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© Jean-Philippe Marceau, 2020
Naturalisme dualiste ou transcendantal: Chalmers a-t-il réfuté McGinn ?
Mémoire
Jean-Philippe Marceau
Maîtrise en philosophie - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
Naturalisme dualiste ou transcendantal : Chalmers a-t-il réfuté McGinn ?
Mémoire
Jean-Philippe Marceau
Sous la direction de :
Renée Bilodeau, directrice de recherche
ii
Résumé
Disons que je me cogne l’orteil à l’instant. Selon le physicalisme, il est possible d’expliquer l’ensemble
de ce qui se produit alors de façon purement physique. Ultimement, il s’agit de certaines interactions
entre les particules de mon orteil et de celles du mur, qui mènent à des interactions dans mon système
nerveux, qui mènent à d’autres interactions dans mon appareil vocal, de façon à ce qu’on entende
« Aïe! ». Je crois qu’il manque quelque chose d’important à cette histoire, en l’occurrence l’effet que
cela fait de se cogner l’orteil : ma douleur phénoménale à l’orteil. Plus généralement, l’ontologie de la
physique n’est pas suffisante pour rendre compte de la conscience phénoménale. La question est de
savoir par quoi la remplacer.
Dans ce mémoire, j’explore la possibilité d’une ontologie qui ne serait pas physicaliste, mais qui serait
quand même naturaliste, c’est-à-dire qu’elle reposerait quand même sur les sciences naturelles. Après
tout, la science n’a pas à se limiter à l’ontologie de la physique actuelle. Pour mener à bien cette
exploration, je comparerai les deux possibilités qui me semblent les plus plausibles, c’est-à-dire le
naturalisme transcendantal de Colin McGinn et le dualisme naturaliste de David Chalmers. McGinn
affirme qu’il existe une réponse naturaliste au problème corps-esprit, mais qu’elle n’est pas
cognitivement accessible à l’humain, de la même façon que la solution au problème de la gravité n’est
pas accessible à l’écureuil par exemple. Chalmers croit au contraire qu’il est bien possible de répondre
au problème, à condition d’introduire la conscience phénoménale dans notre ontologie comme une
nouvelle entité, comme Newton l’avait fait avec la gravité.
J’expliquerai qu’un compromis est en réalité possible entre McGinn et Chalmers. La position de
Chalmers est menacée par des paradoxes et des problèmes qui ne seront ultimement réglés qu’en
concédant beaucoup de terrain à McGinn.
iii
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................................................... ii
Table des matières ............................................................................................................................................. iii
Remerciements .................................................................................................................................................... v
Introduction ......................................................................................................................................................... 1
Chapitre 1 : Le naturalisme transcendantal de Colin McGinn ............................................................................. 8
1.1 – La conscience phénoménale ............................................................................................................... 10
1.2 – Le physicalisme et ses critiques .......................................................................................................... 12
1.3 – Le naturalisme transcendantal ............................................................................................................ 18
1.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 29
Chapitre 2 : Le dualisme naturaliste de David Chalmers .................................................................................. 31
2.1 – La survenance naturelle ...................................................................................................................... 31
2.2 – Le panpsychisme ................................................................................................................................. 36
2.2.1 – Le panpsychisme russellien ......................................................................................................... 37
2.2.2 – Le panpsychisme de l’information ................................................................................................ 39
2.2.3 – Les avantages du panpsychisme ................................................................................................. 41
2.3 – Éviter les problèmes de McGinn .......................................................................................................... 46
2.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 47
Chapitre 3 : Les objections à Chalmers ............................................................................................................ 49
3.1 – L’épiphénoménisme : jugements phénoménaux et évolution de la conscience .................................. 50
3.2 – Les difficultés liées au panpsychisme.................................................................................................. 56
3.3 – McGinn contre-attaque ........................................................................................................................ 59
3.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 60
Chapitre 4 : Réponse ou compromis ? ............................................................................................................. 62
4.1 – Trois options pour sauver le dualisme naturaliste de l’épiphénoménisme ........................................... 63
4.1.1 – Expliquer fonctionnellement et physiquement les jugements phénoménaux ............................... 63
4.1.2 – Les croyances phénoménales dégonflées ................................................................................... 65
4.2 – Un mot sur l’interactionnisme quantique .............................................................................................. 68
4.3 – La réponse spatiale au problème de la combinaison .......................................................................... 69
4.3.1 – Le côté mystérien de la réponse spatiale ..................................................................................... 71
4.3.2 – Le côté positif de la réponse spatiale ........................................................................................... 73
4.3.3 – Retour sur les arguments mystériens ........................................................................................... 75
4.3.4 – Le progrès accompli ..................................................................................................................... 78
iv
4.4 – Conclusion ........................................................................................................................................... 81
Conclusion ........................................................................................................................................................ 83
Bibliographie ..................................................................................................................................................... 88
v
Remerciements
Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Renée Bilodeau, pour ses lectures et commentaires
attentifs.
Je remercie étalement le GRIN (Groupe de Recherche Interuniversitaire sur la Normativité) ainsi que
la faculté de philosophie de l’Université Laval pour leur soutien financier pendant la rédaction de ce
mémoire.
1
Introduction
En principe, selon plusieurs scientifiques et philosophes, si l’on connaissait assez précisément la
description physique du cerveau d’un individu, on pourrait prédire son comportement. Ce n’est pas une
tâche simple, comme en témoignent les nombreux scientifiques travaillant dans le domaine. Mais, au
moins, on voit comment le projet pourrait réussir : il faut expliquer des fonctions complexes comme le
comportement par des fonctions simples comme des interactions neuronales, qui seraient ultimement
explicables en termes de fonctions encore plus simples de certaines particules physiques
fondamentales. Quand je me cogne l’orteil par exemple, un signal nerveux est envoyé de mon orteil à
mon cerveau, dans lequel se déroule une cascade complexe d’évènements neuronaux, et d’où des
influx nerveux sont ensuite émis vers les muscles de mon appareil vocal, de sorte que je dis « j’ai mal
à l’orteil ». Ainsi, mon élocution est expliquée en termes de fonctions neuronales, qu’il serait possible
d’expliquer elles-mêmes en termes de fonctions de particules physiques. En général, tout
comportement humain serait ainsi explicable en termes ultimement physiques.
Or, cela pose un important malaise, car il semble, au moins à première vue, y avoir plus chez l’humain
qu’un ensemble de particules obéissant aveuglément à des lois. N’avons-nous pas quelque chose
comme un esprit ou une conscience, qui comprend des désirs, des intentions, des sensations, des
émotions et d’autres états mentaux ? Et le malaise ne préoccupe pas que les philosophes et
scientifiques cognitifs. On devine en effet dans la fascination récente au sujet des zombies et des
robots un questionnement populaire grandissant concernant ce qui nous rapproche et nous éloigne de
ces créatures. S’il est possible de décrire le comportement humain en termes purement physiques,
comme la science nous l’assure, en quoi ne sommes-nous pas de simples machines ? Ne serions-
nous pas véritablement que des robots qui, à tort, se croient conscients ? Si ce n’est pas le cas, et que
la conscience échappe à la description physique de l’humain, on arrive à un autre questionnement tout
aussi perturbant : la conscience ne serait-elle qu’un fantôme impotent, incapable d’influencer le corps
dans lequel elle est piégée ? Après tout, la description physique du comportement humain se veut
exhaustive, elle ne laisse aucune place causale à un esprit qui serait non physique. Je suis d’avis qu’il
s’agit de questions existentielles qui sont d’importance pour tous. Il faut y répondre pour comprendre
notre place et notre valeur dans un monde apparemment physique.
Je suis l’un de ceux qui croient que le physicalisme, thèse selon laquelle tout est fondamentalement
physique, fait fausse route. Je ne suis pas le seul. Il y a présentement un grand nombre de philosophes
2
et de scientifiques cognitifs qui croient que le problème de la conscience mène au rejet du
physicalisme. Certains croient même que le problème corps-esprit nous pousse à abandonner le
naturalisme, thèse qui, si elle ne se limite pas à l’ontologie de la physique, vise quand même à tout
expliquer scientifiquement. Autrement dit, le problème corps-esprit nous pousserait à rejeter non
seulement l’ontologie physique habituellement invoquée en sciences naturelles, mais plus
généralement toute ontologie issue des science naturelles. Je veux dans ce mémoire explorer au
contraire la possibilité de solutions naturalistes bien que non physicalistes au problème corps-esprit.
Je crois en effet que le naturaliste peut accommoder la conscience phénoménale dans sa vision du
monde. Cependant, il deviendra clair que le prix à payer est significatif. Le naturaliste se voit forcé de
concéder que si une solution tout à fait naturelle existe, elle n’est cependant pas accessible à l’humain.
Hormis l’intérêt purement philosophique de ces questions, je crois que mon approche permettra de
bien répondre aux questionnements existentiels énoncés ci-dessus, en rendant explicites et en traitant
les problèmes philosophiques qui les sous-tendent. Crucial ici est le fait que je cherche une solution
aux problèmes aussi près de la source que possible, c’est-à-dire aussi près du physicalisme que
possible. Bien que je sois sympathique à des thèses beaucoup plus éloignées, comme le bergsonisme
ou l’aristo-thomisme par exemple, je ne crois pas qu’il soit idéal de les invoquer en premier lieu. La
distance à franchir entre le physicalisme et ces positions est trop grande. Bien peu seront désireux et
capables de la franchir. Pour ma part, ces positions me semblaient simplement archaïques, rêveuses,
et en bonne partie inintelligibles avant d’avoir justement exploré des positions intermédiaires.
Si je peux ici résoudre au moins en bonne partie les problèmes philosophiques et existentiels que pose
le physicalisme sans avoir à également abandonner le naturalisme, je crois que l’exercice en vaut la
peine. Le lecteur sera toujours libre d’utiliser ce mémoire comme tremplin pour ensuite justement
explorer des positions plus éloignées du physicalisme.
Ma stratégie consistera ainsi en une étude approfondie des deux variétés de naturalisme qui me
semblent les plus prometteuses, c’est-à-dire le mystérianisme de Colin McGinn, et le dualisme
naturaliste de David Chalmers. Le mystérianisme est une position qui soutient qu’il existe une réponse
naturaliste au problème corps-esprit, mais qu’elle n’est pas accessible à l’humain, comme le concept
de gravité n’est pas accessible à l’écureuil par exemple. Cette position pessimiste servira d’arrière-
plan à mon mémoire, où je tenterai de voir si la position plus optimiste de Chalmers peut permettre au
naturaliste de dépasser le mystérianisme complet de McGinn. Ultimement, j’arriverai à la conclusion
3
que Chalmers et McGinn en viennent à un compromis. La réponse que le naturaliste peut donner n’est
pas complètement inaccessible à l’humain, mais quand même en bonne partie.
Mon mémoire débutera par une exposition de quatre arguments contre le physicalisme, c’est-à-dire la
chambre de Mary, la chauve-souris de Thomas Nagel, les zombies philosophiques, et le spectre
inversé. Ces arguments nous permettront de mettre le physicalisme derrière nous, en vue de pouvoir
explorer des variétés non physicalistes de naturalisme.
Toujours dans le premier chapitre, nous aborderons le mystérianisme de Colin McGinn, aussi appelé
naturalisme transcendantal. Selon cette thèse, le physique et la conscience ne font que nous sembler
irréconciliables, à cause de nos esprits humains limités. Autrement dit, le problème est plus
épistémique qu’ontologique. Pour expliquer cette position, je me référerai à « Can We Solve the Mind
Body Problem ? » et « Consciousness and Space ». L’argument de McGinn comporte deux parties.
Premièrement, il faut montrer qu’il existe une propriété P du cerveau qui explique naturellement la
conscience. Pour ce faire, McGinn commence par réfuter les principales réponses non naturalistes au
problème corps-esprit. Ensuite, il remarque que la conscience est un phénomène biologique qui a
évolué à partir de la matière inorganique. Comme pour la vie, il doit y avoir une explication naturelle
de ce processus évolutif. Autrement dit, il doit y avoir une explication naturelle de l’apparition de la
conscience à partir de matière. La deuxième partie de l’argument vise à montrer que cette explication
naturelle reposant sur la propriété P nous est toutefois cognitivement fermée. Non seulement nous
n’avons actuellement aucun concept de P, mais nos capacités de formation de concepts seraient
résolument incapables d’en créer un. J’exposerai donc l’idée de McGinn selon laquelle nos deux façons
d’appréhender le problème le corps-esprit, soit l’introspection et la perception, sont mutuellement
exclusives et individuellement inaptes à saisir P.
La deuxième partie de mon mémoire répondra à la première en exposant la proposition de Chalmers :
le dualisme naturaliste, décrit dans son livre The Conscious Mind. Chalmers va plus loin que McGinn
en renonçant non seulement au physicalisme épistémique, mais aussi au physicalisme ontologique.
Selon Chalmers, on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où les habitants
sont inconscients, où ils n’ont aucune expérience phénoménale. Moins spectaculairement, on peut
imaginer un monde d’individus aux qualia inversés, par exemple des individus qui ont une expérience
de vert devant des objets qui provoquent en nous une expérience de rouge. Au cœur de ces
expériences de pensée est l’idée que le concept de conscience est fondamentalement non fonctionnel
4
et non physique. Comme McGinn, il soutient que nos concepts physiques et qualitatifs sont
irréconciliables, mais contrairement à celui-ci, il les considère irréconciliables métaphysiquement, non
épistémiquement. Mais Chalmers fait valoir ensuite que même si les zombies et le spectre inversé sont
des possibilités métaphysiques, ce ne sont pas des possibilités naturelles. Je présenterai ainsi les
arguments des qualia dansants et des qualia évanescents, qui visent à montrer que, dans notre monde,
les qualia sont des entités fondamentales nomologiquement liées à la matière physique. Chalmers
propose donc d’augmenter la physique de nouvelles entités, en l’occurrence d’entités phénoménales
ou protophénoménales. Postulée et régie par des lois formelles, la conscience serait alors naturalisée
et expliquée au même titre que l’a été la gravité par Newton au 17e siècle.
Toujours dans le deuxième chapitre, je consacrerai plusieurs pages à une formulation précise du
dualisme naturaliste que Chalmers a mise de l’avant, c’est-à-dire le panpsychisme. Selon cette théorie,
les entités fondamentales décrites par la physique auraient une nature consciente. L’idée est que la
physique ne fait que décrire le comportement des entités qu’elle étudie, sans jamais se pencher sur ce
qu’elles sont fondamentalement. Or, par introspection, nous savons que nous, les humains, avons une
nature consciente. Nous ne sommes pas qu’un ensemble de particules dont le comportement peut être
décrit à l’aide de certaines lois. Il y a une conscience derrière ce comportement. Il en irait de même de
nos cellules, dont une certaine conscience expliquerait le comportement, de même que de nos
molécules, atomes, et ainsi de suite jusqu’aux particules fondamentales. En établissant des lois
psycho-physiques entre la nature consciente des entités et leur comportement, le panpsychisme
pourrait permettre à Chalmers de remplir son projet dualiste naturaliste.
Dans le troisième chapitre, je commencerai par me pencher sur l’accusation la plus importante à
laquelle fait face le dualisme naturaliste, c’est-à-dire l’épiphénoménisme. C’est l’accusation que le
dualisme naturaliste ne laisse aucun rôle causal à la conscience phénoménale. Cette position mène à
deux problèmes importants que j’explorerai, en l’occurrence le paradoxe des jugements phénoménaux,
formulé par Sydney Shoemaker et renforcé par un argument récent de Michael Pauen, et le problème
de l’évolution de la conscience phénoménale. Dans sa formulation originale, le paradoxe est bien
illustré par un exemple : quand Chalmers a écrit son livre à propos de la conscience, nous assurant
que le matérialisme est faux, son zombie faisait de même sans conscience! Et il en allait de même de
la majorité de ses lecteurs zombies, se questionnant à propos de l’existence de zombies, certains de
ne pas en être eux-mêmes. Il y aurait donc beaucoup de fausses croyances dans un monde de
5
zombies. Mais la situation est encore plus hostile à Chalmers si l’on considère l’observation de Pauen :
si l’on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre mais où les habitants ont leurs qualia
de couleurs isomorphiquement inversés, alors on peut aussi imaginer un monde où les habitants ont
des qualia plus problématiques systématiquement inversés, comme le plaisir et la douleur. Dans ce
monde physiquement identique au nôtre, les habitants disent avec joie participer à des activités qui les
rendent tristes, et ils disent volontairement éviter des activités qui les rendent heureux. Comme dans
un monde de désaccord préétabli, les jugements phénoménaux de plaisir et de douleur seraient
systématiquement faux! Le problème de l’évolution de la conscience phénoménale, lui, vient de
l’observation que la conscience phénoménale est trop complexe pour ne pas jouer de rôle causal.
L’évolution doit avoir sélectionné la conscience phénoménale pour une certaine fonction, sinon elle ne
serait pas aussi complexe.
Chalmers pourrait-il éviter ces problèmes avec le panpsychisme, formulation plus précise de son
dualisme naturaliste ? Après tout, le panpsychisme promettait justement d’attribuer un rôle causal à la
conscience phénoménale. Encore dans le troisième chapitre, j’expliquerai que le panpsychisme fait
également face à d’importants problèmes, et qu’il n’est donc pas clair que Chalmers veuille y recourir.
Pour commencer, le panpsychisme, en attribuant une nature consciente aux entités physiques, risque
de miner les expériences de pensée des zombies et du spectre inversé. En effet, en posant la nature
des entités physiques comme phénoménale, on ne peut plus retirer ou modifier la conscience
phénoménale du monde sans en changer le côté physique, comme ces expériences de pensée
supposent. Chalmers semblerait donc scier la branche sur laquelle il est assis en adoptant le
panpsychisme. De plus, il n’est pas clair que le panpsychisme puisse résoudre le paradoxe des
jugements phénoménaux ou le problème de l’évolution de la conscience phénoménale. À ma
connaissance, aucune réponse panpsychiste naturaliste à ces questions n’a été fournie dans la
littérature. En fait, on peut même voir le problème de l’évolution de la conscience phénoménale comme
une version renforcée d’un problème déjà bien connu pour le panpsychisme : le problème de la
combinaison. Pourquoi et comment différentes consciences peuvent-elles se combiner ? Quand je suis
dans un groupe de gens par exemple, je n’ai jamais remarqué que nos consciences se combinent en
une conscience globale supplémentaire. N’est-il pas invraisemblable de dire pourtant, comme le
panpsychiste, qu’une chose du genre se produit avec les consciences de nos cellules, qui s’assemblent
en notre conscience à nous ? Parler de la sélection naturelle ne fait que compliquer l’affaire : il faut
6
expliquer pourquoi l’évolution a sélectionné certains genres de combinaisons de consciences plutôt
que d’autres.
Dans le dernier chapitre de mon mémoire, je vais explorer certaines options s’offrant à Chalmers face
à ces objections et j’argumenterai qu’un compromis est possible entre les positions de Chalmers et de
McGinn. Je commencerai par discuter les options susceptibles de sauver le dualisme naturaliste du
paradoxe des jugements phénoménaux et du problème de l’évolution de la conscience phénoménale.
La première option, que Chalmers proposait dans The Conscious Mind face à la version originale du
paradoxe, était d’accepter résolument que la conscience phénoménale ne joue aucun rôle causal dans
la formation de nos jugements phénoménaux, sans se prononcer sur le rôle (causal ou autre) qu’elle
pourrait jouer dans la formation de nos croyances phénoménales. Je rejetterai cette option puisque,
tel que Chalmers lui-même l’avoua plus tard, déjà dans la formulation initiale du paradoxe, cette option
était invraisemblable : nos qualia ont un rôle à jouer dans nos croyances. L’option ne sera que plus
invraisemblable dans la version renforcée de Pauen. La deuxième option ensuite proposée par
Chalmers, toujours face au paradoxe original, était d’encore accepter que les qualia ne jouent aucun
rôle dans nos jugements, mais de leur accorder un rôle épistémique dans la formation de nos
croyances. L’idée est que les croyances phénoménales de zombies, sans nécessairement être
fausses, seraient « dégonflées ». Contrairement aux nôtres, elles ne feraient référence qu’à la partie
fonctionnelle des qualia, pas à la partie phénoménale. Je rejetterai cette option parce que, même si
elle était cohérente dans le cas des zombies, elle ne le serait pas dans le monde de Pauen. Nos
analogues y auraient complètement et systématiquement tort, leurs croyances ne seraient pas
simplement dégonflées. Finalement, la dernière option s’offrant à Chalmers est de rejeter explicitement
l’épiphénoménisme et d’accorder un rôle causal aux qualia. J’expliquerai ensuite qu’il en va de même
pour pouvoir répondre au problème de l’évolution de la conscience phénoménale.
Je tenterai dans un dernier temps de voir si le panpsychisme, qui promet d’attribuer un rôle causal
authentique à la conscience phénoménale, peut éviter les problèmes mis de l’avant au chapitre trois.
Ultimement, j’en viendrai à dire que Chalmers et McGinn arrivent à un compromis. À ma connaissance,
le seul genre de panpsychisme actuellement capable de répondre au problème de la combinaison de
façon naturaliste est le panpsychisme spatial de Philip Goff, qui comporte un important degré de
mystérianisme. Après avoir expliqué que nous n’avons pas une saisie transparente de la relation de
combinaison de consciences, Goff l’identifie à une autre relation à laquelle nous n’avons pas un accès
7
transparent, la relation spatiale. Je prendrai le temps d’examiner dans quelle mesure cette solution
peut éviter chacun des arguments mystériens de McGinn, et je terminerai en situant le progrès
accompli par Chalmers en l’adoptant.
8
Chapitre 1 : Le naturalisme transcendantal de Colin
McGinn
En principe, selon plusieurs scientifiques et philosophes, si l’on connaissait assez précisément la
description physique du cerveau d’un individu, on pourrait prédire son comportement. Ce n’est pas une
tâche simple, comme en témoignent les nombreux scientifiques travaillant dans le domaine. Mais, au
moins, on voit comment le projet pourrait réussir : il faut expliquer des fonctions complexes comme le
comportement par des fonctions simples comme des interactions neuronales. Le problème difficile, le
thème de mon mémoire, est plutôt d’expliquer pourquoi la conscience, notamment la conscience
phénoménale, accompagne ces fonctions. La conscience phénoménale est, pour employer
l’expression célèbre de Nagel (1974), l’effet que cela fait d’avoir une certaine expérience. C’est un
problème d’intérêt non seulement pour les théoriciens en sciences cognitives, mais aussi pour la
population en général, comme l’illustrent les nombreux films sur le sujet. On devine en effet dans la
fascination récente au sujet des zombies et des robots un questionnement grandissant concernant ce
qui nous rapproche et nous éloigne de ces créatures. En quoi ne sommes-nous pas de simples
machines ? Répondre au problème difficile de la conscience est capital pour comprendre notre place
et notre valeur dans un monde matériel.
Je suis l’un de ceux qui croient non seulement que la science n’a pas encore résolu le problème, mais
aussi que le paradigme physicaliste actuellement dominant – l’idée que tout est ultimement physique
– est inadéquat. Il y a quatre expériences de pensée, que je discuterai plus en détail ci-dessous, qui
me poussent à cette conclusion.
Supposons premièrement qu’une scientifique appelée Mary passe sa vie dans une pièce en noir et
blanc1. Elle y consacre tout son temps à étudier scientifiquement la vision. Elle en connaît les
mécanismes physiques, chimiques, biologiques et psychologiques de fond en comble. D’un point de
vue physicaliste, on ne voit pas ce qu’elle pourrait faire de plus. Maintenant, imaginons qu’elle sorte
de sa pièce et que, pour la première fois de sa vie, elle soit exposée à la couleur rouge. Il semble que
Mary apprend alors quelque chose de nouveau, qui échappe au paradigme physicaliste.
1 Frank Jackson (1982)
9
Peut-on dire quelque chose à propos de la conscience d’une chauve-souris2 ? Quel est l’effet que ça
fait de passer ses journées à dormir la tête en bas dans des grottes, et puis de s’éveiller la nuit pour
se déplacer par écholocalisation afin de manger des insectes ? Est-ce qu’étudier le système nerveux
des chauves-souris pourrait véritablement répondre à ces questions ? Pas vraiment, il semble que le
paradigme physicaliste soit simplement inadéquat.
Allons plus loin. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’imaginer un monde de zombies philosophiques, des
créatures physiquement, chimiquement, biologiquement et psychologiquement identiques à nous,
mais sans conscience phénoménale3 ? Cette conscience phénoménale semble superflue dans la
vision du monde physicaliste.
De façon moins choquante, qu’est-ce qui nous empêcherait d’imaginer un monde physiquement
identique au nôtre mais où les impressions que nous font les couleurs sont inversées4 ? Comme nous,
les habitants de ce monde disent que les tomates sont rouges et que le gazon est vert, mais en
regardant une tomate, ils voient la couleur que nous associons au vert, et en voyant le gazon, ils voient
la couleur que nous associons au rouge. Ces individus seraient psychologiquement, biologiquement,
chimiquement et physiquement indiscernables de nous. Encore une fois, la distinction semble être à
un niveau qui échappe au physicalisme.
Ceci dit, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le fait que le physicalisme se heurte à un
problème apparemment insoluble n’implique pas que la science soit à jamais aveugle à la conscience,
ou qu’il faille aujourd’hui complètement abandonner notre vision du monde et son énorme pouvoir
explicatif. En rejetant le physicalisme, il est quand même possible de conserver le naturalisme, c’est-
à-dire l’idée que toutes les entités qui existent ne sont pas particulièrement mystérieuses et qu’elles
sont régies par des lois que la science peut révéler, même si elles ne sont pas nécessairement
physiques à proprement parler. La distinction entre le physicalisme et le naturalisme est subtile et
souvent négligée. J’y reviendrai plus en détail ci-dessous. Ceci me permettra de mettre en évidence
deux variétés de naturalisme qui prennent au sérieux les expériences de pensée que je viens de
2 Thomas Nagel (1974) 3 David Chalmers (1996) est crédité pour la défense la plus sérieuse et exhaustive de cette expérience de pensée. 4 Il s’agit d’une expérience de pensée originellement introduite par John Locke (1690) et plus récemment utilisée par Ned Block (1990), Sydney Shoemaker (1999) et Chalmers (1996).
10
présenter, le naturalisme transcendantal de Colin McGinn et le dualisme naturaliste de David
Chalmers, deux formes de naturalisme qui ne sont pas des physicalismes.
Le naturalisme transcendantal de McGinn servira d’arrière-plan à mon mémoire puisqu’il s’agit d’une
position qui explique très bien notre perplexité face à la conscience phénoménale, mais au prix d’un
important pessimisme. Selon McGinn, le problème difficile n’est qu’une conséquence des limites
inébranlables de la cognition humaine, il ne renvoie à aucun problème métaphysique réel. Il y aurait
ainsi une explication parfaitement naturelle, quoique non physicaliste, de la relation entre la matière et
la conscience, mais nous n’y aurions simplement pas accès, de la même manière que les écureuils
n’ont pas accès à la connaissance de l’électron. En revanche, le dualisme naturaliste de Chalmers
tente d’offrir une réponse positive au problème. Puisque la conscience échappe à l’ontologie
physicaliste, il faut étendre notre ontologie. De la même manière que Newton a naturalisé la gravité,
autrefois vue comme une mystérieuse force surnaturelle, il serait temps maintenant de naturaliser la
conscience. La tâche consisterait à trouver les bonnes lois, cette fois-ci non physiques. L’objectif de
mon mémoire est de déterminer si cette option est viable : Chalmers réussit-il à donner tort au
pessimisme de McGinn ? Ultimement, je vais tenter de montrer que les deux auteurs arrivent en réalité
à un compromis. Si Chalmers peut accomplir un progrès non trivial, il devra concéder un important
mystérianisme.
Le premier chapitre de mon mémoire a pour fonction de mettre la table pour toute cette discussion.
Dans la première section, je vais définir plus en détail la notion de conscience phénoménale, par
opposition aux autres usages du terme « conscience ». Dans la seconde section, je définirai
précisément le paradigme physicaliste pour pouvoir ensuite expliquer en quoi il est en difficulté. Pour
ce faire, j’utiliserai les expériences de pensée tout juste mentionnées. Finalement, dans la dernière
section, je définirai le paradigme naturaliste de manière à bien montrer ce qui le distingue du
physicalisme. Ceci me permettra d’introduire le naturalisme transcendantal de McGinn, qui n’est
justement pas physicaliste, et d’expliquer les arguments en sa faveur.
1.1 – La conscience phénoménale
Il est souvent noté que le terme « conscience » est un concept bâtard, qui mêle plusieurs notions
distinctes : conscience d’éveil, conscience de soi, conscience d’accès, etc. (cf. Nagel, 1974; Chalmers,
1995; Chalmers, 1996, 6; Block, 2002, 206; Rosenthal, 2002, 406) Ici, nous nous intéressons
11
spécifiquement au côté phénoménal de la conscience. Quand je prends une gorgée de café, tout un
tas d’expériences phénoménales conscientes m’apparaît, incluant l’arôme du café. On pourrait
également penser à mon expérience visuelle consciente de la tasse de café, ou encore à l’odeur
dégagée. Toutes ces expériences et sensations font partie de l’effet que cela fait de prendre une
gorgée de café, il s’agit d’un exemple de conscience phénoménale. Pour prendre une autre
formulation, qu’Alva Noë (2009) aime bien employer, c’est la façon dont le monde nous apparaît,
incluant sensations, perceptions, émotions, etc. Gardons ainsi en tête notre expérience immédiate
préthéorique quand nous avons affaire à la conscience phénoménale.
Pour mieux saisir de quoi il s’agit, il est utile de comparer ce que signifie cette notion avec les autres
significations du terme « conscience », mentionnées ci-dessus. Une créature est dotée d’une
conscience d’éveil (Rosenthal, 2002, 406) si elle n’est pas morte et qu’elle ne dort pas, qu’elle peut
bouger et vraisemblablement interagir avec son environnement. C’est ce qu’on veut dire, par exemple,
quand on dit que quelqu’un a perdu conscience après avoir reçu un coup de poing, ou qu’il a repris
connaissance en se réveillant. Une créature est consciente d’elle-même (DeGrazia, 2009) si elle est,
même minimalement, consciente de son corps comme distinct du monde externe, si elle est consciente
de sa place distincte dans sa société, ou, plus substantiellement, si elle peut avoir des états conscients
portant sur ses propres états mentaux. Ainsi, je suis conscient de moi-même de plusieurs façons, je
sais que mon corps est une entité distincte du reste du monde, qu’il est lié à des sensations et
disponible à mes mouvements volontaires. Je suis conscient de ma place dans la société et des divers
rôles qu’elle implique et qui me distinguent des autres membres de ladite société. Finalement, je suis
conscient de mes états mentaux, par exemple alors que je rédige ce mémoire de philosophie de l’esprit.
Par ailleurs, une créature a une conscience d’accès (Block, 2002) à une représentation si celle-ci est
accessible rationnellement, que ce soit pour agir ou simplement pour raisonner. C’est analogue à
l’utilisation d’un outil. Par exemple, j’ai une conscience d’accès à la représentation de mon ordinateur.
J’utilise cette représentation pour écrire ces lignes. En revanche, la conscience phénoménale (Nagel,
1974; Chalmers, 1995; Block, 2002) renvoie plutôt à des états mentaux qui semblent, au moins au
premier abord, différents des sens énumérés ci-dessus. En plus d’être éveillé, conscient de soi-même
et d’avoir accès à des représentations, notre conscience semble avoir quelque chose de proprement
phénoménal. Les couleurs, les goûts, les odeurs, etc., semblent échapper à toutes les autres notions.
Par ailleurs, il existe un terme technique que j’emploierai à l’occasion pour référer à ces éléments qui
12
font partie de notre conscience phénoménale : il s’agit de « quale », ou « qualia » au pluriel (Tye,
2016).
L’aspect de la conscience qui m’intéresse dans ce mémoire est spécifiquement la conscience
phénoménale ou, autrement dit, les qualia. Plus précisément, il s’agit de savoir quelle est la relation
entre la conscience phénoménale et le monde physique. Par « physique », j’aurai ici en tête les entités
de notre meilleure physique théorique, des quarks aux galaxies, ainsi que les quelques forces
fondamentales régissant les interactions entre ces entités. Ce problème a été qualifié de « problème
difficile de la conscience » (Chalmers, 1995), par opposition aux autres problèmes, « faciles », qui
réfèrent par exemple à la conscience d’éveil, de soi ou d’accès. En effet, on peut concevoir que ces
problèmes recevront éventuellement des explications physiques complètes. Il s’agit de comportements
complexes à l’échelle humaine, mais ils seront explicables en termes d’interactions plus simples à
l’échelle biologique, chimique et physique. Même des comportements très complexes, comme la
rédaction d’un mémoire de philosophie de l’esprit, faisant appel à ces trois types de conscience,
peuvent être expliqués grâce à des comportements physiques plus simples. Par exemple, on peut faire
l’hypothèse que les états physiques actuels de mon cerveau, dont les mécanismes sont strictement
régis par les lois de la physique, expliquent complètement les mouvements de mes doigts sur mon
clavier. En revanche, la conscience phénoménale semble échapper à ce genre d’analyse (cf.
Chalmers, 1995 et 1996; Kim, 2006). Mais avant de pouvoir développer cette intuition, il faut expliquer
plus précisément ce que voudrait dire donner une explication physique de la conscience. C’est le rôle
de la section suivante.
1.2 – Le physicalisme et ses critiques
Selon le physicalisme, tout ce qui existe serait en quelque sorte physique. Autrement dit, une fois le
monde physique créé, il ne restait à Dieu plus rien à ajouter. De la matière, de l’énergie, quelques lois
pour régir le tout, et le monde est complet. Cette position est aujourd’hui également connue sous le
nom de matérialisme, bien qu’il ait déjà existé une différence marquée entre les significations de ces
deux termes (Stoljar, 2017). Suivant l’usage contemporain, je les utiliserai de manière interchangeable.
Il y a plusieurs façons d’articuler plus précisément cette position physicaliste (Ibid.). Celle que je vais
ici employer repose sur la notion de survenance, définie comme suit (Chalmers, 1996, 32-33) : la
propriété A survient sur la propriété B si un changement dans A implique nécessairement – c’est-à-
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dire dans tous les mondes possibles, pas seulement dans le nôtre – la présence d’un changement
dans B. Autrement dit, dans tout monde où B est fixé, A est fixé, mais le contraire n’est pas vrai en
général. Par exemple, les propriétés biologiques surviennent sur les propriétés physiques. En effet,
dans un monde où l’ensemble des propriétés physiques d’un organisme sont fixées, alors toutes ses
propriétés biologiques sont fixées. Il n’y pas de changement biologique sans un changement physique
sous-jacent. Par exemple, imaginons un monde aussi près du nôtre que possible, mais où le volume
de sang pompé par minute par mon cœur est différent. Forcément, mon cœur dans ce monde est
physiquement différent de celui que j’ai dans notre monde. Les particules fondamentales de ce cœur
seraient différentes ou organisées différemment, par exemple. On pourrait toutefois imaginer que les
propriétés biologiques d’un organisme sont les mêmes pour deux supports physiques différents.
Imaginons par exemple un monde identique au nôtre, mais où un des atomes de carbone 14 de mon
cœur (dans notre monde) est remplacé par un atome de carbone 12. Dans ce monde, même si mon
cœur est physiquement différent de celui présent dans notre monde, il n’en diffère pas biologiquement.
Il pompe tout autant de sang, exactement de la même manière. La notion de survenance nous permet
ainsi de préciser notre intuition que les entités biologiques reposent entièrement sur les entités
physiques. Nous n’avons pas besoin d’introduire de divinité ou d’élan vital pour rendre compte de la
biologie, l’ontologie de la physique fait très bien l’affaire. D’une certaine façon, une fois que nous
connaissons le monde physique, le monde biologique n’aurait plus de secrets profonds pour nous. Il
suffirait d’expliquer comment les entités biologiques reposent sur les entités physiques.
En requérant que l’implication tienne dans tous les mondes possibles, la notion de survenance permet
d’écarter les corrélations empiriques qui ne sont vraies que dans notre monde. Chalmers (1996, 36)
donne l’exemple de la relation chimique pV = KT, qui relie la pression p et le volume V d’une mole de
gaz à sa température T, grâce à la constante K. Il est vrai que, dans notre monde, une fois que la
température et le volume sont fixés, alors la pression d’une mole de gaz est fixée. Il suffit de diviser KT
par V pour obtenir le nombre exact. Or, ce résultat n’a pas à être le même dans tous les mondes
possibles, puisqu’on peut imaginer des mondes possibles où la constante K est différente, c’est-à-dire
des mondes possibles où, pour une température et un volume donnés, une mole de gaz a une pression
différente. Même si les lois physiques du monde actuel ne prévalent pas dans ces mondes, ils n’en
sont pas moins métaphysiquement possibles. Nous pouvons donc dire que la pression d’une mole de
gaz ne survient pas sur son volume et sa température, conformément à notre intuition que la pression
d’une mole de gaz n’est pas uniquement une affaire de volume et de température. On peut ainsi
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distinguer la survenance métaphysique, c’est-à-dire la notion de survenance forte ici en jeu, qui vaut
dans tous les mondes possibles, et la survenance naturelle, une notion plus faible, qui sera utilisée
dans le prochain chapitre, et qui ne vaut que dans le monde actuel en raison des lois qui y prévalent.
La notion de survenance nous permet maintenant de définir le physicalisme en philosophie de l’esprit :
selon le physicalisme, la conscience phénoménale survient sur le physique. Dans tout monde possible
où les propriétés physiques sont identiques aux nôtres, les propriétés phénoménales sont identiques
aux nôtres. Pour mieux comprendre cette position, on peut considérer les cas plus simples des autres
types de conscience. Par exemple, la conscience d’éveil survient sur le physique. En effet, une fois
que les lois de la physique ainsi que l’organisation physique d’un organisme sont fixées, son état de
veille est fixé. Il est impossible qu’une créature s’éveille ou s’endorme sans que son support physique
ne change. Selon le physicalisme, il en irait de même de la conscience phénoménale. Une fois que les
entités physiques d’un monde sont fixées, les consciences phénoménales y sont fixées. Si quelqu’un
de physiquement identique à moi regarde une pomme rouge, alors forcément il éprouve alors une
expérience phénoménale de rouge, pas besoin de postuler de divinité ou d’autres entités
supplémentaires. L’ontologie de la physique est suffisante.
Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, il y a quatre arguments majeurs qui ont été articulés contre cette
thèse. Il y a l’argument de la connaissance de Frank Jackson (1982), celui de la chauve-souris de
Nagel (1974), celui des zombies philosophiques vigoureusement défendus par Chalmers (1996), ainsi
que celui du spectre inversé, introduit par John Locke (1690) et plus récemment utilisé par Ned Block
(1990), Sydney Shoemaker (1999) et Chalmers (1996).
Reprenons d’abord l’argument de la connaissance de Jackson. Comme je l’ai évoqué, il peut être
formulé de la façon suivante : imaginons une scientifique appelée Mary, qui passe sa vie dans une
pièce en noir et blanc, sans aucune autre couleur. Imaginons de surcroît que Mary passe son temps
dans la pièce à apprendre tout ce qu’il y a à apprendre à propos du cerveau. Elle le connaît de fond
en comble. Elle connaît même les mécanismes physiques et biologiques qui sous-tendent nos énoncés
phénoménaux. Ainsi, elle sait très bien que la vision de photons de longueur d’onde de 700 nanomètres
correspond à ce que tout le monde appelle la couleur rouge, et quelles zones cérébrales et quels
réseaux neuronaux sont impliqués dans la perception de cette couleur. Maintenant, disons que Mary
quitte sa pièce, et qu’elle se retrouve dans le monde normal contenant toutes les couleurs du spectre
visuel disponible à l’humain. Apprend-elle quelque chose ? Manifestement oui, elle apprend l’effet que
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ça fait de voir, par exemple, la couleur rouge. Le point de l’argument est que cette connaissance
dépasse ce qu’elle connaissait dans la pièce noir et blanc. Même en connaissant toutes les propriétés
physiques du monde, on ne peut pas en déduire les propriétés phénoménales. On peut tirer deux
conclusions de cet argument (Nida-Rümelin, 2015), une faible et une forte. Faiblement, on peut dire
qu’il s’agit d’un argument épistémique. Il est vrai que la connaissance des propriétés phénoménales
n’est pas accessible via une connaissance des propriétés physiques, mais c’est là que l’argument
s’arrêterait. On peut toutefois aller plus loin et dire qu’il y a ici vraiment une négation de la survenance
de la conscience sur le physique, étant donné que Mary a une connaissance complète des
mécanismes physiques impliqués. L’idée est que, comme aucun fait physique ne lui échappe, et que
la conscience phénoménale du rouge lui échappe, celle-ci n’est pas une affaire de faits physiques. Il
existerait un monde possible où les faits physiques sont fixés sans que les faits phénoménaux ne le
soient, ce qui contredit la survenance. Je ne tenterai pas ici de trancher entre ces deux possibilités.
Nous les emprunterons plutôt en temps voulu.
Le second argument que j’ai mentionné, celui de la chauve-souris, formulé par Nagel, sert à illustrer le
même point, mais de manière différente. Peu importe ce que nous apprendrons au sujet du cerveau
d’une chauve-souris, nous ne saurons jamais quelle est sa phénoménologie. Quel est l’effet que ça
fait que de se déplacer par écholocalisation, de manger des moustiques, et de se reposer la tête en
bas dans une caverne ? Il est vrai que je peux m’imaginer, moi, exécuter ces actes, mais il m’est
impossible d’imaginer exactement ce que c’est véritablement pour une chauve-souris. Aucune
connaissance du système nerveux de la chauve-souris ne parviendra à pallier ce déficit. Comme dans
l’histoire de Mary, on peut tirer une conclusion faible et une conclusion forte de cet argument.
Faiblement, il y a un fossé épistémique infranchissable entre la connaissance de la matière et la
connaissance de l’esprit. Fortement, on pourrait également parler d’un fossé métaphysique. L’idée est
qu’il serait par principe impossible de tirer quelque conclusion que ce soit à propos de la conscience
des chauves-souris sur la base des faits physiques portant sur celles-ci car la conscience phénoménale
n’est pas une affaire de faits physiques. Il est, en effet, tout à fait possible qu’il existe un monde où
tous les faits physiques sont fixés sans que les faits phénoménaux le soient. Comme avec l’histoire de
Mary, je ne tenterai pas de trancher tout de suite entre ces deux possibilités.
Le troisième argument auquel j’ai référé est celui des zombies philosophiques de Chalmers (1996, 94-
100), qui nous demande d’imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où les habitants
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sont phénoménalement inconscients. Ainsi, dans ce monde se trouve un amas de matière en tout point
identique à moi, sauf qu’il n’y a personne au poste. Mon zombie écrit ces lignes exactement de la
même façon que moi, mais il ne ressent pas les qualia que je ressens. Il ne ressent pas la couleur
bleue vive de mon bureau, la lumière éclatante de mon écran ou la saveur du café que j’ai bu entre
ces quelques mots. Du point de vue de la science physique, nous sommes régis exactement par les
mêmes lois. Que ce soit au niveau de nos particules fondamentales ou au niveau de nos circuits
neuronaux, nous sommes impossibles à distinguer. Mais alors que je suis phénoménalement
conscient, mon zombie ne l’est pas. Le point ici est que nous pouvons concevoir un tel monde. Comme
les lois de la physique ne mentionnent nulle part la présence de conscience phénoménale, nous
pourrions retirer la conscience de notre monde sans rien changer physiquement. Ceci implique que la
conscience phénoménale ne survient pas sur le physique.
Le dernier argument dont j’ai parlé est moins choquant, c’est celui des qualia inversés (Chalmers,
1996, 99-101). Nous pouvons imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où le spectre
des couleurs est inversé. Imaginez un monde où existe une créature en tout point identique à vous,
hormis le fait que, phénoménalement, son spectre de couleur est inversé, de manière à ce que ce qui
est vert pour vous soit rouge pour elle. De cette manière, lorsque vous regardez du gazon, vous dites
tous deux qu’il est vert, mais alors que vous faites l’expérience du quale de vert que nous connaissons
bien, votre clone fait l’expérience du quale que nous associons au rouge. Inversement, quand vous
regardez une tomate bien mûre, vous dites tous deux qu’elle est rouge, mais alors que vous faites
l’expérience du quale de rouge, votre clone fait l’expérience du quale de vert. En fait, c’est un peu plus
compliqué que ça (Byrne, 2016). Il s’avère que notre phénoménologie est structurée de manière à
rendre impossible en pratique une telle inversion. Heureusement pour Chalmers, ceci n’est pas critique
pour son argument. Il suffit d’imaginer un autre genre de distribution de qualia, peut-être une translation
au lieu d’une inversion, ou peut-être introduire des qualia complètement différents. Qu’importe, ce qui
compte est qu’on peut imaginer un monde où les qualia sont distribués différemment sur un même
support physique. Les lois de la physique ne préviennent en rien une telle inversion. Ceci indique,
encore une fois, que la conscience ne survient pas sur le physique.
Ces quatre arguments sont controversés et animent encore aujourd’hui de vigoureux débats. Ce qui
est clair, par contre, c’est que le physicalisme est en difficulté. L’argument de la connaissance et celui
de la chauve-souris montrent que la connaissance des propriétés physiques ne suffit pas pour
17
connaître le monde dans son entièreté, bien qu’ils ne visent pas nécessairement la thèse physicaliste
telle que définie ici, c’est-à-dire la thèse de la survenance de la conscience phénoménale sur le
physique. C’est toutefois ce que font directement les arguments des zombies et du spectre inversé.
Aussi incroyables ces scénarios puissent-ils paraître, ils montrent que les entités du physicaliste ne
sont pas nécessairement accompagnées de conscience phénoménale. Telle que définie par le
physicaliste, la matière du cerveau n’implique pas la présence de conscience phénoménale. On peut
retirer ou modifier notre conscience phénoménale du monde sans avoir à modifier la vision du monde
physicaliste.
En fait, le physicalisme semble si déconnecté de la conscience phénoménale que certains proposent
une définition négative de la conscience phénoménale, comme étant ce qui échappe au physicalisme.
Chalmers (1996, chapitre 1) sépare ainsi le côté psychologique de la conscience de son côté
phénoménal. Le côté psychologique de la conscience renvoie à l’ensemble des objets d’étude ouverts
au physicaliste en ce qui concerne la conscience. Dans le cas de la conscience de la couleur, ceci
correspond aux faits connus par Mary dans sa pièce en noir et blanc, comme sa connaissance des
structures neuronales impliquées, par exemple. Dans le cas de la connaissance de la conscience des
chauves-souris, cela correspond à ce qu’un scientifique du futur tentant de répondre à Nagel pourrait
connaître, comme la structure de l’attention ou d’une éventuelle conscience de soi des chauves-souris,
par exemple. Plus généralement, la conscience psychologique correspond à tout ce qu’on peut
expliquer en termes physicalistes, ce qui est équivalent à la conscience dont les zombies
philosophiques disposent. Ceci inclut la conscience d’éveil, la conscience de soi et la conscience
d’accès. En effet, les zombies, puisqu’ils agissent de la même façon que nous, peuvent bien être dits
éveillés ou endormis. Il ne s’agit là que de se comporter d’une certaine façon, de certaines interactions
avec le monde physique. Les zombies démontrent également de la conscience de soi, étant capables
de parler d’eux-mêmes comme individus distincts des autres et même d’écrire des autobiographies
dans lesquelles ils relatent leurs actions. Il ne s’agit là encore que de fonctions, aussi complexes soient-
elles. Finalement, les zombies se représentent également le monde, de manière à déployer une
conscience d’accès. Il ne s’agit ici que d’avoir certaines représentations, jouant un certain rôle
fonctionnel, aussi riche soit-il, dans le comportement des zombies. Or, il manque clairement quelque
chose aux zombies. Ce quelque chose est défini comme étant le côté proprement phénoménal de la
conscience.
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Maintenant, si la conscience phénoménale est ce qui échappe au physicalisme, échappe-t-elle
nécessairement au naturalisme ?
1.3 – Le naturalisme transcendantal
Le naturalisme est une thèse qui englobe le physicalisme (Papineau, 2016). Il s’agit d’une position
largement acceptée, bien que plutôt vague, qui se divise en deux branches, l’une méthodologique,
l’autre ontologique. Du côté méthodologique, le naturalisme affirme que la méthode scientifique est un
moyen permettant d’arriver à comprendre l’ensemble de la réalité. Le monde obéit à des lois qui ne
sont pas miraculeuses, et l’investigation empirique peut les révéler.
Mais c’est surtout l’autre côté du naturalisme qui me concernera ici, c’est-à-dire le côté ontologique.
Le naturalisme ontologique affirme essentiellement qu’il n’y a aucune entité surnaturelle dans le
monde, comme des Dieux ou des âmes désincarnées par exemple. Présentement, les entités qui ne
sont pas considérées comme surnaturelles correspondent aux entités physiques mentionnées ci-
dessus, allant des quarks aux galaxies, mais également les forces, comme la gravité et le magnétisme.
Il y a donc aujourd’hui une large coïncidence du naturalisme ontologique avec le physicalisme. Une
telle coïncidence n’est toutefois pas nécessaire. David Papineau (2016, section 1.3) donne l’exemple
de l’état de la science au 19e siècle, suite à la découverte de la loi de conservation de l’énergie. Cette
loi devait s’appliquer à l’ensemble des entités du monde, non seulement physiques, mais aussi vitales
et mentales, dont l’existence distincte était largement acceptée à l’époque. En conséquence : « [w]e
might usefully view this as a species of ontological naturalism that falls short of full physicalism ». Je
tiens à préciser que mon but ici n’est pas de défendre cette position, mais seulement d’indiquer que le
physicalisme n’est que l’une des formes possibles de naturalisme ontologique.
Cet exemple montre également que le naturalisme a pris plusieurs formes à travers le temps. En fait,
c’est également le cas du physicalisme. Newton, par exemple, a radicalement transformé le
physicalisme (et le naturalisme) de son époque, limité à des forces mécaniques, pour y introduire la
gravité, qui était alors vue comme une mystérieuse, voire impossible, force à distance. Le physicalisme
mécaniste est alors devenu un physicalisme incluant la gravité. Aujourd’hui, on en est aux quarks, aux
galaxies, à la gravité, à la force électromagnétique, etc. mais ça pourrait changer dans le futur. Le
physicalisme mécaniste d’avant Newton était une version du physicalisme, le physicalisme après
19
Newton également, le physicalisme basé sur la physique moderne aussi, et il en ira de même de tous
les physicalismes futurs.
Devinerait-on ici une façon dont le physicaliste pourrait éviter les arguments antiphysicalistes exposés
ci-dessus ? Pourrait-on espérer qu’un physicalisme futur fasse l’affaire ? Pas vraiment. Même si le
physicalisme est sujet aux changements de paradigme, il ne fait que suivre l’ontologie de la science
physique, puisqu’il est explicitement défini à partir de celle-ci. Même si les physiciens du futur
introduisaient de nouvelles entités et de nouvelles lois à leurs modèles, les arguments ci-dessus
demeureraient tout aussi percutants. Qu’on apprenne à Mary que le modèle standard de la physique
est erroné, et qu’il existe en fait un autre ensemble d’entités et de forces physiques qui décrivent
l’univers, elle ne sera pas moins surprise la première fois qu’elle verra la couleur rouge. Nulle part dans
les arguments ci-dessus nous n’avions besoin de supposer quoi que ce soit à propos de l’état de
perfectionnement de la science physique. Ils s’appliquent tout aussi bien à la physique newtonienne
qu’à la physique moderne et à la physique du futur.
En revanche, cette option est ouverte au naturaliste, qui n’est pas ainsi limité par l’ontologie de la
science physique. Comme le naturalisme du 19e siècle, qui incluait des entités non physiques, il est
possible que, dans le futur, des théories naturalistes non physicalistes soient érigées, et qu’elles
rendent compte de la conscience phénoménale. Je discuterai en détail une telle théorie dans le
prochain chapitre, le dualisme naturaliste de Chalmers.
Mais il y a une autre possibilité, qui repose sur un sens encore plus large du naturalisme, que je veux
considérer dès maintenant. Qu’est-ce qui nous garantit que l’investigation empirique, c’est-à-dire le
naturalisme méthodologique, puisse nous mener, nous, les humains, à la connaissance de la nature
des objets et du fonctionnement véritable du monde ? Le physicalisme pourrait-il n’être qu’un mirage
provoqué par les limites conceptuelles de la cognition humaine ? Existerait-il plutôt un naturalisme
ontologique qui permettrait de répondre au problème corps-esprit, mais qui échapperait à l’esprit
humain, expliquant de ce fait notre confusion à son sujet ?
McGinn répond par l’affirmative, et intitule cette position « naturalisme transcendantal ». Elle a
l’avantage de rendre justice à nos intuitions antiphysicalistes (et même antinaturalistes) tout en
préservant l’élégante vision du monde naturaliste. McGinn s’oppose au physicalisme plus pour des
raisons épistémiques que pour des raisons ontologiques. Bien qu’il accepte les arguments
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antiphysicalistes de Jackson et de Nagel, il ne les interprète que de manière épistémique. De plus, il
rejette les deux autres arguments, soit celui des zombies et celui des qualia inversés, qui visent à
établir l’échec de survenance de la conscience sur la matière. McGinn ne nie pas qu’il y a quelque
chose à propos du cerveau qui explique naturellement la survenance ici en jeu, mais il considère que
ce quelque chose échappe à l’esprit humain et à son paradigme physicaliste. Si seulement Mary avait
la capacité de connaître suffisamment le cerveau, elle pourrait connaître la conscience phénoménale
sans quitter sa pièce, et elle n’apprendrait rien en la quittant. De même, si seulement nous avions la
capacité de connaître suffisamment le cerveau des chauves-souris, nous serions capables de
connaître leur conscience phénoménale. Néanmoins, selon McGinn, il est impossible, à Mary comme
à nous, d’acquérir une telle connaissance suffisante. Nous sommes à jamais limités. C’est seulement
parce que notre compréhension de la matière est ainsi limitée, parce que le physicalisme est voué à
l’incomplétude, que nous pouvons imaginer des scénarios comme le monde de zombies et le monde
aux qualia inversés, scénarios qui sont en réalité impossibles. Plus généralement, la stratégie de
McGinn consiste à dire que l’esprit humain est fermé quant à la solution du problème corps-esprit,
pourtant naturelle. Autrement dit, le naturalisme est un cadre adéquat pour rendre compte de la
conscience phénoménale, mais aucune théorie naturaliste à laquelle peut arriver un esprit humain n’en
est capable. Comment McGinn en arrive-t-il à cette position ? Pour exposer sa thèse, je me référerai
à, « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » (1989), « Consciousness and Space » (1995) et The
Mysterious Flame (1999).
L’argument de McGinn s’articule en deux parties. Il commence par montrer qu’il existe une solution
naturelle au problème. Plus précisément, McGinn tente d’établir qu’il existe une propriété naturelle P
du cerveau qui permet de répondre au problème corps-esprit. Il appuie cette affirmation par deux
remarques. D’abord, les alternatives non naturalistes sont insoutenables, et deuxièmement, la
conscience est un phénomène biologique qui a évolué à partir de la matière inorganique. Comme pour
la vie, il doit y avoir une explication naturelle du processus. La deuxième partie de l’argument vise à
montrer que cette explication naturelle reposant sur la propriété P nous est toutefois cognitivement
fermée. Non seulement nous n’avons actuellement aucun concept de P, puisque les théories
naturalistes de l’esprit actuelles échouent, mais nos capacités de formation de concepts seraient
résolument incapables d’en créer un. J’exposerai donc l’idée de McGinn selon laquelle nos deux façons
d’appréhender le problème, soit l’introspection et la perception, sont mutuellement exclusives et
individuellement inaptes à saisir P.
21
Commençons par expliquer pourquoi il doit exister une solution naturelle au problème corps-esprit.
Dans le premier et le troisième chapitre de The Mysterious Flame, McGinn considère les possibilités
non naturalistes et arrive à la conclusion qu’elles sont à éviter. En fait, c’est ce qu’indique l’histoire des
positions non naturalistes en général, et en particulier en philosophie de l’esprit. On peut penser aux
tentatives d’explications surnaturelles de l’apparition de la vie sur terre, de la création de la terre, etc.
À chaque fois, les tentatives d’explications surnaturelles se sont avérées erronées. Dans le cas
particulier de la philosophie de l’esprit, refuser le naturalisme revient à dire que la conscience est
ontologiquement distincte des entités naturelles de notre monde, et qu’aucune théorie scientifique ne
pourrait en rendre compte. Comme si, après avoir créé la matière et les lois qui la régissent, Dieu avait
dû encore ajouter la conscience de manière complètement indépendante.
Cette position est exemplifiée par le célèbre dualisme cartésien. Dans ses Méditations métaphysiques,
Descartes a séparé le monde en deux substances. D’un côté, il y a la substance étendue, c’est-à-dire
la matière, et de l’autre il y a la substance inétendue, c’est-à-dire la conscience. La matière étendue
est l’objet d’étude de la science naturelle. Elle est inconsciente et suit les lois strictes de la science
physique. En revanche, la substance inétendue, consciente, serait scientifiquement inaccessible. Cette
conception prend donc nos expériences phénoménales très au sérieux. En plus de la matière
inconsciente étudiée par la physique, la conscience existerait d’une manière ontologiquement distincte.
Par une certaine interaction qui échapperait aux sciences naturelles, la conscience et la matière
s’influenceraient mutuellement. D’un côté, les sensations du corps seraient acheminées à l’âme, et de
l’autre côté les décisions de l’âme seraient propagées au corps. Descartes imaginait que la glande
pinéale était le siège de cette interaction, mais le dualisme ne repose pas nécessairement sur cette
spécification. Il suffit d’affirmer que la matière et l’esprit sont des substances de nature irréconciliable.
Il s’agit là, encore aujourd’hui, de la position antinaturaliste paradigmatique.
McGinn (1999, 25) distingue deux problèmes majeurs pour cette position : les zombies et les fantômes.
Les zombies auxquels on fait ici référence ne sont pas les zombies d’Hollywood. Ce sont plutôt des
zombies philosophiques tels que défendus par Chalmers. Mais contrairement à ce dernier, qui tente
de démontrer la possibilité métaphysique de zombies pour pouvoir conclure que le dualisme est vrai,
McGinn tente de montrer que le dualisme, justement parce qu’il implique la possibilité métaphysique
de zombies, est erroné. Si, comme l’affirme le dualisme, la conscience est ontologiquement
indépendante de la matière, alors on peut l’effacer sans rien changer à ladite matière, comme
22
Chalmers le défendait ci-dessus. On pourrait effacer ma conscience du monde sans rien changer à
mon cerveau ou au reste de mon corps, qui suivrait les lois de la physique comme si de rien n’était.
Qui plus est, je me comporterais exactement de la même façon. Nous aboutissons ainsi à
l’épiphénoménisme : la conscience n’a aucun impact sur le monde physique. Pour McGinn, c’est ici
que le bât blesse. Le problème que McGinn identifie est ce que nous appellerons plus tard le
« paradoxe des jugements phénoménaux ». J’y reviendrai plus longuement dans les prochains
chapitres. Pour l’instant, mentionnons uniquement les grandes lignes du problème. Si la conscience
n’a aucun impact sur le monde physique, alors la conscience n’a aucun impact sur nos actions, même
nos actions qui semblent faire référence à la conscience. Alors que j’écris ces lignes, discutant de la
conscience et des problèmes de zombies philosophiques, ma conscience ne serait pas impliquée. Mon
zombie philosophique, étant physiquement identique, écrirait exactement les mêmes mots. Mais selon
McGinn, ceci est absurde, notre conscience phénoménale a un impact sur le monde physique,
particulièrement quand on en parle! Mes doigts ne bougeraient pas de cette façon sur mon clavier, de
manière à écrire cette phrase sur les zombies plutôt que toute autre, si je n’avais aucune conscience
phénoménale! Il rejette donc le dualisme. La conscience n’est pas une substance séparable du
cerveau, elle lui est liée d’une façon profonde.
McGinn donne un autre argument contre le dualisme : le problème des fantômes. Le problème des
fantômes est l’envers du problème des zombies. Si la conscience est ontologiquement séparable du
corps, alors la possibilité d’âmes désincarnées, de fantômes, est à prendre au sérieux, avec tous les
problèmes qui en découlent. Le vieux problème cartésien de l’interaction entre le corps et l’esprit
revient. Comment un esprit indépendant de la matière peut-il interagir avec celle-ci ? Un autre
problème est que plusieurs données appuient clairement l’idée que notre conscience dépend de notre
cerveau. Par exemple, notre conscience est affectée par certaines drogues, et un coup à la tête peut
même nous faire perdre conscience. La conscience doit donc être beaucoup plus profondément et
naturellement liée au cerveau que ne le suggèrent les dualistes.
McGinn donne ensuite un argument directement en faveur d’une explication naturelle de la
conscience : c’est un phénomène qui a évolué naturellement. Il commence par dresser un parallèle
avec l’évolution de la vie (1989, 353). Nous ignorons encore aujourd’hui comment la vie a évolué
exactement à partir de la matière inerte, mais nous n’hésitons pas à dire qu’il y a ici une histoire de
sélection naturelle. Ainsi, il y a une explication parfaitement naturelle du processus d’apparition de la
23
vie. Pas besoin d’invoquer d’entités surnaturelles, voire divines, ou de parler d’émergence. L’histoire
des sciences suggère davantage une intégration fluide entre entités régies par des lois simples, sans
miracles divins ou émergence radicale. Or, nous devrions dire la même chose de la conscience. Celle-
ci n’est pas apparue de nulle part, tout d’un coup, par émergence radicale ou intervention divine. Il est
beaucoup plus plausible d’affirmer que la conscience phénoménale fait en quelque sorte partie de la
nature, et qu’elle a évolué naturellement jusqu’à la forme qu’on lui connaît aujourd’hui.
Nous pouvons donc dire, suivant McGinn (1989, 353), qu’il existe une certaine propriété5 naturelle P
du cerveau en vertu de laquelle il est accompagné de conscience. De façon équivalente, McGinn dit
qu’il existe une théorie naturelle T, qui fait référence à P, pour expliquer la relation entre la conscience
et le cerveau. En conséquence, si nous connaissions P, nous serions capables de saisir la relation
entre le cerveau et la conscience phénoménale. De la même manière que les propriétés chimiques du
bois impliquent naturellement sa combustion, de la même manière que les propriétés gravitationnelles
des corps célestes impliquent naturellement leurs mouvements, P implique, de manière tout à fait
naturelle, que le cerveau est conscient. De la même manière que la chimie explique la combustion du
bois, de la même manière que la physique explique le mouvement des corps célestes, T explique la
relation entre le corps et l’esprit.
Or, affirmer qu’il existe une explication naturelle à la conscience n’implique pas que cette explication
nous soit accessible. Ainsi, la prochaine étape de l’argument de McGinn est de montrer que P nous
est cognitivement fermée. Voici comment McGinn définit formellement le concept de fermeture
cognitive : « A type of mind M is cognitively closed with respect to a property P (or theory T) if and only
if the concept-forming procedures at M’s disposal cannot extend to a grasp of P (or an understanding
of T) » (1989, 350). Autrement dit, un esprit est cognitivement fermé en rapport à une propriété P (ou
une théorie T) s’il lui est impossible de saisir P (ou de comprendre T) et ce, peu importe l’étendue des
réflexions ou des recherches empiriques pratiquées. McGinn donne comme exemple (1989, 351) la
propriété d’être un électron pour l’esprit d’un singe. Peu importe les efforts déployés par le singe ou
par son espèce entière, il ne parviendra jamais à développer le concept d’électron ou à ériger une
théorie qui en explique l’existence ou le comportement. Le concept d’électron est simplement fermé
au singe.
5 On pourrait se demander pourquoi McGinn se limite ainsi à une seule propriété P, au lieu d’un ensemble de telles propriétés. Néanmoins, l’argument serait identique si on supposait que P renvoie plutôt à un ensemble de propriétés.
24
La prochaine étape de l’argument de McGinn est donc de montrer que P nous est cognitivement
fermée. La tâche n’est pas simple, puisque la compréhension humaine et ses limites ne sont pas
clairement définies. Les arguments inductifs faisant référence aux échecs physicalistes de résolution
du problème corps-esprit ne sont pas suffisants. C’est pourquoi McGinn propose des arguments
directs, faisant appel à certaines caractéristiques de la conscience et de la connaissance humaine pour
montrer qu’elles sont irréconciliables. Dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » McGinn tente
de montrer que nos deux façons d’approcher le problème, c’est-à-dire l’introspection et la perception,
sont inadéquates et incompatibles. Dans « Consciousness and Space », le nœud de la démonstration
est l’observation que la conscience est non spatiale, et donc fondamentalement irréconciliable avec
nos concepts, qui reposent sur des fondations perceptives spatiales. Dans The Mysterious Flame,
McGinn ajoute également que la théorisation par combinaison habituellement utilisée en sciences est
complètement inadéquate dans le cas de la conscience.
Commençons par l’argument qu’il propose dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » Ici,
McGinn se fonde sur les façons les plus générales de connaître la conscience et la matière, c’est-à-
dire, respectivement, l’introspection et la perception. Après avoir montré que ces deux facultés sont
incompatibles et individuellement incapables de conceptualiser P, McGinn pourra conclure que P nous
est cognitivement fermée, puisque qu’il n’existe aucune autre faculté susceptible de nous amener à la
connaissance de P.
Jusqu’à quel point pouvons-nous nous approcher de P grâce à l’introspection ? Par introspection,
McGinn entend « the faculty through which we catch consciousness in all its vivid nakedness » (1989,
354), « [i]t tells you what is currently in your consciousness » (1999, 49). Autrement dit, il s’agit de notre
capacité à examiner nos expériences phénoménales. Par exemple, en prenant une gorgée de café,
on peut observer par introspection les expériences phénoménales présentes, comme la saveur et la
sensation de chaleur. Selon McGinn, P est clairement cognitivement fermée à cette faculté, pour la
simple raison que celle-ci s’arrête à la conscience phénoménale, qu’elle ne peut prendre pour objet les
propriétés du cerveau. L’introspection n’est qu’une faculté de « surface » (Ibid.). Il est impossible de
parvenir à quoi que ce soit de matériel par introspection, et donc d’arriver à P, une propriété de la
matière. Ce bref argument est très convaincant. En effet, aucun travail d’introspection, si considérable
soit-il, ne permettra à lui seul d’arriver au concept de neurone, de cerveau, ou de toute autre base
physique qui instancierait la propriété P. Ainsi, l’introspection nous présente uniquement la conscience
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phénoménale, sans référence à P ou à la matière qui l’instancie. « Introspection will not do the job,
because it is confined to the surface of consciousness. It tells you what is currently in your
consciousness, not how your consciousness comes to exist in the first place » (1999, 49). Pour terminer
cet argument, McGinn explique (1989, 354-355) qu’il semble également impossible d’extraire P en
analysant et en conceptualisant notre phénoménologie. McGinn ne fournit pas ici un argument détaillé,
se contentant d’une analogie avec le concept de vie. Nous ne devrions pas nous attendre à ce que
des réflexions à propos de notre introspection nous permettent d’arriver à P plus que nous nous
attendons à ce que réfléchir au concept de vie nous permette d’expliquer la relation entre la matière et
la vie.
McGinn offre également une démonstration par l’absurde. Supposons que nous puissions saisir P par
introspection. Si nous connaissions P, alors nous pourrions saisir la relation entre la matière et la
conscience sous toutes ses formes. En particulier, nous comprendrions la relation entre le cerveau
d’une chauve-souris et sa conscience. Or, McGinn souligne ici que saisir la relation entre deux relata
implique de saisir également les relata eux-mêmes. Autrement dit, on ne peut pas comprendre le lien
entre la conscience et le cerveau d’une chauve-souris sans également savoir exactement ce qu’est la
conscience de la chauve-souris. Toutefois, suivant le célèbre article de Nagel mentionné ci-dessus,
ceci serait impossible. Cette conclusion implique que nous devons rejeter notre prémisse, c’est-à-dire
l’idée que nous puissions arriver à P par introspection.
Toujours dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » McGinn explique ensuite que nous serions
incapables de parvenir à P par perception et, plus généralement, par investigation empirique. McGinn
commence ici par dire que la perception nous présente le monde à l’aide de propriétés n’ayant rien à
voir avec la conscience. Or, P a à voir avec la conscience. En effet, pour être en mesure d’identifier
P, il nous faudrait être capables d’apercevoir qu’une certaine propriété du cerveau est accompagnée
par la conscience. Mais ceci dépasse ce que la perception peut nous permettre d’observer. De la
même manière qu’il est clairement impossible de percevoir la conscience phénoménale en regardant,
sentant ou touchant un cerveau, il est impossible par la perception d’identifier P, qui lie le cerveau au
phénoménal. McGinn ne développe toutefois pas cet argument plus profondément. Il lance plutôt le
défi au lecteur : « I hereby invite you to try to conceive of a perceptible property of the brain that might
allay the feeling of mystery that attends our contemplation of the brain-mind link : I do not think you will
be able to do it » (1989, 357), pour ensuite esquisser certains points qu’il ne développera véritablement
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que plus tard, dans « Consciousness and Space » et The Mysterious Flame, que nous examinerons
ci-dessous. Pour l’instant, il ne fait que dire que notre perception nous dévoile le monde en termes de
propriétés spatiales et de combinaisons, et que ces propriétés sont inadéquates dans le cas de la
conscience phénoménale, qui n’est clairement pas une combinaison spatiale de quoi que ce soit.
La suite de l’argument est plus subtile. En effet, il n’est pas évident, à première vue, que les concepts
générés par les sciences empiriques doivent hériter des limites de notre perception. Par exemple, les
molécules sont invisibles à l’œil nu, mais cela n’a pas empêché les chimistes d’en former le concept
et de l’utiliser avec succès. L’idée de McGinn ici est la suivante : « a certain principle of homogeneity
operates in our introduction of theoretical concepts on the basis of observation » (1989, 358).
Autrement dit, en tentant d’expliquer nos perceptions, nous n’avons jamais besoin de former de
concept qui serait radicalement différent de ce qui est perçu. Par exemple, le concept de molécule,
même si ne nous pouvons pas en percevoir directement les instances, est construit par analogie avec
les objets que nous percevons directement : ce sont de petits objets (1989, 358-359). Il y a ainsi une
analogie entre les objets que nous observons et le concept de molécule, utilisé pour expliquer diverses
propriétés de ces objets. Selon McGinn, il en irait de même pour tout concept introduit suite à des
investigations empiriques.
Ainsi, même nos théories scientifiques les plus sophistiquées ne se détachent jamais du monde
matériel donné à nos perceptions. C’est pourquoi le monde matériel semble causalement fermé : pour
expliquer les propriétés de la matière observée, nous n’avons pas besoin de faire appel à des
propriétés qui ne seraient pas également matérielles. Quel rôle causal cela laisse-t-il aux évènements
mentaux ? Par exemple, si je me lève de mon siège pour aller à la cuisine me faire un café, qu’est-ce
qui a causé mon déplacement ? Eh bien, puisque mon déplacement est un évènement physique, il
semble possible de lui attribuer une cause physique complète. En l’occurrence, nous pourrions
complètement l’expliquer en parlant de certains évènements se déroulant dans mon cerveau. À moins
de dire que mon désir de café cause également mon déplacement, ce qui serait une surdétermination
problématique, cela ne semble laisser aucun rôle causal à mon désir de boire du café. Pour éviter cet
épiphénoménisme – et le problème des zombies –, la seule issue semblerait être de réduire mon désir
à mes états cérébraux (Kim, 1989) pour qu’il hérite alors de leurs pouvoirs causaux. Or, une telle option
semble incompatible avec les arguments antiphysicalistes ci-dessus. Nous serions donc dans le pétrin.
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McGinn évite ce problème, et l’utilise même à son avantage, en expliquant que la fermeture causale
du physique n’est qu’une illusion due aux limitations de notre perception. Le dilemme auquel la
fermeture causale du physique mène montre plutôt que P nous est cognitivement fermée. Nous
sommes incapables de trouver un rôle causal à la conscience, non parce qu’elle est réellement
épiphénoménale, mais plutôt parce que nos théories scientifiques reposent fondamentalement sur
notre perception, à laquelle la conscience phénoménale échappe. Mon désir de café joue donc bien
un rôle causal dans mon déplacement vers la cuisine, et ce, même si nous ignorons comment le désir
remplit ce rôle causal, car nous ne pouvons pas percevoir la conscience dans le fonctionnement du
cerveau. Ainsi, comme la perception, l’investigation empirique n’a pas accès à la conscience
phénoménale, et donc à P.
Pour résumer, dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? », McGinn argumente que P est
inaccessible à la fois à l’introspection et à la perception, et donc que P nous est cognitivement fermée,
puisque nous n’avons aucune autre faculté qui nous permettrait potentiellement d’arriver à P.
Dans « Consciousness and Space », McGinn donne un autre argument, qui s’appuie maintenant sur
des caractéristiques précises de la conscience et de la connaissance humaine, plutôt que sur des
facultés générales. Ces caractéristiques précises sont ici la non-spatialité dans le cas de la conscience
et le présupposé de spatialité dans le cas de la connaissance humaine. McGinn argumente en faveur
du premier de ces points de manière principalement négative. Il prend pour intuitive la conclusion
cartésienne que la conscience n’est pas étendue, et il se contente de réfuter deux tentatives de
spatialisation de celle-ci. Selon McGinn, si vous n’êtes pas intuitivement convaincus de la non-spatialité
de la conscience, vous vous opposez probablement à cette idée sur la base d’un des points suivants.
Peut-être tentez-vous de localiser approximativement la conscience aux alentours du cerveau. Pour
McGinn, il ne s’agit là que d’une mini-construction ad hoc qui ne localise que de manière inauthentique
et très rudimentaire la conscience. C’est par un raisonnement qui localise le cerveau comme centre
d’activité de la conscience que celle-ci serait supposément localisée, pas parce que nous percevons
véritablement la conscience comme située spatialement autour du cerveau. Peut-être tentez-vous
plutôt de localiser certaines expériences conscientes aux endroits où celles-ci sont ressenties. McGinn
donne l’exemple d’une douleur à la main. Si j’ai mal à la main, est-ce que ma conscience de la douleur
est dans ma main ? D’après McGinn, il ne s’agit là que d’une illusion. Premièrement, cette douleur
n’existerait pas du tout sans le cerveau. De plus, nous pourrions tout aussi bien stimuler directement
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ce dernier pour obtenir la même sensation. Il existe même des amputés qui ressentent de la douleur
« dans » leur main absente. Or, nous pouvons clairement dire que la douleur n’est pas présente dans
la main si celle-ci est absente. Ainsi, pour résumer, notre conscience est intrinsèquement non spatiale,
ce n’est que par d’approximatives constructions ad hoc que nous faisons l’erreur de la spatialiser.
Toutefois, selon McGinn, nous ne pensons que de manière spatiale, ce qui rend impossible notre
compréhension de la conscience non spatiale. McGinn fait appel à Peter F. Strawson pour indiquer
que la notion même de proposition présuppose la notion d’espace. Sans entrer dans les détails de la
thèse strawsonienne, l’idée est que nous pouvons distinguer des particuliers x et y satisfaisant un
prédicat Q parce que nous pouvons concevoir x et y comme occupant des localisations spatiales
différentes. Ainsi, sans spatialité nous ne pourrions même pas formuler les propositions « x est Q » et
« y est Q », et toute notre capacité conceptuelle et cognitive s’effondrerait. Le point ici est donc que si
la conscience est fondamentalement non spatiale, il nous est impossible de la conceptualiser,
d’émettre des propositions à son sujet et de la comprendre. Dans la suite, je référerai à cet argument
par « l’argument spatial ».
Le dernier argument de McGinn auquel je veux ici faire appel nous vient de The Mysterious Flame.
Celui-ci ressemble quelque peu au précédent, mais plutôt que d’insister sur le fait que notre
connaissance présuppose la notion d’espace, il insiste sur le côté combinatoire de notre connaissance
et de notre langage. Toutes nos théories scientifiques reposeraient sur ce paradigme. Pour
comprendre une chose, nous la décomposons et puis nous expliquons comment ces composantes
s’articulent en ladite chose, de la même manière que nous décomposons spatialement des objets avec
notre perception, ou de la même manière que nous décomposons des phrases en mots. Selon McGinn,
ceci serait complètement inadéquat dans le cas de la conscience phénoménale, qui n’est clairement
pas une combinaison de neurones.
En effet, la science explique habituellement les phénomènes en les décomposant en partie et puis en
expliquant comment certaines interactions entre parties mènent au phénomène global. On peut
expliquer le comportement des atomes en termes de combinaisons de particules fondamentales, le
comportement d’un organisme par une combinaison d’organes, etc. Or, le point de McGinn est que
ceci est inadéquat dans le cas de la conscience, dont les neurones ne sont clairement pas des parties.
En combinant spatialement des neurones, on n’obtient que des réseaux de neurones, pas la
conscience phénoménale. Ceci est parfaitement adéquat dans les explications neuroscientifiques
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habituelles, par exemple dans l’explication de mouvements corporels macroscopiques en termes de
combinaisons spatiales d’activations neuronales microscopiques, mais complètement inadéquat pour
ce qui est de la conscience. Nous n’arriverons jamais à P, une propriété qui rend la matière consciente,
par notre connaissance combinatoire. Dans la suite, je référerai à cet argument par « l’argument
combinatoire ».
1.4 – Conclusion
On peut donc résumer la position de McGinn comme suit. Il soutient que nous sommes incapables de
résoudre le problème corps-esprit, et ce, même s’il existe une réponse naturelle à ce problème. Il existe
une réponse naturelle, d’une part parce que les alternatives non naturalistes sont inacceptables car
elles mènent à l’épiphénoménisme ou au problème des fantômes, et d’autre part parce que la
conscience a évolué naturellement. Néanmoins, certaines propriétés de cette explication naturaliste la
rendent inaccessible à nos lumières. Ainsi, le problème n’est pas seulement que le physicalisme, la
perspective naturaliste la plus répandue, n’est pas viable. Plus fondamentalement, la difficulté est que
l’introspection, grâce à laquelle nous accédons à la conscience phénoménale, et la perception, grâce
à laquelle nous connaissons les phénomènes physiques, sont complètement irréconciliables. Parce
que nous pensons de manière spatiale alors que la conscience est non spatiale, nos explications
combinatoires sont inadéquates dans le cas de la conscience. Une autre façon de formuler la position
de McGinn est de dire que l’investigation empirique et l’introspection peuvent toutes deux approcher
P, la propriété du cerveau en vertu de laquelle il est accompagné de conscience, mais sans jamais s’y
rendre ni s’y rencontrer. On obtient alors une forme de naturalisme transcendantal : P est accessible
scientifiquement, mais pas par l’intermédiaire de notre science (McGinn, 1989, 361-362). Certaines
créatures pourraient peut-être répondre au problème corps-esprit, mais ce n’est simplement pas le cas
des humains (1989, 361). Cette position, qui fut plus tard péjorativement surnommée
« mystérianisme » (Flanagan, 1991; 1993), servira d’arrière-plan au reste de ce mémoire. Le problème
corps-esprit est tellement difficile qu’il faut prendre au sérieux la possibilité que sa solution nous soit
inaccessible.
Avant de conclure au mystérianisme, il importe cependant d’examiner si d’autres avenues sont
ouvertes au naturaliste. Dans le prochain chapitre, je vais examiner une théorie naturaliste alternative,
qui elle aussi prend le problème corps-esprit au sérieux et tente de le résoudre dans un cadre
naturaliste. Il s’agit du dualisme naturaliste de David Chalmers. En opposition à McGinn, il nie le
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physicalisme, et ce, non seulement pour des raisons épistémiques, mais aussi pour des raisons
ontologiques. Il propose donc un dualisme, mais qui obéirait à des lois naturalistes qui nous seraient
cognitivement ouvertes.
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Chapitre 2 : Le dualisme naturaliste de David
Chalmers
Afin de sauver le naturalisme, doit-on vraiment se résigner au mystérianisme de McGinn ? La
deuxième partie de mon mémoire répondra à cette question par la négative, en introduisant la
proposition de David Chalmers : le dualisme naturaliste, décrit dans son livre The Conscious Mind.
Chalmers va plus loin que McGinn en disant que les échecs du physicalisme n’indiquent pas seulement
un problème épistémique, mais un véritable problème ontologique. Selon Chalmers, on peut imaginer
un monde de zombies philosophiques ainsi qu’un monde au spectre inversé. Au cœur de ces
expériences de pensée est l’idée que le concept de conscience est fondamentalement non fonctionnel
et non physique. Comme McGinn, Chalmers soutient que nos concepts physiques et qualitatifs sont
irréconciliables, mais contrairement à celui-ci, il les considère comme irréconciliables
métaphysiquement, non épistémiquement. Mais Chalmers argumente ensuite que même si les
zombies et le spectre inversé sont des possibilités métaphysiques, ce ne sont pas des possibilités
naturelles. Je commencerai ainsi par présenter les arguments des qualia dansants et évanescents, qui
visent à montrer que, dans notre monde, les qualia sont des entités fondamentales nomologiquement
liées à la matière physique. Chalmers propose donc d’augmenter le physique de nouvelles entités
phénoménales ou protophénoménales. Postulée et régie par des lois formelles, comme on en trouve
par exemple en physique, la conscience serait alors naturalisée et expliquée au même titre que l’a été
la gravité par Newton au 17e siècle. Cette approche est une forme de dualisme naturaliste, une
perspective actuellement en popularité croissante, dont Chalmers a proposé deux formulations
panpsychistes. Je consacrerai donc plusieurs pages de ce chapitre à énoncer ces formulations
panpsychistes, et à en expliquer la popularité. Finalement, j’expliquerai en quoi plus précisément
Chalmers évite certains problèmes qui avaient conduit McGinn au mystérianisme.
2.1 – La survenance naturelle
Selon Chalmers, la conscience ne survient pas métaphysiquement sur la matière. En effet, comme
nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Chalmers défend la possibilité de ce que décrivent les
expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé. Si un monde de zombies
est possible, c’est-à-dire un monde physiquement identique au nôtre mais complètement dépourvu de
conscience phénoménale, alors, même si le physique est fixé, la conscience phénoménale n’est pas
du tout fixée, elle peut être absente. Cela veut dire que la conscience phénoménale ne survient pas
32
métaphysiquement sur le physique. De même, la possibilité métaphysique d’un monde au spectre
inversé veut dire que même si le physique est fixé, la conscience phénoménale d’un monde peut varier,
et donc qu’elle ne survient pas de manière nécessaire sur le physique. Chalmers utilise ce fait pour
conclure que le dualisme est vrai (1996, 123-124). Il existe autre chose que du physique dans le
monde, en l’occurrence de la conscience phénoménale. Il reste cependant à clarifier le genre de
dualisme auquel on a affaire. Pour ce faire, Chalmers fait crucialement appel à l’idée que même si le
monde de zombies et le monde au spectre inversé sont des possibilités métaphysiques, ce ne sont
toutefois pas des possibilités naturelles, c’est-à-dire que, dans notre monde, les zombies ainsi que les
inversions de qualia sont impossibles. Dans notre monde, à une organisation fonctionnelle donnée
correspond nécessairement une certaine conscience, mais il pourrait en être autrement dans un autre
monde.
Formellement, par « organisation fonctionnelle », Chalmers fait référence au « abstract pattern of
causal interaction between various parts of a system, and perhaps between these parts and external
inputs and outputs » (1996, 247). Autrement dit, il s’agit de la structure causale d’un système telle
qu’observée à un certain niveau. Par exemple, un ordinateur n’est pas seulement un ensemble
d’atomes régi par les lois de la physique, on peut décrire son organisation fonctionnelle au niveau
auquel travaille le technicien. Celui-ci voit les composantes électroniques comme jouant certains rôles,
peu importe la structure atomique exacte. Le disque dur joue le rôle de mémoire à long terme, la
mémoire vive, tel que son nom l’indique, joue le rôle de mémoire à court terme, le processeur joue le
rôle de centre de prises de décision, etc. On peut aussi parler du niveau de l’utilisateur. Tel bouton
joue tel rôle causal, la souris tel autre, peu importe l’implémentation électronique exacte. Évidemment,
certains niveaux de cette organisation fonctionnelle permettent de décrire plus ou moins complètement
ce qui se produit dans l’ordinateur. Étant aveugle au niveau atomique, le niveau de l’utilisateur ne
permet pas de rendre compte, par exemple, du champ électromagnétique émis par l’ordinateur. Quant
à la conscience phénoménale, l’idée de Chalmers est qu’elle est naturellement liée à un certain niveau
d’organisation fonctionnelle du cerveau. Si, dans notre monde, cette même organisation fonctionnelle
était instanciée dans un autre système, neuronal ou autre, la même conscience phénoménale serait
présente. C’est le « principe d’invariance organisationnelle » (1996, 248) de Chalmers.
Notons que c’est en spécifiant que la conscience est naturellement liée à un certain niveau
d’organisation fonctionnelle que Chalmers se distingue du fonctionnalisme classique, qui soutient que
33
la conscience est métaphysiquement liée à un certain niveau d’organisation fonctionnelle. C’est ce qui
fait du fonctionnalisme classique un matérialisme alors que Chalmers demeure dualiste. Dans notre
monde, il y a une relation entre conscience et organisation fonctionnelle, mais cette relation ne vaut
pas dans tous les mondes possibles, contrairement à ce que soutiennent les fonctionnalistes
classiques. Chalmers qualifie ainsi plutôt son fonctionnalisme de « non réductionniste » (Ibid., 249).
Chalmers ne tente pas de cibler précisément le niveau fonctionnel exact du système cérébral qui est
naturellement lié à la conscience phénoménale. Dans son argument original, il parle de neurones (Ibid.,
248), mais il dit qu’il serait possible qu’un niveau plus élevé soit suffisant, ou qu’un niveau plus précis
soit nécessaire. Il n’y a toutefois aucun doute qu’un tel niveau existe, parce que l’argument fonctionne,
au minimum, avec le niveau physique. Autrement dit, si vous êtes sceptiques, commencez par
interpréter les arguments ci-dessous comme portant sur l’organisation fonctionnelle des particules
fondamentales, dont la structure est décrite par la physique, et vous pourrez ensuite tenter de les
reporter sur des niveaux plus élevés. Le niveau précis n’aura pas d’importance, Chalmers veut
simplement montrer que, dans notre monde, la conscience phénoménale survient sur une certaine
organisation fonctionnelle, peu importe son niveau. Pour justifier cette conclusion, Chalmers apporte
deux arguments : les qualia évanescents et les qualia dansants.
L’argument des qualia évanescents (Chalmers, 1996, 253-259) est une expérience de pensée qui
attaque la possibilité naturelle de zombies philosophiques. L’idée est que la possibilité naturelle de
créatures fonctionnellement identiques à nous mais sans qualia, comme un zombie philosophique ou
un robot, entrainerait la possibilité naturelle de décoloration spontanée de nos qualia, ce qui serait
impossible. Chalmers nous demande d’imaginer un robot dont le système cognitif est structuré (au
niveau voulu, que ce soit physique, chimique, neuronal, ou autre) de la même manière que le sien,
sauf que le robot serait hypothétiquement inconscient. Pour étayer l’expérience de pensée, Chalmers
suppose qu’il se trouve à une partie de basketball. Il est entouré de fans qui font du bruit, de vêtements
colorés, d’odeurs de malbouffe, etc. Il s’agit d’une expérience phénoménale très riche. En contraste,
le robot, bien qu’il se comporte exactement de la même façon, n’a pas cette expérience phénoménale.
Par exemple, tout comme Chalmers, le robot émet des énoncés à propos de la vivacité des couleurs
qui l’entourent, mais il n’a aucune conscience phénoménale de ces couleurs.
Chalmers nous demande ensuite d’imaginer qu’on remplace, morceau par morceau, les composantes
de son cerveau humain par des composantes du cerveau de l’automate. Quand le processus sera
34
terminé, le résultat sera une copie du robot. Notons que deux choses se produisent lors de ce
remplacement progressif. Premièrement, rien ne change fonctionnellement. Comme nous supposons
que chaque pièce de l’architecture du robot se comporte de la même façon que la pièce équivalente
de Chalmers, le comportement global du cerveau cyborg de Chalmers sera toujours le même, peu
importe le nombre de composantes qui sont remplacées par leur équivalent chez le robot. Par exemple,
Chalmers ne cessera pas de s’exclamer au sujet de la vivacité des couleurs qui l’entourent.
Deuxièmement, la conscience de Chalmers disparaît progressivement, parce qu’à la fin du processus,
le cerveau de Chalmers est simplement celui du robot, par hypothèse inconscient. Dans l’exemple ci-
dessus, la conscience phénoménale de la vivacité des couleurs s’éteint progressivement, parce qu’à
la fin du processus Chalmers est devenu une copie du robot, complètement inconsciente.
C’est ici qu’un paradoxe se dessine. Alors que la conscience phénoménale de Chalmers disparaît
progressivement, qu’elle devient évanescente, Chalmers ne change pas fonctionnellement. Si on lui
pose la question, il dira que ses expériences phénoménales ne changent pas, qu’elles ne sont pas
évanescentes, car répondre à une question est un évènement fonctionnel, et que Chalmers est
fonctionnellement identique à lui-même à chaque étape du processus. Ainsi, Chalmers serait en
quelque sorte piégé dans son corps et dans son organisation fonctionnelle, incapable d’énoncer la
disparition de sa conscience phénoménale, dont il est conscient. Ceci montrerait donc, par l’absurde,
que la conscience est naturellement fixée à une organisation fonctionnelle donnée. En conséquence,
les zombies philosophiques sont naturellement impossibles.
L’inversion de qualia est également naturellement impossible, et c’est ce que vise à montrer l’argument
des qualia dansants (Chalmers, 1996, 266-271). L’idée est que la possibilité naturelle d’individus aux
qualia inversés impliquerait la possibilité naturelle d’inversion spontanée de nos qualia. L’argument
ressemble à celui des qualia évanescents. Imaginons un robot qu’il est impossible de distinguer
fonctionnellement (à un certain niveau) de Chalmers, mais dont le spectre visuel est inversé d’une
certaine façon. Comme dans l’expérience de pensée ci-dessus, imaginons que certaines composantes
du cerveau de Chalmers sont remplacées, pièce par pièce, par leurs équivalents fonctionnels du
cerveau du robot, dont le spectre visuel est inversé par hypothèse. L’expérience phénoménale de
Chalmers est donc condamnée à varier drastiquement, puisque ses qualia de couleur s’inversent. On
pourrait discuter de la proportion de composantes qui doivent être remplacées pour qu’un changement
qualitatif majeur se produise, mais il est certain qu’un tel changement se produira à un certain moment.
35
Néanmoins, Chalmers, étant fonctionnellement isomorphe à lui-même tout au long de sa
transformation, ne dira rien de particulier, car parler est un évènement fonctionnel. Si on lui demande
ce qui se passe avec son expérience qualitative visuelle, il dira ne rien constater de spécial. Encore
une fois, tel un prisonnier de son propre corps, Chalmers est incapable de communiquer les
changements qualitatifs, cette fois très violents, dont il fait l’expérience.
Chalmers renforce même l’expérience (Ibid., 267) en imaginant un interrupteur qui lui permettrait
d’utiliser l’un ou l’autre de deux circuits fonctionnellement identiques mais qualitativement différents.
Dans l’expérience de pensée ci-dessus, on remplaçait un ensemble de composantes cérébrales de
manière à obtenir un changement qualitatif majeur. Maintenant, ce que Chalmers demande d’imaginer,
c’est que l’on conserve les composantes originales qui ont été remplacées et qu’on les installe comme
système alternatif qui peut être utilisé à tout moment. Autrement dit, il suffit d’appuyer sur un
interrupteur pour que le cerveau de Chalmers opère soit avec l’ancien système, soit avec le nouveau,
inversé. Le point crucial ici est qu’alors qu’il manipule l’interrupteur et constate des changements
qualitatifs énormes, Chalmers ne peut pas le communiquer, puisque les deux ensembles de
composantes sont fonctionnellement identiques. Chalmers trouve cette conclusion absurde. Le point
de cette expérience de pensée est donc que l’inversion de qualia est naturellement impossible. Même
si les qualia ne surviennent pas métaphysiquement sur la matière du fait que les zombies
philosophiques et le spectre inversé sont possibles, ils surviennent naturellement sur celle-ci. Il y a une
relation naturelle forte entre le physique et la conscience phénoménale, même si cette relation n’est
pas métaphysiquement nécessaire. C’est dans l’étude de cette relation naturelle étroite que Chalmers
voit le côté naturaliste de sa position. En étudiant et en systématisant cette relation, nous arriverons à
des lois psychophysiques, qui décriront la relation de survenance naturelle de la conscience sur la
matière. Pour ce faire, de nombreuses sciences contribueront, notamment la physique, les
neurosciences et la psychologie. Et nous ne pouvons pas rayer la possibilité que ces recherches nous
mènent à une nouvelle science, encore plus fondamentale, qui étudierait des entités desquelles
seraient déduites à la fois le physique et la conscience. Ceci dit, le point de départ est bien établi dans
le dualisme naturaliste (1996, 215).
Récapitulons ce qui a été dit jusqu’à présent. Une différence métaphysique a été établie entre la
conscience et le physique dans le chapitre précédent, grâce aux arguments des zombies
philosophiques et du spectre inversé. Mais, d’un autre côté, les arguments des qualia dansants et
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évanescents montrent qu’il existe une relation naturelle entre la conscience et le physique. Ainsi, même
s’il s’agit d’un dualisme ontologique, la conscience n’est pas particulièrement mystérieuse et elle est
régie par des lois naturelles, ce qui est donc un naturalisme ontologique. C’est pourquoi Chalmers
parle de dualisme naturaliste. Aux entités physiques comprises dans le monde physicaliste du
naturaliste contemporain, il faut ajouter la conscience, mais pas n’importe comment. La conscience
s’intègre nomologiquement au monde physique, comme toute entité naturelle fondamentale.
Autrement dit, il existe une théorie naturaliste et dualiste qui relie sans ambiguïté la conscience
phénoménale à des organisations de matière. Et comme cette théorie nous serait potentiellement
ouverte grâce à l’investigation empirique, on peut également parler de naturalisme méthodologique.
Il est opportun de spécifier que Chalmers s’attend à ce que l’ensemble de lois naturelles reliant
conscience et matière soit de petite taille. Comme le reste des lois naturelles fondamentales, cet
ensemble de lois psychophysiques fondamentales sera probablement petit et élégant. Faisant
référence à des formulations plus précises du dualisme naturaliste, Chalmers dira : « On none of these
positions is it true that we need “an independent swarming mass of fundamental psychophysical laws”
[…] We need fundamental psychophysical laws […], but there might be very few of them, perhaps only
one » (Chalmers, 1999, 493).
2.2 – Le panpsychisme
De plus, Chalmers n’en reste pas à émettre un vœu pieux, il formule deux propositions quant à la forme
plus particulière que pourrait prendre une théorie dualiste naturaliste de la conscience phénoménale.
Il s’agit de deux théories panpsychistes6, en l’occurrence le monisme neutre de Russell (1996, 153-
156) et le monisme de l’information, qui auraient un aspect physique et un aspect phénoménal (1996,
chapitre 8)7. Globalement, le panpsychisme est l’idée que la conscience phénoménale est
6 Il ne faudrait toutefois pas croire que le dualisme naturaliste est englobé par le panpsychisme. Toute théorie où le physique et la conscience sont ontologiquement distincts mais nomologiquement reliés est dualiste naturaliste. Par exemple, certaines variétés d’épiphénoménisme et de dualisme interactionnistes sont des dualismes naturalistes sans pour autant être panpsychistes. Dans cet ordre d’idée, mentionnons que Chalmers, un peu plus tard, s’est dit ouvert à l’interactionnisme quantique (1999, 492-493), et qu’il a proposé plus récemment, avec Kelvin McQueen, une interprétation de l’effondrement de la fonction d’onde quantique où la conscience jouerait un rôle naturel (2014). Dans l’interactionnisme quantique, l’idée est que la conscience phénoménale, ontologiquement distincte de la matière, jouerait un rôle dans une interprétation ou une autre de la mécanique quantique. Je n’en dirai pas beaucoup plus à propos de cette thèse, puisque sa formulation par Chalmers est très récente, et qu’il s’agit d’une thèse très marginale qui n’est généralement pas prise très au sérieux, tant en philosophie de l’esprit qu’en neurosciences et en physique. Remarquons seulement qu’il s’agit d’une théorie dualiste naturaliste qui n’est pas panpsychiste, et donc que le dualisme naturaliste n’est pas une branche du panpsychisme. 7 Chalmers note qu’il est possible que le dualisme naturaliste se révèle, après investigation, être un monisme, peut-être de la même façon que la matière et l’énergie ont été unifiées (1996, 129). On aurait alors plus affaire à un dualisme, et
37
universellement présente dans la nature. Différents panpsychismes formulent différemment cette
présence universelle. Cette famille de positions profite présentement, en partie grâce à Chalmers,
d’une popularité en forte croissance : « a significant and growing minority of analytic philosophers have
begun seriously to explore the potential of panpsychism » (Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017).
En fait, même certains neuroscientistes éminents commencent à s’y intéresser, comme nous le verrons
ci-dessous. Comme un succès du panpsychisme donnerait raison à Chalmers aux dépens de McGinn,
il importe de s’y arrêter plus longuement.
2.2.1 – Le panpsychisme russellien
Premièrement, Chalmers (1996, 153-156) est ouvert au panpsychisme de Russell, qui repose sur
l’observation suivante :
[P]hysical theory only characterizes its basic entities relationally, in terms of their causal and other relations to other entities. Basic particles, for instance, are largely characterized in terms of their propensity to interact with other particles. Their mass and charge is specified, to be sure, but all that a specification of mass ultimately comes to is a propensity to be accelerated in certain ways by forces, and so on […] Reference to the proton is fixed as the thing that causes interactions of a certain kind, that combines in certain ways with other entities, and so on; but what is the thing that is doing the causing and combining ? As Russell (1927) notes, this is a matter about which physical theory is silent (1996, 153).
Cette observation permet d’accorder une place confortable à la conscience phénoménale dans le
monde naturel. La science physique s’en tient explicitement à n’étudier que des relations entre entités,
sans se risquer à élucider complètement leur nature. Plusieurs panpsychistes (Ibid.; Seager 2006;
Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017) résument la situation en disant que la science physique ne
nous informe qu’au sujet de la nature extrinsèque de ses entités, mais pas sur leur nature intrinsèque.
Il s’agit évidemment d’un projet scientifique valide qui a porté fruits, mais ce projet laisse également un
vide, ou au moins un manque, en ontologie. Outre les comportements que ces entités exhibent, il doit
y avoir quelque chose qui instancie ces entités, quelque chose qui cause ces comportements. Outre
la nature extrinsèque, qui se résume à l’exemplification de lois, il doit y avoir une nature intrinsèque
responsable de ces lois.
Chalmers devrait revoir sa terminologie. Cependant, il note que ce genre de monisme serait bien loin du matérialisme. Au lieu de « dualisme naturaliste », une expression plus générale serait peut-être « naturalisme non physicaliste ». Quoi qu’il en soit, le dualisme naturaliste est le premier pas à faire.
38
L’intuition de Russell est que la nature intrinsèque des entités physiques est constituée, au moins en
partie, de consciences ou de protoconsciences, et que les entités physiques suivent les lois que nous
formulons car se comporter de la sorte est en accord avec leur nature intrinsèque. Ainsi, la physique
décrit l’électron comme une entité plutôt abstraite dont les mouvements satisfont certaines équations.
On ne sait ni quelle est la nature intrinsèque de l’électron ni pourquoi il obéit à ces équations. Le
panpsychisme de Russell nous permettrait alors de dire que la nature intrinsèque de cet électron est
une conscience ou une protoconscience, et que c’est en raison de cette nature qu’il se comporte
comme s’il suivait aveuglément les lois de la physique. À l’échelle du cerveau, les consciences des
particules physiques fondamentales se combineraient en la conscience humaine. Il resterait
évidemment à expliquer comment cette combinaison se produit, mais ce serait là un problème plutôt
empirique qu’un problème métaphysique profond. Une fois que la conscience fait partie des
fondements du monde matériel, on peut en principe expliquer comment elle s’organise et se
complexifie, mais si l’on ne parle que de matière, alors la tâche est impossible.
Mettons immédiatement de côté une objection commune. Il est vrai que les physiciens pourraient un
jour découvrir que les électrons sont en fait constitués d’autres particules, disons X et Y. Selon les
détracteurs de Russel, cette découverte nous révèlerait alors la nature intrinsèque de l’électron, c’est-
à-dire une combinaison de X et Y, rendant caduques les spéculations russelliennes. Cette objection
n’en est toutefois pas une car parler de X et de Y ne fait que déplacer le problème et ne révèle en rien
la nature intrinsèque de l’électron. En effet, l’argument de Russell s’appliquerait alors directement aux
particules X et Y au lieu de s’appliquer à l’électron. Ces particules X et Y ne seraient elles-mêmes
connues qu’extrinsèquement, comme des entités abstraites obéissant à certaines lois. L’électron lui-
même, combinaison de particules connues extrinsèquement, ne serait connu qu’extrinsèquement. En
fait, on voit que l’argument de Russell s’applique peu importe le niveau de résolution de la théorie
physique employée. Ce qui fait que l’argument fonctionne, c’est que la physique s’en tient explicitement
à n’étudier que des relations entre entités abstraites, sans jamais s’aventurer sur le terrain de
l’ontologie à proprement parler. Autrement dit, la physique renonce à parler de la nature intrinsèque
des entités qu’elle étudie, pour ne les étudier qu’extrinsèquement. Le panpsychisme russellien
permettrait de compléter l’ontologie de la physique en répondant du même coup au problème corps-
esprit.
39
Une objection plus intéressante fait appel aux étalons de mesure. Par exemple, le bureau international
des poids et mesures, situé en France, contient un cylindre de platine irradié dont la masse est définie
comme étant d’un kilogramme. On peut le voir, le peser, etc. La masse semble ainsi dépasser
l’existence abstraite ou extrinsèque que le panpsychiste lui attribue. Elle ne réfère pas simplement à
un symbole abstrait inclus dans diverses équations, elle réfère à la propriété bien réelle d’un objet tout
aussi réel, en l’occurrence la masse d’un cylindre de platine en France. En général, les abstractions
de la physique seraient ainsi en quelque sorte ancrées ontologiquement dans des étalons tels que
celui-ci. Cependant, on constate que cette manœuvre ne fait pas l’affaire. On ne répond toujours pas
vraiment à la question « qu’est-ce que la masse ? ». Il est vrai qu’on peut dire que la masse est ce qui
est mesuré en fonction de la masse d’un cylindre de platine en France, mais à nouveau on repousse
la question. On ne sait pas ce qu’est intrinsèquement la masse de ce cylindre de platine. Une définition
brute de sa masse comme étant un kilogramme n’éclaircit pas la situation.
Bref, le panpsychisme russellien permettrait de faire d’une pierre deux coups. On complète l’ontologie
de la physique, qui ne décrit la nature qu’extrinsèquement, en répondant simultanément au problème
corps-esprit. La nature intrinsèque du physique est consciente, des particules fondamentales jusqu’à
l’être humain.
2.2.2 – Le panpsychisme de l’information
En deuxième lieu, Chalmers propose un panpsychisme différent, bien que similaire, où la conscience
est la nature intrinsèque des états informationnels du monde (1996, chapitre 8). L’idée d’état
informationnel formalise la notion d’organisation fonctionnelle utilisée plus haut. À cette fin, Chalmers
s’inspire de la notion d’information développée par Shannon :
An information space is an abstract space consisting of a number of states, which I will call information states, and a basic structure of difference relations between those states. The simplest nontrivial information space is the space consisting of two states with a primitive difference between them. We can think of these states as the two “bits”, 0 and 1. The fact that these two states are different from each other exhausts their nature. That is, this information space is fully characterized by its difference in structure (278).
Cet espace abstrait d’information peut être physiquement réalisé de diverses façons. Un interrupteur
qui est soit ouvert, soit fermé, par exemple (281). Notons qu’il y a deux façons possibles dont
l’interrupteur peut réaliser l’espace d’information. On peut dire que la lumière ouverte est 0, la lumière
fermée est 1, ou, inversement, on peut dire que la lumière ouverte est 1 et que la lumière fermée est
40
0. Dans les deux cas, l’espace abstrait contient deux états, 0 et 1, et il est possible de passer de l’un
à l’autre.
Évidemment, les espaces d’information peuvent être beaucoup plus complexes. Pensons déjà à une
lumière qui est contrôlée par un gradateur plutôt qu’un simple interrupteur. Il y a maintenant une
continuité de positions du gradateur, allant de la lumière complètement allumée à la lumière
complètement éteinte. Il est possible de formaliser ceci par un espace d’information avec une continuité
d’états allant, par exemple, de 0 à 1 (on pourrait aussi dire de 0 à 2, ou de -1 à 10, etc.). Pour continuer
de complexifier les exemples, on peut penser à un ensemble de deux gradateurs, dont l’espace
d’information pourra être représenté, par exemple, par un couple (x, y) où x et y vont de 0 à 1. Des
exemples incluent (0.2, 1), (0,0), etc.
Pour revenir à la philosophie de l’esprit, il serait également possible de déterminer l’espace
d’information associé, d’un côté, à un cerveau (ou à tout autre siège physique de la conscience), et de
l’autre côté, à la conscience phénoménale :
Take a simple color experience, realizing an information state within a three-dimensional information space. We can find the same space realized in the brain processes underlying the experience: this is the three-dimensional space of neutrally coded representations in the visual cortex. Elements of this three-dimensional space correspond directly to elements of the phenomenal information space (1996, 284-285).
L’idée fondamentale est que, dans notre monde, les propriétés physiques et phénoménales sont
déterminées une fois que l’on connaît l’organisation fonctionnelle du monde. Un peu comme dans
l’argument de Russell, il faut premièrement remarquer que la physique ne nous renseigne que sur les
relations entre entités et sur leurs organisations fonctionnelles. Si l’organisation fonctionnelle d’un
monde est fixée, alors tout ce qui est physique dans ce monde l’est également. Deuxièmement, avec
son principe d’invariance organisationnelle, présenté dans la section précédente, Chalmers explique
que la conscience phénoménale survient naturellement sur l’organisation fonctionnelle du monde. Si
l’organisation fonctionnelle d’un monde est fixée, sa phénoménologie l’est également. Ainsi, ces deux
constats impliquent ensemble qu’une fois que l’organisation fonctionnelle de notre monde est fixée, à
un certain niveau, la physique et la phénoménologie de celui-ci le sont également.
Pourrait-on pour autant en conclure que notre monde est carrément fait d’information ? Non, ce serait
aller trop loin. Chalmers donne deux raisons de refuser cette conclusion (1996, 304). Premièrement,
41
la conscience phénoménale semble échapper à un monde de pure information, elle n’est pas
simplement un état dans un espace informationnel. Même si Chalmers lui-même ne développe pas
plus loin cette idée, on peut la clarifier à la lumière des arguments antiphysicalistes présentés ci-
dessus, qui s’appliquent pratiquement tels quels. Par exemple, même si Mary connaissait l’espace
informationnel du monde de fond en comble, et en particulier les états informationnels impliqués dans
la vision, elle apprendrait quand même quelque chose de nouveau en voyant du rouge pour la première
fois. Deuxièmement, un monde de pure information ne semble pas cohérent, il doit être physiquement
réalisé. En fait, s’il n’y avait rien pour réaliser les états informationnels du monde, il serait même
impossible de les distinguer, de parler de différence et donc d’information. Pour le dire autrement, ce
monde serait vide (1996, 303-305). Ce problème est essentiellement le même que celui de
l’incomplétude ontologique de la physique, dont il a été question plus haut lorsque j’ai présenté le
panpsychisme russellien, et Chalmers y propose une solution analogue. Ce qui réalise les états
informationnels du monde, c’est la conscience phénoménale. La science physique décrit de façon
externe ces états informationnels et leurs relations. On peut donc dire que la nature intrinsèque de
l’information est phénoménale, et que sa nature extrinsèque est physique. Chalmers arrive ainsi à un
panpsychisme, qu’il appelle également une ontologie à deux aspects : « Experience is information from
the inside; physics is information from the outside » (Ibid., 305). Autrement dit, le monde serait fait
d’information, dont la nature intrinsèque est phénoménale, et dont la nature extrinsèque est physique.
Ceci serait vrai à l’échelle du cerveau et de la conscience humaine, mais aussi à des niveaux beaucoup
plus élémentaires. Par exemple, le spin d’un électron pourrait encoder suffisamment d’information pour
avoir un aspect physique, en l’occurrence celui du spin de l’électron, et un aspect phénoménal, c’est-
à-dire une certaine conscience ou protoconscience.
Étant donné le recoupement important de ces deux panpsychismes, qui s’accordent pour dire que le
physique est extrinsèque et la conscience intrinsèque, et ne diffèrent que sur le statut de l’information,
je parlerai souvent, ci-dessous, de panpsychisme tout court, à moins que ce soit nécessaire de faire
des distinctions.
2.2.3 – Les avantages du panpsychisme
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles des théories panpsychistes telles que celles-ci gagnent
actuellement en popularité en philosophie de l’esprit et en sciences cognitives. Un avantage des
théories panpsychistes (Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017) est la capacité de remplir le manque
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ontologique dont on vient de parler. « As philosophers we may be interested in finding out what the
intrinsic nature of matter is, or at least having our best guess as to what it might be. And if the above
line of reasoning is correct, we must look beyond physics for this. » (Ibid.) Quand on tente de voir le
monde à travers ce que la physique nous enseigne, on se rend compte qu’on a que des relations entre
entités dont on ignore la nature intrinsèque. Faire appel au panpsychisme permet de combler ce
manque, en disant que la nature intrinsèque des entités du monde est phénoménale.
La conscience phénoménale, selon le panpsychisme, pourrait également éviter l’épiphénoménisme
(Chalmers, 1996, 154). Cette position, qui a été brièvement abordée dans le chapitre précédent, affirme
que la conscience phénoménale n’a aucun impact sur le physique. Il s’agit d’une thèse très contre-
intuitive, pour ne pas dire problématique, car il semble certain que notre conscience phénoménale joue
un rôle causal. L’envie qui me vient de savourer un bon café, par exemple, semble certainement avoir
causé mon déplacement vers la cuisine.
Si Chalmers ne va pas jusqu’à endosser complètement l’épiphénoménisme, il avoue quand même
devoir l’accepter au moins à un certain degré (Ibid., 160). Notamment, en affirmant la possibilité
métaphysique de zombies philosophiques, Chalmers affirme que la structure causale physique qui
prévaut dans notre monde et dans le monde de zombies est la même. On peut ainsi certainement
expliquer tout évènement physique dans notre monde en termes uniquement physiques. On peut donc
par exemple expliquer mon déplacement vers la cuisine sans faire appel à mon goût de café, tout
comme on explique le déplacement de mon zombie vers la cuisine.
Cela n’inquiète toutefois pas significativement Chalmers, et ce, pour deux raisons (Ibid., 150-160).
Premièrement, il peut concéder qu’il est possible d’expliquer tout évènement physique en termes
physiques sans nécessairement devoir concéder que la conscience ne joue aucun rôle causal, et donc
sans nécessairement être complètement épiphénoméniste, comme il en sera question ci-dessous. Et,
deuxièmement, même si l’épiphénoménisme s’avérait vrai, Chalmers ne croit pas que ce soit une
position véritablement problématique, mais plutôt seulement contre-intuitive. Par exemple, il est contre-
intuitif que mon goût de café ne joue aucun rôle causal dans mon déplacement vers la cuisine, mais
ce n’est pas contradictoire. De même, Chalmers croit que toutes les attaques portées contre
l’épiphénoménisme ne font que soulever des éléments contre-intuitifs, pas des problèmes
métaphysiques. On y reviendra dans les prochains chapitres.
43
Toujours est-il que le panpsychisme pourrait permettre à Chalmers de simplement rejeter toute
accusation d’épiphénoménisme. Cette thèse explique en quoi le monde physique ne fait que sembler
causalement fermé : « if, as the panpsychist believes, consciousness infuses the intrinsic nature of the
material world, then consciousness and its effects are part of the causally closed system » (Goff,
Seager et Allen-Hermanson, 2017). En effet, en posant la nature intrinsèque du physique comme
phénoménale, la conscience gagne l’efficacité causale habituellement attribuée au physique. Ainsi,
l’exclusion causale est évitée. Par exemple, quand je me lève de mon bureau pour aller me faire un
café, mon goût de café jouerait bel et bien un rôle causal. Cette qualité phénoménale ferait partie de
la nature intrinsèque de certains de mes états cérébraux. Il est vrai que cet évènement pourrait être
décrit de façon entièrement physique ou extrinsèque, de manière à expliquer mon déplacement vers
la cuisine sans faire référence à mon goût de café. On dirait par exemple que tel ou tel réseau de
neurones a envoyé une série d’influx nerveux en direction des muscles de mes jambes, de manière à
me faire bouger. Mais, en vérité, ce réseau neuronal a une nature intrinsèque consciente, en
l’occurrence mon goût de café. Ce goût, et plus généralement la conscience phénoménale, a donc un
réel pouvoir causal. En expliquant mes mouvements sur la base des évènements physiques qui se
déroulent dans mon cerveau, on donne une explication extrinsèque. Pour obtenir la véritable cause, il
faut s’intéresser à la nature intrinsèque du cerveau, c’est-à-dire à ma conscience phénoménale.
L’épiphénoménisme serait ainsi évité8.
De plus, le panpsychisme évite l’émergence radicale de la conscience phénoménale à partir de la
matière (Goff, Seager et Allen-Hermanson, 2017). Ceci est vrai synchroniquement et
diachroniquement. Par émergence synchronique, on entend l’apparition mystérieuse et soutenue de
la conscience phénoménale à partir de la matière à chaque instant. C’est essentiellement une autre
façon d’articuler le problème corps-esprit. En effet, si l’on prend les arguments antiphysicalistes de la
section précédente au sérieux, on doit expliquer comment la conscience, ontologiquement distincte du
physique, y est néanmoins étroitement reliée, comment elle en « émerge » mystérieusement à chaque
instant. Par exemple, actuellement, ma vision phénoménale est organisée en un bureau, sur lequel se
trouve mon ordinateur, dont l’écran comporte un agencement complexe de couleurs. Comment cette
riche conscience phénoménale émerge-t-elle de mon cerveau (ou de tout autre support physique de
la conscience), ontologiquement si différent ? Il s’agit d’un saut trop brusque pour qu’il soit plausible.
8 Il y a cependant plusieurs difficultés impliquées dans cette brève explication. Elles figureront au premier plan des chapitres suivants.
44
Le panpsychisme, tout en entérinant la distinction entre matière et conscience, évite ce saut brusque.
La conscience humaine n’émerge pas brusquement du cerveau, elle est plutôt la combinaison des
consciences plus fondamentales de celui-ci.
Par émergence diachronique, on réfère à l’apparition de la conscience phénoménale lors de l’évolution
de la vie. On parle parfois de « l’argument génétique » (Ibid.) à propos du problème que pose ce type
d’émergence. Selon cet argument, l’évolution opère de façon graduelle, sans introduire d’entités
radicalement différentes. Cela empêche l’apparition soudaine de la conscience phénoménale, quelque
chose de radicalement différent de la matière inconsciente qui l’aurait précédée dans l’arbre
phylogénétique. Pensons à l’univers avant l’apparition de conscience phénoménale. Il n’y a là que de
la matière, dont certaines portions sont peut-être organisées sous forme d’êtres vivants ou d’animaux.
L’ensemble de l’univers est alors régi par les lois de la physique, et c’est sur cela qu’opère la sélection
naturelle. Et puis un jour, par exemple lorsqu’un animal doté d’un système nerveux d’une certaine
complexité est apparu, la conscience phénoménale serait également apparue. Étant donné la
distinction forte entre la conscience et la matière que j’ai démontrée dans le chapitre précédent, une
telle histoire est incroyable. C’est beaucoup trop brusque pour s’insérer dans le processus graduel de
sélection naturelle. Et ce, peu importe le point où l’on décide d’introduire la conscience phénoménale
dans le monde. Le panpsychisme évite ce problème. Puisque la conscience phénoménale est la nature
intrinsèque de la matière, les deux ont toujours été présentes depuis le big bang. La conscience
phénoménale a donc évolué de façon graduelle, et elle a été façonnée par la sélection naturelle au
même titre que la matière.
Un autre avantage du panpsychisme est qu’il est testable empiriquement. En fait, ceci marque un point
majeur en faveur de Chalmers, dont le dualisme est donc authentiquement naturaliste, tant
ontologiquement que méthodologiquement. Il existe même une théorie neuroscientifique ambitieuse
présentement développée qu’on peut voir comme une application des travaux de Chalmers. Il s’agit
de la théorie de l’information intégrée de Giulio Tononi (Tononi, 2004; Oizumi, Albantakis et Tononi,
2014). Sans entrer dans les détails, il suffit de mentionner qu’il s’agit d’une théorie qui cherche à
mesurer la magnitude de la conscience phénoménale associée à une organisation fonctionnelle
donnée. Une fois cette organisation donnée sous la forme d’un graphe abstrait, des calculs sont faits
afin de prédire la magnitude de la conscience du réseau en question. Par exemple, le réseau d’un
cerveau humain éveillé sera très conscient, et le réseau d’un cerveau humain en sommeil profond sera
45
très peu conscient. On peut tester empiriquement la théorie avec, d’un côté, l’introspection (que ce soit
la nôtre ou celle d’autrui, en se fiant à ses rapports verbaux) et, de l’autre côté, la spécification du
réseau cérébral obtenu par imagerie cérébrale. Ceci a été vérifié empiriquement à plusieurs occasions,
par exemple lors d’expériences portant sur le sommeil profond, inconscient, par opposition à l’éveil,
conscient9. La théorie permet d’expliquer bon nombre de faits, par exemple l’observation contre-
intuitive que le cervelet, bien qu’il comporte une forte densité de neurones, n’est pas associé à la
conscience phénoménale contrairement à d’autres régions du cerveau moins riches en neurones. La
clé de l’explication se trouve dans la complexité de l’organisation fonctionnelle en jeu, telle que
formalisée par la théorie de l’information intégrée. Celle-ci est relativement faible dans le cervelet. Ainsi,
Chalmers est loin d’être mystérien comme McGinn, contrairement à ce que certains ont pu penser
initialement (Carruthers, 2000, 256). Même s’il est dualiste, il est authentiquement naturaliste, et
considère que la conscience n’a rien de mystérieux et qu’elle obéit à des lois qu’on peut étudier
empiriquement.
Je mentionne en passant que Chalmers défend son panpsychisme de l’information d’une autre façon,
peu commune, dans le dixième chapitre de The Conscious Mind. Il fait appel à l’interprétation d’Everett
de la mécanique quantique, et explique qu’un panpsychisme de l’information s’y intégrerait très
élégamment. Je ne veux toutefois pas entrer dans les détails, et risquer de donner l’impression que la
thèse de Chalmers repose sur cet argument, étant donné la nature hautement controversée des débats
à propos des interprétations de la mécanique quantique. Dans les mots de Chalmers lui-même : « it is
clear by now that all interpretations of quantum mechanics are to some extent crazy » (Chalmers, 1996,
356). Ce chapitre est plus une contribution intéressante à philosophie de la physique qu’un argument
véritablement percutant en philosophie de l’esprit. Je me contenterai de noter que l’interprétation
d’Everett est la plus élégante mathématiquement, et que le panpsychisme de l’information s’y intègre
bien.
En bref, le panpsychisme, que ce soit dans sa version russellienne ou dans sa version informationnelle,
permet de fournir une formulation précise du dualisme naturaliste de Chalmers. La popularité
croissante du panpsychisme, en partie grâce aux travaux de Chalmers, semble lui donner raison. Il
9 En plus de faire appel à des signes connus qui permettent de distinguer le sommeil profond du sommeil conscient, comme le mouvement des yeux, il est possible de réveiller les sujets et de les questionner (Massimini et al.).
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serait ainsi possible de fournir une réponse naturaliste au problème corps-esprit, contrairement à ce
qu’affirmait McGinn en raison des limites cognitives qu’il nous imputait.
2.3 – Éviter les problèmes de McGinn
Chalmers, en avançant des formulations panpsychistes de son dualisme naturaliste, semble éviter, au
moins en partie, les arguments mystériens de McGinn10. Le premier problème que le dualisme
naturaliste parviendrait ainsi à éviter est celui de l’épiphénoménisme. Comme nous venons de le dire,
une formulation panpsychiste permet d’accorder un rôle causal à la conscience phénoménale, rôle
habituellement attribué à la matière.
Le panpsychisme semble également éviter l’argument évolutionnaire de McGinn. En réalité, le fait que
la conscience phénoménale a évolué naturellement est même un argument en faveur du
panpsychisme! Le panpsychisme permet d’éviter l’apparition brusque de la conscience phénoménale
lors de l’évolution de la vie. C’est parce que la matière est elle-même consciente qu’elle peut se
combiner, via la sélection naturelle, en organismes qui, comme l’être humain, sont conscients.
Chalmers, en formulant des versions panpsychistes de son dualisme naturaliste, affirme donc que
nous pouvons parvenir à P, la propriété naturelle du cerveau en vertu de laquelle il est accompagné
de conscience, c’est-à-dire à la nature intrinsèque consciente de la matière. Ceci nous permet
d’exposer une faiblesse dans le premier argument mystérien de McGinn contre notre capacité à
identifier P. Rappelons-nous que cet argument affirmait que l’introspection et l’investigation empirique,
reposant sur la perception, sont irréconciliables et individuellement incapables de nous amener à saisir
P. Or, le panpsychisme nous permet d’arriver à P en ne procédant ni strictement par introspection ni
strictement par investigation empirique, mais plutôt par une pratique des deux à laquelle on ajoute un
argument métaphysique, qui peut alors être repris sous la forme d’une hypothèse scientifique ouverte
aux investigations empiriques futures. La perception nous informe sur les entités et les relations qui
prévalent entre elles, et l’introspection nous indique que ces entités possèdent éventuellement une
nature intrinsèque, en l’occurrence une nature phénoménale. Il suffit ensuite d’unir ces deux facultés
en développant les arguments panpsychistes esquissés ci-dessus. Ainsi, le premier argument de
10 Si Chalmers en restait à la formulation générale du dualisme naturaliste, il n’est pas clair qu’il puisse éviter les problèmes formulés par McGinn. On peut toutefois se demander si la formulation précise (panpsychiste) de sa théorie générale (le dualisme naturaliste) permet d’éviter les problèmes auxquels celle-ci fait face sans, du même coup, la répudier. Ces difficultés seront détaillées dans le prochain chapitre.
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McGinn, lorsqu’il affirme que nous ne pouvons arriver à P ni par l’introspection seule ni par la perception
seule est vrai. Mais McGinn se trompe lorsqu’il soutient que ces deux facultés sont irréconciliables. Il
ne tient pas compte du fait qu’elles peuvent être reliées par un argument métaphysique. De plus, cet
argument métaphysique est loin d’être un argument sans portée réelle. Le panpsychisme peut être
précisé et testé empiriquement, comme cherche à le faire la théorie de l’information intégrée.
L’argument de McGinn ne tient donc pas compte du fait que, même s’il est vrai que nous ne pouvons
pas directement percevoir la conscience phénoménale reliée à un cerveau à l’œil nu, cela n’implique
pas qu’il n’existe pas d’autres façons d’accéder à P. L’introspection nous donne accès à la conscience
phénoménale intrinsèque de plusieurs genres de réseaux neuronaux, et l’utilisation de rapports
verbaux nous donne même accès, bien que de façon plus superficielle, aux consciences
phénoménales d’autrui.
2.4 – Conclusion
Ceci étant dit, il reste certains problèmes pour Chalmers. Comment évite-t-il le paradoxe des jugements
phénoménaux, c’est-à-dire comment explique-t-il le fait que son zombie philosophique puisse écrire
un livre défendant l’existence irréductible de la conscience phénoménale dans son monde ? En fait, le
panpsychisme ne réfute-t-il pas la possibilité non seulement naturelle mais aussi métaphysique de
zombies philosophiques et de spectre inversé ? Si la nature intrinsèque du physique ou de l’information
est la conscience phénoménale, on ne peut pas simplement l’effacer ou la modifier comme il le
suggère. Sans conscience phénoménale, le monde de zombies ne contiendrait aucune entité
intrinsèque, il serait uniquement caractérisé par ses propriétés extrinsèques. Chalmers trouvait une
telle métaphysique problématique et s’en servait justement comme argument en faveur du
panpsychisme. De plus, la possibilité de spectre inversé est aussi en danger, puisqu’elle nous
demande de modifier la nature intrinsèque de monde sans en changer les propriétés extrinsèques,
une manœuvre bien cavalière. Les arguments de Chalmers en faveur du dualisme naturaliste seraient
donc menacés. Dans le prochain chapitre, c’est sur ces difficultés que nous devrons d’abord nous
pencher.
Les formulations panpsychistes du dualisme naturaliste sont également en difficulté. Il n’est pas clair
que Chalmers puisse contourner les arguments spatial et combinatoire de McGinn contre notre
capacité à connaître P, la nature consciente intrinsèque de la matière. Notre intelligence, spatiale et
combinatoire, nous empêcherait d’expliquer comment la conscience intrinsèque à la matière se
48
combine en sujets complexes, comme des consciences humaines par exemple. Ainsi, nous ne
pourrions jamais vraiment arriver à connaître la nature intrinsèque consciente des particules
constituant le cerveau humain ni la façon dont elles se combinent pour former les consciences
humaines. En raison de nos limites cognitives insurmontables, le panpsychisme risquerait donc de
ramener Chalmers au mystérianisme. Le prochain chapitre visera à exposer ces objections.
49
Chapitre 3 : Les objections à Chalmers
Le dualisme naturaliste de Chalmers aurait-il donc définitivement réfuté le naturalisme transcendantal
de McGinn ? C’est loin d’être clair. Dans ce troisième chapitre, je vais exposer certains arguments qui
ont été opposés à Chalmers afin de montrer qu’il doit encore faire face à d’importants problèmes. Je
diviserai mon exposition de ces arguments en deux parties. La première sera consacrée aux problèmes
du dualisme naturaliste en général, et la deuxième aux problèmes du panpsychisme en particulier. La
raison d’être de cette division est, comme il deviendra clair dans ce chapitre et le prochain, que les
problèmes auxquels fait face le dualisme naturaliste forcent Chalmers à opter spécifiquement pour sa
formulation panpsychiste, qui n’est toutefois pas sans ses propres problèmes.
Le premier point que je vais aborder est la charge d’épiphénoménisme qui a été portée contre le
dualisme naturaliste de Chalmers. Elle se divise en deux arguments : le paradoxe des jugements
phénoménaux et le problème de l’évolution de la conscience phénoménale.
Ce premier argument, c’est-à-dire le paradoxe des jugements phénoménaux, est l’une des plus fortes
critiques ayant été formulées contre Chalmers. Mais il peut être renforcé encore davantage en faisant
appel à un argument récent de Michael Pauen. Dans sa formulation originale, le paradoxe des
jugements phénoménaux est bien illustré par un exemple : quand Chalmers a écrit son livre à propos
de la conscience, nous assurant que le matérialisme est faux, son zombie faisait de même sans
conscience! Semblablement, la majorité de ses lecteurs, des zombies, se sont questionnés à propos
de l’existence de zombies, certains de ne pas en être eux-mêmes. Un monde où les individus se
trompent à ce point est-il vraiment possible ? De plus, pourquoi écouterions-nous Chalmers si son
zombie, inconscient, émet exactement les mêmes arguments ? Encore pire pour Chalmers,
considérons l’observation de Pauen : si l’on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre
mais où les habitants ont leurs qualia de couleur inversés, alors on peut aussi imaginer un monde où
les habitants ont des inversions de qualia plus problématiques, comme l’inversion du plaisir et de la
douleur. Dans ce monde physiquement identique au nôtre, les habitants disent avec joie participer à
des activités qui les rendent tristes, et ils disent volontairement éviter des activités qui les rendent
heureux. Comme dans un monde de désaccord préétabli, les jugements phénoménaux de plaisir et de
douleur seraient systématiquement faux!
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Je passerai ensuite à un deuxième problème en raison duquel Chalmers a été accusé
d’épiphénoménisme, c’est-à-dire le problème de l’évolution de la conscience, moins connu mais
également problématique pour Chalmers. Au-delà de l’apparition de la conscience phénoménale dans
l’arbre phylogénétique, dont Chalmers peut potentiellement rendre compte, encore faut-il expliquer la
forme complexe qu’elle a acquise. En effet, l’évolution nous a donné une conscience phénoménale
dotée d’une structure extrêmement sophistiquée. Or, en considérant l’épiphénoménisme qui découle
des expériences de pensée des zombies et du spectre inversé, qu’est-ce qui a bien pu ainsi guider la
sélection naturelle ? Comment une structure biologiquement inutile pourrait-elle devenir si complexe ?
Comme dans le cas de nos jugements phénoménaux, la conscience doit jouer un rôle dans la sélection
naturelle.
Je me tournerai par la suite vers des arguments plus précis contre le panpsychisme, qui est l’une des
formes spécifiques que peut prendre le dualisme naturaliste de Chalmers. Le plus célèbre de ces
contre-arguments est le problème de la combinaison, qu’on peut faire remonter à William James.
Fondamentalement, le panpsychiste serait incapable d’expliquer pourquoi ou comment les
consciences élémentaires se combineraient en consciences plus complexes. En fait, nous verrons que
ceci risque de faire tomber Chalmers dans un mystérianisme. Je terminerai ainsi en montrant comment
les objections de McGinn rejoignent ces critiques.
3.1 – L’épiphénoménisme : jugements phénoménaux et évolution
de la conscience
En acceptant la possibilité métaphysique de zombies philosophiques, Chalmers semble incapable
d’attribuer un rôle causal authentique à la conscience phénoménale. Si toutes nos actions, comme
celles des zombies, sont explicables en termes physiques, la conscience n’y a aucun rôle à jouer. Par
exemple, si je me lève maintenant pour aller prendre du café, il s’agit d’un évènement qui peut être
expliqué de façon entièrement physique et fonctionnelle. On parle de certaines interactions neuronales
qui causent une cascade de réactions chimiques le long des nerfs menant à mes jambes qui me
porteront alors vers la cuisine. Il n’est pas nécessaire de faire appel aux propriétés phénoménales de
mon désir d’une tasse de café. Cette remarque contre-intuitive peut carrément mener à des paradoxes
quand on prête attention à nos jugements phénoménaux, c’est-à-dire à nos jugements touchant à la
conscience phénoménale, et quand on se penche sur la sélection naturelle de la conscience. Ce
premier point, le paradoxe des jugements phénoménaux, est reconnu par Chalmers lui-même comme
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étant le plus important problème de sa position (1996, 177-181), et il est souvent exploité par ses
critiques (McGinn, 1996; Shoemaker, 1999; Kim, 2006, 169; Pauen, 2006). Ce paradoxe peut prendre
plusieurs formes, plus ou moins percutantes, qui prennent toutes racine dans l’idée de Chalmers que
la formation et l’énonciation de jugements phénoménaux sont des évènements psychologiques/fonc-
tionnels, et non pas phénoménaux : « phenomenal judgements are themselves cognitive acts, and fall
within the domain of psychology » (174).
Mais avant d’en dire plus, arrêtons-nous pour éclaircir la notion de jugement phénoménal de même
que celle de croyance phénoménale dont nous aurons besoin au prochain chapitre. Il ne sera
malheureusement pas possible d’en fournir des définitions exhaustives, puisque Chalmers ne le fait
pas lui-même. Comme il en sera question dans la première partie du prochain chapitre, cette
imprécision lui laisse une marge de manœuvre pour tenter de s’attaquer à certaines objections.
Tentons quand même d’en brosser un portrait. Les croyances en général sont des « attitudes to
propositions concerning the world » (Chalmers, 1996, 19). Par exemple, face à la proposition
« l’économie canadienne est chancelante », qui concerne l’économie canadienne, on peut avoir une
attitude de doute, de certitude, de crainte, etc. Une croyance phénoménale est une croyance dont le
contenu est phénoménal. Par exemple, la croyance que j’ai mal à l’orteil concerne mon quale de
douleur à l’orteil. Face à cette proposition qui concerne mon quale de douleur à l’orteil, je peux par
exemple avoir une attitude de certitude. Chalmers ne tente pas d’aller plus loin ici. Il n’explique pas
comment les qualia sont précisément impliqués, ou pas, dans nos croyances.
C’est avec les croyances phénoménales en arrière-plan que Chalmers définit les jugements
phénoménaux (Ibid., 173-176). Ceux-ci sont l’aspect fonctionnel des croyances phénoménales. Si l’on
retire tout ce qu’il y a de phénoménal à nos croyances phénoménales, il reste nos jugements
phénoménaux. Cela inclut par exemple la propension à bouger les lèvres de façon à dire « j’ai mal à
l’orteil ». En conséquence, même si nos croyances phénoménales et celles de nos zombies sont peut-
être bien différentes, nos jugements phénoménaux et les leurs seraient identiques.
Afin de mieux comprendre où Chalmers veut en venir, il est utile de voir des exemples. Pour reprendre
un de ceux qu’il donne (ibid., 175, 176), supposons que je vois devant moi un livre rouge. J’ai alors un
quale de rouge. Je peux former un jugement phénoménal du premier ordre, au sujet de l’objet de
l’expérience phénoménale. Il s’agit de l’état psychologique dans lequel je me trouve en disant : « le
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livre est rouge ». Je peux former un jugement phénoménal du deuxième ordre, au sujet de mon
expérience phénoménale. C’est l’état psychologique dans lequel je me trouve en disant : « j’ai un quale
de rouge ». Finalement, je peux former un jugement phénoménal du troisième ordre, au sujet de la
conscience phénoménale. C’est l’état psychologique dans lequel je me trouve en disant : « les qualia
ne sont pas fonctionnellement analysables ». Pour le bien de mon mémoire, il ne sera pas nécessaire
de définir plus en détail les différents ordres de jugements phénoménaux. Ce qui compte est de bien
comprendre que, pour Chalmers, tous ces jugements phénoménaux, aussi complexes soient-ils, n’en
restent pas moins d’ordre fonctionnel, et n’impliquent aucune conscience phénoménale. Mon zombie
peut les proférer tout autant que moi.
Bref, nos expériences phénoménales, en général, sont superflues à la formation et à l’énonciation de
nos jugements phénoménaux. Pour rendre compte de ceux-ci, il suffit de parler de matière, de fonction
ou de comportement. Ainsi, même alors que je rédige ce mémoire portant sur la conscience
phénoménale, le mouvement de mes doigts est causé uniquement de façon physique, sans aucun
apport de ma conscience phénoménale.
Cette idée est extrêmement contre-intuitive, mais elle devient proprement paradoxale quand on
s’interroge sur l’épistémologie en jeu. Du côté des zombies, leur monde devient systématiquement
rempli de faux jugements, et, de notre côté, on voit mal ce qui justifie nos jugements phénoménaux.
Commençons par nous interroger sur la valeur de vérité du jugement du zombie qui s’exclame « j’ai
mal à l’orteil! ». Sans doute, ce jugement est-il faux. Le zombie n’a aucune douleur. Pire, pensons à
mon zombie, présentement en train de rédiger un mémoire à propos du problème difficile de la
conscience, où il tente entre autres de montrer que la possibilité de zombies philosophiques est
paradoxale. Pratiquement tous les jugements écrits par ce zombie à propos de la conscience
phénoménale sont erronés, et il n’y a pourtant rien qui le convaincra qu’il se trompe, pas plus qu’on
pourrait me convaincre que je suis moi-même un zombie. Plus généralement, les habitants d’un monde
de zombies auraient sérieusement tort lors de leurs énoncés phénoménaux. Ils n’auraient pas vraiment
mal, ils n’auraient pas vraiment de qualia de couleur, etc., et ce, même s’ils rédigent des ouvrages
philosophiques affirmant le contraire! Ce réseau systématique d’erreurs rend le monde de zombies
suffisamment problématique pour qu’on en abandonne la possibilité métaphysique (Kim, 206, 169)
Mais il y a également un problème dans notre monde à nous. La séparation entre nos jugements et
notre conscience phénoménale mine les justifications de nos jugements phénoménaux, à commencer
53
par les arguments de Chalmers lui-même. Si le zombie de Chalmers, inconscient, émet les mêmes
arguments que Chalmers en faveur du dualisme, nous ne semblons avoir aucune raison de croire
Chalmers plus que son zombie (Chalmers, 1996, 192-193). Les arguments de Chalmers seraient
indépendants de la présence de conscience phénoménale, et donc indépendants de ce qui peut les
rendre vrais! Il semble avoir scié la branche sur laquelle il était assis.
Jusque-là, j’ai formulé le paradoxe des jugements phénoménaux de la manière habituelle, en exploitant
l’expérience de pensée du monde de zombies. Ceci dit, Pauen (2006) a récemment avancé une
version renforcée du paradoxe. Au lieu de s’intéresser au problème des jugements phénoménaux dans
un monde de zombies, Pauen s’intéresse au problème des jugements phénoménaux dans un monde
aux qualia inversés. Si mon expérience phénoménale de faim ne joue aucun rôle dans mon énonciation
de « j’ai faim », alors on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où mes
expériences de plaisir et de déplaisir sont systématiquement inversées, de manière à ce que je dise
« j’ai faim » quand je suis phénoménalement rassasié et inversement. Nous pouvons ainsi envisager
la possibilité métaphysique d’un monde où bon nombre de qualia seraient ainsi inversés. Ceci est
particulièrement problématique pour Chalmers, parce que s’il fait appel à la possibilité métaphysique
de mondes au spectre de couleur inversé, on voit mal comment il pourrait s’opposer à la possibilité
métaphysique où d’autres qualia, comme le plaisir et la douleur, seraient inversés. Nous pouvons voir
cette version du paradoxe des jugements phénoménaux comme une version renforcée, puisque
l’erreur des habitants de ce monde est encore plus radicale que celle que commettent les habitants du
monde de zombies. On ne parle pas seulement de zombies qui ont tort en affirmant avoir des
expériences phénoménales qu’ils n’ont pas réellement, on parle de créatures qui ont tort en affirmant
avoir des expériences phénoménales diamétralement opposées à celles qu’elles ont réellement. Les
habitants de ce monde de disharmonie préétablie, lorsqu’ils ressentent de la douleur, sont incapables
de se retenir d’énoncer le contraire! Comme nous, ils sont incapables de s’empêcher de manger du
gâteau au chocolat, mais contrairement à nous, pas parce qu’ils trouvent cela délicieux, mais bien
plutôt parce qu’ils le trouvent dégoutant! Ceci montre que la position de Chalmers mène à un monde
impossible, un paradoxe.
Passons à un autre argument qui montre que la position de Chalmers a des conséquences
épiphénoménistes indéfendables : le problème de l’évolution de notre conscience phénoménale. Selon
la position de Chalmers, le cerveau a évolué selon les lois de la physique de la même manière dans
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notre monde que dans un monde de zombies. L’évolution du cerveau s’est donc faite indépendamment
des lois régissant la conscience et son lien à la matière. Cette dernière a suivi nomologiquement,
comme effet secondaire au cerveau, n’étant pas elle-même sujette aux lois ultimement physiques de
la sélection naturelle. Cette idée d’apparence plausible est en vérité hautement problématique. Afin de
le montrer, je vais faire appel aux travaux de Brian Earl (2008) ainsi qu’à ceux de Shaun Nichols et
Todd Grantham (2000). Ces derniers ont donné des arguments évolutionnaires indiquant que la
conscience joue un rôle causal, qu’elle n’est pas qu’un effet secondaire comme le dualisme naturaliste
le suppose.
Le cœur de ces arguments est la remarque que la conscience phénoménale est tellement complexe
qu’elle doit forcément être une adaptation et remplir une fonction, même si l’on ignore quelle pourrait
bien être cette fonction. On a affaire à une structure beaucoup trop complexe pour que celle-ci soit
épiphénoménale. Nichols et Grantham (2000, 656-657) indiquent que c’est ce que d’autres exemples
tirés de l’histoire de la biologie évolutionnaire montrent clairement. Ils donnent premièrement l’exemple
de la ligne latérale. Chez plusieurs espèces de poisson, on peut observer, déjà à l’œil nu, une ligne
sur les flancs. Une investigation à l’aide d’appareils spécialisés nous permet d’apprendre que ces
lignes latérales sont constituées de sous-structures complexes. Il y a de petits tuyaux qui laissent entrer
et sortir de l’eau à travers les écailles des poissons, et ces tuyaux sont connectés à des amas de
cellules nerveuses, qui sont reliées ensemble au cerveau du poisson. À la lumière de la théorie de
l’évolution de Darwin, les biologistes qui se sont intéressés à la ligne latérale ont immédiatement
supposé que cette ligne latérale remplissait une certaine fonction, même s’ils ignoraient à l’époque
quelle pouvait bien être cette fonction. La complexité anatomique de la ligne latérale était simplement
trop grande pour n’être que la somme d’effets secondaires d’autres adaptations.
Un autre exemple est l’ampoule de Lorenzini, décrite dès 1678 par Stefano Lorenzini à la suite de ses
études sur des raies électriques, et présente notamment chez les requins. À la surface de la peau des
requins se trouvent plusieurs structures tubulaires remplies de gel reliées par des cellules nerveuses
jusqu’au cerveau du requin. Comme dans le cas de la ligne latérale, les biologistes qui se sont penchés
sur les ampoules de Lorenzini ont immédiatement assumé que ces ampoules servaient à quelque
chose, et ce, sans savoir quelle pouvait bien être cette chose. Les ampoules de Lorenzini sont
simplement trop complexes pour être accidentelles. Aujourd’hui, nous savons que tous ces biologistes
avaient raison. Les lignes latérales des poissons servent à détecter les vibrations et les changements
55
de pression dans l’eau, un peu comme nos oreilles. Les ampoules de Lorenzini, elles, permettent aux
requins de détecter les champs électromagnétiques, et donc de détecter des proies. Le point de
Nichols et Grantham est que nous devrions dire la même chose de la conscience.
En effet, le niveau de complexité de la conscience phénoménale est certainement analogue à celui de
la ligne latérale ou des ampoules de Lorenzini. Notre conscience phénoménale rassemble de façon
relativement unifiée un nombre énorme de qualia distincts. Prenez par exemple votre conscience
visuelle alors que vous lisez cette phrase. Cette expérience est extrêmement riche, rassemblant un
nombre incroyable de qualia noirs et blancs s’agençant en un texte stable et unifié. Autour de ce texte
se trouvent d’autres qualia dépendant de la pièce dans laquelle vous vous trouvez. De plus, si vous
bougez les yeux, votre conscience visuelle sera modifiée en une autre combinaison complexe et unifiée
de qualia dépendant des objets présents dans la pièce. On a déjà là une structure extrêmement
complexe, sans doute bien plus que la ligne latérale et les ampoules de Lorenzini. Et on ne parle même
pas ici de vos autres sens, ou de vos affects. Donc, bien que nous ignorions à quoi sert la conscience
phénoménale, elle est beaucoup trop complexe pour ne servir à rien, elle ne peut être un effet
concomitant accessoire. Ceci forcerait donc Chalmers à concéder, contrairement à ses arguments des
zombies et du spectre inversé, que la conscience phénoménale sert une fonction. Le monde de
zombies et celui où le spectre est inversé sont brisés, on ne peut pas simplement retirer ou modifier la
conscience phénoménale d’un monde en supposant que rien d’autre ne change.
En résumé, le dualisme naturaliste de Chalmers, en séparant le physique de la conscience
phénoménale, est fortement épiphénoménal, ce qui cause plusieurs graves problèmes. Il y a
premièrement la version standard du paradoxe des jugements phénoménaux. Nos zombies
philosophiques prononceraient les mêmes jugements phénoménaux que nous, ce qui voudrait dire non
seulement qu’ils auraient systématiquement tort mais que nous n’aurions aucune raison d’écouter
Chalmers, qui, après tout, énonce les mêmes arguments que son zombie, indépendamment de la
présence de conscience phénoménale, et donc indépendamment de ce qui peut les rendre vrais. La
version renforcée de ce paradoxe va encore plus loin, en remarquant que la position de Chalmers
implique la possibilité métaphysique d’un monde où des qualia comme le plaisir et la douleur sont
systématiquement inversés, et donc où les habitants ont systématiquement tort, d’une manière encore
plus aberrante que dans le monde de zombies. Finalement, parce que la position de Chalmers implique
que la conscience phénoménale s’est développée comme simple effet secondaire au cerveau, il lui est
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impossible d’expliquer l’évolution de la conscience phénoménale, qui, si l’on se fie à la biologie
évolutionnaire, est beaucoup trop complexe structurellement pour n’être qu’un effet secondaire.
3.2 – Les difficultés liées au panpsychisme
Il y a ainsi des problèmes avec les arguments de Chalmers en faveur du dualisme naturaliste en
général. Est-ce que la formulation panpsychiste s’en tire mieux ? Comme je l’ai mentionné à la fin du
chapitre précédent, le panpsychisme pourrait peut-être permettre à Chalmers d’éviter
l’épiphénoménisme, mais, même si c’était le cas, il resterait quand même de sérieuses embûches.
Pour commencer, le panpsychisme risque de miner dangereusement les arguments des zombies
philosophiques et du spectre inversé. En effet, selon le panpsychisme, la conscience est la nature
intrinsèque de la matière, on ne peut donc pas retirer ou modifier celle-là sans influencer celle-ci. Or,
c’est précisément ce que supposent respectivement ces deux expériences de pensée. En plus, il reste
à expliquer en quoi la conscience panpsychiste est impliquée dans nos jugements phénoménaux ainsi
que comment elle a évolué. Finalement, et indépendamment de ces difficultés qui menacent plus
spécifiquement le dualisme naturaliste, il existe une forte critique indépendante du panpsychisme, en
l’occurrence le problème de la combinaison, que l’on peut relier aux arguments spatial et combinatoire
de McGinn.
Pour commencer, la première chose qui remet en doute la possibilité que la formulation panpsychiste
aide Chalmers est que l’attribution d’une nature intrinsèque consciente au physique mine les
arguments des zombies et du spectre inversé. Si la nature intrinsèque du physique est phénoménale,
alors peut-on même imaginer un monde de zombies, c’est-à-dire un monde physiquement identique
au nôtre mais dépourvu de conscience ? Dans ce monde, les entités physiques n’auraient pas de
nature intrinsèque! On aurait affaire à un monde de relations vides. Ensuite, il serait également très
douteux, bien que pas clairement contradictoire, d’imaginer un monde où l’on modifie la nature
intrinsèque du physique, comme dans l’expérience de pensée du spectre inversé. Si l’on changeait
cette nature intrinsèque, qu’arriverait-il aux propriétés extrinsèques ? Qu’arriverait-il aux lois de la
physique ? On joue ici avec des entités que nous ne comprenons pas. Si le panpsychisme est vrai,
prétendre que nous pouvons distribuer les qualia différemment dans un même support physique est
analogue à réorganiser le tableau périodique sans changer la physique! En tentant de faire appel au
panpsychisme, il risque ainsi de contredire les arguments qui l’ont mené au dualisme naturaliste.
57
Mais même si Chalmers se ravisait et disait que, tout compte fait, un monde de zombies philosophiques
est métaphysiquement impossible, que la possibilité du spectre inversé est douteuse et que ces
expériences de pensée sont purement conceptuelles et montrent la vérité du panpsychisme plutôt
qu’une véritable scission dualiste entre la conscience et la matière, il lui resterait à expliquer le rôle
causal que joue la conscience phénoménale dans nos jugements phénoménaux et dans la sélection
naturelle, et il n’en a rien fait. Il se contente essentiellement de dire que « the very nature of causation
itself is quite mysterious » (1996, 150), et, après un peu de « metaphysical speculation » autour du
panpsychisme, conclut que « the issue of epiphenomenalism is not cut and dried » (Ibid., 155).
Déjà, mentionnons que le panpsychisme ne répond pas vraiment au paradoxe des jugements
phénoménaux ou au problème de l’évolution de la conscience. En fait, à ma connaissance, jusqu’à
maintenant, aucune théorie panpsychiste des jugements phénoménaux n’a été clairement formulée.
Autrement dit, on ne voit pas quel rôle causal la conscience phénoménale jouerait lorsqu’elle s’exprime
sur elle-même. Prenons un exemple. Je me suis cogné l’orteil il y a quelques minutes, et il est encore
douloureux. Si je porte attention à ma conscience phénoménale, je peux m’en rendre compte. Un quale
de douleur à mon orteil y est présent. Je peux ainsi former le jugement que j’ai mal à l’orteil, et taper
ce jugement sur mon clavier. Si le panpsychisme est vrai, ma douleur phénoménale est la nature
intrinsèque de quelque chose de physique qui est impliqué d’une certaine façon dans la formation de
ce jugement. Mais de quoi s’agit-il plus précisément ? La douleur est-elle l’aspect intrinsèque du signal
nerveux ? D’un certain réseau neuronal ? Comment sa présence complémente-t-elle le réseau causal
purement physique du zombie ? Encore pire, que se passe-t-il quand j’énonce le jugement : « j’ai une
conscience phénoménale de douleur à l’orteil, conscience phénoménale qu’un zombie philosophique
n’aurait pas » ? Lors de jugements plus complexes et introspectifs, de quoi la conscience phénoménale
est-elle la nature intrinsèque exactement ?
Dans le cas de l’évolution de la conscience phénoménale, fournir une explication panpsychiste est tout
aussi difficile. Mais avant de pouvoir expliquer pourquoi, il faut parler d’un problème plus eng lobant,
soit le problème de la combinaison, reconnu par Chalmers lui-même (1997). On peut faire remonter ce
problème à James ([1890] 1981, 160, voir aussi Goff et al., 2017). Dans sa formulation originale, il
s’agit de savoir pourquoi et comment les consciences fondamentales, comme celles des particules
fondamentales de la physique ou celles de mes neurones, se combinent. James prenait comme
exemple un ensemble d’une douzaine d’hommes et nous demandait de considérer comment leurs
58
consciences phénoménales pourraient bien se combiner en une conscience englobante, de la même
manière que les consciences des neurones d’un homme se combineraient en la conscience de
l’homme en question. « Take a sentence of a dozen words, and take twelve men and tell to each one
word. Then stand the men in a row or jam them in a bunch, and let each think of his word as intently
as he will; nowhere will there be a consciousness of the whole sentence. » ([1890] 1981, 160)
L’intuition, dans l’exemple de James, est que peu importe ce que nous faisons avec ces hommes, il
semblera toujours ridicule de parler d’une combinaison de leurs consciences en une conscience
globale unifiée : « [the] private minds do not agglomerate into a higher compound mind » (Ibid.). En
pratique, nous n’observons jamais un tel phénomène, nous n’en avons jamais besoin pour expliquer
quoi que ce soit, et nous ne voyons même pas comment il serait possible. Il en irait de même pour des
consciences phénoménales plus élémentaires, comme celles de mes neurones, qui devraient se
combiner en ma conscience.
Parler de l’évolution ne fait que compliquer le problème. La conscience humaine étant complexe et
unifiée, il faut en expliquer l’avantage évolutif. Ainsi, en plus d’expliquer comment et pourquoi des
consciences peuvent se combiner, le panpsychiste doit expliquer l’avantage évolutif de ce genre de
combinaisons. Quel est l’avantage biologique à ce que les consciences des neurones humaines se
combinent en une conscience humaine complexe et unifiée ? Il s’agit d’une question extrêmement
difficile. Et Chalmers, s’il veut véritablement éviter les problèmes épiphénoménistes de sa position
avec le panpsychisme, doit s’y attaquer.
Le fait est que la sélection naturelle peut vraisemblablement être décrite uniquement en termes de
mécanismes causaux ou de fonctions, sans parler de protoconsciences, de consciences
phénoménales, et encore moins de combinaisons panpsychistes. On peut s’en tenir à parler de
mutations aléatoires chez des organismes (physiques) qui mènent progressivement à des organismes
plus adaptés à leur milieu. On dira par exemple, dans le cas de l’être humain, qu’un certain assemblage
de telles ou telles structures neuronales, permettant tel ou tel comportement, s’est révélé
biologiquement utile. Dans cette explication, il n’est jamais nécessaire d’invoquer la conscience
phénoménale, ou des lois panpsychistes de combinaison. Pour le dire autrement, la sélection naturelle
est identique dans le monde de zombies et dans notre monde. Le panpsychiste peut injecter des
protoconsciences dans les particules fondamentales du cerveau, mais pourquoi se combineraient-
elles, et qu’elle est l’utilité biologique de cette combinaison, trop complexe pour être accidentelle ?
59
Ainsi, non seulement le panpsychiste doit-il répondre au problème de la combinaison, c’est-à-dire
expliquer comment des consciences fondamentales peuvent se combiner en consciences complexes,
il doit également expliquer en quoi il n’est pas mystérieux que l’évolution, apparemment aveugle à ce
genre de considérations, ait mené au bon genre de combinaisons.
En résumé, même si le panpsychisme peut en théorie éviter l’épiphénoménisme, il n’est pas clair que
Chalmers puisse y faire appel. Tout d’abord, le panpsychisme mine les expériences de pensée des
zombies philosophiques et du spectre inversé, que Chalmers avait utilisées pour justifier sa position.
De plus, même si le panpsychisme accorde un rôle causal à la conscience phénoménale, il reste
encore à expliquer concrètement comment il rend compte des jugements phénoménaux et de
l’évolution de la conscience. Ces tâches, que Chalmers ne remplit pas, semblent bien difficiles à
accomplir. Finalement, le problème de l’évolution de la conscience phénoménale est relié au problème
de la combinaison, bien reconnu dans la littérature sur le panpsychisme. Afin de montrer que le
panpsychisme est une option viable, Chalmers devrait donc fournir une réponse à ce problème de la
combinaison.
3.3 – McGinn contre-attaque
Je veux maintenant m’arrêter pour souligner comment les arguments de McGinn rejoignent les
critiques ci-dessus. Pour commencer, la menace d’épiphénoménisme utilisée par McGinn contre le
dualisme est de retour. McGinn faisait justement appel au paradoxe des jugements phénoménaux pour
montrer que le dualisme et l’épiphénoménisme qui en découle sont insoutenables. Ensuite, l’idée que
la conscience a évolué naturellement, que McGinn utilisait pour mettre de côté les théories
surnaturelles (incluant, selon lui, les théories dualistes), est désormais utilisée contre la théorie dualiste
de Chalmers. C’est le problème de l’évolution de la conscience phénoménale ci-dessus.
De plus, les arguments combinatoire et spatial contre notre capacité à connaître P se manifestent
également, cette fois-ci par le biais du problème de la combinaison tel qu’il se pose pour le
panpsychisme. Rappelons-nous que McGinn affirmait que l’ensemble de la science fonde ses
explications sur le modèle des combinaisons, inspiré de notre perception spatiale ou de notre langage,
décomposable en mots. McGinn est toutefois catégorique dans son affirmation que cela ne fonctionne
pas avec la conscience phénoménale, que l’on ne peut pas décomposer, spatialement ou à la manière
60
du langage, en neurones ou en propriétés neuronales. C’est là le problème de la combinaison, et c’est
une raison pour laquelle la solution au problème corps-esprit nous est cognitivement fermée.
En fait, on peut même aller plus loin et dire que parce qu’il est impossible de résoudre le problème de
la combinaison, le panpsychisme est en réalité une forme de mystérianisme. C’est ce que McGinn en
disait :
[p]anpsychism thus differs from mysterianism in that it claims that we know what property of the brain causes consciousness: the consciousness of the constituents of the brain. My brain causes me to feel pain because the neurons in my brain combine their individual mental properties to produce that sensation in me (1999, 96).
The problem with this theory should now be obvious. It is empty (1999, 99).
L’idée de McGinn est que le panpsychisme est en fait une variété de naturalisme transcendantal. Dire
que la matière est dotée de propriétés conscientes ou protoconscientes qui donnent lieu, une fois
assemblées en cerveau humain, à la conscience humaine, revient simplement à dire que la matière a
des propriétés inconnues qui expliquent la conscience humaine. C’est pratiquement ce que McGinn
soutient, à ceci près qu’il ajoute, point important, que ces propriétés inconnues nous sont cognitivement
fermées et demeureront donc à jamais inconnues, en raison des arguments dont il a été question dans
le premier chapitre. Pour dire quelque chose de substantiel, le panpsychiste devrait répondre au
problème de la combinaison, ce que McGinn croit impossible. Ainsi, Chalmers devrait concéder qu’il
n’explique pas grand-chose en introduisant le panpsychisme. Il n’explique aucunement quelles sont
les propriétés conscientes ou protoconscientes de la matière ni comment elles se combinent pour
mener à la conscience humaine.
À la limite, McGinn pourrait concéder que le panpsychisme représente un bien faible progrès par
rapport au naturalisme transcendantal. Au mieux, s’il se révèle vrai, le panpsychisme ne ferait que
raffiner très légèrement sa position.
3.4 – Conclusion
Dans ce chapitre, j’ai tenté d’expliquer quelques objections qu’on peut soulever contre Chalmers.
Premièrement, l’épiphénoménisme qu’entraîne le dualisme naturaliste pose deux problèmes. Il y a le
paradoxe des jugements phénoménaux, renforcé par Pauen, qui s’appuie sur les expériences de
pensée des zombies philosophiques et des qualia inversés, et il y a aussi l’impossibilité d’expliquer
l’évolution de la conscience phénoménale. Ensuite, il y a des problèmes avec le panpsychisme lorsqu’il
61
est avancé comme une formulation précise du dualisme naturaliste. Non seulement le panpsychisme
risque de rendre impossibles les expériences de pensée du monde de zombies et du spectre inversé,
mais il est lui-même vulnérable à des critiques indépendantes. On ne voit simplement pas pourquoi ni
comment des consciences pourraient se combiner. Les arguments combinatoire et spatial de McGinn
reviennent ainsi hanter Chalmers.
Dans le prochain chapitre, je vais examiner certaines options s’offrant à Chalmers pour éviter ces
objections afin de déterminer si sa théorie peut être sauvée ou s’il doit ultimement se résigner au
maigre progrès accompli par rapport à McGinn et s’avouer vaincu face à un mystérianisme inévitable.
62
Chapitre 4 : Réponse ou compromis ?
Afin de déterminer si Chalmers doit s’incliner face aux objections du chapitre précédent, il faut explorer
certaines options s’offrant à lui. C’est ce que je ferai dans ce chapitre, où j’en viendrai à défendre l’idée
qu’un compromis est possible entre les positions de Chalmers et de McGinn. Je commencerai par trois
options de réponse au paradoxe des jugements phénoménaux. La première option, que Chalmers
proposait dans The Conscious Mind (172-203) face à la version originale du paradoxe, était d’accepter
résolument que la conscience phénoménale ne joue aucun rôle causal dans la formation de nos
jugements, sans se prononcer sur le rôle (causal ou autre) qu’elle pourrait jouer dans la formation de
nos croyances. Je rejetterai cette option puisque, tel que Chalmers lui-même l’avoua plus tard (1999,
493-494), déjà dans la formulation initiale, cette option était invraisemblable : nos qualia ont un rôle
important à jouer dans la formation de nos croyances. L’option ne sera que plus invraisemblable dans
la version du paradoxe renforcée de Pauen, où les qualia de plaisir et de douleur sont supposément
inversés sans conséquence physique. La deuxième option ensuite proposée par Chalmers (1996, 203-
209), toujours pour résoudre le paradoxe original, était d’accepter que la conscience phénoménale ne
joue aucun rôle causal dans la formation de nos jugements phénoménaux, mais de lui attribuer un rôle
épistémique dans la formation de nos croyances phénoménales (pas celles des zombies). L’idée est
que les croyances phénoménales des zombies, sans nécessairement être fausses, seraient
« dégonflées » en ce sens que, contrairement aux nôtres, elles ne porteraient que sur une propriété
fonctionnelle qu’ils exemplifieraient, non sur une expérience phénoménale. Je rejetterai cette option
parce que, même si elle était cohérente dans le cas des zombies, elle ne le serait pas dans le monde
aux qualia inversés de Pauen. Nos analogues y auraient complètement et systématiquement tort, leurs
croyances ne seraient pas simplement dégonflées. Finalement, la dernière option s’offrant à Chalmers
face au paradoxe des jugements phénoménaux est d’attribuer un rôle causal à la conscience
phénoménale, notamment dans la formation de nos jugements phénoménaux. J’expliquerai que cette
approche est la seule possible face au problème de l’évolution de la conscience. En effet, attribuer un
rôle causal à la conscience est la seule façon d’en expliquer la sélection naturelle, car, ainsi que je l’ai
mentionné au chapitre précédent, la conscience est un phénomène trop complexe pour n’être qu’un
effet secondaire de l’évolution.
En conséquence, Chalmers doit adopter l’une des théories qu’il a proposées pour attribuer un rôle
causal à la conscience phénoménale, soit l’interactionnisme quantique ou le panpsychisme.
63
J’expliquerai que, cette première option étant pour l’heure hautement spéculative, il vaut mieux se
tourner vers le panpsychisme, dans l’une des deux versions envers lesquelles il a manifesté de l’intérêt,
soit le monisme de Russell ou le monisme de l’information. Il faudra toutefois voir si Chalmers peut
répondre aux charges portées contre le panpsychisme sans miner son dualisme naturaliste lui-même.
Je consacrerai donc plusieurs pages à examiner ce qui me semble être la seule option prometteuse
en ce qui a trait au problème de la combinaison, soit la réponse spatiale de Philip Goff. Cette réponse
permettrait à Chalmers d’arriver à une version panpsychiste viable de son dualisme naturaliste. Il s’agit
toutefois d’une réponse en bonne partie mystérienne, et c’est pourquoi je soutiendrai que nous arrivons
finalement à un compromis entre Chalmers et McGinn. Après avoir expliqué que nous n’avons pas une
saisie transparente de la relation de combinaison de consciences, Goff parvient quand même à
identifier cette relation à la relation spatiale. Après tout, nous n’avons pas non plus une saisie
transparente de la nature de la relation spatiale. Je prendrai le temps d’examiner dans quelle mesure
cette solution peut éviter chacun des arguments mystériens de McGinn, et je terminerai en situant le
progrès accompli par Chalmers en l’adoptant.
4.1 – Trois options pour sauver le dualisme naturaliste de
l’épiphénoménisme
4.1.1 – Expliquer fonctionnellement et physiquement les jugements phénoménaux
Commençons donc par examiner la première option développée par Chalmers face au paradoxe des
jugements phénoménaux, c’est-à-dire accepter que la conscience phénoménale ne joue aucun rôle
causal dans la formation de nos jugements phénoménaux et tenter d’expliquer ceux-ci sans faire appel
à celle-là. (1996, 172-203). Chalmers maintient la distinction entre les jugements phénoménaux et les
croyances phénoménales. Si nos qualia sont potentiellement impliqués (épistémiquement,
causalement, ou autrement) dans nos croyances, ils ne le sont pas dans nos jugements phénoménaux,
dont la formation et l’énonciation peuvent se faire sur une base purement physique, ce qui les rend
complètement explicables en termes uniquement physiques. Une autre façon de le dire est que les
croyances des zombies ne sont rien de plus que leurs jugements, qui, comme les nôtres, sont
purement fonctionnels et physiques11.
11 Dans notre cas, par contre, il y a peut-être plus qu’une dimension fonctionnelle et physique à nos croyances phénoménales, mais Chalmers n’exploite pas cette idée pour l’instant.
64
Ce point peut être clarifié en reprenant un exemple du chapitre précédent. Supposons que je
m’exclame « j’ai mal à l’orteil ». D’un côté, il y a un jugement dont les causes et les effets peuvent être
expliqués en termes uniquement physiques. On ne parle que de fibres C, de mouvement de la bouche,
peut-être de réflexions du second ordre à propos de la douleur – un zombie pouvant même aller jusqu’à
dire qu’il a des qualia qui sont fonctionnellement irréductibles –, mais jamais de quale. Ce n’est que du
côté de la croyance où, en plus de tout cela, le quale apparaît potentiellement chez moi, mais jamais
chez mon zombie. Dans The Conscious Mind, Chalmers ne tente pas d’éviter le paradoxe en faisant
appel à la croyance. Il tente seulement de construire une histoire crédible qui explique les jugements
des zombies pour ensuite réfuter quelques objections, indépendamment du rôle que les qualia jouent
(ou ne jouent pas) dans les croyances ou plus généralement dans l’épistémologie des jugements
phénoménaux. L’espoir est que l’air de paradoxe qui plane autour des jugements phénoménaux se
dissipera en expliquant fonctionnellement les jugements du zombie, sans qu’on ait vraiment à expliquer
comment nos qualia s’intègrent à nos croyances à nous ou ce qui les rend vraies. Ainsi, une certaine
forme d’épiphénoménisme serait maintenue mais un épiphénoménisme bien détaillé cesserait déjà
d’être contre-intuitif.
Plus précisément, Chalmers explique (1996, 184-186) que tout agent cognitif bien conçu proférera des
jugements phénoménaux similaires aux nôtres, qu’il soit phénoménalement conscient ou non. Il donne
comme exemple un système cognitif qui regarderait un tricycle rouge. Si le système est bien conçu, il
pourra répondre à la question « que vois-tu ? » par « un tricycle rouge ». Mais ce qui est important ici,
c’est ce qui se produira si l’on demande au système de justifier son affirmation. Un système bien conçu
dira simplement qu’il voit le tricycle rouge, comme vous et moi. En effet, il serait superflu d’implémenter
dans un tel système une capacité explicative plus poussée. Par exemple, il serait inutile de pourvoir le
système de la capacité de dire, lorsqu’il voit un tricycle rouge, que tels ou tels capteurs précis sont
impliqués, que cette information est traitée par tel ou tel algorithme, et que c’est ce qui cause
ultimement l’affirmation « je vois un tricycle rouge ». Nous, les êtres humains, sommes dans une
position similaire. En effet, nous voyons le tricycle rouge sans savoir quels mécanismes
neurobiologiques sont en jeu. Une telle connaissance serait superflue et inutile du point de vue
évolutionniste, voire néfaste.
Mais on peut aller plus loin et tenter d’étudier les jugements phénoménaux du système. Supposons
donc que l’on questionne plus avant le système et qu’on lui demande « qu’est-ce qui te fait dire que tu
65
vois du rouge ? ». Il répondrait vraisemblablement, comme nous, « mais je vois du rouge, c’est tout! ».
C’est simplement un « fait brut » (brute fact) (Ibid., 185) pour le système que de voir telle ou telle
couleur. En effet, un système bien conçu aura un accès direct à ses perceptions, mais pas aux
mécanismes physiques et fonctionnels en jeu. C’est pourquoi il parlera simplement de telle ou telle
expérience, et non pas de capteurs, de longueurs d’onde ou d’algorithme. On peut aisément imaginer
que le système en vienne alors à se questionner sur la nature de ses jugements, sur sa conscience de
soi, sur sa « conscience phénoménale ». Il formera alors des jugements phénoménaux complexes.
Selon Chalmers, le système pourrait en venir à dire « I know my processes are just electronic circuits,
but how does this explain my experience of thought and perception ? » (Ibid., 186). Maintenant, ce qui
vient d’être dit du système créé par un ingénieur intelligent pourrait également être dit de systèmes
cognitifs créés par sélection naturelle, comme nous ou les zombies philosophiques. Tous ces systèmes
émettent des jugements phénoménaux simplement parce qu’ils sont cognitifs, pas besoin de parler de
conscience phénoménale, et donc pas de « paradoxe » des jugements phénoménaux.
Toutefois, comme Chalmers le dira plus tard (1999, 493-494), cette option n’est pas pleinement
convaincante. En effet, il ne suffit pas d’expliquer de manière fonctionnelle nos jugements et ceux des
zombies, il faut aussi répondre aux problèmes épistémologiques énoncés dans le chapitre précédent.
Il faut formuler une épistémologie qui explique en quoi le monde de zombies n’est pas aux prises avec
un réseau systématique d’erreurs. Il faut expliquer ce qui justifie les jugements phénoménaux de
Chalmers sans rendre systématiquement faux ceux de son zombie. De surcroît, il faut rendre compte
du monde aux qualia inversés de Pauen. Est-ce que ses habitants ont raison ou tort ? Si nous en
restons à une explication purement fonctionnelle qui fait abstraction des qualia, nous ne pouvons
même pas soulever la question. Nous pouvons seulement dire qu’ils vont énoncer des jugements
phénoménaux, puisqu’ils sont des systèmes cognitifs complexes, mais nous ne pouvons pas expliquer
en quoi ils auraient tort ou raison.
4.1.2 – Les croyances phénoménales dégonflées
C’est ce qui amène Chalmers à passer à sa deuxième option (1996, 203-209; 1999, 493-495). Pour
répondre aux problèmes épistémologiques, il insiste sur le rôle essentiel que nos qualia jouent dans la
constitution de nos croyances phénoménales à nous, même s’il maintient qu’ils ne jouent aucun rôle
causal dans la formation de nos jugements. Cela ne rendrait cependant pas systématiquement fausses
les croyances phénoménales des zombies. Cette manœuvre repose sur l’idée suivante : en opposition
66
à nos croyances phénoménales authentiques, qui ont pour objet des qualia, celles des zombies
seraient dégonflées. Elles ne consisteraient en rien de plus que les jugements fonctionnels décrits ci-
dessus. Nous nous retrouvons alors en quelque sorte avec une épistémologie à deux niveaux. Prenons
un exemple. Quand je m’exclame : « j’ai mal à l’orteil », ma croyance phénoménale est vraie si et
seulement si j’ai véritablement un quale de douleur à l’orteil. Dans le cas de mon zombie qui énonce
les mêmes paroles sans avoir de quale de douleur à l’orteil, sa croyance ne serait toutefois pas fausse.
Elle serait vraie, mais seulement dans la mesure où elle est fonctionnellement vraie, c’est-à-dire pour
autant que son jugement phénoménal est vrai. Plus précisément, si on questionne mon zombie, il dira
avoir mal à l’orteil, il pourra nous indiquer une lésion et, étudiant en philosophe, il pourra même dire
que sa douleur est fonctionnellement irréductible, etc., comme les machines cognitives décrites ci-
dessus. Ainsi, Chalmers parviendrait à expliquer pourquoi nos croyances phénoménales sont justifiées
dans le plein sens du terme, notamment pourquoi celles qui sont requises pour les arguments dualistes
de Chalmers sont vraies, tout en montrant que les zombies n’ont pas systématiquement tort, que leur
monde n’est pas paradoxal. Ils expriment simplement des croyances dégonflées, restreintes à des
jugements purement fonctionnels, alors que nos croyances phénoménales à nous portent sur des
qualia authentiques.
Malgré son intérêt, cette suggestion ne tient malheureusement pas la route quand nous considérons
la version augmentée du paradoxe de Pauen. Dans un monde de créatures aux qualia de plaisir et de
douleur inversés, Chalmers ne peut pas dire que leurs croyances sont simplement dégonflées,
restreintes au côté fonctionnel, parce que, comme dans notre monde, des qualia sont présents. Ainsi
les habitants d’un tel monde auraient authentiquement tort, tout autant que nous avons raison. Or, un
tel monde, où les habitants émettent des jugements phénoménaux systématiquement erronés, est
paradoxal. C’est une des conclusions que l’on cherchait à éviter initialement dans la version originale
du paradoxe.
Finalement, la seule option s’offrant à Chalmers face au paradoxe des jugements phénoménaux est
donc d’accorder un rôle causal authentique à nos qualia non seulement dans la constitution de nos
croyances, mais aussi dans la formation de nos jugements. Il doit trouver une place pour la conscience
phénoménale dans la chaîne causale apparemment fermée du physique. Le monde aux qualia
inversés de Pauen serait ainsi évité. Par contre, le monde de zombies philosophiques est alors
menacé. Peut-on imaginer un tel monde si nos qualia sont causalement impliqués dans la formation
67
de nos jugements ? De plus, peut-on imaginer un monde au spectre de couleurs inversé ? Si les qualia,
notamment les qualia de couleur, jouent un rôle causal, peut-on vraiment les inverser à notre guise ?
Nous y reviendrons.
Il existe une autre raison, assez différente, de donner un rôle causal authentique aux qualia, en
l’occurrence le problème de l’évolution de la conscience. Il a été établi dans le chapitre précédent que
ce problème, tel que posé par Nichols et Grantham, demande une explication de la structure
extrêmement complexe de la conscience phénoménale, pas seulement de la présence de conscience
phénoménale. L’argument de Nichols et Grantham visait explicitement à réfuter l’idée que la
conscience n’est qu’un effet secondaire sans rôle causal. Si elle n’était qu’un effet secondaire, elle ne
serait pas aussi riche, complexe et unifiée. Il faut donc au contraire attribuer un rôle causal authentique
à la conscience phénoménale pour pouvoir commencer à en expliquer l’évolution. Or, de la même
façon que Chalmers tentait ci-dessus de répondre au paradoxe des jugements phénoménaux sans
attribuer de rôle causal à la conscience phénoménale, il tente également de parler de l’évolution de la
conscience phénoménale sans lui attribuer de rôle causal (1996, 171 et 2003a, 128). Il tombe ainsi
directement dans la ligne de tir de Nichols et Grantham.
Dans The Conscious Mind (171), Chalmers explique comment la conscience phénoménale a pu
apparaître dans l’univers, mais il ne tente pas d’expliquer comment elle a pu se complexifier à travers
la sélection naturelle. Son explication dépend des lois psychophysiques qui restent à découvrir. En
effet, si l’on connaissait l’histoire physique du monde ainsi que les lois psychophysiques, on pourrait
dire quelle a été la première structure physique à être apparue dans l’univers qui était accompagnée
de conscience phénoménale. L’évolution de la conscience phénoménale, au sens de l’apparition de
conscience phénoménale, est ainsi expliquée. À la lumière des arguments de Nichols et Grantham, on
voit toutefois que cette explication est insuffisante. Encore faut-il expliquer pourquoi des consciences
de plus en plus complexes ont été sélectionnées.
Plus tard, en 2003, dans « Consciousness and its Place in Nature » (128), Chalmers affirmera que
l’épiphénoménisme n’est pas un problème pour expliquer la complexification de la conscience
phénoménale par sélection naturelle.
If the [psychophysical] laws have the right form, one can even expect that as more complex physical systems are selected, more complex states of consciousness will evolve. In this way, physical evolution will carry the evolution of consciousness along with it as a sort of byproduct.
68
Or je crois, à la suite de Nichols et Grantham, qu’on peut affirmer que Chalmers fait ici erreur. La
conscience phénoménale est justement trop complexe pour n’être qu’un « byproduct ».
Ainsi, de la même manière que le paradoxe des jugements phénoménaux, le problème de l’évolution
de la conscience ne peut être résolu qu’en accordant un rôle crucial aux qualia de manière à éviter
toute accusation d’épiphénoménisme. Heureusement pour Chalmers, il laisse la porte ouverte à cette
possibilité dans The Conscious Mind lorsqu’il discute le panpsychisme, dont j’ai parlé dans le deuxième
chapitre.
4.2 – Un mot sur l’interactionnisme quantique
Mais avant d’en dire plus sur le panpsychisme, je veux prendre un instant pour noter que Chalmers a
évoqué une autre possibilité pour éviter l’épiphénoménisme (1999, 492), en l’occurrence
l’interactionnisme quantique, mentionné dans le deuxième chapitre. Bien que Chalmers insiste pour
dire qu’il faut prendre au sérieux cette option (Ibid., Chalmers et McQueen, 2014), est-elle pour autant
prometteuse ? On peut en douter car la viabilité même d’une telle théorie est en danger. Non seulement
cette idée n’est-elle pas envisagée sérieusement par la grande majorité de la communauté scientifique,
mais elle est carrément mal vue : « [t]he mere mention of “quantum consciousness” makes most
physicists cringe, as the phrase seems to evoke the vague, insipid musings of a New Age guru »
(Ouellette, 2016).
Mais même en étant généreux et en supposant qu’une telle interprétation de la mécanique quantique
soit sur la table, il reste difficile de voir comment elle pourrait rendre compte des jugements
phénoménaux et de l’évolution de la conscience phénoménale. En effet, l’interprétation défendue devra
expliquer comment la conscience phénoménale, qui intervient pour faire s’effondrer la fonction d’onde
quantique de certaines particules du cerveau, cause nos énoncés phénoménaux. De plus, il faudra
expliquer pourquoi notre conscience phénoménale a la forme qu’elle a à l’heure actuelle, pourquoi elle
a évolué de cette façon. Cet aspect de la théorie de l’interactionnisme quantique est généralement
négligé (probablement parce que la théorie elle-même est toujours en attente d’une formulation
suffisamment développée pour se pencher sur de tels problèmes précis). Quelle est la relation entre
la forme de la conscience phénoménale et l’effondrement de la fonction d’onde ? Comment la
conscience phénoménale a-t-elle évolué pour causer ces effondrements ? Aucune de ces questions
n’a encore été abordée.
69
De plus, si la conscience phénoménale joue un rôle si important dans la physique, alors les
expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé seraient encore une fois
sérieusement menacées. En effet, s’il y a un lien si étroit entre la conscience phénoménale et la
physique, alors on ne peut pas simplement retirer (comme dans le monde de zombies) ou modifier
(comme dans le monde au spectre inversé) la conscience phénoménale et affirmer que le reste du
physique demeurera inchangé!
Je ne veux pas mettre prématurément de côté la possibilité qu’une telle théorie se révèle vraie, étant
données les difficultés importantes d’interprétation de la mécanique quantique, présentes depuis près
d’une centaine d’années, mais les obstacles sont non négligeables. Non seulement une telle théorie
n’est pas prise au sérieux par la communauté scientifique, mais il n’est pas clair qu’elle permette
véritablement au dualisme naturaliste d’éviter ses problèmes. Il serait possible qu’un génie démontre
éventuellement que la communauté scientifique avait tort de tourner en dérision l’interactionnisme
quantique, mais il semble plus judicieux d’attendre un tel dénouement que de spéculer à son sujet.
Pour reprendre l’expression célèbre de Patricia Churchland, les théories interactionnistes sont, pour
l’instant, aussi puissantes et mystérieuses d’un point de vue explicatif que « [p]ixie dust in the
synapses » (1998, 121). Je passerai donc à l’autre option, c’est-à-dire le panpsychisme, qui est une
avenue plus développée et prometteuse.
4.3 – La réponse spatiale au problème de la combinaison
Dans une optique panpsychiste, l’idée fondamentale est qu’en posant la nature intrinsèque de la
matière comme étant la conscience phénoménale, cette dernière hériterait de son statut causal, ce qui
permettrait d’éviter l’épiphénoménisme. Cependant, le succès de cette manœuvre est mis en péril par
plusieurs problèmes. Comme il en a été question dans le chapitre précédent, le panpsychisme menace
les expériences de pensée des zombies et du spectre inversé, expériences sur lesquelles la position
de Chalmers repose, et le panpsychisme lui-même est sérieusement remis en question par le problème
de la combinaison, le problème de l’évolution de la conscience phénoménale, et le paradoxe des
jugements phénoménaux. Dans cette section, je vais soutenir qu’il est en réalité possible d’arriver ici à
un compromis entre McGinn et Chalmers. Si le panpsychisme est voué à être largement mystérien, il
est quand même faux de dire qu’il s’agit d’une théorie vide, comme McGinn l’affirme. Pour arriver à
cette conclusion, je ferai appel à la réponse spatiale au problème de la combinaison, qui nous vient de
Philip Goff. Cette solution rejoint bien le mystérianisme de McGinn au sujet de l’échec de nos facultés
70
à faire face au problème de la combinaison et au problème corps-esprit en général (Goff, 2017b). Elle
rejoint également McGinn sur le fait qu’il serait nécessaire de comprendre totalement la nature de
l’espace pour pleinement répondre à ces problèmes, et dans son affirmation que cela nous est
impossible. Je consacrerai ensuite quelques pages à expliquer que là où Goff (2017a, 7.3.2.5) fait un
pas de plus, c’est en identifiant élégamment la nature de la relation spatiale à celle de la relation de
combinaison de consciences, de manière analogue à l’identification de la nature de la matière à celle
de la conscience dans le panpsychisme. J’expliquerai finalement en quoi nous arrivons du coup à un
compromis entre Chalmers et McGinn.
Pour pouvoir bien mettre de l’avant les idées de Goff, il faut introduire l’expression « concept
transparent » (2017a, 15-16; 2017b, 289). Un concept est dit transparent quand « it reveals the nature
of the entity it refers to, in the sense that it is a priori (for someone possessing the concept and in virtue
of possessing the concept) what it is for that entity to be part of reality (2017a, 15; il souligne) ». L’entité
peut être un individu, un évènement, ou une propriété. On dit qu’un individu fait partie de la réalité s’il
existe, qu’un évènement fait partie de la réalité s’il se produit, et finalement qu’une propriété fait partie
de la réalité si elle est instanciée. Comme exemple de concept transparent, Goff donne le concept de
sphéricité. Pour que la propriété de sphéricité soit instanciée en réalité, il faut qu’il existe un objet dont
les points sont équidistants du centre. Une personne qui possède le concept de sphéricité sait
exactement ce que ça veut dire pour la propriété de sphéricité d’être instanciée, elle n’a besoin
d’aucune connaissance supplémentaire et c’est en ce sens qu’il s’agit d’un concept transparent.
Comme exemple de concept qui n’est pas transparent, on peut prendre le concept d’eau (2017a, 16;
2017b, 289). Notamment, le fait que l’eau est composée d’H2O ne peut pas être connu a priori à partir
du concept d’eau. Il a fallu mener nombre d’expériences empiriques pour arriver à cette
connaissance12.
Une dernière remarque avant de pouvoir introduire la réponse spatiale : Goff (2017b, 293) nous
accorde une compréhension transparente de la structure mathématico-causale du monde et de la
conscience phénoménale. Autrement dit, quand nous conceptualisons une entité physique dans un
certain réseau de relations causales quantifiables mathématiquement, nous concevons pleinement le
12 Suite aux remarques faites au chapitre deux sur la nature des entités physiques, on peut ajouter que même le concept d’H2O n’est pas transparent. Si l’on connaît les lois régissant le comportement de ces molécules, on en ignore quand même la nature intrinsèque.
71
côté mathématique de ces réseaux. Par exemple, en affirmant que les interactions mathématico-
causales entre deux électrons sont décrites par telles ou telles équations, nous concevons pleinement
ces interactions mathématico-causales. Rien ne nous échappe du comportement des électrons13. De
même, quand nous saisissons introspectivement une entité dans notre conscience phénoménale, nous
concevons pleinement cette entité. Quand je ressens de la douleur par exemple, j’ai une saisie
transparente de ce qu’est cette douleur.
4.3.1 – Le côté mystérien de la réponse spatiale
Goff n’étend toutefois pas le domaine de notre connaissance transparente à la relation de combinaison
de consciences. C’est là le côté mystérien de sa position : même si le panpsychisme est vrai, et même
s’il existe une relation de combinaison de consciences, nous n’avons pas une saisie transparente
(« transparent grasp ») de cette relation. La première justification que Goff apporte pour appuyer cette
affirmation est très simple : « If we did have such a conception, then the solution to the combination
problem would be obvious. Indeed, the problem would never have occurred to us. (2017b, 292) ».
Effectivement, si nous avions une compréhension transparente de la relation de combinaison, nous
saurions immédiatement comment diverses consciences se combinent, et le problème de la
combinaison n’en aurait jamais été un.
Goff (2017b, 292-293) élabore cette idée en faisant valoir un point qui n’est pas sans rappeler McGinn.
Nos deux façons fondamentales de comprendre le monde, c’est-à-dire la perception et l’introspection,
sont incapables d’appréhender les relations entre sujets conscients. Du côté de la perception, qui est
l’origine de l’investigation empirique, on peut percevoir des relations, mais pas les consciences
phénoménales, et donc pas, non plus, les relations entre des consciences phénoménales. En effet,
comme il en a été question dans le deuxième chapitre, où le panpsychisme a été introduit,
l’investigation empirique ne nous renseigne que sur la nature extrinsèque des entités étudiées. Ainsi,
même s’il est vrai que la science empirique nous renseigne sur des relations, comme le genre de
relations qui tiennent entre deux électrons, toutes ces relations ne sont connues qu’extrinsèquement.
Ainsi, ce qu’on sait de la relation entre deux électrons se résume à des équations. On ne sait pas quelle
est la nature intrinsèque consciente d’un électron, et encore moins la nature de la relation entre les
13 Notons qu’il s’agit quand même d’une connaissance a posteriori, c’est-à-dire qu’il a fallu faire des expériences pour découvrir ces relations mathématico-causales entre électrons. Mais il n’en demeure pas moins que nous avons une saisie transparente de ces relations mathématico-causales, au sens où, une fois données, elles décrivent tout ce qu’il y a à y savoir.
72
consciences des électrons. Nous ne parviendrons donc pas à répondre au problème de la combinaison
grâce à la perception.
Du côté de l’introspection, la difficulté vient du fait que nous n’avons accès qu’à une seule entité
phénoménale, en l’occurrence à notre propre conscience, mais à aucune autre, et donc à aucune
relation entre consciences. En effet, pour pouvoir étudier par introspection des relations entre
consciences, il faudrait d’abord pouvoir étudier par introspection au moins deux consciences. Or,
comme l’introspection ne nous donne toujours accès qu’à une seule conscience, c’est-à-dire à la nôtre,
nous n’avons accès à aucune relation entre consciences. Il nous est donc impossible de répondre au
problème de la combinaison par introspection.
Ainsi, que ce soit par perception ou par introspection, nous n’avons aucun accès à des relations entre
consciences, notamment aucun accès à des relations de combinaison entre consciences. Goff ne va
toutefois pas jusqu’à dire, comme McGinn, que nos facultés de perception et d’introspection sont
complètement incompatibles et donc que le mystère est complet. Goff dit plutôt que les remarques
précédentes impliquent que nous n’avons pas une saisie transparente de la relation de combinaison
de consciences. Notre compréhension de la combinaison de consciences ne sera jamais aussi
satisfaisante que la compréhension des relations causales du monde que l’investigation empirique
nous fournit, ou que notre compréhension de notre propre conscience fournie par introspection.
Avant de voir le genre de compréhension qui nous est possible selon Goff, amenons d’abord le point
autrement. Pour fournir une réponse panpsychiste complète au problème corps-esprit, il faudrait
déterminer quelle conscience phénoménale est associée à chacun des objets décrits par la physique,
des quarks aux galaxies, en passant par les atomes, molécules, cellules et organismes. Il faudrait
également expliquer comment les consciences des entités se combinent (ou ne se combinent pas)
d’un niveau à l’autre, des particules fondamentales aux galaxies, en passant par les atomes,
molécules, cellules et organismes. Cependant, alors que la perception nous offre des données à
propos de phénomènes allant du microscopique au macroscopique, l’introspection ne nous offre
qu’une seule sorte de données : nos propres expériences conscientes! À l’aide de l’introspection, je
peux examiner ma conscience phénoménale, et si j’avais des appareils d’imagerie cérébrale
suffisamment sophistiqués, je pourrais y associer mon état cérébral. Je pourrais faire cela pour un
certain éventail de paires d’états mentaux et cérébraux. Pour le panpsychiste, l’espoir est que cet
éventail de données, très étroit à l’échelle allant du microscopique au macroscopique, fournisse
73
néanmoins suffisamment de données pour formuler une théorie panpsychiste complète, des particules
fondamentales aux galaxies. Cela semble hautement improbable. Nous risquons fortement de
manquer de données pour compléter de façon satisfaisante une telle théorie panpsychiste.
Question de comprendre encore mieux la difficulté, on peut faire une analogie avec la physique.
Affirmer que nous pouvons formuler une théorie panpsychiste complète avec pour seules données
phénoménales celles fournies par la perception et l’introspection humaine serait comme affirmer qu’il
est possible d’arriver à une théorie physique complète avec pour seules données celles fournies lors
d’expériences réalisables à l’échelle et à la vitesse humaines. Dans le meilleur des cas, ce sera
suffisant pour arriver à une théorie qui est approximativement juste (comme la physique newtonienne),
et dans le pire des cas, on obtiendra une théorie qui manque largement la cible (comme la physique
aristotélicienne). Mais de toute façon, nos justifications seront considérablement limitées, on ne sera
jamais certain de ce qui se passe en dehors du spectre des expériences que nous pouvons réaliser. Il
planera toujours un scepticisme fort à propos de la nature exacte de la conscience phénoménale, entre
autres à l’échelle du très petit et du très grand. Après tout, la physique newtonienne, juste à l’échelle
humaine, s’est avérée être erronée au sujet des corps très lourds et très rapides.
Bref, le côté négatif de la réponse spatiale de Goff consiste à dire que nous n’avons pas une saisie
transparente de la relation de combinaison de consciences. Même en nous accordant une saisie
transparente des relations mathématico-causales du monde et de la conscience phénoménale, nous
sommes quand même limités quant à la connaissance des relations entre consciences. Si nous avions
une saisie transparente de ces relations, le problème de la combinaison ne serait même jamais apparu.
De plus, tant l’introspection que la perception sont aveugles aux relations entre consciences
phénoménales, et donc à la réponse au problème de la combinaison.
4.3.2 – Le côté positif de la réponse spatiale
Nous pouvons maintenant passer au côté positif de la réponse spatiale de Goff. Celui-ci consiste en
une identification de la relation de combinaison avec une autre relation dont nous n’avons pas non plus
une saisie transparente : la relation spatiale. En effet, comme tous ses objets d’étude, la physique ne
décrit les relations spatiales que de façon extrinsèque. Goff, arguant que la relation spatiale doit, pour
faire partie de la réalité concrète, avoir une nature, identifie cette nature à la relation de combinaison
de consciences.
74
La première étape de l’argument, c’est-à-dire affirmer que la physique ne décrit que de façon
extrinsèque les relations spatiales, est analogue à ce qui a été écrit au chapitre deux en parlant de la
nature des entités étudiées par la physique en général. La physique ne nous fournit effectivement
qu’une description mathématique des relations spatiales.
Pour la deuxième partie de l’argument, Goff défend l’idée que la relation spatiale doit avoir une nature
intrinsèque, même si la physique ne s’y intéresse pas. Il le fait de deux façons. Dans « The Phenomenal
Bonding Solution to the Combination Problem » (294-295), il se contente d’un appel à l’intuition.
Effectivement, il serait contre-intuitif que des entités puissent être en relation spatiale, qu’elles
s’influencent causalement l’une l’autre, sans que la relation ait une certaine nature. Dans
Consciousness and Fundamental Reality, Goff s’appuie sur l’espace pour faire son point. On voit
effectivement plus clairement que l’espace doit avoir une nature qui dépasse ce que la physique nous
en dit. Dans un cadre panpsychiste, le problème de la nature de l’espace se formule très bien. La
relativité générale nous enseigne que « space impacts and is impacted on by the material entities that
occupy it » (2017a, 183-184). L’espace est donc bien une entité au même titre que les autres qui sont
décrites par la physique. Cependant, comme toutes les entités qui font l’objet d’étude de la science
physique, l’espace n’y est connu qu’extrinsèquement. On sait que l’espace figure dans les équations
de la physique, et cela nous permet de prédire son comportement, mais on ne sait pas ultimement
quelle est sa nature. Or, une fois que l’on concède que l’espace a une nature qui dépasse ce que la
physique nous en dit, il est naturel de dire la même chose des relations spatiales.
Sans vraiment définir davantage les concepts d’espace et de relation spatiale, et sans non plus
expliquer le lien entre les deux, Goff passe ainsi à la conclusion plausible que les relations spatiales
doivent avoir une nature qui dépasse ce que la physique nous en dit.
Goff peut alors émettre une hypothèse très élégante (2017a, 7.3.2.5; 2017b, 299-300) : de la même
manière que la nature intrinsèque de la matière est la conscience pour le panpsychiste, la nature
intrinsèque de la relation spatiale est la relation de combinaison de consciences. Des entités sont en
relation spatiale dans la mesure où elles se combinent en un nouveau sujet conscient (notons que rien
n’oblige ce nouveau sujet à être plus complexe que ses constituants).
Cette identification est d’autant plus plausible que la relation spatiale entre entités est manifestement
étroitement reliée à la relation de combinaison de consciences : la façon dont les microconsciences de
75
mes neurones se combinent est étroitement reliée aux relations spatiales qui tiennent entre mes
neurones. Goff fait un pas de plus en identifiant la relation de combinaison de consciences à la relation
spatiale.
Il n’en dit malheureusement pas plus sur cette manœuvre, sur laquelle il reste donc un certain mystère.
Mais il fallait s’y attendre, il s’agit, après tout, de l’identification de deux concepts qui ne sont pas
transparents. Si nous pouvons justifier l’identité par son élégance métaphysique, nous ne pouvons pas
la valider complètement, faute d’une saisie transparente.
Bref, le côté positif de la réponse spatiale de Goff est une identification de la relation de combinaison
de consciences, dont nous n’avons pas une saisie transparente, à la relation spatiale, dont nous
n’avons pas non plus une saisie transparente. Cette identification permet, bien que de façon
mystérienne, de répondre à la fois au problème de la combinaison et au problème de la nature de
l’espace.
4.3.3 – Retour sur les arguments mystériens
Maintenant que la réponse spatiale de Goff a été mise de l’avant, il convient d’examiner dans quelle
mesure cette solution évite les arguments mystériens de McGinn, afin de voir ce que Chalmers gagne
à adopter cette solution. Je commencerai par dire un mot sur les trois arguments mystériens de
McGinn, c’est-à-dire sur l’incapacité respective de l’introspection et de la perception à répondre au
problème corps-esprit, sur l’argument spatial et sur l’argument combinatoire. J’expliquerai ensuite en
quoi la solution spatiale dépasse ou ne dépasse pas chacun de ces arguments.
Rappelons-nous donc le premier argument de McGinn. Dans celui-ci, McGinn affirme que la perception
et l’introspection sont individuellement inaptes à répondre au problème corps-esprit, et qu’elles sont
également irréconciliables. Cela nous rendrait la solution au problème corps-esprit cognitivement
fermée. On se rappellera que le panpsychiste évitait cet argument par un argument métaphysique qui
lui permet de concilier les deux facultés. Celui-ci est d’accord pour dire que la perception et
l’introspection sont individuellement inaptes à répondre au problème, mais pas pour dire qu’il est
impossible de les concilier. La perception nous renseigne sur les entités et leur comportement, et
l’introspection nous informe sur la nature intrinsèque de ces entités, en l’occurrence leur nature
phénoménale.
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Goff exécute une manœuvre similaire pour répondre au problème de la combinaison. Il est d’accord
avec McGinn pour dire que la perception et l’introspection sont individuellement inaptes à appréhender
la relation de combinaison de consciences, mais pas pour dire qu’elles sont tout à fait irréconciliables.
Encore une fois, on évite le mystérianisme par une identification métaphysique. Du côté de la
perception et de l’investigation empirique, on sait que des relations spatiales existent, mais on ne peut
les décrire que mathématiquement. De l’autre côté, le panpsychisme nous informe qu’il doit exister une
relation de combinaison de consciences. Le panpsychiste procède alors à une identification de la
relation spatiale à la relation de combinaison de consciences, éliminant, dans une certaine mesure,
deux mystères d’un coup.
Rappelons-nous maintenant le deuxième argument mystérien de McGinn, c’est-à-dire l’argument
spatial. McGinn soutient que la conscience est non spatiale alors que notre connaissance est spatiale.
La conscience serait non spatiale, car toutes les tentatives de localisation engendreraient des
difficultés. La conscience d’une douleur à la main, par exemple, ne serait ni dans le cerveau ni dans la
main. McGinn balayait la première possibilité, car elle serait une construction ad hoc plutôt qu’une
véritable possibilité. C’est seulement par un bref raisonnement qu’on affirme, en observant l’activité
cérébrale, que c’est là que se trouve la conscience. Nous ne percevons aucunement la conscience
comme étant localisée approximativement dans la région du cerveau. La douleur ne serait pas non
plus localisée dans la main elle-même puisqu’il est possible de stimuler le cerveau pour obtenir
directement la douleur, même chez un amputé. McGinn renforçait ensuite son point en s’appuyant sur
Strawson, selon lequel toute connaissance humaine repose sur la spatialité. On l’a vu, selon ce dernier,
la notion de proposition présuppose la notion d’espace. L’idée est que nous pouvons distinguer des
particuliers x et y satisfaisant un prédicat Q parce que nous pouvons concevoir x et y comme occupant
des localisations spatiales différentes. McGinn concluait alors que l’esprit humain, dont la
connaissance est fondamentalement spatiale, est incapable de rendre compte de la conscience
phénoménale, non spatiale.
La solution spatiale de Goff évite ce problème spatial sans avoir à y répondre complètement. En
affirmant d’emblée que nous n’avons pas une compréhension transparente de l’espace, il n’est pas
surprenant que nous ne voyions pas comment la conscience phénoménale s’y insère. En fait, on peut
voir la réponse spatiale de Goff comme une suite à l’argument de McGinn. En effet, après être arrivé
à la conclusion que toute connaissance humaine est spatiale alors que la conscience est non spatiale,
77
McGinn expliquait que cela indique que notre conception de l’espace est erronée. Manifestement,
l’espace et la conscience sont reliés d’une certaine façon naturelle, mais il nous est impossible de saisir
cette relation. Si nous connaissions mieux la nature de l’espace, le problème disparaîtrait. Espace et
conscience ne nous sembleraient plus incompatibles. Cependant, nous serions incapables d’arriver à
un tel point, étant donné que nous sommes incapables, toujours selon McGinn, de répondre au
problème corps-esprit.
[…] without a more adequate articulation of consciousness we are not going to be in a position to come up with the unifying theory that must link consciousness to the world of matter in space. We are not going to discover what space must be like such that consciousness can have its origin in that sphere. Clearly, the space of perception and action is no place to find the roots of consciousness! In that sense of ‘space’ consciousness is not spatial; but we seem unable to develop a new conception of space that can overcome the impossibility of finding a place for consciousness in it (McGinn, 1995, 229-230).
Goff peut élégamment sortir de cette impasse par son identification de la relation spatiale à la relation
de combinaison de consciences. Il ne spécifie toutefois pas quelle est alors la nature de l’espace, mais,
à tout le moins, on peut quand même dire qu’elle est telle que les relations spatiales sont des relations
de combinaison de consciences.
Terminons par l’argument combinatoire de McGinn, qui est simplement le problème de la combinaison.
McGinn n’avait pas formulé très en détail l’argument, affirmant que la conscience humaine n’est
manifestement pas une combinaison de neurones. Il y a deux choses qui clochent avec cette
affirmation. Premièrement, il faudrait plutôt dire que la conscience humaine est une combinaison des
natures intrinsèques des neurones, faute de quoi on imagine seulement le côté extrinsèque des
neurones, et, en combinant des entités extrinsèques, il n’est pas surprenant qu’on ne puisse arriver à
connaître quelque chose d’intrinsèque, c’est-à-dire notre conscience phénoménale. Deuxièmement,
même en gardant en tête le premier point, Goff est d’accord pour dire que la relation de combinaison
de consciences nous restera mystérieuse. Mais le fait que nous n’avons pas une saisie transparente
de la relation de combinaison de consciences n’empêche pas de faire du progrès théorique en
l’identifiant à la relation spatiale.
Bref, la réponse spatiale de Goff évite les trois arguments de McGinn par son identification de la relation
de combinaison de consciences et de la relation spatiale, et en reconnaissant pleinement que nous
n’avons pas une compréhension transparente de cette relation.
78
4.3.4 – Le progrès accompli
La question qu’on doit maintenant se poser est de savoir dans quelle mesure la réponse de Goff
constitue un progrès par rapport à McGinn. Dans cette sous-section, je vais expliquer que la réponse
spatiale est un véritable compromis entre McGinn et Chalmers. La réponse spatiale nous permet
d’arriver à une ontologie élégante et qui donne un arrière-plan métaphysique aux recherches
empiriques sur la conscience. Mais, de l’autre côté, la saisie non transparente de la relation de
combinaison que la réponse spatiale nous accorde implique que nous devons abandonner les
expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé. Nous devons également
accepter que nous n’avons pas non plus une compréhension transparente de l’évolution de la
conscience phénoménale ou des jugements phénoménaux.
Commençons donc par expliquer pourquoi le panpsychisme, avec la réponse spatiale au problème de
la combinaison, constitue un progrès par rapport au mystérianisme complet de McGinn.
[…] at least we know that the real nature of the spatial relation is such as to bond subjects together to constitute further subjects. On the view currently under consideration, we have a reasonable grip on the nature of the world: the only intrinsic determinable is consciousness, the only relational determinable is phenomenal bonding (Goff, 2017b, 300).
Par « déterminable », Goff entend un type de propriété qui peut être instancié par des « déterminés ».
Par exemple, « couleur » est un déterminable dont « bleu » et « rouge » sont des déterminés. Dans la
citation ci-dessus, Goff affirme que la réponse spatiale permet d’arriver à une ontologie où,
premièrement, le seul déterminable intrinsèque est la conscience. Ceci veut dire que, intrinsèquement,
les entités du monde sont toutes conscientes. Ce qui change est l’instance de conscience, c’est-à-dire
le déterminé, d’une entité à l’autre. Ma conscience est différente de celle d’un électron par exemple.
Deuxièmement, la nature de toute relation entre entités est combinaison de consciences. Par exemple,
comme les particules de mon cerveau sont spatialement reliées, c’est qu’en vérité elles se combinent
en un sujet conscient. C’est vrai aussi des particules de mon cerveau qui sont spatialement reliées à
la lune, et qui se combinent pour former un autre sujet conscient, dont les propriétés phénoménales
restent à étudier.
On ne dit pas uniquement, comme McGinn, qu’il y a quelque chose dans la matière qui explique la
présence de conscience phénoménale, et que cela a à voir avec une propriété du cerveau qu’on ne
connaitra jamais. On dit plutôt que la nature intrinsèque de la matière est conscience, et on dit que la
79
nature de la relation spatiale est combinaison de consciences. Même si nous ne pouvons pas en dire
beaucoup plus sur la nature de la relation spatiale ou sur les consciences très différentes des nôtres,
il reste que nous avons une bonne idée de l’ontologie du monde. Il s’agit d’une vision du monde
élégante, qui résout nombre de problèmes métaphysiques importants, à commencer par le problème
corps-esprit, mais aussi la question de la nature des entités décrites par la physique, incluant les
relations spatiales.
Un deuxième aspect positif de la réponse spatiale et qu’elle peut donner un arrière-plan métaphysique
à certains résultats empiriques, notamment ceux de la théorie de l’information intégrée, introduite au
chapitre deux. Comme Goff le souligne (2017a, 186), même si nous n’avons pas une saisie
transparente de la relation de combinaison de consciences, on peut quand même faire du progrès
empirique sur certains de ses aspects. Parmi l’ensemble des relations spatiales, on pourra distinguer
celles qui correspondent à des relations de combinaisons de consciences triviales ou complexes, on
pourra tenter de prédire le genre de conscience qui correspond à telle ou telle relation spatiale. La
théorie de l’information intégrée, par exemple, nous informe que, pour que des consciences
phénoménales se combinent en une conscience plus complexe, les relations spatiales
correspondantes doivent satisfaire certains critères. La théorie peut même prédire la magnitude de la
conscience résultante.
Ceci dit, accepter la réponse spatiale constituerait un véritable compromis de la part de Chalmers. Il
devrait admettre que nous n’avons pas une saisie transparente de la relation de combinaison de
consciences. Il doit également abandonner la possibilité métaphysique des expériences de pensée
des zombies et du spectre inversé. Il ne peut pas non plus répondre ni au paradoxe du jugement
phénoménal ni au problème de l’évolution de la conscience. En bout de ligne, il doit concéder que nous
ne pouvons qu’avoir une idée générale des consciences des entités différentes de nous et de la
réponse au problème de la combinaison.
En effet, comme nous n’avons qu’une idée générale des consciences différentes des nôtres et que
nous ne comprenons pas exactement comment différentes microconsciences peuvent se combiner en
consciences plus complexes, nous ne pouvons pas légitimement imaginer des zombies philosophiques
ou une inversion de spectre. Les problèmes auxquels mènent ces expériences de pensée, comme le
paradoxe des jugements phénoménaux et le monde de Pauen, où les qualia de plaisir et de douleur
sont inversés, montrent que ces expériences de pensée ne reflètent pas des possibilités
80
métaphysiques, mais sont plutôt dues à des échecs de nos facultés intellectuelles. Mais il ne faudrait
pas croire que l’exercice a été vain. En arrivant au problème de l’évolution de la conscience et au
paradoxe des jugements phénoménaux à la suite ce ces expériences de pensée, on sait que nous
avons fait une erreur en construisant ces dernières. Avec la réponse spatiale, on sait que le nœud du
problème est notre saisie non transparente de la relation de combinaison de consciences, et des
consciences différentes des nôtres. On peut imaginer retirer ou modifier les consciences de notre
monde sans en changer les entités physiques seulement parce que nous ne comprenons pas bien
l’aspect intrinsèque de ces entités physiques, c’est-à-dire leurs consciences, ni comment ces
consciences se combinent.
Revenons maintenant au problème de l’évolution de la conscience et au paradoxe des jugements
phénoménaux. Le fait est que, en ne nous donnant qu’une saisie non transparente de la relation de
combinaison de consciences, la solution spatiale de Goff limite considérablement notre capacité de
répondre au problème de l’évolution de la conscience phénoménale et au paradoxe des jugements
phénoménaux. Encore ici, le mieux qu’on puisse espérer est un certain progrès théorique malgré lequel
il restera toujours un important degré de mystérianisme.
Rappelons-nous que, pour les panpsychistes, le problème de l’évolution de la conscience est une
variante du problème de la combinaison. Même si l’on concède au panpsychiste que les consciences
des particules fondamentales peuvent se combiner en consciences macroscopiques, on en voit mal
l’avantage évolutif. Le fait est qu’on peut décrire la sélection naturelle en termes uniquement de
mécanismes causaux et de fonctions, sans jamais parler de combinaisons panpsychistes. On peut
s’en tenir à parler uniquement de mutations aléatoires dans telle ou telle structure biologique qui est
retenue, de génération en génération, etc. Or, le panpsychiste doit expliquer pourquoi l’évolution a
sélectionné le genre de combinaisons qui mène à la conscience humaine, trop complexe pour être
accidentelle. Il semble alors se trouver dans une impasse : comment l’évolution, apparemment aveugle
aux combinaisons panpsychistes, aurait-elle néanmoins sélectionné le bon genre de combinaisons ?
La réponse spatiale de Goff n’aide pas vraiment à répondre à la question. En affirmant que nous
n’avons pas une saisie transparente de la relation de combinaison de consciences, on rend même la
chose plus difficile. Du coup, nous ne pouvons pas bien comprendre pourquoi l’évolution
sélectionnerait certaines combinaisons plutôt que d’autres. Le mystère ne sera jamais complètement
levé. On peut pousser l’idée à l’extrême pour bien comprendre. Supposons que nous connaissions
81
entièrement le côté physique de la sélection naturelle. Autrement dit, supposons que nous
connaissions, atome pour atome, l’histoire de l’évolution des structures physiques du vivant. Même
dans ce scénario, nous ne serions pas capables de passer à la connaissance de l’évolution de la
conscience phénoménale, parce que nous ne connaîtrions quand même pas l’histoire équivalente du
côté des combinaisons de consciences. Nous ne saurions pas quelles consciences se sont combinées
ni comment ni pourquoi.
Le mieux qu’on puisse espérer est, comme dans le cas du problème de la combinaison, un certain
progrès théorique. Par exemple, une fois que nous aurons identifié certaines relations spatiales à
certaines relations de combinaison de consciences, nous pourrons rattacher l’avantage évolutif de
certaines structures biologiques à l’avantage évolutif de certaines relations de combinaison de
consciences.
Le paradoxe des jugements phénoménaux demeure également, et ce, pour des raisons parallèles.
Sans compréhension transparente de la relation de combinaison de consciences, on ne comprendra
pas bien la manière dont nos jugements phénoménaux concernant notre conscience macroscopique
portent sur une combinaison de consciences microscopiques, et quel rôle causal ces combinaisons
jouent. Encore une fois, nous ne pouvons qu’espérer qu’un certain progrès théorique est possible.
Bref, si la solution spatiale de Goff au problème de la combinaison permet à Chalmers d’éviter les
problèmes du panpsychisme, le prix à payer est un important mystérianisme. Nous n’aurons jamais
une compréhension transparente de la relation de combinaison de consciences, et nous ne pouvons
répondre ni au problème de l’évolution de la conscience phénoménale, ni au paradoxe des jugements
phénoménaux. C’est pourquoi nous arrivons finalement à un compromis entre Chalmers et McGinn.
4.4 – Conclusion
Nous avons vu que le paradoxe des jugements phénoménaux, renforcé par Pauen, résiste aux
tentatives de Chalmers. Pour véritablement éviter ce problème, il doit explicitement attribuer un rôle
causal à la conscience phénoménale. Cette manœuvre est d’autant plus nécessaire qu’elle est
également requise pour répondre au problème de l’évolution de la conscience phénoménale. En
conséquence, Chalmers n’a d’autre choix que d’opter pour une des deux options qu’il évoque à cette
fin, c’est-à-dire l’interactionnisme quantique ou le panpsychisme. La première de ces options étant
extrêmement spéculative, il serait malavisé d’y faire reposer sa position. Le panpsychisme est une
82
avenue plus prometteuse. Toutefois, elle l’oblige à abandonner la possibilité métaphysique des
expériences de pensée des zombies et du spectre inversé. De plus, et surtout, le problème de la
combinaison dont la réponse ne nous est pas connue de façon transparente conduit Chalmers à une
position qui est une sorte de compromis avec celle de McGinn. La réponse spatiale de Goff, qui identifie
la relation de combinaison de consciences à la relation spatiale, est plausible et élégante, bien que
mystérienne. Et, bien qu’elle ne réponde pas complètement au problème de l’évolution de la
conscience ni au paradoxe des jugements phénoménaux, cette solution a au moins le mérite
d’amoindrir notre perplexité, tout en répondant à la question de la nature des relations spatiales.
83
Conclusion
On se rappellera que j’avais commencé ce mémoire en promettant de répondre à certains problèmes
existentiels que l’on observe dans la culture populaire. En effet, dans la mesure où le physicalisme
imprègne la culture populaire, on se demande si nous ne sommes que des machines, ou des esprits
impotents piégés dans des machines. Ces problèmes sont symboliquement illustrés notamment dans
les nombreux films de robots et de zombies aujourd’hui très populaires. En guise de conclusion, je
veux spécialement faire un retour sur chacun des chapitres de mon mémoire en expliquant comment
ils s’attaquent à ces problèmes existentiels.
Tout d’abord, au premier chapitre, nous avons bien défini la conscience phénoménale et nous avons
passé en revue quatre arguments, c’est-à-dire la chambre de Mary, la chauve-souris de Nagel, les
zombies philosophiques, et l’inversion de spectre. Ces arguments nous permettaient de mieux
comprendre ce qu’est la conscience phénoménale, et en quoi le physicalisme est erroné. Cela nous
permettait déjà de commencer à nous attaquer aux problèmes existentiels que l’on retrouve dans la
culture populaire. En rendant explicite le physicalisme qui sous-tend ces problèmes, et en le réfutant,
on commence effectivement à traiter le malaise. On voit clairement que nous ne sommes pas que des
machines. Nous avons des consciences qui ne sont pas qu’une affaire physique. Reste encore à
trouver une théorie qui explique le rapport entre les deux.
Nous sommes ensuite passés à une première possibilité d’explication de ce rapport : le naturalisme
transcendantal de Colin McGinn. Cette position robuste est en quelque sorte la plus pessimiste que
l’ex-physicaliste peut prendre face au problème corps-esprit. Si le physicalisme est erroné, il existe
quand même une réponse naturaliste au problème, mais elle est cognitivement fermée à l’humain, de
la même façon que la gravité est cognitivement fermée à l’écureuil. D’un point de vue existentiel, un
avantage crucial du naturalisme transcendantal est qu’il permet déjà d’attribuer un rôle causal à la
conscience phénoménale. On se rappellera en effet que, selon McGinn, le monde physique ne fait que
sembler être causalement fermé. Les explications purement physiques du comportement humain que
nous formulons sont erronées pour des raisons qui nous sont opaques. Nos croyances, nos désirs et
nos peines sont réellement susceptibles de causer nos actions.
Déjà à ce point de mon mémoire, nous sommes parvenus à distinguer l’esprit humain de la matière, à
expliquer en quoi nous ne sommes pas des robots et à attribuer un rôle causal à l’esprit, c’est-à-dire à
84
expliquer qu’il ne s’agit pas d’un fantôme superflu dans une machine physique. Cependant, cette
solution mystérienne est un peu décevante, au sens où elle nous déconnecte épistémologiquement du
monde. Nous ne comprenons pas comment notre esprit et la matière s’entrepénètrent naturellement.
Mais il y a moyen de faire mieux.
Nous avons donc envisagé, au deuxième chapitre, une réponse naturaliste plus optimiste, en
l’occurrence le dualisme naturaliste de David Chalmers. Selon celui-ci, il faudrait ajouter la conscience
phénoménale à notre ontologie fondamentale, un peu comme Newton a ajouté la gravité à l’ontologie
mécaniste de son époque. La conscience phénoménale qui fait alors partie des fondements du monde
pourrait être étudiée et expliquée. Chalmers peut préciser sa position avec le panpsychisme, qui
connaît un important regain d’intérêt actuellement.
Le panpsychisme permettrait potentiellement d’aller chercher les avantages du mystérianisme sans
les désavantages. Grâce à lui, on peut distinguer conscience et matière et expliquer leur relation tout
en donnant un rôle causal très important à la conscience phénoménale. En fait, comme la nature
intrinsèque de la matière est en réalité conscience phénoménale, c’est à la conscience phénoménale
que retourne fondamentalement toute la causalité du physique.
Toutefois, il n’est pas certain que cette manœuvre puisse fonctionner. J’ai en effet expliqué dans le
troisième chapitre que la position de Chalmers fait face à d’importants problèmes, qui menacent
ultimement de le replonger dans le naturalisme transcendantal. La position générale de Chalmers,
c’est-à-dire le dualisme naturaliste, fait face à de fortes accusations d’épiphénoménisme, spécialement
sous la forme du paradoxe des jugements phénoménaux et du problème de l’évolution de la
conscience phénoménale. Et la formulation panpsychiste, si elle est moins vulnérable aux accusations
d’épiphénoménisme, ne s’en tire pas nécessairement mieux. Tout d’abord, elle menace les
expériences de pensée des zombies philosophiques et du spectre inversé. Ensuite, si le panpsychisme
accorde un rôle causal à la conscience phénoménale, il reste encore à fournir une réponse explicite
au paradoxe des jugements phénoménaux et au problème de l’évolution de la conscience. De plus, le
panpsychisme fait face à une forte critique dans la littérature : le problème de la combinaison. Pourquoi
et comment certaines consciences se combineraient-elles ?
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Bref, avant de faire appel au dualisme naturaliste ou à sa formulation panpsychiste pour nous attaquer
à nos problèmes existentiels et pour dépasser le mystérianisme, il faut régler les problèmes
philosophiques qui mettent en doute ces positions.
Dans le dernier chapitre, nous avons finalement passé en revue les options s’offrant à Chalmers pour
résoudre ces problèmes, et nous sommes arrivés à un compromis entre sa position et celle de McGinn.
D’abord, face au paradoxe des jugements phénoménaux et au problème de l’évolution de la
conscience, Chalmers doit accepter et défendre le panpsychisme, faute de quoi il est incapable
d’attribuer un rôle causal authentique à la conscience phénoménale. De plus, pour répondre aux
critiques du panpsychisme, il doit s’en remettre à la réponse spatiale de Philip Goff. Cette réponse
mystérienne identifie la relation de combinaison de consciences à une autre relation à laquelle nous
n’avons pas un accès transparent, à savoir la relation spatiale.
Cette réponse a l’avantage d’enraciner la conscience phénoménale profondément dans le tissu du
monde. Non seulement la nature intrinsèque du physique est conscience, mais même la façon dont le
physique tient ensemble, c’est-à-dire la relation spatiale, est en réalité combinaison de consciences. Il
est donc complètement faux de dire que l’humain n’est qu’une machine physique. Il est vrai que l’on
peut décrire l’humain comme une machine physique, mais on en parle alors que de manière
extrinsèque. Pour parler de la nature intrinsèque de l’humain, il faut parler de conscience. Il est
également faux de dire que la conscience humaine est causalement inerte, sous prétexte que le monde
physique est causalement fermé. Comme la nature intrinsèque du physique est phénoménale, le
phénoménal fait partie de ce réseau soi-disant causalement fermé. Nous ne sommes pas aliénés du
monde, comme des consciences isolées dans des machines sur lesquelles nous n’exercerions aucun
contrôle. Nos croyances, nos désirs et nos peines sont réellement susceptibles de causer nos actions.
Face à ces résultats, certains lecteurs seront satisfaits, et d’autres désireront poursuivre les
recherches. Notamment, si nous sommes parvenus dans ce mémoire à reconnecter fermement la
conscience dans le physique, il reste encore à déterminer dans quelle mesure nous sommes connectés
à autrui. Par exemple, à ce point de la discussion, il demeure possible que la conscience phénoménale
d’un individu soit radicalement différente de celle d’un autre, ou encore qu’elle lui soit complètement
inaccessible. Autrement dit, si nous sommes bien des consciences et non pas des robots ou des esprits
piégés dans des robots, il est encore possible que nous soyons des esprits idiosyncratiques et
complètement isolés les uns des autres.
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Le fait est que, dans ce mémoire, nous avons traité la question du lien entre la conscience et le
physique de façon très abstraite. Nous n’avons pour l’instant aucune idée précise des lois de
combinaison entre consciences, ce qui nous empêche de nous prononcer sur ces questions.
Cependant, c’est un déficit qu’on pourrait pallier, au moins dans une certaine mesure, en faisant appel
aux sciences empiriques se penchant sur la question. En effet, comme il en a été question au deuxième
et particulièrement au quatrième chapitre, il est possible pour le panpsychiste d’accomplir un certain
progrès empirique au sujet des relations de combinaison entre consciences, même si le mystère ne
sera jamais complètement levé. Plus concrètement, cela veut dire que l’on pourrait, par exemple, se
pencher sur les théories énactivistes en sciences cognitives, théories plus empiriques que
métaphysiques, qui soutiennent que la barrière entre le soi et le monde est poreuse (Varela, Thompson
et Rosch, 2016; Nöe, 2009). En étudiant à la fois la conscience phénoménale et les structures
physiques qui lui sont corrélées, ces recherches pointent vers la conclusion que la conscience n’est
pas du tout piégée dans un cerveau ou même dans un corps. Nous ne serions pas isolés du monde
ou des autres esprits.
Une autre possibilité, tant pour répondre à ce problème existentiel que par intérêt purement
philosophique, serait d’investiguer des réponses non naturalistes au problème corps-esprit. Après tout,
une des motivations majeures du naturalisme est sa promesse d’expliquer le monde de façon non
mystérieuse. Mais on sait maintenant que, pour rendre compte de la conscience phénoménale, le
naturaliste doit justement accepter un grand degré de mystérianisme. Certes, on arrive à une position
stable, mais elle pourra donner envie au lecteur d’aller voir ailleurs. C’est quelque chose que les
recherches conduites dans ce mémoire nous permettent de bien amorcer. En effet, comme on sait
maintenant que, pour répondre au problème corps-esprit, le naturaliste en vient au panpsychisme et à
la réponse spatiale au problème de la combinaison, on peut utiliser cette position comme point de
départ pour notre exploration de visions du monde plus éloignées du physicalisme.
Une option qu’il serait opportun de considérer est le panpsychisme bergsonien (Bergson, 2003 [1889],
2016 [1907]; Čapek, 1971), qui est un panpsychisme non naturaliste, relativement près du
panpsychisme spatial de Goff. Le fait est que Bergson fournit une réponse non mystérienne au
problème de la combinaison et au problème de la nature de l’espace, mais au prix d’un abandon du
naturalisme. De façon similaire à la réponse spatiale de Goff, Bergson identifie l’espace-temps à la
relation de combinaison de consciences. Or, contrairement à Goff, Bergson nous donne un accès à
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cette relation, car, selon lui, nous pouvons voir, par introspection, notre conscience se combiner et se
fragmenter. Le point crucial pour Bergson est le choix. C’est quand nous choisissons que notre
conscience se condense spatiotemporellement, et quand nous n’agissons pas, ou que nous agissons
par réflexe, qu’elle se fragmente spatiotemporellement. Cela permettrait également à Bergson de
répondre, entre autres, au problème de l’évolution de la conscience phénoménale. Ce que l’évolution
a sélectionné, ce sont des consciences macroscopiques capables de condenser de plus en plus de
consciences microscopiques. Autrement dit, l’évolution a sélectionné des consciences
macroscopiques capables de choix de plus en plus complexes. Le prix à payer pour le naturaliste, par
contre, est une rupture de la fermeture causale du physique. Quand un choix est fait par une
conscience macroscopique, ce choix n’est pas prévisible, pas même statistiquement, à partir des
consciences microscopiques. Je crois, tout compte fait, qu’il vaudrait la peine d’explorer le
panpsychisme bergsonien, car cette position pourrait résoudre plus de problèmes qu’elle n’en pose
pour le panpsychiste spatial.
Il y aurait également d’autres options, encore plus éloignées du physicalisme que ce qui a été exploré
dans ce mémoire. Comme un retour à l’aristo-thomisme (Feser, 2006), ou un passage au néo-
existentialisme (Gabriel, Taylor, Benoist et Kern, 2019), par exemple. Une façon de concevoir la chose
est que ce mémoire peut servir de première étape à un trajet où l’on conduit le physicaliste (et le
naturaliste) par la main de positions de plus en plus éloignées du physicalisme (et du naturalisme). On
commence par ce qui a été établi dans ce mémoire, c’est-à-dire l’échec du physicalisme, qui nous
mène au panpsychisme spatial de Goff. On peut ensuite sans trop de difficulté passer au
panpsychisme bergsonien, puis à quelque chose d’encore plus radical, et ainsi de suite.
Mais déjà dans ce mémoire, nous sommes arrivés à une position stable qui répond au problème corps-
esprit et aux problèmes existentiels qui lui sont reliés sans être trop choquante à des oreilles
physicalistes ou naturalistes. Le choix appartient au lecteur de voir s’il désire continuer l’exploration
plus loin.
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