le sacrifice d’awako - fnac
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Chapitre 1
Le Sacrifice d’Awako
Castel de Londinium.
Nuit de saison froide.
L’animal incarnait à lui seul les peurs les plus
instinctives du peuple du Nord. Son corps de mammifère fébrile
était recouvert d’un duvet de poils sombres et une ouïe hors du
commun relayait ses yeux minuscules, presque aveugles. De la
taille d’un poing, la partie terminale de son abdomen émettait un
éclat de luciole qui brillait dans la nuit. Le nez plat, des mem-
branes coupantes en guise d’ailes, il attaquait les villes à chaque
pleine lune, une signature sonore en guise d’alarme rappelant
curieusement le chant des orques.
Ce soir-là, une horde entière planait au-dessus de Londinium,
prête à déverser sa pluie d’attaques habituelles. Il n’y avait donc
qu’un seul et unique mot d’ordre : ne surtout pas sortir à l’air
libre.
Sur le parvis de la fortification se tenait pourtant une Ano-
nyme, comme on appelait ici les travailleuses de l’ombre. Ses
yeux étaient braqués sur la nuée d’oiseaux et son cœur lâchait
maintenant d’actives pulsations sous sa robe mal ajustée, qu’elle
avait recouverte d’un châle vieillot sentant la graille. A l’image
des autres femmes sans nom, sa fonction lui imposait de voir le
monde à la nuit tombée, jamais de jour. Les couleurs lumineuses
de la ville, l’effervescence des rues, les passe-temps, les amants,
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la vie sous toutes ses formes restait pour elle occupation noc-
turne. Le jour, lui, appartenait au Castel et à ses secrets. Et ja-
mais ces secrets ne devaient passer les murs.
Une ombre lui saisit soudain le bras par le côté et elle riposta
d’instinct en l’empoignant énergiquement. Les deux silhouettes
roulèrent sur le sol et se débattirent, avalant de la neige par mo-
ments. Leurs mouvements s’étouffaient dans l’épaisse pou-
dreuse qui servait de terrain de combat improvisé, et le vent
gonflait leurs vêtements comme des voiles. Elles se griffèrent à
la manière des chats écorchant des chiens, chacune portée par la
peur de l’autre. Car tel était l’esprit de Londinium. On y crai-
gnait toujours tout le monde.
— Je ne suis pas ici pour entrer de force ! haleta l’ombre en
s’extirpant de la lutte. Je suis ici pour vous parler !
— A moi ? couina l’Anonyme.
Etendue sur le sol, celle-ci recrachait maintenant de petits
cristaux de glace en souffletant. L’adversaire était une femme
elle aussi, qui l’observait de toute sa hauteur.
— Je ne parle à personne quand je suis ici, reprit l’Anonyme,
on ne reçoit jamais de visites au Castel ! Qu’est-ce que vous
voulez ?
— J’ai besoin de votre aide.
La visiteuse avait déjà repris son souffle et arborait mainte-
nant un calme de lac. Sa main était tendue vers son interlocu-
trice. L’Anonyme toussa, tapota avec nervosité son châle pois-
seux pour en ôter la neige et accepta la main. Elle se releva pé-
niblement puis dévisagea celle qui l’avait mise dans un tel état :
c’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, peut-être plus, le
visage à moitié masqué par une ample capuche de laine noire.
La partie visible de ses cheveux était sombre et son teint exces-
sivement pâle, comme si le sang lui montait rarement aux joues.
Elle était fermement campée sur ses pieds, le regard impi-
toyable. Un air de reine en cavale. Son œil gauche était vrillé
d’un éclat rouge à quelques millimètres de l’iris.
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— Quel est votre nom ? lui demanda l’Anonyme.
— Je n’en ai pas plus que vous, répondit la jeune fille. Appe-
lez-moi comme vous le souhaitez. La visiteuse, la femme fan-
tôme, la malvenue. Mon rôle ressemble au vôtre, de toute façon.
Je tiens des complots sous globe, c’est comme cela que marche
le monde, n’est-ce pas ?
— Je ne fais partie d’aucun complot !
— Bien sûr que si, rétorqua l’autre avec un petit rire élec-
trique. Pourquoi vous interdiraient-ils de sortir en plein jour,
sinon ? Pourquoi ne vous laisseraient-ils pas parler de ceux que
l’on cache ici ?
— Comment pouvez-vous...
— ...savoir qu’il y a des Enfants des Sables au Castel ?
Elles ne se lâchèrent pas des yeux.
— Parce que j’en suis une, moi aussi ! continua la femme
fantôme. Vous avez entendu parler des connexions qui nous
relient tous. Cet endroit est un repaire idéal pour que personne à
Londinium ne soupçonne l’existence des Enfants des Sables et
je les sens ! Ils sont plusieurs ici.
Elle passa sa main sur son poignet gauche avec lenteur ; celui
de l’Anonyme était tenu par une sorte de bracelet taillé dans un
minerai sombre, alors que le sien était nu.
— Nous ne leur faisons pas de mal, souffla l’Anonyme en
s’emmitouflant un peu plus dans son châle. Nous... les proté-
geons.
— Je le sais bien, reprit la jeune fille. Le travail du Carillon-
neur, et de tous les Anonymes à son service, a changé la donne
ces dernières décennies. Vous avez sauvé un grand nombre
d’entre nous.
— Pourquoi êtes-vous ici, alors ?
— Pour quatre de vos protégés.
Un bruit violent de verre brisé parvint aux oreilles des deux
femmes. L’Anonyme se tendit comme un arc. C’était probable-
ment l’une des fenêtres de la cour intérieure qui avait explosé,
côté nord. Quelqu’un était en train d’entrer dans la fortification.
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Ou d’en sortir.
— Ne faites rien ! commanda la visiteuse.
— Si quelque chose arrive, je suis responsable !
— Mais quelque chose arrivera ce soir quoi que vous fassiez,
et vous devrez fermer les yeux. Je vous ai demandé votre aide,
vous vous souvenez ?
— Pourquoi écouterais-je quelqu’un comme vous ? Je ne
vous connais même pas !
— Parce que vous savez qu’ils doivent partir !
La femme fantôme s’était avancée avec autorité vers
l’Anonyme et se tenait à quelques centimètres de son visage. Sa
capuche avait glissé en arrière et laissait mieux voir toute la fra-
gilité pâle des Enfants des Sables.
— Londinium n’est pas une ville pour les enfants maudits,
vous êtes bien placée pour le savoir, reprit la jeune fille. Ils sont
parqués ici comme des animaux.
— Mais au moins ils sont en sécurité !
— Il y a mieux que la sécurité ! Leur survie dépend d’autre
chose que d’un simple repaire, vous savez bien ce qu’ils doivent
chercher.
L’Anonyme rit à son tour :
— Ce qu’ils cherchent n’existe pas... Et même si cela existait,
où pourraient-ils trouver une telle chose ?
— Quelque part, en particulier. Oh, ne me dites pas que vous
n’en avez pas entendu parler... Une ville. Une ville symbolisée
par une rose noire.
Et tout en parlant, la femme fantôme traçait dans la neige les
contours d’une fleur vénéneuse en faisant jaillir de l’encre
sombre sur la glace. Celle-ci se colora en surface. L’Anonyme
observait, le coin des lèvres durci par le froid. On aurait dit que
son corps tout entier palpitait maintenant sous l’effet d’un léger
vertige. Ce sigle, elle le connaissait aussi bien que n’importe
quelle femme du pays. On savait mieux le décliner que le nom
des saisons ou l’hymne national Tch’eo. La simple évocation de
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la Rose rappelait quel était le cœur des nations du nord, la gi-
gantesque infrastructure servant de mère à tous leurs habitants.
La Capitale.
Un crissement de pierres masqua des pas étouffés et des
chuchotements, toujours en provenance du côté nord du Castel.
Il se mêla aux cris lancinants des chiroptères hostiles qui étaient
toujours aux aguets dans la noirceur du ciel. Si des Enfants des
Sables étaient effectivement sortis de la forteresse, ils tentaient à
coup sûr, maintenant, de franchir le mur qui séparait la cour in-
térieure et la lisière de la forêt... L’Anonyme contourna fébrile-
ment la fille à l’œil rouge puis s’avança en direction du mur, la
démarche hagarde. Elle se sentait transie de froid mais surtout
désorientée. Devait-elle donner l’alarme, ou attendre ? Penser
aux mots qu’elle avait entendus ? Ne pas en tenir compte ?
D’ordinaire, elle ne faisait pas partie des décideurs ou de ceux
qui affrontaient des dilemmes… Après tout, elle n’était qu’une
femme sans nom parmi tant d’autres. Les gardes nocturnes
n’avaient-ils pas pris leur tour de surveillance, au coucher du
soleil ? N’était-ce pas à eux de prendre cette histoire en charge ?
Eux, les vrais responsables du Castel ?
— Vous ne pourrez pas les empêcher de s’enfuir, commenta
la visiteuse, un rictus imperturbable aux lèvres.
— Alors c’est à Djiminn’do que vous aimeriez faire partir ces
Enfants des Sables ?
— Quatre de ceux qui sont ici, je vous l’ai dit. Ce sont eux
que vous entendez !
— Mais c’est de la folie, aucune cité du pays ne hait davan-
tage les Enfants des Sables que la Capitale ! Pourquoi les pous-
ser là-bas ?
— Beaucoup d’entre nous en rêvent, de cette ville.
— Je n’ai jamais compris pourquoi ! Le Carillonneur parle
bien, à ce sujet. L’une de nos petites filles a voulu un jour se
faire conduire par lui jusqu’à la métropole. Elle insistait inlassa-
blement, une vraie lubie de folle... Et vous savez ce qu’il a ré-
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pondu ? Que tout le peuple Tch’eo avait peur des Enfants des
Sables, mais qu’à Djiminn’do, c’était plus que cela ! La Ville les
broie comme une machine de fer et les recrache en copeaux.
Vous savez ce qu’ils leur feront, à vos quatre gamins ? Ils les
tueront !
— Tout dépend de quelle partie de la ville il est question...
Ecoutez, une révolution souterraine est en marche là-bas. Même
si elle est encore naissante, ni ligue ni machine ne pourra
l’enrayer. Nous avons besoin des Enfants des Sables à Dji-
minn’do. J’en ai besoin !
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Je vous l’ai dit tout à l’heure. Que vous fermiez les yeux
sur ce qui va se passer maintenant.
— Et si je refuse et donne l’alarme ?
— Eh bien pensez à ce que vous vous apprêtiez à faire, juste
avant de croiser ma route. Je sais où vous comptiez aller, je vous
ai observée. Je vous suis depuis plusieurs jours. Je sais à quel
point vous n’avez qu’une seule hâte lorsque cette heure arrive :
celle de quitter cet endroit, d’oublier le jour jusqu’à l’aube, ou-
blier le Castel. Tous les soirs, vous attendez ce moment.
— Vous m’avez suivie ?
— Cela vous étonne ? Je sais par exemple que vous n’avez
jamais quitté Londinium de toute votre vie. Est-ce pour cela que
vous craignez tant Djiminn’do ? Je sais aussi qu’on vous sur-
nomme Awako sur les hauteurs de cette ville. Le seul lieu où
vous existez vraiment, autrement qu’en Anonyme…
La petite femme n’eut d’autre réaction que de baisser la tête.
Le vent se mit à claquer contre la porte principale et s’engouffra
dans les robes des deux interlocutrices, les glaçant jusqu’aux os.
L’Anonyme trembla. La jeune fille resta impassible.
— Faites ce que vous auriez fait dans n’importe quelle autre
circonstance, reprit celle-ci avec conviction. Ne prévenez au-
cune sentinelle. Vous n’aurez rien vu ! Ils ne pourront vous
blâmer, puisque votre tour de garde est terminé. Alors ? Aide-
rez-vous ces enfants à quitter le Castel ?
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L’Anonyme se tenait les tempes. Une impression de déjà-vu
lui inondait la tête et elle sentait deux chemins s’ouvrir devant
elle, l’un plus dangereux que l’autre. Elle tourna les yeux vers le
mur et vit alors quatre ombres se dessiner au-dessus des pierres,
enjambant celles-ci dans un silence quasi-complet. On aurait dit
que les évadés avaient prévu cet instant depuis si longtemps que
tout était parfaitement millimétré. La femme fantôme s’écarta un
peu plus vers la porte principale et se déroba à la vue des quatre
enfants. L’Anonyme regardait tantôt vers la droite, tantôt vers la
gauche et tentait de comprendre.
— Vous ne les accompagnerez pas ? demanda-t-elle à la vi-
siteuse avec ahurissement.
— C’est leur voyage. Aujourd’hui, je ne suis qu’une inter-
médiaire.
— Mais c’est la saison froide !
— Croyez-moi, répliqua la jeune fille, les Enfants des Sables
trouvent toujours le chemin de la Capitale !
Les ombres enfantines tombèrent enfin sur le sol et entamè-
rent une course en direction de la forêt. Il devait y avoir environ
cinq cent mètres entre elles et leur but. Leurs pieds s’écrasaient
dans la neige mais elles couraient vite, elles couraient bien, avec
toute la force de leur âge. L’Anonyme planta ses ongles dans
son châle, incapable de réagir. Elle détailla les silhouettes qui se
découpaient précipitamment dans ce paysage solitaire, et tenta
de reconnaître qui était en fuite. Il y avait trois garçons entre huit
et quinze ans, les membres longilignes, la peau livide, les che-
veux aussi noirs que de l’encre. Ils avançaient en zigzag comme
pour semer des sentinelles imaginaires et étaient les premiers du
peloton. Derrière eux courait une petite fille. Son apparence était
proche de celle des trois autres en dehors de sa tignasse emmê-
lée et de sa robe grise, recouverte d’une couverture en peau dans
laquelle elle s’était enroulée. Même maigreur, même carnation
lunaire. L’Anonyme eut un nom à mettre sur elle un instant,
comme un vague souvenir ou une évocation, et se tourna vers la
femme fantôme pour s’assurer qu’elle avait vu juste : celle-ci la
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fixait des yeux, et probablement depuis longtemps. Peut-être
guettait-elle le moindre geste suspect de sa part. Une quelconque
envie de trahir, de crier... Mais la petite femme restait muette et
immobile entre les mailles de son châle, criblée par ce regard
inquisiteur auquel elle ne comprenait presque rien, au fond.
Pourquoi la cible de la visiteuse était Djiminn’do ? Pourquoi ses
pions étaient-ils des Enfants des Sables ? Et quel était son propre
rôle dans l’histoire ? Elle l’ignorait elle-même. Tout lui semblait
difficile à mettre en place. Ses traits crispés trahissaient la lutte
qu’elle s’imposait à elle-même pour prendre une décision, aussi
improbable fût-elle... Le cri de guerre des mammifères volants
monta d’un cran. L’Anonyme finit par trancher.
Elle passerait cette évasion sous silence.
Sursaut.
Elle vit soudain passer devant elle un tandem de chiens en-
traînés pour la chasse à l’homme, ceux qui servaient aux senti-
nelles pour rattraper les fugitifs. Ils lâchèrent un aboiement
rauque et filèrent en direction des quatre Enfants des Sables. La
petite femme leva instinctivement la tête vers la Forteresse : les
gardes avaient été plus scrupuleux dans leur surveillance que
d’habitude. Ils pointaient les enfants, la longue-vue à la main, se
criant les uns aux autres des ordres qui commençaient à se ré-
pandre en cascade dans tous les environs telle une chute de do-
minos. L’Anonyme empoigna le bras de la femme fantôme pour
la pousser violemment contre la porte.
— Ils ne doivent pas vous voir ! Sinon ils comprendront ! Ils
comprendront que j’étais au courant et que je n’ai rien empêché,
disparaissez !
— Attention, derrière vous ! prévint l’autre, le doigt pointé
vers le ciel. Les Sla’tanaï s’agitent !
Les chiroptères au ventre luminescent fondirent sur le vivier
d’effervescence et se mêlèrent aux molosses des gardes en frô-
lant l’Anonyme sur leur passage. Les Enfants des Sables durent
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changer plusieurs fois de trajectoire pour semer ces ailes aigui-
sées qui s’abattaient sur eux. Plus rapide que l’assaut d’oiseaux,
l’un des chiens atteignit la jambe du second garçon, et
l’Anonyme entreprit aussitôt de le siffler comme on le lui avait
appris : c’était un signal de reconnaissance, censé opérer immé-
diatement. On lui avait toujours attribué un magnétisme impor-
tant sur les bêtes. Les crocs du dogue perdirent légèrement de
l’emprise sur l’enfant mais celui-ci en était toujours prisonnier.
Il se débattait dans la neige comme un enragé. L’autre molosse
sauta sur le dos de l’Enfant des Sables le plus âgé et le fit tom-
ber de tout son poids. Etrangement, la petite fille avait été
épargnée alors qu’elle était la plus proche du Castel. Elle assista,
pétrifiée, à la chute brutale d’une sentinelle qui n’avait pas été
assez vive pour esquiver l’attaque des chiroptères. Elle saisit
aussitôt l’occasion pour s’enfuir un peu plus vite.
Le vol des Sla’tanaï enveloppa le corps du garde de sa pré-
sence horrifique. Transformées en lames, les ailes secondèrent
les dents pour découper la peau et provoquèrent la frénésie gé-
nérale. Perdue dans le décor, l’Anonyme siffla une nouvelle fois
pour aider le groupe d’enfants et ne réalisa qu’à cet instant que
ses initiatives venaient de la faire passer dans le camp des en-
nemis : si les sentinelles l’avaient vue, elle était bonne pour
l’ajournement.
— D’autres chiens ! crièrent les gardes depuis la fortification.
Ils s’étaient regroupés sur la muraille tandis que les quatre
enfants ralentissaient l’allure, aux prises avec les bêtes.
L’Anonyme entendit un bruit sec de barrière qu’on déplace. Elle
entrevit, à quelques dizaines de mètres, cinq autres dogues se
libérer de leur niche de pierre et foncer vers les évadés. C’était
ridicule, pensa-t-elle ; on allait mobiliser toute la meute et tous
les membres de la surveillance pour rattraper une poignée de
gamins plus frêles que du bambou.
— Vous êtes toujours là ? demanda-t-elle d’une voix hale-
tante à sa visiteuse.
L’autre ne répondit pas. En réalité elle avait disparu, ne lais-
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sant sur son passage que la trace de la rose noire imprimée dans
la neige. La petite femme observa le symbole, le cœur battant.
Elle avait l’impression qu’il flambait en guise d’avertissement.
Il faisait écho à la voix de la jeune femme fantôme qui semblait
encore chuchoter de loin :
« Aidez-les à gagner Djiminn’do. »
Sans se comprendre elle-même, l’Anonyme prit la lanterne
qui était accrochée sur la porte principale puis s’élança sur le
terrain vague enneigé à la suite des chiens. Elle agita les bras
pour se protéger des Sla’tanaï et se mit à siffler et à s’agiter pour
débarrasser les Enfants des Sables de leurs poursuivants. Elle
entendit l’un des fugitifs l’appeler à l’aide d’une voix fluette.
Elle continua de courir sans émettre la moindre pensée, comme
aux prises avec l’apesanteur, se laissant couler dans des actes
qui ne lui ressemblaient pas. Tout cela la conduisait probable-
ment à sa perte, songea-t-elle. Mais elle ne pouvait s’arrêter.
Elle était née pour cet instant.
Elle le sentait.
Les gardes sortirent de l’excavation des remparts qui les avait
protégés un moment des attaques du ciel. Ils reconnurent aussi-
tôt la petite femme comme étant l’une des surveillantes du Cas-
tel. Dans un geste désespéré, celle-ci poussa vers la forêt l’aîné
des Enfants des Sables et la petite fille.
Courez ! leur cria-t-elle. Courez le plus vite possible !
Puis elle retourna en arrière pour aider les deux autres. Les
chiens bavaient autour d’elle en retroussant les babines.
Traitresse ! beuglaient les gardes. Putain de la Révolu-
tion !
Ayant glissé à terre, le châle de l’Anonyme se déchiquetait en
morceaux sous les crocs d’un des cabots qui l’avait conscien-
cieusement tiré à lui, et la petite femme dégagea un troisième
Enfant des Sables de la mêlée tant bien que mal.
Jusqu’à ce qu’il y eut un petit pop ! étouffé.
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L’Anonyme stoppa net ses mouvements et s’affala sur le sol
comme une poupée de chiffon. Ses genoux s’enfoncèrent dans la
neige et son regard vitreux se mit à scruter le paysage froid.
Cette farandole de personnages qui s’agitait tout autour d’elle lui
faisait penser à une armée des ombres, et elle palpa douloureu-
sement son ventre par-dessus sa robe rêche, comprenant soudain
ce qui lui arrivait.
— Il n’y a qu’un seul traitement pour ceux qui trahissent le
Castel ! cracha l’un des gardes en sentence, le regard braqué sur
elle. Même les femmes sans nom ne peuvent y échapper. Tu
tomberas dans l’oubli. Et ton geste aussi. Les Enfants des Sables
ne doivent PAS s’enfuir ! Tu aurais dû le savoir.
L’Anonyme plaça faiblement sa main droite autour de la
flèche plantée dans son abdomen et voulut la retirer mais n’y
parvint pas. Elle lança son regard le plus loin possible et con-
templa le spectacle qui s’offrait à elle. Les gardes avaient seu-
lement repris trois des Enfants des Sables. L’un manquait à
l’appel, absorbé par les contours du bois enneigé qui servait de
frontière à cette prison du soir.
La petite femme se mit à trembler, son sang rougissant la
neige. Elle entendit alors une série de bruits sourds en cadence
du côté de la fortification : elle leva les yeux vers les immenses
fenêtres qui dominaient la muraille et y aperçut, amassés der-
rière les carreaux, tous les Enfants des Sables du Castel, alertés
par les cris des sentinelles. Ils étaient des dizaines à frapper les
vitres, surplombant avec horreur la mort de l’Anonyme, un cri
de guerre improvisé à la bouche. La victime ferma les yeux. Son
corps tout entier palpitait à l’unisson des coups qui
s’intensifiaient, s’intensifiaient. Ils rythmaient ses derniers ins-
tants et la réchauffaient de l’intérieur.
— Je ne suis pas une femme sans nom, dit-elle faiblement.
Mon nom est Awako. C’est comme cela qu’ils se souviendront
de moi. Oui, certains se souviendront de moi...
Elle hoqueta lentement puis tomba face contre neige, le re-
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gard calme et paisible. Les Sla’tanaï vinrent rôder autour de son
corps tandis que les chiens rejoignaient déjà leurs maîtres qui
criaient l’absence du quatrième Enfant des Sables. Mais il était
déjà trop loin pour être rattrapé. On ramena le trio restant à
l’intérieur de la forteresse.
Le dernier n’avait pas vraiment d’importance.
Les sentinelles s’effacèrent rapidement du paysage mono-
chrome. Elles n’avaient laissé sur le terrain vague, à la merci des
bêtes sauvages, que le cadavre d’Awako et celui du garde que
les Sla’tanaï avaient réduit en miettes. Une première couche de
neige les recouvrit tous les deux au bout de quelques minutes. Et
au loin, plus loin que les premiers arbres du bois, se dessinait
une unique silhouette. Celle d’une petite fille. Sa couverture de
peau tâchée par la bave des chiens lui couvrait toujours le corps
et elle s’enfonçait avec détermination dans la forêt comme un
gibier traqué. Ses cheveux emmêlés lui poissaient le visage,
collés à ses joues par la sueur de la course. On aurait dit un oi-
sillon pâle recouvert de duvet noir, tout droit sorti d’un récit
préhistorique, avec un corps trop maigre et des yeux trop grands,
taillés en lunettes d’aviateur. Et l’instinct de survie brillait dans
ces yeux avec plus de force qu’une lampe ; un instinct animal.
Elle s’enfonça dans les profondeurs du bois pour échapper
aux chiroptères, un seul nom à l’esprit. On lui avait répété qu’il
était dangereux, pourtant, ce nom qu’elle n’arrivait pas à ou-
blier. Le Carillonneur l’avait prévenue plusieurs fois, rappelant
chaque jour que même s’il l’aimait plus que n’importe quelle
autre enfant maudite, elle ne pourrait jamais gagner la Capitale
comme elle le désirait. « Parce que la Ville est une machine de
fer ». Elle se rappelait parfaitement l’expression. Pourtant, le
nom était toujours là, dans sa tête, et la guidait à présent mieux
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qu’une boussole tandis qu’elle s’aventurait dans le vide et le
froid. « Djiminn’do », répétait-elle.
Le cœur glacé par les événements de la nuit, elle se mit à
cheminer vers la Métropole du pays.
La neige avait redoublé d’intensité.
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27
Cette histoire est celle des Ymoä, les passeurs d’inspiration
qui traduisent la vie avec des sons, des images
et des mots sortis d’autres mondes.
Leur don très spécial les relie
à une zone infinitésimale
du cerveau humain
qu’on appelle
MMoorraanndduumm.
L’œuvre en Mouvement.
La liberté ultime.
Un espace instable
aux frontières mobiles
où chaque secret
de la condition humaine,
chaque parole,
chaque sensation,
circule à la façon du vent
dans une maison
aux portes mal fermées.
Une sorte de mémoire collective
cachée dans l’esprit,
pas loin de l’âme elle-même.
Et silencieuse en ce temps comme une machine au repos.
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En ce temps.
J’emploie ces mots
parce que je l’ai connue,
cette ère du changement,
qui prit le pas sur le silence
et où les Ymoä commencèrent
à refaire surface.
J’ai connu ces scènes de révolutions
accrochées aux bombes,
bombes qui s’ignoraient
et qu’on appelait
Enfants des Sables.
Des embryons d’Ymoä,
prêts à crever pour
rouvrir le Morandum
qui palpitait en eux
comme un cœur
en fausse catalepsie.
Et plus encore
que ce temps des détonations,
j’ai connu cette fille,
cette minuscule petite fille
qui mit le feu aux poudres.
Retour. Cette histoire est celle des Ymoä son histoire à elle.
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Chapitre 2
Itinéraire d’une
Enfant des Sables
L’enfant s’appelait Ninog Iravdnä, mais elle
était seulement Niüt* à cette époque. La petite fille de la mer, en
dialecte primitif. On l’avait trouvée sur les rivages glacés de la
côte Est des terres Tch’eo quand elle avait huit ans – l’âge
qu’elle semblait avoir en tout cas, plus ou moins confirmé par sa
dentition. Un homme qui se faisait appeler Le Carillonneur
l’avait sortie de l’océan comme un coquillage perdu et avait fait
repartir son cœur arrêté net. Elle se rappelait encore ce visage de
vieillard princier décrépi par le temps et la position de ses
mains, subitement passées bricoleuses de poupée cassée. Mais
elle se souvenait surtout du fait que rien dans sa courte exis-
tence, antérieur à cet événement, ne lui était revenu en mémoire
à compter de cet instant-là. Le premier élément qui constituait
son histoire vécue se réduisait donc à l’étrange goût de sel qui
lui empâtait la bouche et s’était imprimé dans son corps en si-
gnature. Huit ans passés dans les abysses... Tout cela faisait
d’elle un rejeton des eaux, pour le meilleur et pour le pire.
Les quatre années qui s’écoulèrent ensuite, Niüt les passa à
intégrer l’étrange certitude qu’une renaissance aussi miraculeuse
* Pour le prénom Niüt, le « ü » se prononce « ou » .
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que la sienne n’était pas un vaccin suffisant contre la mort. On
le lui avait ressassé sur un ton de sentence. Sa pâleur quasi mor-
bide, marquante et si peu commune ! et cette sueur bleutée qui
veinait parfois sa peau... Il n’y avait qu’une interprétation pos-
sible. Les compagnons du Carillonneur lâchèrent l’information
comme des médecins aux prises avec le diable, partagés entre
hébétude et dégoût.
— Voilà bien une créature maudite ! Tu nous as ramené une
Enfant des Sables !
Et comme pour tout Enfant des Sables, chaque jour allait être
un sursis.
Niüt ne grandissait pas, ou pas assez. Avec ses longs cheveux
sombres encadrant un visage triangulaire et livide, on disait
parfois qu’elle ressemblait à une petite femme coincée dans le
corps d’un bébé paranormal. Sa voix sonnait trop grave pour son
âge, taillée dans un bois de contrebasse au point de faire sursau-
ter ceux qui ne la connaissaient pas. Il n’y avait pas de place
dans le monde normal pour un oiseau comme celui-là. Mais elle
avait décidé d’y faire route pourtant, dans ce monde étrange. On
dit que les humains partagent avec la nature une force inextin-
guible habituellement appelée instinct de survie. Les Enfants des
Sables en ont un plus fort encore. Ils s’accrochent à l’existence
avec la rage des fous. Rien ne peut les arrêter lorsqu’ils ont dé-
cidé de s’attaquer à leur propre secret, celui qui a causé leur
damnation pendant des siècles et continue encore de les hanter
inlassablement.
Le cœur du Morandum.
On dit que l’histoire de l’Enfant et de la Ville commença ain-
si. Un jour différent des autres où Djiminn’do était en feu, du
moins métaphoriquement.
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Djiminn’do et ses ruelles fantômes ! ses maisons de bois et
de verre, réduites à cracher de la cendre noire par toutes les
portes, par toutes les cheminée… La Ville se purgeait du flot
d’images apocalyptiques qui s’étaient mises en branle vingt-huit
jours plus tôt sous le regard ahuri des habitants. Souvenirs de
typhon cracheur d’acide et de pluie, impossibles à oublier.
Mort ! Mort ! Mort ! Les têtes croulaient sous le poids des dé-
tails de l’événement. Le vent avait maintenant disparu mais l’air
était plus coupant qu’à la saison des glaces, alors que le prin-
temps renaissait déjà. Un pacte signé avec le surnaturel, sans
doute. Après ce qui s’était passé, plus rien ne pouvait sur-
prendre. Les passants claquaient des dents en levant les yeux
vers le ciel dégagé, celui-là même qui avait perforé les toits de
ses foudres diluviennes en ce jour maudit du Cataclysme. Les
places s’étaient transformées en marres de boue pestilentielles,
des mouches affamées commençaient à s’agglutiner sur les ca-
davres qui pourrissaient encore sur place. Pour ceux qui regar-
daient, Djiminn’do était à cette heure un cauchemar éveillé.
Debout parmi les décombres, un homme rond et court sur
pattes se balançait d’un pied à l’autre et faisait rouler ses yeux
grands comme des soucoupes, un cigare humide à la main. On
l’appelait l’Acolyte. Un surnom qui ne datait pas d’hier et
l’avait hissé au rang de premier gardien de la ville. Drôle de
bonhomme. Laid, plus décrépi qu’un vieux charognard, il
n’avait pas de charge exceptionnelle. Il exécutait seulement les
ordres. Et celle qui les donnait, c’était cette femme postée à
seulement quelques pas de lui.
— L’ACOLYTE ! beugla Deirdre Ag’Nator. Ne marchez pas
sur les corps, ayez un peu de cervelle !
Cette voix-là faisait toujours aussi peur aux gens que les cor-
beaux. La femme contemplait d’un regard faussement impas-
sible sa ville de prédilection, son joujou qui croulait sous la
mort, la poussière et le verre brisé. Sa robe de velours gris traî-
nait dans la boue. En quarante ans d’existence – dix-sept comme
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