua quil les multipliait lun par lautre.

    Et, chaque instant, ctaient des hochements de tte, des

    froncements de sourcil, des hums ! peu approbateurs.

    Pendant ces alles et venues, dame Hansen et sa fillelobservaient travers la fentre de la salle. quel bizarre per-sonnage avaient-elles donc affaire ? Quel tait le but du voyage dece maniaque ? En vrit, il tait regrettable que tout cela se passten labsence de Jol, puisque ce voyageur allait rester toute la nuitdans lauberge.

    Si ctait un fou ? dit Hulda.

    Un fou ? Non ! rpondit dame Hansen. Mais cest aumoins un homme singulier.

    Il est toujours fcheux de ne pas savoir qui on reoit danssa maison, dit la jeune fille.

    Hulda, rpondit dame Hansen, avant que ce voyageur soitrentr, aie soin de porter dans sa chambre le livre de lauberge.

    Oui, ma mre.

    Peut-tre se dcidera-t-il y mettre son nom !

    Vers huit heures, la nuit tant dj sombre, une petite pluiefine commena tomber, remplissant la valle dun nuage debrumaille qui mouillait jusqu mi-montagne. Le temps tait peupropice la promenade. Aussi, le nouvel hte de dame Hansen,aprs avoir remont le sentier jusqu la scierie, revint-il lauberge o il demanda un petit verre de brandevin. Sans dire unmot de plus, sans souhaiter le bonsoir personne, aprs avoirpris le chandelier de bois dont la bougie tait allume, il rentradans sa chambre, il en verrouilla la porte, et on ne lentendit plusde toute la nuit.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    49/188

    49

    Le skydskarl, lui, stait tout simplement rfugi dans le han-gar. L, entre les brancards de la kariol, il dormait dj, en com-pagnie du cheval jaune, sans sinquiter de la bourrasque.

    Le lendemain, dame Hansen et sa fille se levrent ds laube. Aucun bruit ne venait de la chambre du voyageur, qui reposaitencore. Un peu aprs neuf heures, il entra dans la grande salle,lair plus bourru que la veille, se plaignant du lit qui tait dur, dutapage de la maison qui lavait veill ne saluant personne,dailleurs. Puis, il ouvrit la porte et vint regarder le ciel.

    Mdiocre apparence de temps. Un vent vif balayait les cimesdu Gousta perdues dans les vapeurs, et sengouffrait travers lavalle en soufflant de violentes rafales.

    Le voyageur ne se hasarda donc point sortir. Mais il ne per-dit pas son temps. Tout en fumant sa pipe, il se promena danslauberge, il chercha en reconnatre la disposition intrieure, ilen visita les diverses chambres, il examina le mobilier, il ouvrit les

    placards et les armoires, sans plus de gne que sil et t chez lui.On et dit dun commissaire-priseur procdant quelque rcole-ment judiciaire.

    Dcidment, si lhomme tait singulier, ses procds taientde plus en plus suspects.

    Cela fait, il vint prendre place dans le grand fauteuil de la

    salle, et dune voix brve et rude, il adressa plusieurs questions dame Hansen. Depuis combien de temps lauberge tait-elle b-tie ? tait-ce son mari Harald qui lavait fait construire ou la te-nait-il dhritage ? Avait-elle dj ncessit quelques rpara-tions ? Quelle tait la contenance de lenclos et du soeter qui endpendaient ? tait-elle bien achalande et dun bon rapport ?Combien y venait-il, en moyenne, de touristes pendant la bellesaison ? Y passaient-ils un ou plusieurs jours ? etc.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    50/188

    50

    videmment, le voyageur navait pas pris connaissance du li-vre qui avait t dpos dans sa chambre, car cela let renseign,au moins sur cette dernire question.

    En effet, le livre tait encore la place o Hulda lavait mis laveille, et le nom du voyageur ne sy trouvait pas.

    Monsieur, dit alors dame Hansen, je ne comprends pastrop comment et pourquoi ces choses peuvent vous intresser.Mais, si vous dsirez savoir ce qui en est de nos affaires, rien deplus facile. Vous navez qu consulter le livre de lauberge. Jevous prierai mme dy inscrire votre nom, selon lhabitude

    Mon nom ? Certes, jy mettrai mon nom, dame Han-sen ! Je le mettrai au moment o je prendrai cong de vous !

    Faut-il vous garder votre chambre ?

    Cest inutile, rpondit le voyageur en se levant. Je vais par-tir aprs djeuner, afin dtre de retour Drammen demain soir.

    Drammen ? dit vivement dame Hansen.

    Oui ! Ainsi, faites-moi servir linstant.

    Vous demeurez Drammen ?

    Oui ! Quy a-t-il dtonnant, sil vous plat, ce que je de-

    meure Drammen ?Ainsi donc, aprs avoir pass peine une journe Dal ou

    plutt dans lauberge, ce voyageur sen retournait sans avoir rien vu du pays ! Il ne poussait pas plus loin dans le bailliage ! DuGousta, du Rjukanfos, des merveilles de la valle du Vestfjorddal,il ne se souciait en aucune faon ! Ce ntait pas pour son plaisir,ctait pour ses affaires quil avait quitt Drammen, o il demeu-rait, et il semblait quil navait eu dautre motif que de visiter endtail la maison de dame Hansen.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    51/188

    51

    Hulda vit bien que sa mre tait profondment trouble.Dame Hansen tait alle se placer dans le grand fauteuil, et, re-poussant son rouet, elle resta immobile, sans prononcer une pa-

    role.

    Cependant le voyageur venait de passer dans la salle man-ger et stait mis table.

    Du djeuner, aussi soign que lavait t le dner de la veille,il ne parut pas plus satisfait. Et, pourtant, il mangea bien et butde mme, sans se presser. Son attention semblait se porter plus

    spcialement sur la valeur de largenterie luxe auquel tiennentles campagnards de la Norvge quelques cuillers et fourchettesqui se transmettent de pre en fils et que lon garde prcieuse-ment avec les bijoux de famille.

    Pendant ce temps, le skydskarl faisait ses prparatifs de d-part dans la remise. onze heures, le cheval et la kariol atten-daient devant la porte de lauberge.

    Le temps tait toujours peu engageant, le ciel gris et venteux.Parfois la pluie cinglait le vitrail des fentres comme une mi-traille. Mais le voyageur, sous sa grosse capote double de peau,ntait pas homme sinquiter des rafales.

    Le djeuner termin, il avala un dernier verre de brandevin,il alluma sa pipe, passa sa houppelande, rentra dans la grande

    salle, et demanda sa note. Je vais la prparer, rpondit Hulda, qui alla sasseoir de-

    vant un petit bureau.

    Faites vite ! dit le voyageur. En attendant, ajouta-t-il, don-nez-moi le livre pour que jinscrive mon nom. Dame Hansen seleva, alla chercher le livre et vint le poser sur la grande table.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    52/188

    52

    Le voyageur prit une plume, regarda une dernire fois dameHansen par-dessus ses lunettes. Et alors, dune grosse criture, ilcrivit son nom sur le livre, quil referma.

    En ce moment, Hulda lui apporta la note. Il la prit, il en exa-mina les articles, en grommelant ; il en refit laddition, sansdoute.

    Hum ! fit-il. Voil qui est cher ! Sept marks et demi pourune nuit et deux repas ?

    Il y a le skydskarl et le cheval, fit observer Hulda.

    Nimporte ! Je trouve cela cher ! En vrit, je ne mtonnepas si on fait de bonnes affaires dans la maison !

    Vous ne devez rien, monsieur ! dit alors dame Hansendune voix si trouble quon lentendit peine.

    Elle venait douvrir le livre, elle y avait lu le nom inscrit, et

    elle rpta, en reprenant la note, quelle dchira : Vous ne devez rien !

    Cest mon avis ! rpondit le voyageur. Et, sans donner plusde bonsoir en sortant quil navait donn de bonjour en arrivant, ilmonta dans sa kariol, pendant que le gamin sautait derrire luisur la planchette. Quelques instants aprs, il avait disparu au

    tournant de la route. Lorsque Hulda eut ouvert le livre, elle nytrouva que ce nom : Sandgost, de Drammen.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    53/188

    53

    VII

    Ctait dans laprs-midi, le lendemain, que Jol devait ren-trer Dal, aprs avoir laiss sur la route qui conduit au Hardan-ger le touriste auquel il servait de guide.

    Hulda, sachant que son frre allait revenir en suivant les pla-teaux du Gousta, par la rive gauche du Maan, tait venuelattendre au passage de limptueuse rivire. Elle sassit prs du

    petit appontement qui sert dembarcadre au bac. L, elle se per-dit dans ses rflexions. Aux vives inquitudes que lui causait leretard du Viken se joignait maintenant une anxit trs grande.Cette anxit avait pour cause la visite de ce Sandgost etlattitude de dame Hansen devant lui. Pourquoi, ds quelle avaitappris son nom, avait-elle dchir la note, refus de recevoir cequi lui tait d ? Il y avait l quelque secret grave sans doute.

    Hulda fut enfin tire de ses rflexions par larrive de Jol.Elle laperut qui dvalait les premires assises de la montagne.Tantt il apparaissait au milieu des troites clairires, entre lesarbres abattus ou brls par places. Tantt il disparaissait souslpaisse ramure des pins, des bouleaux et des htres dont cescroupes sont hrisses. Enfin, il atteignit la rive oppose et se jetadans le petit bac. En quelques coups daviron, il eut franchi lesviolents remous du cours deau. Puis, sautant sur la berge, il fut

    prs de sa sur.

    Ole est-il de retour ? demanda-t-il.

    Cest Ole quil pensa tout dabord. Mais sa demande futlaisse sans rponse.

    Pas de lettre de lui ?

    Pas une ! Et Hulda sabandonna ses larmes.

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    54/188

    54

    Non, scria Jol, ne pleure pas, chre sur, ne pleurepas ! Tu me fais trop de mal ! Je ne peux pas te voir pleurer !Voyons ! Tu dis : pas de lettre ! videmment, cela commence

    devenir inquitant ! Mais il ny a pas encore lieu de se dsesp-rer ! Tiens, si tu veux, je vais aller Bergen. Je minformerai Je verrai messieurs Help frres. Peut-tre ont-ils des nouvelles deTerre-Neuve. Pourquoi le Viken naurait-il pas relch en quelqueport pour cause davaries ou par la ncessit de fuir devant lemauvais temps ? Il est certain que le vent souffle en bourrasquedepuis plus dune semaine. Quelquefois on a vu des navires duNew Found Land se rfugier en Islande ou aux Fero. Cest mme

    arriv Ole, il y a deux ans, quand il tait bord du Strenna. Eton na pas tous les jours des courriers pour crire ! Je te dis celacomme je le pense, petite sur. Calme-toi ! Si tu me fais pleu-rer, quest-ce que nous deviendrons ?

    Cest plus fort que moi, frre !

    Hulda ! Hulda ! Ne perds pas courage ! Je tassure

    que, moi, je ne suis pas dsespr ! Dois-je te croire, Jol ?

    Oui, tu le dois ! Mais, pour te rassurer, veux-tu que je partepour Bergen, demain matin ce soir ?

    Je ne veux pas que tu me quittes ! Non ! Je ne le veux

    pas ! rpondit Hulda, en sattachant son frre comme si ellenavait plus que lui au monde.

    Tous deux reprirent alors le chemin de lauberge. Mais ilstait mis pleuvoir, et mme la rafale devint si violente quilsdurent se rfugier dans la hutte du passeur, quelques centainesde pas en arrire des rives du Maan.

    L, il fallait attendre quil se ft quelque accalmie. Et alorsJol prouva le besoin de parler, de parler quand mme. Le si-

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    55/188

    55

    lence lui semblait plus dsesprant que ce quil pourrait dire,quand mme ce ne seraient pas des paroles despoir.

    Et notre mre ? dit-il.

    Toujours de plus en plus triste ! rpondit Hulda.

    Il nest venu personne en mon absence ?

    Si, un voyageur, qui est reparti.

    Ainsi, il ny a en ce moment aucun touriste lauberge, et

    on na pas fait demander de guide ?

    Non, Jol.

    Tant mieux, car je prfre ne pas te quitter. Dailleurs, si lemauvais temps continue, je crains bien que, cette anne, les tou-ristes renoncent courir le Telemark !

    Nous ne sommes encore quen avril, frre ! Sans doute, mais jai le pressentiment que la saison ne sera

    pas bonne pour nous ! Enfin, nous verrons ! Mais dis-moi, cesthier que ce voyageur a quitt Dal ?

    Oui, dans la matine.

    Et qui tait-ce ? Un homme venu de Drammen, o il demeure, parat-il, et

    qui se nomme Sandgost.

    Sandgost ?

    Le connatrais-tu ?

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    56/188

    56

    Non, rpondit Jol. Hulda stait dj demand si elle ra-conterait son frre tout ce qui stait pass lauberge en sonabsence. Lorsque Jol apprendrait avec quel sans-gne cethomme stait conduit, comment il semblait avoir calcul la va-

    leur de la maison et du mobilier, quelle attitude dame Hansenavait cru devoir prendre vis--vis de lui, quimaginerait-il ? Nepenserait-il pas que leur mre devait avoir de bien graves raisonspour agir comme elle lavait fait ? Or, quelles taient ces raisons ?Que pouvait-il y avoir de commun entre elle et ce Sandgost ? Il yavait certainement l un secret menaant pour la famille ! Jolvoudrait le connatre, il interrogerait sa mre, il la presserait dequestions Dame Hansen, si peu communicative, si rfractaire

    toute effusion, voudrait garder le silence comme elle lavait fait jusqualors. La situation entre elle et ses enfants, si affligeantedj, deviendrait plus pnible encore.

    Mais la jeune fille aurait-elle pu rien taire Jol ? Un secretpour lui ! Net-ce pas t comme une paille dans lamiti de ferqui les unissait lun lautre ? Non ! Il ne fallait pas que cette ami-ti pt jamais tre brise ! Hulda rsolut donc de tout dire.

    Tu nas jamais entendu parler de ce Sandgost, quand tuallais Drammen ? reprit-elle.

    Jamais.

    Eh bien, sache donc, Jol, que notre mre le connaissaitdj, au moins de nom !

    Elle connaissait Sandgost ?

    Oui, frre.

    Mais, ce nom, je ne le lui ai jamais entendu prononcer !

    Elle le connaissait, cependant, bien quelle net jamais vucet homme avant sa visite davant-hier !

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    57/188

    57

    Et Hulda raconta tous les incidents qui avaient marqu le s-jour du voyageur dans lauberge, sans omettre lacte singulier dedame Hansen au moment du dpart de Sandgost. Elle se htadajouter :

    Je pense, mon Jol, quil vaut mieux ne rien demander notre mre. Tu la connais ! Ce serait la rendre plus malheureuseencore. Lavenir nous apprendra, sans doute, ce qui se cache dansson pass. Fasse le Ciel que Ole nous soit rendu, et, sil y a quel-que affliction qui menace la famille, nous serons trois, du moins, la partager !

    Jol avait cout sa sur avec une profonde attention. Oui !Entre dame Hansen et ce Sandgost, il y avait de graves raisonsqui mettaient lune la merci de lautre ! Pouvait-on douter quecet homme ft venu pour inventorier lauberge de Dal ? videm-ment non ! Et cette note dchire au moment o il allait partir ce qui lui avait paru tout naturel quest-ce que cela pouvait si-gnifier ?

    Tu as raison, Hulda, dit Jol, je ne parlerai de rien notremre. Peut-tre regrettera-t-elle de ne pas stre confie nous.Pourvu quil ne soit pas trop tard ! Elle doit bien souffrir, la pau-vre femme ! Elle sest bute ! Elle ne comprend pas que le cur deses enfants est fait pour quelle y verse ses peines !

    Elle le comprendra un jour, Jol.

    Oui ! Aussi, attendons ! Mais, dici l, il ne me sera pas d-fendu de chercher savoir ce quest cet individu. Peut-tre mon-sieur Helmbo le connat-il ? Je le lui demanderai la premire foisque jirai Bamble, et, sil le faut, je pousserai jusqu Drammen.L, il ne doit pas tre difficile dapprendre au moins ce que fait cethomme, quel genre daffaires il se livre, ce quon en pense

    Rien de bon, jen suis sre, rpondit Hulda. Sa figure estmauvaise, son regard mchant. Je serais bien surprise sil y avaitune me gnreuse sous cette grossire enveloppe !

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    58/188

    58

    Allons, reprit Jol, ne jugeons point les gens surlapparence ! Je parie que tu lui trouverais une agrable mine, ce Sandgost, si tu le regardais, tant au bras de Ole

    Mon pauvre Ole ! murmura la jeune fille.

    Il reviendra, il revient, il est en route ! scria Jol. Aieconfiance, Hulda ! Ole nest plus loin maintenant, et nous legronderons au retour pour stre fait attendre !

    La pluie avait cess. Tous deux sortirent de la hutte et re-

    montrent le sentier afin de regagner lauberge.

    propos, dit alors Jol, je repars demain.

    Tu repars ?

    Oui, ds le matin.

    Dj, frre ? Il le faut, Hulda. En quittant le Hardanger, jai t prvenu

    par un de mes camarades quun voyageur venait du nord par leshauts plateaux du Rjukanfos o il doit arriver demain.

    Quel est ce voyageur ?

    Ma foi, je ne sais mme plus son nom. Mais il est nces-saire que je sois l pour le ramener Dal.

    Pars donc, puisque tu ne peux ten dispenser ! rponditHulda avec un gros soupir.

    Demain, au lever du jour, je me mettrai en route. Cela techagrine, Hulda ?

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    59/188

    59

    Oui, frre ! Je suis bien plus inquite quand tu me laissesmme pour quelques heures !

    Eh bien, cette fois, sache que je ne pars pas seul !

    Et qui donc taccompagne ?

    Toi, petite sur, toi ! Il faut te distraire, et je temmne !

    Ah ! merci, mon Jol !

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    60/188

    60

    VIII

    Le lendemain, tous deux quittrent lauberge ds laube. Unequinzaine de kilomtres de Dal aux clbres chutes, autant pouren revenir, ce net t quune promenade pour Jol, mais il fal-lait mnager les forces de Hulda. Jol stait donc assur de lakariol du contrematre Lengling, et, comme toutes les kariols,celle-ci navait quune place. Il est vrai, ce brave homme tait sigros quil avait fallu fabriquer une caisse sa convenance. Or,

    ctait suffisant pour que Hulda et Jol pussent y tenir lun prsde lautre. Donc, si le voyageur annonc se trouvait au Rjukanfos,il prendrait la place de Jol, et celui-ci reviendrait pied ou mon-terait sur la planchette derrire la caisse.

    Route charmante, de Dal aux chutes, quoique prodigue decahots. Incontestablement, cest plutt un sentier quune route.Des poutres peine quarries, jetes sur les rios tributaires du

    Maan, le traversent en formant des ponceaux quelques centai-nes de pas les uns des autres. Mais le cheval norvgien est habitu les franchir dun pied sr, et, si la kariol na point de ressorts,ses longs brancards, un peu lastiques, attnuent, dans une cer-taine mesure, les heurts du sol.

    Le temps tait beau. Jol et Hulda allaient dun bon pas lelong des verdoyantes prairies, baignes leur lisire de gauche

    par les eaux claires du Maan. Quelques milliers de bouleaux om-brageaient et l le chemin gaiement ensoleill. La bue de lanuit se fondait en gouttelettes la pointe des longues herbes. Surla droite du torrent, deux mille mtres daltitude, les plaquesneigeuses du Gousta jetaient dans lespace un intense rayonne-ment de lumire.

    Pendant une heure, la kariol marcha assez rapidement. La

    monte tait insensible encore. Mais bientt le val se rtrcit peu peu. De part et dautre les rios se changrent en fougueux tor-

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    61/188

    61

    rents. Bien que le chemin devnt sinueux, il ne pouvait viter tou-tes les dnivellations du sol. De l, des passages vraiment durs,dont Jol se tirait avec adresse. Prs de lui, dailleurs, Hulda necraignait rien. Quand le cahot tait trop accentu, elle saccrochait

    son bras. La fracheur du matin colorait sa jolie figure, bien pledepuis quelque temps.

    Cependant, il fallut encore atteindre une altitude plus leve.La valle ne donnait gure passage quau cours resserr du Maan,entre deux murailles coupes pic. Sur les fields voisins appa-raissaient une vingtaine de maisons isoles, des ruines de soetersou de gaards, livres labandon, des cabanes de ptres, perdues

    entre les bouleaux et les htres. Bientt il ne fut plus possible devoir la rivire ; mais on lentendait mugir dans le sonore encais-sement des roches. La contre avait pris un aspect grandiose etsauvage la fois, en largissant son cadre jusqu la crte desmontagnes.

    Aprs deux heures de marche, une scierie se montra sur le bord dune chute de quinze cents pieds, utilise pour le mca-

    nisme de sa double roue. Les cascades qui ont cette hauteur nesont point rares dans le Vestfjorddal ; mais le volume de leurseaux est peu considrable. Cest en cela que lemporte celle duRjukanfos.

    Jol et Hulda, arrivs la scierie, mirent pied terre.

    Une demi-heure de marche ne te fatiguera pas trop, petite

    sur ? dit Jol. Non, frre, je ne suis point lasse, et mme cela me fera du

    bien de marcher un peu.

    Un peu beaucoup, et toujours en montant !

    Je mappuierai ton bras, Jol ! L, en effet, il avait falluabandonner la kariol. Elle naurait pu franchir les sentiers ardus,les passes troites, les talus sems de roches branlantes, dont les

  • 8/14/2019 Verne Un Billet de Loterie

    62/188

    62

    capricieux contours, ombrags darbres ou dnuds, annoncent lagrande chute. Mais, dj, slevait une sorte de vapeur paisse aumilieu dun bleutre lointain. Ctaient les eaux pulvrises duRjukan, et leurs volutes se droulaient une assez grande hau-

    teur. Hulda et Jol prirent une sente, bien connue des guides, quisabaisse vers ltranglement de la valle. Il fallut se glisser entreles arbres et les arbustes. Quelques instants aprs, tous deuxtaient assis sur une roche tapisse de mousses jauntres, pres-que en face de la chute. On ne peut en approcher de ce ct. L, lefrre et la sur auraient eu quelque peine sentendre, sils eus-sent parl. Mais alors leurs penses taient de celles qui peuventse communiquer, sans que les lvres les formulent, par le cur.

    Le volume de la chute du Rjukan est norme, sa hauteur consid-rable, son mugissement grandiose. Cest de neuf cents pieds quele sol manque subitement au lit du Maan, mi-

    chemin peu prs entre le lac Mjs en amont et le lac Tinnen aval. Neuf cents pieds, cest--dire six fois la hauteur du Niaga-ra, dont la largeur, il est vrai, mesure trois milles de la rive amri-caine la rive canadienne.

    Ici, le Rjukanfos a des aspects tranges, difficiles repro-duire par la description. La peinture mme ne les rendrait quedune faon insuffisante. Il est certaines merveilles naturelles quilfaut voir pour en comprendre toute la beaut, entre autres cettechute, la plus clbre de tout le continent europen.

    Et cest prcisment quoi soccupait alors un touriste, assis

    sur la paroi de gauche du Maan. cette place, il pouvait observerle Rjukanfos de plus prs et de plus haut.

    Ni Jol, ni sa sur ne lavaient encore aperu, bien quil ftvisible. Ce ntait pas la distance, mais un effet doptique, spcialaux sites de montagnes, qui le faisait paratre trs petit, et, parcon