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of Ottawa
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PORTRAITS
DE
FEMMES
-
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PARIS.
IMPRIMERIE
E.
CAPIOMONT
ET
C
ie
C,
RI'E
DES
POITEVINS,
6
-
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PORTRAITS
DE
FEMMES
PAR
C.-A.
SAINTE-BEUVE
DE
L
ACADEMIE
FRANAISE
NOUVELLE
EDITION, REVUE ET
CORRIGEE
Avez-vous
donc t
femme,
Monsieur,
pour
prtendre
ainsi nous
connatre ?
Non,
Madame,
je
ne
suis
pas
le
devin
Tirsias, je
ne
suis qu'un humble
mortel
qui vous a beaucoup
aimes.
(Dialogue indit.)
Y
me
de
SVIGN
Mme
de
STAL
Mm
DE
DURAS
Mme
DE
SOUZA.
Mme
D
E
LA
FAYETTE
M. de
la
Rochefoucauld
Mme
DE
LONGUEVILLE.
Mme
ROLAND
Mme
DES
HOULIRES.
Mme
DE
KRUDNER
Mme
GU1ZOT,
ETC., ETC.
^
I
PARIS
GARNIER FRRES,
LIBRAIRES-DITEURS
l,
RUE
DES
SAINTS-PRKS,
C
-
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l
a
sembl
plus
commode
et
mme
assez
piquant
de
Tanger
de
suite
et
de runir
en
un
mme
volume
les
divers
portraits de femmes
qui
taient
dissmins
dans
les
cinq
tomes
des
Critiques
et
Portraits;
on
y
a
ajout
irois
ou
quatre
articles,
avec le
soin
d'excepter
tou-
jours
les
vivants.
En commenant
par
un
morceau
sur
Mme
de
Svign, on n'a
pas
prtendu
donner
un
por-
trait
tudi
de
cette
personne
incomparable
: ce ne
sont
que
quelques
pages
lgres,
autrefois
improvises
au
courant
de
la
plume
aprs
une
lecture
des
Lettres,
et
antrieures
aux
recherches
rcemment
publies;
mais
on
les
a
replaces ici bien
plutt
titre
d'hommage,
et
parce
qu'il
est
impossible
d'essayer
de
parler
des
femmes
sans
se
mettre
d'abord
en
got
et
comme
en
humeur
par
Mme de
Svign.
Gela
tient
lieu
d'une
de
ces
invocations
ou
libations
qu'on
aurait
laites
dans
l'antiquit la
pure source
des
grClS-
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PORTRAITS
DE
FEMMES
MADAME
DE
SVIGN
Les
critiques,
et particulirement
les trangers,
qui,
dans
ces
derniers temps,
ont
jug
avec
le
plus
de
svrit
nos
deux
sicles littraires,
se
sont
accords reconnatre
que
ce
qui
y
dominait, ce qui
s'y
rflchissait
en
mille
faons,
ce
qui
leur donnait
le
plus d'clat
et
d'ornement,
c'tait
l'esprit
de
conversation et de socit,
l'entente du
monde
et
des
hommes,
l'intelligence
vive
et
dlie
des
convenances
et
des
ridicules,
l'ingnieuse
dlicatesse
des sentiments,
la
grce,
le
piquant,
la
politesse
acheve
du langage. Et
en eftet
c'est
bien l,
avec
les rserves
que chacun fait,
et
deux
ou
trois
noms
comme
ceux de
Bossuet et
de
Montesquieu
qu'on sous-
entend,
c'est l, jusqu'en 1789
environ,
le
caractre distinctif.
le
trait marquant
de la
littrature
franaise
entre les
autres
littratures
d'Europe.
Cette
gloire,
dont
on
a
presque
fait
un
reproche
notre
nation,
est assez fconde
et assez
belle
pour
qui
sait
l'entendre
et
l'interprter.
Au
commencement
du
dix-septime sicle, notre
civilisa-
lion,
et parlant
noire
langue
et
notre
littrature,
n'avaient
rien
de
mr
ni
d'assur.
L'Europe, au
sortir
des
troubls
re-
ligieux
et
travers
les
phases
de
la guerre de
Trente
an9,
-
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4
PORTRAITS
DE
FEMMES.
enfantait
laborieusement
un
ordre
politique
nouveau
;
la
France
l'intrieur
puisait son
reste
de
discordes
civiles.
A
la cour,
quelques
salons,
quelques
ruelles
de
beaux-esprits
taient
dj
de
mode
;
mais
rien n'y
germait encore
de
grand
et
d'original,
et
l'on
y
vivait
satit
sur
les
romans
espa-
gnols,
sur
les
sonnets et
les
pastorales
d'Italie.
Ce
ne
fut
qu'aprs
Richelieu,
aprs
la
Fronde,
sous
la
reine-mre
et
Mazarin,
que
tout
d'un
coup,
du milieu des
ftes de
Saint-
Mand
et
de
Vaux,
des
salons de
l'htel
de
Rambouillet
(ljou
des
antichambres
du
jeune
roi,
sortirent,
comme
par
mi-
racle,
trois
esprits
excellents,
trois
gnies diversement
dous,
mais
tous
les
trois
d'un got
naf
et pur, d'une parfaite
sim-
plicit,
d'une
abondance
heureuse, nourris
des
grces
et des
dlicatesses
indignes,
et destins
ouvrir un
ge
brillant
de
gloire o
nul ne
les a
surpasss.
Molire, La
Fontaine,
et
Mme
de
Svign
appartiennent
une
gnration
littraire
qui
prcda
celle
dont
Racine
et
Boileau furent
les chefs,
et
ils se
distinguent
de
ces
derniers
par
divers
traits
qui
tiennent
la
fois
la
nalure de
leurs
gnies
et
la
date de
leur
venue.
On sent
que,
par
tournure d'esprit
comme
par position, ils
sont
bien plus
voisins de la France
d'avant
Louis
XIV,
de
la
rieille
langue
et
du
vieil
esprit
franais; qu'ils
y
ont
t
bien
plus
mls
par
leur
ducation
et
leurs
lectures, et
que,
s'ils
sont
moins apprcis
des
trangers
que
certains
crivains
postrieurs, ils
le
doivent prcisment
ce
qu'il
y
a de
plus
intime, de
plus
indfinissable
et
de
plus charmant
pour
nous
dans
leur
accent
et
leur
manire.
Si
donc
aujourd'hui, et
avec raison, l'on s'attache
rviser
et
remettre
en
question
beaucoup
de
jugements
rdigs,
il
y
a
quelque
vingt
ans,
par
(1)
Dans
un
Mmoire
pour
servir
l'Histoire de
la
Socit
po-
lie
(1835),
M.
Rderer
a suivi
de
prs el
dml
tout
ce
qui
se
rap-
porte
l'htel
de
Rambouillet
en
particulier,
avec
une
prdilection
et
une
minutie
qui
ne
nuisent,
selon nous,
ni
l'exactitude
ni
l'agr-
ment
de
son
livre.
Il
y
faudrait
pourtant
absolument, pour
le9
noms
propres
et
les
dates,
une
impression
plus
correcte.
-
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MADAME DE
SVIGN.
5
les
professeurs
d'Athne;
si
Ton dclare
impitoyablement
la
guerre
beaucoup
de renommes
surfaites, on
ne
saurait
en
revanche
trop
vnrer
et
trop
maintenir
ces
crivains
immor-
tels, qui, les premiers, ont
donn
la littrature franaise
scu
caractre
d'originalit, et
lui
ont
assur jusqu'ici une
physio-
nomie unique entre
toutes
les
littratures.
Molire
a tir
du
spectacle de
la
vie,
du jeu
anim
des
travers,
des
vices
et des
ridicules humains,
tout ce
qui
se
peut concevoir
de
plus fort
et
de
plus
haut en
posie.
La
Fontaine
et
Mme
de
Svign,
sur
une
scne
moins
large, ont
eu un
sentiment
si
fin et si
vrai des
choses et de
la
vie
de leur temps,
chacun sa
ma-
nire,
La
Fontaine, plus rapproch de la
nature, Mme
de
Svign
plus mle la socit; et
ce
sentiment exquis,
ils
l'ont
tellement
exprim
au
vif
dans leurs crits,
qu'ils
se
trouvent placs sans effort
ct
et
fort peu
au-dessous
de leur
illustre
contemporain.
Nous
n'avons
en
ce
moment
parler
que
de Mme de
Svign; il
semble
qu'on
ait
tout
dit
sur
elle
;
les dtails
en
effet
sont
peu
prs
puiss
;
mais
nous
croyons
qu'elle
a
t
jusqu'ici
envisage
trop
isol-
ment, comme
on avait
fait longtemps
pour
La
Fontaine,
avec
lequel
elle a tant
de ressemblance.
Aujourd'hui
qu'en
s'loignant
de
nous,
la socit,
dont
elle
reprsente
la
face
la
plus
brillante,
se
dessine
nettement
nos
yeux
dans
son
ensemble,
il
est plus
ais,
en
mme temps
que
cela
devient
plus
ncessaire, d'assigner
Mme
de
Svign
son
rang,
son
importance
et
ses
rapports. C'est
sans
doute
faute
d'avoir
fait
ces
remarques et
de
s'tre
rendu
compte
de
la
diffrence
des
temps,
que
plusieurs
esprits
distingus
de
nos
jours
pa-
raissent
assez
ports juger avec
autant
de lgret
que
de
rigueur
un des
plus
dlicieux
gnies
qui
aient exist.
Nous
serions
heureux
si
cet
article
aidait
dissiper
quelques-unes
de
ces
prventions
injustes.
On
a
beaucoup
fltri les excs
de
la
Rgence;
mais,
avant
la
rgence
de
Philippe
d'Orlans, il
y
en
eut
une
autre,
non
moins
dissolue,
non
moins
licencieuse,
et
plus
atroce
encore
-
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6
POKTRAITS
DE
FEMMES.
parla
cruaut
qui
s'y
mlait;
espce
de
transition hideuse
entre
les
dbordements
de
Henri
III
et
ceux
de Louis
XV.
Les
mauvaises
murs
de
la
Ligue, qui
avaient
couv
sous
Henri
IV
et
Richelieu,
se
rveillrent,
n'tant
plus
compri-
mes.
La
dbauche
alors
tait
tout
aussi
monstrueuse
qu'elle
avait
t
au
temps
des
mignons, ou
qu'elle fut
plus
tard
au
temps
des
rous;
mais
ce
qui
rapproche
cette
poque
du
seizime
sicle
et la distingue
du
dix-buitime,
c'est
surtout
l'assassinat,
l'empoisonnement,
ces
habitudes
italiennes
dues
aux
Mdicis
;
c'est la
fureur
insense
des duels,
hritage
des
guerres
civiles.
Telle
apparat
au lecteur
impartial
la
rgence
d'Anne
d'Autriche
;
tel est
le
fond
tnbreux et
sanglant sur
lequel
se
dessina
un
beau
matin la Fronde,
qu'on
est
con-
venu
d'appeler
une
plaisanterie
main anne. La conduite
des
femmes
d'alors,
les
plus
distingues
par
leur
naissance, leur
beaut
et leur
esprit, semble
fabuleuse,
et
l'on aurait
besoin
de
croire
que
les
historiens
les
ont calomnies.
Mais,
comme
un
excs
amne
toujours
son
contraire,
le
petit
nombre
de
celles
qui
chapprent
la
corruption
se
jetrent dans la
mtaphysique
sentimentale
et
se
firent prcieuses;
de
l
l'htel
de Rambouillet
(1).
Ce
fut l'asile
des bonnes murs au
sein
de
la
haute
socit.
Quant
au
bon
got,
il
y
trouva
son
compte
la longue, puisque
Mme
de
Svign
en
sortit.
Mlle
Marie de
Rabutin-Chantal,
ne
en 1
626,
tait fille
du
baron
de
Chantai,
duelliste effrn,
qui, un
jour
de
Pques,
quitta la
sainte table
pour aller servir
de second
au
fameux
comte
de
Bouteville.
leve par
son
oncle
le
bon
abb
de
Coulanges,
elle
avait
de
bonne
heure
reu
une
instruction
solide, et appris,
sous
les soins
de
Chapelain
et de
Mnage,
le
latin,
l'italien
et
l'espagnol
(2).
A
dix-huit
ans, elle
avait
(1)
On
a
fort
crit dans
ces
derniers
temps
sur
l'htel
de Rambouil-
let
:
on
en
pourrait
noter
depuis
Rderer
quatre ou
cinq
ptlites his-
toires
ou
notices
diverses.
11 me
semble
qu'on
s'est efforc
en
gnral
de
le
faire
finir
un peu
trop
tt.
11
apparat
en
pleine
floraison
et
il
a
tout son
clat
au
dbut
de
la
Rgence
(1G13-1G18).
(2)
Les lalents
les plus
libres
et les
plus
origiraux
ne
deviennent
-
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15/555
MADAME
DE
SVIGN.
7
pous
le
marquis
de
Svign,
assez
peu
digne
d'elle,
et
qui,
aprs
Tavoir
beaucoup
nglige,
fut
tu
dans
un
duel
en
165i.
Mme
de
Svign,
libre
cet
ge,
avec
un
fils
et
une
fille,
ne
songea
pas
se remarier.
File
aimait
la
folie
ses
enfants,
surtout
sa
fille;
les autres
passions
lui
restrent
toujours
in-
connues.
C'tait une
blonde
rieuse,
nullement
sensuelle,
fort
enjoue
et badine;
les
clairs
de son
esprit
passaient
et
reluisaient
dans
ses
prunelles
changeantes,
et,
comme
elle
le
dit
elle-mme,
dans
ses
paupires
bigarres.
Elle
se
fit
prcieuse;
elle alla
dans le
monde,
aime,
recherche,
cour-
tise
(1),
semant
autour
d'elle
des
passions
malheureuses
auxquelles elle
ne
prenait
pas
trop
garde, et
conservant
g-
nreusement
pour
amis
ceux
mme
dont
elle
ne
voulait
pas
pour
amants.
Son
cousin
Bussy, son
matre
Mnage,
le.
prince
de
Conti, frre
du
grand Gond,
le
surintendant
Fouquet, perdirent leurs
soupirs
auprs
d'elle;
mais
elle
de-
meura inviolablement fidle
ce
dernier
dans
sa
disgrce
;
et quand elle
raconte
le procs du
surintendant
M.
de
Pomponne,
il faut voir
avec
quel
attendrissement
elle
parle
de notre
cher
malheureux
Jeune encore
et
belle
sans
prten-.
tions, elle s'tait mise dans
le monde sur
le
pied
d'aimer
sa
fille,
et
ne
voulait d'autre
bonheur
que
celui
de
la
produire
et de la voir
briller
(2).
Mlle
de
Svign
figurait,
ds
1663,
parfaits
que
s'ils ont
eu
une
discipline premire,
s'ils
ont
fait une
bonne
rhtorique;
Mme
de
Svign lit la
sienne
sous
Mnage
et
sous
Chapelain.
(1)
Mme
de
La Fayette
lui
crivait
:
Votre
prsence
augmente
les
divertissements,
et
les
divertissements augmentent
votre
beaut
lorsqu'ils
vous environnent;
enfin
la
joie
est
l'tat
vritable
de
votre
me,
et
le chagrin
vous
est plus contraire qu'
personne
du
monde. Mme
de
Svign
avait
ce
qu'on peut
appeler
de
l'fctt-
meur,
dans
le
sens
d'humour, mais
une
belle
humeur
chaque
in-
stant
colore et
varie de
la plus
vive imagination.
Ces
clairs-l
et
ceite
gaiet
de
couleurs font
parfois
comme un
voile
au-devant
de
sa
sensibilit,
qui,
mme aux
moments
de
deuil, ne
peut
s'empcher
encore
de
prendre
les
livres
gracieuses
: il
faut
s'habituer
la
voir
l-dessous.
Il
y a
un
coin
de
Mme
Cornuel
dans
Mme
de
Svign.
(2)
On
a un
charmant
portrait
de
Mme de
Svign
jeune
par
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
16/555
8
PORTRAITS DE FEMMES.
dans
les
brillants
ballets
de
Versailles, et
le
pote
officiel,
qui
tenait
alors
la
cour
la
place que
Racine
et
Boileau
pri-
rent
partir
de
1672,
Benserade,
fit
plus
d'un
madrigal en
l'honneur
de
celte
bergre
et
de
cette
nymphe
qu'une mre
idoltre
appelait
la
plus
jolie
fille
de
France.
En
1669,
M.
de
Grignan
l'obtint en mariage,
et,
seize
mois
aprs, il
l'em-
mena en
Provence,
o il commandait
comme
lieutenant
g-
nral, durant
l'absence
de
M.
de
Vendme.
Dsormais
spare
de
sa
fille,
qu'elle ne
revit plus
qu'ingalement
aprs
des
intervalles
toujours
longs,
Mme
de
Svign
chercha une
consolation
ses ennuis
dans une
correspondance de
tous
les
instants,
qui
dura
jusqu'
sa mort (en
1696),
et
qui
com-
prend
l'espace de
vingt-cinq
annes, sauf
les
lacunes
qui
tiennent
aux runions
passagres
de
la mre
et
de la
fille.
Avant cette
sparation
de
1671,
on
n'a
de
Mme de
Svign
qu'un
assez petit
nombre
de
lettres adresses
son
cousin
Bussy,
et
d'autres M.
de Pomponne
sur
le
procs
de
Fou-
quet. Ce
n'est donc
qu'
dater
de
cette
poque
que
l'on
sait
parfaitement
sa
vie
prive,
ses
habitudes,
ses
lectures,
et
jusqu'aux moindres
mouvements de
la
socit
o
elle
vit
et
dont
elle est l'me.
Et
d'abord,
ds
les
premires
pages
de
cette
correspon-
dance,
nous
nous
trouvons dans un tout
autre
monde
que
celui
de
la
Fronde
et
de
la
Rgence;
nous
reconnaissons
que
l'abb
Arnauld
;
il
faut
qu'elle ait eu bien de
l'clat
et
de
la
couleur
pour
en
communiquer
un
moment au
style de
ce
digne
abb,
qui
ne
parat pas
avoir
eu,
comme
crivain,
tout
le
talent de
la
famille
:
Ce fut
en
ce
voyage,
dit-il
en
ses
Mmoires
(
l'anne
165 ?),
quo
M.
de
Svign me fit
faire connoissance
avec
l'illustre
marquise
de
Svign,
sa
nice...
11
me semble
que
je
la
vois encore
telle
qu'elle me
parut
la premire
fois que
j'eus
l'honneur
de
la
voir,
arrivant
dans
le
fond de
son
carrosse
tout
ouvert,
au
milieu
de
M.
son
fils
e*
de
ma-
demoiselle
sa
fille
:
tous trois
tels que les
potes
reprsentent
Latone
au
milieu
du
jeune
Apollon
et
de
la
jeune
Diane,
tant
il
clatoit
d'a-
grment
dans la
mre et
dans les
enfants 1
Que
c'est
bien elle un
esprit,
une
beaut,
une
grce
h
plein
soleil,
dans
un
carrosse
tout ou-
*cr
,
et
radieuse
entre
deux beaux
enfants 1
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
17/555
MADAME
DE
SVIGN.
9
te qu'on
appelle
la
socit
franaise
est
enfin
constitu.
Sans
doute
(et,
au dfaut des
nombreux
mmoires
du
temps,
le
anecdotes
racontes
par
Mme
de
Svign
elle-mme
en
fe-
raient
foi), sans
doute
d'horribles
dsordres, des
orgies
gros-
sires se
transmettent
encore
parmi
cette jeune
noblesse
laquelle Louis
XIV
impose pour
prix de sa faveur la dignit,
la
politesse
et l'lgance
;
sans
doute,
sous
cette
superficie
brillante et
cette
dorure de
carrousel, il
y
a
bien
assez de
vicea
pour
dborder
de
nouveau
en
une
autre
rgence,
surtout
quand
le
bigotisme d'une
fin
de rgne
les
aura
fait
fermenter. Mais
au
moins les
convenances
sont
observes;
l'opinion
com-
mence
fltrir
ce
qui
est ignoble
et
crapuleux.
De
plus,
en
mme temps
que
le
dsordre
et la
brutalit
ont perdu
en
scandale,
la
dcence
et
le
bel-esprit
ont
gagn
en
simplicit.
La
qualification
de
prcieuse a
pass
de
mode;
on
se
souvient
encore,
en
souriant,
de
lavoir
t,
mais on ne
l'est
plus.
On
ne disserte point
comme
autrefois,
perte de vue,
sur
le
sonnet
de
Job
ou
d'Uranie,
sur
la
carte de
Tendre
ou sur
le
caractre
du
Romain;
mais on cause;
on
cause
nouvelles
de cour,
souvenirs
du
sige de
Paris
ou
de
la
guerre
de
Guyenne;
M.
le
cardinal
de
Retz
raconte
ses voyages,
M.
de
La
Rochefoucauld moralise,
Mme
de
La
Fayette
fait des r-
flexions
de cur,
et Mme de
Svign les
interrompt
tous
pour
citer un mot de sa
fille,
une espiglerie de son
fils,
une
distraction
du
bon
d'Hacqueville
ou de
M.
de
Brancas.
Nous
avons
peine,
en
1829,
avec
nos
habitudes
d'occupations
po-
sitives,
nous reprsenter
fidlement
cette vie
de loisir
et
de
causerie.
Le
monde
va
si
vite
de
nos
jours,
et
tant
de
choses
sont
tour
tour amenes
sur
la
scne, que
nous
n'avons
pas
trop
de
tous
nos
instants
pour
les
regarder
et
les
saisir.
Les
journes
pour
nous se passent en
tudes,
les soires
eu
discus-
sions
srieuses;
de conversations l'amiable, de
causeries,
peu
ou
point.
La
noble socit
de
nos jours,
qui
a conserv
le
plus
de
ces
habitudes
oisives
des
deux
derniers
sicles,
semble
ne
l'avoir
pu
qu' la
condition
de
rester
trangre
1.
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
18/555
10
PORTRAITS
DE
FEMMES.
aux
murs
et
aux
ides d' prsent
(1).
A
l'poque
dont nous
parlons,
loin
d'tre
un
obstacle
suivre
le
mouvement
litt-
raire,
religieux
ou
politique,
ce
genre
de
vie
tait
le
plus
propre l'observer; il suffisait de
regarder
quelquefois
du
coin
de
l'il
et
sans
bouger
de sa chaise,
et
puis
l'on
pou-
vait, le reste du temps,
vaquer
ses
gots
et
ses
amis.
La
conversation,
d'ailleurs,
n'tait
pas
encore
devenue,
comme
au
dix-huitime sicle,
dans
les
salons
ouverts sous la
prsi-
dence
de
Fontenelle,
une
occupation,
une
affaire,
une
pr-
tention
;
on
n'y
visait
pas
ncessairement
au
trait; l'talage
gomtrique,
philosophique et
sentimental n'y tait pas
de
rigueur;
mais
on
y
causait de soi,
des
autres,
de
peu
ou
de
rien.
C'tait, comme dit Mme de
Svign,
des
conversations
infinies
:
Aprs le
dner,
crit-elle
quelque part
sa
fille, noue
allmes
causer
dans
les
plus
agrables
bois
du
monde;
nousy
fmes
jusqu'
six
heures
dans
plusieurs
sortes
de
conversa-
lions
si
bonnes,
si tendres, si
aimables,
si
obligeantes
et
pour
vous
et
pour moi, que j'en
suis
pntre
(2).
Au milieu
de
ce
mouvement
de
socit
si
facile
et si simple,
si
capri-
cieux
et si
gracieusement anim, une visite, une
lettre
re-
ue,
insignifiante
au
fond,
tait
un
vnement
auquel
on
prenait
plaisir,
et
dont
on
se
faisait
part
avec
empressement.
Les
plus
petites
choses
tiraient
du
prix
de
la manire
et
de
(1)
Depuis
que ces pages
sont
crites, j'ai
eu
souvent
l'occasion
de
remarquer
tout
bas
avec,
bien
du plaisir
qu'on
exagrait
un
peu
cette
ruine de l'esprit
de
conversation
en France
:
sans doute l'ensemble
de
la
socit n'est plus
l,
mais il
y
a
de
beaux restes,
des
coins
d'ar-
rire-saison.
On
est
d'autant
plus
heureux
d'en
jouir
comme
d'un
re-
tour
et
presque
d'un
mystre.
(2)
Mademoiselle
de
Montpensier,
du mme
ge
que
Mme
de Svi-
gn,
mais
qui s'tait
un
peu
moins
assouplie
qu'elle,
crivant en
1G60
Mme
de
Molteville
sur
un idal de
vie
retire qu'elle
se
compose,
y
se composent
ncessairement
ces
trsors
cachs),
l'amant
qui
survit
se
consacre
un
souvenir
fidle,
et
s'essaie
dans
les
pleurs,
par
un
retour
circonstanci,
ou
en
s'aidant
de
l'harmonie
de
l'art,
transmettre
ce
souve-
nir,
l'terniser.
Il
livre
alors
aux
lecteurs
avides
de
ces
sortes
d'motions
quelque
histoire
altre,
mais
que
sous
le
dguisement
des
apparences
une
vrit
profonde
anime;
ou
bien
il garde
pour
lui et
prpare,
pour
des
temps
o
il
ne
sera
plus,
une
confidence,
une
confession
qu'il
intitulerait
volontiers,
comme
Ptrarque
a
fait
d'un
de
ses
livres,
son
secret.
D'autres
fois,
enfin,
c'est un
tmoin,
un
dpositaire
de
la
confidence
qui
la rvle,
quand
les
objets
sont
morts
et
tides
peine ou
dje
glacs.
11
y
a des
exemples
de
toutes
ces
formes
diverses
parmi les
productions
nes
du
cur;
et
ces
formes,
nous
le
rptons, sont,
assez
insignifiantes,
pourvu
qu'elles
n'touffent
pas
le
fond
et
qu'elles
laissent
l'il
de
l'me
y
pntrer
au
vif
sous leur
transparence.
S'il
nous
fal-
lait
pourtant
nous
prononcer,
nous dirions
qu'
part
la
forme
idale,
harmonieuse,
unique,
o
un
art
divin
s'emparant
d'un
sentiment
humain
le
transporte,
l'lve
sans
le
briser,
et le
peint
en
quelque
sorte dans
les
cieux,
comme
Raphal
peignait
au
Vatican,
comme
Lamartine
a
fait
pour
Elvire,
part ce
cas
incomparable
et glorieux,
toutes
les
formes
in-
termdiaires
nuisent
plus
ou moins,
selon
qu'elles
s'loignen'
du
pur et naf
dtail des
choses
prouves.
Le
mieux,
selon
nous,
est
de s'en
tenir
troitement
au
vrai
et de
viser
au
roman
le moins possible
(1),
omettant
quelquefois
avec
got,
(1)
Toutes
les
histoires
de
VAstre
ont un fondement
vritable,
mais
l'auteur les a
toutes
romances
,
si
j'ose user
de
ce mot.
C'est
Patru
qui
dit
cela
(OEuvres
diverses,
tome II)
dans
ses curieux
claircissements
sur
l'ouvrage
de
D'Urf.
Le
sens
qu'il
donne
ce
mot
est
celui
d'idalisation,
d'ennoblissement,
de quintessence
des
choses
relles;...
leur
traduction
au
clair
de
lune,
en
quelque sorte.
AinM,
au
lieu
de
parler de
l'impuissance
de
son frre an,
D'Urf
suppose
que
l'amant prtendu
est
une fille
dguise
en garon
;
ainsi,
au
lieu
de
la
petite
vrole,
que
prend
par
dvouement
la
princesse
de
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
32/555
24
PORTRAITS DE
FEMMES.
mais se
faisant
scrupule
de
rien
ajouter.
Aussi les
lettres
crites au
moment de la
passion,
et qui
en rflchissent,
sans
offort
de
souvenir,
les mouvements
successifs,
sont-elles
inap-
prciables
et
d'un
charme
particulier
dans
leur dsordre.
On
connat
celles
d'une
Portugaise,
bien
courtes
malheureuse-
ment
et
tronques.
Celles de
Mlle de
Lespinasse,
longues
et
dveloppes,
et
toujours
renaissantes comme la passion,
au-
raient
plus
de
douceur
si
l'homme
qui elles
sont
adresses
(M. de
Guibert)
n'impatientait et
ne
blessait
constamment
par
la
morgue
pdantesque qu'on
lui
suppose,
et
par
son
gosme
qui
n'est
que
trop
marqu.
Les
lettres de
Mlle
Ass,
les
moins
connues
de
toutes
ces
lettres
de femmes,
sont
aussi
les plus
charmantes,
tant
en
elles-mmes
que
par
ce
qui les
entoure.
L'auteur
de
Mademoiselle
Justine de
Liron
(),
qui
connat
cette
littrature
aimable
et
intime
beaucoup
mieux
que
nous,
vient
de
l'augmenter
d'une
histoire
touchante,
qui,
bien
qu'offerte
sous
la
forme du
roman,
garde
chaque
ligne
les
traces
de
la
ralit
observe
ou
sentie.
Pour qui
se
complat
ces
ingnieuses
et
tendres
lectures;
pour
qui a
jet
quelque-
fois
un
coup
d'il
de
regret,
comme
le
nocher
vers
le
rivage,
vers
la
socit
dslongtemps
fabuleuse
desLa
Fayette
et
des
S-
\ign;
pour
qui
a
pardonn
beaucoup
Mme
de
Maintenon,
en
tenant
ses
lettres
attachantes, si
senses
et si unies
;
pour
qui
aurait
volontiers
partag
en
ide
avec
Mlle
de Montpen-
aier
cette
retraite
chimrique
et
divertissante
dont elle pro-
pose
le
tableau
Mme
de
Motteville,
et
dans
laquelle
il
y
aurait
eu
toutes
sortes
de
solitaires
honntes
et
toutes
sortes
de
conversations
permises,
des
bergers,
des
moutons,
point
d'amour,
un
jeu
de
mail,
et
porte
du
lieu, en
quelque
fort
voisine,
un
couvent
de
carmlites
selon
la rforme
de
sainte
Thrse
d'Avila
;
pour
qui,
plus
tard,
accompagne
Cond,
il
suppose
une
beaut
qui
se
dchire
le visage
avec
la
pointe
4
un
diamant.
(1)
M.
E.
Delcluie.
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
33/555
DU
ROMAN
INTIME.
25
d'un
regard
attendri Mlle
de
Launay,
toute
jeune
fille
et
pauvre
pensionnaire
du couvent,
au
chteau
antique
et
un
peu
triste
de
Silly,
aimant le
jeune
comte,
fils
de
la
maison,
et
s'entretenant de
ses
ddains
avec Mlle
de
Silly
dans
une
alle
du
bois,
le long
d'une
charmille,
derrire
laquelle
il
les
entend;
pour
qui
s'est fait
la
socit
plus
grave
de
Mme
de Lambert,
et
aux
discours
nourris
de
christianisme
et
d'antiquit
qu'elle
tient avec
Sacy;
pour qui,
tour
tour,
a
suivi
Mlle Ass
blon,
o elle sort
ds
le matin
pour
tirer
aux
oiseaux, puis Diderot
chez
d'Holbach
au Granval,
ou
Jean-Jacques aux pieds de
Mme
d'Houdetot
dans
le
bosquet;
pour
quiconque
enfin
cherche
contre
le
fracas
et la
pesan-
teur
de nos jours un
rafrachissement,
un
refuge
passager
auprs
de
ces
mes
aimantes et polies
des
anciennes
gnra-
tions
dont
le
simple langage
est dj
loin
de nous,
comme
le
genre
de
vie
et
de
loisir
;
pour
celui-l,
Mlle
de
Liron
n'a
qu'
se
montrer;
elle
est
la
bienvenue
:
on
la
comprendra,
on
l'aimera;
tout inattendu
qu'est
son
caractre,
tout
irr-
gulires
que
sont
ses
dmarches,
tout
provincial
qu'est
par-
fois son accent,
et
malgr
l'improprit
de
quelques
locutions
que
la
cour
n'a
pu
polir
(puisqu'il
n'y
a plus
de
cour),
on
sentira ce
qu'elle
vaut,
on
lui
trouvera
des
surs.
Nous
lui
en
avons
trouv trois
:
l'une,
dj
nomme,
Mlle
Ass;
les
deux autres,
Ccile
et
Caliste,
des
Lettres
de
Lausanne.
Elle
ne
serait
pas
dsavoue d'elles.
Bien
qu'un
peu
raisonneuse,
ille
reste
autant nave
qu'il
est possible
de
l'tre
aujour-
d'hui,
et,
ce
qui rachte
tout
d'ailleurs,
elle
aime
comme
il
faut
aimer.
Mlle de Liron
est
une
jeune fille
de
vingt-trois
ans
qui ha-
bite
Chamalires,
prs
Glermont-Ferrand
en
Auvergne,
avec son
pre,
M. de
Liron,
dont elle
gaie
la
vieillesse et
dirige
la
maison,
suffisant
aux
moindres
dtails,
surveillant,
dans
sa
prudence,
les
biens,
la
rcolte
des prairies,
et
aussi
l'ducation
de
son
petit cousin
Ernest,
de
quatre ans
moins
Ag
qu'elle,
et
qui,
depuis
quatre ans
juste,
est
venu
du
s-
2
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
34/555
26
PORTRAITS
DE
FEMMES.
minaire
de
Clermont
s'tablir
chez son
grand-oncle
et
tuteur.
Le
pre
d'Ernest
tait
dans les
ambassades;
M. de Liron
trouve
naturel
qu'Ernest
y
entre
son
tour
:
voici l'ge;
pour
l'y
introduire, il
a
song
l'un de
ses
anciens
amis,
M.
de Thi-
zac,
qui,
de
son
ct, se
voyant
au terme dcent du
clibat,
songe que
Mlle de
Liron
lui
pourrait
convenir,
et
arrive
Chamalires
aprs
l'avoir
demande
en
mariage.
Or,
Ernest
est
amoureux
de sa
cousine,
laquelle aime
sans
doute
son
cousin,
mais
l'aime
un
peu
comme
une
mre et le
traite
volontiers
comme
un
enfant.
Mlle
de
Liron,
toute
campa-
gnarde
qu'elle
est, a
un
esprit mr
et
cultiv, un
carac-
tre
ferme et
prudent,
un
cur
qui
a pass par
les
preu-
ves
:.
elle
a
souffert
et
elle
a
rflchi.
Une anne
avant
qu'Ernest
vnt
habiter
du
collge
la maison, il
para-
trait
qu'elle
aurait
fait
une absence,
et perdu, durant cette
absence,
une
personne
fort
chre
:
elle
portait
du
deuil
au
retour,
et
c'tait
prcisment l'poque
de
la
fameuse ba-
taille de
B...
(Bautzen
peut-tre?)
o
tant d'officiers franais
prirent.
Quoil'hroneadj
aim?Quoi
Ernest ne sera pas
le
seul,
l'unique; il
aura eu
un
devancier
dans
le
cur, et
qui
sait?
dans
les
bras de
sa
charmante
cousine
Eh
mon Dieu,
oui;
qu'y
faire?
L'historien
vridique de
Mlle de
Liron
pourrait
rpondre
comme
Mlle
de
Launay
disait
d'une de
ses
inclina-
tions
non
durables
:
i Je
l'aurais
supprime si
j'crivais
un
roman.
Je
sais
que
l'hrone
ne
doit
avoir
qu'un
got;
qu'il
doit tre
pour quelqu'un
de parfait
et
ne
jamais
finir,
mais
le
vrai est
comme
il
peut, et
n'a de mrite que d'tre
ce
qu'il
est. Ses
irrgularits sont
souvent
plus
agrables
que
la
perptuelle
symtrie
qu'on retrouve
dans
tous les
ou-
vrages
de
l'art.
C'est
ainsi,
propos
d'irrgularits,
que
ce
petit
viHage
de
Chamalires,
assemblage
singulier
de
proprits
particu-
lires,
maisons, prs,
ruisseaux,
chtaigneraie
et
grands
noyers
compris,
le
tout
enferm
de
murs
assez
bas
dont
les
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
35/555
DU
ROMAN
INTIME.
27
sinuosits
capricieuses
courent
en
labyrinthe,
compose
au\
yeux
le
plus
vrai et
le
plus
riant des paysages.
Mlle
de
Liron
a
donc
aim
dj
:
ce
qui
fait
qu'elle
est
femme,
qu'elle
est
forle,
capable
de retenue,
de
rsolution,
de
bon
conseil;
ce
qui
fait
qu'elle ne
donne
pas
dans
de
folles
imaginations
de
jeune
filie,
et
qu'elle
sent
merveille
qu'Ernest
lui est
de
beaucoup
trop
ingal
en
ge,
qu'il
a
sa
carrire
commencer, et
que
si
elle
se
livrait
aveuglment
ce
jeune
homme,
il
ne
l'aimerait ni
toujours,
ni
mme
long-
temps.
Elle
ne se
figure
donc
pas
le
moins
du
monde
un
avenir
riant de
vie
champtre,
de
domination
amoureuse
et
de
bergerie
dans ces
belles prairies
foin,
partages
par
un
ruisseau
qu'elle
a
sous
les
yeux,
ou
dans
quelque
rocher
t-
nbreux
de
la
valle de Villar,
qui
n'est
qu'
deux pas
:
elle
ne
rve pas
son
Ernest
ses
cts
pour
la vie.
Mais
tout en
se
promenant avec
lui
sous une
alle de
chtaigniers
devant
la
maison,
tout
en
prenant le
frais
prs
de
l'adolescent chri
sur
un
banc
plac
dans
celte
alle,
elle le
prpare
l'arrive
de
M de Thizac
qu'on
attend le jour
mme;
ellel'engage
pro-
fiter de
cette
protectionimportante
pour
mettre
un
pied
dansle
monde,
et elle lui
annonce avec
gravit
et
confiance
qu'elle
est
dcide
se
laisser
marier
avec M. de
Thizac
:
car,
dit-elle, mon
pre,
qui est
g
et
valtudinaire,
peut
mou-
rir. Que
ce
malheur
arrive, et
je
me
retrouve
dans le
cas
d'une jeune
fille
de
seize
ans,
force
de
se
marier
sans
avoir le temps de
concilier
les
convenances
avec ses
gots.
C'est
ce que
je
ne
veux
pas.
L'emportement
d'Ernest,
sa
bouderie,
son
dpit
irrit,
ses
larmes,
le
dtail
du
mouchoir,
gracieux encore
dans
sa
sim-
plicit
un
peu
vulgaire,
c'est
ce
que le
narrateur
fidle
a
reproduit
bien mieux
qu'on ne
saurait
deviner.
Qu'il
nous
suffise
de dire que
la
fermet
amicale de
Mlle
de
Liron
tient
en
chec Ernest
ce
jour-l
et
le
suivant;
que
le
mot vous
n'tes
qu'un
enfant,
propos
jet
l'amour-propre
du
jeune
cousin,
achve de
le dcider;
que
M.
de
Thizac,
qui
arrive
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
36/555
28
PORTRAITS
DE
FEMMES.
en
litire
avec son
projet
de
contrat
de
mariage
et un brevet
de
nomination
pour
Ernest,
est
accueilli
fort convenable-
ment,
et
que
celui-ci
annonce
bien
haut,
avec
l'orgueil
d'une
rsolution
soudaine, qu'il
part
le
lendemain de grand
matin pour
Paris.
Mais
le soir
mme,
quand
tout le
monde
est
retir,
quand
la
maison
entire
repose,
et
que
Mlle de Liron,
aprs
avoir
fait son
inspection
habituelle,
entre
dans
sa
chambre, non
sans
songer
ce
pauvre
Ernest
qu'elle
craint
d'avoir
afflig
par
sa
dernire
brusquerie,
que
voit-elle?
Ernest
lui-mme
qui
est
venu
l, ma
foi pour
lui dire
adieu, pour
lui
repro-
cher
sa
duret, pour
la
voir
encore,
et partir en
la
maudis-
sant...
Mais
Ernest
ne
part qu'au
matin,
ivre
de
bonheur,
bnissant
sa
belle
cousine, oubliant une
montre
qui
ne quit-
tera
plus
cette
chambre
sacre,
ayant
promis, par
un
invio-
lable
vu,
de
ne
revenir qu'aprs
un
an
rvolu,
et
de
bien
travailler
durant ce
temps
son
progrs
dans
le
monde.
Ernest
s'tait
gliss dans
cette
chambre comme un enfant:
il
en
sort
dj
homme.
Le
matin
mme,
M.
de
Liron
a
reu
son
rveil
une
lettre
de
sa
fille,
qui
lui
annonce
qu'aprs
y
avoir
srieusement
rflchi,
elle
croit
devoir
refuser la
main
de M. de
Thizac
et
les
avantages
dont
il
voulait bien l'honorer.
Un an
se
passe.
Mais
c'est
ici le
lieu
de
dire
que
Mlle
de
Liron
tait
belle,
et
comment elle
l'tait;
car
sa
beaut va
s'altrer
avec
sa
sant
jusque-l
si parfaite,
et
quand
Ernest
la
reverra
aprs le
terme
prescrit, malgr
l'amour
d'Ernest
et
ses
soins
de
plus
en
plus
tendres, elle
lira
involontaire-
ment
dans ses
yeux
qu'elle
n'est
plus
tout
fait la
mme.
Mlle
de
Liron
est
blanche
comme le lait; elle
a de
beaux
cheveux
noirs
et
des yeux
d'un
bleu
de
mer,
genre
de
beaut
assez
commun
parmi
les
femmes
du
Cantal
o
sa mre
tait
ne.
Elle
est
un
peu
grasse,
s'il
faut le dire,
ce
qui
n'est
pas
mprisable
assurment,
mais
ce
qui
nuit
quelque
peu
a
l'idal.
Au
reste,
je
loue
de
grand
cur
l'historien
vridique
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
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DU
ROMAN
INTIME.
29
de
nous
avoir
monlr
Mlle de
LTonunpeu
grasse,
puisqu'elle
l'tait
sans
nul
doute
au commencement
de
cette
aventure;
mais
je
voudrais
qu'il
se
ft
tromp
en
nous
le
rappelant
vers
la
fin,
et lors
d'une
saigne au pied
qu'on
lui
pratique
avec
difficult dans sa dernire
maladie.
Les
souffrances
de
Mlle
de Liron
avaient
d la
maigrir
la
longue. Mlle
Ass,
qui
mourut, il
est vrai,
d'une
phthisie aux poumons,
et
non
d'un
anvrisme au
cur,
tait
devenue bien
maigre,
comme
elle
le
dit
:
Je
suis
extrmement
maigrie
:
mon
change-
ment
ne
parat pas autant quand
je suis
habille.
Je
ne
suis
pas jaune,
mais
fort ple;
je
n'ai pas
les
yeux
mau-
vais;
avec
une coiffure
avance
je suis encore assez bien
;
mais
ie
dshabill
n'est pas
tentant,
et
mes
pauvres
bras,
qui,
mme dans
leur
embonpoint, ont
toujours
t
vilains
et
plats, sont comme
deux
cotrets.
Si Mlle
Ass,
mme
dans
son
meilleur
temps,
a toujours
t
un
peu
maigre,
il
est
certes
bien
permis
Mlle
de Liron
d'avoir
toujours
t
un
peu
grasse;
cela
nous
a
valu
au
dbut
une jolie
scne
do-
mestique de
ptisserie,
o
l'on voit
aller
et
venir dans
la
pte
les
mains blanches
et poteles,
et
les
bras nus jusqu'
l'-
paule
de
Mlle de
Liron.
Mais,
je
le
rpte,
je
dsirerais fort
que
vers
la
fin,
au
milieu
des
douleurs
et
de
la
sublimit
de
sentiments
qui domine,
il
ne ft
plus
question de cette
dis-
position insignifiante
d'une
si
noble
personne
: la flamme
de
la lampe,
en
s'tendant,
avait
d
beaucoup user.
J'ima-
gine, pour
accorder
mon dsir
avec l'exactitude
bien
re-
connue
du narrateur,
qu'ayant
su
par
un
tmoin
que la
saigne
au
pied
avait t
difficile,
il
aura
attribu
cette
dif-
ficult
un
reste
d'embonpoint,
tandis
que
la
saigne
au
pied
est
quelquefois
lente
et pnible,
mme
sans
cette
circonstance.
Quoi
qu'il
en scit,
la nuit de la
visite et
du
dpart
d'Ernest,
Mlle
de
Liron,
ple,
en robe
blanche,
demi
pme
d'effroi,
ses
grands
cheveux
noirs,
que
son
peigne
avait
abandonns,
retombant
sur
son visage, et ses yeux
clatant
de
la
vivacit
de mille
motions,
Mlle
de
Liron,
en
ce
moment,
2
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
38/555
30
PORTRAITS
DE
FEMMES.
tait
au comble
de sa
beaut
et
atteignait
l'idal; c'est
ainsi
qu'Ernest
la vit, et
qu'elle
se grava dans
son
cur.
Puisqu'on
connat
le
portrait
de
Mlle
de
Liron,
puisque
j'ai
os
citer un passage de
Mlle
Ass
malade,
qui,
en don-
nant
une
incomplte
ide de
sa personne,
laisse
trop
peu
entrevoir
combien elle
fut
vive et gracieuse, cette
aimable
Circassienne
achete
comme
esclave,
venue
quatre
ans
en
France,
que
convoita
le
Rgent, et que le chevalier
d'Aydie
possda; puisque
j'en
suis aux
traits
physiques
des
beauts
que
Mlle
de Liron rappelle et
l'air
de
famille
qui les dis-
tingue,
je
n'aurai
garde
d'oublier la
Ccile des
Lettres de
Lausanne,
cette
jeune
fille
si
vraie,
si
franche,
si
sense
elle-
mme,
leve par une
si
tendre
mre,
et
dont
l'histoire
ina-
cheve
ne dit rien, sinon
qu'elle
fut
sincrement
prise
d'un
petit
lord
voyageur, bon
jeune
homme,
mais
trop
enfant
pour
l'apprcier,
et
qu'elle
triompha probablement
de
cette
passion
ingale
par
sa
fermet
d'me. Or Ccile
a des
rap-
ports
singuliers
de
contraste
et
de
ressemblance avec
Mlle
de
Liron
;
coutons
sa
mre
qui nous
la
peint :
Elle est assez
grande,
bien
faite,
agile;
elle
a
l'oreille parfaite
:
l'emp-
cher de
danser
serait
empcher
un daim
de
courir... Fi-
gurez-vous
un
joli
front,
un
joli
nez,
des
yeux
noirs
un
peu
enfoncs
ou
plutt
couverts, pas
bien grands,
mais
brillants
et
doux;
les
lvres
un
peu
grosses
et
trs-ver-
meilles,
les
dents
saines,
une belle
peau de
brune,
le
teint
trs-anim,
un
cou
qui
grossit
malgr
tous
les
soins
que
je
me donne,
une gorge qui
serait
belle si
elle
tait
plus
blanche,
le
pied et
la
main
passables;
voil
Ccile...
Eh bien oui,
un
joli jeune
Savoyard habill
en
tille,
c'est
li
assez
cela.
Mais
n'oubliez
pas,
pour
vous la
figurer aussi
jolie
qu'elle
l'est,
une
certaine
transparence
danb le
teint,
je
ne
sais
quoi
de
satin,
de
brillant
que
lui
donne
sou-
vent
une
lgre
transpiration
:
c'est
le
contraire du
mat,
du
terne;
c'est
le
satin
de
la
fleur
rouge
des
pois
odorif
rants.
Voil
bien
prsent
ma
Ccile.
Si
vous
ne
la
recoc-
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
39/555
DU
ROMAN
INTIME.
31
naissiez
pas
en la
rencontrant
dans la rue,
ce
serait
votre
faute.
Ainsi
tout
ce
que Mlle de
Liron
a de brillant
par
la
blancheur, Ccile
l'a
par le rembruni; ce que
l'une
a
de
commun
avec
les femmes du
Cantal,
Tau Ire l'a
avec
les
jolis
enfants
de
Savoie; le
cou
visiblement
paissi
de Ccile
est
un
dernier caractre de
ralit, comme
d'tre
un peu
grasse
ajoute
un
trait distinctif
Mlle de
Liron. Pour
ne pas
nous
apparatre
potises
la
manire
de
Laure
ou
de
Mdora,
elles
n'en
demeurent
pas
moins
adorables
toutes
les
deux,
et
on
ne
s'en
estimerait
pas
moins
fortun
pour la
vie
de leur
agrer
l'une
ou
l'autre,
et
de
les obtenir,
n'importe
laquelle.
Mais
au
milieu de
ces
discours
un
an
s'est
coul.
Ernest,
secrtaire d'ambassade
Rome,
a
reu
un
ordre
de
retour;
il part
demain
pour
Paris;
de
l
il
courra
Chamalires.
Il
va
faire
sa
visite
d'adieu
Cornlia.
Cornlia
est
une
belle
et jeune
comtesse
romaine qui
s'est
prise
d'amour
pour
Ernest;
Ernest
lui a
loyalement avou
qu'il
ne
pouvait
lui
accorder tout
son
cur, et
Cornlia n'a
pas cess
de
l'aimer.
Ce
n'est
pas un
hros de
roman
qu'Ernest :
nous
l'avons
connu
adolescent
vif,
imptueux,
d'une
physionomie
spiri-
tuelle,
ni
beau
ni
laid;
il est devenu
homme,
appliqu
aux
affaires,
modrment
accessible aux
distractions
de
la
vie,
fidle
sa chre et
tendre
Justine, mais
non
pas
insensible
Cornlia.
Ernest
est
un homme
distingu autant
qu'ai-
mable
:
Mlle
de
Liron l'a
voulu
rendre
tel,
et
y
a
russi.
Par
moments, plus
tard
surtout,
je le
voudrais
autre;
je le
vou-
drais,
non
plus dvou, non
plus
soumis,
non
plus
attentif
au
chevet
de
son
amie
mourante;
Ernest
en
tout
cela
est
parfait
: sa
dlicatesse touche; il
mrite
qu'elle
lui
dise
avec
larmes,
et
en
lui
serrant
la
main aprs
un
discours
lev
qu'elle
achve
:
toi
lu
entends
certainement
ce
langage
;
toi,
tu
sais
vraiment
aimer
Ernest
est
parfait,
mais
il
n'est
pas idal;
mais,
aprs
cette
amre
et
religieuse
dou-
leur
d'une
amie
morte
pour
lui,
morte
entre
ses
bras,
aprs
^tte
sanctifiante
agonie au
sortir de
laquelle
l'amant
serai*
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
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32
PORTRAITS
DE
FEMMES.
all
autrefois se
jeter
dans un clotre
et prier
ternellement
pour
l'me de
l'amante,
lui,
il
rentre par
degrs
dans
le
monde
;
il
trouve
moyen,
avec
le
temps,
d'obir
l'ordre
de
celle
qui
est
revenue
l'aimer comme
une
mre; il
finit par
se
marier et
par
tre
raisonnablement heureux.
Cet Ernest-
l
est
bien
vrai,
et
pourtant je
l'aurais
voulu
autre. Le
che-
valier
d'Aydie me
satisfait
mieux. 11 est
des
douleurs telle-
ment
irrmdiables
la
fois
et
fcondes,
que,
malgr
la
fragilit
de nctre
nature
et
le
dmenti
de
l'exprience,
nous
nous
obstinons
les
concevoir
ternelles; faibles,
incon-
stants,
mdiocres
nous-mmes,
nous
vouons hroquement
au
sacrifice
les
tres
qui
ont
inspir
de grandes
prfrences
et
caus
de
grandes
infortunes;
nous nous
les
imaginons
comme
fixs
dsormais
sur cette
terre dans la situation
sublime
o
l'lan
d'une
noble
passion
les
a ports.
Mais
nous
n'en
tions
qu'au
dpart
de
Home.
Lorsque
Ernest,
profitant
d'un
cong,
arrive Chamalires,
il
y
trouve
donc, outre
M. de
Liron, fort
baiss
par
suite
d'une
attaque,
Aille Justine,
souffrante
depuis prs
d'un an:
elle
dguise
en
vain, sous
un
air
d'indiffrence
et
de
gaiet,
ses
apprhensions
trop
certaines.
La nouvelle position des
deux
amants,
l'embarras
lger
des
premiers
jours,
le
rendez-
vous
la
chambre,
le
bruit
de
la
montre
accroche
encore
la
mme
place, le
souper
deux
dans une
seule assiette
(1),
cette
seconde
nuit
qu'ils
passent
si
victorieusement et
qui
(1)
Quelques
personnes
ont trouv
redire
ce
petit souper
d'Er-
nest
et de
mademoiselle
de
Liron.
Pour
moi,
je
l'avoue,
ce repas
trs-frugal
bien
qu'apptissant,
et
o
prside
d'ailleurs
une
exacte
privation,
n'a
rien qui me
choque, comme le font,
dans la
charmante
correspondance
de
Diderot,
certains aveux
sur
les
quinze
marnais
jours
dont
mademoiselle Voland
puie un petit
verre
de vin et
une cuisse
de
perdrix
de
trop
;
et
ce
n'est
pas
du tout
non
plus
le
cas
picurien
de
Ninon
vieillie
crivant au
vieux
Saint-vremond
:
Qns
j'envie
ceux
qui
passent
en
Angleterre, et
que
j'aurois
de
plaisir
dner
t
encore
une
fois avec vous
N'est-ce
point une grossiret
que
le
souhait
d
un
dner?
L'esprit
a
de
grands
avantages
sur le corps
:
t
cependant
le corps
fournit
souvent de petits
gots
qui
se
ritrent,
-
7/23/2019 SAINTE-BEUVE_Portraits de femmes_Critique_1886.pdf
41/555
DU
ROMAN
INTIME.
33
laisse
leur
ancienne
nuit
du
23
juin
unique
et
intacte,
ico
raisons
pour
lesquelles Mlle
de
Liron
ne
veut
devenir
ni
la
femme
d'Ernest
ni sa
matresse,
l'aveu
qu'elle
lui
fait
de
son
premier
amant,
cette
vie
de
chastet,
mle
de
mains
baises, de
pleurs sur
les mains
et
d'admirables
discours,
enfin
la
maladie croissante,
la
promesse qu'elle lui
fait
don-
ner
qu'il
se
mariera, l'agonie et
la
mort,
tout cela forme
une
moiti
de
volume
pathtique
et pudique
o
l'me
du
lecteur
s'pure
aux motions les
plus
vraies
comme
les
plus
ennoblies.
coutons
Mlle
de
Liron
dans cette seconde nuit,
qui
n'amne
ni
rougeur
ni repentir
:
Ah
mon
ami, crois-
moi,
il
faut laisser
venir
le bonheur de
lui-mme : on
ne
le
fait
pas. As-tu
jamais
essay dans
ton
enfance
de
repla-
cer
ton
pied prcisment
dans l'empreinte
qu'il venait
de
laisser sur
la
terre?
On
n'y
saurait parvenir
:
on
corne
toujours
les
bords ...
Va
nous
sommes
bien
heureux ...
Peu
s'en
est
fallu que
nous ne
gtions
aujourd'hui
notre
admirable
bonheur de l'anne
dernire
Crois-moi
donc,
conservons
notre
23 juin
intact : c'est le destin qui l'a
arrang,
c'est Dieu qui
l'a
voulu;
aussi
son souvenir ne
nous
donne-t-il
que
de
la
joie.
Si
Ernest
et
vcu
une
poque
chrtienne,
j'aime
croire
qu'il
ne
se ft
pas
mari
aprs
la
perte
de
son
amie,
et
qu'il
ft
entr
dans
quelque
couvent,
ou
du
moins dans
l'Ordre
de
Malte.
Si
Mlle de Liron
avait vcu
une semblable
poque,
elle
se
ft
inquite,
sans
doute,
de
sa
faute comme
Mlle
Ass;
elle et exig un
autre
confesseur que
son
amant;
elle
et tch de se
donner
des
remords,
et
s'en
ft
procur
probablement
force d'en
chauffer
sa
pense.
C'est,
au contraire,
un
trait parfait et
bien
naturel de
la
part d'une telle femme
en
notre
temps que de lui
entendre
dire :
Sais-tu,
Ernest,
que
pendant
ton
absence
et
dans
et
soulagent
l'me de
ses
tristes
rflexions.
Ici,
dans
notre tte,
-tte
des
jeunes amants,
la
saveur
de ralit, donne par
le
petit
fes-
tin,
est
tout
aussitt
corrige
et
releve
par
le
sacrice.
-
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42/555
34
PORTRAITS
DE
FEMMES.
l'esprance
d'adoucir les regrets
que
j'prouvais de
ne
c
plus
te
voir, j'ai
fait bien
des
efforts
pour
devenir
dvote
Dieu?
Mais il
faut
que je
te
l'avoue,
ajouta-t-elle
avec un
de
ces
sourires
angliques
comme on
en
surprend
sur la
a
figure
des
malades
rsigns,
je
n'ai
pas pu.
J'en
ai honte,
mais
je te le dis. Encore
prsent,
je
sens
bien qu'entre
a
l'amour et
la dvotion
il
n'y
a
qu'un cheveu
d'intervalle.
et
cependant
je
ne
puis
le
franchir.
Hlas
faut-il
que je
te dise
tout?... Ce
livre
que
tu
vois
(et
elle
montrait l'Imi-
ta
tation
de
Jsus-Christ),
j'en
ai fait
mes
dlices
:
je
l'ai
lu
et
relu nuit
et
jour.
Dieu me
le
pardonnera,
je
l'espre,
puisque
je
m'en
accuse
sans
dtour;
mais
chaque
ligne
je
substituais
ton
nom au
sien
Oui,
ma
vocation,
l'objet
a
de
ma
vie,
tait
sans doute de
t'aimer,
et
ce qui me
le fait
croire, c'est
que rien de
ce
que j'ai fait pour t'en
donner
des
preuves
n'excite
en
mon
me
le
moindre
remords.
Nous
avons
entendu
quelques
personnes,
d'un
esprit
judi-
cieux,
reprocher
Mlle
de
Liron
de
la seconde
moiti de
n'tre
plus Mlle de Liron de la premire, et de
s'tre
modi-
fie,
platonise,
vaporise
en
quelque
sorte, grce
son
anvrisme,
de
faon
ne
plus
nous
offrir
la
mme
personne
que
nous
connaissions
pour
ptrir
si
complaisamment
la
ptisserie
et
pour
avoir
eu
un
amant.
Ce
reproche
ne nous
a
paru
nullement
fond. Le
changement qui
nous est
sensible
chez
Mlle
de
Liron,
mesure
que
nous lisons
mieux
dans
son
cur et
que
sa
bonne
sant s*altre,
n'est
pas
plus
diffi-
cile
concevoir
que
tant de
changements
nous
connus,
dvelopps
dans
des
natures de femmes
par
une
rapide
inva-
sion
de
l'amour.
Les
indiffrents
du monde
en
sont
quittes
pour
s'crier,
d'un
air de
surprise,
comme
les
lecteurs
assez
indiffrents
dont
il
s'agit
: Ma foi qui jamais aurait
dit
cela?
Et
pourtant
dans
l'histoire de Mlle de Liron, comme
dans
la
vie
habituelle,
cela
arrive, cela
est, et
il faut
bien
le
croire.
Quant
la
circonstance
de rcidive
et
l'objection*
d'avoir
dj eu
un
amant,
je
ne
m'en
embarrasse
pas
davan-
-
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DU
ROMAN
INTIME.
35
tage,
ou
plutt
je
ne
craindrai
pas
d'avouer
que
c'est
un
des
points
les
mieux
observs,
selon
moi,
et
les
plus
con-
formes
l'exprience
un
peu
fine
du
cur.
Toute
femme
organise
pour
aimer,
toute
femme non
coquette
et
capable
de
passion
(il
y
en
a peu, surtout
en
ces
pays),
est
suscep-
tible
d'un
second
amour, si le
premier
a
clat
en
elle
de
bonne
heure.
Le
premier
amour,
celui de
dix-huit
ans,
par
exemple,
en
le
supposant
aussi
vif
et
aussi
avanc
que
pos-
sible,
en
l'environnant
des
combinaisons
les
plus
favorables
son
cours,
ne
se
prolonge
jamais jusqu'
vingt-quatre
ans;
et
il
se
trouve
l
un intervalle, un
sommeil
du
cur,
entre-
coup
d'lancements
vers
l'avenir,
et durant
lequel
de
nou-
velles
passions
se prparent,
des dsirs
dfinitifs
s'amoncela
lent.
Mlle de Lespinasse, aprs
avoir
pleur
amrement
et
consacr
en
ide
son
Gustave,
se prend
un
jour
M.
de
Gui-
bert,
l'aime
avec
le
remords
de
se
sentir
infidle
son
premier ami,
et
meurt,
innocente
et
consume,
dans
les
flammes
et
les
soupirs.
Si
Mlle
de
Liron
n'tait
bien
autre
chose
pour
nous
qu'une
charmante
composition littraire;
si nous
ne
l'aimions
pas
comme
une
personne
que
nous aurions
connue,
avec
ses
dfauts
mme
et ses singularits de
langage,
nous
repren-
drions
en elle certains
mots
qui
pourraient
choquer
lei
oreilles
non accoutumes
les
entendre de
sa
bouche.
Nous
ne
voudrions
pas
qu'elle
dt
son
ami :
Vous connaissez
les
tres.
Mets
ton
paule
prs
de
l'oreiller,
afin
que
je
m'accote sur
toi.
Dans
toutes
les
actions
de
ma vie,
il
y
a
toujours
eu
quelque
chose
qui ressortirait
de la
mater-
nit.
Mademoiselle
de
Clermont, Chantilly, ne
se
ft
pas
exprime
de
la sorte en
parlant
M.
de
Meulan;
mais
Mlle de Liron
tait
de
sa
province, et
l'accent
qu'elle
mettait
ces
expressions
familires
ou inusites
les
gravait
tellement
dans
la
mmoire,
qu'on
a
jug
apparemment
ncessaire
le
nous
les
transmettre.
Il
nous
reste,
pour
rendre
un
complet
hommage
Mlle
de
-
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36
PORTRAITS
DE
FEMMES.
Liron,
dire
quelques
mots
des
deux
opuscules
touchants,
desquels
nous
avons souvent
rapproch son
aventure.
C'est
la louer encore
que
de
louer
ce
qui
lui
ressemble si
diver-
sement, et ce
qui l'appelle
voix
basse
d'un
air
de modestie
et
de
mystre sur
la
mme tablette de
bibliothque
d'acajou-,
non
loin
du
chevet, l o tait
autrefois
l'oratoire.
Lea
Lettres
de
Lausanne,
publies
en
1788
par
Mme
de
Char-
rire
(1),
et
aujourd'hui
fort
rares,
se
composent
de
deux
parties.
Dans la
premire,
une
femme
de
qualit
tablie
Lausanne,
la
mre
de
la jolie
Ccile
dont
nous
avons
cit
le
portrait,
crit
une
amie
qui
habite la France
les
dtails
de sa
vie
ordinaire, le petit
monde qu'elle
voit,
les
prten-
dants
de sa
fille
et les prfrences de cette
chre
enfant
qu'elle
adore; le
tout dans un
dtail
infini
et
avec un
pin-
ceau
facile
qui
met
en
lumire
chaque
visage
de
cet
int-
rieur.
L'amoureux
prfr
est
un
jeune
lord
qui
voyage
avec
un
de
ses
parents
pour
gouverneur.
Il
aime Ccile,
mais
pas
en
homme
fait
ni avec
de
srieux
desseins;
aussi
la
tendre
mre
songe-t-elle
gurir
sa fille,
et
cette
courageuse
fille
elle-mme
va au-devant
de
la gurison.
On
quitte
Lausanne
pour
la campagne,
et
on se dispose
venir visiter la
parente
de
France :
voil la premire
partie.
La seconde
renferme
des
lettres du
gouverneur
du
jeune
lord
la
mre de
Ccile,
dans lesquelles
il
raconte son histoire
romanesque
et
celle
de
la
belle
Caliste.
Caliste, qui avait gard
ce nom
pour avoir
dbut au thtre
dans
The
fair
Pnitent, vendue
par une
mre cupide
un
lord,
tait promptement revenue
au
re-
pentir, et
une vie
aussi
releve
par
les talents et la grce
qu'irrprochable
par
la
dcence.
Mais
elle
connut
le
jeune
gentilhomme qui
crit
ces
lettres,
et
elle l'aima.
On
ne
sau-
(1)
Je
suis revenu plus
tard
et
avec plus
de
dtail
sur
madame
de
Charrire,
dans un article
part
qu'on
peut
lire ci-aprs
(dans
le
prsent volume)
,
ainsi
que
sur
mademoiselle
Ass (voir
Derniers
Po-traits,
ou
au
tome III
des
Portraits
littraire,
dit.
de
1864). Ce
L'a
t
cette
Tois
qu'une premire
atteinte.
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DU ROMAN
INTIME.
37
rait
rendre
le
charme,
la
pudeur
de
cet
amour
partag,
de
ses
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